Malgréles quelques mois passés sur ces nouvelles terres, Libellule avait encore de nombreux lieux à découvrir et s'amusait beaucoup à se perdre (de toute maniÚ
Le Deal du moment Cartes PokĂ©mon oĂč commander le coffret ... Voir le deal € NEW YORK CITY LIFE Archives CorbeillePartagez AuteurMessageInvitĂ© Empire State of MindInvitĂ© Sujet DĂ©sespĂ©rante fascination [Casey] => TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© TerminĂ© <= Page 1 sur 1Permission de ce forumVous ne pouvez pas rĂ©pondre aux sujets dans ce forumNEW YORK CITY LIFE Archives Corbeille
Parcontre entre temps j'ai eu deux enfants (qui ont aujourd'hui 2 ans et 3 mois) donc son entraĂźnement se fait un peu au ralenti haha. Pour la situation dans laquelle on amĂšne un cheval au pĂąturage, j'agis de la mĂȘme façon que toi. La plupart des chevaux comprennent vite quand je les fait reculer, mĂȘme si ça peut prendre 20 fois la
* Ip L\ ' *' WĂ­ ' M *Sr^% S \ ' ~J%"Ă  i>- p>. » /S73 Ă­ -\Ă­r ' ' ’ ÉDITION PORTATIVE DES REVERIES, O u MEMOIRES $UR L'ART DE LA GUERRE , PAR MAURICE COMTE DE SAXE, me DE CVRLANDE ET DE SEMIGALLE, MarĂ©chal gĂ©nĂ©ral des arme'es de s. m. t. c, &c ,&c. Edition revue U corrigĂ©e exaclemem fur le Manuscrit original augmentĂ©e de VAbrĂ©gĂ© de la Vie de r Auteur , & de plusieurs pieces fur l’Art de la Guerre , relatives aujjjiĂȘme de M. le MarĂ©chal de Saxe. Ăź^e tout dirigĂ© par M. de Viols* ancien Officier d’Artillerie» A DRESDE, Aux dĂ©pens de l’Editeur; ^ V* P *! ' kĂŹ X»»s>X .j j f v ” ^ ĂŹ „ ^ > 'HĂš* -3+Ă­ MXDWM Jí₏» 4 »Çí~ dit ? toℱ\X*X*X$ ± - ^□ac3icii=Ev^jt>^za^EraiiriaĂ­^ A MESSIEURS LES OFFICIERS GENERAUX. ]V1essieurs, Cet ouvrage, que j’ai Thon- neur de vous dĂ©dier, ne peut qu ĂȘtre bien reçu , venant d’un Auteur si illustre c’est dans cette confiance que j’ose vous le prĂ©senter. A qui pouvois-je mieux soffrir qu’à vous, Messieurs , puisqu’iĂ­ n’a Ă©tĂ© fait que pour votre usage ? Recevez-le donc aij Ă­v comme un bien qui vous appar- tenoit, que je ne fais que vous restituer, & non comme un hommage que vous rend un vil adulateur dans une Ă©pĂźtre dictĂ©e par la flatterie ou l’intĂ©rĂȘt. Je souhaite , Messieurs,- que mon. zele puisse vous ĂȘtre agrĂ©able. Je suis avec une trĂšs-profonde vĂ©nĂ©ration , MESSIEURS , j Votre trĂšs-humble & trĂšsĂŹ ebĂ©ijfant serviteur * * * V avertissement. X 'Empressement du Public Ă  se procurer les diffĂ©rends Editions de ces MĂ©moires , fait a ff e q connoĂ­tre la bontĂ© de l ou- yrage , & nous a dĂ©terminĂ©s Ă  le reproduirefous une nouvelle forme. La plupart des autres Editions ont Ă©tĂ© faites d’aprĂšs celle qui parut Ă  la Haye en un volume in-folio , publiĂ©e par M. de Bonneville , qui tira une copie du Manuscrit original que M. le MarĂ©chal de S axe avoit donnĂ© Ă  M. le Comte deScĂ nt-Ger- main , dont M. de Bonneville Ă©toit SecrĂ©taire . Aucune de ces Editions ne nous a paru affe^ commode, surtout pour Messieurs les e lles font toutes exĂ©cutĂ©es avec Jl peu de foin , qu il semble qu on aiij vj AVERTISSEMENT. ait ase clĂ© de copier les fautes mĂȘmes d’impression qui avoient Ă©chappĂ© Ă  la vigilance du premier Editeur,fans s’ĂȘtre embarrassĂ© d’imiter la beautĂ© de U exĂ©cution. Cette nouvelle Edition joint Ă  Vavantage d’ĂȘtre portative , celui d' avoir Ă©tĂ© faite fous les yeux de plusieurs connoijfeurs. Au refle elle a Ă©tĂ© revue fur une copie manuscrite que M. le MarĂ©chal de Saxe avoit donnĂ©e sous le sceau du secret Ă  un Officier distinguĂ©, tant par sa naissance que parses exploits militaires, qui a bien voulu nous aider de ses conseils. II s 3 efl fait , ains que nous , un scrupule de toucher au fond des matiĂšres mais il n 'a point hĂ©stĂ© Ă  changer quelques expressions peu Françoises , ou quelques tours de phrases peu intelligibles ! C 3 es encore par son avis que nous avons mis Ă  la tĂȘte de ces. AVERTISSEMENT, vĂŹj MĂ©moires un abrĂ©gĂ© succint de la, vie de M. le MarĂ©chal de Saxe , persuadĂ©s que les Lecteurs seront charmĂ©s de connoitre les principales actions de ce grand Capitaine . Nous avons terminĂ© ces MĂ©moires par des morceaux relatifs aux vĂ»es de M. le MarĂ©chal de Saxe, & qui nous ont Ă©tĂ© envoyĂ©s par des Officiers d'un mĂ©rite connu. Mes» ficurs les Militaires conviendront qu 'il seroit Ă  propos , pour la perfection d’un Art qui f ait les HĂ©ros , que ces idĂ©es fussent mises Ă  exĂ©cution. A u fi nous ne doutons pas que le MinistĂšre , toujours attentif Ă  la gloire de la Nation, n y donne quelque jour tous ses foins. Cette Edition n a pas a la vĂ©ritĂ© l’avantage des figures dont les autres font plus ou moins ornĂ©es. Mais outre qu elles ne nous ont P as paru absolument nĂ©cessaires, viij AVERTISSEMENT. nous y avens suppléé par une ex~ plication claire & prĂ©cise des Ope- rations ; & un Lecteur intelligent les regrettera d’’autant moins , qu il connoĂ­t les variations journaliĂšres qui arrivent dans les diffĂ©rentes manoeuvres d’une armĂ©e . IX ABRÉGÉ DE LA VIE DE M. LE MARÉCHAL DE SAXE. M Auric e , Comte deSaxe, naquit Ă  Dresde le 19 Octobre 1696. II Ă©toit fils naturel de Frederic- Auguste II. Electeur de Saxe, Roi de Pologne, & Grand Duc de Lithuanie, & de la Comtesse Aurore de Konis- marck, d’une des plus illustres Maisons de Suede. Le jeune Comte de Saxe fut Ă©levĂ© avec le mĂȘme soin que le Prince Electoral, & donna dĂšs son enfance des marques dĂ©cidĂ©es de son inclination pour les armes. Au Ă­ortir du berceau il ne lui falloir que des tambours & des tymbales> a v X AbrĂ©gĂ© de la P”te don r le bruit lui plaisoit tant qu’il est faisoit son unique amusement. A mesure qu’il grandiĂ­soit il couroit avec une aviditĂ© singuliĂšre voir faire l’exer- cĂŹce aux troupes, & Ă  peine Ă©toit-il rentrĂ© dans son appartement qu’il faisoit venir des enfans de son Ăąge , avec lesquels il imitoit en petit ce qu’il avoir vĂ» exĂ©cuter en grand. Les armes l’aĂ­- fectoient tellement qu’il ne vouloit entendre parler d’aucune Ă©tude ; on eut bien de la peine mĂȘme Ă  lui faire apprendre Ă  lire & Ă  Ă©crire le cheval & le fleuret l’occupoient entierement. On ne parvenoit Ă  le faire Ă©tudier quelques heures le matin qu’en lui promettant qu’il monteroit Ă  cheval l’a- prĂšs-midi. II aimoit Ă  avoir des François auprĂšs de lui, & c’est pour cette raison que la Langue Françoise fut la seule Langue Ă©trangĂšre qu’il voulut bien apprendre par principes. Le Comte de Saxe suivit ensuite l'Electeur son pere dans toutes ses expĂ©ditions militaires ; il se trouva au siĂšge de Lille en 1708 , Ă  l’ñge de 12 ans , en qualitĂ© d’Aide Major GĂ©nĂ©ral du Comte de Schullembourg, GĂ©nĂ©- de M. de Saxe. xj rai des troupes Saxonnes, & monta plusieurs fois Ă  la tranchĂ©e tant de la Jille que de la Citadelle fous les yeux Ă  Roi son pere , qui dĂšs-lors conçut de grandes idĂ©es du jeune Prince. II ne marqua pas moins d'intrĂ©piditĂ© au Ă­ĂŹege de Tournay qui se fit l’annĂ©e sui- J an te , oĂč il manqua pĂ©rir ‱ plusieurs Ăźois ; mais oĂč il se fit plus admirer Ă  cet Ăąge-lĂ  , ce fut Ă  la Bataille de Mal- plaquet le 11 Septembre de la mĂȘme annĂ©e, oĂč il fit des prodiges de valeur; ĂȘc loin d’ĂȘtre rebutĂ© par 1 horrible carnage de ce combat, il dit le soir , qu’2/ doit content de fa journĂ©e. La Campagne de 17x0 ne lui sut pas moins glorieuse ; les GĂ©nĂ©raux Marlborough & Eugene firent publiquement son Ă©loge. Il suivit en 1711 le Roi de Pologne Ă  Stratsund , oĂč il passa la riviĂšre Ă  la fiage Ă  la vue des ennemis, le piĂ­lolet Ă  la main; il vit pĂ©rir Ă  ses cotĂ©s, pendant ce passage, trois Officiers & plus de vingt soldats fans en paroĂźtre plus dmu. , L e retour Ă  Dresde, le Roi qui avoir tte tĂ©moin de son courage & de sa a v] jdj AbrĂ©gĂ© de la VĂźe capacitĂ© lui fit lever un RĂ©giment c?Ă© Cavalerie le Comte de Saxe n’eut d’autre occupation tout l’hyver que de faire exĂ©cuter par son RĂ©giment les nouvelles Ă©volutions qu’il avoit imaginĂ©es, & le mena l’annĂ©e suivante contre les SuĂ©dois. II se trouva en 1712 Ă  la sanglante Bataille de Gudel- bush, oĂč son RĂ©giment qu’il avoit ramenĂ© trois fois Ă  la charge, souffrit considĂ©rablement. AprĂšs cette Campagne Madame de Konismark fa mere lui fit Ă©pouser la jeune Comtesse de Loben , Demoiselle riche & belle , qui avoit le nom de VtBoire. M. le Comte de Saxe a dit depuis ,. que ce nom avoit autant contribuĂ© Ă  le dĂ©cider pour la Comtesse de Loben, que fa beautĂ© & ses gros revenus. II eut de ce mariage un fils qui mourut fort jeune nĂ©anmoins tous les avantages qu’il avoit trouvĂ©s dans cet Ă©tablissement, ne furent point capables de le retenir dans les liens du mariage ; il le fit dissoudre ; il promit cependant Ă  la Comtesse de ne jamais se remarier , & il lui tint parole. La Comtesse n’en fit pas de mĂȘme ; de M. de Saxe. x elle se remaria avec un Officier Saxon, dont elle eut trois enfans, 6 c avec qui elle vĂ©cut en trĂšs-bonne intelligence. Cette Princesse ne consentit Ă  la dissolution de son mariage qu’avec beaucoup de rĂ©pugnance car elle aimoit tendrement le Comte de Saxe ; celui- ci s’est repenti plusieurs fois d’avoir fait cette dĂ©marche. Le Comte de Saxe continua Ă  se distinguer dans la guerre contre les SuĂ©dois ; il se trouva au mois de DĂ©cembre 171 s au siĂšge deStratsund oĂč Charles XII. Ă©toit renfermĂ©. Le dĂ©sir de voir ce HĂ©ros le faisoit s’exposer un des premiers Ă  toutes les sorties des assiĂ©gĂ©s j & Ă  la prise d’un ouvrage Ă  cornes, il eut la satisfaction de le voir au milieu de ses Grenadiers la maniĂ©rĂ© dont ce fameux Guerrier se com- portoit, fit concevoir au Comte de Saxe une grande vĂ©nĂ©ration, que ce Seigneur a toujours conservĂ©e depuis pour fa mĂ©moire. Peu de tems aprĂšs ayant obtenu k permission d’aller servir en Hongrie contre les Turcs, il arriva au camp de Belgrade le 2 Juillet 1717 , oĂč le xĂŹv AbrĂ©gĂ© de la P~le Prince Eugene lui fit l’accueil le plus gracieux. 11 ne fe paĂ­sa aucune action oĂč notre jeune HĂ©ros ne signalĂąt son courage , & prit beaucoup de goĂ»t pour les MĂ©chaniques. Il refusa en 1733 le commandement de l’armĂ©e Polonnoise , que le Roi son frerelui offrit; il aima mieux le signaler fur l e Rhin sous les ordres du MarĂ©chal de Berwick, surtout aux lignes d El- lingen & au siĂšge de PhiliĂ­bourg , aprĂšs lequel il fut fait Lieutenant General le premier AoĂ»t ĂŻ734. La guerre s’étant rallumĂ©e aprĂšs la mort de l’Empereur Charles VI. le Comte de Saxe fut de 1 armĂ©e de BohĂȘme , & prit d’assaut la Ville de Prague le 26 Septembre 1741 , puis Lgra & Ellebogen il leva ensuite un RĂ©giment de Hullans , & ramena 1 armee de M. le MarĂ©chal de Broglio * ur le Rhin } oĂč il Ă©tablit diffĂ©rend xviĂŻj AbrĂ©gĂ© de la ĂŻ r ie postes, & s’empara des lignes de LaV"- terbourg. M. le Comte de Saxe fut fait MarĂ©chal de France le 26 Mars 1744; & commanda en chef un Corps d’ar- mĂ©e en Flandres. II observa si exactement les ennemis qui Ă©toient supĂ©rieurs en nombre, & fit de si belles manƓuvres qu’il les rĂ©duisit dans l’in- naction , & qu’ils n’oferent rien. Cette Campagne de Flandres lui fit beaucoup d'honneur , & passa en France pour un chef-d’Ɠuvre de l’Art militaire. II gagna fous les ordres du Roi la fameuse Bataille de Fontenoy, le 11 Mai 1745 , oĂč quoique malade & languissant, il donna ses ordres avec une prĂ©sence d’esprit, une vigilance, un courage , & une capacitĂ© qui le firent admirer de toute farinĂ©e. Cette Victoire sut suivie de la prise de Tournay, dont les François fai- sĂŽient le siĂšge , ainsi que de Gand , de Bruges , d’Oudenarde, d’Ostende, d’Atss, Sec. & dans le temps que l’on croyoit la Campagne finie, M. le MarĂ©chal de Saxe se rendit maĂźtre ds Bruxelles le 28 FĂ©vrier 1746. de M. de Saxe. xix La Campagne suivante fut auflĂŹ trĂšs- glorieuse au Comte de Saxe. II gagna la Bataille de Raucoux le 11 Octobre *74d. Sa MajestĂ© pour le rĂ©compenser d’une suite si constante de ses services , le dĂ©clara MarĂ©chal GĂ©nĂ©ral de ses Camps & ArmĂ©es le 12 Janvier I 747* Tant de succĂšs firent trembler les Hollandois ; ils crurent .pouvoir en arrĂȘter le cours par la crĂ©ation d’un Stadhouder, & ils Ă©lurent le 4 Mai suivant le Prince Guillaume de Nassau rn'ais cette Election n’empĂȘcha pas la supĂ©rioritĂ© des armĂ©es Françoises ; le MarĂ©chal fit entrer des troupes en Zelande, gagna la Bataille de Law- feldt le 2 Juillet suivant, approuvai siĂšge de Berg-op-Zoom, dont M. de Lowendalh se rendit maĂźtre , & prit la Ville de Maestrich le 7 Mai 1748» Tant de succĂšs forcerent les ennemis de la France Ă  demander la paix, laquelle fut conclue Ă  Aix-la-Chapelle I e 18 Octobre de la mĂȘme annĂ©e J 748. Le Maréçhal de Saxe couvert de XX AbrĂ©gĂ© de la Vie , gloire, & n’ayant plus rien Ă  faire pour aflurer l'immcrtalitĂ© de ses succĂšs, fixa son sĂ©jour Ă  Chambord, Maison Royale que Sa MajestĂ© lui avoir donnĂ©e. II y fit venir son RĂ©giment de Hullans, & y entretint un haras de chevaux sauvages, plus propres pour les troupes lĂ©geres que ceux dont nous nous servons. Quelque temps aprĂšs il fit un voyage Ă  Berlin , oĂč le Roi de Prusse lui fit un accueil des plus favorable , & passa plusieurs nuits Ă  s’entretenir avec lui. De retour Ă  Paris il projetta rĂ©tablissement d’une Colonie dans l’Iste de Tabaco ; mais F Angleterre & la Hollande s’étant opposĂ©es Ă  cette Ă©tablissement , le MarĂ©chal ne pensa plus qu’à jouir paisiblement de quelques annĂ©es, dont une foible santĂ© devoir bientĂŽt terminer le cours. Enfin, comblĂ© de biens & d’honneurs, & jouissant de la plus haute rĂ©putation, il mourut Ă  Chambort aprĂšs neuf jours de maladie, le 30 Novembre 1750, AgĂ© de y 4 ans. II n’est pas possible d’exprimer ici de M. de Saxe. xxj combien toute la France sut sensible Ă  la perte de ce grand homme ; ce fut un deuil universel son corps fut transportĂ© avec pompe Ă  Strasbourg, sc dĂ©posĂ© dans le Temple neuf de Saint Thomas , oĂč Sa MajestĂ© fait Ă©lever un magnifique MausolĂ©e d’aprĂšs le modelĂ© du cĂ©lĂ©brĂ© Pigal, Sculpteur. Peu de temps avant fa mort ce grand Capitaine, pensant Ă  la gloire dont il avoit joui, se tourna vers son MĂ©decin , 8e lui dit, M. Senac , j’ai fait un beau songe il avoir Ă©tĂ© Ă©levĂ©, 8t il mourut dans la Religion LuthĂ©rienne ; ce qui fit dire Ă  une Princefle vertueuse ĂȘc Catholique, quĂč/ Ă©toit bien fĂącheux cpĂŻon ne pĂ»t dire un De ProfUNDIS four un homme qui avoit fait chanter tant de Te Deum. H y avoit quelque tems qu’il avoit composĂ© son TraitĂ© sur la Guerre, intitulĂ© mes RĂȘveries. II le lĂ©gua Ă  M. le Comte de Frise son neveu ; celui-ci cn donna deux copies , l’une Ă  M. le Comte de Saint-Germain, & l’autre u M. le Duc de .... L’un Sc l’autre jaloux de laisser Ă  la Nation des mĂ©-. Sftcij AbrĂ©gĂ© de la Fte moires intĂ©retĂ­ans pour fa gloire, en ont procurĂ© volontiers l’impreffion, comme le seul moyen de les rendr publics. On ne peut douter que le MarĂ©chal de Saxe n’ait Ă©tĂ© un grand Guerrier, & un habile GĂ©nĂ©ral la supĂ©rioritĂ© de son gĂ©nie, l’étendue de ses connoissances dans l’Art militaire, le courage & l’intrĂ©piditĂ© qu’il a feit voir dans toutes les occasions , la victoire de Fontenoy, la conquĂȘte des principales Villes de la Flandre Autrichienne , & d’une partie du Brabant ; la prise de Bruxelles & de Ma es- tricht, fa prudence , fa capacitĂ©, .& une expĂ©rience consommĂ©e dans toutes les parties de la guerre , & dans les siĂšges de plus de seize places qu’il conduisit avec vigueur , au milieu de l’hy ver & des eaux ; fa belle Campagne de 1744, oii il tint les ennemis en Ă©chec & dans l’inaction, quoiqu’infĂ­ni- ment infĂ©rieur en hommes ; & enfin, une fuite constante de glorieux succĂšs depuis qu’il fut mis Ă  la tĂȘte des armĂ©es de France , transmettront sa mĂ©- de M. de Saxe. xxitj Ă­ĂŻioire Ă  la postĂ©ritĂ© la plus reculĂ©e , & le feront toujours placer parmi les grands GĂ©nĂ©raux. Heureux s’il eĂ»t pĂ» dompter ^inclination qu’il eut toute fa vie pour le sexe, avec autant de facilitĂ© qu’il domptoit ses ennemis ! Cette passion fut pour ce grand homme une chaĂźne de douleurs, & ne contribua pas peu Ă  abrĂ©ger ses jours. DISCOURS DISCOURS PRELIMINAIRE. S J la plupart de ceux qui ont Ă©crit sur la science militaire eussent fait cette rĂ©flexion , qu’il ne sufiSt pas d avoir de la thĂ©orie, mais qu'il faut encore beaucoup d’expĂ©- ri ence pour ĂȘtre en droit de donner des prĂ©ceptes , l'on ne v erroit pas tant de mauvais livres . L' art de la guerre ejĂź de tous , celui qui demande le plus de pratique & dĂ© application , il n appartient qii Ă  ces guerriers qui joignent a l’intelligence & Ă  d esprit , une expĂ©rience consommĂ©e , de nous en donner une saine thĂ©orie. Qu ils J on t rares ces grands hommes ! & qu Ă» y a peu d'ouvrages sortis de eurs plumes ! Au contraire , que 2 } DISCOURS d’auteurs prĂ©somptueux J & cornĂ©lien de ces compilateurs dont lafotte vanitĂ© a enfantĂ© une infinitĂ© de volumes, qid , depuis quelques annĂ©es , ont accablĂ© le Public de tout ce que la stupiditĂ© & la pĂ©danterie militaire ont jamais produit ! Les uns ont prĂ©tendu prescrire des rĂšgles pour f aire mouvoir des annĂ©es, pendant qu ils ignoroient les principes de P art,fur lesquels ils nous ont dĂ©bitĂ© mille absurditĂ©s & mille folies qui ne mentent pas Vattention des gens sensĂ©s. Les autres ont pillĂ© & rapf'o- diĂ© des ouvrages , qu ils ont disent- ils rendus moins prolixes L plus intelligibles j mais qui dans la vĂ©ritĂ© font toujours refilĂ©s les mĂȘmes , & oĂč don n apperçoit d'autre changement que des titres pompeux , des observations aufifii ridicules que. dĂ©pourvues de sens, des citations tirĂ©es de Moyse & des prophĂštes, & plusieurs autres semblables rhiseres . PRELIMINAIRE. z Ces messieurs veulent fans doute fe faire une rĂ©putation parleurs Ă©crits. Ces petits auteurs fe croiroient-ils grands hommes ? Que fçait-on ? fous ombre de cette fausse modestie quilsfont paroĂźtre dans leurs prĂ©faces & dans leurs Ă©pures , peut-ĂȘtre leur vanitĂ©va-t-elle jusqu Ă  s’imaginer qu on les croira dignes de commander les armĂ©es. Que des militaires lisent les ouvrages d’un ConĂ h,d'un Turen- ne, d’un MontĂ©cuculĂŹ^ d’un EugĂšne j ils y trouveront de futile ; mais Ăą quoi bon ceux d'un guerrier qui ne s ’efl point signalĂ©, & qui n’ a pas donnĂ© des preuves de fa capacitĂ© i ? Malheureusement pour nous , ces grands hommes ont peu Ă©crit furies talens quilspoffĂ©doient , &, des mĂ©moires quils nous ont laissĂ©s , Ă  peine formeroit-on deux in-quarto ; mais ils disent cependant A ij 4 DISCOURS beaucoup , bien dijfĂ©rens en cela de certains ouvrages volumineux qui ne disent rien. Peu de gens ont feu ce que c’é- toit que les Reveries de feu M. le MarĂ©chal de Saxe { * j Von a cru que ce titre n annoncoit que des projets chimĂ©riques , & des innovations ridicules& des ennemis jaloux de la gloire & de la mĂ©moire de ce grand homme , n ont pas manquĂ© d’appuyer fur la mauvaise opinion que l’on s’en Ă©toit formĂ©e. Ce n efl pas feulement pour fatisr faire la-curiositĂ© du Public , que j’ai f ait imprimer cet ouvrage; mais encore pour remplir les vues de son ili Luflre auteur, qui ne Va fans doute Ă©crit que pour en faire part aux militaires. Ceux qui font pourvus de * II disoit qus toutes les actions de la vie n’étoient que des rĂȘves ; & c’eĂ­t appa^ remment pourquoi il a donnĂ© Ă  cet ouvrage le titre de Reve&ies. PRELIMINAIRE. 5 bon sens , & qui ont de V expĂ©rien- Ce j verront s’d contient des choses ridicules. Ily a des idĂ©es quiparoi- tront peut-ĂȘtre telles Ă  certains officiers qui , quoique novices Ă  laguer- re 3 y occupent les premiers grades , lux quels ils n ont Ă©tĂ© Ă©levĂ©s que par la faveur ou V intĂ©rĂȘt , qui leĂ»r ont tenu heu de mĂ©rite & de capacitĂ© y mais on fera peu de cas de la façon de penser de ces messieurs ce nefi P as Ă  la dĂ©cision d’un goujas * qu on s*en rapportera fur les beautĂ©s ou les dĂ©fauts de U architecture d un palais y ce fera fans doute au. jugement des grands maĂźtres & des connoiffieurs. Je crois devoir avertir ici les lecteurs, que , pour bien comprendre les idĂ©es de Vauteur , il ejl nĂ©cessaire qu ils lisent avec attention Vouvrage d’un bout Ă  Vautre , au * Un goujas est un manoeuvre qui porte h mortier aux maçons, A iij 6 DISCOURS, lieu de sauter les chapitres indiffĂ©remment , comme laplupart ont coutume de faire. II y en aura qui trouveront fans doute bien des fautes dans le Jlyle> oĂč il y a beaucoup de rĂ©pĂ©titions , des mots & des termes qu on appelle usĂ©s mais il ne s’a- gitpoĂŹntici d* une piĂšce d’éloquence ; & Ion ne sçauroit rĂ©peter ajse^sou- vent 3 ni avec trop desmplicitĂ© , les choses que l’on veut bien faire entendre , surtout lorsqu ’il ejl que lion de matiĂšres sĂ©rieuses & inflruclives. AVANT - PROPOS* -L a guerre est une science couverte de tĂ©nĂšbres-, dans l’obscurkĂ© descelles on ne peut marcher d un pas assurĂ© la routine & les prĂ©jugĂ©s, fuite naturelle de l’ignorance, font la base Ă e cet art. Toutes ĂŹes sciences ont des principes Se des rĂšgles * ,1a guerre feule n’en a point. Les grands capitaines qui en ont Ă©crit ne nous en ont point donnĂ©. II faut ĂȘtre consommĂ© pour les entendre ; Se il est ĂŹmpofĂ­lble de fe former le jugement fur les historiens qui ne parlent de la guerre que selon qu’elle fe peint Ă  leur imagination. Quant aux capitaines qui en ont Ă©crit, ils ont plus * La guerre a des rĂšgles dans les parties de dctails ; mais elle n’en a point dans les sublimes. Aiv ge,pA'-s3ĂŹ>^>-.=g 8 A FA N T -PROPOS. songĂ© Ă  plaire qu’à instruire ; parce que la mĂ©chanique de la guerre est d’une nature seche &c ennuyeuse. Les livres qui nous donnent des principes ne font qu’une fortune mĂ©diocre, & ne peuvent avoir leur mĂ©rite que lorsque le temps a tout effacĂ©. Ceux qui traitent de la guerre en historiens n’ont pas le mĂ©me fort ; ils font recherchĂ©s par les curieux, & conservĂ©s dans les bibliothĂšques. C’est ce qui fait que nous n’a- vons qu’une idĂ©e confuse de la discipline des Grecs & des Romains. Gustave-Adolphe a créé une mĂ©thode que ses disciples ont suivie, & Ăźls opt fait tous de grandes choses. Depuis ce temps-lĂ  nous avons dĂ©rogĂ© successivement, parce que l’on n’avoit appris que par routine de-lĂ  vient la confusion des usages, oĂč chacun a augmentĂ© ou retranchĂ©. Ces usages font cependant respectĂ©s, Ă  cause de leur illustre origine. Mais quand on lit AvA NT- PROPOS. 9 JMontĂ©cuculi , qui Ă©toit contemporain, ĂŽc qui est le seul GĂ©nĂ©ral qu. soit entrĂ© dans quelque dĂ©tail , 1 on s’apperçoit trĂšs - bien que nous nous sommes dĂ©ja plus Ă©cartĂ©s de la me " thode dĂš Gustave - Adolphe , qu’il ns s’étoit Ă©loignĂ© de celle des Romains. II n 5 y a donc plus que des usages dont les principes nous font inconnus. J’approuve la noble hardiesse d u Chevalier de Follaid, qui a Ă©tĂ© le seul qui ait osĂ© franchir les bornes des prĂ©juges. Rien n'est fi pitoyable que d’en etre 1 esclave c’est encore une fuite de l’igno- rance , ĂŽc rien ne la prouve tant. Mais il va trop loin il avance une opinion qui en dĂ©termine le succĂšs , fans faire attention que ce succĂšs dĂ©pend d une infinitĂ© de circonstances que la prudence humaine ne fçauroit prĂ©voir. II suppose toujours les hommes braves , fans faire attention que la valeur des troupes est journaliĂšre, que rien n’est si varia- io AVANT- P ROP OS. ble, & que la vraie habiletĂ© d’un GĂ©nĂ©ral consiste Ă  sçavoir s’en garantir, par les dispositions, par les positions & par ces traits de lumiĂšre qui caractĂ©risent les grands capitaines. Peut-ĂȘtre s’est-il rĂ©servĂ© cette matiĂšre, qui est immense; peut-ĂȘtre aussi n’ya-t-il passait attention. C’est pourtant de toutes les parties de la guerre la plus nĂ©cessaire Ă  Ă©tudier. Telles troupes seront infailliblement battues dans des retranchemens, qui, en attaquant, auroient Ă©tĂ© victorieuses peu de gens en donnent une bonne raison ; elle est dans le cƓur des humains, & on doit l’y chercher. Personne n’a traitĂ© cette matiĂšre , qui est la plus considĂ©rable dans le mĂ©tier de la guerre ,1a plus sçavante, la plus profonde, &sans laquelle on ne peut se flatter que des faveurs de la fortune, qui quelquefois est bien inconstante. Je vais rapporter un fait entre mille autres, pour persuader mon opinion sur l'imbĂ©cillitĂ© du cƓur humain. ArANT-P ROFOS u A U bataille de Friedlingen , l’infan- Ăźerie Françoise , aprĂšs avoir repoussĂ© celle des ImpĂ©riaux avec une valeur incomparable , aprĂšs savoir enfoncĂ©e plusieurs fois , Sc savoir poursuivie au travers d’un bois jusques dans une plai- ne qui Ă©toĂŹt au-delĂ , quelqu’un s’avi- sa de dire que sonĂ©toit coupĂ© il parut deux escadrons François peut-ĂȘtre ; toute cette infanterie victorieuse s’enfuit dans un dĂ©sordre affreux, sans que personne l’attaquĂąt ni la suivĂźt. Elle repas- lu le bois, Sc ne s’arrtta que par de-la fo champ de bataille. Le marĂ©chal - de FtllƓts Sc les GĂ©nĂ©raux firent de vains efforts pour ramener le soldat. La bataille etoit cependant gagnĂ©e, Ôc la cavalerie Françoise avoit dĂ©fait slmpĂ©rĂŹa- le de façon' que l’on ne voyoit plus d’enn'emis. C’étoit pourtant les mĂȘmes hommes qui venoient de vaincre, dont tĂ­ne terreur panique avoit troublĂ© leS sens, Sc qui avoit perdu contenance au A vj IX AFANT-PROPOS. point de ne pouvĂČir la reprendre. C’est de M. le marĂ©chal de Villars que je tiens ce fait il me l’a racontĂ© Ă  Vaux- villars, en me montrant les plans des batailles qu’il a donnĂ©es Qui voudroit chercher de pareils exemples, en trou- yeroit quantitĂ© chez toutes les nations» Celui-ci prouve aĂ­Tez la variĂ©tĂ© du cƓur humain , & le cas qu’on en doit faire» Mais, avant que de passer Ă  des parties fi Ă©levĂ©es, il faut examiner les moindres , je veux dire les principes de l’art» Quoique ceux qui s’occupent des dĂ©tails passent pour des gens bornĂ©s , iL me paroĂźt pourtant que cette partie est essentielle j parce qu’elle est le fondement du mĂ©tier , & qu’il est impossible de faire aucun Ă©difice , ni d’établir aucune mĂ©thode, fans en fçavoir les principes. Je me servirai ici d’une comparaison» Tel homme a du goĂ»t pour l’ar- çhitecture, & íçait dessiner ;il feratrĂšs- hien le plan & le dessein d’un palais fi AVANT-PROFO S. iZ t'cs-le lui exĂ©cuter ;s’il ne sçait la coupe des pierres, & s’il ne sçait asseoir les son- demens de ledifice, tout s’écroulera bientĂŽt. II en est de mĂȘme d’un GĂ©nĂ©ral qu* ne connoĂźr point les principes de l’art, ni comment ses troupes doivent etre composĂ©es ; ce qui doit servir comme de base Ă  tout ce qui se fait Ă  la guerre. Lhs principaux succĂšs que les Romains ont toujours eus avec de petites arme es contre des multitudes de barba- res , ne doivent s’attribuer Ă  autre cho- & qu’àl’excellente composition de leurs troupes. Ce n’est pas que jĂ© prĂ©tende } pour cela, qu’un homme d’esprit ne puisse se tirer d’affaire , quand il se trou- Veroit commander une armĂ©e de Tar- tares. II est plus aisĂ© de prendre les gens comme ils font, que de les former comme ils doivent ĂȘtre; & l’on ne dispose pas des opinions, des prĂ©jugĂ©s 8e des volontĂ©s. Ă­4 AVANT- P R OPO S. Je commencerai par la mĂ©thode ds lever des troupes, celle de les habiller f celle de les entretenir, celle de les for' mer, & celle de combattre. II seroit hardi de dire que toutes les mĂ©thodes que l’on emploie Ă  prĂ©sent ne valent rien ; car c’est faire un sacrilĂšge que d’attaquer les usages , moins grand cependant que trelui d’établir des nouveautĂ©s. Je dĂ©clare donc que je tacherai seulement de faire voir les abus dans lesquels nous sommes tombĂ©s» . K “yy r? ' .5 II _ ... Ă  „ [I ^ jf, livre premier» Des parties de dĂ©tails. CHAPITRE PREMIER. De la maniĂšre de lever des troupes , de celle de les habiller, de les entretenir , de les payer , de les exercer , & de les former pour le combat . article premier. De la maniĂ©rĂ© de lever les troupes, O N leve les troupes par engagement avec capitulation , fans capitulation,, par force quelquefois , & le plus fou- vent par supercherie, 16 - MĂ©mo r s e s. Quand on fait des recrues avec CĂĄ* pitulation j il' est injuste & inhumain de ns la pas tenir ; parce que ces hommes croient libres lorsqu’ils ont contractĂ© rengagement qui les lie ; Òc il est con-, tre toutes les loix divines & humaines » de ne leur pas tenir ce qu’on leur a promis. On n’en fait cependant rien ; qu’en arĂ­iye-t-il ? Ces gens dĂ©sertent peut- on z avec justice, leur faire leur procĂšs ? On a violĂ© la bonne foi qui rend les conditions Ă©gales. Si on ne fait point d’actes de sĂ©vĂ©ritĂ©, on perd la discipline militaire; & , fi on en fait, on commet, des actions odieuses. II se trouve cependant plusieurs soldats, au commeii- cement d’une Campagne, dont le temps de servir est fini les capitaines, quiveu- lent ĂȘtre complets , les entraĂźnent pan force de-lĂ  on tombe dans le cas que e viens de dire. Les levĂ©es qui se font par supercherie font tout aussi odieuses ; on naet de MĂ©moires. 17 l’argent dans la poche d’un homme, & on lui dit qu’il est soldat. Celles qui se fontpar force le sont encore plus j c’eft une dĂ©solation publique, dont le bourgeois & l’habitant ne se sauvent qu’à force d’argent >, & dont la cause est toujours un moyen affreux. Ne vaudroit-il pas mieux Ă©tablir, par une loi, que tout homme , de quelr que condition qu’iĂŹ fĂ»t, seroit obligĂ© de servir son prince & sa patrie pendant Ă q ans? Cette loi ne sçauroit ĂȘtre dĂ©sapprouvĂ©e ; paree qu’il est naturel & juste que les citoyens s’emploient pour la dĂ©fense de l’État. En les choisiflant entre vingt 8c trente ans, il ne rĂ©sulte- roit aucun inconvĂ©nient. Ce sont les annĂ©es du libertinage, oh la Jeunesse va chercher fortune , court le pays , & e st de peu de soulagement Ă  ses parens. Ce ne seroit pas une dĂ©solation publique ; parce que l’on seroit sĂ»r que, les ssmq annĂ©es rĂ©volues, on seroit congĂ©- i S MĂ©moires. diĂ©. Cette mĂ©thode -de lever des troupes seroit un fonds inĂ©puisable de belles & bonnes recrues, qui ne seroient pa§ sujettes Ă  dĂ©serter. L’on se seroit mĂȘme, par la suite , un honneur & un devoir de remplir sa tĂąche. Mais, pour y parvenir, il faudroit n’cn excepter aucune condition, ĂȘtre sĂ©vĂšre fur ce point, & s’attacher Ă  faire exĂ©cuter cette loi, par prĂ©fĂ©rence aux nobLs & aux riches. Personne n’enmurmureroit. Alors ceux qui auroient servi leur temps verroient avec mĂ©pris ceux qui rĂ©pugneroient Ă  ' cette loi, & insensiblement on se seroit un honneur de servir le pauvre bourgeois seroit consolĂ© par l’exemple du riche ; & celui-ci n’oseroit se plaindre, voyant servir le noble. La guerre est un mĂ©tier honorable. Combien de princes ont portĂ© le mousquet ! & Ă  combien d’officiers n’ai-je pas vu le reprendre, aprĂšs une rĂ©forme j plutĂŽt que de vivre dans une condition vile ! Ce n’est donc MĂ©moires. ' 19 que la mollesse qui feroitparoĂźtre Ă  quelqu un cette loi dure. Quel spectacle nous prĂ©sentent aujourd’hui les nations ? On voit quelques hommes riches, oisifs & voluptueux, qui font leur bonheur aux dĂ©pens d’une multitude qui flatte leurs passions, ĂŽc qui ne peut subsister qu’en leur prĂ©parant sans cesse de nouvelles voluptĂ©s. Cet assemblage d’hommes oppresseurs & opprimĂ©s forme ce qu’on appelle 'la sociĂ©tĂ© ; ĂŽc cette sociĂ©tĂ© rassemble ce qu’elle a de plus vil & de plus mĂ©prisable, & en fait ses soldats. Ce n’est pas- avec de pareilles mƓurs, ni avec de pareils bras, que les Romains ont vaincu, l’univers. MĂąis toutes les choses ont un bon & un mauvais cĂŽtĂ©. II est certain qu’iĂź n’y arien de si avantageux pour la bontĂ© des troupes, que d’obliger les provinces Ă  fournir les recrues ; mais il en rĂ©sulte un grand inconvĂ©nient, qui est 20 MĂ©moire s. que les officiers n’ont aucun foin de leurs soldats. J’ai vu presque toujours pĂ©rir chez les ImpĂ©riaux une grande moitiĂ© des recrues, quelquefois les trois quarts cela vient du peu d’attention que les officiers font Ă  la conservation du soldat. S’il tombe malade j ils 3e laissent pĂ©rir faute de secours,, parce qu il en conte pour le soigner. Il y a un remede Ă  cet abus, qui est biĂšn simple ; e’est de faire payer les recrues aux officiers. II faut que les provinces les fournissent ; mais les officiers dis-je, doivent les payer & cet argent' doit retomber dans la caisse militaire ; ce qui ne laide pas que de faire un obipt, & tend Ă  la conservation. Car supposĂ© qu’il saille vingt mille recrues dans une armĂ©e , & que le capitaine soit obligĂ© de payer cinquante livres par chacune H en reviendra un million dans l'Ă©par- gne militaire , & il s’en faudra bien qu K. £État y perde tant d’hommes. MĂ©moires 2Ăź Cette maniĂšre de lever des troupes est trĂšs-bonne dans des États bien peuplĂ©s , comme est la France, Se qui peuvent se passer d’étrangers. Il y a des puissances , il est vrai, qui font obligĂ©es de recruter chez toutes les nations mais ne pourroient - elles pas aussi former une milice nationale fur pied? Et ces puissances, qui font dans la nĂ©cessitĂ© de former la plus grande partie de leurs armĂ©es d’étrĂĄngers, ne font- elles pas bien plus obligĂ©es Ă  tenir la capitulation qu’elles ont faite a ces recrues Ă©trangĂšres, qu’à leurs propres sujets? Ce feroit, assurĂ©ment, le moyen d en trouver facilement. ARTICLE SECOND. De Ă­habillcmcnt. N otre habillement est trĂ©s- coĂ»teux, & trĂšs-incommode ^ le soldat 22 MĂ©moire s. n’est ni chaussĂ© , ni vĂȘtu, ni couvert. L’amour du coup d’Ɠii l’emporte sur Jes Ă©gards que l’on doit Ă  la santĂ©, qui est un des grands points auquel il faut faire attention. En campagne, les cheveux font un ornement trĂšs-fale pour le soldat ; He quand la saison pluvieuse est une fois arrivĂ©e , fa tĂȘte ne se sĂšche plus. Son habit ne le couvre point. A l’é- gard des pieds, il n’en est pas question ; les bas-, les souliers & les pieds pourrissent ensemble , parce que le soldat n’a pas de quoi changer ; &, quand il Tau. roit, cela ne lui servĂŹroit de rien, parce qu’un moment aprĂšs il seroit dans le mĂȘme Ă©tat. Ge pauvre soldat est donc bientĂŽt envoyĂ© Ă  l’hĂŽpital. Les guĂȘtres blanches ne font propres que pour un jour de parade , & le ruinent en blanchissage cette chaussure est trĂšs-incommode, trĂšs - mal - faine 9 de nulle utilitĂ©, & trĂšs-coĂ»teuse. Le MemOĂŻRES. 2 z. chapeau perd bientĂŽt sa forme & sa grĂące il ne sçauroit rĂ©sister aux fatigues & aux pluies d’une campagne, il est bientĂŽt percĂ© ; &, dĂšs que le soldat est couchĂ©, il lui tombe de la tĂȘte ; cet homme , accablĂ© de lassitude , s’endort a la pluie Le au serein , la tĂȘte nue ; S c le lendemain il a la fiĂšvre. Je voudrois que le soldat eĂ»t les cheveux courts ; & qu’il eĂ»t une petite perruque de peau d’agneau d’Es- P a gne, de couleur grisaille ou noire, qu’il mettroit lors des mauvais temps. Cette perruque imite les cheveux naiĂ­- sans au point de s’y tromper, Ôt coeffe trĂšs-bien , quand la coupe en est bien faite ; elle coĂ»te environ vingt fols, & on n’en volt pas la fin. Cela est trĂšs- chaud, garantit des rhumes & des fluxions , 8c a tout-Ă -fait bonne grĂące» Au lieu de chapeau, je leur voudrois des casques Ă  la Romaine ; ils ne pĂšsent pas plus, ne font point du tout incom- 24 M H M O I H E S. modes, garantissent du coup de sabre , & font un ornement. Je voudrois qu’il fĂ»t vĂȘtu de maniĂšre qu’il eĂ»t une veste un peu ample , avec une petite veste de dessous en forme de gillet *, un manteau Ă  la Turque a-vec un capuchon * * . Ces manteaux couvrent bien , & ne contiennent que deux aulnes & demie de drap , pesent peu , & coĂ»tent peu. Ils mettent la tĂȘte & le col du soldat Ă  couvert de la pluie &4u vent; & , lorsqu’il est couchĂ© , il est conservĂ© & a le corps sec ; parce habillement ne colle point, & le soldat le seche Ă  l’air, dĂšs qu’il fait un moment de beau temps. Il n’en est pas de mĂȘme d’un habit ; car dĂšs qu’il est mouillĂ©, le soldat en * Presque toute la cavalerie Allemande est habillĂ©e de mĂȘme. A la vĂ©ritĂ© , Ă quoĂ­scrcĂ  un habit ce que nous appelions les pans ou les plis» lorsque l’on a un manteau pour se garantir du froid & dt L\ pluie? ** Ces manteaux ne doiycntpas passer le haut da gras de la jambe. ressent X MĂ©moires. 2 5* ressent l’humiditĂ© jusqu’à la peau , & il faĂ»t qu’il lui seclie sur le corps. L on ne doit donc pas ĂȘtre Ă©tonnĂ© de voir tant de maladies dans une armĂ©e ; les plus robustes y rĂ©sistent le plus longtemps mais Ă  la fi n il faut qu’ilssuc- combent. Si l’on ajoute Ă  ce que je viens de dire , le service que sont obligĂ©s de faire çeux qui se portent encore bien , pour ceux qui sont malades - morts, ou blessĂ©s , pu qui ont dĂ©sertĂ© ; on ne doit pas ĂȘtre Ă©tonnĂ© devoir, Ă  la fin d’une campagne , des bataillons rĂ©duits Ă  cent hommes. Voil a comme les plus petites choses influent fur les plu§ grandes. Mais je reviens Ă  mes manteaux. Comme ils contiennent peu d’étoffe , & qu’ils font lĂ©gers > ils peuvent se rouler & s’atta- cher le long de la giberne fur le dos ; ce qui ne fait point du tout un vilain effet > St le soldat lorsqu’ìl est sous les B 26 MĂ©moires, armes, & qu’il fait beau, a toujours l’air ingambe & leste. Ces manteaux peuvent durer trois Ă  quatre ans ainsi Thabillement seroit moins coĂ»teux, plus sain , & pour le moins auffi parant. Quant Ă  la chaussure , je voudrois que les soldats eussent des souliers d’un cuir dĂ©liĂ© , avec des talons bas ; ce qui chausse parfaitement biep , & fait marcher de meilleure grĂące ; parce que les talons bas font porter la pointe du pied en dehors, tendre le jarret, ĂŽc effacer par consĂ©quent les Ă©paules. II faut qu’ils soient chauffĂ©s Ă  nud fur le pied, & graissĂ©s avec du suif ou de la graisse. Les damerets trouveront cela bien Ă©tranger mais l’expĂ©rience fait voir que tous les vieux soldats-François en usent ainsi, parce qu’avec cette prĂ©caution ils ne s’écorchent jamais les pieds dans les marches ; & l’humiditĂ© ne les pĂ©nĂštre pas si aisĂ©ment, parce qu’elle ne prend pas fur la graisse ; le MĂ©moires. zj cuir du soulier ne se racornit point, & ne sçauroit blesser. Les Allemands, qui font porter Ă  leur infanterie des bas de laine , ont toujours une quantitĂ© d’estropiĂ©s, parce qu’il leur vient des ampoules, des loups, & toutes sortes de maladies aux pieds & aux jambes, la laine envenimant la peau d’ailleurs-, ces bas se percent par les bouts, restent humides, & pourrissent avec les pieds. A ces escarpins, il faut ajouter des guĂȘtres d’un cuir dĂ©liĂ©, chaussĂ©es aussi Ă  nud fur la jambe. Les culottes doivent ĂȘtre de peau, lesquelles arrĂȘteront les guĂȘtres avec des boutons au-dessus du genouil ; moyennant quoi, l’on Ă©vite les jarretiĂšres ; ce qui n’est pas une petite affaire. Les soldats en ont jusqu’à trois, l’une fur j’autre ; une pour tenir le bas, l’autre pour fermer la culotte, & la troisiĂšme pour arrĂȘter les guĂȘtres ; ce qui est un vrai martyre , & leur gĂąte le nerf. 28 MĂ©moires. A cette chaussure, il faut ajoutes des sandales ou galoches, semelĂ©es de bois de l’épaisseur d’un pouce ce qui empĂȘche les pieds de se mouiller dans les boues ni Ă  la rosĂ©e, & surtout lorsque le soldat est en faction *. Dans les temps secs, pour les combats & pour la parade , on les leur fe- roit quitter au premier de novembre on leur donneroit de gros bas de laine, qu’ils chausseroient par dessus les souliers & la guĂȘtre, lesquels seroient aussi arrĂȘtĂ©s par le haut. Ces bas seroient semelĂ©s d’un cuir mince, qui remontĂąt un peu fur les cĂŽtĂ©s & fur le bout du pied, pour ĂȘtre ensuite chaussĂ©s dans les sandales. * Beaucoup de soldats François font eux-mĂȘmes $e ces galoches, en iiyver, avec leurs vieux souliers, MĂ©moires. 2 - ARTICLE TROISIEME. De Ventretien des troupes. I L est avantageux , pour 1s bon ordre , pour le mĂ©nage , & pour la santĂ© , de faire faire ordinaire aux troupes le soldat ne devient point libertin, me joue pas son prĂȘt, & est trĂšs-bien nourri. Mais cela ne laisse pas que d'a- voir ses inconvĂ©niens ; parce que le soldat se tue , aprĂšs une marche, Ă  aller chercher du bois , de l’eau , &c. il devient maraudeur ; il est toujours sale & mal-propre ; son habillement se perd Ă  porter, d’un camp Ă  l’autre , toutes les choses nĂ©cessaires Ă  son mĂ©nage; & sa santĂ© s’altĂšre par toutes les fatigues que cela lui cause. Mais aussi il y a un remĂšde Ă  ces inconvĂ©niens. Comme je dispose mes troupes en centuries, je voudrois qu’il B iij Z c> MĂ©moires. y eĂ»t Ă  chacune un vivandier, avec quatre chariots attelĂ©s de deux bƓufs chacun ; qu’il y eĂ»t une grande marmite , pour faire la soupe Ă  toute la centurie , & que l’on donnĂąt Ă  chaque soldat fa portion, Ă  midi, en soupe avec du bouilli, & le soir en rĂŽti, dans une Ă©cuelle de bois Ă  chacun. Ce se toit aux officiers Ă  voir qu’on ne les trompĂąt point, & qu’ils n’eussent pas Ă  se plaindre. Le gain qu’il seroit permis aux vivandiers de faire, seroit sur la boisson , le fromage, le tabac , les peaux qui lui resteroient des bestiaux qu’ils auroient tuĂ©s , &c. Les vivandiers prendroient les bestiaux aux vivres; &, lorfqu’on se trouveroit dans un lieu oĂč il y auroip des lĂ©gumes, l’on yenverroit avec ordre. Cela paroĂźt d’abord un peu difficile Ă  arranger ; mais, avec un peu d’at- tention, tout le monde doit y trouver MĂ©moires. 31 son compte. .Lorsque les soldats iroienc en dĂ©tachement, ils prendroient pour un ou deux jours de rĂŽti avec eux; cela ne fait point d’embarras. II faut plus de bois, d’eau & de chaudrons, poux faire la soupe Ă  cent hommes,qu’il n’en fau- droit pour mille, de la façon dont je le propose ; & la soupe n’est jamais si bonne. D’ailleurs, les soldats mangent toutes sortes de choses mal-saines, qui les font tomber malades, comme du cochon , du fruit qui n’est pas mĂ»r ; & i’officierne sçauroity avoir l’Ɠil, comme il feroit Ă  une seule marmite oĂč il y en auroit toujours un prĂ©sent, Ă  chaque repas, pour voir si les soldats n’ont pas lieu de se plaindre. Lorsqu’il y auroit des marches forcĂ©es, ou que les Ă©quipages ne pourroient pas joindre, on distribueroit des bestiaux aux troupes , & les soldats feroient des broches de bois pour rĂŽtir leur viande ; cela ne fait point d’embarras, & ne dure B iv H 2 M E M O I R,E S. que quelques jours. Que l’on balance notre mĂ©thode avec celle-lĂ , & l’on verra quelle est la meilleure. Les Turcs en usent ainsi, & sont parfaitement bien nourris auffi distingue-t-on bien leurs cadavres, aprĂšs les batailles, d’avec ceux des troupes Allemandes, qui font baves & dĂ©charnĂ©s. Cela a auffi un autre avantage, dans certains cas on mĂ©nage la bourse du maĂźtre , en leur donnant leur prĂȘt en entier, & en leur vendant des vivres. II y a des pays, comme la Pologne & l’Allemagne, qui fourmillent de bestiaux lorsqu’on demande aux habitans des contributions, pour qu’ils puiflent les soutenir , on prend moitiĂ© en vivres, moitiĂ© en argent , & on vend les vivres aux troupes ainsi la paye du soldat fait une navette continuelle, &c il se trouve qu’on a de l’argent & des contributions de reste. Il en rĂ©sulte encore une grande utilitĂ© , lorsqu’on a Ă©tĂ© obligĂ© de faire des MĂ©moires* zz magasins, & qu’il est temps de les consommer. On y envoye des troupes; fur quoi il y a toujours beaucoup moins de perte pour le maĂźtre, fans que les soldats aient lieu de s’en plaindre. Ir ne faut jamais donner de pain aux soldats en campagne , mais les accoutumer au biscuit ; parce qu’il se conserve cinquante ans & plus dans les magasins , & qu’un soldat en emporte aisĂ©ment avec lui pour sept ou huit jours il est sain il n’y a qu’à s’informer'Ă  des officiers qui aient servi chez les VĂ©nitiens , pour sçavoir le cas qu’on en doit faire. Celui des Moscovites , qu’ils nomment foukari , est le meilleur de tous, parce qu’il ne s’émiette pas ii est quartĂ©, de la grosseur d’une noisette; & il ne faut pas tant de chariots pour le transporter, qu’il en faut pour le pain- Les pourvoyeurs des vivres font accroire , tant qu’ils peuvent, que le pain vaut mieux pour le soldat ; mais B v 34 M e m o t r e y; ceĂŹa est faux , & ce n’est que pour avoir occasion de friponner, qu’ils cherchent Ă  le persuader. IĂŹs ne cuisent leur pain qu’à moitiĂ©, & y mĂȘlent toutes fortes- de choses mal-saines , qui, avec la quantitĂ© d’eau qu’il contient, augmentent du double le poids» & le volume- Outre cela, ils ont un train de boulangers » de valets, de chariots & de. chevaux, fur quoi ils gagnent beaucoup. Tout ce train est embarrassant dans une armĂ©e ; il leur faut des quartiers , des moulins & des dĂ©tachemens pour les garder. Enfin , l’on ne fçau- roit croire les voleries qui se commettent ; les troubles qui naissent de toutes ces choses , les maladies qui rĂ©sultent du mauvais pain , les fatigues que cela cause aux troupes , dans quel embarras ceĂŹa jette un GĂ©nĂ©ral, & quelles en font les suites. La certitude dans laquelle l’ennemi est presque toujours de ce que vous allez faire par MĂ©moires. 3 y ì’arrangement de vos fours & de vos cuissons, me suffira pour n’en pas dire davantage. Si je voulois m’amufer Ă  prouver tout ce que j’avance , par des faits, je n’aurois pas sitĂŽt fini; mais je fuis persuadĂ© que l’on Ă©prouve beaucoup de mauvais succĂšs, dont on attribue la cause Ă  autre chose, qui proviennent cependant de celle-lĂ . Il faut mĂȘme accoutumer quelquefois les soldats Ă  se passer de biscuit, & leur distribuer du grain , qu’il faut leur apprendre Ă  cuire sur des palettes de fer, aprĂšs savoir broyĂ© & rĂ©duit en pĂąte. M. le marĂ©chal de Turenne dit quelque chose Ă  cet Ă©gard, dans ses' mĂ©moires ; & j’ai oui dire Ă  de grands» capitaines que, quand mĂȘme roient du pain , ils en laisseroient quelquefois manquer aux troupes, afin de les accoutumer Ă  sçavoir s’en passer,- J’ai fait des campagnes de dix-huit mois; avec des troupes qui y Ă©toient accou- z6 MĂ©moires. tumĂ©es, fans que j’aie entendu murmĂč- rer j’en ai fait plusieurs autres avec des troupes qui n’étoient point accoutumĂ©es Ă  se passer de pain; dĂšs qu’il man- quoit un jour , tout Ă©toit perdu cela faisoit que l’on ne pouvoit faire un pas en avant, ni aucune marche hardie. Pour la viande , on est toujours Ă  portĂ©e d’en avoir ; parce que les bestiaux suivent par-tout, & le transport n’en coĂ»te rien. Je ne sçais pas mĂȘme comment on peut en manquer. Que l’on compte qu’un bƓuf pĂšse cinq cent livres , qu’on donne une demi-livre de viande Ă  chaque homme, alors un bƓuf nourrira mille soldats cinquante mille hommes consommeront donc cinquante bƓufs par jour. SupposĂ© que la campagne dure deux cens jours, cela ne fait jamais que dix mille bƓufs, qui suivent & pĂąturent par-tout ; l’on en fait diffĂ©rens dĂ©pĂŽts, qu’on fait avancer Ă  mesure^ qu’on en a besoin. s MĂ©moires, ^7 Je ne dois pas passer ici sous silence un usage Ă©tabli chez les Romains, par lequel ils-prĂ©yenoicnt les maladies & les mortalitĂ©s , qui se mettent dans les armĂ©es par les cbangemens de climats» On doit aussi attribuer Ă  cet usage, une partie des prodigieux succĂšs qu’íls ont eus. Un grand tiers des armĂ©es Allemandes pĂ©rit en arrivant en Italie , & en Hongrie. En 1718, presque en sortant des quartiers , nous entrĂąmes au nombre de cinquante mille hommes dans le camp de Belgrade * il est fur une hauteur , l'air y est sain , l’eau de source y est bonne, & nous avions abondance de toutes choses le jour de la bataille, qui Ă©toit le 18 AoĂ»t, il ne" se trouva que vingt-deux mille com- battans fous les armes tout le reste Ă©toit mort, ou hors d’état d’agir. Je pourrois citer de pareils Ă©vĂ©nenaens * * M. le marĂ©chal fit cette campagne comme to- lontaire, Z 8 MeiĂŹĂ­oires. chez d’autres nations c'est le chafigĂ©- ment de climat qui en est la cause. L’on ne volt point de ces exemples chez les Romains , tant que le vinaigre ne leur manqua pas mais dĂšs que Yacetum leur manquoit, ils Ă©toient sujets aux mĂȘmes accidens que nos troupes le font Ă  prĂ©sent. C’est un fait auquel, peut- tre, peu de personnes ont fait attention, & qui cependant est d’une grande consĂ©quence pour les conquĂ©rans & pour les succĂšs. Quant Ă  la maniĂ©rĂ© de s’en servir , les Romains faisoient distribuer le vinaigre par ordre chaque soldat avoit sa portion , qui lui servoit plusieurs jours, & il en versoit quelques Routes dans l’eau qu’il buvoit. Je laisse aux mĂ©decins Ă  pĂ©nĂ©trer les causes d’un effet si salutaire ce que je rapporte est usait bien MEMOIRES. Z- ARTICLE QUATRIÈME, De la paye. S a ns entrer dans Le dĂ©tail des diffĂ©ren tes payes, je dirai seulement que la paye doit ĂȘtre sorte il vaut mieux avoir un- petit nombre de troupes bien entretenues & bien disciplinĂ©es, que d’en avoir beaucoup qui ne le soient pas ce ne font pas les grandes armĂ©es qui gagnent les batailles , ce font les bonnes. L’éco- nomie ne peutĂȘtre poussĂ©e qu’à un certain point; elle a ses bornes , aprĂšs quoi elle dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© en lĂ©sine. Si vous ne donnez pas des appointemens honnĂȘtes aux officiers, vous n’aurez que des gens riches qui servent par libertinage , ou des misĂ©rables dont le courage est abbatu. Je fais peu de cas de la plupart des premiers ; parce qu’ils ne tiennent pas aĂč mai-ĂȘtre, ni Ă  la ri- 4o MĂ©moires. gueur de la discipline ; leurs propos font toujours sĂ©ditieux, & ce ne sont que de francs libertins. Les seconds font si abbattus, que l’on n’en sçauroit attendre grahde vertu leur ambition est bornĂ©e ; parce que l’objet qu’ils ont devant eux ne les intĂ©resse guĂšres 7 je veux dire l’avancement; &, misĂ©r rables pour misĂ©rables, ils aiment autant rester ce qu’ils font ; surtout lorsque le grade leur devient Ă  charge. L’eĂ­pĂ©rance fait tout endurer & tout entreprendre aux hommes ; si vous la leur ĂŽtez, ou qu’elle soit trop Ă©loignĂ©e , vous leur ĂŽtez l’amĂ©. II faut que le capitaine soit mieux que le lieutenant ; ainsi de tous les grades. II faut que le pauvre gentilhomme regarde comme une fortune trĂšs-considĂ©rable , & non- comme une charge d’avoir un rĂ©giment; & qu’il soit moralement fur de parvenir par ses aĂ©lions & ses services. Lorsque toutes ces choses sont bien com- MĂ©moires. 41 passĂ©es , vous pouvez contenir vos troupes dans la discipline la plus austĂšre. II n’y a de vraiement bons officiers que les pauvres gentilshommes qui n’ont que la cape & l’épĂ©e ; mais il faut qu’ils puissent vivre honnĂȘtement de leur emploi. L’homme qui se voue Ă  la guerre doit la regarder comme un ordre dans lequel il entre ; il ne doit avoir ni connoĂźtre â–ș d’autre domicile que fa troupe, & doit se tenir honorĂ© de son emploi. Un jeune homme de naissance regarde comme un mĂ©pris que la cour fait de lui, si elle ne lui confie pas un rĂ©giment Ă  sage de dix-huit ou vingt ans. Cela ĂŽte toute Ă©mulation au reste des officiers , Sc Ă  toute la pauvre Noblesse , qui est presque dans la certitude de ne pouvoir jamais avoir de rĂ©giment, & par consĂ©quent les postes les plus considĂ©rables, dont la gloire puisse la dĂ©dommager des peines Sc dessoufĂ­ran- 42 M E M O I K E $. ces d’une vie laborieuse, qu’elle sacrifie avec confiance Ă  un avenir flatteur, & Ă  la renommĂ©e. Je ne prĂ©tends pas, pour cela, que l’on ne puisse marquer quelque prĂ©fĂ©rence Ă  des Princes j Ou autres personnes d’un rang illustre ; mais il saut que cette marque de prĂ©fĂ©rence soit justifiĂ©e par un mĂ©rite distinguĂ©. Alors on peut leur faire la grĂące de leur permettre d’acheter un rĂ©giment d’un pauvre gentilhomme que les infirmitĂ©s ou Page mettent hors d’état desservir; & c’est une rĂ©compense pour ce pauvre gentilhomme , ou cet officier de fortune. Mais ce seigneunriche ne doit pas, pour cela, ĂȘtre en droit de revendre fa troupe Ă  un autre on lui a sait assez de grĂące en lui permettant de Tacheter; & elle doit redevenir le prix des services & de la vertu. ARTICLE CINQUIÈME. De l’exercice. CZj 5 e s t une chose nĂ©cessaire que l’exercice ou maniement des armes, pour dĂ©gager le soldat, & le rendre adroit mais on ne doit pas y mettre toute son attention. C’est mĂȘme de toutes les parties de la guerre, celle Ă  laquelle il en faut faire le moins; fi l’on en excepte celle d’éviter les mouve- mens qui font dangereux , comme de faire porter le fusil fur le bras gauche,' & de faire tirer par pelotons; ce qui a souvent causĂ© des dĂ©faites honteuses. Apke’s cette attention, le principal de l’exercice font les jambes, & non pas les bras. C’est dans les jambes qu’est tout le secret des manƓuvres, des combats; & c’est aux jambes qu’il faut s’appliquer. Quiconque fait autrement ^‱4 MĂ©moire s en faisant feu de temps en temps, jusqu’à ce qu’il soit arrivĂ© dans les intervalles des bataillons, lesquels doivent dĂ©jĂ  ĂȘtre en mouvement. Selon cette disposition, le capitaine des armĂ©s Ă  la lĂ©gere doit avoir arrangĂ© ses gens , de maniĂ©rĂ© qu’ils se placent par dix MĂ©moires. 87 tĂźans Ăźes intervalles des bataillons. Les rĂ©gimens pendant ce temps-lĂ , doivent avoir doublĂ© les rangs , en faisant un mouvement en avant, pour se mettre sur huit de hauteur. II doit y avoir , Ă  trente pas derriere chaque rĂ©giment, deux troupes de cavalerie, de trente maĂźtres chacune. Le tout marchant en avant d’un pas lĂ©ger, comme on le suppose , l’enne- mi doit en ĂȘtre dĂ©contenancĂ©. Que fe- ra-t-il ? Rompra-t-il ses bataillons, pour prendre ces centuries par les flancs ?II ne le peut, ni ne l’ose ; parce que les intervalles ne sont que de dix pas, & qu’ilssont occupĂ©s parles armĂ©s Ă  la lĂ©gere ; outre cela, les armes de longueur s'y croisent. Comment rĂ©- fistera-t-il donc n’étant qu’à quatre de hauteur ,- aprĂšs avoir Ă©tĂ© harcelĂ© par les armĂ©s Ă  la lĂ©gere , s’il rencontre des gens tous frais, qui, fur le mĂȘme front, se trouvent Ă  huit, ĂŽc quV viennent ra- s§ MĂŻmoire j; pidement sur lui, qui doit ĂȘtre emKar-» rafle d’aiileurs par un grand flottement y & qui Ă  peine Ă  se mouvoir ? II-y a apparence qu’il sera battu &, dans le moment qu’il lĂąche le pied, il est perdu fans ressource ; car les armĂ©s Ă  la lĂ©gere, se mettant Ă  ses trousses avec les deux troupes de cavalerie, ils en doivent faire une furieuse destruction. Ces foi- .xante-dix cavaliers, & ces soixante-dix armĂ©s Ă  la lĂ©gere, doivent dĂ©truire un bataillon qui fuit, en un moment, 6c avant qu’il ait eusse temps de faire cent p^s. Les centuries doivent toujours demeurer en ordre, pour recueillir leur cavalerie & leurs armĂ©s Ă  la lĂ©gere ; elles doivent ĂȘtre prĂȘtes Ă  recommencer une nouvelle charge- Je ne puis ni’empĂȘcher de me flatter & de croire que, de toutes, les dispositions , c’est la meilleure 8c la plus belle pour un jour de combat. Mais, me dira-t-on, on lĂąchera,de MĂ©moires. 89 la cavalerie sur vçs armĂ©s Ă  la lĂ©gere. On ne l’oĂ­eroit. Mais tant mieux, si cela arrive. Ne sont-ils pas Ă  mĂȘme de l'e retirer ? Et cette cavalerie peut-elle subsister entre moi & l'ennemi ? Tirera- t-il sur ces soixante-dix hommes Ă©parpillĂ©s le long du front de mon rĂ©giment? Ceseroit tirer sur une poignĂ©e de puces. Ah ! les ennemis feront la mĂȘme chose, & auront auffi des armĂ©s Ă  la lĂ©gere. VoilĂ  donc ce qui prouve- roit la bontĂ© de mon systĂšme , si cela les incommode au point qu’ils soient obligĂ©s de m’imiter mais ce ne fera qu’aprĂšs savoir bien appris Ă  leur dĂ©pens , & aprĂšs avoir Ă©tĂ© bien Ă©trillĂ©s pendant deux ou trois campagnes , qu’ils s’en aviseront ; & ils n’opposeront que de nouveaux armĂ©s Ă  la lĂ©gere aux miens qui seront bien exercĂ©s Ă  cette manƓuvre. Mais par oĂč fe- ront-ils retirer ces armĂ©s Ă  la lĂ©gere pu ces grenadiers ? Sera-ce fur les aĂŻ- ÂŁo MĂŻmoieh; les, en faisant un mouvement tout le long de leur front, oh il n’y a point ^'intervalles f Je dois avant que dĂ©finir ce chapitre, faire un petit calcul du feu de mes armĂ©s Ă  la lĂ©gere. Supposons qu’ils commencent Ă  tirer de trois cens pas de distance, qui est celle Ă  laquelle ils font exercĂ©s ils pourront donc tirer l'efpace du temps qu’il faut Ă  l’ennemi pour faire ces trois cens pas ; & il leur faudra toujours six Ă  sept minutes. Or un armĂ© Ă  la lĂ©gere peut tirer six coups par minute ; mais mettons qu’il n'en tire que quatre. Chacun aura donc tirĂ© trente coups, avant que le bataillon ennemi ait fait les trois cent pas. De-lĂ , il est clair que chaque bataillon aura essuyĂ© , avant le choc, deux mille coupspourle moins ; & de qui ? De gens qui passent leur vie Ă  tirer d’une plus grande distance au but, qui ne font point serrĂ©s, qui tirent Ă  l’aife & ne font point contraints par le MĂ©moires. pi ĂŻommandement de faire feu, ni par l’at- titude gĂȘnante qu’on leur fait tenir dans ĂŹes rangs , oĂč ils se poussent, s’empĂȘ- chent de voir & d’ajuster leur coup. Je tiens qu’un coup tirĂ© par un armĂ© Ă  la lĂ©gere, ainsi exercĂ© , en vaut bien dix tirĂ©s par un autre. Et si l’ennemi est en front de bandiere , il essuiera plus de quatre Ă  cinq mille coups de fusils par bataillon, avant que nous nous soyons abordĂ©s. Qu’on ne croye pas que trois cens pas soient une trop grande distance un fusil Ă  secret porte quatre cens pas de but en blanc; & si vous l’élevez Ă  vingt ou vingt-cinq degrĂ©s, il portera au-delĂ  de mille pas. A cela, je joins le feu des armes que j’ai nommĂ©es amuscttes. J’ai dĂ©ja dit qu’il ne failoit que deux ou trois soldats pour en mener une & la servir; Ă  quoi je destine les capitaines d’armes, avec des soldats que l’on prendra dans char que centurie. §2 M E M O I R fe Si Ces amusettes doivent Te mener est avant, avec les armĂ©s Ă  la lĂ©gere, un jour de combat. Comme elles tirent au- de-lĂ  de trois mille pas, elles doivent causer un furieux dommage Ă  l'ennemĂź lorsqu’il se forme , soit au sortir d’un bois, d’un dĂ©filĂ© ou d’un village, quand il marche efi colonne, & qu’i-1 se met en bataille ; ce qui prend du temps. Or, ces amusettes peuvent tirer au-delĂ  de deux cens coups par heure. J’en mets une par centurie on peut y joindre celles de la seconde ligne, & les rassembler toutes fur une hauteur l’effet qu’elles produiront sera considĂ©rable. Les capitaines d’armes doivent ĂȘtre exercĂ©s Ă  tirer avec l’amusette elle est infiniment plus juste que le canon ; & tire plus loin. Comme il y en a quatre par rĂ©giment, il y en aura seize par lĂ©gion ces seize machines rassemblĂ©es un jour de comb at, feront taire dans un, moment une batterie ennemie» MĂ©moires. 5*5 ‱ "Les nombres pairs, Sc ĂŹa racine quarrĂ©e , doivent ĂȘtre un principe fur lequel il faut tabler pour la composition des corps de mon infanterie, & dont on ne doit jamais s’écarter ainsi il faut quatre centuries par rĂ©giment, quatre manipules ou pelotons par centurie , & quatre rĂ©gimens par lĂ©gion. A l’égard de mes piques, si quelqu’un trouve que , dans les endroits inĂ©gaux, escarpĂ©s, dans les pays de montagnes, ejles soient inutiles, je lui dirai qu’en ce cas on en est quitte pour les poser Ă  terre ; mes soldats ayant leurs fusils en Ă©charpe, alors ils s’en serviront. On me dira encore que cela est incommode Ă  porter ; mais je ne ferai point de cas de cette objection insensĂ©e. Le soldat n’est-il pas obligĂ© de porter des bĂątops de tentes ? II n’y a qu’à faire faire les tentes de façon que les piques puissent servir de bĂątons, en y attachant un cordon par le milieu. Qu’imr porte que le haut de la pique passe la 5>4 MĂ©moires, tente i Au contraire, cela fera un trĂšs- bel effet ; & mĂȘme un ornement dans un camp. Ces piques, avec leur fer, nepefent que cinq livres, & ne fouettent pas comme les autres, parce qu’el- les font creuses les piques dont on fe senroit ci-devant pefoient jusqu’à dix- sept livres, & Ă©toienttrĂšs-incommĂłdes Ă  manier. Je soutiens qu’on peut tirer de grands services d’un tel corps, surtout si le GĂ©nĂ©ral lĂ©gionnaire est un homme intelligent. Lorsque le GĂ©nĂ©ral de famĂ©e aura besoin d’occuper un poste , de barrer l’ennemi dans ses projets, enfin, en cent diffĂ©rens cas qui fe trouvent Ă  la guerre , il n’a qu’à ordonner aune tellefĂ©giĂłnde marcher comme elle a tout ce qu’illui faut pour fe fortifier, elle peut, en peu de temps, se mettre hors d’infulte ; 8c, en quatre Ă  cinq jours, elle doit ĂȘtre en Ă©tat de soutenir un siĂšge , ĂŽc d’arreter une ar- MĂ©e ennemie* MĂ©moires. Le projet de fortifications que j e donnerai çi-aprĂšs en dĂ©montrera la possibilitĂ©. Cette disposition de l’infanterie me paroĂźt d'autant plus convenable, qu’elle est juste dans toutes ses parties ; & la rĂ©putation de la premiere, seconde ou troisiĂšme lĂ©gion , fera impression furies autres, & mĂȘme chez l’enne- mi. Un corps pareil fait cause commune de sa rĂ©putation; il sera toujours Ă©mu. du dĂ©sir d’égaler ou de surpasser celle d’un autre. Les actions d’un corps qui a un nom stable s’oublient bien moins que celles de ceux qui portent le nom de leurs officiers ; parce que ces noms changent, & que les actions s’oublient avec eux. D’ailleurs, il est dans le cƓur de f homme de s’intĂ©resser moins aux choses qui regardent moins son semblable, qu’à celles qui lui font pe» formelles, dĂšs qu’on s’en fait une honneur or cet honneur est bien plus aiĂ­ I §6 MĂ©moires. Ă  faire naĂźtre dans un corps qui porte son nom avec lui, que dans un autre qui porte celui du colonel j lequel bien souvent n’est pas aimĂ©. Bien des gens ne sçavent pas pourquoi tous les rĂ©gimens qui portent les noms de provinces en France ont toujours si bien fait; ils disent pour toute raison c*est l’esprit du corps. Ce n’en est pas une ; je viens de dire la vĂ©ritable. VoilĂ  comme les choses qui font le plus de consĂ©quence roulent sur un point imperceptible. D’ailleurs, ces lĂ©gions font une espece de patrie militaire, oĂč Ăźes prĂ©jugĂ©s des diffĂ©rentes nations se trouvent confondus ce qui est un j grand point pour un monarque, pour un conquĂ©rant ; car , partout oĂč il trouve des hommes , il trouve des soir j dats. Ceux qui croyent que les lĂ©gions i -Romaines Ă©toient toutes composĂ©es stç Romains de R,pme mĂȘme » se trompent MĂ©moires. pent fort ; elles l’étoient de toutes les Nations mais leur pied , leur discipline , & leur mĂ©thode de combattre , Ă©toient meilleures que celles de leurs ennemis ; c’est pourquoi ils les ont tous vaincus ; & ce n’est que lorsque la discipline a dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© chez les Romains, MhmoĂŹkes. ßÎß ble, & Ă  ne jamais se dĂ©bander. Elle ne doit faire d’autre service , dans une armĂ©e , que celui des grandes gardes ; jamais d’efcortes, jamais de dĂ©tache- mens Ă©loignĂ©s , ni de courses ; & il faut la regarder comme la grosse artillerie , qui ne marche qu’avec farinĂ©e ; auĂ­tĂź ne doit-elle servir que dans les combats. Elle doit ĂȘtre montĂ©e fur des chevaux forts & Ă©pais les chevaux Allemands font les meilleurs ils ne doivent jamais ĂȘtre au-dessous de cinq pieds deux pouces. Les cavaliers doivent ĂȘtre armĂ©s de toutes pieces; & le premier rang doit avoir des lances, pendues Ă  une courroie mince au pommeau de la selle. Ils doivent avoir une bonne Ă©pĂ©e , roide , Ă  trois quarts, longue de quatre pieds ; une carabine ; point de pistolets ils ne fervent qu’à faire du poids ; des Ă©triers en chapelets ; point E iij / 102 MEMOIRES, de selle , mais un arçon avec deux bĂątĂźmes rembourrĂ©es, une peau de mouton noire par-dessus , qui sert de housse & de couverture, laquelle croise sur le poitrail. Pour cette cavalerie , il saut des hommes choisis, de cinq pieds six Ă  sept pouces, Ă©lancĂ©s, & point ventrus. A l’égard des dragons, il en faut su moins le double ; mais les rĂ©gimens doivent ĂȘtre composĂ©s de mĂȘme, pour le nombre ^ & doivent avoir des chevaux qui ne soient pas au-dessus de quatre pieds huit pouces, ni au-dessous de quatre pieds six. L’exercice de ces dragons doit ĂȘtre rempli de cĂ©lĂ©ritĂ© ; ils doivent sçavoir celui de l'infanterie en perfection. Leurs armes doivent ĂȘtre le fusil, l’épĂ©e , & la lance ; & ces lances doivent leur servir de piques , lorsqu’ils mettent pied Ă  terre. Leurs selles & siamois seront comme ceux de la cavalerie. Les hommes dpi- MemoĂ­res. Ï03 vent ĂȘtre petits, d’e la taille de cinq pieds Ă  cinq pieds un pouce , pas au- dessus de deux. Ils se formeront par escadron Ă  trois de hauteur, ainsi que la cavalerie, & devront marcher de mĂȘme. Lorsqu’ils mettent pied Ă  terre il faut qu’ils soient Ă  rangs ouverts, qu’ils fassent tous Ă  droite par demi- quart de rang ; ce qui forme un escadron de huit files. Ils sortent par ces files, aprĂšs avoir occupĂ© leurs chevaux, & se forment oĂč. l’escadron faisoit front les hommes de la droite de ces huit files restent Ă  cheval, ainsi que ceux de la gauche. VoilĂ , Ă  peu prĂšs, les manƓuvres qu’il faut leur apprendre , ainsi que je l’expliquerai plus au long i-aprĂšs. Le troisiĂšme rang doit sçavoir voltiger , escarmoucher & toujours se rallier Ă  l’escadron par les intervalles mais les premier 6c second rangs doi~ E iy 104 MĂ©moires. vent ĂȘtre inĂ©branlables, & aussi solides que de la grosse cavalerie. Leurs fusils doivent ĂȘtre passĂ©s en Ă©charpe. Ce font ces dragons qui doivent faire petit service de FarinĂ©e, courir les quartiers , faire les escortes , & aller Ă  la guerre. VoilĂ , en gĂ©nĂ©ral, ce qui concerne la cavalerie. II est maintenant Ă  propos d’entrer dans un plus grand dĂ©tail. ARTICLE SECOND. Des armures de la cavalerie. J E ne sçais pourquoi on a quittĂ© les armures j car rien iFest si beau, ni si avantageux. L’on dira peut-ĂȘtre que c’est l’usage de la poudre qui les a abolis mais point du tout ; car , du temps de Henri IV, & depuis, jus- qu’en l’annĂ©e i 66 j, on en a portĂ© - & il y avoit dĂ©ja bien longtemps que la MĂ©moires'. 10/ poudre Ă©toit en usage mais vous verrez que c’est la chere commoditĂ© quĂ­ les a fait quitter. Il est certain qu’un escadron tous nud, comme on est Ă  prĂ©sent, n’au- roit pas beau jeu contre des gens armĂ©s de toutes pieces car par oĂč prendroit- on ces hommes pour les percer ? II n’y' a donc d’autre ressource que de tirer- C’est un avantage trĂšs-grand de mettre la cavalerie dans cette nĂ©cessitĂ© ; & Cette idĂ©e mĂ©rite d’ĂȘtre examinĂ©e. J’ai fait faire une armure entiere de feuilles de tĂŽle minces , appliquĂ©es fur un buffle trĂšs - fort, & elle ne pesois pas plus de trente livres. Cette armure est Ă  l’épreuve de l’epĂ©e & de la pique je ne puis avancer qu’elle garantisse du coup de feu , surtout de celui qu’on nomme le coup de la baraque ; mais je puis assurer que tous les coups mal chargĂ©s , tous ceux qui font Ă©ventĂ©s- vu Ă©branlĂ©s par le mouvement du che- E v 1 06 MĂ©moires. val, ne percent point, non plus que tous ceux qui viennent de biais. Mais laiĂ­sons-lĂ  le feu celui de la cavalerie n’est pas fort redoutable ; & j’ai toujours oui dire que celle qui s’avisoit de tirer Ă©toit battue. Si cela est, il faut donc tĂącher de l’obliger Ă  tirer. On ne le peut plus aisĂ©ment, qu’en donnant des armures lĂ©geres, comme celles que je propose ; parce que ces hommes se trouvant invulnĂ©rables Ă  l’épĂ©e , il faudra que l’ennemi prenne le parti de tirer. Qu’arrivera-t-il, s’il tire f DĂšs que la cavalerie , ainsi armĂ©e , aura essuyĂ© ce feu , elle se jettera Ă  corps perdu fur son ennemi; parce qu’elle n’a plus rien Ă  craindre , & qu’elle dĂ©sirera se venger du pĂ©ril qu’elle a couru. Que feront ces hommes , pour ainsi dire tout nuds, contre d’aulres qui seront invul nĂ© rĂąbles ? Car, pour peu qu’un homme se remue, je dĂ©fie qu’on le tue. S’il y ayoit seulement deux rĂ©gimens comme MemoikĂȘsi cens livres quelquefois ‱ l’on reste la nuit dehors 3 & il est impossible que lat Evj IZ2 M E M O I R 1 s cavalerie ne s’abysme Ă  ne faire que ce mĂ©tier-lĂ . Si vous. marchez dans des chemins creux ou dans des dĂ©filĂ©s , qu’une trousse se rompe, qu’elle tombe , qu’un cheval s’abatte, voilĂ  toute, la cavalerie, arrĂȘtĂ©e. Cela arrive cepen» dant. Ă  tout moment. Les autres chevaux ,. qui ne peuvent supporter, leurs, charges, s’inquiettent, ils toupillent. & se heurtent ; voilĂ  tout aussi-tĂŽt vingt, trousses Ă  bas. Quand il pleut, les chevaux enfoncent,.glissent & s’abattent les trousses traĂźnent dans les boues, le. dessus n’est bon qu’à jetter ; de façon qu’iĂŻ y a toujours un grand tiers- de perte. C’est une misere, en vĂ©ritĂ© iL vaudroit mieux ne rien donner aux chevaux , que de le leur faire payer si cher.. De la maniĂ©rĂ© que je propose de fourager, il n’y a point de perte ni d’embarras y l’on n’estropie point les chevaux x & l’on ap orte plus de fou- JVÏ E M- O I R ËY. 13 3 rage au camp. A quoi l’on peut ajouter le dĂ©sordre qui arrive , lorsque le eamp est Ă©loignĂ©, & que les fourageurs font attaquĂ©s; alors toutes les trousses se perdent. Mais le plus grand mat arrive dans la dĂ©route ; car les fourageurs s’enfuient toujours, & alors Dieu fçait quelle confusion il-y a. S’ils trouvent un pont, un guĂ© ou un dĂ©filĂ©, vous les verrez fe prĂ©cipiter par mit liers, fans aucune considĂ©ration, comme de s bĂȘtes effarouchĂ©es la peur leur trouble tellement les sens , qu’ils fe noient & s’écrasent les uns les autres. Suivant ma mĂ©thode , cela ne peut pas arriver ; & bien certainement L’en- nemi., averti de votre disposition, ne vous attaquera pas ; parce qu’il seroit certain de livrer, un grand combat de cavalerie, oĂč il ne, trouveroit pas fou avantage , Ă  moins qu’il ne vienne avec toute son armĂ©e or cela fe íçait, & ne, ÂŁe fait pas avec la mĂȘme facilitĂ© qu’au- 134 MĂ©moires; roit un parti de cavalerie de s’embus- quer pour donner dans vos fourages. ARTICLE SIXIÈME, Des fourages au sec. C ette forte de fourage commence au mois de septembre. Pour le faire en sĂ»retĂ© , il faut pousser des partis en avant, & mettre de l'infanterie dans les villages ; les gardes de cavalerie doivent ĂȘtre au dehors, & l’escorte au centre , pour se porter dans l’endroit qui seroit attaquĂ©. Lorsque le fourage est fait, on rassemble toutes les escortes , qui font l’arriere garde. Si l’on craint pour les flancs, on envoie des dĂ©tachemens qui les cĂŽtoient, & occupent les passages, les gorges & les hauteurs, &c. Les cavaliers battent une partie de leur fourage , s’il est en grain z ils cou- MĂ©moires.; 13/ petit la paille par la moitiĂ©, & mettent le tout dans le sac. II n’y a point de perte, comme avec les trousses , oit tout le grain se rĂ©pand par les chemins. ARTICLE SEPTIE’ME. Des tentes & de la maniĂ©rĂ© de camper - de la cavalerie , J’A i dit que les lances dĂ©voient servir de bĂątons de tentes il est aisĂ© de voir que toute une centurie ou escadron est Ă  couvert sous une pareille tente, tant les hommes que les chevaux. II est d’une consĂ©quence infinie pour la cavalerie que les chevaux soient Ă  couvert & chaudement, sur-tout en automne, lorss que les nuits deviennent fraĂźches ; ce qui. est encore une des grandes raisons pour laquelle la cavalerie se fond Ă  vue d’Ɠil ,, Úí devient Ă  rien pendant cette saison.. M E S O I R ĂŻ S. Les chevaux, dis-je, seront sĂšchement & chaudement sous ces tentes , snr-tout si les cavaliers mettent quelques branchages 1 Ă  l’entour , & y ba^ laient le fumier; ce qui formera une muraille autour de la tente. Avec ces prĂ©cautions, les chevaux s’entretien- drĂŽnt avec la moitiĂ© moins de nourriture , & par consĂ©quent ne seront pas si fatiguĂ©s Ă  aller chercher !e fourage. Par la mĂȘme raison, farinĂ©e subsistera plus longtemps dans un pays, & elle tiendra la campagne bien plus longtemps que Pennemi, qui n’aura pas ces moyens ; ce qui me paroi t d’une assez grande consĂ©quence, pour qu’on y fasse une sĂ©rieuse attention. II est certain que la plus grande partie du fourage se perd en fumier , parce que , lorsqu’il pleut, le cheval, en trĂ©pignant', fait de la boue sous lui ‱ le cavalier, pour le soulager , lui fait une nouvelle Ăźitiere ; mais, dans un moment, elle est rĂ©duite en- MĂ©moires. 137 boue. Le cheval ne peut pas se coucher dans l’eau, ĂŹl reste les quatre pieds & la tĂȘte ensemble , se morfond, la colique le prend, & le voilĂ  aufĂ­i-tĂŽt mort que malade. Sous ces tentes, on ne lui fait point de litiere, parce qu’il y fait sec z & par consĂ©quent, on Ă©pargne au moins la moitiĂ© du fourage. Or, si l'on fait cette Ă©pargne , il n’en faut plus apporter que la moitiĂ©. Ainsi vous mĂ©nagez votre cavalerie, & vous subsistez plus longtemps dans un pays. Si toutes ces choses font bien combinĂ©es 8c bien pesĂ©es, l’on concevra aisĂ©ment que ce que je propose est bon car , si l’on compare ma façon de soulager avec celle qui est usitĂ©e , les acci- dens qui arrivent, la perte qu’on fait fur le fourage en lui-mĂȘme , la fatigue, le temps que je subsiste, & la maniĂ©rĂ© -dont je me conserve, je crois que l’on . en fera bien convaincu. i%8 MĂŻmoishs, On me demandera peut-ĂȘtre, comment porter avec soi ces grandes tentes ? Avec des chevaux de bĂąt. D’ail- leurs, on peut les faire de façon qu’el- les se dĂ©montent par pieces & par morceaux , & on peut en donner un Ă  chaque cavalier. Elles contiennent prĂšs de cinquante aunes de toile moins qu'il n’en faut pour les tentes d’un escadron de cent trente hommes, suivant qu’on les fait aujourd’hui. Cela paroĂźtra extraordinaire ; mais ceux qui seront curieux n’auront qu’à calculer. ARTICLE HUITIE’ME. Des partis ou dĂ©tachemens de la cavalerie lĂ©ger e. L e pays oĂč l’on fait la guerre doit dĂ©cider de futilitĂ© & du succĂšs des partis. Rarement les grands partis de cavalerie aboutissent Ă  quelque choie de M E M O I R E S. I Z9 bon, Ă  moins que ce ne soit pour faire quelqu’expĂ©dition prompte & vigoureuse , pour enlever un convoi, surprendre un poste, soutenir des partis d’infanterie que vous aurez poussĂ©s en avant pour couvrir votre marche ; alors ils font de grande utilitĂ©. Car, supposĂ© que l’ennemi ait dessein d’attaquer votre arriere-garde ou vos Ă©quipages avec quelques dĂ©tachemens considĂ©rables, il ne Tosera , si vous avez poussĂ© un gros parti la veille de votre marche du cĂŽtĂ© opposĂ© ; parce qu’il craindra de se mettre entre ce qu’il veut attaquer & ce dĂ©tachement, qu’il sçaura bien sĂ»rement ĂȘtre sorti, sans sçavoir positivement quelle route il tient, ni dans quel endroit il est. Les troupes de ces dĂ©tachemens doivent toujours ĂȘtre de cinquante hommes , & le dĂ©tachement toujours fort. II faut un homme habile & nourri Ă  la guerre pour le conduire ; ĂŽc c’est Í4 patience. MĂ©moires. *43 CHAPITRE QUATRIÈME. DĂŹJJertation sur la grande manƓuvre. J E suis persuadĂ© que toute troupe qui n’est point soutenue est une troupe battue , & que les principes que nous a donnĂ©s lĂ -deflus M. de MontecuculĂŹ, dans ses mĂ©moires, font certains. II dit qu’il faut toujours soutenir l’insanterie Svec de la cavalerie , Sc celle-ci avec de l’insanterie. Nous n’en saisons cependant rien ; nous mettons fur les ailes toute la cavalerie , qui n’est soutenue ^ue par de la cavalerie ; Sc dans le cen- tre toute l’infanterie , soutenue par de ^infanterie. Eb,comment soutenue f De ^inq Ă  six cens pas de distance. Par cette pofition feule vos troupes font intimidĂ©es, fans en sçavoir la raison ; car tout homme quj ne yoit rien derriere lui pour ,1e soutenir Sc le secourir,est Ă  demi battu j 144 MĂ©moires.' & c’est ce qui fait que souvent la secon* de ligne lĂąche le pied, pendant que la premiere combat j’ai vĂ» cela plus d’une fois, &, je pense, bien d’autres que moi l'ont vĂ» auĂ­si ; mais personne n’en a peut-ĂȘtre cherchĂ© la raison ; elle est dans le cƓur humain. Voici ce que dit l’illustre Montecuculi Ă  ce sujet dans Ă­Ăšs mĂ©moires. -> Dans les armĂ©es anciennes , cha- » que rĂ©giment d’infanterie contenoit » une certaine quantitĂ© de cavalerie » & d’artillerie de ces cavaliers , les j -> uns avoient des cuirasses, & les au- ! » tres Ă©toient plus lĂ©gĂšrement armĂ©s. j -> Pourquoi mĂȘler ensemble plusieurs sortes d’armes dans un mĂȘme corps , *> sinon pour faire voir l’extrĂȘme besoin y qu’elies ont l’une de l’autre , & les » secours qu’elles peuvent se donner rĂ©- -> ciproquement ? Dans les ordonnait- » ces modernes, oĂč toute l’infanterie » se met ordinairement au centre de la bataille , MĂ©moires; 14 f » bataille , & la cavalerie sur les ailes » qui s’étendent Ă  plusieurs milliers de » pas ; en bonne foi, quels secours ces » deux corps peuvent-ils recevoir l’un » de l’autre f II est clair que les ailes » Ă©tant battues , l’infanterie , qui de- » meure abandonnĂ©e, est dĂ©couverte » par les flancs, & ne peut manquer » d’ĂȘtre dĂ©faite, au moins Ă  coups de » canon, si ce n’est autrement, comme » il arriva aux bataillons SuĂ©dois en » 1634. Les SuĂ©dois s’apperçurent de » la faute, quand leur cavalerie eut Ă©tĂ© » chassĂ©e du champ de bataille j 8 c , s> pour y remĂ©dier, ils mirent des pelo- 3» tons de mousquetaires entre les efca- » drons. Mais le remede n’étoit pas » suffisant ; parce que les escadrons *> Ă©tant rompus, il falloir que les pelo- » tons fussent passĂ©s au fil de l’épĂ©e ; -> ce qu’ils Ă©prouvĂšrent, parce qu’ils 30 n’avoient point auprĂšs d’eux de corps ? oh s e Ă©tirer, ni de piquiers qui Les G 14 6 MĂ©moires, » soutinĂ­fenti Eh , comment auroieht» » ils pu recourir Ă  leur infanterie st Ă©loi- » gnĂ©e d’eux ? » C’est pourquoi je mets de petites troupes de cavalerie Ă  trente pas der-» riere mon infanterie, S c des bataillons quarrĂ©s , fraisĂ©s de piques , entre mes deux ailes de cavalerie, derriere lesquels elle puisse se rallier, au cas qu’elle soit battue ou repoussĂ©e. * Il est certain que ma cavalerie de la seconde ligne ne s’enfuira pas , tant qu’elle verra ces bataillons quarrĂ©s devant elle j & fa contenance rassur rera celle de la premiere ligne. Mes * On poiirroit objecter que fa propre cavalerie , venant Ă  ĂȘtre repoussĂ©e par IVnnemi, se culbu- feroit en dĂ©sordre Ă­ur cep bataillons quarrĂ©s. Mais on doit observer que M. le marĂ©chal ne propose ces bataillons qu’à moins qu’ils ne soient fraisĂ©s de piques , avec lesquelles on peut rĂ©sister au choc. Au reste, les intervalles qui font entre les bataillons quarrĂ©s font fi considĂ©rables , qu’il n’cst pas vraisemblable que Cette cavalerie , quelqu’épou- vantĂ©e qu’elle soit , aille se jetter sur ces bataillons > lesquels on pourroit encore couvrir de chevaux de frise roulans. M E M O I R 2 S. bataillons quarrĂ©s se dĂ©fendront bien , parce qu’ils espĂ©reront un prompt secours de la cavalerie , qui, Ă  la faveur de leur feu & de leprs piques, repa- roĂźtra dans Pinstant , & voudra rĂ©parer en quelque façon la honte de fa dĂ©faite outre cela, ces bataillons couvrent les flancs de votre infanterie. In y en a qui veulent mettre de petites troupes d’infanterie dans les intervalles de la cavalerie ; cela ne vaut rien. La faiblesse de cet ordre intimide feule des troupes d’infanterie ; parce que ces pauvres misĂ©rables sentent qu’ils font perdus, fi la cavalerie qui s’est flattĂ©e de leur secours , dĂšs qu’elĂźe fait un mouvement un peu brusque ce qui est de son essence , ne le voyant plus, est toute dĂ©concertĂ©e. Si votre aile de cavalerie est battue , PennemĂź vous prend tout Ă  Passe en flanc, & cela dans le moment, D’autres gardent Piissantene avec Gij MĂ©moires. {les escadrons de cavalerie ; cela ne vaut rien du tout, parce que, quand l’in- fanterie ennemie vient vous attaquer , elle tire Ă©galement fur ces escadrons, comme fur l’infanterie j il y a des chevaux de tuĂ©s, la confusion se met bientĂŽt partout, ces troupes de cavalerie lĂąchent le pied il n’en faut pas davantage pour faire tourner la tĂȘte Ă  l’infan- terie, Sc la faire fuir auĂ­fi. Que feront ces escadrons ainsi plar çés ? S’abandonneront-ils fur l’infan- terie ennemie ? Ou bien resteront - ils comme des termes, combattant de pied ferme, l’épĂ©e Ă  la main , contre des gens qui viennent les attaquer avec la bayonnette > Se Ă  grands coups de fusil dans le nez? Veut-on qu’ils s’abandon- nent fur cette infanterie f S’ils font repoussĂ©s , comme il y a grande apparence , ils fe renverseront fur l’infanterie, & la mettront en dĂ©sordre ; parce qu’ils retrouveront difficilement leur poste j MĂ©moires; & les intervalles Ă©tant petits, ferons assurĂ©ment bouchĂ©s. Car il faut remarquer un inconvĂ©nient considĂ©rable dans lequel on tombe avec les bataillons for- Ă­nĂ©s selon l’usage reçu lorsque les files se brouillent, soit par le mouvement , par le canon, ou par le doublement de s rangs , tout est en confusion ; personne n’est plus Ă  son poste ; les divisions', leur ordre & leur nombre ne se trouvent plus; &il n’y a personne quĂź puisse dĂ©mĂȘler cette fusĂ©e. II n’en est pas de mĂȘme avec mes centuries elles suivent chacune leur enseigne, & restent en troupe ; on les met facilement en ordre ; &, quand elles n’y seroient pas , le mal ne feroit pas grand, pendant qu’elles font guidĂ©es par les enseignes , lesquelles s’alignent fur celle de la lĂ©gion les officiers rajustent les rangs ; ce qui ne se fait pas de mĂȘme dans un bataillon. C’est un des grands dĂ©fauts de la colonne du chevalier de G iij i ye MĂ©moires. FollarĂą. Ceci me donne occafion d’en parler. De la Colonne. Bien que j’estime infiniment M. le chevalier Follard , & que je fasse grand cas de ses ouvrages , je ne puis toutefois me ranger Ă  son avis fur les colonnes. Cette idĂ©e m’avoit d’abord sĂ©duit elle est belle, & paroi t dangereuse pour ì’ennemi ; mais l’exĂ©cution m’en a fait revenir. II faut que j’en fasse l’analyse , pour en faire connoĂźtre les dĂ©fauts c’est une affaire de calcul bien aisĂ©. II faut un pied sc demi, ou dix - huit pouces de distance , Ă  un homme , quand il est en bataille. Les flancs de la colonne deviennent front or , de quelque façon qu’on veuille la faire cette colonne, ses flancs seront toujours composĂ©s, pour le moins, de quarante files de profondeur fur vingt-quatre rangs d’épaisseur. II faut, pour fa longueur, soixante Memoises. ÏJ’i pieds , Ă­orfqu’elie fait face j dĂšs qu’ellĂ© marche 3 il lui en faut cent vingt, ce qui est le double de la distance qu’elle vient d’occuper ; parce qu’un homme ne fçau- foit marcher fur dix-huit pouces , Ă  moins de piĂ©tonner , & qu'il lui faut trois pieds pour marcher de forte que, quand la tĂȘte de cette colonne marchera, la queue demeurera & , lorsque la tĂȘte sera arrĂȘtĂ©e , la queue marchera encore l’efpace de soixante pieds ; ce qui fera dans les flans de votre colonne des vuides trĂšs- dangereux. Si on la fait plus longue , le dĂ©faut augmente toujours Ă  proportion de fa longueur ainsi une colonne de deux cent quarante files auroit,pour fa position naturelle, trois cent soixante pieds de longueur ; &, pour pouvoir marcher, il lui en faudroit sept cent vingt. Que vous arrive-t-il, quand vous avez percĂ© ? Vous faites Ă  gauche &>Ă  droite avee vos deux flancs, qui de- Ăź$ĂČ. MĂ©moires. viennent faces ,. pour prendre en flanc l’ennemi que vous avez percĂ©, mais vous vous trouvez Ă  files ouvertes , parcs que vous occupez justement une fois plus de terrein que vous ne devez ; ainĂ­ĂŹ il fe fait des trouĂ©es considĂ©rables, surtout fi vous avez fait ce mouvement brusquement, ce qui doit ĂȘtre le propre de la colonne. Le chevalier se trompe fort de croire qu’elle soit aisĂ©e Ă  remuer c’est le corps le plus lourd que je connoiste , sur-tout quand il est Ă  vingt-quatre d’é- paisseur. S’il arrive que les files se brouillent une fois, soit par la marche, l’inĂ©- galitĂ© du terrein, ou par le canon qui doit y faire un furieux dĂ©sordre, il n’y a tĂȘte d’homme qui puisse venir Ă  bout de la remettre en ordre. Cette colonne devient alors une masse de soldats qui n’ont plus ni rangs, ni ordre, & oĂč tout est confondu. . Je crois son] poids de peu de consĂ©- MĂ©moires. ipz qĂčence quoiqu’en dise M. le cheva_ lier, les hommes ne se poussent pas ainsi les uns les autres de l’épaule ; bailleurs , ils ne sçauroient le faire , puis- qu’ils ont trois pieds de distance de l’un Ă  l’autre , lorsqu’ils marchent. Dans la retraite , je la trouve meilleure que les bataillons quartĂ©s ; non qu’elle marche plus vĂźte , mais parcs qu’elle coule par-tout fans s’arrĂȘter ; 8c que, s’il arrivoit qu’on la perçùt avec de la cavalerie, on n’en seroit pas plus- avancĂ©, parcs que l’on recevroit des- coups de fusil par derriere , & que la troupe seroit bientĂŽt rejointe & refermĂ©e, Mais, pour cela , deux bataillons 1 „ dos Ă  dos suffisent; je veux dire, qu! marchent en contre - marche , faisant front, quand il le faut, Ă  droite & Ă  gau-" che. Cette retraite ne peut se faire que trĂ©s-lentemerit, parcs qu’il faut sauver' la queue , qui, sans cela, Ă­eroit bientĂŽt sĂ©parĂ©e du corps, Ă  cause des trois G- v i;'4 MĂ©moires; pieds qu’il faut au soldat pour marcher. Mais de croire que ce corps soit lĂ©ger , & qu’il se remue aisĂ©ment, c’est de quoi je suis bien revenu. Je le crois mĂȘme dangereux Ă  vingt-quatre & Ă  seize d’épailseur, Ă  cause du dĂ©sordre qui s’y met quand on a Ă  le former. II ne faut jamais faire la colonne que de deux bataillons d’épaisseur, Ă  quatre de hauteur chacun ; ce qui ne dĂ©range pas l’ordre naturel des bataillons. Ce que je viens de dire a u sujet des trois pieds de distance qu’il faut Ă  un homme pour marcher, dĂ©termine la raison du danger qu’il y a Ă  faire des mauve mens en contre-marche ; c’est-Ă - dire, de changer son front en flanc mouvement dont l’ennemi profite toujours , parce qu’il lui crĂšve les yeux. Si vous le faites a portĂ©e de lui, pour regagner un intervalle , vous ĂȘtes perdu z car votre bataillon, occupera le MĂ©moires. iyy -double du terrein qu’il occupoit, & il .lui faudra le double de temps pour se remettre comme il doit ĂȘtre J parce que , supposĂ© que votre bataillon contienne six cens hommes, il occupera un . terrein de deux cent vingt-cinq pieds si l’on fait un mouvement Ă  droite , votre soldat de la droite aura fait deux cent vingt-cinq pieds avant que celui de la gauche ait encore bougĂ© ; sc, quand celui de la droite fera arrĂȘtĂ© , votre soldat de la gauche aura encore deux cent vingt-cinq pieds de distance Ă  faire, avant que le bataillon puisse ĂȘtre en ordre, & faire face j ce qui fait .ensemble le temps qu’il faut pour faire quatre cent cinquante pieds , ou cent quatre-vingt pas. Si donc l’ennemi se .trouve Ă  cent pas de vous , & qu’il vous prenne au pied levĂ© , il s’en faudra le temps nĂ©cessaire pour faire quatre-vingt pas, que vous ne soyez en ‱ordre» i $6 MĂ©moires; Plus vous avez de troupes qui otĂŻt ce mouvement Ă  faire, & plus il est dangereux ; car, st vous avez seulement quatre bataillons, vous ĂȘtes dans le mĂȘme danger, l’ennemĂ­ fĂ»t-il Ă  huit cens pas de vous. Cela est gĂ©omĂ©trique , aĂŹirsi que bien d’autres choses Ă  la guerre. Le taSf ou la cadence peut seul remĂ©dier Ă  ces dĂ©fauts, qui dĂ©cident de tout dans les combats; & je me fuis exprĂšs Ă©tendu fur cette matiĂšre , pour faire voir l’ïgnorance de nos militaires, & la consĂ©quence du taéÏ car ils conviendront de tous ces dĂ©fauts, fans savoir d’autre remede que de marcher lentement. On ne sçauroit faire charger un bataillon Ă  quatre de hauteur seulement, que l’on ne tombe dans le cas que je viens de dire. A moins que l’on ne marche comme des fourmis, on arrivera toujours fur l’ennemĂŹ Ă  rang» M E M O I K E s; ĂŻj '7 ouverts quel dĂ©faut Ă©norme ! C’est-lĂ  la source de la tirerie ; parce que , pour charger autrement , il faut marcher vĂźte , & ensemble ; & qu’on ne le peut., puisqu’en ne fcauroit marcher fur dix» huit pouces, fans le tact. Il est impossible aussi que les Romains & les MacĂ©doniens aient pĂ» combattre fans 1e tact ou la cadence , parce qu'ils Ă©toient fur un ordre ferrĂ© &- profond» Tout le monde en a parlĂ© ; mais personne n’en a pĂ©nĂ©trĂ© , ce me semble, le secret. J’ai souvent Ă©tĂ© surpris qu’on ne s’appliquĂąt pas Ă  attaquer , par colonne, l’ennemi dans les marches. II est constant qu’une grande armĂ©e occupe toujours trois ou quatre fois plus de terrein dans la marche , qu’il ne lui err faut pour fe ranger, quoique I on fasse marcher furplusieurs colonnet. Si donc vous pouvez ĂȘtre averti de quel cĂŽtĂ© l’ennemi marche, que vous sçachiez; ĂŻ$$ MĂ©mo i se s. ì’heure de son dĂ©part, quand il seroĂ­t Ă  Ă­ix lieues de vous , vous arriverez toujours Ă  temps pour l’attaquer ; car fa tĂȘte fera arrivĂ©e au camp qu’il veut occuper, avant que son arriere-garde soit sortie de celui qu’il quitte. ‱ Il est impossible de pouvoir rallier des troupes fur une pareille distance , qu’il ne s’y fasse de grands vuides, & une confusion horrible. J’ai cependant vu faire ce mouvement bien souvent, sans que l’ennemi ait songĂ© Ă  profiter de l’avantage que lui fournissoit l’occasion ; & j’ai crĂ» qu’on l’avoit enchantĂ©. Il y auroit un beau chapitre Ă  faire sur ce que je viens de dire. Car combien de diverses situations ne produit pas une telle marche ? En combien d’endroits ne peut-on pas l’attaquer, fans rien risquer ? Combien de fois une armĂ©e qui marche n’est-elle pas sĂ©parĂ©e par des ravins ; des riviĂšres, des ruis- MĂ©moires, ipp seaux, &c ? Combien de situations ne vous mettent-elles pas Ă  couvert d’une partie de cette armĂ©e qui marche ? Combien de fois n’ĂȘtes-vous pas en Ă©tat, quoiqu’infĂ©rieur , d’en sĂ©parer une partie Ă  votre choix , & de tenir le reste en Ă©chec avec un petit nombre de troupes ? Mais toutes ces choses font aussi, diverses que les situations qui les produisent. II ne s’agit que d’avoir de l’in- telligence, connoĂźtreleterrein, & oser; car vous ne risquez rien , ces affaires- lĂ  n’étant jamais dĂ©cisives pour vous ; mais elles peuvent l’ĂȘtre pour 1*ennemi.. Ce font les tĂȘtes de vos colonnes qui attaquent Ă  mesure qu’elles arrivent, lesquelles font soutenues par d’autres troupes qui les suivent cela fait disposition de foi-mĂȘme, & vous donnez fur des corps qui ne font point disposĂ©s ni soutenus. Voila Ă  quoi la colonne peut ĂȘtre bonne mais je m’apperçois que je vais Ï6Ă» M E M O I R Ë 5. Ăąu-delĂ  des premiers principes de l’aft* & il n’est pas encore temps de passer Ă  des parties si Ă©levĂ©es. CHAPITRE CINQUIEME. Des armes Ă  feu , & de la mĂ©thode de tirer. J’ai dĂ©ja dit que la maniĂ©rĂ© de faire tirer par commandement , gĂȘnoit le soldat & ĂŽtoit au feu tout son effet, je veux dire la justesse ; & qu’il est dangereux de tirer, quand on a affĂ»te Ă  de l’infanterie, oĂč l’on peut s’aborder parce qu’il faut s'atrĂȘter pour tirer, & qu’infailliblement vous vous faites battre , si vous tirez contre des gens qui marchent Ă  vous avec cĂ©lĂ©ritĂ© - parce que votre troupe , qui fe flattoit que ce feu alloit exterminer l’ennemi, voyant le peu d’effet qu’il aura produit, vous abandonnera certainement. Ainsi il ne faut point tirer fur l’ennemi que l'on peut aborder ; mais bien derriĂšre MĂ©moires. i6Ăź 3es haies , lorsqu’un fossĂ© , une riviĂšre, un ravin Òc autres choses semblables vous sĂ©parent de lui alors il faut sça- Voir tirer, & faire un feu si terrible , que rien ne puisse y rĂ©sister. Je m’y prends ainsi. J’ai dĂ©ja dit ĂłP devant, que je voulois que tous mes soldats eussent des fusils avec un dĂ© Ă  secret; ils tirent plus loin, & se chargent plus vĂźte ; le coup en est plus net & plus violent. Dans l’émotion que cause le combat, les soldats, tout de mĂȘme, ne bourrent pas la moitiĂ© du temps, & font sujets Ă  mettre la cartouche dans le canon, fans l’ouvrir ; ce qui rend beaucoup d’armes inutiles. Je veux donc que les cartouches soient de carton, plus grosses que le calibre du fusil, afin que les soldats ne puissent pas , par distraction , les y faire entrer; qu’elles soient fermĂ©es avec un parchemin collĂ© dessus, afin qu’ils puissent aisĂ©ment les dĂ©coĂ«sser avec les Iffi qÂŁ Ji jjr j^ ****** in ****** ÂŁJ r r jr ^ ^r'T'^ LIVRE SECOND. Des parties sublimes . CHAPITRE PREMIER. De la fortification , attaque & dĂ©fense des places. J E m’étonne toujours comment on ne revient pas de l’abus de fortifier les villes. Ce propos paroĂźtra extraordinaire , & je dois le justifier. Examinons premierement l’utilitĂ© d’une forteresse. Elle sert Ă  couvrir un pays ; Ă  obliger Pennemi Ă  l’attaquer avant que de passer outre ; Ă  s’y retirer avec des troupes , pour les y mettre Ă  couvert, y former des magasins, &; y mettre en MĂ©moires. 185 sĂ»retĂ© , pendant l’hyver, de TartiUe- rie , des munitions , &c. Si l’on examine bien ces choses , on trouvera qu’il est avantageux que les forteresses soient placĂ©es aux con- fluens des riviĂšres ; parce que, pour les investir, il faut partager les armĂ©es en trois corps diffĂ©rens, qu’on peut en battre un avant qu’il soit secouru des deux autres , qu’avant l’investissement on a toujours deux cĂŽtĂ©s libres , & qu’il est impossible que l’ennemi forme cet investissement dans un jour ; qu’il faut l’attirail de trois ponts ^ & que l’on a les hazards pour foi, je veux dire les orages Sc les inondations qui arrivent ordinairement l’étĂ©. Outre qu’en occupant de tels postes, on est maĂźtre du pays ,1’étant des riviĂšres ; on empĂȘche le cours de celles-ci , Sc l’on a la facilitĂ© de ravitailler aisĂ©ment les forteresses, d’y former des magasins, d’y transporter des muni' 186 MĂ©moires. tions & toutes les choses nĂ©cessaires Ă  la guerre. Au dĂ©faut des riviĂšres , on trouve des endroits fortifiĂ©s par la nature , qu’il est prefqu’impossible rĂ©investir, & qu’on ne peut attaquer que d’un seul cĂŽtĂ© ; qui, avec peu de dĂ©pense , pourroient se rendre , pour ainsi dire, imprenables ; car je compte la nature infiniment plus forte que Fart. Pourquoi donc n’en pas profiter f Peu de Villes ont Ă©tĂ© fondĂ©es Ă  ces fins ; le nĂ©goce a causĂ© leur augmentation, & le hasard a choisi leur situation. Ces villes, par la succession des temps, se sont accrues, les bourgeois les ont enceintes de murailles , pour se dĂ©fendre contre les courses des ennemis, & pour se garantir des troubles intestins qui agitent les Etats. Jusques-lĂ  tout est dictĂ© par la raison ; les bourgeois les ont fortifiĂ©es pour leur conservation, ils les ont dĂ©fendues mais pourquoi MĂ©moires. i 8^ les princes se sont-ils avisĂ©s de les fortifier ? Ils pourroient avoir eu en cela quelqu’apparence de raison, du temps que la chrĂ©tientĂ© vivoit dans la barbarie , que l’on dĂ©vaĂ­ĂŹoit les pays mais Ă  prĂ©sent que l’on sait la guerre avec plus de modĂ©ration, parce que le vainqueur mĂȘme y trouve son avantage > qu’a-t-on Ă  craindre f Est-ce qu’une ville qui fera enceinte d’une bonne muraille , & d’un boulevard oĂč l’on mettra trois ou quatre cens hommes de garnison, joints Ă  la bourgeoisie , avec quelques pieces de canon de fer, ne fera pas aussi bien en sĂ»retĂ© , que s’il y avoit plusieurs milliers d’hommes ? Car je soutiens que ceux-ci ne se dĂ©fendront pas plus longtemps que ces quatre cens hommes, & que la capitulation pour le bourgeois ne fera pas meilleure. Outre cela , quand l’enne- mi aura pris cette ville , qu’en fera- t-il ? La fortifiera-t-iĂŹ f Je pense que *88 M EMOI RE Sinon ; ainsi il se contentera d’une contribution & passera outre , peut-ĂȘtre mĂȘme ne l’affiĂ©gera-t-il pas, parce qu’il ne sçauroit la Conserver de se bavarder d’y laisser une petite garnison, c’est ce qu’il ne fera jamais ; & d’y en mettre une grosse, il le fera encore moins , parce qu’elle ne seroit pas en sĂ»retĂ©. Une raison plus forte encore me persuade que les villes fortifiĂ©es font de mauvaise dĂ©fense \ c’est que , supposĂ© que l’on fasse des magasins de vivres pour trois mois de garnison, dĂšs qu’une ville est investie , il n’y en a pas pour huit jours ; parce qu’on n’a pas comptĂ© fur dix, vingt ou trente mille bouches qu’il faut nourrir, par la raison que la plupart des habitans de la campagne s’y rĂ©fugient avec leurs effets , & augmentent le nombre des bourgeois. Les richesses d’un prince ne dĂ©tendent pas Ă  faire de pareils magasins pour tout un pays dans toutes les places MĂ©moires. i8p qui sont en risque d’ĂȘtre attaquĂ©es , non plus qu a les renouveller tous les ans ; Sc quand il auroit la pierre philo- sophale, il ne le pourroit pas, parcs qu’il mettroit la famine dans ses Etats. J’entends dire Ă  quelqu’un Je mettrai Ă  la porte les bourgeois qui ne pourront faire leur provision. C’est une dĂ©solation pire que celle que peut causer l’ennemi car çombien y en a-t-tl dans une ville qui ne vivent qu’au jour la journĂ©e ? Outre cela , est-on certain que l’on fera investi f Mais si cela est, l’ennemi verra-t-il tranquillement la retraite de ce peuple ? II le rechassera dans la ville. Qu’est-ce que fera mom- sieurle gouverneur? LaĂ­ssera-t-ilmourir de faim ces misĂ©rables? Pourra-t-il justifier cette conduite devant son souverain ? Que sera-t-il donc ? II faudra qu’il leur fasse part de son magasin , & qu’il se rende au bout de huit ou quinze jours. Car } supposĂ© qu’il y ait dan§ uns ĂŻ $o MĂ©moires. yille cinq mille hommes de garnison, qu’il y ait outre cela trente mille douches , que les magasins soient pour trois mois ; les trente - cinq mille bouches mangeront en un jour ce que les autres auroient mangĂ© en huit ou neuf ; ainsi la place ne peut tenir qu’environ dix Ă  douze jours. Mettons qu’elle en tienne vingt ce n’est pas la peine de'l’atta- quer ; elle est obligĂ©e de se rendre d’elle-mĂȘme , & tous les millions que l’on a employĂ©s pour la fortifier font perdus. Il me semble, que ce que je Viens de dire doit bien persuader des dĂ©fauts irrĂ©mĂ©diables des villes /fortifiĂ©es, & qu’il est plus avantageux Ă  un souverain d’établir ses places d’armes dans des endroits aidĂ©s de la nature & propres Ă  couvrir un pays, que de fortifier des villes avec des dĂ©penses immenses, ou d’augmenter leurs fortifications, IlĂ­audroitau contraire, aprĂšs MĂ©moires, 191 en avoir Ă©tabli d’autres, les raser toutes jusqu’aux remparts. Du moins ne faudroit-il plus songer Ă  en fortifier &ç \ employer tant d’argent inutilement,. Quoique ce que je dis lĂ  soit fondĂ© sur la raison , je sçais bien que per- ĂČnne ne s’en avisera , tant l’usage est me belle chose , & tant il a de puis- Ă nce sur les hommes. Une place cornue celle que je suppose , peut tenir plusieurs mois de tranchĂ©e & mĂȘme des annĂ©es ; parce que la bourgeoisie ne l’embarrasse pas, & que , lorsqu’il y a des vivres, on sçait combien le siĂšge doit durer. Les siĂšges que l’on a faits en Bra^ bant n’auroient pas eu des succĂšs si rapides , si les gouverneurs n’avoient calculĂ© le temps de leur rĂ©sistance avec celui de la durĂ©e de leurs vivres ; c’est pourquoi ils dĂ©siroient autant que l’en^ nemi que la brĂšche fĂ»t bientĂŽt prĂȘte , pour pouvoir se rendre honorablement z r§2 MĂ©moires. & malgrĂ© cette bonne volontĂ© mutuelle, j’ai vu plusieurs gouverneurs ĂȘtre obligĂ©s de le faire, fans avoir eu l'honneur de sortir par la brĂšche. J’ai remarquĂ© dans les siĂšges que, dĂšs le commencement, l’on garnit beaucoup le chemin couvert, que l’on y fait un grand feu de mousqueterie, & que ce feu ne fait pas un grand dommage. Cela ne vaut absolument rien, parce qu’on fatigue les troupes de façon qu’on les excede. Le soldat, que l’on sait tirer toute la nuit, s’ennuie ; son fusil se casse ou se dĂ©mantibule ; il passe le lendemain une partie du jour Ă  le nettoyer, Ă  le rajuster & Ă  faire des cartouches. Enfin cela lui emporte tout le repos qu’il devroit prendre - chose qui est d’une consĂ©quence infinie , & qui entraĂźne aprĂšs foi, si l’on n’y fait attention , des maladies & un dĂ©goĂ»t auxquels la bonne volontĂ© ne dĂ©siste pas. C’çst cependant fur la fin d’un MĂ©moires. d’un siĂšge oĂ» il faut marquer plus de vigueur ; parce que c’est alors qu’il est question de coups de main, & que plus vous faites voir d’activitĂ©, plus l’enne- mi se dĂ©goĂ»te ; d’autant que les maladies se mettent dans son camp , que les sourages & les vivres lui manquent, & ensin que tout concourt Ă  fa ruine ; ce qui dĂ©courage & officiers & soldats si avec cela ils sentent que la rĂ©sistance devient plus forte & qu’elle augmente Ă  mesure qu’ils se flattent de la voir diminuer , ils ne sçavent plus ou ils en font, & se dĂ©goĂ»tent totalement. C’est pourquoi il faut toujours rĂ©server les meilleures troupes pour les coups de main , ne leur pas seulement permettre de mettre le nez sur le rempart, & sur-tout ne les point faire veiller ; mais, dĂšs qu’elles ont fait leur expĂ©dition , les renvoyer Ă  leur quartier. Pour revenir au feu du chemin couvert ou des remparts fur les travailleurs pendant la nuit, ce n’est que da I i5>4 MĂ©moires. bruit ; car les soldats , pour ne point se donner la peine de bourrer, parce que cela les fatigue - prennent la poudre Ă  poignĂ©e , la jettent dans le fusil, mettent une baie par-deĂ­sus, puis tirent. OĂč tirent-ils ? En Pair; parce qu’à force de tirer, PĂ©paule leur devient douloureuse ; & comme , dans l’obscuritĂ©, l’cĂ­ficier ne peut les voir, ils passent le bout du fusil sur la palissade , & la baie va oĂč elle peut. Il vaut beaucoup mieux placer, vers la fin du jour, plusieu/s batteries de çanons Ă  barbettes, soit dans les chemins couverts, soit sur les remparts , les aligner avec de la craie pour les faire tirer dans les environs oĂč l’on croit qu’ìl en est besoin pendant toute la nuit, puis les ĂŽter Ă  la pointe du jour. Ce feu fera bien plus meurtrier que celui de la mousqueterie, parce qu’il percera gabions & fascines les baies Ă©tant grosses comme des noix , balaieront continuellement toute la lar- M EMOlRESf 1$f geur dĂ© la tranchĂ©e, & iront par bonds & ricochets bien loin au-delĂ  de leur portĂ©e. Le canon de 1-ennemi ne sçau- roit les faire taire pendant la nuit, & cela tue comme mouches les travailleurs & ceux qui fervent les batteries. Enfin , pour servir douze pieces de carton ainsi disposĂ©es, il rte faut que trente-six soldats & douze canoniers; & je me persuade qu’ils feront plus de masque mille hommes Ă  qui l'on auroie fait passer la nuit dans le chemin couvert. Pendant ce temps, vos troupes se reposent tranquillement, & sont le lendemain en Ă©tat de relever les postes , ou d'ĂȘtre employĂ©es au travail. ‱ Que l'on ne m’objeĂ©te pas que cela consume beaucoup de poudre ; les soldats en gaspillent plus pendant la nuit qu’ils n’en tirent au reste on n’a qu’à tirer ayec moins de pieces ; il en rĂ©sultera-toujours un avantage considĂ©rable , en ce que vos troupes seront moins fatiguĂ©es , & que par consĂ©quent vous lij i $6 MĂ©moires. aurez moins de malades car rien ne cause tant de maladies que les veilles. Je dois dire ici un seul mot en passant sur nos ouvrages de fortifications, qui est que tous les anciens ne valent rien, & les modernes pas beaucoup plus j ainsi que je le ferai connoĂźtre Ă  la fin du second chapitre. Le roi de Pologne * a formĂ© un systĂšme de fortifications qui est admirable mais parc? qu’on ne fait pas les places comme on les souhaiteroit, & qu’il faut s’en servir comme elles font, il faudroitau moins tĂącher de remĂ©dier aux dĂ©fauts les plus absurdes. -Tous les ouvrages dĂ©tachĂ©s, par exemple , font escarpĂ©s Ă  la gorge mauvais systĂšme. Pour y remĂ©dier , il faut y pratiquer des rampes pour pouvoir les r’attaquer par derriere l’épĂ©e Ă  la main car quand les ennemis s’y font logĂ©s, leur logement contient peu de monde , parce que les couvreurs 6c ‱* Auguste II. pcfe de l’iureur, MĂ©moires. Ipz travailleurs font obligĂ©s de fe retirer. Or, fi vous pouvez venir Ă  eux & les attaquer en plus grand nombre, indubitablement vous les chasserez ; & avant qu’ils aient commandĂ© un nouvel assaut & de nouveaux travailleurs, leur logement fera comblĂ©. Vous le pouvez en toute sĂ»retĂ©, parce que vous n’ĂȘtes pas vĂ» de leur canon, ni du feu de leur tranchĂ©e ; il faut donc qu’ils donnent un nouvel assaut, oĂč vous leur tuez une infinitĂ© de monde , parce qu’ils font obligĂ©s de venir en force. Quand leur logement est fait de nouveau , & que leurs couvreurs font retirĂ©s , vous recommencez. Rien n’est si meurtrier & ne dĂ©sole tant l’aĂ­fiĂ©geant, & l’avantage est toujours du cĂŽtĂ© des assiĂ©gĂ©s. Tout ouvrage escarpĂ© par la gorge est un ouvrage perdu, lorsqu’il est une fois emportĂ© ; par la raison qu’on ne sçauroit y aller, que l’ennemi y est en sĂ»retĂ© , &c que vous ne pouvez l’y Iiij i des bestiaux , des Vivres, en un mot, tout ce qui regarde la subsistance & toutes les choses nĂ©cessaires aux armĂ©es. Et si l’on veut y joindre les avantages que la nature nous donne ou nous offre Ă  chaque pas , on conCevra aisĂ©ment que l'on fera des postes de trĂšs-grande importance , surtout si l’on y ajoute des ouvrages avancĂ©s. Car plus les places font grandes & les ouvrages Ă©tendus, plus il saut de monde pour en faire le siĂšge; telles font Lille, Bruxelles, Metz, &c. oĂč il faut des armĂ©es de cent mille hommes pour les investir mais aussi il faut considĂ©rablement de monde pour les dĂ©fendre. J’ai trouvĂ© moyen , par des tours, de supplĂ©er Ă  ce dĂ©faut qu’ont les petites places d’ĂȘtre investies avec peu de monde ; & par ce mĂȘme moyen il ne fa u droit pas moins que cent mille L iij 2.^6 Me m o r r e s. hommes pour l’investissement d’un fofĂ­ tel que celui que je viens de projetter. Ces tours avancĂ©es valent infiniment mieux que les redoutes que plusieurs emploient pour rendre une place spacieuse. Ces redoutes sont bientĂŽt prises, Ă  moins qu’on ne veuille risquer d’y perdre son canon & ses troupes d’ailleurs, il faut beaucoup de monde pour les garder ; ce qui fatigue votre garnison, Sc l’affoiblit extrĂȘmement. Je place ces tours Ă  deux mille pas de mes ouvrages ; parce que , de-lĂ , je puis les battre avec mon canon, lorsque l’ennemi s’en est- emparĂ©. Elles doivent ĂȘtre construites de briques , de façon qu’il n’y ait qu’une simple mu- Ă­ raille du cĂŽtĂ© de la place ; c’est-Ă -dire, qu’il faut partager la tour par son diamĂštre , que la moitiĂ© qui est du cĂŽtĂ© de la campagne soit pleine, & que celle j qui est du cĂŽtĂ© de la place soit vuide. Il y a j du centre du corps de ma M E M O I K E S. 247 place jusqu’à ces tours, trois mille pas de rayon ; ce qui fait, par consĂ©quent, dix-huit mille & quelques pas de circonfĂ©rence ainsi il me faudra trente- six de ces tours pour faire l’enceinte , en les plaçant Ă  cinq cens pas de distance l’une de l’autre j & il faudra les joindre par un bon sosie. Rien ne pourra pasier entre deux ; parce que les coups de feu y croisent ; & que , si l’on vou- loit y pasier en poussant des boyaux , l’on seroit vu Le plongĂ© ainsi il faudra que l’ennemi Ă©tablisse des batteries, & qu’il ouvre la tranchĂ©e , pour des dĂ©truire. J’établirai fur ces tours quatre Ă  cinq de ces armes que - j’appelle ama- settes l’ennemi ne viendra pas fe camper Ă  leur portĂ©e j &, s’il le fait, je lui ferai bientĂŽt lever son camp. II faudra donc qu’il aille camper Ă  quatre mille pas de mes tours. Ajoutez quatre mille pas de rayon aux trois que font mes ouvrages, cela fera quatorze mille pas de diamĂštre, & par consĂ©quent qua- Liv 248 MĂ©moires. rante-deux mille de circonfĂ©rence, & d’avantage. Je veux qu’un bataillon , ou un escadron , occupe cent pas de distance il faudroit quatre cent vingt bataillons pour occuper la circonval- lation , & autant pour la contrevalla- tion ; ce qui feroit huit cent quarante bataillons cela est monstrueux. II faut cependant garder ces lignes ; & l’on conçoit aisĂ©ment que les travaux ne se feront pas fort tranquillement. Que l’on ne croie pas qu’en menant du canon Ă  barbette , on dĂ©truise ces tours fi facilement; il faut absolument ouvrir la tranchĂ©e , & y Ă©tablir des batteries ; & il pourroit se faire que l’on tireroit plus de huit jours , avant que, - - 18-0-0 Largeur R - - 2-0-0 J Profondeur - - 1 - 4- 0 J 1586-4,-0 1 375-0-0 ^201It- 4 - 3 > 60-0-0 En quarante heures trois quarts, quatre cens travailleurs & deux cens rĂ©galeurs feront le front d’un peligĂŽ- ne ; ainsi quatre mille huit cens feront les lunettes , le chemin couvert, & le glacis de huit poligĂŽnes, en quarante heures trois quarts. Suivant le calcul ci-dessus, quatre mille huit cens hommes construiront un poligĂŽne en quatorze heures & de^ MĂ©moires. 255 mie ; &, par consĂ©quent, le fort entier en onze Ă  douze jours de dix heures chacun. Bien que tous ces calculs soient rĂ©els, on ne doit cependant pas y compter pour la pratique je ne les ai faits que pour donner une idĂ©e de la chose ; mais, en y ajoutant le double > ou le triple du temps , on ne fçauroit assurĂ©ment s’y mĂ©prendre. La meilleure façon d’employer les travailleurs, est de les faire travailler par quart ; c’est-Ă -dire, de les faire relever toutes les deux heures & demie alors le travail va vĂźte , & toutes ler troupes font employĂ©es fans ĂȘtre fatiguĂ©es. Le soldat qui ne travaille que trois heures par jour , fait fa tĂąche de bon cƓur , & on peut mĂȘme le presser. Mais on doit travailler au son du tambour , & des instrumens de guerre en cadence. C’est ainsi que les LacĂ©- dĂ©moniens, fous Lyfandre , avec un dĂ©tachement de trois mille hommes 3 2y6 MĂ©moires. dĂ©truisirent le PyrĂ©e, au son de la flĂ»te , en six heures de temps. II nous est mĂȘme restĂ© quelque chose de cette mĂ©thode de travailler ; & il n’y a que peu d’annĂ©es que l’on fit faire aux forçats des galĂšres de Marseille un grand remuement de dĂ©combres mĂȘlĂ©es de poutres Ă©normes, en cadence, & au son du tambourin. Ir faut, autant qu’il se peut, jetter les terres Ă  la pelle, de berme en berme , ou de relais en relais. Le brouĂ«t- tage a plusieurs inconvĂ©niens i°. La dĂ©pense des brouettes, leur entretien , & 1’embarras de les transporter 2 ". Les rampes douces qu’il faut pratiquer pour rouler les terres ; ce qui allonge considĂ©rablement la marche, qui n’est jamais Ă©gale & fans embarras ; parce que le plus fort est obligĂ© de se rĂ©gler sur le plus Ă­oible. Le soldat peut facilement jetter sa pelletĂ©e de terre de huit pieds de profondeur ; & , lorsqu’il se trouve plus bas, il faut lui faire porter MĂ©moires. 277 la terre Ă  la hotte. Les pionniers laisseront, en fouillant, des banquettes 011 des dames , pour que les hotteurs piaillent se reposer pendant qu’on les charge ; aprĂšs quoi , ils partent, & vont les dĂ©charger aux endroits qui leur font indiquĂ©s. II faut que la hotte ait environ trois pieds de hauteur ; qu’elle soit Ă©troite par le bas; & qu’elle contienne deux pieds cubes , qui ne feront gueres plus que le poids de cent cinquante livres, qu’un homme peut porter. D’ailleurs, celui qui porte ne se fatigue pas tant que celui qui poulie une brouette dont la charge fera de moitiĂ© moins pesante. Le soldat renverse facilement sa hotte, en se penchant de cĂŽtĂ© ; parce qu’elle est de la forme d’un cĂŽne renversĂ©. Mais, comme je l’ai dĂ©ja dit, il faut que tout cela se fasse en cadence, & au son de quel- qu’instrument. Il est absolument nĂ©cessaire de faire travailler le soldat. Qu’on lise, dans 2/8 M E M 0 I R Ê S 269 rence de plus de cent bataillons fur les deux armĂ©es ; car le prince Eugene fut obligĂ© de jetter du monde dans toutes les places voisines. Le marĂ©chal de Villars, voyant que les alliĂ©s ne pou- Voient plus faire de siĂšges, tous les magasins Ă©tant pris, tira des garnisons Voisines plus de cinquante bataillons , qui grossirent tellement son armĂ©e, que le prince Eugene , n’ofant plus tenir la campagne , fut obligĂ© de jetter dans le Quefnoi tout son canon, qui y fut pris. Lorsque les villes font situĂ©es au confluent des riviĂšres , il est toujours possible Ă  une armĂ©e qui vient au secours des aĂ­siĂ©gĂ©s, de rompre les ponts qui fervent Ă  la communication de celle des aĂ­siĂ©geans z moyennant quoi, cette armĂ©e sĂ©parĂ©e , l’on en battra une partie, & l’autre-ne sera gueres mieux traitĂ©e voilĂ  donc le siĂšge levĂ©. Ceux qui viennent au secours d’une place assiĂ©gĂ©e ne craignent rien d’attaquer 27o MĂ©moire s. une contrevallation ; parce que l’aĂ­Tie- geant n’oseroit sortir de son poste, Ă  cause de la supĂ©rioritĂ© qu’iltrouveroit, & de la grandeur du terrein, qui va toujours en s’élargissant , lorsqu'on avance. L’obligation de rester derriere ses retranchemens le rend timide, & donne au contraire de l’audace Ă  celui qui attaque, parce qu’il ne craint rien ; ce qui fait plus des trois quarts du gain d’une affaire. A l’égard du passage de riviĂšres de vive force, je crois qu’il n’est gueres possible de l’empĂȘcher ; surtout lors- qu’il est soutenu d'un grand feu d’ar- tillerie, qui donne le temps Ă  la tĂȘte de se retrancher, & de faire un ouvrage pour couvrir le pont. Il n’y a rien Ă  faire pendant le jour ; mais, pendant la nuit, on peut attaquer cet ouvrage &, s’il se trouve que ce soit dans le temps que l’armĂ©e ennemie commence Ă  passer , la confusion se mettra partout , & ceux qui seront dĂ©ja passĂ©s MĂ©moires. _ 271 font perdus. Mais il faut y aller en force & 3 Ă­i vous passez la nuit, vous trouverez le lendemain toute FarmĂ©e passĂ©e alors ce n’est plus une affaire de dĂ©tail, mais bien gĂ©nĂ©rale, que des raisons d’Etat ne permettent pas toujours de bazarder. Il y a , au reste , quantitĂ© de ruses pour le passage des riviĂšres, que chacun emploie , dans Foccasion , selon qu’il est plus ou moins habile & ingĂ©nieux. L’affaire de Denain me fait ressouvenir d’une chose qu’il faut que je conte ici en passant. Le combat fini , la cavalerie Françoise mit pied Ă  terre. Le marĂ©chal de Villars passant le long de la ligne, comme il Ă©toit toujours gai, parlant Ă  des soldats d’un rĂ©giment qui Ă©toit fur fa droite , il leur dit Eh bien , mes en f ans, nous les avons battus. Quelques-uns se mirent Ă  crier vive le roi, Ă  jetter leurs chapeaux, en l’air, & Ă  tirer ; la cavalerie s’en mĂȘla M iv 2^2 M E M O I R E S. cela effraya tellement les chevaux qu’ils s’arracherent des mains des cavaliers , & s’enfuirent tous. S’il y avoir eu quatre hommes qui eussent couru devant eux, ils les auroient menĂ©s Ă  ì’ennemi. Cela fit un dĂ©sordre & un dommage considĂ©rable il y eut beaucoup de monde blessĂ©, & quantitĂ© d'armes perdues. J’ai voulu raconter ce fait, afin de dire ce que c’est que de donner le haraux ; il n’y a que peu de partisans qui le sçachent. Donner le harattx , est une maniĂ©rĂ© d’enlever les chevaux de la cavalerie Ă  la pĂąture ou au fou rage , qui est trĂšs-plaisante. On se mĂȘle, dĂ©guisĂ©, Ă  cheval, parmi les fourageurs ou les pĂątureurs, du cĂŽtĂ© que l’on veut fuir. On commence Ă  tirer quelques coups ceux qui doivent serrer la queue y rĂ©pondent Ă jJ’autre extrĂ©mitĂ© de la pĂąture ou du fourage puis l’on se met de toute part Ă  courir vers l’endroit oĂč l’on Yeut amener les chevaux, en criant MĂ©moires. ' 27^ & en tirant tous les chevaux se mettent Ă  fuir de ce cĂŽtĂ©-lĂ  , couplĂ©s ou non couplĂ©s , arrachent les piquets , jettent Ă  bas leurs cavaliers & les trousses ; &, fussent-ils cent mille, on les amene ainsi plusieurs lieues, en courant. On entre dans un endroit entourĂ© de haies ou de sosies, oĂč l’on s’arrĂȘte fans faire de bruit ; puis les chevaux se laissent prendre tranquillement. C’eĂ­l un tour qui dĂ©sole l’ennemi. Je l ai vĂ» jouer une fois mais, comme toutes les bonnes choses s’oublient, je pense que l’on n’y songe plus Ă  prĂ©sent. CHAPITRE SIXIÈME. Des diffĂ©rentes situations , -pour camper les armĂ©es & pour combattre. U N GĂ©nĂ©ral habile doit sçavoir profiter de toutes les diffĂ©rentes situations que la nature lui prĂ©sente je veux dire des plaines, des montagnes , des ra- M y 274 MĂ©moires. vins, des chemins creux, des chaĂźne? d’étangs, des riviĂšres, des ruisseaux , des bois, & d’une infinitĂ© d’autres choses qui lui font d’une utilitĂ© merveilleuse , lorsque la nature l’a douĂ© de sens commun. Mais, comme ces choses, qui changent si fort la situation & la question , nes’apperçoivent, comme l’on dit, que lorsqu’on a le nez sur l’enfant, & qu’a- lors il est trop tard , je vais entrer dans quelque raisonnement. Supposons donc un terrein coupĂ© par un ruisseau & des Ă©tangs *. Si une armĂ©e venoit m’attaquer, je mettrois toute mon infanterie fur une ligne, pour masquer les Ă©tangs. DĂšs que l’ennemi seroit Ă  portĂ©e, je les dĂ©masqueras, en faisant passer, par les intervalles ou digues, mon infanterie pour former une seconde ligne ; * Il est toujours facile de former des Ă©tangs avec un ruisseau , en arrĂȘtant son cours, de distance en distance, par des digues ; & en le dĂ©tournant , lorsque les Ă©tangs font pleins. MĂ©moires. 275 & je serois pafl'er ma cavalerie, qui se prĂ©senteroit, pour tenir en Ă©chec l’aĂźle gauche de l’ennemi ce mouvement seul le dĂ©concerte. S’ilfaisoitmined’at- taquer cette aĂźle de cavalerie, je lui serois passer les intervalles, & y laisse- rois des postes d’inĂ­anterie pour la garder. Cette manƓuvre auroit engagĂ© l’ennemi en avant, & il n’auroit plus le temps de se jetter sur la droite ; parce pie, sitĂŽt que ma cavalerie est arrivĂ©e Ă  ma droite, j’attaque en mĂȘme temps- tout ce qui se trouve entre le ruisseau & moi , c’est-Ă -dire, l’aĂźle droite de l’ennemi ; & il y a quelqu’apparence que j’y mettrois de la confusion. Cette droite Ă©tant battue , le reste seroit bientĂŽt pris en tĂȘte & en queue par mes deux ailes de cavalerie, & en flanc par toute mon infanterie. Si l’ennemi faisoit le moindre mouvement pour prĂ©senter le front Ă  mon infanterie , elle prĂȘteroit le flanc Ă  mes petites troupes; M vj ' 276 MĂ©moires. qui sont sur les digues, & Ă  ma cavale-' rie de la droite. Ce seul mouvement, qu’il seroit obligĂ© de faire, le mettroit en dĂ©sordre. Selon cet ordre, je suppose l’ennemi une fois plus fort que moi. Mais l’on me dira votre cavalerie de la droite court risque d’ĂȘtre Ă©crasĂ©e. Tant mieux; parce que , plus l’ennemi fera occupĂ© de l’objet qu’il a devant lui, & plus il s’enfournera je lui tomberai fur le dos ; &c d’ailleurs ma cavalerie auroit bien du malheur , fi elle. ne se retiroit sur les chaussĂ©es des Ă©tangs , oĂč l’ennemi n’oseroit assurĂ©ment la poursuivre. Venons Ă  une autre supposition. L’ e n n e m 1 vient m’attaquer. J’ai trois bonnes redoutes Ă  trois cens pas du front de mon armĂ©e, garnies chacune de deux bataillons, & de ce qu’il faut pour se dĂ©fendre. J’ai de la cavalerie dĂ©tachĂ©e , en embuscade ; & deux batteries dont le feu flanque , & croise dans la plaine, J’ai de plus Memoihes. 277 deux bataillons dans deux petites redoutes pour couvrir les batteries. Je veux que l’ennemi soit une sois plus fort que moi ; comment m’atta- quera-t-il dans ce poste ? Viendra-t-Ă­l en front de bandiere ? II ne le peut, fans se rompre ; parce qu’il faut auparavant qu’il emporte les redoutes cette opĂ©ration le met en dĂ©sordre ; mes deux batteries des flancs l'incommodent ; & il ne peut passer outre , & laisser ces redoutes derriere lui. S’il les fait attaquer par des dĂ©tachemens, j’en ferai pour les soutenir, & 1a partie ne sera pas Ă©gale ; parce que mon canon le prend en Ă©charpe. S’il avance, avec tout son corps d’armĂ©e, jusqifa ces redoutes , je fais le signal pour faire avancer, Ă  toutes jambes, ma cavalerie , qui est embusquĂ©e derriere quelque bois, par exemple, & qui lui tombera- fur le dos ; je m’ébranlerai en, mĂȘme temps , & l’attaquerai. EmbarrassĂ© de ces redoutes, un peu en dĂ©- 278 MĂ©moires» Ă­'ordre 6e pris en queue , il y a apparence que j’en aurai bon marchĂ©. Ceci est bon, Iorsqu’on íçait que i’ennemi est dans la volontĂ© , ou dans la nĂ©cessitĂ© de vous attaquer ; car il faut bien se garder de vouloir jamais ce qu’il veut c’est un principe Ă  la guerre, exceptĂ© dans des cas extraordinaires qui, rĂ©admettent point de rĂ©glĂ©s. Mais, lorsqu’on a des raisons pour l’attaquer, on ne sçauroit traĂźner la situation aprĂšs foi ; . il faut faire ses dispositions selon que cette situation se prĂ©sente ; & ne le point attaquer, si elle ne vous est point avantageuse. J’appelle_ avantageuse, lorsque vos flancs sont bien couverts ; que vous pouvez attaquer, avec la plus grande partie de vos troupes,, la moindre, partie des siennes; que vous pouvez l’amuser 6e le tenir en panne, quand une petite riviere le sĂ©pare, un marais , ou autre chose enfin. Alors vous pouvez hardiment l’attaquer avec des troupes beaucoup infĂ©rieures en MĂ©moires. 279 ombre ; car vous risquez peu. Suppose’ qu’il soit Ă  cheval sur une riviere , & que je marche pour l’atta- quer, je ferai ainsi ma disposition. Je tiendrai, avec ma droite, sa gauche en panne ; & je ferai tous mes efforts, avec ma gauche , pour culbuter fa droite. Je la percerai, selon toute apparence , le long de la riviere ; parce qu’il faut supposer que le fort emportera le foible. Si donc je perce l’enne- mi, il est battu ; parce que toute sa gauche , oĂč est le fort de ses troupes » ne peut plus venir Ă  son secours , qui, au contraire, se voyant prise en tĂȘte & en flanc, se retirera sans doute. Passons Ă  une autre supposition. Qu’il y ait entre deux armĂ©es un ruisseau , & qu’il soit guĂ©able, comme il s’en trouve partout. On se campe ordinairement sur les bords de ces ruisseaux ; tant pour se mettre un peu Ă  couvert, que pour la commoditĂ© de Peau. Les choses Ă©tant donc ainsi dis- 28a MĂ©moires. posĂ©es, en arrivant vers le soir, je me campe devant l’ennemi. Comme il n’aura pas envie de se commettre Ă  un combat douteux, il ne passera certainement pas le ruisseau pour m’atta- quer la nuit, & ne quittera pas l’avan- tage de son poste je crois, au contraire , qu’il s’occupera toute la nuit Ă  faire fa disposition pour la dĂ©fense de son ruisseau. De mon cĂŽtĂ© , je ne laisserai qu’une simple ligne lĂ©gĂšrement garnie devant lui ; je marcherai toute la nuit avec le reste de mes troupes, 6c me mettrai fur fa gauche A devant lui. Je n’ai rien Ă  craindre , en faisant ce mouvement ; car certainement il ne passera pas le ruifleau , ni ne le dĂ©garnira pas fur de simples soupçons. Le jour arrivant, il me volt dans une position des plus favorables. Quelque mouvement qu’il fasse, il ne peut que lui causer du dĂ©sordre ; & je serai sur lui, avant qu’il ait pĂ» former son ordre de bataille ? si toutefois il en veut for- MĂ©moires. 281 mer un ; car sa grande attention sera toujours fur son ruisseau , que je ferai attaquer en mĂȘme temps. 11 enverra fur fa gauche quelques brigades , qui arriveront en dĂ©tail, & feront battues de mĂȘme ; parce qu’elles donneront dans un corps d’armĂ©e en ordre j &il fera battu avant qu’il ait pĂ»-se persuader que ce fĂ»t la vĂ©ritable attaque & quand son habiletĂ© irok Ă  s’en apper- cevoir, il n’est plus le maĂźtre d’y remĂ©dier , quelque chose qu’il fasse; sans parler de la crainte qui se mettra dans ses troupes. Passons encore Ă  une autre supposition. Que ParmĂ©e ennemie soit rĂ©pandue , en diffĂ©rens corps , tout le long d’une grosse riviere , fur une grande distance, pour couvrir une province» comme il arrive souvent. Je me rĂ©pandrai de mĂȘme. Ordinairement les grandes riviĂšres ont des plaines des deux cĂŽtĂ©s , lesquelles font bornĂ©es par des Montagnes d’oĂč coulent de petites- MĂ©moires. riviĂšres ou des ruisseaux , quelquefois assez considĂ©rables, qui vont se jetter dans la grosse riviere. Or, il faut tĂącher , par le moyen de votre ruisseau, de construire un pont, fans que l’en- nemi s’en apperçoive car c’est toujours la grande difficultĂ© au passage des riviĂšres. Vous construirez donc votre pont tout le long du ruifleau , & vous. le ferez couler dans l’endroit de la riviere oĂč le ruisseau se jette, & oĂč vous ferez un passage de vive force ; ce qui vous rĂ©ussira , surtout st vous faites deux fausses attaques, en mĂȘm,e temps, en deux endroits Ă©galement Ă©loignĂ©s de votre pont. L’ennemi isolera dĂ©garnir nulle part. Les GĂ©nĂ©raux n’exĂ©cu- teront pas les ordres qu'ils recevront ; parce qu’ils se verront attaquĂ©s, &, que chacun croira l’attaque vĂ©ritable ils supposeront mĂȘme, avec raison, que le GĂ©nĂ©ral n’en sçauroit ĂȘtre informĂ©. Pendant tout ce temps-lĂ  , l’essort se fait au centre, entre la petite riviere MĂ©moires. 28Z & la montagne d’ou elle coule. II faudra d'abord s’emparer des hauteurs alors l’ennemi voit son armĂ©e sĂ©parĂ©e en deux. 11 ne peut se flatter d’arriver en mĂȘme temps des deux cĂŽtĂ©s pour vous attaquer ; s’il le faisoit, il seroit bientĂŽt massacrĂ©. Cela le meuroit d'au- tant plus en dĂ©sordre , que vous vous feriez emparĂ© de ses dĂ©pĂŽts , fans avoir que peu risquĂ© car votre paflage a rĂ©ussis ou non ; ce qui ne sçauroit jamais ĂȘtre bien cher pour vous, surtout si vous avez bien pris vos prĂ©cautions, & que votre disposition ait Ă©tĂ© bien faite. Si une fois vous avez pris poste , & que votre pont soit fait, ce qui sera l’afFaire de quatre heures, il en faut quatre autres pour passer trente mille hommes ; & j’en donne vingt-quatre Ă  l’ennemi avant qu’il sçache Ă  quoi s’en tenir, & vingt-quatre autres avant qu’il ait rassemblĂ© une de ses moitiĂ©s, & qu’il soit arrivĂ© oĂč il faut. Et avec quoi arrivera- t - il sur une riviĂšre que je suppose 284 MĂ©moire § . bonne ? Sans quoi je ne prĂ©tends paĂą entreprendre de ces sortes de passages. II fera donc bridĂ©, d’un cĂŽtĂ© par la montagne , & de l’autre par la riviere. Toutes les grandes riviĂšres que j’ai vues produisent quantitĂ© de situations oĂč des passages pareils font pra- tiquables les mĂ©diocres de mĂȘme , mais rarement elles font aussi bonnes ; parce que les plaines & les montagnes qui les environnent ne font pas fi avantageuses , & que les ruisseaux ne font pas si considĂ©rables. Enfin , je repete qu’il ne faut que du discernement , pour fçavoir profiter de mille fortes de situations qui fe prĂ©sentent Ă  nous ; fans quoi un GĂ©nĂ©ral ne peut fe flatter de faire de grandes choses, mĂȘme avec les plus nombreuses armĂ©es. Je ne veux pas finir cĂ© chapitre, fans parler de l’affaire de Malplaquet. Si, au lieu de mettre les troupes Fran- çoifes dans de mauvais retranchemens , on eĂ»tfunplement fait des abattis des MĂ©moires. 285 trois bois vis-Ă -vis de la trouĂ©e, & que l’on eĂ»t placĂ© dans ces trouĂ©es trois ou quatre redoutes, ie crois que les choses auroient tournĂ© bien diffĂ©remment. Qu’auroient fait les alliĂ©s ? Au- roient-ils attaquĂ© ces redoutes soutenues de plusieurs brigades ? Je pense qu’ils s’en seroient mal trouvĂ©s ; ils y auroient perdu une infinitĂ© de monde , & ils ne les auroient certainement pas emportĂ©es. C’est le propre de la nation Françoise d’attaquer. Mais, lorsqu’un GĂ©nĂ©ral se mĂ©fie du grand ordre qu’il faut observer dans les batailles,& de l’exacte discipline des troupes, il doit faire naĂźtre les occasions de combattre en dĂ©tail , & faire attaquer par brigades ; assurĂ©ment il s’en trouvera bien. Le premier choc des François ejĂŹ terrible 3 mais il faut sçavoir le renouvelles par d’habiles dispositions c’est l’affai- re du GĂ©nĂ©ral. Rien n’y est si propre que ces redoutes vous y enyoyez toy* 286 MĂ©moires. jours des troupes nouvelles, pour attaquer celles de l’ennemi qui attaquent. Rien ne lui cause tant de distraction , Sc ne le rend si craintif car, tandis qu’il attaque , il craint toujours d’ĂȘtre pris par ses flancs ; & vos troupes y vont de meilleur cƓur, parce qu’elles sentent que leur retraite est assurĂ©e, Sc que l’ennemi n’oseroit les suivre Ă  travers ces redoutes. C’est dans cette occasion oĂč vous pouvez tirer les plus grands avantages dse l'impĂ©tuositĂ© de vos troupes mais les mettre derriere des retranchemens, c’est les faire battre , ou au moins leur ĂŽter les moyens de vaincre. Que seroit-il arrivĂ© Ă  Malplaquet , si monsieur le marĂ©chal de FĂŹllars eĂ»t pris la plus grande partie de son armĂ©e , Sc eĂ»t Ă©tĂ© attaquer une moitiĂ© de celle des alliĂ©s, qui avoient eu l’im- prudence de se mettre de maniĂ©rĂ© qu’ils croient sĂ©parĂ©s par un bois", fans pouvoir se communiquer ? Les derriĂšres MĂ©moires. 287 & les flancs de l’armĂ©e Françoise au- roient Ă©tĂ© Ă  couvert. II y a plus d’habiletĂ© qu’on ne pense Ă  faire de mauvaises dispositions ; parce qu’il faut sçavoir les chailger en bonnes dans l’instant. Rien n’étonne plus l’ennemi il a comptĂ© fur quelque chose , s’est arrangĂ© en consĂ©quence ; Lc , dans le moment qu’il attaque , il ne tient plus rien. Je le dis encore , & je le repete , rien ne dĂ©concerte tant l’ennemi , & ne l’engage plus Ă  faire des sautes. S’il ne change pas fa disposition , il est battu ; & , s’il la change en prĂ©sence de son ennemi, il Test en- core. 81 le MarĂ©chal de Villars eĂ»t abandonnĂ© son retranchement Ă  l’approche des alliĂ©s , en se mettant dans l’ordre que je propose , il me semble qu’une contre-marche adroite faisoit l’aflĂ ire. tzo yftP* s88 MĂ©moires. CHAPITRE SEPTIÈME. Des retranchemens & des lignes . J E ne suis ni pour l’un ni pour l’autre 'de ces ouvrages j & je crois toujours entendre parler des murailles de, la Chine , quand on me parle de lignes. Les bonnes font celles que la nature a faites , & les bons retranchemens font ĂŹes bonnes dispositions &Pgxacte discipline des troupes. Je n’ai presque jamais oui dire qu’il y ait eu des lignes ou des retranchemens attaquĂ©s, qui n’aient pas Ă©tĂ© forcĂ©s. S x l’on est infĂ©rieur en nombre, on ne tiendra pas derriere des retranche- chemens, oĂč Pennemi porte toutes ses forces en deux ou trois endroits Ă­i l’on est Ă©gal, on n’y tiendra pas non plus si l’on est supĂ©rieur, on n’en a pas besoin. Pourquoi donc fe donner la peine d’en faire MĂ©moires. 289 L A certitude dans laquelle est l’ennemi que vous n’en sortirez pas, le rend audacieux j il ruse devant vous , & hazarde des mouvemens de cĂŽtĂ©, qu’il n’oseroit faire Ă­i vous n’étiez pas retranchĂ©. Cette audace gagne & officiers Sc soldats ; parce que l’homme craint toujours plus les suites du danger, que le danger mĂȘme. J’en donne- rois une quantitĂ© de preuves. Suppose’ qu’une colonne attaque un retranchement, Sc que la tĂȘte soit fur le bord du fossĂ© ; s’il paroĂ­t, Ă  cent pas de-lĂ  , une poignĂ©e de gens hors du retranchement, il est certain que la tĂȘte de cette colonne s’arrĂȘtera, ou ne fera pas suivie. Pourquoi cela? J’en trouve la cauĂ­e dans le cƓur humain. Que dix hommes mettent le pied fur un retranchement, tout ce qui est derriĂšre fuira, & les bataillons entiers i’aban- donneront. Qu’ils y voient entrer une troupe de cavalerie, Ă  une demi-lĂźeue d’eux, tout se mettra Ă  fuir, N 3$o MĂ©moires. Lors donc que l’on est obligĂ© de dĂ©fendre des retranchemens , il faut bien fe garder de mettre les bataillons tout contre le parapet ; par ce que , si l’ennemi a une fois le pied dessus, ce qui est derriere se sauvera. Cela vient de ce que la tĂȘte tourne toujours aux hommes, lorĂ­qu’il leur arrive des choses auxquelles ils ne^s’attendent point, Cette rĂ©glĂ© est gĂ©nĂ©rale -Ă  la guerre ; elle dĂ©cide de toutes les batailles & de toutes ' les affaires. C’est ce que Rappelle le cƓur humain ; je ne pense pas que personne se soit jamais avisĂ© de chercher la raison de la plupart des mauvais succĂšs j & c’est ce qui, m’a faíç Composer cet ouvrage. Quand donc vous mettez vos trou» pe$ derriere un parapet, elles esperent, par Içur feu , empĂȘcher que l'ennem! jne passe le fossĂ© & n’y monte si cela arrive malgrĂ© ce feu, les voilĂ  perdues; $a tĂȘte leur tourne , & elles fuient. II yaudroit mieux y mettre un seul rang M E M O I K E S. 291 de soldats, avec des armes de longueur ; parce que ces hommes se proposeroiect de repousser Ă  coups de piques ceux qui voudroient monter fur le parapet. Certainement ils exĂ©cuteront leur projet ; parce qu’ils se le seront proposĂ©, & qu’ils attendront l’ennemi lĂ . Si, avec cela , vous mettez des troupes d’infanterie Ă  trente pas du retranchement , ces troupes verront qu’elles font placĂ©es ainsi , pour charger l’en- nemi Ă  mesure qu’il entre 5c qu’il veut se former ; elles ne seront point Ă©tonnĂ©es de le voir entrer, parce qu’elles s’y attendent ; & elles le chargeront vigoureusement au lieu que, si elles avoient Ă©tĂ© placĂ©es toutes contre le retranchement, elles auroient pris la fuite. VoilĂ  comme un rien change tout Ă  la guerre, & comme les foibles mot> tels ne se menent que par l’opinion. A cela, il faut ajouter la misere de notre maniĂ©rĂ© de se former pour dĂ©fendre des retranchemens. Nous met- .Nij a_p2 ^ MĂ©moires; tons nos bataillons Ă  quatre-hommes de hauteur, que nous plaçons contre le parapet. Ainsi j il n’y a que le premier rang qui puisse tirer avec quelque succĂšs , parce qu’il est fur la banquette. Si l’on fait monter les autres rangs Ă  mesure que le premier aura tirĂ©, les coups ne porteront pas ; parce que les soldats fe pressent, & qu’ils ne visent fur aucun objet. Outre cela, cette mar n oeuvre met les bataillons en une te» rible confusion ; & Fennemi vous y trouve , lorfqu’il arrive fur le parapet. Ces bataillons vous font donc totalet ment inutiles , pour le repousser du haut en bas du parapet, Ă  mesure qu'il s’y montre ; parce que vous ne fçarn- riez l’atteindre avec vos fusils armĂ©s de baĂŻonnettes, & que vous n avez pas d’arroes de longueur. Vcs soldats rer muent fans cesse dans les bataillons ; pu plutĂŽt tous vos bataillons remuent, en confusion, comme des fourmis dans une fourmilsiere. .Chacun ne songe qu’à M EMOI II E S. 293 tirer; &, Ă  mesure que ì’ennemi monte sur le parapet, vos bataillons s’en Ă©loignent. Je ferois une autre disposition que celle-lĂ , si j’avois Ă  dĂ©fendre des retran- chemens. La voici. Je mets des centuries tout le long du parapet, en deux rangs ; c’est-Ă - dire , un rang armĂ© de fusils fur la banquette , & le deuxiĂšme rang armĂ© de piques au pied de la banquette , avec les officiers & bas officiers. Ensuite, je fais doubler le premier rang qui est fur la banquette , par les armĂ©s Ă  lalĂ©gere. Ainsi, il se trouve cent hommes environ au premier rang par centurie, Sc cinquante au second, sans les officiers. Comme j’éleve mon parapet de six pieds, l’ennemi, qui ordinairement se met sur la berme pour tirer par-dessus le parapet, ne sçauroit se servir de cet avantage L il est donc obligĂ© de grimper dessus ; alors mon second rang armĂ© de piques le culbutera bientĂŽt. Les N iij 2^4 MĂ©moires. officiers & bas officiers qui font au fĂ©cond rang, avec des armes de longueur , font attention aux mouvemens des soldats , les animent, & leur font allonger des coups de piques du pied de la banquette - car il fe trouve toujours derriere , de cinq en cinq hommes, un officier ou bas officier. Mais il faut bien imprimer aux soldats, qu’ils ne doivent point croire que leur feu arrĂȘtera J’ennemi ; que le haut du parapet est le lieu oĂ  ils doivent combattre, afin qu’ils ne soient point effrayĂ©s de le voir se jettes dans le fossĂ©. Car l’ennemi aura pris ne ferme rĂ©solution d’essuyer le feu , & il l’essuiera ; vous devez vous y attendre. S’il s’avise de vouloir occuper la berme du retranchement, comme cela arrive assez souvent, pour vous chasser de la banquette , vous pouvez l’atteindre avec vos armes de longueur, & jetter Ă  bas homme par homme , Ă  mesure qu’il se dĂ©couvre ; &, s'il entre enfin , Lc qu’il veuille commencer Ă  MĂ©moires. 299 se formes, vous le chargez en dĂ©tail par centuries. Ces centuries ne Ă­Ăšront point Ă©tonnĂ©es de le voir, parce qu’elles s’y attendent ; & elles le chargeront vigoureusement. Voila ce qui regarde la dĂ©fense des retranchemens. Mais on doit toujours avoir diffĂ©rentes rĂ©serves, pour les porter dans les endroits oĂč l’on voit que l’ennemi a le plus de troupes ; ce qu’il n’est pas toujours aisĂ© de voir car, s’il est habile , vous n’en verrez rien. II faut donc placer ces rĂ©serves le plus Ă  portĂ©e , & le plus avantageusement que l’on pourra ; ce que la situation du terrein doit dĂ©cider, tant dehors que dedans les retranchemens. Vous ne devez pas craindre que l’ennemi vous attaque dans des endroits oĂč le terrein est uni Ă  une grande distance ; parce qu’il ne voudra pas faire voir le gros de ses troupes dans ces endroits ; il n’y fera qu’à un bataillon de hauteur. Mais, s’il y a une colline, un vallon » Niv 2$6 MĂ©moires; ou la moindre chose par oĂč il puisse venir Ă  couvert, c’est-lĂ  oĂč il fera tous ses efforts ; parce qu’il espĂ©rera que vous ne verrez pas fa manƓuvre Sc la quantitĂ© de troupes qu’il y porte. Si vous pouvez pratiquer des passages dans vos retranchemens, & que vous failliez sortir Ă  propos une troupe ou deux , dans le moment que la tĂȘte des colonnes est arrivĂ©e fur le bord du fossĂ© , elle s’arrĂȘtera infailliblement, quand mĂȘme elle auroit forcĂ© le retranchement , & qu’il y en auroit dĂ©ja une partie d’entrĂ©e ; parce que ces colonnes , qui n’ont pas comptĂ© lĂ -dessus, craindront pour leurs stancs & leurs derriĂšres ; & il y a apparence qu’elles s’enfuiront , mĂȘme fans scavoir pourquoi. Voici deux exemples, entre mille autres , qui autorisent mes idĂ©es, Sc ‱que je vais donner par prĂ©fĂ©rence. . Au siĂšge d’Amiens par les Gaulois, CĂ©sar , voulant secourir cette place, se MĂ©moires. 297 rendit avec son armĂ©e, qui n’étoit que de sept mille hommes, le long d’un ruisseau oĂč il se retrancha Ă  son arrivĂ©e avec tant de prĂ©cipitation, que les Barbares, persuadĂ©s que CĂ©sar les craignoit, attaquĂšrent ses retranche- mens qu’il ne Ă­'ongeoit point du tout Ă  dĂ©fendre. Car , au contraire , dans le temps que les Gaulois travailloient Ă  combler le fossĂ© & Ă  s’emparer du parapet , il sortit avec ses cohortes, & les surprit tellement, qu’ils prirent tous la fuite, fans qu’un seul se fĂ»t mis en dĂ©fense. Au siĂšge d’AlĂ©sie par les Romains, les Gaulois beaucoup supĂ©rieurs en nombre vinrent les attaquer dans leurs lignes. CĂ©sar ordonna Ă  ses troupes d’en sortir , au lieu de les dĂ©fendre j & de se jetter sur l’ennemi d’un cĂŽtĂ© , pendant qu’il l’attaqueroit de l’autre ce qui rĂ©ussit encore avec tant de succĂšs, que les Barbares y firent une perte considĂ©rable , fans compter plus de vingt Nv 298 MĂ©moires. mille hommes qui furent faits prisonniers avec leur GĂ©nĂ©ral. Sx l’on veut considĂ©rer la maniĂ©rĂ© dont je range mes troupes , on concevra aisĂ©ment qu’elles doivent se remuer avec plus de facilitĂ© que les longs bataillons. Car Ă  quoi peuvent servir plusieurs bataillons fur quatre de hauteur, les uns devant les autres ? Ils font lourds Ă  remuer ; tout les embarrasse, le terrein, le doublement &, si le premier est culbutĂ© , il se renverse sur le second. Mais supposons qu’ils ne se rompent pas, il faudra toujours au second bataillon un long espace de temps avant qu’il puisse attaquer ; parce qu’il faut que celui qui a Ă©tĂ© rompu se soit rangĂ©, ce qui est long car il faut qu’il s’étende entre l’ennemi & le bataillon qui le soutient ; & , si l’ennemi n’a la bontĂ© de se tenir les bras croisĂ©s, il vous renversera certainement ce bataillon sur l’autre, & celui-lĂ  sur le troisiĂšme. Car , lorsqu’il aura renversĂ© le MĂ©moires. 299 premier, il n’a qu’à pousser brusquement en avant ; sussent-ils trente, il les renversera tous les uns fur les autres. Voila cependant ce qu'on appelle attaquer en colonne par bataillons quelle, misere ! Mon ordonnance est bien diffĂ©rente. En effet, que le premier bataillon soit renversĂ© , celui qui le suit charge dans Tinstant; cela va coup fur coup je fuis Ă  huit de hauteur , & n'ai aucun embarras Ă  craindre; mon choc est rude, & ma marche rapide je ne crains point la confusion , & je dĂ©borde toujours l’ennemi, quoi- qu’en mĂȘme nombre. C’est , en vĂ©ritĂ©, une misere que l’ordre sur lequel nous combattons ; & je ne conçois pas Ă  quoi les GĂ©nĂ©raux ont pense de ne savoir pas changĂ©. Ce que je propose n’est point une nouveautĂ© ; c’est Tordre des Fvomains avec cet ordre , ils ont vaincu toutes, les nations. Les Grecs Ă©toient trĂšs- habiĂŹes dans T art de la guerre, & trĂš&- 300 MĂ©moires. bien disciplinĂ©s j cependant leur grande phalange n’a jamais pu tenir contre ces petites troupes disposĂ©es en Ă©chiquier. Aussi Polybe donne-t-il la prĂ©fĂ©rence Ă  l’ordre des Romains. Que feroient donc nos bataillons, qui n’ont ni corps ni ame, contre ce mĂȘme ordre ? Qu’on place ces centuries de telle maniĂ©rĂ© que l’on voudra , dans la plaine, dans des pays coupĂ©s ; qu’on les faste sortir d’une gorge ou de quelqu’endroit que ce soit ; & qu’on voie avec quelle cĂ©lĂ©ritĂ© elles se rangeront. On peut les faire courir Ă  toutes-jambes pour s’em- parer d’un dĂ©filĂ© , d’une haie, d’une hauteur ; &, dans l’instant que les drapeaux seront arrivĂ©s , elles seront alignĂ©es & formĂ©es. C’est ce qui est impossible avec de longs bataillons ; car, pour se mettre comme il faut, & pour bien marcher, ils ont besoin d’un ter- rein fait exprĂšs & d’un temps considĂ©rable. Cela m’a fait pitiĂ© Ă  voir, & m’a souvent donnĂ© le cochemar. M E M O I K E S. 30 ÂŁ J E rĂ­avals point lĂą Polybe en son entier ; lorsque j’achevai cet ouvrage. Voici ce que fy trouve sur iaphalange des Grecs , O fur l'orare de combattre des Romains. JesuisfiattĂ©d’a- voir pensĂ© comme lui, qui Ă©toit contemporain de Scipion , d’Annibal & de Philippe; & qui 9 pendant le cours des guerres que ces grands hommes ont soutenues , s’est trouvĂ© dans les diffĂ©rentes armĂ©es , & y a eu des commande- mens distinguĂ©s. Un auteurs illustre ne peut que justifier mes idĂ©es. C’ est P oly b e quiparle. x D ans mon sixiĂšme livre, f ai pro~ x mis de saisir la premiĂšre occasion qui x se prĂ©senteroit de comparer ensemble -r les armes des MacĂ©doniens & celles x des Romains , l’ordre de bataille des x uns & des autres ; 8c de marquer en r quoi l’un est supĂ©rieur ou infĂ©rieur Ă  x l’autre. L’action que je viens de ra- x conter me l’ostre, cette occasion ; il » faut que je tienne ma parole. x Autke fois rordonnance des Ma- x cĂ©doniens surpaffoit celle des Asiati- x ques & des Grecs. C’est un fait que » les victoires qu’elle a produites ne » nous permettent pas de rĂ©voquer en 502 MĂ©moires. » doute & il n’étoit pas d’ordonnance -> en Afrique & en Europe , qui ne le » cĂ©dĂąt Ă  celle des Romains. Aujour- 30 d’hui que ces diffĂ©rens ordres de ba- 30 taille se sont trouvĂ©s opposĂ©s les uns 30 aux autres, il est bon de rechercher 30 en quoi ils diffĂšrent, & pourquoi 30 l’avantage est du cĂŽtĂ© des Romains. 3o Apparemment que , quand on fera 30 bien instruit fur cette matiĂšre, on ne 30 s’avisera plus de rapporter le succĂšs » des Ă©venemens Ă  la fortune, & qu’on os ne louera pas les vainqueurs fans con- 30 noissance de cause , comme ont cou- 30 tume de faire les personnes non Ă©clai- 33 rĂ©es ; mais qu’on s’accoutumera en-' 30 fin Ă  les louer par principe & par 33 raison. 33 Je ne crois pas devoir avertir qu’il - ne faut pas juger de ces deux manie- 30 res de se ranger , par les combats 30 qu’Annibal a livrĂ©s aux Romains, Sc 33 par les victoires qu’il a gagnĂ©es fur o» eux. Ce n’est, ni par la façon de s’ar- MĂ©moires. 505. » mer, ni par celle de se ranger, qu’An> x nibal a vaincu ; c’est par les ruses, -> & par fa dextĂ©ritĂ©. Nous savons fait » voir clairement dans le rĂ©cit que nous » avons donnĂ© de ses combats. Si l’on x en veut d’autres preuves, qu’on jette x les yeux fur le succĂšs de la guerre, x DĂšs que les troupes Romaines eurent x Ă  leur tĂȘte un GĂ©nĂ©ral d’égale force, x elles furent victorieuses. Qu’on en x croie Annibal, Annibal lui-mĂȘme, x qui, auffi-tĂŽt aprĂšs la premiere ba- x taille, abandonna l’armure Cartha- x ginoise ; & qui, ayant fait prendre x Ă  ses troupes celle des Romains , n’a x jamais discontinuĂ© de s’en servir, x Pyrrhus fit encore plus ; car il ne se x contenta pas de prendre les armures, x il employa les troupes mĂȘmes d’Italie x dans les combats qu’il donna auxRo- x mains. II rangeoit alternativement x une de leurs compagnies & une co- » horte en forme de phalange. Encore ce mĂ©lange ne lui servit-il de rien 304 MĂ©moires. » pour vaincre tous les avantages qu’iĂ­ » 1 remportĂ©s ont toujours Ă©tĂ© trĂšs- » Ă©quivoques. II Ă©toit nĂ©cessaire que -> je prĂ©vinsse ainsi mes lecteurs , afin » qu’il ne se prĂ©sentĂąt rien ĂĄ leur esprit » qui parĂ»t peu conforme Ă  ce que je -> dois dire dans la fuite. Je viens donc Ă  la comparaison des deux diffĂ©rens -> ordres de bataille. » C’ E s T une chose constante, Sc 30 qui peut se justifier par mille erv- » droits > que , tant que la phalange se » maintient dans son Ă©tai propre Sc na~ 30 turel, rien ne peut lui rĂ©sister de front, 30 ni soutenir la violence de son choc. 30 Dans cette ordonnance , on donne 30 aux soldats en armes trois pieds de 30 terrein. La sarisse Ă©toit longue de oo seize coudĂ©es ; depuis, elle a Ă©tĂ© rac- 30 courcie de deux, pour la rendre plus » commode Sc aprĂšs ce retranche- 30 ment, il reste , depuis l'en droit oĂč le soldat la tient, jusqu’au bout qui 30 passe derriĂšre lui, Sc qui sert comme » MĂ©moires. z 05 de contre-poids Ă  l’autre bout, qua- » tre coudĂ©es & par consĂ©quent, si » la sarifle est poussĂ©e des deux mains » contre l’ennemi, elle s’étend de dix » coudĂ©es devant le soldat qui lapous- » se. Ainsi, quand la phalange est dans » son Ă©tat propre, & que le soldat qui est Ă  cĂŽtĂ© ou par derriere joint son » voisin autant qu’il le doit, les saisisses des second, troisiĂšme & quatriĂšme » rangs s’ayancent au-delĂ  du premier » plus que celles du cinquiĂšme, qui ne » les dĂ©borde que de deux coudĂ©es. » Or * comme la phalange est rangĂ©e » fur seize de profondeur , on peut ai- * sĂšment se figurer quel est le choc, le * poids & la force de cette ordonnance. * Il est vrai cependant qu’au-delĂ  du * cinquiĂšme rang les saisisses ne font * d’ucun usage pour le combat auíßÏ * ne les allonge-t-on pas en avant; * mais on les appuie fur les Ă©paules du * ran g prĂ©cĂ©dent la pointe en haut ; * afin que, pressĂ©es les unes contre les -3 o 6 MĂ©moires. - autres, elles rompent l’impĂ©tuositĂ© -> des traits qui passent au-delĂ  des pre- » miers rangs, veut qu’il se remue commodĂ©ment. » Chaque Romain , combattant » contre une phalange, a donc deux -> hommes & dix sarisses Ă  forcer or , » quand on en vient aux mains, il ne les » peut forcer, ni en coupant, ni en » rompant ; & les rangs qui le suivent » ne lui sont, pour cela , d’aucun se- - cours. La violence du choc lui leroit - Ă©galement inutile, &c son Ă©pĂ©e ne -> feroit nul effet. -> J’ai donc eu raison de dire que la » phalange , tant qu’elle se conserve » dans son Ă©tat propre & naturel, est -> invincible de front ; & que nulle au- » tre ordonnance n’en peut soutenir l’es- » set. D’oĂč vient donc les Romains » sont-ils victorieux ? Pourquoi la pha- -> lange est-elle vaincue ? C’est que , -> dans la guerre, le temps & lĂ© lieu » des combats varient en une infinitĂ© » de maniĂ©rĂ©s, & que la phalange n’est » propre que dans un temps & d’une zo8 MĂ©moires. -, seule façon. Qand il s’agit d’une ac- » tion dĂ©cisive , si l’ennemi est forcĂ© -> d’avoir affaire Ă  la phalange dans un » temps ou dans un terrein qui lui soient - convenables, nous savons dĂ©jĂ  dit, » il y a apparence que tout l’avantage » fera du cĂŽtĂ© de la phalange mais, 11 l'on peut Ă©viter l’un & l'autre , com- -, me il est aisĂ© de le faire, qu’y a-t-il de -> si redoutable dans cette ordonnance ? -> Que pour tirer parti d’une phalange, » il soit nĂ©cessaire de lui trouver un ter-, -> rein plat, dĂ©couvert, uni, sans fof- -, sĂ©s , fans fondriĂšres , fans gorges, - fans Ă©minences, fans riviĂšres ; c’est -> une chose avouĂ©e de tout le monde. - D’un autre cĂŽtĂ© , l'on ne disconvient -, pas qu’il est impossible , ou du moins -, trĂšs-rare, de rencontrer un terrein de -, vingt stades ou plus, qui n’offre quel- »ques-uns de ces obstacles. Quel x> usage ferez-vous de votre phalange , -, si votre ennemi, au lieu de venir Ă  » vous dans cet heureux terrein, fe rĂ©- MĂ©moires. zo- λ pand dans le pays, ravage les villes, » & fait le dĂ©gĂąt dans les terres de vos » alliĂ©s ? Ce corps restant dans le poste o» qui }ui est avantageux, non seulement oo ne sera d’aucun secours Ă  vos amis, v il ne pourra se conserver lui-mĂȘme. v L’ennemi, maĂźtre de la campagne, o° sans trouver personne qui lui rĂ©siste, » lui enlevera ses convois , de quel- oo qu’endroit qu’ils viennent. S’il quitte v son poste pour entreprendre quelque -> chcse, ses forces lui manquent, & il oo devient le jouet de ses ennemis. Ac~ » cordons encore qu’on ira l'attaquer oo fur son terrein mais st l’ennemi ne oo prĂ©sente pas Ă  la phalange toute son r> armĂ©e en mĂȘme temps , & qu’au mo- * ment du combat il l Ă©vite en se reti* -o rant, qu’arrivera-t-il de votre ordon-» oo nance ? II est facile d’en juger par la oo manƓuvre que font aujourd’hui les » Romains. Car nous ne nous fondons » pas icj fur de simples raifonnemens , » pais fur des faits qui font ençorg tout 3 io MĂ©moires. » rĂ©cens. Les Romains rĂ©emploient pas a> toutes leurs troupes pour faire un 33 front Ă©gal Ă  celui de la phalange ; mais 35 ils en mettent une partie en rĂ©serve , 3> & n’oppofent que l’autre aux enne- 3> mis alors, soit que la phalange rom- 35 pe la ligne qu’elle a en tĂȘte, ou qu’el- » le soit elle-mĂȘme enfoncĂ©e, elle sort 35 de la disposition qui lui est propre ; » jqu’elle poursuive des fuiards, ou » qu’elle fuie devant ceux qui la prĂȘt- 33 sent, elle perd toute la force car, 30 dans l’un & l’autre cas , il fe fait des 35 intervalles que la rĂ©serve saisit pour 35 attaquer, non de front, mais en flanc, 35 & par les derriĂšres. 5o En gĂ©nĂ©ral, puisqu’il est facile d’é- 3> virer le temps & toutes les autres cir- 30 constances qui donnent l’avantage Ă  3o la phalange, & qu’il ne lui est pas 3o possible d’éviter toutes celles qui lui 35 sont contraires, n’en est-ce pas assez 3o pour vous faire concevoir combien sa cette ordonnance est au-dessous de MĂ©moires. zn » celle des Romains ? Ajoutons que -> ceux qui rangent en phalange te trou- » vent dans le cas dĂ©marcher par toutes » sortes d’endroits , de camper , de » s’emparer des postes avantageux , » d’assiĂ©ger , d’ĂȘtre assiĂ©gĂ©s ; de tomber » fur la marche des ennemis ? lorsqu ils -> ne s’y attendent pas car tous ces ac-i » cidens font partie de la guerre ; sou- » vent la victoire en dĂ©pend , quelque» » fois du moins ils y contribuent beau- -> coup. Or 3 dans toutes ces occasions, -> il est difficile d’employer b phalange, -> ou on l’emploieroit inutilement ; par- - ce qu’elle ne peut alors combattre, -> ni par cohorte, ni d’hornme Ă  homme » au lieu que ^ordonnance Romaine , » dansces rencontres mĂȘmes, ne souffre » aucun embarras. Tout lieu , tout -> temps lui convient l'ennsmi ne la » surprend jamais , de quelque part ?» qu’elje se prĂ©sente. Le soldat Romain » est toujours prĂȘt Ă  combattre, soit v avcç l’armĂ©e entiers, soit avec quel- MĂ©moire s. -> qu’une de ses parties, soit par çom- » pagnie, soit d’homme Ă  homme. » Avec un ordre de bataille dont 30 toutes les parties agissent avec tant de 33 facilitĂ©, doit-on ĂȘtre surpris que les 3o Romains , pour l’ordinaire, viennent 30 plus aisĂ©ment Ă  bout de leurs entre- 30 prises, que ceux qui combattent dans 30 un autre ? Au reste , je me fuis obligĂ© 30 de traiter au long cette matiĂšre ; parce 30 qu’aujourd’hui la plupart des Grecs 30 s’imaginent que c’est une espĂšce de » prodige que les MacĂ©doniens aient » Ă©tĂ© vaincus & que d’autres ignorent » comment & pourquoi l’ordonnance 30 Romaine est supĂ©rieure Ă  la pha-, 33 lange 30. 1 CHAPITRE MĂ©moires. Si 3 CHAPITRE HUITIE’ME. De l'attaque des retranchemens. L Orsqu’on yeut attaquer un retranchement, il faut toujours tĂącher de s’étendre le plus que l’on peut, pour donner de l’inquiĂ©tude par-tout Ă  l’enne- mi ; afin qu’il ne dĂ©garnisse aucun endroit , pour porter des troupes dans ceux qu’onveut attaquer, quand mĂȘme il le verroit, & ce font autant de troupes inutiles. Alors tous les bataillons qui font pour faire montre doivent ĂȘtre Ă  quatre de hauteur, & marcher en ligne tout le reste de la manƓuvre doit fe faire derriere ceux-lĂ  ; & c’est ce qui s’appelie masquer l’attaque. Cette partie de l’art militaire dĂ©pend de ii- magination un GĂ©nĂ©ral peut broder ĂŹĂ -destus tant qu’il lui plaĂźt. Tout est bon car la certitude oĂč il est de n’ĂȘ- kre point attaquĂ©, lui permet de faire ce O I 314 MĂ©moires.' qu’il juge Ă  propos ; & il peut profiter 4 tous les vallons, ravins, hayes , Sc de raille autres choses ; tout lui rĂ©ussira. En faisant charger par centuries, l’on n’a point de confusion Ă  craindre chaque centurion se fera une affaire particuliĂšre de l’honneur de son drapeau; & il est impossible que , dans le nombre , il n’y ait des hommes qui cherchent Ă  risquer de sacrifier leur vie pour se distinguer ; parce que cela se voit par les drapeaux qui sont reconnoiffables $ç remarquables, chacun en particulier. En approchant du retranchement, on doit envoyer en avant des armĂ©s Ă  fa lĂ©gere, pour attirer le feu on doit les soutenir par d’autres troupes. Enfin, lorsqu’on voit la tiraillerie en train, ses centuries doivent arriver & donner avec furie. Si les premiĂšres font repoussĂ©es , les autres doivent leur succĂ©der , avant qu’elles aient eu le temps de fuir ; Sc la force Sc le nombre surmontent les obstacles, En mĂȘme temps* U r M O I k L 5. zry les centuries Ă  quatre de hauteur doivent arriver , si vous ĂȘtes entrĂ© par plusieurs endroits Ă  la-fois. Les bataillons ennemis qui font entre deux, Sc qui voient avancer la ligne , s’enfuient. Cette ligne se met sur le parapet ; ensuite l’on se forme , ĂŽt l’ennemi, pendant ce temps-lĂ  fe retire ; parce qu’ii s’imagine avoir fait tout ce qu’il voit faire. Il y a encore une autre maniĂ©rĂ© d’at- taquer des retranchemens, toute diffĂ©rente de celle-ci, Se qui est bien aussi bonne ; mais il faut que le terrein le permette , & il faut le connoĂźtre parfaitement. Lorfqu’il y a des ravins ou des fonds proche du retranchement, oĂ  l’on peut faire couler des troupes pendant la marche, fans que l’ennemi s’en apperçoive , alors on marche Ă  lui par plusieurs colonnes, Ă  grande distance l’un de l’autre. II attache toute son attention sur ces colonnes , dispose ses troupes, Sc dĂ©garnit son retranchement. O ij 5i 6 MĂ©moires. jLors donc que ces colonnes attaquent ; tout court Ă  elles ; puis, tout d’un coup, les troupes qui Ă­e sont cachĂ©es paraissent, &c donnent dans les endroits du retranchement que l'on a abandonnĂ©s. Ceux qui s’opposent aux attaques des colonnes, voyant cela , se dĂ©concertent la tĂȘte leur tourne, parce qu’ils ne se sont point attendus Ă  cela. Ils quittent donc ces attaques , sous prĂ©texte de courir Ă  la dĂ©fense du retranchement attaquĂ© par les autres ; inais la peur les fait fuir. La dĂ©fense des retranchemens est yne partie de la guerre bien difficile ; parce que c’est une manƓuvre qui intimide &c ĂŽte le courage aux troupes ; & quoique j’aie dit ce qui me paroit de mieux Ă  faire Ă  ce sujet, & qu’il me semT ble que ce soit, de toutes les maniĂ©rĂ©s de dĂ©fendre des retranchemens, la meilleure , cependant je n’en fais pas grand ça§ ; &, tant qu’il dĂ©pendra de moi, je Ă­;e ferai point d’ayis qu’on en faste usa-? MĂ©moires; 317 ge. Les redoutes font mes ouvrages favoris ; 6c 11 faut que j’en parle. CHAPITRE NEUVIE’ME, Ă­es redoutes , & de leur excellence dans les ordres de batailles. ĂŻ l me reste Ă  justifier , par des faits J la bontĂ© de mon opinion fur les redoutes. Avant la bataille de Pultavva , les armĂ©es de Charles XII, roi de,Suede 3 avoient toujours Ă©tĂ© victorieuses. La supĂ©rioritĂ© qu’elles avoient fur celles des Moscovites est prefqu’incroyable l’on a vu souvent dix Ă  douze mille SuĂ©dois forcer des retranchemens gardĂ©s par cinquante j soixante & quatre vingt mille Moscovites, qu’ils ont dĂ©faits 6c taillĂ©s en piĂšces. Les SuĂ©dois ne s’in- formoient jamais du nombre des Russes , mais seulement du lieu oĂ  ils Ă©toient. Oiij Zi8 Memoibe s, Le Pia-re, le plus grand homme de son siĂ©cle , rĂ©sista , avec une patience Ă©gale Ă  la grandeur de son gĂ©nie, aux mauvais succĂšs de cette guerre , & ne cessoit de donner des combats pour aguerrir ses troupes. Dans le cours de ses adversitĂ©s, le roi de SuĂ©de mit le siĂ©gĂ© devant Pulta- ‱wa. Le Czar tint un conseil de guerre , oĂč les avis furent long-tems partagĂ©s. Les uns vouloient qu’on investĂźt le roi de Suede avec l’armĂ©e Moscovite ; qu’on fĂźt un grand retranchement pourl’obli- ger Ă  se rendre d’autres GĂ©nĂ©raux vouloient qu’on brĂ»lĂąt tout lĂ© pays Ă  cent lieues Ă  la ronde , pour affamer le roi de SuĂ©de & son armĂ©e ; cet avis n’é- toit pas le plus mauvais, & le Czar y inclinoit d ? autres, GĂ©nĂ©raux dirent qu’il Ă©toit toujours Ă  temps d’en venir Ă  cet expĂ©dient ; mais qu’il falloit auparavant bazarder encore une bataille; parcs que Pultawa & fa garnison courroient risque d’ĂȘtre emportĂ©s par l’opiniĂątretĂ© MĂ©moires. 319 3u roi de SuĂ©de , qui y trouveroit un grand magasin & de quoi subsister, pour passer le dĂ©sert qu'on prĂ©tendoit faire Ă  Pentour de lui. On s’arrĂȘta Ă  cette opinion. Alors le Czar, ayant pris la parole , dit Puisque nous nous dĂ©terminons Ă  combattre le roi de SuĂ©de , il faut convenir de la maniĂ©rĂ© , & cboisir la meilleure. Les SuĂ©dois font impĂ©tueux j bien disciplinĂ©s 3 bien exercĂ©s, & adroits nos troupes ne manquent pas de fermetĂ© ; mais elles ne possĂšdent pas ces avantages il faut donc Rappliquer Ă  rendre ceux des SuĂ©dois inutiles. Ils ont souvent forcĂ© nos retran- chemens ; en rase campagne- nous avons toujours Ă©tĂ© battus , par Part & la facilitĂ© avec lesquels ils manƓuvrent il faut donc rompre cette manƓuvre, & la rendre inutile. Pour cela , je fuis d’a- vĂŹs de m’approcher du roi de SuĂ©de ; de faire Ă©lever, fur le front de notre infanterie, plusieurs redoutes, dont les fossĂ©s seront profonds j les faire fraiser O iv H 22 MĂ©moire?. & paliĂ­sader, 6e les garnir d’infanterie ; cela ne demande que quelques heures de travail & nous attendrons l’ennemi derriere ces redoutes. II faudra qu’il le rompe pour les attaquer il y perdra du monde, fera aĂ­Foibli & en dĂ©sordre, lorsqu’il nous attaquera. Car il n’est pas douteux qu’il ne leve le íßége, pour venir Ă  nous, dĂšs qu’il nou? verra Ă  portĂ©e de lui; II faut donc marcher de maniĂ©rĂ© que nous arrivions, vers la fin du jour, en fa prĂ©sence, afin qu’il remette au lendemain Ă  nous attaquer ; & pendant la nuit nous Ă©lĂšverons ces redoutes. Ainsi parla le souverain des Russes, 6c tout le conseil approuva cette disposition. li’on donna les ordres pour la marche, pour les outils, les fascines, les chevaux de frise, &c ; & le 8 Juillet 170P, le Czar arriva, vers la fin du jour, en prĂ©sence du roi de SuĂ©de. Ce prince, quoique blessĂ©, ne manqua pas de dĂ©clarer Ă  ses GĂ©nĂ©raux qu’il vouloir attaquer le lendemain l’armĂ©e MĂ©moires, Z2r Ă­es Moscovites. On fit des dispositions, l’on s’arrangea, & l’on se mit en marche un peu avant le jour. Le Czar avoir Ă©tabli sept redoutes fur le front de son infanterie elles Ă©toient construites avec foin. II y avoir deux bataillons dans chacune j & toute l’infanterie Moscovite Ă©toit derriere , ayant sa cavalerie sur les ailes. II Ă©toit donc impossible d’aller Ă  l’infanterie Moscovite, sans prendre ces redoutes ; parce qu’cn ne pouvoit les laisser derriere foi j ni passer entre deux, fans courir risque d’ĂȘtre abysmĂ© par le feu. Le roi de SuĂ©de & ses GĂ©nĂ©raux , qui ne sçavoient rien de cette disposition , ne virent de quoi il Ă©toit question que lors- qu’ils eurent le nez dessus. Mais, comme la machine avoir Ă©tĂ© mise en mou- -vement, il fut impossible de l’arrĂȘter , 6c de s’en dĂ©dire. La cavalerie SuĂ©doise renversa d’a- bord celle des Moscovites,& s’empor- ta mĂȘme trop loin j mais l’infanterie fut O y ^22 MĂ©moires. arrĂȘtĂ©e par ces redoutes. Les SuĂ©dois les attaquĂšrent, & y trouvĂšrent une grande rĂ©sistance. II n’y a point d'homme de guerre qui. ne fçache que , pour emporter une bonne redoute, il ne taille une disposition entiere ; que l’on emploie plusieurs Bataillons , pour l’atta- quer de plusieurs cĂŽtĂ©s Ă  la fois, & que, bien souvent, l’on s’y caste le nez. Les SuĂ©dois en prirent cependant trois, non fans une grande perte, & furent repoussĂ©s aux autres avec grand carnage. II n’étoit pas possible que toute 1 infanterie SuĂ©doise ne sĂ»t rompue, en attaquant cea redoutes ; pendant que celle des Moscovites, rangĂ©e en ordre , re- gardoit de deux cens pas ce spectacle fort tranquillement. Le roi & les GĂ©nĂ©raux SuĂ©dois virent le pĂ©ril oĂ  ils Ă©toient ; mais i’inae- tion des Moscovites leur laissa entrevoir sespĂ©rance de se retirer; II n’y avoit pas moyen de pouvoir le faire en ordre ? cartout Ă©toit rompu, attaquoit inutile- M E M 0 Ăź B Ê S. ment,ou se laissoit tuer; & se retirer,Ă©toit le seul parti que l’on pĂ»t prendre. On retira donc les troupes qui s’étoient emparĂ©es des redoutes, 6c celles qui se lailsoient abysmer auprĂšs des autres. Il n’y avoir pas moyen, dis-je, de les former Ă  portĂ©e du feu qui sortoit de ces redoutes ainsi le tout se retira mĂȘlĂ©,- & en dĂ©sordre. Sur ces entrefaites , le Czar fit appeller ses GĂ©nĂ©raux, & leur demanda ce qu’il convenoit de faire. Monsieur Allart , un des moins anciens , lans donner le temps aux autres de dire leur avis, adressant la parole Ă  son maĂźtre, lui dit Si votre MajestĂ© n’attaque pas les SuĂ©dois dans ce moment , il n’en fera plus temps aprĂšs. Sur le champ, la ligne s’ébranla , 6c marcha en bon ordre Ă  travers les intervalles des redoutes, qu'on laissa garnies pour favoriser la retraite, en cas d’évĂ©nement. A peine les SuĂ©dois s’étoient ils arrĂȘtĂ©s pour se former'& pour se mettre O vj 524 MĂ©moires. en ordre, qu’ils virent les Moscovites iur leurs talons le dĂ©sordre se mit parmi eux , & la confusion fut gĂ©nĂ©rale. Cependant ils ne fuirent pas encore ; ils firent mĂȘme un effort de valeur, en retournant comme pour charger mais ü’ordre , PĂąme des batailles, n’y Ă©tant pas, ils furent dissipĂ©s fans rĂ©sistance. Les Moscovites, qui n’étoient pas accoutumĂ©s Ă  vaincre, n’oserent les suivre ; & les SuĂ©dois se retirerent en dĂ©sordre , jusqu’au BoristhĂ©ne , oĂč ils furent tous faits prisonniers. VoilĂ  comme on peut, par d’habiles dispositions, se rendre la fortune favorable. Si celle-ci a fait vaincre les Moscovites, qui n’étoient point encore aguerris, & durant le cours de leurs adversitĂ©s, quel succĂšs n’en peut-on pas espĂ©rer chez une nation bien disciplinĂ©e, & dont le propre est d’attaquer ? Car , que l’on soit sur la dĂ©fensive dans cette disposition , l’on conserve en plein l’avantage attachĂ© Ă  ceux qui attaquent ; parce qu’on fait M EMOIRÉS. Z2^ charger PennemĂŹ par des brigades que l’on fait avancer Ă  mesure que ces redoutes font attaquĂ©es. Ce choc se renouvelle souvent, & toujours avec de nouvelles troupes elles en attendent l’ordre avec imp atience , &, le font vigoureusement; parce qu’elles font vĂ»es & soutenues , & sur-tout qu’elles ne craignent pas pour leur retraite. La terreur , qui s’empare quelquefois des armĂ©es, n’est point ici Ă  craindre ; & vous vous rendez , pour ainsi, dire > le maĂźtre du moment favorable qui se trouve dans les batailles ; je veux dire celui oĂč Pennemi se dĂ©concerte. Quel avantage , quand on peut Pattendre, ce moment, avec aĂ­surance ! Les Moscovites n’ont pas profitĂ© de tout ce que cette disposition leur offroit d’avantageux car ils ont tranquillement laissĂ© prendre trois de ces redoutes Ă  leur barbe, fans les secourir ; ce qui devoir dĂ©courager ceux qui les dĂ©fendoient j intimider leurs troupes 3 16 MĂ©moires; & augmenter l’audacedes SuĂ©dois. On peut donc dire , avec apparence de vĂ©ritĂ©, que cette disposition seule a vaincu les SuĂ©dois, fans que les troupes Moscovites aient beaucoup contribuĂ© Ă  la victoire. Ces redoutas font d’autant plus avantageuses, qu’il faut peu de temps pour les construire, & qu’ellessont propres Ă  une infinitĂ© de circonstances, oĂč une feule suffit souvent pour arrĂȘter toute une armĂ©e dans un terrein resserrĂ© ; peur empĂȘcher qu’on ne vous trou. ble dans une marche critique ; pour ap- puier une de vos ailes ; pour partager un terrein en deux ; pour occuper un grand terrein , lorfqu’on n’a pas assez de troupes, &c. Calcul du temps, b de ce qu’il faut pour construire une redoute . Excavation du fossĂ©-144' il faudra Avec les rĂ©galeurs- -288 hommes. Pour les fascines-500 Pour les piquets- zoo Pour les palissades - -400 1488 Quatorze cens quatre-vingt-huit hommes fĂ©rent une redoute en cinq heures de temps. MĂ©moires» Z2? CHAPITRE DIXIEME. Des espions & des guides. O N ne sçauroit trop faire attention sux espions 8e aux guides. M. de Mon- tecucttli dit qu’ils servent comme les yeux de la tĂȘte , 8e qu’ils font auflĂŹ nĂ©cessaires Ă  un GĂ©nĂ©ral. II a raison on ne sçauroit trop employer d’argent pour les avoir bons. Ces gens doivent ĂȘtre choisis dans les pays oĂč l’on fait la guerre. II fautvles prendre intelligens 8e adroits j en disperser par-tout cher les officiers gĂ©nĂ©raux, chez les vivandiers , 8e sur-tout chez les pourvoyeurs des vivres ; parce que les approvision- nemens , les dĂ©pĂŽts 8e les cuisions font juger des desseins de l'ennemi. Il faut que ces espions ne fe con- noissent pas les uns les autres ; 8e il en faut de plusieurs ordres les. uns propres Ă  fe faufiler dans les compagnies, Z 28 MEMOIRE Si d’autres courant l’armĂ©e pour acheter & pour vendre. Ceux-ci doivent con- noĂźtfe chacun un de leurs compagnons du premier ordre, pour en recevoir ce qu’ils doivent aller porter au GĂ©nĂ©ral qui les paie. II faut charger de ce dĂ©tail quelqu’un qui soit fidele & intelligent j lui faire rendre compte tous les jours, & ĂȘtre sĂ»r qu’il ne puisse pas ĂȘtre corrompu. Je ne m'Ă©tendrai pas plus au long fur cette matiĂšre , qui, au reste , est un dĂ©tail qui dĂ©pend de plusieurs circonstances , desquelles un GĂ©nĂ©ral peut profiter par fa prudence & par ses intrigues. CHAPITRE ONZIÈME. Des indices . I l y a des indices Ă  la guerre qu’il est nĂ©cessaire d’étudier , & fur lesquels on peut juger-avec une espece de certitude. MEMOIRES. Z 29 La conooiffance qu’on a de l’enne-* mi &c de ses usages y contribue beaucoup ii y en a de communs Ă  toutes les nations. Par exemple , lorsque , dans un siĂšge , vous voyez vers le soir, Ă  sho- tison & fur des hauteurs, des gens attroupĂ©s & dĂ©sƓuvrĂ©s qui regardent vers la ville , vous devez ĂȘtre sĂ»r qu’il y aura une attaque considĂ©rable ; parcs que, dans les difFĂ©rens corps, il s’est fait des dĂ©tachemens ; ce qui est cause que toute l’armĂ©e sçait qu’il y aura une attaque, &c que les dĂ©sƓuvrĂ©s choisissent les endroits Ă©minens, vers la fin' du jour, pour pouvoir regarder Ă  leur aise. Quand on entend beaucoup tirer dans le camp des ennemis, & que l’on est campĂ© Ă  fa portĂ©e, l’on doit s’atten- dre Ă  avoir le lendemain une affaire ; parce que les soldats nettoyent & dĂ©chargent leurs armes. On peut juger, par la poussiĂšre, s’il '530 MĂ©moires; se fait un grand mouvement dans farinĂ©e ennemie ; ce qui n’arrive jamais fans quelques raisons. La poussiĂšre des fourageurs n’est pas de mĂȘme que celle des colonnes ; mais il faut sçavoir s’y connoĂźtre. On juge aussi, Ă  la lueur des armes > quand le soleil donne dessus , de quel cĂŽtĂ© se sait le mouvement. Si les rayons sont perpendiculaires ,1’ennemi marche Ă  vous ; s’ils sont variĂ©s & peu frĂ©quens, il se retire ; s’ils vont de la droite Ă  la gauche, il marche vers fa gauche ; s’ils -vont, au contraire , de la gauche Ă  la droite , il marche vers fa droite. S’il y a beaucoup de poussiĂšre dans son camp, qu’il n’ait pas fait de fourage , & que cette poussiĂšre soit gĂ©nĂ©rale, il renvoie ses vivandiers 8e ses Ă©quipages ; 8e vous devez vous assurerqu’il marchera bientĂŽt. Cela vous donne le temps de faire vos dispositions, pour l’attaquer dans fa marche z parce que vous devez sçavoir s’il peut venir Ă  vous, si c’est son MĂ©moires. zzr intention, & de quel cĂŽtĂ© il doit marcher vous en jugez par fa position , fes dĂ©pĂŽts, fes approvisionnemens, par le tĂȘrrein , Se enfin-par toute fa contenance. Quelquefois il a fes fours fur fa droite, ou fur fa gauche. Si vous pouvez fçavoir le temps & la quantitĂ© de fa cuisson , & qu’une petite riviere vous couvre , vous pouvez faire un mouvement de cĂŽtĂ© ; puis, vous revenez brusquement sur vos pas , Òc vous envoyez dix Ă  douze mille hommes pour attaquer ces fours ; vous les soutenez par toute votre armĂ©e qui arrive Ă  mesure j & f expĂ©dition doit ĂȘtre faite avant qu’il ait pĂ» y remĂ©dier ; parce que vous avez toujours quelques heures fur lui avant qu’il soit averti de votre mouvement ; outre qu’il fe passe encore un temps de l’avertissement Ă  la certitude qu’il voudra toujours avoir avant que de s’ébranler; de maniĂ©rĂ© qu’il recevra la nouvelle de l’attaque § 3 2 MĂ©moires; de son dĂ©pĂŽt, avant qu’il ait otdonrte son mouvement. Ir, y a une infinitĂ© de pareilles ruseS Ă  la guerre , qu’on peut employer sans trop se commettre, dont les suites font d’une auĂ­fi grande consĂ©quence que ‱celles d’une victoire çomplette, Sc qu! obligent quelquefois l’ennĂ«mi Ă  venir vous attaquer Ă  son dĂ©savantage > ou Ă  se retirer honteusement, quoique supĂ©rieur en nombre z Sc vous n’avez 3 dis-je ,que peu ou point risquĂ©. CHAPITRE DOUZIE’ME. Des qualitĂ©s que doit avoir un GĂ©nĂ©ral d’armĂ©e. J E me forme une idĂ©e du GĂ©nĂ©ral ' d’armĂ©e qui n’est point chimĂ©rique ; j’ai vu de s hommes tels que je vais les peindre. La premiere de toutes les qualitĂ©s est la valeur, fans laquelle je fais peu de cas des autres, parce qu’elles MEMOIRES. 333 deviennent inutiles. La seconde est l’^sprit -, un GĂ©nĂ©ral doit ĂȘtre coura* geux &c fertile en expĂ©diens. La troL siĂ©me est la santĂ©. Ir faut avoir le talent des promptes & heureuses ressources, l’art de pĂ©nĂ©trer les hommes, & de leur ĂȘtre impĂ©nĂ©trable , la capacitĂ© de se prĂȘter Ă  tout , l’activitĂ© jointe Ă  l’intelligence, FhabiletĂ© de faire en tout un choix convenable, & la justesse du discerne., ment. Un GĂ©nĂ©ral doit ĂȘtre doux, & n’a-^ voir aucune espece d’humeur ; ne sça» voir ce que c’est que la haine ; punir sans misĂ©ricorde , & sur-tout ceux qui lui sont les plus chers ; mais jamais ne se fĂącher ; ĂȘtre toujours affligĂ© de se voir dans la nĂ©cessitĂ© de suivre , Ă  la rigueur, les rĂ©glĂ©s de la discipline militaire , & avoir toujours devant les yeux Fexemple de Mml'tus s s’îter dc FidĂ©e que c’est lui qui punit, & se per* suader Ă  Jui-mĂȘine , & aux autres , qu’i 534 Me moi re, s. ne fait qu’administrer les loix militaires. Avec ces qualitĂ©s, il se fera aimer,' craindre , 6c sans doute obĂ©ir. Les parties d’un GĂ©nĂ©ral font infinies sart de sçavoir faire subsister une armĂ©e , de la mĂ©nager ; celui de se placer de façon qu’il ne puisse ĂȘtre obligĂ© de combattre que lorsqu’il le veut ; de choisir ses postes ; de ranger ses troupes en une infinitĂ© de maniĂ©rĂ©s ; enfin, de profiter du moment favorable qui fe trouve dans les batailles , ĂŽc qui dĂ©cide de leur succĂšs toutes ces choses font immenses, & auffi variĂ©esr que les lieux & les hasards qui les produisent. Pour les voir, il faut qu’un GĂ©nĂ©ral d’armĂ©e ne soit-occupĂ© de rien un jour d’affaire. L’examen des lieux, 6c celui de son arrangement pour ses troupes , doivent ĂȘtre prompts comme le vol d’une aigle- Sa disposition doit ĂȘtre courte & simple ; il doit se contenter dç dire L& prmiere ligne attaqmra , U MĂ©moires. 335- seconde soutiendra ; ou , tel corps attaquera , & tel soutiendra. Il faudroit que les GĂ©nĂ©raux qui font fous lui fuĂ­fent bien bornĂ©s, s’ils ne fçavoient pas exĂ©cuter cet ordre ĂŽc faire la manƓuvre qui convient, chacun Ă  fa division. Ainsi le GĂ©nĂ©ral ne doit pas s’en occuper , ni s’en embarrasser car , s’il veut faire le sergent de bataille & ĂȘtre par-tout, il sera prĂ©cisĂ©ment comme la mouche de la fable , qui croyoit faire marcher un coche. Il faut donc qu’un jour d’affaire un GĂ©nĂ©ral d’armĂ©e ne fasse rien il en verra mieux, fe conservera le jugement plus libre , & sera plus en Ă©tat de profiter des situations oĂč fe trouve l’enne- mi pendant la durĂ©e du combat ; 6c, quand il verra fa belle, il devra baisser la main , pour fe porter Ă  toutes jambes dans l’endroit dĂ©fectueux, prendre les premieres troupes qu’il trouvera Ă  portĂ©e , les faire avancer rapidement, & payer de fa personne ç’est C ç quj Zz6 Memoikes; gagne les batailles, & les dĂ©cide. Je ne dis point oĂč, ni comment cela doit se faire ; parce que la variĂ©tĂ© des lieux & celle des dispositions que le combat produit, doivent le dĂ©montrer le tout est de le voir, & de fçavoir en profiter; M. le Prince EugĂšne possĂ©doit, dans la grande perfection, cette partie, qui est la plus sublime du mĂ©tier, & qui prouve le plus un grand gĂ©nie je me fiais fait une application d’étudier ce grand homme ; &c , fur ce point, j’oĂ­e croire que je l’ai pĂ©nĂ©trĂ©. Bien des GĂ©nĂ©raux en chef ne font occupĂ©s, un jour d’affaire, que de faire marcher les troupes bien droites, de voir si elles conservent bien leurs distances , de rĂ©pondre aux questions que les aides de camp leur viennent faire » d’en envoyer par-tout, & de courir eux-mĂȘmes fans cesse enfin , ils veulent tout faire ; moyennant quoi, ils ne ÂŁont rien. Je les regarde comme des gens Ă  qui la tĂȘte tourne , ĂȘc qui ne yoienç MEMOIRES. 537 Voient plus rien , qui ne íçavent faire que ce qu’ils ont fait toute leur vie , je veux dire mener des troupes mĂ©thodiquement. D’oĂč vient cela ? C’est que trĂšs-peu de gens s’occupent des grandes parties de la guerre ; que les officiers passent leur vie Ă  faire exercer des troupes, Sc croient que l’art militaire consiste dans cette partie feule lorsqu’ils parviennent au commandement des armĂ©es , ils y font tout neufs; Sc faute de fçavoir faire ce qu’ilfaut, ils ne font que ce qu’ils fçavent. L’une de ces parties est mĂ©thodique J je veux dire la discipline, Sc la maniĂ©rĂ© de combattre ; Sc ì’autre est sublime. Aussi ne faut-il point choisir, pour celle-ci, des hommes ordinaires pour l’administrer. ' . Si un homme n’est pas nĂ© avec les talens de la guerre, Sc que ces talens ne soient pas perfectionnĂ©s, il ne fera jamais qu’un GĂ©nĂ©ral mĂ©diocre. Ii en est de mĂȘme de tous ies talens il faut ÂŁ MĂ©moires; ĂȘtre nĂ© avec celui de la peinture, pour ĂȘtre un excellent peintre ; avec celu 1 de la musique, pour en composer de bonne , &c. Toutes les choses qui visent au sublime sont de mĂȘme c’est pourquoi l’on volt si rarement des gens qui excellent dans une science , qu’il se passe des siĂ©cles fans en produire. Inapplication rectifie les idĂ©es , mais elle ne donne jamais l’ame ; c’est l’ouvrage de Ja nature. J’ai vu de fort bons colonels devenir de trĂšs-mauvais GĂ©nĂ©raux. J’en ai connu d’autres qui Ă©toient grands preneurs de villes, excellens pour manƓuvrer dans une armĂ©e', qui, Ă  les ĂŽter de-lĂ , n’étoient pas capables de mener mille chevaux Ă  la guerre, Ă  qui la tĂȘte tournoit totalement, & qui ne sçavoient prendre aucun parti. Si un pareil homme vient Ă  commander une armĂ©e , il cherchera Ă  se sauver par les dispositions ; parce qu’il n’aura point d’au- Çres ressources, Pour les faire mieujĂź MĂ©moires. Comprendre, il embrouillera la tĂȘte Ă  toute son armĂ©e Ă  force d Ă©critures. La moindre circonstance changeant tout Ă  la guerre , il voudra changer fa disposition , mettra tout dans une confusion horrible, & infailliblement il fe fera battre. On doit, une fois pour toutes , Ă©tablir une maniĂ©rĂ© de combattre, que les troupes doivent fçavoir, ainsi que les GĂ©nĂ©raux qui les menent. Ce font des rĂ©glĂ©s gĂ©nĂ©rales ; comme , qu’il faut garder ses distances dans la marche ; que , lorsque l’on charge, il saut lĂ© faire vigoureusement ; que , s’il fe fait des trouĂ©es dans la premiere ligne, c’est Ă  la seconde Ă  les boucher. II ne faut point d’écritures pour cela c’est l’A, B, C des troupes ; rien n’est si aisĂ© ; & le GĂ©nĂ©ral ne doit pas y donner toute son attention, comme la plupart le sont. Mais ce dont il doit bien s’occuper, c’est d’óbferver la contenance de l’en- tiemi } le? mouvemens qu’il fait, oĂč i] Pif 54° . MĂ©moires. porte des troupes; de chercher Ă  lui don* jjer du soupçon dans un endroit, pour lui faire faire quelque fausse dĂ©marche; le dĂ©concerter ; de profiter des momens, & de sçavoir porter le coup de la mort oh il faut. Mais, pour tout cela, on doit se conserver le jugement libre, &n’ĂȘtre point occupĂ© des petites choses. Je ne fuis cependant point pour Jes batailles, fur-tout au commencement d’une guerre ; & je fuis persuadĂ© qu’un habile GĂ©nĂ©ral pourroit la faire toute sa vie s sans s’y voir obligĂ© rien ne rĂ©duit tant l’ennemi que cette mĂ©thode, & n’avance plus les affaires. II faut donner de frĂ©quens combats, & fondre , pour ainsi dire , l’ennemi petit Ă  petit ; aprĂšs quoi, il est obligĂ© de se cacher, ' Je ne prĂ©tends point dire, pour cela,’ qu’on n’attaque pas l’ennemi, quand pn trouve l’ de J’écrafer, ĂŽc qu’on ne profite pas des fausses dĂ©mar* ches qu’il peyt faire mais je veux dirç Memoikes. 341 que l’on peut faire la guerre, sans rien donner au hazard; & c’est le plus haut point de perfection & d’habiletĂ© d’un GĂ©nĂ©ral. Mais, quand on fait tant que de donner bataille , il faut fçavoir tirer profit de la victoire; & fur-tout ne point se contenter d’avoir gagnĂ© un champ de bataille , comme on fait ordinairement. On suit rĂ©guliĂšrement les paroles d’un proverbe qui dit , qu’il faut faire un pont d’or Ă  ì’ennemi. Cela est faux ; au contraire faut le pousser , & le poursuivre Ă  toute outrance toute cette retraite , qui paroĂźt fi belle , se convertira bientĂŽt en dĂ©route. Dix mille hommes dĂ©tachĂ©s dĂ©truiront une armĂ©e de cent mille qui fuit rien n’inse pire tant la terreur, & ne cause tant de dommage Ă  l’ennemi, duquel on se dĂ©fait souvent pour une bonne fois. Mais bien des GĂ©nĂ©raux ne se soucient pas de finir la guerre sitĂŽt. Si je voulois citer des exemples 3 Piij Z4-2 MĂ©moires; pour appuier ce que je viens de dire; j en trouverois une infinitĂ© ; mais je me contenterai de rapporter celui-ci. A la bataille de RamillĂŹes , comme l’armĂ©e Françoise se retiroit, en trĂšs- bon ordre, fur un plateau assez Ă©troit bordĂ© des deux cĂŽtĂ©s de profonds ravins-, la cavalerie des alliĂ©s la suivoit Ă  petit pas, comme Ă  un exercice ; sc l’armĂ©e Françoise marchoit auĂ­fi fort doucement sur vingt lignes, & plus peut-ĂȘtre, parce que le terrein Ă©toiç Ă©troit. Un escadron Anglois s’approcha de deux bataillons François, & se mit Ă  tirailler ces deux bataillons, croyant qu’ils alloient ĂȘtre attaquĂ©s, firent volte face , & firent une dĂ©charge fur cet escadron. Qu’arriva-t-il? Toutes les troupes Françoises lĂąchĂšrent pied au bruit de ce feu ; la cavalerie s’enfuit Ă  toutes jambes, & toute l’infanterie se prĂ©cipita dans les deux ravins avec une confusion horrible ; de façon que, dans un moment, le terrein fut libre j sc l'on ne vit plus personne, MĂ©moires» 543 Que l’on vienne me vantes , aprĂšs cela , le bon ordre des retraites, ĂŽe la prudence de ceux qui font un pont d’oe Ă  l’ennemi, aprĂšs qu’ils l’ont dĂ©fait en bataille je dirai qu’ils servent mal leutf maĂźtre. Je ne dis pas qu’il faille s’aban- donner, avec toutes ses troupes , pour suivre l’ennemi. Mais il faut dĂ©tacher des corps, & leur ordonner de pousser, tant que le jour durera, en bon ordre. Car, lorsque l’ennerai fuit une fois, on le chasseroit avec des vessies. Si le corps que vous envoyez se met Ă  escaĂŽronner &c Ă  marcher avec prĂ©caution, c’est-Ă -dire, qu’il fasse la manƓuvre , ce n’est pas la peine de l’envoyer* IIfaut qu’il attaque, pousse & poursuive sans cesse. Toutes les manƓuvres font bonnes alors ; les sages seules ne valent rien. Ainsi je ne parlerai pas ici de retraites dans un chapitre particulier ; & je finirai en disant qu’elles dĂ©pendent $n tout de la capacitĂ© des GĂ©nĂ©raux, Piv J 44 MĂ©moires. des diffĂ©rentes circonstances, & des situations. Au reste, ii n’y a de belie retraite que lorsqu’elle se sait devant un ennemi qui agit mollement car, s’il poursuit Ă  toute outrance, elle se convertira bientĂŽt en dĂ©route. *-*-*-& ĂȘ Ê 34; 'J'Ă­f" ^ ’lj' IjJ* l^i i^Ă­> ijc Ă­^4 , 4>Ă­4' 'L »4-4-444> Ii7 'M"i*'Ăź"Ăź-i' jG RÉFLEXIONS Sur la propagation de l’espece humaine * . AĂźke’s avoir traitĂ© d’un art qui nous instruit , avec mĂ©thode, Ă  la destruction du genre humain , je vais tĂącher de faire connoĂźtre les moyens aux- *} Mon intention tFĂ©toit pas d’sbord do mettra ces rĂ©flexions au jour mais je m’y fuis dĂ©terminĂ© , afin de faire connoĂźtre que ce ne font pas des sottises ni des infamies , comme certaines personnes ont voulu le persuader quoiqu’elles ne les enflent jamais lues, & qu’elles n’cn ont amais rien Içû que par oui-dire. On,verra, au contraire, que tout ce que Fauteur dit Ă  ce sujet est Ă  bonne intention ; puisqu'il croyoit que ce seroit un moyen de peupler le monde , en dĂ©truisant la dĂ©bauche &le libertinage; mais, s’il s’est trompĂ©, doit-on regarder cette erreur comme un crime ? Je pense , & jc crois que tout le monde pensera de mĂȘme, .que M. le MarĂ©chal de Saxe Ă©toit plus grand GĂ©nĂ©ral que grand LĂ©giste, & que ces mariages limitĂ©s qu'il propose , 'au lieu de faire un bien , feroient au contraire un dĂ©sordre afh'eux dans la sociĂ©tĂ©. Car, combien d’enfans fans biens,fans Ă©ducation t pĂ©riioient de misere , lorsqu’ils seroiens- Pv 34 6 RĂ©flexions. quels on pourroit avoir recours, pour en faciliter la propagation. Il n’y a sortes de choses dont on ne s’avise, lorsqu’on n’a rien Ă  faire on abandonnĂ©s par le caprice d’un pĂšre , ou d’une mere ! Ne vaudroit-il pas mieux que la terre ne fĂ»t habitĂ©e que par peu d’hommes qui fussent Ă  leur aise , que d’ùtre peuplĂ©e d’une multitude de misĂ©rables & de vagabonds, qui nous retraceroient les ravages de ces nations barbares qui innonderent & dĂ©solĂšrent toute l’Europe Ăź Cette libertĂ© de fe marier & de fe quitter feroit, d’ailleurs, de bien petite consĂ©quence pour la propagation. Qu’y gagneroit-on ! Rien ; linon que l’on feroit, par arrĂȘts autentiques, ce que l’on fait dĂ©ja tacitement. Si le nombre des hommes diminue , n’en attribuons point la cause aux liens du mariage malheureusement aujourd’hui l’on n’est rien moins qu’efclave de la foi conjugale; & , lorsque les Ă©poux ne s’accotnmodent plus, chacun cherche de son cĂŽtĂ© ; moyennant quoi, peu de chose se perd. Il y a eu autrefois des maladies Ă©pidĂ©miques, comme la peste, lalepre & la ladrerie, qui ont fait des ravages affreux ; & ce mal, que nous appelions vĂ©nĂ©rien , n’a fait que remplacer d’autres maladies qui nous font inconnues Ă  prĂ©sent. Toutes ces miferes humaines n’ont pas tant fait de ravages dans le monde, que ce mal contagieux qui rĂ©gnĂ© aujourd’hui, je veux dire , le luxe & la mollejje , qui font cette maladie contraire Ă  la propagation. Autrefois ‱" elle n’étoit connue que dans les palais des Grands, maintenant elle gagne jusques dans les hameaux. C’est elle qui multiplie nos besoins, & qui fait que les enfans deviennent Ă  charge aux peres & aux me- res ; parce qti’il leur coure beaucoup de les Ă©lever , & de les entretenir. Nous ne sommes plus dans ces temps heureux, oĂč la /implicite & la frugalitĂ© n’é- toient pas une honte aujourd’hui le fils d’un manant est Ă©levĂ© avec plus de faste & de dĂ©licatesse que RĂ©flexions; 347 rĂ©flĂ©chit sur les plus Ă©lev Ă©es, ainsi que fur les moindres. La diminution extraordinaire dans le monde, depuis Jules CĂ©sar, a souvent attirĂ© mon attention. II est certain que les peuples innombrables qui habitoient l’Asie, la Grece, la Scythie , la Germanie, les le fils de son prince. Que l’on examine la prodigieuse quantitĂ© de personnes mariĂ©es & non mariĂ©es qui vivent dans le cĂ©libat. & qui renoncent aux loix du mariage, fous prĂ©texte de la rĂ©pugnance qu’elles ont de Iaider des enfans pauvres ; & l’on verra que c’est une des causes qui contribuent le plus Ă  la dĂ©population. Mais, aĂŻ, reste, si l’on fait rĂ©flexion combien Mute la nature est sujette Ă  des rĂ©volutions , l’on fera portĂ© Ă  .roire que , dans le cours des temps , il se rencontre des siéçles qui font les uns plus, les autres moins propres Ă  la propagation. Les productions de la terre ne sont-elles pas variĂ©es ? Et ne remarquons-nous pas des annĂ©es abondantes & stĂ©riles ; S’ilya des influences qui causent la stĂ©rilitĂ© de la terre, n’est-il pas vraisemblable qu’il y en a qui agissent Ă©galement furies animaux! N’en doutons pas ; puisque nous voyons des climats bien plus favorables Ă  la propagation les uns que les autres , comme la province de Kianshi, Ă  la Chine, cĂčles femmes font si fĂ©condes, qu’elles font toujours enceintes , & mettent trois Ă  quatre enfans au monde Ă  la fois. Cetre fĂ©conditĂ© peuple le pays d’une si grande multitude d’habitans, que son abondance Sc fa fertilitĂ© ne peuvent les nourrir, quoique la rĂ©colte s’y fasse deux Ă  trois fois TannĂ©e enserre que la plupart font obligĂ©s d’aller chercher fortune ailleurs , Si de vivre errans dans les diffĂ©rons Etat d’Afie, '348 RĂ©flexions. Gaules , l’Italie & l’Afrique , ont disparu Ă  mesure que la religion ChrĂ©tienne s’est Ă©tendue en Europe , Lc la MahomĂ©tane dans les autres parties da Monde. Cette diminution va toujours en augmentant. II y a environ soixante ans que M. de Vauban fit le dĂ©nombrement des habitans qui Ă©toient eu France ; il s’en trouva vingt millipns il s’en faut bien que ce nombre y soit Ă  prĂ©sent. Je suis persuadĂ© que l’on sera y n jour obligĂ© de faire quelque changement dans la religion Ă  cet Ă©gard car, fi l’on considĂ©rĂ© combien les usages qui y font Ă©tablis font contraires Ă  la propagation , l’on ne fera point Ă©tonnĂ© de cette diminution. Le mariage y est opposĂ© , ainsi que l’éducation. Les plus belles annĂ©es se passent dans l’attente d’un mari; la nature cependant ne perd point ses droits, & la Jeunesse fait des choses qui dĂ©truisent les parties de la gĂ©nĂ©ration. La coquetterie, la dĂ©bau- REFLEXIONS. tĂźie Raccompagnent partout ; & la rĂ©putation de passer pour vierge ne contribue pas peu Ă  la diminution de l’efpece» Il faut ajouter Ă  cela, que telle femme qui ne fait point d’enfant avec le mari qu’elĂźe a, en Ă­eroit avec un autre ; parce que souvent les dĂ©goĂ»ts s’en mĂȘlent , le mari & la femme ne font que languir ensemble ; & tout le systĂšme en gĂ©nĂ©ral est contraire aux loix de la nature. Selon la sainte Ă©criture, le premier commandement que Dieu fit Ă  l’homme est Croisez, & multipliez, de tous, c’est celui auqueĂŹ on fait le moins d’attention. Si l'on refuse Ă  la nature ce qu 7 elle demande , la facultĂ© d'engendrer se perd ; & de cent femmes qui fe livrent au manĂšge des filles, Ă  peine y en a- t-il dix capables de gĂ©nĂ©ration. Combien donc de femmes inutiles dans ua Etat, & peu propres Ă  remplir les devoirs pour lesquels Fauteur de la na- 5/0 RĂ©flexions. ture les a créées ! Qu’on examine par s tout, dans les villes & Ă  h campagne, si l’on ne trouvera pas dix filles, contre une femme, en Ă©tat d’avoir des en- fans. U n LĂ©gislateur qui formeroit un systĂšme sur la propagation , en faisant des loix sages, dĂ©truiroit la dĂ©bauche ; parce qu’elle n’est point dans la nature , & qu’elle ne tire son origine que des loix qui sont opposĂ©es Ă  la propagation. Ce LĂ©gislateur formeroit les fondemens d’une monarchie redoutable Ă  toute la terre. Pour cela, il fau- droit Ă©tablir , par l’éducation, que la stĂ©rilitĂ© vient de la dĂ©bauche, & y attacher de la honte dĂšs l’ñge de quinze ans ; que plus une femme auroit d’en- fans, plus fa situation seroit heureuse ; ce qui pourroit se Ă­airp, en ordonnant que le dixiĂšme jour, soit du revenu des enfans, ou de l’ouvrage de leurs mains, seroit consacrĂ© Ă  la mere ; alors cette mere emploieroit toute son indus- RĂ©flexions. 3 $$ trie Ă  les Ă©lever, pour se faire, par leur nombre, un avenir heureux. II Ă­audroit aussi faire une ordonnance, par laquelle chaque mere qui auroit une sois prĂ©sentĂ© au magistrat dix en- fans vivans , auroit ioo Ă©cus de pension ; celle qui en auroit prĂ©sentĂ© quinze , yoo ; & celle qui en prĂ©senteroic vingt, 1000. Cette perspective , pour des gens du commun, feroit qu’ils em- ploieroient toute leur industrie Ă  les bien Ă©lever, & s’en feroient, dĂšs leur jeunesse, un point capital ; les meres ne prĂȘcberoient autre chose Ă  leurs filles. On pourroit m’objecter que les peres craindroient de se charger de trop d’enfans. Mais je rĂ©ponds Ă  cela qu’ils coĂ»tent peu tant qu’ils font petits ; & l’on a toujours remarquĂ© que plus un artisan ou un paysan a d’enfans , mieux vont ses affaires ; parce que , dĂšs sage de dix-sept ans, il les emploie Ă  quelque chose, 35*2 RĂ©flexions. Mais, pour parvenir plus efficacement Ă  bien peupler, il faudroit Ă©tablir, parlesloix, qu’aucun mariage, Ă  l’avenir, ne se feroit que pour cinq annĂ©es ; & qu’il ne pourroit se renouveler sans dispense, s’il n’étoit nĂ© aucun enfant pendant ce temps mais aussi, que les mĂȘmes Ă©poux qui au- roient renouvelle leur mariage jusqu’à trois fois, & qui auroient eu des en- fans, seroient insĂ©parables, & devroient vivre ensemble le reste de leur vie. Tous les ThĂ©ologiens du Monde ne íçauroient prouver l'impiĂ©tĂ© de ce systĂšme , parce que le mariage n’est Ă©tabli que pour la population. Si la religion ChrĂ©tienne est contraire Ă  la propagation , en rendant les mariages'indissolubles, & en ne permettant qu’une feule femme, la MahomĂ©tane ne l’est pas moins, qui en accorde la pluralitĂ© car, dans ce grand nombre de femmes enfermĂ©es , une feule ordinairement s’empare du cƓur ZyZ de son maĂźtre ; & les autres, qui deviennent ses servantes , restent inutiles. ,Tous les hommes exercent un pouvoir tyrannique fur ce sexe charmant ; parce que ce sont eux qui ont fait les loix, & que ces loix leur sont commodes. Les Turcs les enferment, & nous les tyrannisons par les prĂ©jugĂ©s. VoilĂ  d’oĂč vient la faussetĂ© dans les femmes; parce qu’elles font continuellement contraintes de dĂ©guiser ce qu’elles pensent , tout notre systĂšme Ă  leur Ă©gard h’étant point dans la nature. Si les femmes Ă©toient en droit de se choisir des maris selon leur inclination, & pour un temps limitĂ© , on ne leur verroit point faire de choses contraires Ă  la nature, ni de celles oĂč elles courent risque de la vie ; le temps des amours viendroit, & ce temps seroit tout employĂ© Ă  l’amour ; l’on ne verroit point de dĂ©bauche, parce que les hommes , ni les femmes n’y auroient point recours pour satisfaire aux loix de ĂŹa z 54 RĂ©flexions; nature, qui est sage ; & cette facilitĂ© de se marier & de se quitter seroit que tout le monde se marieroit. On arrĂȘte- roit par-lĂ  les progrĂšs continuels du mal contagieux qui insecte toute la terre, & qui altĂ©rĂ© de jour en jour l’es- pece des hommes. Pour ĂȘtre certain de cette vĂ©ritĂ©, il n’y a qu’à considĂ©rer la diffĂ©rence entre les peuples oĂč ce mal a commencĂ© Ă  faire ses premiers progrĂšs, & ceux oĂč il est moins connu. Voyons, par un calcul raisonnĂ©, la diffĂ©rence du plus ou du moins que cela apporteroit Ă  la propagation. Lossque les femmes ne produisent qu’une fille chacune , que nous nommerons femme , une femme n’aura produit , Ă  la dixiĂšme gĂ©nĂ©ration, qu’une femme Ă  l’Etat. Nous voulons prendre six gĂ©nĂ©rations chacune de 30 ansj ce qui fera 180 ans. REFLEXIONS. SSl Si une femme en produit deux ta premĂŹere .. a Lis r fĂ©condes .... 4 Les 4 troisiĂšmes .... S Les 8 quatriĂšmes . ‱ . iS Les 16 cinquiĂšmes . . zr Les 31 sixiĂšmes .... 64 femmes en 180 ans. Ainsi la diffĂ©rence fera de 1 d 6^, Ji elles en font deux au lieu i’une. Si elles en produisent en trente ans ; trois > qui est un nombre tout commun & tout ordinaire pour celles qui Ă­e mettent Ă  en faire; 6c que, parmi celles- lĂ , il s’en trouve qui passent ce nombre de beaucoup je suppose que toutes les femmes agissent de bonne foi, par principe de religion , par leur intĂ©rĂȘt » ou selon les loix de la nature La premiere . ‱ »... 8 La troisiĂšme ‱ ‱...‱ 9 La neuviĂšme ...... 27 La vingt - septiĂšme ‱‱. 81 La quatre-vingt-uniĂšme. 163 La centsoixante-troĂŹjiĂȘm ^.^.%9 femmestn X80 an*i En y ajoutant autant d'hom- mes > cela feroit ... 978 Par consĂ©quent . 91*6 57800 978000 Dix femmes Cent . . Mille . > Cent mille ......... 9/800000 Va millioa 97800900e RĂ©flexions. Ainsi, un million de femmes, qui est Ă  peu prĂšs la dixiĂšme partie de celles qu’il y a en France, auront produit en cent quatre-vingts ans, neuf cent soixante - dix - huit millions d’ames , lors- qu’elles auront fait chacune six enfans. Ce nombre est Ă©norme ; lors mĂȘme qu’on en retrancheroit les trois quarts 3 U seroit prodigieux. FIN, Ă AĂȘ-O-MGO-KKGAGGGO TABLE P ES CHAPITRE S. LIVRE PREMIER. Des parties de dĂ©tails. C Hapjtre Premier. De la maniĂ©rĂ© Ă e lever des troupes, de celle de les habiller, de les entretenir , de les payer , de les exercer , & de les fermer pour le combat , pag. iy Article Premier. De la maniĂ©rĂ© de lever les troupes , ibid. Art. II. De l'habillement , z i Art. III. DeientretĂŹen des troupes, 29 Art. IV. De la paye, 59 Art. V. De r exercice , Art. VI. De la maniĂ©rĂ© de former les troupes pour le combat, 44, CHAP. II. De la lĂ©gion, 6 3 Chap. III. De la cavalerie. De fe$ armures & de ses armes, Du pied de la cavalerie. Comment elle doit fe for-. TABLE mer , combattre.& marcher. D^ mou* vemens. Des fourages au verd & ait sec. Des pĂątures. Des tentes, & de la maniĂ©rĂ© de camper. Des partis ou dĂ©- tachemens , 9 8 Article Premier. je la cavalerie en gĂ©nĂ©ral, ibid. ART. II. Des armures de la cavalerie, 104 Art. III. Des armes du cavalier , & de rharnachement du cheval , m Art. IV. Dapied de la cavalerie. Comment elle doit se former , combattre & marcher, 120 Art. V. Des fourages au verd , & des pĂątures y 130 Art. VI. Des fourages aufec, 134 Art. VII. Des tentes ,& de la maniĂ©rĂ© de camper de la cavalerie , 135 Art. VIII. Des parties ou dĂ©tachemens de la cavalerie lĂ©gere , 138 Chap. IV. Dissertation fur la grande manƓuvre , 143 Chap. V. Des armes Ăą feu , & de la mĂ©thode de tirer, 160 Chap. VI. Des drapeaux ou enseignes , 16s CHAP. VII. Del’artillerie & du charoir, 169 Chap, VIII, De la discipline militaire, 17 5 . DES CHAPITRES. LIVRE SECOND, Des parties sublimes. C Hapitre Premier. De la fortification , attaque & dĂ©fense des places, pag. 184 Chap. II. RĂ©flexions fur la guerre en gĂ©nĂ©rai, zoo Description de la Pologne, & projet de guerre pour une pnijfance qui fc trouverait dans le cas de la faire Ă  cette RĂ©publique , 210 Calcul du temps qtiĂŹl faudra Ă  quarante mille huit cens hoĂ­iimes, pour construire unfort,suivant mon fyftĂšme , 2 j r Chap. III. De la guerre dans les mon* tagnes , 259 Chap. IV. Des pays coupĂ©s } remplis de haies & de f0fiĂ©s, z61 CHAP. V. Des passages de riviĂšres , 264 ChAP. VI. Des diffĂ©rentes situations, pour camper les armĂ©es & pour corn* battre , 27 ; Chap. VII. Des retranchement & des lignes, 288 Chap. VIII. jje /’attaque des retran - çhçmens, 3 1 j TABLE DES CHAPITRES. Chap. IX. Des redoutes, & de leur excellence dans les ordres de batailles t 3i7 Chap. X. Des espions & des guides , 327 Chap. XI. Des indices, 3 Chap. XIL Des qualitĂ©s que doit avoir un GĂ©nĂ©ral d'armĂ©e , 332, RĂ©flexions fur la propagation de Ă­efpect humaine, 3 4 J FiĂ­i de la Table des Chapitres. AMUSE MENS SERIEUX? A MESSIEURS LES MILITAIRES» Pourservir de suite aux MĂ©moire4 prĂ©cĂ©dent. I L E S Ecrits suĂŹvans fartent de la plume dlOfficiers d'une expĂ©rience consommĂ©e ; ils tendent Ă  la perfection dit grand Art de la guerre, & on ne peut que fçavoir grĂ© Ă  l’Editeur de les avoir placĂ©s ici en forme de supplĂ©ment Ă  un ouvrage compose pour la mĂȘme fin } çr universellement eslimĂ©. i RÉFLEXIONS SUR LA LECTURE, AdressĂ©es Ă  Monsieur De ***** La LeBure eft particuliĂšrement nĂ©cejfairt aux Militaires, Les Militaires doivent ĂȘtre plus injlruits &* ' plus vertueux que les hommes des autres Etats. E S exhortations Ă  la vertu font nĂ©cese JL —i faires ; mais le fruit n’en est pas certain r Elles y disposent le cƓur, & la lecture qui nous prĂ©sente Ă  chaque pas des exemples de vertu , & qui nous en fait voir les rĂ©compenses , & la gloire immortelle qui la fuit, le persuade & l’entraĂ­ne. Les couleurs avec lesquelles on peint les vices, peuvent bien frapper ^imagination & disposer le cƓur Ă  ses fuir ; mais la lecture qui nous met devant les yeux les exemples des monstrueuses actions des hommes vicieux, & l’exccration. Ă©ternelle quelles leur ont at- a jj Ăźv REFLEXIONS tirĂ©e , porte dans le cƓur l’horreur du vice J Sf le dĂ©termine Ă  l’éviter. L’ignorance & les fausses dĂ©marches caractĂ©risent la jeunesse de Fhomme. Les chan- gemens heureux qu’on voit en lui Ă  mesure qu’il viellit, font les fruits de l’expĂ©rience ; on consulte un vieillard on lui confie les affaires importantes ; cependant ce vieillard n’avoit » Ă©tant jeune, aucune considĂ©ration. Pourquoi ï’àge lui en donne-t-elle ? C’est fans doute parce qu’ayant vĂ©cu longtems, il a vĂ» beaucoup d’exemples de vertus & de vices. L’expĂ©rience donne effectivement quelques leçons de conduite ; mais ces leçons font bornĂ©es & toujours d’une rĂ©glĂ© peu sure c’est le hazard qui les donne. Qui se borne Ă  ces leçons , court risque de ne savoir que peu de chose , ou de sçavoir pe qu’il doit faire, quand l’ñge lui ĂŽte le pouvoir d’agir. La lecture supplie Ă  l’áge ; elle fait acquĂ©rir en peu de tems ce que bien des annĂ©es ne peuvent jamais procurer, & donne aux jeune? gens des connoiĂ­lances prĂ©fĂ©rables Ă  l’expĂ©rience des vieillards. C’est par la lecture que nous pouvons faire revivre les hommes illustres de tous les siĂ©cles » converser avec eux, Ă©couter leurs leçons, examiner leurs dĂ©marches. Ce font des mqt SURLALECTURE. f ZĂ©lĂ©s qui nous montrent ce que nous devons ĂȘtre j & des guides qui nous tracent le chemin de la vertus La lecture Ă©tant donc utile aux liommĂ«s , examinons Ă  quel Ă©tat elle est le plus nĂ©cessaire. Le Laboureur, & tous les hommes occupĂ©s dans les campagnes Ă  la culture des terres » ont peu besoin de lecture. Ils naiĂ­ĂŻĂšnt dans le sein d’une sociĂ©tĂ© d’hommes assez Ă©clairĂ©s par la simple religion, pour suivre les Joix innocentes de la Nature & de í’honnĂ©te homme; & le travail pĂ©nible qu’ils commencent en naillĂ nt, pour ne le quitter qu’en mourant, ne laide aucune prise Ă  l’oisivetĂ© & Ă  rambinon pour corrompre leurs mƓurs quelques lectures, cependant, peuvent les rendre plus habiles dans Tagnculture & supplĂ©er Ă  l’ex- pĂ©rience. La lecture n’est pas efßÚntielle aux Artistes; l’habitude peut conduire leurs bras ils peuvent, en rĂ©pĂ©tant toujours le mĂȘme travail, parvenir Ă  le faire, ou mieux, ou plus promptement ; & la perfection qu’ils remarquent clans les ouvrages des autres, peut leur faire naĂźtre le dĂ©sir d’y atteindre, & leur servir de leçon. La lecture cependant de quelques TraitĂ©s relatifs Ă  leurs Arts , & celle de la aiij v; REFLEXIONS vie & cĂźes ouvrages des Artistes cĂ©lĂ©brĂ©s ne peut que leur ĂȘtre trĂšs-avantageufe, soit pour les perfectionner, soit pour exciter en eux le dĂ©sir de se distinguer. Le NĂ©gociant doit Rappliquer Ă  un genre de lecture aster Ă©tendue ; il risque une dĂ©cadence subite , s’il n’est qu’ambitieux de s’en- richir & s’il ne sçait que compter ; il doit connoĂźtre les pays qui l’environnent, les hommes qui les habitent , & s’en attirer la confiance ; il doit Ă©tudier les Ă©venemens, apprendre Ă  les prĂ©voir & .Ă  trouver des ressources Ă  ceux qu’il n’a pas prĂ©vus ; il doit avoir une connoistance sĂ»re de toutes les productions de la Nature & de l’Art, & des usages que les hommes en font, suivant les saisons & les climats qu’ils habitent. La lecture donne au Commerçant toutes ces connoisiances que l’expĂ©rience & les voyages ne donnent qu’im- parfaitement , trop lentement & toujours avec des risques infinis. L’état le plus opulent & le plus fastueux semble n’avoir pas besoin de beaucoup de lecture. Le Financier ignorant, grossier & peu instruit, accumule des richesses & parvient au rang des Nobles. S’il lisoit cependant, il pourroit devenir plus humain , & acquĂ©rir ce qui lui manque , potjr mĂ©riter la con- SUR LA LECTURE. vĂŻj fidĂ©ration & Pestime des honnĂȘtes gens. Le Magistrat est coupable, s’il ne lit pas. L’étude des Loix doit faire fa principale occupation , & il ne doit pas nĂ©gliger plusieurs lectures. C’est le moyen de fe former le jugement, &de sentir la noblesse, la dignitĂ©, les risques & les devoirs de son emploi. L’homme d’Eglife fe fortifie dans Ă­Ăą religion par la lecture ; elle le met en Ă©tat de la maintenir & de l’étendre. Ce ne peut ĂȘtre P expĂ©rience , ce font la lecture & les mĂ©ditations qui font que l’hom- me d’Etat est digne de soutenir le thrĂłne , de procurer le bonheur des peuples, & de rendre les Rois capables de regner avec grandeur & justice. On conviendra Ă­ĂĄns peine qu’il y a des lectures utiles, & qu’il y en a mĂȘme d’indil- penfables pour les Ă©tats dont je viens de parler ; mais il n’en est pas de mĂȘme pour PĂ©tĂąt Militaire. Le plus grand nombre pense, que les personnes qui embraíßÚnt le parti des armes n’ont pas besoin de lecture ; plusieurs Militaires montrent aster par leur inapplication qu’ils en font persuadĂ©s. Cependant j’o/e dire que la lecture est particuliĂšrement nĂ©- cestaire au Militaire ; que de tous les Ă©tats, c’est celui oĂč l'on en doit faire le plus grand viij REFLEXIONS & le plus universel usage. DĂ©veloppons cette vĂ©ritĂ© que vous connoissez si bien , & que tant le personnes semblent mĂ©connoĂźtre. L’Art de la guerre est le plus grand ; il est devenu le plus nĂ©cessaire. C’est ce grand Art qui fonde les ThrĂłnes & les soutient, qui forme & dĂ©truit les Empires, & qui peut changer la face de la terre. Cet Art pratiquĂ© par des hommes vertueux conserve les biens, protĂšge les Arts, les Sciences & le Commerce ; il veille Ă  la conservation de la libertĂ© & de la vie, & fait regner l’abondance & la tranquillitĂ© dans les lieux oĂč fans ce mĂȘme Ait regneroient le trouble , la misere & toutes les horreurs des crimes & de l’inhumanitĂ© mais cet Art si grand , si noble & si nĂ©cessaire, est le plus difficile. L’homme vraiment militaire doit ĂȘtre GĂ©ographe & connoĂ­tre les parties de cette science les plus Ă©tendues & les plus dĂ©taillĂ©es; il doit ĂȘtre bon MathĂ©maticien. La science des langues , l’éloquence , l’étude de l’homme, la politique la plus profonde & tous les exercices du corps lui font nĂ©cessaires ; il doit possĂ©der sart de ranger les hommes dans une situation assez solide pour attaquer ou pour se dĂ©fendre, & de conformer cet arrangement aux obstacles que prĂ©sente le hazard f qui va- SUR LA LECTURE. Ă­x rient jusqu’à l’infini ; il faut qu’il sçache l’art de vaincre Ă  chaque pas les obstacles imprĂ©vus que la Nature lui oppose, & de rendre inutiles tous ceux que l’Art, secondĂ© de la Nature & de la force, peut imaginer pour Far- rĂȘter & pour le dĂ©truire. Qu’on lise quelques Histoires militaires, & l’on verra que suivant les occasions, les hommes de guerre ont pratiquĂ© avec succĂšs l’une ou Fa titre de ces con- noiflĂąnces, & que c’est Ă  ces connoiĂ­ĂŻĂ nces employĂ©es Ă  propos, qu’est dĂ» le gain d’une bataille, le succĂšs d’une campagne , la rĂ©ussite d’une guerre, & quelquefois le salut du ThrĂłne '& de plusieurs milliers d’hommes. Ces connoissances immenses qui font nĂ©cessaires Ă  f homme de guerre, & le talent prĂ©cieux de sçavoir s’en servir Ă  propos , ne lui suffisent pas ; il faut qu’il rĂ©unisse les vertus de tous les Ă©tats, & il en est plusieurs d’une pratique bien noble , mais bien difficile, qui caractĂ©risent le vrai Militaire, & le HĂ©ros, Sc fans lesquelles les connoiĂ­ĂŻĂ nces les plus Ă©tendues lui deviennent inutiles. Un Militaire doit posseder au plus haut degrĂ© , la justice , la grandeur d’ame , l’hu- manitĂ©, la force, FintrĂ©piditĂ© , l’audace & la prudence; il doit ĂȘtre heureux fans orgueil , Sc malheureux avec dignitĂ© ; il ne doit faire sv X REFLEXIONS tjue changer de vertu, quand la fortune change de face ; il doit renoncer aux douceurs de la vie , & s’accoutumer aux travaux les plus durs ; il doit ĂȘtre enfin assez vertueux pour entraĂźner par la force de l’exemple des milliers d’hommes Ă  la pratique des vertus les plus Ă©minentes, & ĂȘtre toujours prĂȘt Ă  sacrifier pour le service de son Roi & de Ă­Ă  pairie , fa fortune , sa santĂ© & fa vie. Tous ceux qui par la lecture ont acquis quelque connoissancedes affaires du monde, & des grands hommes qui y ont paru , & qui l’ont servi, conviendront fans difficultĂ© que je n’ai rien outrĂ© , & que tout est vrai dans Ăźe tableau que je viens de faire des connoif- sances immenses qu’un Militaire doit avoir , & des vertus qu’il doit pratiquer. Examinons a prĂ©sent Ci les exemples, les prĂ©ceptes A les exhortations peuvent les lui procurer. Lm Militaire doit ĂȘtre certain , autant qu’il est donnĂ© aux hommes del’ĂȘtre, que faction qu’il va faire est bonne ; il ne lui faut jamais d’incertitude ; ses fautes peuvent ĂȘtre terribles; elles peuvent interresser le genre hu- \ main. Quelle expĂ©rience peut avoir un Militaire , & quelle connoissance utile peut-elle lui donner ? Si longtems qu’il vieillisss dans les armĂ©es, il verra chaque jour quelque chofe SUR LA LECTURE. xj 2 e nouveau ; il sçaura ce qu’il a vĂ» faire jus- qu’à aujourd'hui mais il ne sçaura pas ce qu’il doit faire demain les Ă©venemens de la guerre dĂ©pendent de tant de circonstances diffĂ©rentes, & font si prodigieusement variĂ©s , qu’il faut la rĂ©volution de plusieurs siĂ©cles pour ramener Ă  peu prĂšs les semblables. Je ne sçais fur quoi est fondĂ© cette considĂ©ration & cette confiance de prĂ©fĂ©rence qu’on a pour un vieux Militaire qui n’a que l’expĂ©rience. 11 fçait, & il raconte ce qu’il a fait; mais ce qu’on va faire est nouveau pour lui, il ne peut proposer que des incertitudes. Ne devroit-on pas plutĂŽt donner cette confiance Ă  un jeune Militaire, qui a la vigueur du corps, & qui Ă  l’amour naissant de la gloire, joint la lecture des Histoires militaires il a vĂ» tout ce qui s’est passĂ© dans tous les siĂ©cles ; il a conversĂ© avec tous les HĂ©ros ; il connoĂźt leurs grandes actions; il a remarquĂ© leurs fautes. Ces con- noissances ne font-elles pas infiniment au- deflus de celles que donne la simple expĂ©rience de 50 ou 60 annĂ©es ? La vieillesse dans le Militaire ne me semble devoir ĂȘtre considĂ©rĂ©e que dans le simple soldat ; il ne doit qu’obĂ©ir & soutenir les fatigues ; il en acquiert l’habitude en vieillissant. Ces rĂ©flexions fur l’expĂ©nençe des anciens L vjr xij REFLEXIONS Officiers font nouvelles ; elles font totaĂźe* nient opposĂ©es au prĂ©jugĂ© mais je pense qu’iĂ­ est utile c!e le dĂ©truire, & pour ne rien oublier de ce qui peut y contribuer, je vais joindre quelques exemples Ă  mes rĂ©flexions. Lucius Lucullus, qui triompha du Grand Mithridate & du Roi Tigrane son gendre, n’avoit que peu ou point de pratique de la guerre , quand on lui donna le commandement des troupes pour aller Ă  cette expĂ©dition. 11 apprit cependant la maniĂ©rĂ© de la taire, en lisant feulement les Histoires dans ion voyage en Asie. Voyez Monarch. Eccl. de Pineda. Tamerlan , Roi des Parthes, devant combattre contre Bajazet Empereur des Otto-, mans, fe fit lire les actions de ses prĂ©dĂ©cesseurs , afin que ce souvenir le soutĂźnt dans le combat, oĂč Bajazet fut fait prisonnier. Lorsque l’Empereur SĂ©vere tenoit conseil fur quelques expĂ©ditions militaires, il y ap- pelloit les jterfonnes qui avoient une grande eonnoiflance de l’histoire , cherchant celles qui fqavoient ce qu’en pareil cas les anciens GĂ©nĂ©raux avoient fait. Au siĂšge de Berg-op-zoom un Officier du RĂ©giment que vous commandiez, saifoit avec distinction le service d’IngĂ©nieur» Plusieurs SUR tA LECTURE. xĂŻi} anciens Officiers le consultoient, & M. le MarĂ©chal de Lowendhal l’appelloit Ă  ses conseils de guerre cependant e'Ă©toit le premier liĂšge oĂč cet Officier sc trouvoit ; il n’avoit aucune expĂ©rience. L’expĂ©rience ne pouvant donc rien apprendre Ă  un Militaire, ou du moins fort peu de chose ; examinons les connoissances que. les prĂ©ceptes & les leçons peuvent lui donner. J’ai fait voir les connoissances qu’un Militaire doit avoir ; elles font si immenses que la vie la plus longue ne scffit pas pour les acquĂ©rir par la voye ordinaire des prĂ©ceptes» Supposons cependant que par leur moyen il puiĂ­Ăźe devenir MathĂ©maticien, GĂ©ographe > Orateur, apprendre les langues, & tous les exercices d u corps, il lui restera Ă  acquĂ©rir les connoissances les plus essentielles, dont aucun prĂ©cepte ne peut rinĂŽruire, la con- ßÏoissance de l’homme, la politique, & la tactique , cette science que personne 'enseigne, & j'ose dire ne peut enseigner. Si donc par cette supposition, que je regarde comme trop sorte, il acquiert tomes les connoissances que les prĂ©ceptes & les leçons peuvent enseigner, le rendront-elles grand homme de guerre Ăź Non il fera avec toutes ees *Ăźv REFLEXIONS Ă­ciences beaucoup de fautes, & peut-ĂȘtre pĂźuĂ­ que d’autres, parcs qu’il aura plus de confiance toutes ces connoiĂ­fimces, toutes ces sciences ne font rien Ă  la guerre, s’il n’ac- quiert pas celle de fçavoir les pratiquer Ă  propos. Cette science fait valoir toutes les autres. Eh i qui peut lui donner cette science ? C’est la lecture ; il ne peut y avoir d’autre maĂźtre. Si quelqu’un doute encore de cette vĂ©ritĂ©, qui vous est si connue, & si cĂ© que je dis pour en convaincre ne suffit pas, qu’on lise dans Plutarque les vies des hommes illustres, & l’on verra qu’ils Ă©toient instruits dans l’hise toire qu’on mĂ©dite les vies de ces hommes fi fort Ă©levĂ©s au-destiis des autres hommes , tels qu’Alexandre, Annibal, Scipion, CĂ©sar, Maurice de Saxe, on verra que les plus grands Capitaines doivent leurs Ă©lĂ©vations Ă  la lecture. Nous venons de voir que InexpĂ©rience & les prĂ©ceptes ordinaires des sciences ne suffisent pas pour former & instruire l’homme de guerre ; examinons si les exhortations aux vernis militaires peuvent ĂȘtre assez puissantes pour le dĂ©terminer Ă  les pratiquer, & les lui faire pratiquer Ă  propos. Dans chaque Ă©tat on peut fçavoir les ver- SUR LA LECTURE. xv tus qu’on a Ă  pratiquer, n’y ayant que certaines vertus qui y font eĂ­lĂšntielles. II est possible de fixer un plan d’exhortation pour celles qui y font propres; mais dans l’état militaire, il n’en est pas de mĂȘme. Toutes les vertus lui Ă©tant nĂ©cessaires, ce plan d’exhortation devient immense 8c bien difficile. L’immensitĂ© du plan d’exhortation aux vertus militaires le rend difficile; mais la pratique de ces vertus est st dĂ©pendante des occasions & des Ă©venemens, & par consĂ©quent fi variĂ© que je le crois impossible. En effet » la douceur & la fermetĂ© , la modĂ©ration & la sĂ©vĂ©ritĂ©, la libĂ©ralitĂ© & la prĂ©voyance, la force, l’intrĂ©piditĂ© & la prudence, & presque toutes les vertus ceíßÚnt de porter ce beau nom, & peuvent mcme devenir des vices Ă  la guerre , fi on les pratique mal-Ă -propos. Qui peut donc donner des exhortations aller fortes, allez lumineuses, pour montrer ces vertus dans les tĂ©nĂšbres du hazard & de l’a- venir f II ne faut point s’attendre Ă  les recevoir des hommes avec qui nous vivons ; elles ne peuvent ĂȘtre donnĂ©es que par les hommes de tous les siĂ©cles rĂ©unis, c’est-Ă -dire parla lecture de l’Histoire. Non-feulement l’immensitĂ© du plan d’exhortation aux vertus militaires le rend ira- kvj REFLEXIONS possible ; mais les vertus propres Ă  l’état mĂź-* liĂ­axres font d’une pratique si difficile , qus l’exhortation. ne peut suffire pour y porter les hommes. Quelle exhortation est astĂȘz forte pour arracher du sein de l'opulence & des voluptĂ©s qui raccompagnent, un homme qui en sent toutes les douceurs , pour le faire vivre au milieu des inquiĂ©tudes, des fatigues & des. travaux ; pour le dĂ©terminer Ă  quitter fa patrie , Ă  souffrir les intempĂ©ries des faisons & des climats, & les douleurs de la faim & de la soif ? Quelle exhortation peut i’assermir dans cette constante vertu qui le retient dans cette vie dure & terrible, pour assurer le repos & la tranquillitĂ© des autres hommes ? Quelle exhortation enfin aster puissante peut le dĂ©terminer Ă  souffrir Volontairement la mort pour assurer la vie & le bonheur des hommes dont il a entrepris la dĂ©fense ? La vue de ces hommes grands & gĂ©nĂ©reux , du bien qu’ils ont fait, de la gloire immortelle qu’ ils se sont acquise , est la feule exhortation qui puisse nous faire aimer & pratiquer leurs vertus ; & c’est la lecture qui nous montre les grands hommes & leur gloire, & les grands Ă©venemens de tous les siĂ©cles. Ce feroit un travail trĂšs-indifferent que d’a- SUR LA LECTURE. xvi 'jroĂŹf seulement prouvĂ© que la lecture est nĂ©cessaire dans tous les Ă©tats ; d’autres l’ont fait avant moi ; tout le monde en est persuadĂ© z mais avoir prouvĂ© qu’eiie est particuliĂšrement & indiĂ­pensablement nĂ©cessaire Ă  l’état militaire ; qu’un Militaire doit ĂȘtre plus fçavant, plus instruit, plus vertueux que tous les autres hommes, c’est , je crois, un travail intĂ©ressant , puilque personne ne l’a encore fait ; & utile , puisque preĂ­que tout le monde pense qu’un Militaire peut ĂȘtre inappliquĂ©, ignorant , & vicieux , & bien remplir les devoirs de son Ă©tat. Ce prĂ©jugĂ© n'est que trop fort ; ne voit-Ăłn pas souvent des peres faire entrer dans le plan d’éducation de leurs ensans destinĂ©s au fer- . vice, beaucoup de vices, peu de vertus, & une parfaite ignorance ? N’y a-t-il pas un grand nombre de Militaires Ă­gnorans & vicieux par Ă©ducation & par principes, & qui restent toujours tels, parce qu’ils se persuadent qu’à cause de leur Ă©tat il leur convient de F ĂȘtre ? LETTRES. xvĂ­ij LETTRES De M. le Comte de Perigord & de AÍ. de AĂ­opinot, sur la nĂ©cessitĂ© d’a - nimer l'amour de la gloire & d’exciter VĂ©mulation dam les troupes Françoises. On propose dam ces lettres des moyens faciles d’y rĂ©ussir, & le Plan de l'histoire du RĂ©giment de Normandie, Au ChĂąteau de C halais .... ; J L y a Iongtems que je n’ai entendu parler de vous, Monsieur, comment vont vos ouvrages ? Seront-ils bientĂŽt imprimĂ©s ? Avez- vous fini avec M. le Marquis de BrezĂ© ? Comment va la curiositĂ© ? J'ai eu de quoi satisfaire la mienne dans le voyage que je viens de faire Ă  Bagnieres & Ă  Bareges. Perigueux est surtout rempli de restes de la magnificence des Romains ; mais ces restes commencent Ă  ĂȘtre trop dĂ©labrĂ©s. Viendrez-vous cet hyver Ă  Paris? Si vous n’y venez pas, longez que je compte aller au RĂ©giment ce prin- tems passer un mois , & que vous m’avez promis de ne point demander de congĂ© pour cs LETTRES. xĂŻx mois car il est bien agrĂ©able de s’entretenir de son mĂ©tier avec quelqu’un qui a banni les prĂ©jugĂ©s de í’ufage & de la routine , pourn’é- coĂ»ter que ce que la raison dĂ©montre en ap-i profondistĂąnt les choses. Vous trouverez le RĂ©giment marchant Ă  la Prussienne & quelques autres usages de cette nation. L’igno- rance a beaucoup murmurĂ©, comme vous croyez bien mais cela ne m’a fait d’autre impression que de me confirmer dans ]a persĂ©vĂ©rance , en faisant exĂ©cuter ponctuellement ce que j’avois ordonnĂ©. Je compte toujours que vous veillerez Ă  la traduction ces rĂ©gle- mens Prussiens car il doit y avoir des choies bien excellentes, Ă  en juger par les particularitĂ©s qui sont venues juĂ­qu’à nous. Adieu , Monsieur, je ne vous rĂ©itĂ©rĂ© point ici les assurances de mes sentimens, parce qu’ils vous sont connus , & qu’ils seront toujours les mĂȘmes. Talieyrand, Comte dePerigord, LETTRES Ă  A Reims , le .... * MONSIEUR, J’Aime mon mĂ©tier, & l’estime particuliĂšre que vous- voulez bien accorder mon goĂ»t, est pour moi un motif de le bien faire, presqu’auĂ­ĂŻĂŹ puissant que la noble Ă©mulation de se distinguer dans une carriĂšre qui n’a que la gloire pour but. Je viens d’envoyef Ă  M. le Marquis de BrezĂ© les reglemens nouveaux concernant le service des troupes en marche , & je travaille Ă  plusieurs autres conformĂ©ment au plan qu’il m’a laissĂ© pendant son sĂ©jour chez moi. Comme ce travail est difficile & fatiguant, je me dĂ©lasse quelquefois avec BrantĂŽme il dit de bonnes choses fur le militaire il parle quelquefois du RĂ©giment de Normandie, & toujours avantageusement. Cette lecture m’a fait naĂźtre une idĂ©e. Voulcz-vous bien que je vous la communique ? BrantĂŽme, l’IngĂ©nieur de campagne, & plusieurs autres auteurs, rapportent par occasion les actions des RĂ©giment; ils nomment mĂȘme les Officiers qui fe font distinguĂ©s, qui LETTRES. xx f nt Ă©tĂ© tuĂ©s , qui ont rendu des Ă­Ăšrvices particuliers ; us pourroit-on pas tirer de ces auteurs des matĂ©riaux pour construire Fhif- toire particuliĂšre de chaque RĂ©giment ? Dans le petit nombre de Campagnes qus j'ai eu Fa vanta gĂź de faire avec le RĂ©giment de Normandie , j’ai remarquĂ© plusieurs actions dignes d’étre transmises Ă  la postĂ©ritĂ©. Les principales font Les Ă­Ăšrvices de M. le Marquis de TalĂ­ey— ra n d fous le MarĂ©chal de Saxe, & fa mort glorieuse au siĂšge de Tournay ; la promotion de M. de Salancy au grade de Brigadier fur le ehamp de bataille Ă  Fontenoy. La vĂŽtre au grade de Colonel, a Ă©tĂ© accompagnĂ©e de circonstances bien belles; FaffĂ ire de Meslefournit aussi des faits honorables pour le RĂ©giment & pour quelques-uns de Ă­es Officiers particuliers ; le siĂšge de Bruxelles que le RĂ©giment a fait, est digne aussi de quelques remarques. Le siĂšge de Berg-op-Zoom est, je crois , F Ă©poque la plus glorieuse pour le RĂ©giment ; tout le corps y a fait continuellement des prodiges. La nuit de l’attaque du chemin couvert a Ă©tĂ© signalĂ©e par Faction la plus honorable Ă  la nation, & je ne íçais si les Romains peu- veut en citer une plus belle l’honneur, la bravoure, Famour de h patrie, l’hustanjtĂ© sxij LETTRES, y ont paru dans toute kur puretĂ©. Vous sentez sans doute, que ces Ă©loges tombent fur ces jeunes officiers, qui, voyant les ennemis pour la premiere fois, & pour la premiere fois pa- roissant terribles Ă  des troupes aguerries & accoutumĂ©es Ă  vaincre, coururent en qualitĂ© de Volontaires aux travaux glorieux de cette nuit affreuse. Ils s’y employerent en vrais officiers , & ils aidĂšrent de leur mieux Ă  vaincre; faction tirant Ă  se fin, & Ă©tant auffi dĂ©cidĂ©e que celles de cette espĂšce peuvent l’ĂȘtre, ils se choisirent au milieu du feu, des pĂ©rils & de ĂŻa mort, une occupation qui rĂ©unit tous les scn- timens qui honorent l'homme. Tous les soldats prĂ©posĂ©s pour transporter les blessĂ©s fur des brancards, Ă©tant tuĂ©s ou blessĂ©s , les blessĂ©s restoient exposĂ©s au feu des deux partis ; ils pĂ©rissaient ou faute de secours, ou par de nouveaux coups. Ces jeunes officiers bravant mille pĂ©rils’, vont retirer leurs camarades du sein de la mort ; quelques-uns d'eux dans cet office gĂ©nĂ©reux, font atteints des coups de rennemi, & leur mort glorieuse semble donner un nouveau zĂ©lĂ© au reste de cette jeune Troupe. Tous les blessĂ©s font par elle enlevĂ©s, elle rassemble des brancards, elle en imagine, elle en fabrique fur le champ , elle se charge de ces nobles fardeaux , & conservant Ă  Ă­a i L E T T R E St xxiij nation ses anciens officiers, elle lui fait con- noĂźtre qií’elle en nourrit de capables de suivre leurs traces, & de les remplacer. Passez-moi mon enthousiasme ; faction est si belle qu’il est difficile de ne pas s’échauffer en rĂ©crivant. La gloire que le RĂ©giment s’est acquise au jour de l’assaut, n’est pas d'un prix si prĂ©cieux, mais elle est plus Ă©clatante» Toute l’Europe sçait que le RĂ©giment de Normandie ayant Ă  Ă­Ă  tĂȘte son Colonel, monta le premier Ă  Passant ; mais elle ignore le dĂ©tail des belles actions que plusieurs officiers firent dans cette occasion & pendant tout le siĂšge. Moi, qui, comme vous sçavez, faisoit Ă  ce siĂšge le service d’officier dans votre RĂ©giment, celui d’ofi- ficier major & d’ingĂ©nieur, moi qui avois presque fixĂ© mon domicile dans la tranchĂ©e , j'en puis citer plusieurs. Pourquoi ne parieroit-on pas austi de tous nos soldats Ă©levĂ©s par leur valeur au grade d’officiers t Je vois enfin d’un coup d’Ɠil bon nombre de faits capables de composer l’histoire du RĂ©giment de Normandie , & dignes d'ĂȘtre Ă©crits. Pour Tordre de ce travail, voilĂ  Ă  peu prĂšs le plan qu’il faudroit suivre. .i° ? La crĂ©ation du RĂ©giment? xxĂźv LETTRES. 2°. La fuite de ses Colonels depuis Ă­a crĂ©ation 3 avec la vie ou TWoire militaire de chacun d’eux. 3°. Suivre le RĂ©giment dans toutes les Cam>- pagnes, dĂ©tailler toutes les actions oit il s’est trouvĂ©, les services qu’ii y a rendus en corps, & les faits distinguĂ©s de chaque officier particulier, II scroit indifpenfablement nĂ©cessaire pour faciliter ce travail, d’avoir l’agrĂ©ment du Ministre. de la guerre , & la communication des rĂ©gistres qui font dans Ă­es bureaux. On y trouveroit la fuite des Colonels, leurs services, leur Ă©lĂ©vation aux diffĂ©rens grades, leurs rĂ©compenses, & presque de quoi composer leur histoire militaire. On y trouveroit la marche du RĂ©giment depuis fa crĂ©ation , & par consĂ©quent les actions oĂč il se seroit trouvĂ©, les Ă©tats des gratifications , pensions & autres grĂąces & distinctions accordĂ©es aux officiers, & le sujet qui y auroit donnĂ© lieu. Que je fois placĂ© Ă  Versailles, & libre de fouiller dans les rĂ©gistres & armoires des bureaux de la guerre , ce travail pour le rĂ©giment fera bientĂŽt fait. La croix de Tordre militaire de S. Louis, pe donne de bien rĂ©el que la gloire de la porter?. » LETTRES. xxf ter cette gloire n’est que personnelle, & meurt avec celui qui en jouit cependant que de belles actions n’occalĂŹonne-t-elle pas! Combien ne retient-elle pas d’officiers au service ; c’est l’objet principal de l’ambition de .presque tous les militaires. L’homme ne se contente pas de jouir de la gloire tant qu’il vit ; il porte ce sentiment Ă©levĂ© plus loin , il aspire Ă  en jouir aprĂšs Ă­Ă  mort, & c’est une forte preuve de l'immortalitĂ© de son essence. II est bien agrĂ©able de vivre glorieusement mais c’est le comble de la satisfaction de pouvoir transmettre sa gloire Ă  la postĂ©ritĂ© , & d'ĂȘtre assurĂ© de s’immortaliser dans la mĂ©moire des siĂ©cles Ă  venir. C’est cette gloire immortelle que l’exĂ©cu- Ă­ion du travail que je propose , assure aux officiers qui se distingueront ; & c’est cette mĂȘme gloire qui a fait tous les grand» hommes que nous connoissons encore chez les Romains, les Grecs & les autres Nations. Les François qui font aussi avides de la vraie gloire que l’étoient ces peuples, sĂ»rs de mĂȘme qu’eux des moyens d’en jouir, nesepor- teront-ils pas aussi aux actions qui peuvent Ja procurer ? Ces rĂ©flexions seules prouvent fortement !i b KXV] I, E T T R E S. bontĂ© Je l’ouvrage Jont il est ici question , & dĂ©montre assez qu’il ne peut porter que beaucoup d’émulation dans le cƓur des officier s François qui l’pnt naturellement Ă©levĂ©. Je puis dire d’ailleurs que cet ouvrage deviendra un des beaux monumens du siĂ©cle de Louis XV ; il honorera par son exĂ©cution tous les sujets qui auront bien servi FEtat ; il transmettra au Royaume des registres dans lesquels il verra les vraies sources oĂč il faĂșt trouver ses dĂ©fenseurs & ses soutiens ; il donnera Ă  la postĂ©ritĂ© une preuve Ă  jamais subsistante de l’élĂ©vation des sentimens d’un Roi, qui, en comblant du bien le plus prĂ©cieux ceux qui Font bien servi, trouve en mĂȘme tems les moyens d’assermir les fondemens du Royaume, en y perpĂ©tuant la gloire de bien faire. Toutes les Nations s’élevent, se soutiennent & s’aggrandissentpar les armes, & leur histoire est un composĂ© de faits militaires mĂȘlĂ©s de quelque politique. PreĂ­qu’aucun Militaire n’a Ă©tĂ© Historien, & presque tous le? Historiens ont Ă©crit du fond d’un cabinet, d’oii ils ne font jamais sortis } des histoires composĂ©es de diffĂ©rens dĂ©tails d’armement, de mouvemens d’armĂ©e , d’attaques & de dĂ©fenses de places, d’actions, de combats & au- ptcpfiĂŻhĂš militaires^ ' LETTRES, xxvĂźj Toutes ces choses se dĂ©crivent mal par des gens qui ne connoissent pas & qui n’ont pas pratiquĂ© l’art de la guerre si grand & si difficile ; aussi la plĂ­ipart des Historiens font trĂšs- imparfaits ; ils nĂ©gligent les faits , les descriptions les plus intĂ©ressantes & qui honorent ls plus la Nation pour laquelle ils Ă©crivent ; ils ignorent mĂȘme jufqu’aux termes dont ils doivent se servir; ils les emploient toujours au hazard qui les sert souvent bien mal, Voltaire mĂȘme, l’historien & l’homme cĂ©lĂ©brĂ© de nos jours, n’est pas exempt de ces fautes il se Ă­ert quelquefois de termes dĂ©placĂ©s & laiĂ­Ăźe trop Ă  dĂ©sirer dans ses dĂ©tails militaires , qui font cependant la base de l’ouvrage historique. Les histoires de chaque rĂ©giment n’étant composĂ©es que par des Militaires , seront exemptes de ces dĂ©fauts ; ayant le sceau de l’approbation des GĂ©nĂ©raux & des principaux Officiers tĂ©moins des faits , elles seront toujours vraies , & passant dans le cabinet d’un Voltaire, elles deviendront l’histoire fidelle de la Nation, & un monument Ă  jamais utile & prĂ©cieux. Le projet que vous avez m’a enchantĂ© par les consĂ©quences dont il doit ĂȘtre ; car l’ému- laticn, chose si peu connue & si nĂ©cessaire e bij xxvHj LETTRES. France en Ă­Ăšroit une suite non-sĂȘulement dans le rĂ©giment , mais mĂȘme dans toutes les au- tres troupes. Si lorsque vous aurez, fini vos autres travaux /vous voulez entreprendre un ouvrage aussi louable, je me fais fort de vous obtenir la permission de fouiller dans tout le Bureau de la guerre. Je n’ai jamais lĂ» ì’hiĂ­V toire du rĂ©giment d’Eu, qui a Ă©tĂ© le rĂ©giment deTuvenne, faite par un Officier de ce corps ; il n’y auroit point de mal que vous la lussiez avant que d’entreprendre celle du rĂ©giment, afin de voir si la conduite de cet ouvrage est bonne, & en tirer celle qui vous paroitroit convenable. Je vous remets encore Ă  Besançon pour vous parler de tout cela ; une lettrs ne peut contenir tout ce qu’il y auroit Ă  dire, & l’on s’explique toujours plus clairement lorfqu’on se parle. Je vais faire chercher cette histoire du rĂ©giment d’Eu , afin de vous la faire lire lors de votre arrivĂ©e ici, au cas que vous n’ayez pas pĂș la trouver. Je vous fournirai le fameux siĂšge de Grave, oĂč le rĂ©giment de Normandie s’est tant distinguĂ© ; çe livre est si rare que j’ai Ă©tĂ© trois ans Ă  le trouver , quoique je l’aye fait chercher .en Hollande. J’ai encore un autre livre fort rare, oĂč est dĂ©crite l’astaire de Chiary, & par consĂ©quent ouest f Ă©loge du rĂ©giment enfin, ja L Ë T Ăź R E S. XxĂźs chercherai de mon cĂŽtĂ© tout ce qui pourra ĂȘtre utile Ă  ce projet, & je ne sçaurois trop vous louer de votre amour pour l’étude Sc pour votre mĂ©tier ; c’est le seul moyen de passer agrĂ©ablement cet instant qu'on appelle la vie ; car l’étude fortifie la jeunesse & fait les charmes de l’áge avancĂ© , dit Voltaire , si je ne me trompe. Ma santĂ©, quoique meilleure, n’est pas encore bien bonne. Je me fuis dĂ©terminĂ© Ă  aller cette annĂ©e au rĂ©giment voir les progrĂšs qu’il aura fait dans les instructions du major BienastĂŹfe. Le rĂ©giment d’infanterie de Nassau est aussi Ă  Besançon nous verrons lĂ  un Ă©chantillon des divins Prussiens. Adieu , Monsieur, au plaisir de vous voir ; je me flatte que vous n’ignorez point la sincĂ©ritĂ© de ma façon de penser pour vous, &c. Talliyrand , Comte de Perigord. MEMOIRE SUR LÏNFANTERIE» o u Proposition d’AcadĂ©mie militaire dans les principales garnisons du Royaume , pour servir de suite Ă sĂ©tablisiement de l’Ecole Royale Militaire. Par M. DE Mopinot , ancien Capitaine d’Infanterie, Capitaine au premier Regtment de Cavalerie de Monseigneur le Dauphin , & IngĂ©nieur k la fuite des armĂ©es . AVIS. "T'A 1 vu ce MĂ©moire entre les mains I de plusieurs Officiers gĂ©nĂ©raux , qui rn’ont tous paru en faire grand cas un d'eux a bien voulu ni en donner une copie que f ai multipliĂ©e autant de fois que jen ai trouvĂ© l'occafon , & toutes les personnes Ă  qui f en ai procurĂ© la leElure en ont fait Ă©loge en effet , cet ouvrage efl traitĂ© avec tout le gĂ©nie dlun Militaire expĂ©rimentĂ© ; les rĂ©flexions fur chaque partie de la guerre font Ă©galement savantes , judicieuses & inflruElives ; & le bien qui doit suivre de iexĂ©cution des AcadĂ©mies proposĂ©es, ejl appuyĂ© fur des raifonnemens & des exemples f solides , qiton ne peut douter de leur utilitĂ© , Cet excellent ouvrage efl fans doute parvenu au MinĂŹflre de la guerre mais la quantitĂ© immense qu il en reçoit fous ce titre depuis quelques annces , lui en rend Eexamen impossible ; celui-ci efl cependant trop intĂ©ressant pour eire nĂ©gligĂ© ; & le seul ĂŹnoyen de le tirer de cette multitude , qui lĂ©sait oublier , efĂŹ de l’imprimer C efl cette voje qu'on devroit pren- xxxh dre pour tous les bons ouvrages qui ont pour objet des propositions utiles Ă  l'Etat; ils font par ce moyen mis au grand jour , tout le monde peut les examiner , & la, Critique peut les perfeEHonner. Je donne au travail de l’Auteur des louanges , parce qui il en mĂ©rite mais je m puis m'empecher de blĂąmer son efpece de Philosophie , qui VempĂȘche de publier des ouvrages utiles Ă  F Etat il ejl beau . fans doute, de mĂ©riter des louanges Ó" d’éviter de les entendre mais il e/l encore , & plus beau & plus grand, de rapporter tontes ses aciions au bien public ; ce motif ejl trop- gĂ©nĂ©reux pour ne les pas justifier ; qtĂ©tl me serve ici , puisque c'ejl lui qui ma portĂ© Ă  faire imprimer ce MĂ©moire & a nommer son Auteur. J'ai placĂ© les RĂ©flexions fur l’état militaire Ăą la fuite de ce MĂ©moire , parce qu elles ont le meme objet, qui ejl de contribuer au succĂšs de VĂ©tablissement de F Ecole Royale Militaire ; j'aurois souhaitĂ© connoitre F Auteur pour le nommer ? garce que tout ce qu'il dit caractĂ©rise im Sujet , & un Officier d un mĂ©rite k devoir ĂȘtre connu &' distinguĂ©. xxxtf MEMOIRE Sur Vinfanterie , ou proportion d’AcadĂ©mie Militaire dans les principales garnisons du Royaume ,pour servir de suite Ă  rĂ©tablissement de U Ecole Royale & Militaire. L 'Affection du Roi pour ses Sujets quĂŻ cnt eu part Ă  la gloire de ses armes, les tĂ©moignages particuliers qu’il veut bien leur donner de fa satisfaction , en accordant la noblesse Ă  ceux que leurs services & leurs grades ont rendus dignes d’un honneur que la Nature leur avoir refusĂ©, ouvrent une carriĂšre brillante oĂč toute la Jeunesse Françoise va s’empresser de courir. Elle est naturellement portĂ©e Ă  l'arnour de son Roi ; la gloire attachĂ©e Ă  le servir, est le seul objet qui la guide ; sĂ»re d’obtenir, cette gloire , ensuivant son inclination , que ne doit-on pas en attendre ? La Noblesse Françoise conduite par les seuls principes de Fhoaneur, a toujours çon- b vj XXXV MEMOIRE, Ă­ribuĂ© par ses glorieux services Ă  soutenir A perpĂ©tuer la splendeur du Royaume. De cette prĂ©cieuse-portion du peuple François, pinceurs, aprĂšs avoir consommĂ© leurs biens Ă  la dĂ©fense & Ă  Taggrandiflement de la Nation-, se trouvoient rĂ©duits Ă  laisser leurs enfans fans Ă©ducation. Ils avoient la douleur de prĂ©voir l’avilissement de leurs noms , dans une postĂ©ritĂ© hors d’état d’en soutenir le lustre. L’établissement de l’Ecole Royale Militaire reconnoĂ­t les enfans de ces Nobles guerriers; cette Ecole les rassemble , elle prend foin de leur Ă©ducation, elle les instruit des sciences militaires, elle les place dans les armĂ©es, & ne les perd plus de vue. Quelle gloire pour ce rĂ©gnĂ© ! Que de HĂ©ros pour le soutien & l’honneur du Royaume ! La distinction que le premier de ces Ă©ta- blissemens attache Ă  TĂ©tĂąt militaire , pour les sciences qui en dĂ©pendent, que le fĂ©cond rend nĂ©cessaire Ă  tous ceux qui embrassent le parti des armes, ne peuvent manquer de remplir les armĂ©es d’Ofticiers en'Ă©tat d’en soutenir & d’en augmenter la gloire. Les fruits prĂ©cieux qui doivent nĂ©cessairement Ă©clore de ces Ă©tablissemens si beaux & si dignes de notre RĂ©gnĂ© , ne sçauroĂ­ent ĂȘtre conservĂ©s avec trop d’attention ; ils peuvent MÉMOIRE; xxxvĂŻ} dĂ©gĂ©nĂ©rer rĂ©tablissement d’une AcadĂ©mie Militaire dans les principales garnisons du Royaume , est un moyen sĂ»r de les conserver.' L’exercice continuel est nĂ©cessaire aux troupes ; l’oisivetĂ©, merĂȘ de tous les vices; n’épargne ni l’officier , ni le soldat. Les Histoires nous fournissent quantitĂ© d’exemples de ses funestes effets. Tant que les Romains ont exercĂ© leurs armĂ©es en paix., comme en guerre, ils ont Ă©tĂ© les maĂźtres du Monde, ils ont portĂ© leur nom & leurs conquĂȘtes par tout l’Univers, & l’ont embelli mais si-tĂŽtqu’ils fe font laissĂ©s entamer par la molessĂ«, ils ont vĂ» en peu TannĂ©es Ă©crouler leur nom, leur fortune, leurs conquĂȘtes, & leur RĂ©publique , & toutes ces belles possessions passer avec leur gloire 8C leur bonheur dans des mains Ă©trangĂšres. Que font nos troupes dans les garnisons ? Elles montent une garde de loin en loin, elles s’exercent quelquefois au maniement des armes & aux Ă©volutions ; le relie du tems est perdu dans une molle indolence, qui ne peut qu’énerver la force & la valeur. L’oisivetĂ©, la vie douce & voluptueuse ont leurs appas Ă  stage de dix - huit ans il est difficile de s’en dĂ©fendre ; on peut y ĂȘtre sensible , & se laisser entraĂźner Ă  leurs douceurs, L xxxviij MEMOIRE, jeune Noblesse sortant des Ecoles Militaires pour entrer dans des RĂ©gimens, oĂč elle ne trouve prefqu’aucune occupation fixe, ne ris- que-t-elle pas de perdre en peu de teins les fruits de l'Ă©ducation militaire qu’elle y aura reçus ? Quelques rĂ©flexions fur les Ecoles de Cadets gentilshommes confirmeront ces craintes. Le soldat, qui passe tout le teins que dure la paix dans une perpĂ©tuelle oisivetĂ©, & par une fuite naturelle dans les dĂ©bauches, ne peut plus soutenir les travaux militaires, quand la guerre l'oblige de reparoĂźtre en campagne, N’a-t-on pas vĂ­i, aprĂšs une paix de quelques annĂ©es, une armĂ©e des plus brillantes pĂ©rir de maladie dans les premieres campagnes ĂŹ Ce Projet RĂ©tablissement d’une AcadĂ©mie Militaire dans les principales garnisons du Royaume, est formĂ© fur la nouvelle crĂ©ation de l’Ecole Royale Militaire, & il en est une fuite ; il assure le fruit de l’éducation que la Noblesse y doit recevoir ; il tient Fofficier & le soldat occupĂ©s de leur profession ; il les entretient, les exerce & les endurcit aux travaux guerriers ; il les rend enfin plus redoutables dans la guerre , en les employant utilement pour le bien du Royaume pendantls paix. MEMOIRE. xxxĂźs Si ce Projet paroĂźt devoir ĂȘtre utile , la dĂ©pense qu’en occasionnerait l’exĂ©cution, ne doit point arrĂȘter. Je donnerai par un MĂ©moire particulier les moyens de tirer des fonds, pour l’entretien non-seulement de ces AcadĂ©mies projettĂ©es, mais aussi pour celui de l’Ecole Royale Militaire le peuple ls payera volontiers, & fans se plaindre que ses charges en soient augmentĂ©es. ÇrĂ©ation & formation des Officiers J Sergens & Soldats deftĂŹnĂ©s aux tra~ vaux des AcadĂ©mies Militaires. II faudrait choisir dans chaque RĂ©giment» particuliĂšrement, dans le nombre des Capitaines , Lieutenans & Lieutenans en second rĂ©formĂ©s, deux Capitaines, un Lieutenan? & un Lieutenant en second , & les crĂ©er Officiers des travailleurs du RĂ©giment. Dans les RĂ©gimens, ou dans le nombre des Officiers rĂ©formĂ©s , il ne s’en trouve point actuellement en Ă©tat de remplir ces places t il en ferait choisi & envoyĂ© aux Ecoles Royales de MathĂ©matiques Ă  la Fere , Besançon , Mets, Strasbourg & Grenoble , qui aprçs y avoir fait un cours de ThĂ©orie & de Pratique » & y avoir Ă©tĂ© examinĂ©s > feraient en Ă©tat dsr St M t M 0 Ă­ R Ê; femplir dignement ces places de forte qu’efl une annĂ©e ou dix-hun mois, elles seroient occupĂ©es par des sujets capables. Ces places d’Ofstciers des travailleurs Ă­ĂȘ- roient par la fuite remplies par les jeunes Gentilshommes qui fortiroient de l’Ecole Royale Militaire. II faudroit choisir trois Sergens par bataillon les plus intelligens, & de prĂ©fĂ©rence ceux qui ont suivi les IngĂ©nieurs dans les travaux des'siĂ©ges, & les crĂ©er Sergens des travailleurs du RĂ©giment. On pourroit dans rĂ©tablissement former quelques Sergens dans les Ecoles d’ártillerie. Le Capitaine des travailleurs, du consentement des Commandasls des corps , choiĂ­Ăź- roit quatre soldats par compagnie factionnaire , qui fussent robustes & en Ă©tat de bien travailler , & qui fçussent quelques mĂ©tiers propres Ă  la guerre pour Ă­ervir dans les exercices militaires que je vais proposer, & en mĂȘme te ms pour ĂȘtre instruits de toutes les manƓuvres de cette profeffion , oĂč il faut joindre Fadresse Ă  la force. Ces soldats Ă­e- roient créés soldats travailleurs, & ouvriers des RĂ©gimens. Chaque Capitaine auroit attention dans ses recrues d’enrĂłler de prĂ©fĂ©rence gens sçachant quelques mĂ©tiers utiles MEMOIRE. sulj Ă  la guerre , comme charrons, charpentiers» Ă­nenuisiers, bateliers, forgerons, maçons , scieurs de long. Cette attention ne rendroit pas les recrues plus co u tentes, puiĂ­qu’actuel- lement il fe trouve des soldats de ces proses-. lions dans toutes- les Compagnies , & que la haute paye qu’ils auroient, en engageroit beaucoup Ă  s’enrĂŽler. II ne faudroit en tems de paix qu’une lĂ©- gere augmentation de paye, &aucune exemption fixe de service. Les Commandans des places & ceux des RĂ©gimens rĂ©gleroient, suivant les circonstances & les travaux , l’e- xemptĂźon de service qu’il conviendroit d’ac- corder. Mais en tems de guerre, les troupes de cette crĂ©ation Ă©tant presque toujours occupĂ©es , comme je le ferai voir, Ă  des travaux utiles, pĂ©nibles, & pĂ©rilleux, il conviendroit d’exempter les Sergens attachĂ©s aux Officiers des travailleurs d’une partie du service, & de leur donner une paye plus forte ; cette distinction donneroit Ă  tous les Sergens une Ă©mulation fructueuse pour le service, ils fe- roient beaucoup plus d’attention Ă  tous les travaux , & Ă  toutes les manƓuvres. Chacun d’eux tĂącheron de les bien apprendre pour pouvoir, Ă  la premiĂšre occasion , obtenir *Ă»j M E M O I R E. une place plus distinguĂ©e & plus lucrative II feroit aulfi Ă  propos en tems de guerre 'd’exempter les quatre soldats travailleurs d’une partie du service, & de leur donner une paye plus Forte pour les raisons que je viens de dire; outre cela, il faudroit que dans les quatre soldats par compagnie, il y eut deux payes diffĂ©rentes, & qu’on put mettre le soldat qui a la haute paye Ă  la petite , & celui qui a petite Ă  la haute, afin que ces punitions & ces rĂ©compenses continíßÚnt ks uns, Sc donnassent de TĂ©mulation aux autres. II feroit encore nĂ©cessaire d’ajouter aux uniformes des Officiers, Sergens & soldats de cette crĂ©ation, une marque distinctive & uniforme dans tous les RĂ©gimens. II resteroit Ă  changer quelque chose dans l’artnement & Ă©qffipement des soldats de cette crcat'on, en forte qu’ils en fussent moins embarrassĂ©s , & qu’ils porter les outils convenables Ă  leurs occupations. MEMOIRE. JvLÌlj Exercices que les Officiers des travailleurs fer oient faire aux soldats travailleurs & ouvriers. Dans toutes les places de guerre , on trou- ve du terrein inutile > oĂč l’on peut manƓuvrer. II y a dans les arsenaux du canon, des mortiers, Sc toutes les choses nĂ©cessaires pour le service, & pour lesdiffĂ©rens exercices militaires. Exercice de Pyrotechnie. Les Officiers des travailleurs des RĂ©gi- mens choisiroient dans le nombre de leurs Soldats deux ou trois hommes par bataillon , en qui ils rĂ©connoĂźtroient de la disposition , Ă  qui ils apprendroient la pratique de toutes les parties de la Pyrotechnie utiles Ă  la guerre. Ils les instruiroient de l’uĂ­Ă ge qu’on peut faire du souffre, du camphre, du borax , de la poudre , de l’huile de pĂ©trĂ©ol » & de toutes les huiles ou graisses attachantes , pĂ©nĂ©trantes, & corrosives , & d’autres matiĂšres aisĂ©es Ă  s’enflammer. Us leur apprendroient la composition des machines qu’on a imaginĂ©es jusqu’ici, tant pour arranger ou enfermer les diffĂ©rens feux d’artifices, Ă­iiivant l’uĂ­Ăąge auquel on les destine, que pour les j ester. JĂ­iĂźv M E M O I R Ë. 'Exercice MĂ©canique. ÍIs exerceroient leurs soldats travailleurs & ouvriers Ă  remuer des fardeaux, & Ă  bien Ă­ĂȘ servir des leviers, Ă  mettre une piece de Canon fur son affĂ»t, Ă  la relever, Ă  la faire parvenir au haut d’une montagne escarpĂ©e, & enfin Ă  la pratique de toutes les parties , & de tous les instrumens de MĂ©canique utiles Ă  la guerre. Exercice du canon & du mortierU Ils leur apprendroĂŹent la forme & la conÂŁ truction des plattes-formes, & des diffĂ©rentes batteries dĂš canon & de bombes ; les prĂ©cautions Ă  prendre pour les construire lorĂ­-i qu’on est exposĂ© au feu de l’ennemi, & tous les moyens de leur donner la soliditĂ© , la sĂ»retĂ©, & tout le bon ester possible. Us leur apprendroient l’usage de tous les ustenciles servants au canon & au mortier , ainsi que toutes les façons de les charger , de les pointer , & de les tirer. Enfin , il y auroit dans les garnisons un exercice du canon & du mortier, qui se rĂ©gleroitsur celui des Ecoles d’artillerie, MEMOIRE, Exercice de la sappe, xvf IIs leur apprendroient l’usege des outils servants au travail des sappes , la façon ds placer le mantelet ou gabion farci, suivant les endroits d’oĂč vient le feu , comment il faut poser les gabions, les emplir, & Ă­Ăš ga» rantir du danger de l’entre-deux. Us les inĂ­r truiroient enfin de la conduite que doivent tenir les bons fappeurs , tant pour se couvrir du feu de l’ennemi, que pour bien conduire une tĂȘte de Ă­Ă ppe & la perfectionner. Exercice de la mine. Us leur apprendroient l’usage de tous les outils servants aux Mineurs , le travail & les dimensions des galeries des mines,& de leurs chambres ; comment on doit placer la poudre dans les chambres ; comment on doit placer & conduire le saucisson ; comment H faut fermer & boucher les chambres & galeries des mines, & les prĂ©cautions qu’on peut prendre dans toutes les circonstances pour jassiirer leur rĂ©ussie. Ils leur apprendroient aussi les moyens de .dĂ©couvrir si le Mineur ennemi travaille dese Ki?, dessous, ou Ă  cĂŽtĂ© ; çeux de le prĂ©vepix fctvj MEMOIRE. Sc de le tuer , ou de lui faire abandonner soit travail, & enfin toutes les ruses & les chicanes de cette guerre souterraine. Exercice d’attaque & de dĂ©fense par retranchement , & de id manoeuvre & consintEHon des ponts. Suivant la nature du pays oĂč Ă­eroĂŹt la garnison , ils ĂŹeur feroient construire & jetter des ponts, Sc de tems en tems exĂ©cuter quelques- uns des rctranehemens ou Ă©paulemens qu’on pratique , soit pour l’attaque ou la dĂ©fense des places , soit pour le passage ou la dĂ©fense des postes, ponts, montagnes, dĂ©filĂ©s, villages ou maisons. Les soldats ouvriers feroient en mĂȘme tems exercĂ©s & occupĂ©s Ă  la construction, & Ă  l’ufage de toutes les choses nĂ©cessaires pour ces travaux militaires. Les Commandans des places , conjointement avec ceux des RĂ©gimens, rĂ©gleroient conformĂ©ment au service de la place Tordre de ces exercices & travaux militaires ; ils or- donneroient les dĂ©tachemens ou piquets de soldats que les RĂ©gimens devroient fournir dans quelques-uns de ces travaux ils com- manderoient le nombre d’Officiers de la ga'r- rdfon qu’ils jugeroient Ă  propos pour ĂȘtre prĂ©- fctis Ă  çes exercices & travaux militaires, M E M O I R E. OCCUPATIONS Des Officiers des travailleurs , & des Soldats travailleurs & ouvriers , & leur utilitĂ© dans toutes les circonstances de la guerre ou de La paix , Leur utilitĂ© dans l’attaque des Places. ConflruRĂŹon des ponts pour la communication des quartiers . I les quartiers d’une armĂ©e, qui forme le O siĂšge d’une place, font sĂ©parĂ©s par des riviĂšres, il faut faire des ponts pour communiquer. II faut que ces ponts soient construits promptement , solidement, & qu’il y en ait trois ou quatre Ă  chaque passage. Les ponts de batteaux se construisent promptement ; mais ils font trĂšs-siijets Ă  ĂȘtre emportĂ©s par le courant des eaux ; & cet accident peut causer la perte d’une partie de l’armĂ©e, K obliger Ă  lever Ă­e siĂšge. Les exemples n’en ^avĂŹĂŹj MEMOIRE, Ă­ĂČnt pas rares, & nous en avons un bien mĂ©morable dans le siĂšge de Valenciennes en ÏÍ56 j que les MarĂ©chaux de Turenne & de la FertĂ©-Sennectere furent obligĂ©s de lever, & oĂč ce dernier demeura prisonnier par un Ă©venement de cette nature , avec une perte de plusieurs milliers d’hommes. Les ponts fur des chevalets font plus sĂ»rs & plus fermes mais pour les construire promptement & solidement, il saut beaucoup d’ouvriers & de personnes pour les observer, & les diriger. La quantitĂ© d’Officiers des travailleurs & d’ rĂ©pandus dans les armĂ©es par c? projet, procure donc la construction prompte & solide des ponts de communication. Ligna de circonvallation & de contrevallation. II est trĂšs-fouvent nĂ©cestĂąire que les lignes de circonvallation & de contrevallation soient faites promptement, & toujours essentiel d’observer le talus des fossĂ©s, & leur profondeur ; de recouper le talus intĂ©rieur, & de le fasciner, afin de soutenir les terres de derriĂšre fur un talus moindre que celui de devant , & que le soldat puisse joindre le para.» pet pfii faire feu par-deĂ­lĂčs, Le MEMOIRE. xlÎx Le soin de ces ouvrages par rapport aux mesures & façons qu’Il faut leur donner, est l’af- faire des Officiers gĂ©nĂ©raux , chacun Ă  son quartier, & celle des IngĂ©nieurs ; ces ouvrages fe font par les paysans, les soldats, & ler cavaliers. Les lignes font toujours d’une trĂšs- grande Ă©tendue , la circonvallation des petites places a au moins cinq lieues de circuit. II est prefqu’impoffible que les Officiers gĂ©nĂ©raux, & les IngĂ©nieurs qui fe trouvent ordinairement dans les armĂ©es, puissent suffire pour bien faire exĂ©cuter, & prompte-, rnent, des travaux auĂ­G considĂ©rables ; mais la quantitĂ© d’Officiers de travailleurs , de Ă­Ăšr- gens , & de travailleurs expĂ©rimentĂ©s que ce projet introduit dans les troupes , Ă©tant distribuĂ©e dans l'Ă©tendue des lignes, en procure la construction solide, & semblable Ă  celle des lignes des Princes d’Orange, Maurice & FrĂ©dĂ©ric Henri , qui, par leur application Ă  les bien faire, les rendoient si bonnes qu’cm ne les a jamais forcĂ©es, quo jqu’elles ayent Ă©tĂ© souvent attaquĂ©es. II y a dĂ©plus ici cet avantage, qu'on pourroit les faire en bien moins de tems que ces Princes, qui y employoient des mois entiers. c t MEMOIRE. PrĂ©paratif da parc d'artillerie. Quelques dĂ©tachemens de soldats travailleurs & ouvriers des RĂ©gimens seroient employĂ©s au parc pour y aider les soldats d’ar- tiilerie Ă  former le parc & le magasin Ă  poudre , Ă  monter les pieces fur les affĂ»ts, Ă  prĂ©parer les plattes-sormes du canon & des mortiers, Ă  ranger les bombes, boulets, grenades , & les outils, & Ă  radouber ce qui en auroit besoin. Ce travail se sait pour l’ordinaire par des soldats pris au hazard dans ParmĂ©e, qui, par leur peu d’expĂ©rience, ou fervent souvent ĂźrĂšs-peu , ou mettent de la confusion dans l’arrangement des diffĂ©rentes munitions, ou s’estropient ; ce qui n’arriveroit sĂ»rement point fi ee travail Ă©toit fait par les soldats travailleurs des RĂ©gimens qui seroient exercĂ©s Ă  çes manoeuvres. Parc d'artillerie. II y a une Compagnie d’ouvriers de soixante hommes par chaque bataillon de Royal Artillerie , qui est employĂ©e dans le parc d’ar- pllerie Ă  construire les portiĂšres, les fron- tespH de mste, les blindes, les Ă©tayes, les MEMOIRE. i j Lois, les planches pour les mines, pour les descentes de fossĂ©s & autres parties des tranchĂ©es , & Ă  radouber tout ce qui est endommagĂ©. Ceux qui se font trouves Ă  des siĂšges considĂ©rables conviendront, qu’une Compagnie d’ouvriers de soixante hommes f Ă  la supposer mĂȘme toujours complette ne peut suffire Ă  la multiplicitĂ© de ces travaux ; & il est d’ex- pĂ©rience que souvent la petite quantitĂ© d’ou- vriers qu’il y a d’ordinaire dans les parcs , a retardĂ© les travaux , 8c a obligĂ© de se passer pendant quelque tems des choses nĂ©cessaires, ce qui cause toujours la perte de quelques hommes. En employant donc des dĂ©tachement de soldats ouvriers des RĂ©giment dans le parc d’artillerie , on se procure l’abondance & le prompt service de tous ces ouvrages si nĂ©cessaires pour l’avancement & la sĂ»retĂ© des travaux des siĂšges. Artificiers . Le Roi n’entretient dans ses armĂ©es que cinq artificiers, un pour chaque bataillon de Royal ArtiĂ­lerie. Tout le monde conviendra que ce nombre n’est pas suffisant, puisque l'artisicier d’un bataillon d’artillerie employĂ© Ă  un siĂšge peut cij iĂŹj MEMOIRE, manquer dĂšs le commencement d’une Campagne , comme il est arrivĂ© au dernier siĂšge de l’Ecluse j oĂč le sieur Benoist artificier fui emportĂ© d’un coup de canon , allant voir TeflĂšt de ses feux d’artifice. II est difficile, & on est toujours trĂšs-longtems Ă  remplacer un homme, dont le travail demande de la science, Kr beaucoup d’expĂ©ricnce. Les soldats artificiers des RĂ©gimens, instruits par les Officiers des travailleurs, levei- roient cet inconvĂ©nient d’ailleurs, les tranchĂ©es seroient toujours abondamment fournies des feux d’artifice nĂ©cessaires pour l’atr laque des places, & ces feux seroient d’un effet plus sĂ»r , puisque tous les soldats qui tra- vaiileroient fous l’arfificier , seroient eux- mĂȘmes artificiers. Gabions f Les gabions doivent ĂȘtre de deux pieds & demi de haut, fur autant de diamĂštre, afin de les rendre plus maniables. Le diamĂštre du haut & du bas doit ĂȘtre Ă©gal, afin qu’il y ait moins d’ouverture entre deux gabions ; ils doivent ĂȘtre de bonne assiette, afin qu’ils soient plus vite posĂ©s. Les gabions Ă­Ăš font indiffĂ©remment par tous les soldats de l’armĂ©e ? gui n’ayant pe» M E M O I R E. liĂŹ; sonne pour les observer dans ce travail, les construisent suivant leur caprice , & presque toujours fort mal. Les Officiers des travailleurs des RĂ©gimensy chacun dans le leur , instruiroient les soldats ces dimensions qu’il convient de donner aux gabions ; ils en feroient une exacte revue, Sc meuroient au rebut tout ce qui seroit dĂ©fectueux , sans souffrir qu’il en fĂ»t portĂ© aucun Ă  la tranchĂ©e qui ne fĂ»t rĂ©guliĂšrement fait. Cette attention Ă©pargneroit les frais d’uti bon tiers de gabions, qui se trouvent si mauvais qu’on n'en peut faire aucun usage ; Ă©tant construits rĂ©guliĂšrement, de bonne assiette & Ă©gaux , ils feroient bien plus vĂźte posĂ©s, consĂ©quemment il pĂ©riroit bien moins de sapeurs & de travailleurs, puifqu’ils feroient moins longtems exposĂ©s. Saucissons. Les Officiers d’artillerie prĂ©venus avec raison du mauvais travail des soldats ‱> lorsqu’ils n’ont personne pour les diriger , veulent que les saucissons soient faits en leur prĂ©sence. La plĂ»part les font faire fur le terrein destinĂ© Ă  la batterie. Les mouvemens pour amasser les fascines pour faire ces saucissons, & le tems employĂ© Ă  la façon» laissent le soldat ex- c iij ßív MEMOIRE. posĂ© ĂŹl en pĂ©rit toujours pendant ce travail. Les Officiers des travailleurs les feroient faire rĂ©guliĂšrementchacun dans leur RĂ©giment; le service de Partillerie n’en iroitque beaucoup plus vite, & ce travail se faisant hors de la portĂ©e des coups, il n’y pĂ©riroit personne. TranchĂ©e. On remarque dans tous les siĂšges que les travailleurs de jour , dont ont fournit toujours un grand nombre , ne travaillent jamais plus de deux heures, & quelquefois point du tout; que comme on les tient dans les travaux les plus avancĂ©s, il en pĂ©rit toujours beaucoup les bras croisĂ©s ; que malgrĂ© ce nombre de travailleurs les ouvertures, & les Ă©boulemens qui se font Ă  la tranchĂ©e presque Ă  chaque instant, restent longtems fans ĂȘtre rĂ©parĂ©s. Les IngĂ©nieurs attentifs Ă  avancer les travaux , & souvent excĂ©dĂ©s de fatigue, font comme forcĂ©s de nĂ©gliger ce qui reste derriĂšre ; ils perfectionnent' les travaux, mais le dĂ©faut d’entretien les rend en peu de jours bien dĂ©fectueux. C’est cependant de ces travaux entretenus en Ă©tat de bonne dĂ©fense que dĂ©pend la sĂ»retĂ© de la tranchĂ©e , & la vie de bien des hommes. MÉMOIRE. tv Les Officiers des travailleurs marchant Ă  la tranchĂ©e avec leurs RĂ©gimens , feroient par leurs soldats travailleurs rĂ©parer dans l'instant les dĂ©gradations qui arriveroient par le canon, les bombes & les mines , & entretenir en Ă©tai de bonne dĂ©fense les parallĂšles, & tout le terrein qu’occuperoient leurs RĂ©gimens. Par ce service des Officiers des travailleurs des RĂ©gimens , on Ă©pargnĂšrent au moins moitiĂ© des travailleurs de jour. Le soldat se- roit moins fatiguĂ© , l’Officier ne marcheroit pas si souvent aux travailleurs, la tranchĂ©e seroit toujours en bon Ă©tat. Sappe. II n’y a presque point de Capitaine , qui ne regrette quelques braves soldats pĂ©ris en faisant le service de sappeurs volontaires. Ce service est un vĂ©ritable mĂ©tier qui exige un apprentissage. Tout soldat qui, conduit paf la bravoure ou l’appas du gain , voudra s’en dispenser , est presqu’assurĂ© de pĂ©rir, L’expĂ©rience de l’incapacitĂ© des sappeurs volontaires a Ă©tĂ© cause qu’on n ! a presque point poussĂ© pendant le jour les travaux du siĂšge de Berg-op-Zcom, que je prends ici pour exemple , comme un des plus fameux. Moi-mĂȘme q y faisois le service d’IngĂ©- c iv -*' Ă­vj MEMOIRE, nieur, j’ai Ă©tĂ© obligĂ© plusieurs fois de ceĂ­ĂŹĂšr Ăźe travail de jour, tous mesĂ­Ăąppeurs Ă©tant tuĂ©s, ou blessĂ©s, parce qu’ils ne sçavoient pas leur mĂ©tier. On a Ă©tĂ© obligĂ© de poser Ă  sappe volante pendant la nuit dans les endroits les plus dangereux, pour gagner le tems qu’on t toit obligĂ© de perdre le jour faute de bons Ă­Ăąppeurs. Les soldats travailleurs des RĂ©giment, exercĂ©s & instruits par leurs Officiers de la façon & des prĂ©cautions qu’il convient de prendre pour bien condpire une tĂȘte de sappe , four- niroient une source inĂ©puisable de bons sap- peurs. Par-lĂ  on seroit en Ă©tat de pousser plusieurs tĂȘtes de sappe, qui marcheroient jour & nuit, sans que les sappeurs fusiĂȘnt trop fatiguĂ©s. Par- lĂ  , les siĂšges deviendroient bien moins meurtriers & moins longs. Artillerie. Les RĂ©giment fournissent tous les jours dans les siĂšges Ă  l’artillerie, tant pour la corffi truction des batteries, que pour leur service journalier, un grand nombre de travailleurs ; il en pĂ©rit toujours beaucoup. Tous les Officiers d’artillerie , avec qui j’ai conversĂ© Ă  ce sujet, m’ont dit avoir remarquĂ©, que pra- M E M O I R E, rvij portion du nombre, observĂ©e, il pĂ©riĂ­foit au moins un tiers de travailleurs, plus que de soldats d’artillerie , parce que les travailleurs ne sçavent point les prĂ©cautions qu’on peut & qu’on doit prendre dans ces travaux, & qu’ils n’y sont point exercĂ©s ; qu’outre cette perte, & par les mĂȘmes raisons, six travailleurs ne rendoient pas un aussi bon service que deux soldats d’artillesie. On ne fourniroit Ă  l’artillerie que les soldats travailleurs de la crĂ©ation que je propose qui Ă©tant exercĂ©s par les Officiers des travailleurs des RĂ©gimens, Ă  toutes les manƓuvres de l’artillerie, lui rendroient le mĂȘme service que leurs propres soldats, & avec les mĂȘmes prĂ©cautions. De-lĂ , l’artillerie dans les siĂšges seroit mieux servie ; on fourniroit moins de travailleurs , & il ne pĂ©riroit pas tant de soldats. Mines „ Les Mineurs sont aussi obligĂ©s de se servie dans leurs travaux d’aides, ou de travailleurs- qu’on tire indiffĂ©remment fur toute l’infanterie. On leur fourniroit de mĂȘme des soldats- travailleurs exercĂ©s aux travaux d-es mines par leurs Officiers, par les mĂȘmes raisons, & avec les mĂȘmes avantages qu’à l’article prĂ©cĂ©dente MEMOIRE. iviĂŹj Attaque du chemin couvert de vive force . Le signal pour l’attaque du chemin couvert Ă©tant donnĂ©, les troupes commandĂ©es passent brusquement par-dessus le parapet de la place d’armes de la tranchĂ©e , marchent Ă  grands pas au chemin couvert qu’elles enveloppent de tous cĂŽtĂ©s, entrent ou Ă­autent dedans pour tailler en pieces tout ce qui Ă­Ăš rencontre , & en chaĂ­Ăźer l'ennemi. Les IngĂ©nieurs, aprĂšs avoir reconnu & s’ĂȘtre distribuĂ© entr’eux une certaine Ă©tendue de terrein Ă  chacun , suivent ces troupes avec un nombre de travailleurs qu’ils Ă©tablistĂšnt promptement fur le haut du parapet du chemin couvert pour y faire le logement. La place de son cĂŽtĂ© sĂš dĂ©fend , & met tout en usage pour repousser l'assiĂ©geant. Comme toute cette scene Ă­e passe Ă  dĂ©couvert de la part des assiĂ©geans, fous le feu de l’assiĂ©gĂ© , & qu’elle dure une heure ou deux , & quelquefois plus, il y a toujours bien du sang de rĂ©pandu , &' il est moralement impossible qu’il n’y ait plusieurs IngĂ©nieurs de tuĂ©s ou de blessĂ©s. Les travailleurs, fous les ordres de LingĂ©- MEMOIRE. xĂ­x aieur qui est tuĂ©, n’ayant plus personne pour les Ă©tablir fur le terrein oĂč ils doivent faire le logement , ne sçavenĂ­ oĂč se placer ; aprĂšs avoir jette beaucoup d’embarras & de confusion dans les travaux, & ĂȘtre restĂ©s pendant quelque tems exposĂ©s Ă  tout le feu des assiĂ©gĂ©s , ce qui s’en est Ă©chappĂ©, se rejette dans la tranchĂ©e. Le logement ne se trouve point fait, les troupes qui ont attaquĂ© restent fans ĂȘtre logĂ©es , & pĂ©rissent pour la plupart. Si l’IngĂ©nieur n'est tuĂ© ou blessĂ© qu’aprĂšs avoirdĂ©ja Ă©tabli ses travailleurs fur le terrein, oĂč le logement doit ĂȘtre fait, ou les travailleurs continuent mal ce qu’ils avoient bien commencĂ©, ou ils se contentent de se serrer de façon Ă  ĂȘtre Ă  l’abri du feu de la place » sans vouloir s'exposer davantage pour perfectionner l'ouvrage, & fans s'inquietter si les troupes, qui ont attaquĂ© , pourront s’y loger. Enfin, il est certain que dans ce cas ils laissent l’ouvrage si imparfait , qu'il vaudroit presqu’autant qu’il ne fĂ»t pas Ă©bauchĂ© , & que de-lĂ  il s'ensuit de mĂȘme la perte de bien du monde. Qu’on lise le Journal du siĂšge de Berg-op- Zootn, on verra la prise du chemin couvert de la droite de Tattaque, manquĂ©e par des ac~ cidens de cette nature. O a verra que dan ÂŁĂŻj IX MEMOIRE. cette partie, ou plusieurs IngĂ©nieurs ont Ă©tĂ© tuĂ©s ou blessĂ©s en diffĂ©rens tems, le logement Ă©tait fait dans quelques endroits , Ă©bauchĂ© dans d'autres , & qu’ailleurs il n’étoit pas commencĂ©. Qu’on continue de lire le Journal , on verra la quantitĂ© de journĂ©es & d’hom- mes dont ces accidens ont causĂ© la perte , & on sera en mĂȘme tems convaincu de la bontĂ© d’un projet qui peut les prĂ©venir, comme j’eĂ­pere le faire voir. Les travailleurs de la tranchĂ©e font divisĂ©s en piquets de 50 hommes. Chaque piquet est- conduit par un Capitaine & un Ce service dans chaque RĂ©giment se fait de la part des Officiers chacun Ă  leur tour. L’ordre du service ordinaire pour marcher aux travailleurs de la tranchĂ©e, seroit interrompu , lorfqu’il IĂšroit question d’attaque de chemin couvert. Ce ferait toujours les Officiers des travailleurs des RĂ©gimens qui y marcheraient dans. ces occasions sçavoir un Capitaine & deux Lieutenans par chaque piquet ; alors p ayant toujours trois de ces Officiers par 50 hommes , outre les IngĂ©nieurs ordinaires, il ferait preĂ­que certain, quelque vigoureuse que fĂąt la dĂ©fense des assiĂ©gĂ©s, qu’il y resterait au moins par piquet une personne en Ă©tat de con- MEMOIRE, cfuĂźse ces travaux, & que par consĂ©quent le logement se feroit Ă©galement par-tout. LorĂ­qu’il y auroit quelques asiĂąuts, les piquets des travailleurs destinĂ©s Ă  faire les loge- mens fur les breches, ou dans les ouvrages, seroient aussi conduits par un Capitaine & deux Lieutenants de travailleurs, par les mĂȘmes raisons rapportĂ©es Ă  l’article prĂ©cĂ©dent» UtilitĂ© res Soldats travailleurs. dans la dĂ©fense des Places. E Roi entretenois dans cette derniere - 1 —i guerre 300 IngĂ©nieurs, 300 Officiers' d’artillerie , ; Bataillons d’artillerie, composĂ©s' chacun de dix Compagnies de 100 hommes, 5 Compagnies de Mineurs de 75 hommes chacune, & ; Compagnies d’ouvriers de 6 o. Dans presque toutes les guerres, la France’ a toujours eu plusieurs corps d’armĂ©e en campagne elle n’en a jamais eu moins de deux, 6 souvent plus. En supposant qu’il n’y ait que deux armĂ©es en campagne , & dans chaque armĂ©e un cinquiĂšme de ces corps, il ne restera donc pour garnir toutes les places du Royaume , que 180 IngĂ©nieurs, 180 Officiers d’artillerie, 3000 Soldats d’artillerie, r. r5 Mineurs,. Sc 180 ouvriers. ixij MEMOIRE. Si on sait attention Ă  la quantitĂ© de place» fortes qu’il y a dans le Royaume , on voit sensiblement qu’il ne peut y avoir dans chaque place que de trĂšs-foibles dĂ©tachemens de ces diffĂ©rentes troupes, si nĂ©cessaires pour leur dĂ©sunie & leur sĂ»retĂ©. II est mĂȘme assez commun en >tems de guerre de voir des places en ĂȘtre totalement dĂ©garnies. Je ne citerai qu’un exemple pris de la derniere guerre en Flandres. Lorsque le Duc d’Aremberg, aprĂšs avoir passĂ© une bonne partie de la campagne vis-Ă - vis de l’armĂ©e de France, commandĂ©e par le MarĂ©chal de Saxe , & infĂ©rieure en nombre Ă  la sienne , siins oser rien entreprendre, bazarda enfin de faire une irruption sur la ChĂątellenie de Lille , on fut obligĂ© de faire partir du camp de dessous Courtray des dĂ©tachemens d’àrtillerie fur des voitures en poste , pour les jetter dans Douay qui Ă©toit pour lors fans Canoniers, ni Bombardfers, ni Mineurs. Les besoins continuels qu’on a dans les armĂ©es , d’artillerie, d’IngĂ©nieurs, de Mineurs & d’ouvriers, occasionnant donc qu’en tems de guerre il y a beaucoup de places oĂč il n en reste point, ou du moins trĂšs-peu, & Ă©tant d’ailleurs dĂ©montrĂ© que ces dĂ©tachemens font MEMOIRE. ixĂ­Ă­f toujours nĂ©cefßàirement trĂšs-foibles, de-lĂ  il Ă­' enfuit la preuve de la bontĂ© de la crĂ©ation que je propose , puifou’on seroit aĂ­ĂźurĂ© par son er^cutivn qu’il y auroit dans toutes les places, Ă  proportion de la grandeur Sc de la force de leurs garnisons, beaucoup d’Officiers en Ă©tat de commander le service de l'artillerie & des Mines, des soldats exercĂ©s Ă  leurs manƓuvres , & des travailleurs & des ouvriers pour exĂ©cuter tous les travaux praticables pour 1* dĂ©fense des places. Ils soulageroient aussi beaucoup l’artillerie & le gĂ©nie ; ils remplace- roient ceux qui par la mort, la maladie, ou les blessures, seroient hors de service. Les soldats travailleurs, & les ouvriers des RĂ©gimens seroient employĂ©s avec les mĂȘmes avantages pour la dĂ©fense des places, que ceux qui ont Ă©tĂ© observĂ©s pour Tattaque , soit pour combler & abattre ce qui peut couvrir Eennemi Ă  la portĂ©e du canon de la place » soit pour construire des ouvrages propres Ă  Ea frĂ©ter, ou Ă  se garantir de ses coups, & particuliĂšrement pour l'artillerie, les mines , les artifices, la dĂ©fense des chemins couverts & des breches, & la construction des machines qui y peuvent servir» i»> MEMOIRE. Ouvriers . Dans les places assiĂ©gĂ©es on est obligĂ©, par la multiplicitĂ© des travaux, de se servir de tous les ouvriers, qui par hazard Ă­e trouvent dans le nombre des soldats, & d’employer tous ceux qui se trouvent dans les places. Dans les grandes Villes, comme Lille, Mets, je conviens qu’on trouve beaucoup- d’ĂČuvriers , & qu’un habile Gouverneur peur en tirer de grands avantages pour la dĂ©fense de Ă­a place mais le nombre des grandes places est rare ; il y en a beaucoup plus de foi- bles en habitans, & par consĂ©quent en ouvriers , quoique trĂšs-fortes par elles-mĂȘmes, & en Ă©tat de rĂ©sister longtems. D’ailleurs est - il possible, & mĂȘme vraisemblable , qu’un ouvrier attachĂ© Ă  sa petite fortune , & Ă  sa famille , domiciliĂ© , & paisible habitant d’une Ville , se prĂȘte Ă  travailler volontiers, & comme il faut, lorsque son travail l’expose Ă  quelque pĂ©ril ? II ne le sait qu’en tremblant ; il ne marche que de force, & mĂȘme il cache ses talens, s’il lui est'possible ; enfin , il est certain qu’un homme qu’on occupe pour la dĂ©fense d’une place, doit pour bien faire son travail, ĂȘtre en mĂȘme tems boa ouvrier & bon soldat. MEMOIRE. lxV Par la crĂ©ation que je propose, il y auroit dans toutes les places, Ă  proportion de la garnison, des ouvriers de toutes les eĂ­peces utiles pour la dĂ©fense. Ces ouvriers Ă©trangers aussi braves soldats, qu’expĂ©rimentĂ©s, ne s'c P faroucheroient pas Ă  la vue des travaux les plus pĂ©rilleux, & les exĂ©cuteroient toujours avec autant de courage que d’habiletĂ©. De - lĂ  , un Gouverneur pourrcit entre-* prendre tout ee que fa bravoure & fa fidĂ©litĂ© lui inspireroient pour le salut de fa place. De-lĂ , revivroient les dĂ©fenses des brecbes, telles que celles de Mets, par M. de Guise » & tant d’autres si brillantes & si connues cite» nos anciens. De-lĂ , deviendroĂ­ent plus communes ces sça vantes dĂ©fenses des chemins couverts, telles que celle de Lille , qui soutint sept attaques » tant par la façon habile dont M. le Duc de Poussiers disposa son feu, que par les ouvrages & palissades qu’il eut la facilitĂ© d’y ajouter, en se servant des ouvriers qu’il trouva dans cette grande Ville. Artillerie. Dans une place assiĂ©gĂ©e , on destine dĂšs le commencement du siĂšge une portion des troupes de la garnison, pour servir aux manƓu- ixvj MEMOIRE. vres de PaĂ­tillerie pendant tout le te mr de la durĂ©e du siĂšge. Le MarĂ©chal de Vauban , dans son excellent Livre de l’attaque des places, dit que l’artillerie des assiĂ©gĂ©s est bien-tĂłt rĂ©duite au silence par celle des assiĂ©geans, parce que cettĂȘ premiere est toujours mal servie. La judicieuse remarque de ce grand homme s’est vĂ©rifiĂ©e dans tous les siĂšges qu’on a faits dans cette derniere guerre. Qu’on ouvre en effet quelques Histoires militaires, on verra que l’artillerie des places, mise hors d’état de servir , a Ă©tĂ© presque toujours un des motifs qui a dĂ©terminĂ© Ă  capituler avec l’ennemi ; & ce motif se trouvera toujours, tant que la forme du service actuel dans les places sera la mĂȘme. Mais, par la crĂ©ation que je propose, y ayant toujours dans les places une grande quantitĂ© de soldats exercĂ©s aux manoeuvres de l’artillerie , & des ouvriers pour la radouber , elle sera toujours bien servie, toujours bien entretenue , & elle pourra toujours faire tĂȘte Ă  celle des assiĂ©geans ; par consĂ©quent le motif de l’artillerie dĂ©truite, qui sert de prĂ©texte , ou qui oblige Ă  presque toutes les capitulations , disparoĂźtra ; & les dĂ©fenses seront, & bien plus longues, & bien plus vigoureuses, MEMOIRE. xxvij Mines. Les rĂ©sistances qui se sont par les mines, font de toutes, les plus belles, les plus longues , & les plus fçavantes. C’est pour ainsi dire l'art de rendre un siĂšge Ă©ternel. Un Val- liere assiĂ©gĂ© & Commandant dans un poste tel que la Citadelle de Tournay, tel que CondĂ©, Landaw, &c. Ă©tant d’ailleurs bien pourvu de vivres, de munitions & de Mineurs , feroit morfondre les plus nombreuses armĂ©es , & pĂ©rir une infinitĂ© prodigieuse d’hommes. Les autres dĂ©fenses affoiblissent extrĂȘmement une garnison , & obligent souvent Ă  se rendre, au lieu que les mines en se rendant les maĂźtresses du dessous, assirent le dessus, sont perdre un tems infini Ă  l’assiĂ©geant, le dĂ©truisent, & conservent Ă  la fois la garnison & la place. L’Histoire militaire , & en dernier lieu Berg-op-Zoom, nous montre Ă  chaque pas la bontĂ© de cette seavante partie de la guerre, qui n’a cependant jamais Ă©tĂ© pratiquĂ©e qu’im- parfaitement, & qui, si j’ose le dire, est encore aujourd’hui extrĂȘmement nĂ©gligĂ©e. 'D’ailleurs , la petite quantitĂ© de Mineurs qu’il y a dans nĂ©s troupes, ne permet pas tfcviij M E M O I R- Ë. d’en jetter communĂ©ment dans une place me- 1 nacce un dĂ©tachement plus fort que de 15 ou 20, qui peuvent au plus Ă©tablir quelques fourneaux , ça&lĂ , intimider l’ennemi fans lui faire grand mal, ni beaucoup le retarder. Suivant mon projet, dans la grande quantitĂ© d’Officiers des travailleurs qui feroient obligĂ©s de s’appliquer Ă  la science des mines , qui joindraient la pratique Ă  la thĂ©orie , erl exerçant dans les garnisons leurs soldats Ă  ce genre de travail, ils’yen trouverait quelques- Ăčns Ă  coup sĂčr, qui se mettraient en Ă©tat de pratiquer le grand, le beau, & futile de cette sçavante partie de la guerre, & la quantitĂ© de Mineurs, qui est prouvĂ©e actuellement toujours nĂ©cessairement trĂšs-petite dans toutes les places, se trouverait beaucoup augmentĂ©e , & il y en auroit aíßÚz pour exĂ©cuter tous les travaux que cette science apprend pour la dĂ©fense des places. Artifice. II y a trĂšs-peu de places oĂč 11 y ait des artificiers attachĂ©s au service de la place. De ce petit nombre , la plupart s’occupent de la. Pyrotechnie amuĂ­Ă nte & rĂ©crĂ©ative, & nĂ©gligent les parties de cette science utiles pour la guerre. MEMOIRE. ixĂźx Cependant les personnes qui rĂ©flĂ©chiront sor les moyens qui peuvent retarder la priso des places , & mieux encore celles qui sc sont trouvĂ©es dans les places aĂ­ĂŻĂŹĂ©gĂ©es , conviendront que la Pyrotechnie entre .pour beaucoup dans leur dĂ©fense, & que c elĂŹ un avantage considĂ©rable pour une place assiĂ©gĂ©e d’avoir plusieurs artificiers habiles. L’HiĂ­foire ancienne nous fournit quantitĂ© d’exemples, qui prouvent la bontĂ© de ces sortes de dĂ©fenses , & le peu d’uĂ­Ă ge que les modernes en ont lait, a toujours eu du succĂšs. Les deux soldats par bataillon que les Oise- ciers des travailleurs des RĂ©gimens instruit roient, suivant mon projet, des parties ds cette science utiles Ă  la guerre, fourniroient dan^ toutes les places du Royaume, un nombre d’artisiciers suffisans pour exĂ©cuter tout ce qu’un Gouverneur habile pourroit tirer da cette partie pour le salut de sa place , & les dĂ©fenses en deviendroient plus faciles & plus belles, puisque par la pratique de cette science» on peut observer & dĂ©truire l’ennemi & son travail, TĂ©pouvanter & J’arrĂȘter Ă  chaque pas. De tout ce qui vient d’ĂȘtre dit, tant au sujet de l’attnque , que pour la dĂ©fense des places } il esc trĂšs-senĂ­ible La quantitĂ© de soldats ouvriers & travailleurs , & & des Professeurs militaires qui MEMOIRE. ĂŻjĂ­xxv Énseighoient toutes les grandes parties de la guerre. Les grands GĂ©nĂ©raux de ces anciennes & illustres RĂ©publiques, les guerres fçavantes & les conquĂȘtes de ces Nations belliqueuses qui causent notre admiration, devroientbien nous engager Ă  les imiter. Le RĂ©giment du Roi, oĂč Ă­l y a un Professeur de science militaire entretenu , est une pĂ©piniĂšre d’oĂč l’on tire des Officiers qui commandent dans les armĂ©es , & dans les places avec distinction. Les grands Officiers que l’artillerie a fournis, & la distinction avec laquelle ce corps a servi, particuliĂšrement dans cette derniere guerre , font les fruits de rĂ©tablissement de ces cinq Ecoles. Tous ces Officiers font íçavans dans Part de la guerre, & les soldats capables de ces manƓuvres. Un Ministre toujours attentif au bien de l’Etat, ne recevoit dans le Corps du gĂ©nie que des sujets d’une capacitĂ© bien reconnue il les tenoit dans les places toujours occupĂ©s de leur mĂ©tier. Ausst combien ce Corps ne s’est-il pas illustrĂ© fous son MinistĂšre, & combien n’a-t-il pas contribuĂ© aux glorieuses conquĂȘtes de cette derniere guerre. ? L’AcadĂ©mie qui vient d’ùtre Ă©tablie Ă  Me- zieres pour ce Corps, rĂ©parera les grand ĂŻxsxvj REFLEXIONS. pertes qu’il avoit faites dans la guerre, & le ra un monument Ă  jamais fructueux pour FEtat » & glorieux pour fĂłn Instituteur. Tous les Arts, toutes les Sciences ont leurs AcadĂ©mies j ils'leur doivent leur Ă©lĂ©vation. Pourquoi F Art de la guerre > protecteur de tous les Arts, protecteur de l’Etat, n’a-t-il pas les siennes ? L'artiilerie & le gĂ©nie ont les leurs mais; le corps d’infanterie qui fait la principale force des armĂ©es, qui en est, pour ainsi dire, FamĂ©, n’a pas le mĂȘme avantage. Ce peuple de braves sçldats , Ă©nerve fa valeur naturelle dans F oisive tĂ© , il reste tout le tems de la paix sims ĂȘtre instruit des sciences militaires, ni exercĂ©' Ă  ces travaux. II prodigue son lĂ ng, il est vrai, lorsque le service de l’Etat le demande ; mais la vie toujours prĂ©cieuse de sujets si zĂ©lĂ©s , pourroit ĂȘtre employĂ©e plus utilement. Des diffĂ©rents corps qui composent une armĂ©e , il n’y en a point cependant de si nom-, breux , de si utile , & qui soit employĂ© Ă  tant de divers travaux que celui de l’infanterie. II a la valeur, il est exercĂ© au maniement des armes & aux Ă©volutions, il combat bien, mais on l’errploye au service de l’artiilerie, au service des mines , au service de la fappe , Ă  ap- planir tous les obstacles pour le passage des armĂ©es, Ă  la construction, de toutes les fbrtĂą- REFLEXIONS, ixxxvĂźj fic'aribn passagĂšres. II est chargĂ© de PexĂ©cution de tous les travaux des attaques & dĂ©fenses des places ; il est tous les jours obligĂ© de fe fortifier dans-une- plaine , dans un pays ccu- yert , clans un chĂąteau , dans une maison ; ce corps-exĂ©cute quelquefois mal ces travaux , s’y. Ă©tant jĂ mjisifxercĂ©, il l’es regarde comme ne faisant fias partie dĂ© son-mĂ©tier, il les ignore, souvent il rĂ©pare son ignorance par Peffusion de spn sang , il ne sçait que combatte. , parcs qu’il n’est exercĂ© qui combattre. Cependant la valeur seule ne fait pasl’hom- Bie de guerre , l’étude des sciences militaires doit la diriger, & la rendre fructueuse. C’est mal servir son Roi, que d’ignorer les sciences- qui peuvent conserver la yie de ses sujets ; il fcut vaincre , mais il faut mĂ©nager le sang dut soldat. La valeur peut donner la victoire , l'Ă©tude des sciences militaires la rend plus ce r-, mine, moins coĂ»teuse, & en allure les fruits & la gloire. La bravoure est naturelle au soldat François, mais elle ne suffit pas pour- faire le bon soldat, il saut encore qtjsil soit fort, robuste, & endurci aux peines. & aux travaux militaires pour soutenir les fatigues de la guerre y oĂč la maladie le fait pĂ©rir plus sĂ»rement qua PĂ©pĂ©e de l'eimemi. II faut q-u’il connoiĂ­Ăźe les travaux auxquels opfemploye ordinairement » ĂŹxxxvĂźij REFLEXIONS. & qu’il y Ă­oit accoutumĂ© ; ou il fait mal fojĂź service, & se sait tuer ou estropier infructueu- semen t, L’établissement d’une AcadĂ©mie militaire, que je propose, dans toutes le s'garnisons du Royaume, rend nĂ©ceiĂŻĂ irement rOfficier vĂ©ritable homme de guerre , & le-soldat vĂ©ritablement bon soldat. f qrn. Jamais les Ecoles d’artillerie n’ont Ă©tĂ© au point de perfection, oĂč elles sont sous ce rĂ©gnĂ©. L’Ecole qui vient d’étre Ă©tablie Ă  MezĂŹeres pour le gĂ©nie , ne peut manquer de soutenir l’honneur de ce Corps. L’établiĂ­sement de l’Ecole Royale Militaire, & l’éducation qu’on so propose d’y donner Ă  la jeune Noblesse , va servir de modele aux peres qui sont en Ă©tat de la procurer Ă  leurs enfans, & rendre tout le corps d’Officiers instruit dans l’Art de la guerre. InexĂ©cution de ce projet assurera les fruits de ces brillans Ă©tabliíßÚmens ; il tiendra la milice Françoise toujours en Ă©tat de soutenir les fatigues de la guerre, & exercĂ©e Ă  ces travaux > il rendra enfin ce Corps auflĂŹ f ormidable qu’il le peut ĂȘtre, & le portera au point de perfection , qui fait l'objet des attentions du Ministre zĂ©lĂ© d’un Roi qui ne cherche Ă  se rendre redoutable Ă  ses ennemis, que pour assurer le bonheur de ses sujets, F I N. 1XXX1X POEME HEROIQUE Sur l'EtaMiJsement Ăąe l’Ecole Rojale Militaire, Par M. M a r m o n t e l. J E consacre mes chants Ă  ce Temple des Arts » Le Cirque de la Gloire , & FEcole de Mars, OĂč des Nobles François la Jeunesse Ă©levĂ©e , Sous les yeux de son Roi va fleurir cultivĂ©e. Vaine esclave des Cours, Muse, dont les accens Des favoris d’Auguste ont profanĂ© Fonçons, Va loin de mon HĂ©ros, perfide enchanteresse , Vendre Ă  l’orgueil des Grands une indigne caresse. Mais toi, que FĂ©nelon imploroit autrefois, Lorsqu’il formoit le cƓur des enssns de nos Rois, Toi, de la vĂ©ritĂ© noble & tend-e interprĂšte , Muse, inspire Ă  mes vers cette douceur scerette, Ce charme impĂ©rieux dont tu sçais nous saisir, Et qui donne aux vertus les attraits du plaisir. 31 n’appai tient qu’à toi de peindre un Roi sensible Qui gĂ©mit du besoin de se rendre terrible , Et d’un Ɠil paternel veillant sur ses Etats, par amour pour la paix se prĂ©parç aux combatts Dis somment de nos Rois cette immortelle Fille, 1 a Noblesse Ă  l’Etat compose une famille Dis comment fut conçu ce gĂ©nĂ©reux projet Dis quelle en fut la source , & quel en est Fobjet, Parle & ne flatte point tes pinceaux pour hommage Ne doivent Ă  Louis offrir que fou image II fe juge lui-mĂȘme, & veut, s’il est louĂ© , Voir par la vĂ©ritĂ© son Ă©loge avouĂ©. Non loin de cette Ville en dĂ©lices fĂ©conde, D’oĂč le Luxe & les Arts dictent leurs Loix au monde, les Bourbons & la Gloire ont choisi pour sĂ©jour Un Palais, tel qu’on peint celui du Die u du Jour. LĂ  de Louis le Grand tout retrac e Filtrage. Pour rendre Ă  ce HĂ©ros un immortel hommage, *c L 1 E C O L E les Arts , Ă  qui son ame imprimoit sa grandeur,’ Voulurent de son rĂ©gnĂ© y marquer la splendeur. Le pinceau dĂ©ploya fes plus savants prestiges , Le ciseau crĂ©ateur enfanta des prodiges, PraxitĂšle .En replis ondoyants tombent jusqu’à sespiĂ©s. MILITAIRE. xcj Dans l’une de ses mains une Ă©pĂ©e Ă©tincelle. A ses cĂŽtĂ©s, semblable Ă  l’auguste Cybele , Elie voitses cnfans au sortir du berceau D’armes & de'lauriers embrasser un faisceau. Le HĂ©ror reconnut la Noblesse Ă  ces marques. Ses traits furent toujours si chers Ă  nos Monarques ! ‱ Mais parmi tant de Rois , dont elle fut l’appui, Qui'jamais eut pour elle autant d’amour que lui ? II lui tendit la main. Cette imprĂ©vue ' la trĂłuble , la saisit. Elle baille la vĂ»e. Elle a vĂ» les dangers & la mort fans effroi, Et ne peut soutenir un regard de son Roi ; Tant de la MajestĂ© la redoutable empreinte, Sans affoiblir í’amour,peut inspirer la crainte. Elle approche. Sa voix se glace Ă  son aspect ; Elle tombe Ă  ses pieds tremblante de respect. Le Prince la releve. „ O Fille auguste & chere , „ Lui dit-il, votre Roi n’eft-il pas votre pere ? 5J Rassurez-vous, parlez,,, La Noblesse Ă  ces mots? D’un geste & d’un soupir rĂ©pondant au HĂ©ros, Lui montre ses enfans , son deuil, ses cicatrices ; Implore d’un regard ses bontĂ©s protectrices , Et ses pleurs Ă©chappĂ©s achevent d’énoncer Des plaintes que fa bouche eĂ»t craint de prononcer. Telles de Jupiter ces Filles gĂ©missantes, Les PriĂ©ves , en pleurs , foibles & languissantes, Marchent les yeuxtaissĂ©s, & d’un pas chancelant. Vont aux pieds de ce Dieu sc jetter en tremblant LOUIS fut attendri. Que ces pleurs, ce silence Ont pour un Roi sensible une vive Ă©loquence ! Ma Fille , lui dit-il. je t’entens c’tst assez. ,, Tes exploit- de mon cƓur ne font point effacĂ©s. „ Les Lys se flĂ©triront avant que je t’oubliĂ©, „ Tes malheurs, Ă  mes yeux, n’ont rien qui t’Inimilie* ,, J’ai vĂ» couler ce sang le plus put de l’Etat, „ Ce sang dont ta Valeur rehausse encor l’éclat. „ J’ai vĂ» cette Valeur franchir tous les obstacles. ,, Ma voix est ton signal, mes yeux font tes oracles » „ Et lorsqu’à la Victoire ils t’otu dit de voler , ,, C’cst un arrĂȘt du sort que ton sang va sceller. „ Cependant tu -gĂ©mis. Les lauriers de la guerre, „ Ces lauriers renaissans fous les coups du tonnerre» », Aujourd’hui fur ta tĂšte indignement fanĂ©s., bĂźcĂźj L’ECOlE », A sĂ©cher dans Poubli seroient-ils condamnĂ©s I », Non j je dois un axile Ă  ta gloire affligĂ©e. >, L'Olive de la paix maigre moi nĂ©gligĂ©e, », Dans nos champs dĂ©solĂ©s est lente n refleurir ; », Mais bientĂŽt de ses fruits elle va te couvrir. », J'ai dĂ» mes premiers foins Ă  ce peuple innombrable „ Des plus brillants succĂšs instrument dĂ©plorable, », Doutant plus malheureux que fa timide voix », Parvient plus lencemenr Ă  Poreille de Que des travaux guerriers le seul accord dĂ©cide, Et que sans le concours de ses divers Moteurs Le plus sage projet accable ses Auteurs. 5 , D’un indocile orgueil montrc-leur la bassesse. 93 Qu’ils fpchcnt is, epie mes nouveau*; bleL* „ faits MILITAIRE. xçy j, Pour ce peuple si cher ne soient un nouveau faix ; ^ Vous croyez voir l’intrigue avide & mercenaire. „ Vous croyez voir l’abus, par qui tout dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, ,, Saper les fondemens de mon nouveau projet ; ,, Vos craintes firmes foins ont eu le mĂȘme objet. „ Mais les plus grands desseins ont les plus grands ,, obstacles. „ Ces obstacles vaincus enfantent des miracles. „ On craint peu les Ă©cueils qu’on dĂ©couvre deloĂ»> ,, Tirons du superflu des secours au besoin. ,, b’art ne rend-il jamais un poison salutaire ! ,, Rendons de la vertu, le vice tributaire. „ Que l’homtnage du luxe & de l’oisivetĂ© „ Soit d’un noble travail l’apanage affectĂ©. „ Ainsi l’XEconomie en ressources fertile „ Spait au progrĂšs du bien rendre le mal utile. ,, La Valeur, ce flĂ©au de stimulation, „ Peut usurper les fruits de cette adoption; „.C’estĂ vous d'y veiller, Justice incorruptible. ,,.Scyez de ce jardin le dragon inflexible. „ Que l’artifice en vain cherche Ă  vous assoupir. ,, Point d’égard , point d’accueil qui vous coule utl „ soupir, ,, Bravez tout. Des vertus conservez l’hĂ©ritage. ,, Du Noble infortunĂ© , c’eĂ­t ici le partage. ,, Que les plus malheureux soient les premiers admis ,, Que du pere aux enfans le mĂ©rite transmis , „ De leur adoption soit la rĂ©glĂ© & le titre. „.De leurs droits consacrĂ©s, je vous nomme l’arbitre. „ Un Pore , des Ayeux dĂ©vouĂ©s Ă  stEtat, ,, Et blanchis dansles Camps , ou morts dans un comr „ bat, ,, L’ dĂ©laissĂ© fur la tombe d’un pere , , pupile ajoutant aux malheurs d’une mere „ VoilĂ  fur quels Tableaux vos regards attachĂ©s „ Peuvent braver l’intrigue & ses dĂ©tours cachĂ©s. ,, Gloire , Justice, ĂŽ vous mes fidelles Compagnes, „ HĂąt z-vous, parcourez mes CitĂ©s, mes Campagnes, ,, Assemblez les beaux Arts fous mes loix florissants, ,, Corhez-leurle foin de mes Guerriers naissants. -, Si dpns tous mes conseils admises l’une & stautre, ,, Votre voix fut la mienne, & mon rĂ©gnĂ© le vĂŽtre j ,, refusez pas Ă  mon nouveau dessein. ’» L’casiçce eĂ» le dĂ©pĂŽt rupĂșs dans voire sein j xcvj L’ECOLE MILITAIRE. „ Mais defoibles ruisseaux serpentans fous les herbe»,' j, Se changent dans leur cours en des fleuves superbes; ,, Du tribut de leur onde enrichissent leurs bords, „ Et de leur humble source Ă©talent les trĂ©sors. Et toi de ces enfans auguste Sc tendre Mere, „ Respire ils font heureux rieur Roi devient leur si Pere.,, O faveur ! ĂŽ discours que l’amour a dictĂ© ! Qu’un Roi sensible est grand par son humanitĂ© ! La Noblesse oubliant ses malheurs, ses allarmes, Tombe aux pies du HĂ©ros, les baigne de ses larmes ; De larmes que la joye & l’amour font couler, De ces larmes, grand Roi, qu’on a vit ruisseler, Quand des bords du tombeau la menaçante ParquĂšj A tes peuples tremblans a rendu leur Monarque. Mais bientĂŽt de ses pleurs interrompant le cours; Le cƓur de la Noblesse Ă©clate en ce discours. „ Mon respect condamnoit mon amour au silence; „ Mais au respect, Grand Roi, l’amour fait violence. ,, Quel bienfait! tout mon sang peut-il le mĂ©riter Ă­ ,, O mes enfuis, vous seuls pouvez nr’en acquitter. „ Quel Jour brillant doit suivre une si belle Aurore,! ,, Du nom de ses Enfans votre Roi vous honore. „ Qu’il doit par ce grand titre Ă©lever vos esprits Ăź ,, Heureuses l’infortune & la mort Ă  ce prix ! „ Allez, que de ses foins gĂ©nĂ©reuse rivale, „ Votre reconnoislance au bienfait soit Ă©gale. ,, Pensez que vos Ayeux, de vos honneurs jaloux,' ,, S’ils n’étoicnt surpassĂ©s, en rougiroient pour vous. ,, Vous ĂȘtes de l’Etat la famille chĂ©rie. „ je vous donnai mon sang rendez-le Ă  la Patrie. „ Des Guerriers dont Louis se dĂ©clare l’appui, ,, S’ils ne font des HĂ©ros, font indignes de lui. Aces mots, dans leurs mains elle remet son glaive* Un nuage Ă  l’ínstant l’ Si l'enlcve. La Gloire, avec des yeux par l’espoir animĂ©s Reçoit entre ses bras ses nourrissons charmĂ©s La Justice la fuit, &lcur zele unanime Va remplir de Louis le dessein magnanime. Le HĂ©ros cependant goĂ»te ce calme heureux Que rĂ©pand la vertu dans un cƓur. gĂ©nĂ©reux, Quand laissant reposer sa sagesse profonde, H vient de travaillĂ©s pour le bonheur du Monde» FIN. 4/’ f i » W»,M» Ă­ vyx co m H Band o. 3 c» O Ăź- F e z C C CO j" i ÂŁ m m z Xlmmb ? r m *1 o m o ! q ; s M3UIIZ H±a "ĂŻi », \Ă­ -Ăź? - ĂŹ' \ V -'-' \r?? -f *i fc XÂŁ* jwCT
Lacote d’un cheval correspond aux mises. Elle est donnĂ©e pour le jeu simple GAGNANT.. On dit que tel cheval est Ă  4/1, qui se dit 4 contre 1.. Cela signifie que pour chaque euro misĂ© sur ce cheval, 4 euros ont Ă©tĂ© misĂ©s sur l’ensemble des autres chevaux.. Le principe est assez simple, mĂȘme s’il reste difficile Ă  assimiler : on reverse aux gagnants leurs mises, plus l’ensemble Download Free PDFDownload Free PDF2009Francois RivestThis PaperA short summary of this paper37 Full PDFs related to this paper Ill) La nuit envahie le ciel, un lĂ©ger courant d'air frais se glisse dans le cimetiĂšre, tandis que des sabots Ă©crasent lentement l'herbe. Ill avait une de ses Zola Germinal PREMIERE PARTIE I, I Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d'une obscurité et d'une épaisseur d'encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomÚtres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait mÃÂȘme pas le sol noir, et il n'avait la sensation de l'immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d'avoir balayé des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d'arbre ne tachait le ciel, le pavé se déroulait avec la rectitude d'une jetée, au milieu de l'embrun aveuglant des ténÚbres. L'homme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d'un pas allongé, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet, noué dans un mouchoir à carreaux, le gÃÂȘnait beaucoup; et il le serrait contre ses flancs, tantÎt d'un coude, tantÎt de l'autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains à la fois, des mains gourdes que les laniÚres du vent d'est faisaient saigner. Une seule idée occupait sa tÃÂȘte vide d'ouvrier sans travail et sans gÃte, l'espoir que le froid serait moins vif aprÚs le lever du jour. Depuis une heure, il avançait ainsi, lorsque sur la gauche à deux kilomÚtres de Montsou, il aperçut des feux rouges, trois brasiers brûlant au plein air, et comme suspendus. D'abord, il hésita, pris de crainte; puis, il ne put résister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains. Un chemin creux s'enfonçait. Tout disparut. L'homme avait à droite une palissade, quelque mur de grosses planches fermant une voie ferrée; tandis qu'un talus d'herbe s'élevait à gauche, surmonté de pignons confus, d'une vision de village aux toitures basses et uniformes. Il fit environ deux cents pas. Brusquement, à un coude du chemin, les feux reparurent prÚs de lui, sans qu'il comprÃt davantage comment ils brûlaient si haut dans le ciel mort, pareils à des lunes fumeuses. Mais, au ras du sol, un autre spectacle venait de l'arrÃÂȘter. C'était une masse lourde, un tas écrasé de constructions, d'oÃÂč se dressait la silhouette d'une cheminée d'usine; de rares lueurs sortaient des fenÃÂȘtres encrassées, cinq ou six lanternes tristes étaient pendues dehors, à des charpentes dont les bois noircis alignaient vaguement des profils de tréteaux gigantesques; et, de cette apparition fantastique, noyée de nuit et de fumée, une seule voix montait, la respiration grosse et longue d'un échappement de vapeur, qu'on ne voyait point. Alors, l'homme reconnut une fosse. Il fut repris de honte à quoi bon? il n'y aurait pas de travail. Au lieu de se diriger vers les bùtiments, il se risqua enfin à gravir le terri sur lequel brûlaient les trois feux de houille, dans des corbeilles de fonte, pour éclairer et réchauffer la besogne. Les ouvriers de la coupe à terre avaient dû travailler tard, on sortait encore les débris inutiles. Maintenant, il entendait les moulineurs pousser les trains sur les tréteaux, il distinguait des ombres vivantes culbutant les berlines, prÚs de chaque feu. - Bonjour, dit-il en s'approchant d'une des corbeilles. Tournant le dos au brasier, le charretier était debout, un vieillard vÃÂȘtu d'un tricot de laine violette, coiffé d'une casquette en poil de lapin; pendant que son cheval, un gros cheval jaune, attendait, dans une immobilité de pierre, qu'on eût vidé les six berlines montées par lui. Le manoeuvre employé au culbuteur, un gaillard roux et efflanqué, ne se pressait guÚre, pesait sur le levier d'une main endormie. Et, là -haut, le vent redoublait, une bise glaciale, dont les grandes haleines réguliÚres passaient comme des coups de faux. - Bonjour, répondit le vieux. Un silence se fit. L'homme, qui se sentait regardé d'un oeil méfiant, dit son nom tout de suite. - Je me nomme Etienne Lantier, je suis machineur... Il n'y a pas de travail ici? Les flammes l'éclairaient, il devait avoir vingt et un ans, trÚs brun, joli homme, l'air fort malgré ses membres menus. Rassuré, le charretier hochait la tÃÂȘte. - Du travail pour un machineur, non, non... Il s'en est encore présenté deux hier. Il n'y a rien. Une rafale leur coupa la parole. Puis, Etienne demanda, en montrant le tas sombre des constructions, au pied du terri - C'est une fosse, n'est-ce pas? Le vieux, cette fois, ne put répondre. Un violent accÚs de toux l'étranglait. Enfin, il cracha, et son crachat, sur le sol empourpré, laissa une tache noire. - Oui, une fosse, le Voreux... Tenez! le coron est tout prÚs. A son tour, de son bras tendu, il désignait dans la nuit le village dont le jeune homme avait deviné les toitures. Mais les six berlines étaient vides, il les suivit sans un claquement de fouet, les jambes raidies par des rhumatismes; tandis que le gros cheval jaune repartait tout seul, tirait pesamment entre les rails, sous une nouvelle bourrasque, qui lui hérissait le poil. Le Voreux, à présent, sortait du rÃÂȘve. Etienne, qui s'oubliait devant le brasier à chauffer ses pauvres mains saignantes, regardait, retrouvait chaque partie de la fosse, le hangar goudronné du criblage, le beffroi du puits, la vaste chambre de la machine d'extraction, la tourelle carrée de la pompe d'épuisement. Cette fosse, tassée au fond d'un creux, avec ses constructions trapues de briques, dressant sa cheminée comme une corne menaçante, lui semblait avoir un air mauvais de bÃÂȘte goulue, accroupie là pour manger le monde. Tout en l'examinant, il songeait à lui, à son existence de vagabond, depuis huit jours qu'il cherchait une place; il se revoyait dans son atelier du chemin de fer, giflant son chef, chassé de Lille, chassé de partout; le samedi, il était arrivé à Marchiennes, oÃÂč l'on disait qu'il y avait du travail, aux Forges; et rien, ni aux Forges, ni chez Sonneville, il avait dû passer le dimanche caché sous les bois d'un chantier de charronnage, dont le surveillant venait de l'expulser, à deux heures de la nuit. Rien, plus un sou, pas mÃÂȘme une croûte qu'allait-il faire ainsi par les chemins, sans but, ne sachant seulement oÃÂč s'abriter contre la bise? Oui, c'était bien une fosse, les rares lanternes éclairaient le carreau, une porte brusquement ouverte lui avait permis d'entrevoir les foyers des générateurs, dans une clarté vive. Il s'expliquait jusqu'à l'échappement de la pompe, cette respiration grosse et longue, soufflant sans relùche, qui était comme l'haleine engorgée du monstre. Le manoeuvre du culbuteur, gonflant le dos, n'avait pas mÃÂȘme levé les yeux sur Etienne, et celui-ci allait ramasser son petit paquet tombé à terre, lorsqu'un accÚs de toux annonça le retour du charretier. Lentement, on le vit sortir de l'ombre, suivi du cheval jaune, qui montait six nouvelles berlines pleines. - Il y a des fabriques à Montsou? demanda le jeune homme. Le vieux cracha noir, puis répondit dans le vent - Oh! ce ne sont pas les fabriques qui manquent. Fallait voir ça, il y a trois ou quatre ans! Tout ronflait, on ne pouvait trouver des hommes, jamais on n'avait tant gagné... Et voilà qu'on se remet à se serrer le ventre. Une vraie pitié dans le pays, on renvoie le monde, les ateliers ferment les uns aprÚs les autres... Ce n'est peut-ÃÂȘtre pas la faute de l'empereur; mais pourquoi va-t-il se battre en Amérique? Sans compter que les bÃÂȘtes meurent du choléra, comme les gens. Alors, en courtes phrases, l'haleine coupée, tous deux continuÚrent à se plaindre. Etienne racontait ses courses inutiles depuis une semaine; il fallait donc crever de faim? BientÎt les routes seraient pleines de mendiants. Oui, disait le vieillard, ça finirait par mal tourner, car il n'était pas Dieu permis de jeter tant de chrétiens à la rue. - On n'a pas de la viande tous les jours. - Encore si l'on avait du pain! - C'est vrai, si l'on avait du pain seulement! Leurs voix se perdaient, des bourrasques emportaient les mots dans un hurlement mélancolique. - Tenez! reprit trÚs haut le charretier en se tournant vers le midi, Montsou est là ... Et, de sa main tendue de nouveau, il désigna dans les ténÚbres des points invisibles, à mesure qu'il les nommait. Là -bas, à Montsou, la sucrerie Fauvelle marchait encore, mais la sucrerie Hoton venait de réduire son personnel, il n'y avait guÚre que la minoterie Dutilleul et la corderie Bleuze pour les cùbles de mine, qui tinssent le coup. Puis, d'un geste large, il indiqua, au nord, toute une moitié de l'horizon les ateliers de construction Sonneville n'avaient pas reçu les deux tiers de leurs commandes habituelles; sur les trois hauts fourneaux des Forges de Marchiennes, deux seulement étaient allumés; enfin, à la verrerie Gagebois, une grÚve menaçait, car on parlait d'une réduction de salaire. - Je sais, je sais, répétait le jeune homme à chaque indication. J'en viens. - Nous autres, ça va jusqu'à présent, ajouta le charretier. Les fosses ont pourtant diminué leur extraction. Et regardez, en face, à la Victoire, il n'y a aussi que deux batteries de fours à coke qui flambent. Il cracha, il repartit derriÚre son cheval somnolent, aprÚs l'avoir attelé aux berlines vides. Maintenant, Etienne dominait le pays entier. Les ténÚbres demeuraient profondes, mais la main du vieillard les avait comme emplies de grandes misÚres, que le jeune homme, inconsciemment, sentait à cette heure autour de lui, partout, dans l'étendue sans bornes. N'était-ce pas un cri de famine que roulait le vent de mars, au travers de cette campagne nue? Les rafales s'étaient enragées, elles semblaient apporter la mort du travail, une disette qui tuerait beaucoup d'hommes. Et, les yeux errants, il s'efforçait de percer les ombres, tourmenté du désir et de la peur de voir. Tout s'anéantissait au fond de l'inconnu des nuits obscures, il n'apercevait, trÚs loin, que les hauts fourneaux et les fours à coke. Ceux-ci, des batteries de cent cheminées, plantées obliquement, alignaient des rampes de flammes rouges; tandis que les deux tours, plus à gauche, brûlaient toutes bleues en plein ciel, comme des torches géantes. C'était d'une tristesse d'incendie, il n'y avait d'autres levers d'astres, à l'horizon menaçant, que ces feux nocturnes des pays de la houille et du fer. - Vous ÃÂȘtes peut-ÃÂȘtre de la Belgique? reprit derriÚre Etienne le charretier, qui était revenu. Cette fois, il n'amenait que trois berlines. On pouvait toujours culbuter celles-là un accident arrivé à la cage d'extraction, un écrou cassé, allait arrÃÂȘter le travail pendant un grand quart d'heure. En bas du terri, un silence s'était fait, les moulineurs n'ébranlaient plus les tréteaux d'un roulement prolongé. On entendait seulement sortir de la fosse le bruit lointain d'un marteau, tapant sur de la tÎle. - Non, je suis du Midi, répondit le jeune homme. Le manoeuvre, aprÚs avoir vidé les berlines, s'était assis à terre, heureux de l'accident; et il gardait sa sauvagerie muette, il avait simplement levé de gros yeux éteints sur le charretier, comme gÃÂȘné par tant de paroles. Ce dernier, en effet, n'en disait pas si long d'habitude. Il fallait que le visage de l'inconnu lui convÃnt et qu'il fût pris d'une de ces démangeaisons de confidences, qui font parfois causer les vieilles gens tout seuls, à haute voix. - Moi, dit-il, je suis de Montsou, je m'appelle Bonnemort. - C'est un surnom? demanda Etienne étonné. Le vieux eut un ricanement d'aise, et montrant le Voreux - Oui, oui... On m'a retiré trois fois de là -dedans en morceaux, une fois avec tout le poil roussi, une autre avec de la terre jusque dans le gésier, la troisiÚme avec le ventre gonflé d'eau comme une grenouille... Alors, quand ils ont vu que je ne voulais pas crever, ils m'ont appelé Bonnemort, pour rire. Sa gaieté redoubla, un grincement de poulie mal graissée, qui finit par dégénérer en un accÚs terrible de toux. La corbeille de feu, maintenant, éclairait en plein sa grosse tÃÂȘte, aux cheveux blancs et rares, à la face plate, d'une pùleur livide, maculée de taches bleuùtres. Il était petit, le cou énorme, les mollets et les talons en dehors, avec de longs bras dont les mains carrées tombaient à ses genoux. Du reste, comme son cheval qui demeurait immobile sur les pieds, sans paraÃtre souffrir du vent, il semblait en pierre, il n'avait l'air de se douter ni du froid ni des bourrasques sifflant à ses oreilles. Quand il eut toussé, la gorge arrachée par un raclement profond, il cracha au pied de la corbeille, et la terre noircit. Etienne le regardait, regardait le sol qu'il tachait de la sorte. - Il y a longtemps, reprit-il, que vous travaillez à la mine? Bonnemort ouvrit tout grands les deux bras. - Longtemps, ah! oui!... Je n'avais pas huit ans, lorsque je suis descendu, tenez! juste dans le Voreux, et j'en ai cinquante-huit, à cette heure. Calculez un peu... J'ai tout fait là -dedans, galibot d'abord, puis herscheur, quand j'ai eu la force de rouler, puis haveur pendant dix-huit ans. Ensuite, à cause de mes sacrées jambes, ils m'ont mis de la coupe à terre, remblayeur, raccommodeur, jusqu'au moment oÃÂč il leur a fallu me sortir du fond, parce que le médecin disait que j'allais y rester. Alors, il y a cinq années de cela, ils m'ont fait charretier... Hein? c'est joli, cinquante ans de mine, dont quarante-cinq au fond! Tandis qu'il parlait, des morceaux de houille enflammés, qui, par moments, tombaient de la corbeille, allumaient sa face blÃÂȘme d'un reflet sanglant. - Ils me disent de me reposer, continua-t-il. Moi, je ne veux pas, ils me croient trop bÃÂȘte!... J'irai bien deux années, jusqu'à ma soixantaine, pour avoir la pension de cent quatre-vingts francs. Si je leur souhaitais le bonsoir aujourd'hui, ils m'accorderaient tout de suite celle de cent cinquante. Ils sont malins, les bougres!... D'ailleurs, je suis solide, à part les jambes. C'est, voyez-vous, l'eau qui m'est entrée sous la peau, à force d'ÃÂȘtre arrosé dans les tailles. Il y a des jours oÃÂč je ne peux pas remuer une patte sans crier. Une crise de toux l'interrompit encore. - Et ça vous fait tousser aussi? dit Etienne. Mais il répondit non de la tÃÂȘte, violemment. Puis, quand il put parler - Non, non, je me suis enrhumé, l'autre mois. Jamais je ne toussais, à présent je ne peux plus me débarrasser... Et le drÎle, c'est que je crache, c'est que je crache... Un raclement monta de sa gorge, il cracha noir. - Est-ce que c'est du sang? demanda Etienne, osant enfin le questionner. Lentement, Bonnemort s'essuyait la bouche d'un revers de main. - C'est du charbon... J'en ai dans la carcasse de quoi me chauffer jusqu'à la fin de mes jours. Et voilà cinq ans que je ne remets pas les pieds au fond. J'avais ça en magasin, paraÃt-il, sans mÃÂȘme m'en douter. Bah! ça conserve! Il y eut un silence, le marteau lointain battait à coups réguliers dans la fosse, le vent passait avec sa plainte, comme un cri de faim et de lassitude venu des profondeurs de la nuit. Devant les flammes qui s'effaraient, le vieux continuait plus bas, remùchant des souvenirs. Ah! bien sûr, ce n'était pas d'hier que lui et les siens tapaient à la veine! La famille travaillait pour la Compagnie des mines de Montsou, depuis la création; et cela datait de loin, il y avait déjà cent six ans. Son aïeul, Guillaume Maheu, un gamin de quinze ans alors, avait trouvé le charbon gras à Réquillart, la premiÚre fosse de la Compagnie, une vieille fosse aujourd'hui abandonnée, là -bas, prÚs de la sucrerie Fauvelle. Tout le pays le savait, à preuve que la veine découverte s'appelait la veine Guillaume, du prénom de son grand-pÚre. Il ne l'avait pas connu, un gros à ce qu'on racontait, trÚs fort, mort de vieillesse à soixante ans. Puis, son pÚre, Nicolas Maheu dit le Rouge, ùgé de quarante ans à peine, était resté dans le Voreux, que l'on fonçait en ce temps-là un éboulement, un aplatissement complet, le sang bu et les os avalés par les roches. Deux de ses oncles et ses trois frÚres, plus tard, y avaient aussi laissé leur peau. Lui, Vincent Maheu, qui en était sorti à peu prÚs entier, les jambes mal d'aplomb seulement, passait pour un malin. Quoi faire, d'ailleurs? Il fallait travailler. On faisait ça de pÚre en fils, comme on aurait fait autre chose. Son fils, Toussaint Maheu, y crevait maintenant, et ses petits-fils, et tout son monde, qui logeait en face, dans le coron. Cent six ans d'abattage, les mioches aprÚs les vieux, pour le mÃÂȘme patron hein? beaucoup de bourgeois n'auraient pas su dire si bien leur histoire! - Encore, lorsqu'on mange! murmura de nouveau Etienne. - C'est ce que je dis, tant qu'on a du pain à manger, on peut vivre. Bonnemort se tut, les yeux tournés vers le coron, oÃÂč des lueurs s'allumaient une à une. Quatre heures sonnaient au clocher de Montsou, le froid devenait plus vif. - Et elle est riche, votre Compagnie? reprit Etienne. Le vieux haussa les épaules, puis les laissa retomber, comme accablé sous un écroulement d'écus. - Ah! oui, ah! oui... Pas aussi riche peut-ÃÂȘtre que sa voisine, la Compagnie d'Anzin. Mais des millions et des millions tout de mÃÂȘme. On ne compte plus... Dix-neuf fosses, dont treize pour l'exploitation, le Voreux, la Victoire, CrÚvecoeur, Mirou, Saint-Thomas, Madeleine, Feutry-Cantel, d'autres encore, et six pour l'épuisement ou l'aérage, comme Réquillart... Dix mille ouvriers, des concessions qui s'étendent sur soixante-sept communes, une extraction de cinq mille tonnes par jour, un chemin de fer reliant toutes les fosses, et des ateliers, et des fabriques!... Ah! oui, ah! oui, il y en a, de l'argent! Un roulement de berlines, sur les tréteaux, fit dresser les oreilles du gros cheval jaune. En bas, la cage devait ÃÂȘtre réparée, les moulineurs avaient repris leur besogne. Pendant qu'il attelait sa bÃÂȘte, pour redescendre, le charretier ajouta doucement, en s'adressant à elle - Faut pas t'habituer à bavarder, fichu paresseux!... Si monsieur Hennebeau savait à quoi tu perds le temps! Etienne, songeur, regardait la nuit. Il demanda - Alors, c'est à monsieur Hennebeau, la mine? - Non, expliqua le vieux, monsieur Hennebeau n'est que le directeur général. Il est payé comme nous. D'un geste, le jeune homme montra l'immensité des ténÚbres. - A qui est-ce donc, tout ça? Mais Bonnemort resta un instant suffoqué par une nouvelle crise, d'une telle violence, qu'il ne pouvait reprendre haleine. Enfin, quand il eut craché et essuyé l'écume noire de ses lÚvres, il dit, dans le vent qui redoublait - Hein? à qui tout ça?... On n'en sait rien. A des gens. Et, de la main, il désignait dans l'ombre un point vague, un lieu ignoré et reculé, peuplé de ces gens, pour qui les Maheu tapaient à la veine depuis plus d'un siÚcle. Sa voix avait pris une sorte de peur religieuse, c'était comme s'il eût parlé d'un tabernacle inaccessible, oÃÂč se cachait le dieu repu et accroupi, auquel ils donnaient tous leur chair, et qu'ils n'avaient jamais vu. - Au moins si l'on mangeait du pain à sa suffisance! répéta pour la troisiÚme fois Etienne, sans transition apparente. - Dame, oui! si l'on mangeait toujours du pain, ça serait trop beau! Le cheval était parti, le charretier disparut à son tour, d'un pas traÃnard d'invalide. PrÚs du culbuteur, le manoeuvre n'avait point bougé, ramassé en boule, enfonçant le menton entre ses genoux, fixant sur le vide ses gros yeux éteints. Quand il eut repris son paquet, Etienne ne s'éloigna pas encore. Il sentait les rafales lui glacer le dos, pendant que sa poitrine brûlait, devant le grand feu. Peut-ÃÂȘtre, tout de mÃÂȘme, ferait-il bien de s'adresser à la fosse le vieux pouvait ne pas savoir; puis, il se résignait, il accepterait n'importe quelle besogne. OÃÂč aller et que devenir, à travers ce pays affamé par le chÎmage? Laisser derriÚre un mur sa carcasse de chien perdu? Cependant, une hésitation le troublait, une peur du Voreux, au milieu de cette plaine rase, noyée sous une nuit si épaisse. A chaque bourrasque, le vent paraissait grandir, comme s'il eût soufflé d'un horizon sans cesse élargi. Aucune aube ne blanchissait dans le ciel mort, les hauts fourneaux seuls flambaient, ainsi que les fours à coke, ensanglantant les ténÚbres, sans en éclairer l'inconnu. Et le Voreux, au fond de son trou, avec son tassement de bÃÂȘte méchante, s'écrasait davantage, respirait d'une haleine plus grosse et plus longue, l'air gÃÂȘné par sa digestion pénible de chair humaine. I, II Au milieu des champs de blé et de betteraves, le coron des Deux-Cent-Quarante dormait sous la nuit noire. On distinguait vaguement les quatre immenses corps de petites maisons adossées, des corps de caserne ou d'hÎpital, géométriques, parallÚles, que séparaient les trois larges avenues, divisées en jardins égaux. Et, sur le plateau désert, on entendait la seule plainte des rafales, dans les treillages arrachés des clÎtures. Chez les Maheu, au numéro 16 du deuxiÚme corps, rien ne bougeait. Des ténÚbres épaisses noyaient l'unique chambre du premier étage, comme écrasant de leur poids le sommeil des ÃÂȘtres que l'on sentait là , en tas, la bouche ouverte, assommés de fatigue. Malgré le froid vif du dehors, l'air alourdi avait une chaleur vivante, cet étouffement chaud des chambrées les mieux tenues, qui sentent le bétail humain. Quatre heures sonnÚrent au coucou de la salle du rez-de-chaussée, rien encore ne remua, des haleines grÃÂȘles sifflaient, accompagnées de deux ronflements sonores. Et brusquement, ce fut Catherine qui se leva. Dans sa fatigue, elle avait, par habitude, compté les quatre coups du timbre, à travers le plancher, sans trouver la force de s'éveiller complÚtement. Puis, les jambes jetées hors des couvertures, elle tùtonna, frotta enfin une allumette et alluma la chandelle. Mais elle restait assise, la tÃÂȘte si pesante, qu'elle se renversait entre les deux épaules, cédant au besoin invincible de retomber sur le traversin. Maintenant, la chandelle éclairait la chambre, carrée, à deux fenÃÂȘtres, que trois lits emplissaient. Il y avait une armoire, une table, deux chaises de vieux noyer, dont le ton fumeux tachait durement les murs, peints en jaune clair. Et rien autre, des hardes pendues à des clous, une cruche posée sur le carreau, prÚs d'une terrine rouge servant de cuvette. Dans le lit de gauche, Zacharie, l'aÃné, un garçon de vingt et un ans, était couché avec son frÚre Jeanlin, qui achevait sa onziÚme année; dans celui de droite, deux mioches, Lénore et Henri, la premiÚre de six ans, le second de quatre, dormaient aux bras l'un de l'autre; tandis que Catherine partageait le troisiÚme lit avec sa soeur Alzire, si chétive pour ses neuf ans, qu'elle ne l'aurait mÃÂȘme pas sentie prÚs d'elle, sans la bosse de la petite infirme qui lui enfonçait les cÎtes. La porte vitrée était ouverte, on apercevait le couloir du palier, l'espÚce de boyau oÃÂč le pÚre et la mÚre occupaient un quatriÚme lit, contre lequel ils avaient dû installer le berceau de la derniÚre venue, Estelle, ùgée de trois mois à peine. Cependant, Catherine fit un effort désespéré. Elle s'étirait, elle crispait ses deux mains dans ses cheveux roux, qui lui embroussaillaient le front et la nuque. Fluette pour ses quinze ans, elle ne montrait de ses membres, hors du fourreau étroit de sa chemise, que des pieds bleuis, comme tatoués de charbon, et des bras délicats, dont la blancheur de lait tranchait sur le teint blÃÂȘme du visage, déjà gùté par les continuels lavages au savon noir. Un dernier bùillement ouvrit sa bouche un peu grande, aux dents superbes dans la pùleur chlorotique des gencives; pendant que ses yeux gris pleuraient de sommeil combattu, avec une expression douloureuse et brisée, qui semblait enfler de fatigue sa nudité entiÚre. Mais un grognement arriva du palier, la voix de Maheu bégayait, empùtée - Sacré nom! il est l'heure... C'est toi qui allumes, Catherine? - Oui, pÚre... Ca vient de sonner, en bas. - DépÃÂȘche-toi donc, fainéante! Si tu avais moins dansé hier dimanche, tu nous aurais réveillés plus tÎt... En voilà une vie de paresse! Et il continua de gronder, mais le sommeil le reprit à son tour, ses reproches s'embarrassÚrent, s'éteignirent dans un nouveau ronflement. La jeune fille, en chemise, pieds nus sur le carreau, allait et venait par la chambre. Comme elle passait devant le lit d'Henri et de Lénore, elle rejeta sur eux la couverture, qui avait glissé; et ils ne s'éveillaient pas, anéantis dans le gros sommeil de l'enfance. Alzire, les yeux ouverts, s'était retournée pour prendre la place chaude de sa grande soeur, sans prononcer un mot. - Dis donc, Zacharie! et toi, Jeanlin, dis donc! répétait Catherine, debout devant les deux frÚres, qui restaient vautrés, le nez dans le traversin. Elle dut saisir le grand par l'épaule et le secouer; puis, tandis qu'il mùchait des injures, elle prit le parti de les découvrir, en arrachant le drap. Cela lui parut drÎle, elle se mit à rire, lorsqu'elle vit les deux garçons se débattre, les jambes nues. - C'est bÃÂȘte, lùche-moi! grogna Zacharie de méchante humeur, quand il se fut assis. Je n'aime pas les farces... Dire, nom de Dieu! qu'il faut se lever! Il était maigre, dégingandé, la figure longue, salie de quelques rares poils de barbe, avec les cheveux jaunes et la pùleur anémique de toute la famille. Sa chemise lui remontait au ventre, et il la baissa, non par pudeur, mais parce qu'il n'avait pas chaud. - C'est sonné en bas, répétait Catherine. Allons, houp! le pÚre se fùche. Jeanlin, qui s'était pelotonné, referma les yeux, en disant - Va te faire fiche, je dors! Elle eut un nouveau rire de bonne fille. Il était si petit, les membres grÃÂȘles, avec des articulations énormes, grossies par des scrofules, qu'elle le prit, à pleins bras. Mais il gigotait, son masque de singe blafard et crépu, troué de ses yeux verts, élargi par ses grandes oreilles, pùlissait de la rage d'ÃÂȘtre faible. Il ne dit rien, il la mordit au sein droit. - Méchant bougre! murmura-t-elle en retenant un cri et en le posant par terre. Alzire, silencieuse, le drap au menton, ne s'était pas rendormie. Elle suivait de ses yeux intelligents d'infirme sa soeur et ses deux frÚres, qui maintenant s'habillaient. Une autre querelle éclata autour de la terrine, les garçons bousculÚrent la jeune fille, parce qu'elle se lavait trop longtemps. Les chemises volaient, pendant que, gonflés encore de sommeil, ils se soulageaient sans honte, avec l'aisance tranquille d'une portée de jeunes chiens, grandis ensemble. Du reste, Catherine fut prÃÂȘte la premiÚre. Elle enfila sa culotte de mineur, passa la veste de toile, noua le béguin bleu autour de son chignon; et, dans ces vÃÂȘtements propres du lundi, elle avait l'air d'un petit homme, rien ne lui restait de son sexe, que le dandinement léger des hanches. - Quand le vieux rentrera, dit méchamment Zacharie, il sera content de trouver le lit défait... Tu sais, je lui raconterai que c'est toi. Le vieux, c'était le grand-pÚre, Bonnemort, qui, travaillant la nuit, se couchait au jour; de sorte que le lit ne refroidissait pas, il y avait toujours dedans quelqu'un à ronfler. Sans répondre, Catherine s'était mise à tirer la couverture et à la border. Mais, depuis un instant, des bruits s'entendaient derriÚre le mur, dans la maison voisine. Ces constructions de briques, installées économiquement par la Compagnie, étaient si minces, que les moindres souffles les traversaient. On vivait coude à coude, d'un bout à l'autre; et rien de la vie intime n'y restait caché, mÃÂȘme aux gamins. Un pas lourd avait ébranlé un escalier, puis il y eut comme une chute molle, suivie d'un soupir d'aise. - Bon! dit Catherine, Levaque descend, et voilà Bouteloup qui va retrouver la Levaque. Jeanlin ricana, les yeux d'Alzire eux-mÃÂȘmes brillÚrent. Chaque matin, ils s'égayaient ainsi du ménage à trois des voisins, un haveur qui logeait un ouvrier de la coupe à terre, ce qui donnait à la femme deux hommes, l'un de nuit, l'autre de jour. - PhilomÚne tousse, reprit Catherine aprÚs avoir tendu l'oreille. Elle parlait de l'aÃnée des Levaque, une grande fille de dix-neuf ans, la maÃtresse de Zacharie, dont elle avait deux enfants déjà , si délicate de poitrine d'ailleurs, qu'elle était cribleuse à la fosse, n'ayant jamais pu travailler au fond. - Ah, ouiche! PhilomÚne! répondit Zacharie, elle s'en moque, elle dort!... C'est cochon de dormir jusqu'à six heures! Il passait sa culotte, lorsqu'il ouvrit une fenÃÂȘtre, préoccupé d'une idée brusque. Au-dehors, dans les ténÚbres, le coron s'éveillait, des lumiÚres pointaient une à une, entre les lames des persiennes. Et ce fut encore une dispute il se penchait pour guetter s'il ne verrait pas sortir de chez les Pierron, en face, le maÃtre-porion du Voreux, qu'on accusait de coucher avec la Pierronne; tandis que sa soeur lui criait que le mari avait, depuis la veille, pris son service de jour à l'accrochage, et que bien sûr Dansaert n'avait pu coucher, cette nuit-là . L'air entrait par bouffées glaciales, tous deux s'emportaient, en soutenant chacun l'exactitude de ses renseignements, lorsque des cris et des larmes éclatÚrent. C'était, dans son berceau, Estelle que le froid contrariait. Du coup, Maheu se réveilla. Qu'avait-il donc dans les os? Voilà qu'il se rendormait comme un propre à rien. Et il jurait si fort, que les enfants, à cÎté, ne soufflaient plus. Zacharie et Jeanlin achevÚrent de se laver, avec une lenteur déjà lasse. Alzire, les yeux grands ouverts, regardait toujours. Les deux mioches, Lénore et Henri, aux bras l'un de l'autre, n'avaient pas remué, respirant du mÃÂȘme petit souffle, malgré le vacarme. - Catherine, donne-moi la chandelle! cria Maheu. Elle finissait de boutonner sa veste, elle porta la chandelle dans le cabinet, laissant ses frÚres chercher leurs vÃÂȘtements, au peu de clarté qui venait de la porte. Son pÚre sautait du lit. Mais elle ne s'arrÃÂȘta point, elle descendit en gros bas de laine, à tùtons, et alluma dans la salle une autre chandelle, pour préparer le café. Tous les sabots de la famille étaient sous le buffet. - Te tairas-tu, vermine! reprit Maheu, exaspéré des cris d'Estelle, qui continuaient. Il était petit comme le vieux Bonnemort, et il lui ressemblait en gras, la tÃÂȘte forte, la face plate et livide, sous les cheveux jaunes, coupés trÚs courts. L'enfant hurlait davantage, effrayée par ces grands bras noueux qui se balançaient au-dessus d'elle. - Laisse-la, tu sais bien qu'elle ne veut pas se taire, dit la Maheude, en s'allongeant au milieu du lit. Elle aussi venait de s'éveiller, et elle se plaignait, c'était bÃÂȘte de ne jamais faire sa nuit complÚte. Ils ne pouvaient donc partir doucement? Enfouie dans la couverture, elle ne montrait que sa figure longue, aux grands traits, d'une beauté lourde, déjà déformée à trente-neuf ans par sa vie de misÚre et les sept enfants qu'elle avait eus. Les yeux au plafond, elle parla avec lenteur, pendant que son homme s'habillait. Ni l'un ni l'autre n'entendait plus la petite qui s'étranglait à crier. - Hein? tu sais, je suis sans le sou, et nous voici à lundi seulement encore six jours à attendre la quinzaine... Il n'y a pas moyen que ça dure. A vous tous, vous apportez neuf francs. Comment veux-tu que j'arrive? Nous sommes dix à la maison. - Oh! neuf francs! se récria Maheu. Moi et Zacharie, trois ça fait six... Catherine et le pÚre, deux ça fait quatre; quatre et six, dix... Et Jeanlin, un, ça fait onze. - Oui, onze, mais il y a les dimanches et les jours de chÎmage... Jamais plus de neuf, entends-tu? Il ne répondit pas, occupé à chercher par terre sa ceinture de cuir. Puis, il dit en se relevant - Faut pas se plaindre, je suis tout de mÃÂȘme solide. Il y en a plus d'un, à quarante-deux ans, qui passe au raccommodage. - Possible, mon vieux, mais ça ne nous donne pas du pain... Qu'est-ce que je vais fiche, dis? Tu n'as rien, toi? - J'ai deux sous. - Garde-les pour boire une chope... Mon Dieu! qu'est-ce que je vais fiche? Six jours, ça n'en finit plus. Nous devons soixante francs à Maigrat, qui m'a mise à la porte avant-hier. Ca ne m'empÃÂȘchera pas de retourner le voir. Mais, s'il s'entÃÂȘte à refuser... Et la Maheude continua d'une voix morne, la tÃÂȘte immobile, fermant par instants les yeux sous la clarté triste de la chandelle. Elle disait le buffet vide, les petits demandant des tartines, le café mÃÂȘme manquant, et l'eau qui donnait des coliques, et les longues journées passées à tromper la faim avec des feuilles de choux bouillies. Peu à peu, elle avait dû hausser le ton, car le hurlement d'Estelle couvrait ses paroles. Ces cris devenaient insoutenables. Maheu parut tout d'un coup les entendre, hors de lui, et il saisit la petite dans le berceau, il la jeta sur le lit de la mÚre, en balbutiant de fureur - Tiens! prends-la, je l'écraserais. Nom de Dieu d'enfant! ça ne manque de rien, ça tÚte, et ça se plaint plus haut que les autres! Estelle s'était mise à téter, en effet. Disparue sous la couverture, calmée par la tiédeur du lit, elle n'avait plus qu'un petit bruit goulu des lÚvres. - Est-ce que les bourgeois de la Piolaine ne t'ont pas dit d'aller les voir? reprit le pÚre au bout d'un silence. La mÚre pinça la bouche, d'un air de doute découragé. - Oui, ils m'ont rencontrée, ils portent des vÃÂȘtements aux enfants pauvres... Enfin, je mÚnerai ce matin chez eux Lénore et Henri. S'ils me donnaient cent sous seulement. Le silence recommença. Maheu était prÃÂȘt. Il demeura un moment immobile, puis il conclut de sa voix sourde - Qu'est-ce que tu veux? c'est comme ça, arrange-toi pour la soupe... Ca n'avance à rien d'en causer, vaut mieux ÃÂȘtre là -bas au travail. - Bien sur, répondit la Maheude. Souffle la chandelle, je n'ai pas besoin de voir la couleur de mes idées. Il souffla la chandelle. Déjà , Zacharie et Jeanlin descendaient; il les suivit; et l'escalier de bois craquait sous leurs pieds lourds, chaussés de laine. DerriÚre eux, le cabinet et la chambre étaient retombés aux ténÚbres. Les enfants dormaient, les paupiÚres d'Alzire elle-mÃÂȘme s'étaient closes. Mais la mÚre restait maintenant les yeux ouverts dans l'obscurité, tandis que, tirant sur sa mamelle pendante de femme épuisée, Estelle ronronnait comme un petit chat. En bas, Catherine s'était d'abord occupée du feu, la cheminée de fonte, à grille centrale, flanquée de deux fours, et oÃÂč brûlait constamment un feu de houille. La Compagnie distribuait par mois, à chaque famille, huit hectolitres d'escaillage, charbon dur ramassé dans les voies. Il s'allumait difficilement, et la jeune fille qui couvrait le feu chaque soir, n'avait qu'à le secouer le matin, en ajoutant des petits morceaux de charbon tendre, triés avec soin. Puis, aprÚs avoir posé une bouillotte sur la grille, elle s'accroupit devant le buffet. C'était une salle assez vaste, tenant tout le rez-de-chaussée, peinte en vert pomme, d'une propreté flamande, avec ses dalles lavées à grande eau et semées de sable blanc. Outre le buffet de sapin verni, l'ameublement consistait en une table et des chaises du mÃÂȘme bois. Collées sur les murs, des enluminures violentes, les portraits de l'Empereur et de l'Impératrice donnés par la Compagnie, des soldats et des saints, bariolés d'or, tranchaient crûment dans la nudité claire de la piÚce; et il n'y avait d'autres ornements qu'une boÃte de carton rose sur le buffet, et que le coucou à cadran peinturluré, dont le gros tic-tac semblait remplir le vide du plafond. PrÚs de la porte de l'escalier, une autre porte conduisait à la cave. Malgré la propreté, une odeur d'oignon cuit, enfermée depuis la veille, empoisonnait l'air chaud, cet air alourdi, toujours chargé d'une ùcreté de houille. Devant le buffet ouvert, Catherine réfléchissait. Il ne restait qu'un bout de pain, du fromage blanc en suffisance, mais à peine une lichette de beurre; et il s'agissait de faire les tartines pour eux quatre. Enfin, elle se décida, coupa les tranches, en prit une qu'elle couvrit de fromage, en frotta une autre de beurre, puis les colla ensemble c'était "le briquet", la double tartine emportée chaque matin à la fosse. BientÎt, les quatre briquets furent en rang sur la table, répartis avec une sévÚre justice, depuis le gros du pÚre jusqu'au petit de Jeanlin. Catherine, qui paraissait toute à son ménage, devait pourtant rÃÂȘvasser aux histoires que Zacharie racontait sur le maÃtre-porion et la Pierronne, car elle entrebùilla la porte d'entrée et jeta un coup d'oeil dehors. Le vent soufflait toujours, des clartés plus nombreuses couraient sur les façades basses du coron, d'oÃÂč montait une vague trépidation de réveil. Déjà des portes se refermaient, des files noires d'ouvriers s'éloignaient dans la nuit. Etait-elle bÃÂȘte, de se refroidir, puisque le chargeur à l'accrochage dormait bien sûr, en attendant d'aller prendre son service, à six heures! Et elle restait, elle regardait la maison, de l'autre cÎté des jardins. La porte s'ouvrit, sa curiosité s'alluma. Mais ce ne pouvait ÃÂȘtre que la petite des Pierron, Lydie, qui partait pour la fosse. Un bruit sifflant de vapeur la fit se tourner. Elle ferma, se hùta de courir l'eau bouillait et se répandait, éteignant le feu. Il ne restait plus de café, elle dut se contenter de passer l'eau sur le marc de la veille; puis, elle sucra dans la cafetiÚre, avec de la cassonade. Justement, son pÚre et ses deux frÚres descendaient. - Fichtre! déclara Zacharie, quand il eut mis le nez dans son bol, en voilà un qui ne nous cassera pas la tÃÂȘte! Maheu haussa les épaules d'un air résigné. - Bah! c'est chaud, c'est bon tout de mÃÂȘme. Jeanlin avait ramassé les miettes des tartines et trempait une soupe. AprÚs avoir bu, Catherine acheva de vider la cafetiÚre dans les gourdes de fer-blanc. Tous quatre, debout, mal éclairés par la chandelle fumeuse, avalaient en hùte. - Y sommes-nous à la fin!! dit le pÚre. On croirait qu'on a des rentes! Mais une voix vint de l'escalier, dont ils avaient laissé la porte ouverte. C'était la Maheude qui criait - Prenez tout le pain, j'ai un peu de vermicelle pour les enfants! - Oui, oui! répondit Catherine. Elle avait recouvert le feu, en calant, sur un coin de la grille, un restant de soupe, que le grand-pÚre trouverait chaude, lorsqu'il rentrerait à six heures. Chacun prit sa paire de sabots sous le buffet, se passa la ficelle de sa gourde à l'épaule, et fourra son briquet dans son dos, entre la chemise et la veste. Et ils sortirent, les hommes devant, la fille derriÚre, soufflant la chandelle, donnant un tour de clef. La maison redevint noire. - Tiens! nous filons ensemble, dit un homme qui refermait la porte de la maison voisine. C'était Levaque, avec son fils Bébert, un gamin de douze ans, grand ami de Jeanlin. Catherine, étonnée, étouffa un rire, à l'oreille de Zacharie quoi donc? Bouteloup n'attendait mÃÂȘme plus que le mari fût parti! Maintenant, dans le coron, les lumiÚres s'éteignaient. Une derniÚre porte claqua, tout dormait de nouveau, les femmes et les petits reprenaient leur somme, au fond des lits plus larges. Et, du village éteint au Voreux qui soufflait, c'était sous les rafales un lent défilé d'ombres, le départ des charbonniers pour le travail, roulant des épaules, embarrassés de leurs bras, qu'ils croisaient sur la poitrine; tandis que, derriÚre, le briquet faisait à chacun une bosse. VÃÂȘtus de toile mince, ils grelottaient de froid, sans se hùter davantage, débandés le long de la route, avec un piétinement de troupeau. I, III Etienne, descendu enfin du terri, venait d'entrer au Voreux; et les hommes auxquels il s'adressait, demandant s'il y avait du travail, hochaient la tÃÂȘte, lui disaient tous d'attendre le maÃtre-porion. On le laissait libre, au milieu des bùtiments mal éclairés, pleins de trous noirs, inquiétants avec la complication de leurs salles et de leurs étages. AprÚs avoir monté un escalier obscur à moitié détruit, il s'était trouvé sur une passerelle branlante, puis avait traversé le hangar du criblage, plongé dans une nuit si profonde, qu'il marchait les mains en avant, pour ne pas se heurter. Devant lui, brusquement, deux yeux jaunes, énormes, trouÚrent les ténÚbres. Il était sous le beffroi, dans la salle de recette, à la bouche mÃÂȘme du puits. Un porion, le pÚre Richomme, un gros à figure de bon gendarme, barrée de moustaches grises, se dirigeait justement vers le bureau du receveur. - On n'a pas besoin d'un ouvrier ici, pour n'importe quel travail? demanda de nouveau Etienne. Richomme allait dire non; mais il se reprit et répondit comme les autres, en s'éloignant - Attendez monsieur Dansaert, le maÃtre-porion. Quatre lanternes étaient plantées là , et les réflecteurs, qui jetaient toute la lumiÚre sur le puits, éclairaient vivement les rampes de fer, les leviers des signaux et des verrous, les madriers des guides, oÃÂč glissaient les deux cages. Le reste, la vaste salle, pareille à une nef d'église, se noyait, peuplée de grandes ombres flottantes. Seule, la lampisterie flambait au fond, tandis que, dans le bureau du receveur, une maigre lampe mettait comme une étoile prÚs de s'éteindre. L'extraction venait d'ÃÂȘtre reprise; et, sur les dalles de fonte, c'était un tonnerre continu, les berlines de charbon roulées sans cesse, les courses des moulineurs, dont on distinguait les longues échines penchées, dans le remuement de toutes ces choses noires et bruyantes qui s'agitaient. Un instant, Etienne resta immobile, assourdi, aveuglé. Il était glacé, des courants d'air entraient de partout. Alors, il fit quelques pas, attiré par la machine, dont il voyait maintenant luire les aciers et les cuivres. Elle se trouvait en arriÚre du puits, à vingt-cinq mÚtres, dans une salle plus haute, et assise si carrément sur son massif de briques, qu'elle marchait à toute vapeur, de toute sa force de quatre cents chevaux, sans que le mouvement de sa bielle énorme, émergeant et plongeant, avec une douceur huilée, donnùt un frisson aux murs. Le machineur, debout à la barre de mise en train, écoutait les sonneries des signaux, ne quittait pas des yeux le tableau indicateur, oÃÂč le puits était figuré, avec ses étages différents, par une rainure verticale, que parcouraient des plombs pendus à des ficelles, représentant les cages. Et, à chaque départ, quand la machine se remettait en branle, les bobines, les deux immenses roues de cinq mÚtres de rayon, aux moyeux desquels les deux cùbles d'acier s'enroulaient et se déroulaient en sens contraire, tournaient d'une telle vitesse, qu'elles n'étaient plus qu'une poussiÚre grise. - Attention donc! criÚrent trois moulineurs, qui traÃnaient une échelle gigantesque. Etienne avait manqué d'ÃÂȘtre écrasé. Ses yeux s'habituaient il regardait en l'air filer les cùbles, plus de trente mÚtres de ruban d'acier, qui montaient d'une volée dans le beffroi, oÃÂč ils passaient sur les molettes, pour descendre à pic dans le puits s'attacher aux cages d'extraction. Une charpente de fer, pareille à la haute charpente d'un clocher, portait les molettes. C'était un glissement d'oiseau, sans un bruit, sans un heurt, la fuite rapide, le continuel va-et-vient d'un fil de poids énorme, qui pouvait enlever jusqu'à douze mille kilogrammes, avec une vitesse de dix mÚtres à la seconde. - Attention donc, nom de Dieu! criÚrent de nouveau les moulineurs, qui poussaient l'échelle de l'autre cÎté, pour visiter la molette de gauche. Lentement, Etienne revint à la recette. Ce vol géant sur sa tÃÂȘte l'ahurissait. Et, grelottant dans les courants d'air, il regarda la manoeuvre des cages, les oreilles cassées par le roulement des berlines. PrÚs du puits, le signal fonctionnait, un lourd marteau à levier, qu'une corde tirée du fond laissait tomber sur un billot. Un coup pour arrÃÂȘter, deux pour descendre, trois pour monter c'était sans relùche comme des coups de massue dominant le tumulte, accompagnés d'une claire sonnerie de timbre; pendant que le moulineur, dirigeant la manoeuvre, augmentait encore le tapage, en criant des ordres au machineur, dans un porte-voix. Les cages, au milieu de ce branle-bas, apparaissaient et s'enfonçaient, se vidaient et se remplissaient, sans qu'Etienne comprÃt rien à ces besognes compliquées. Il ne comprenait bien qu'une chose le puits avalait des hommes par bouchées de vingt et de trente, et d'un coup de gosier si facile, qu'il semblait ne pas les sentir passer. DÚs quatre heures, la descente des ouvriers commençait. Ils arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe à la main, attendant par petits groupes d'ÃÂȘtre en nombre suffisant. Sans un bruit, d'un jaillissement doux de bÃÂȘte nocturne, la cage de fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec ses quatre étages contenant chacun deux berlines pleines de charbon. Des moulineurs, aux différents paliers, sortaient les berlines, les remplaçaient par d'autres, vides ou chargées à l'avance des bois de taille. Et c'était dans les berlines vides que s'empilaient les ouvriers, cinq par cinq, jusqu'à quarante d'un coup, lorsqu'ils tenaient toutes les cases. Un ordre partait du porte-voix, un beuglement sourd et indistinct, pendant qu'on tirait quatre fois la corde du signal d'en bas, "sonnant à la viande", pour prévenir de ce chargement de chair humaine. Puis, aprÚs un léger sursaut, la cage plongeait silencieuse, tombait comme une pierre, ne laissait derriÚre elle que la fuite vibrante du cùble. - C'est profond? demanda Etienne à un mineur, qui attendait prÚs de lui, l'air somnolent. - Cinq cent cinquante-quatre mÚtres, répondit l'homme. Mais il y a quatre accrochages au-dessus, le premier à trois cent vingt. Tous deux se turent, les yeux sur le cùble qui remontait. Etienne reprit - Et quand ça casse? - Ah! quand ça casse... Le mineur acheva d'un geste. Son tour était arrivé, la cage avait reparu, de son mouvement aisé et sans fatigue. Il s'y accroupit avec des camarades, elle replongea, puis jaillit de nouveau au bout de quatre minutes à peine, pour engloutir une autre charge d'hommes. Pendant une demi-heure, le puits en dévora de la sorte, d'une gueule plus ou moins gloutonne, selon la profondeur de l'accrochage oÃÂč ils descendaient, mais sans un arrÃÂȘt, toujours affamé, de boyaux géants capables de digérer un peuple. Cela s'emplissait, s'emplissait encore, et les ténÚbres restaient mortes, la cage montait du vide dans le mÃÂȘme silence vorace. Etienne, à la longue, fut repris du malaise qu'il avait éprouvé déjà sur le terri. Pourquoi s'entÃÂȘter? ce maÃtre-porion le congédierait comme les autres. Une peur vague le décida brusquement il s'en alla, il ne s'arrÃÂȘta dehors que devant le bùtiment des générateurs. La porte, grande ouverte, laissait voir sept chaudiÚres à deux foyers. Au milieu de la buée blanche, dans le sifflement des fuites, un chauffeur était occupé à charger un des foyers, dont l'ardente fournaise se faisait sentir jusque sur le seuil; et le jeune homme, heureux d'avoir chaud, s'approchait, lorsqu'il rencontra une nouvelle bande de charbonniers, qui arrivait à la fosse. C'étaient les Maheu et les Levaque. Quand il aperçut, en tÃÂȘte, Catherine avec son air doux de garçon, l'idée superstitieuse lui vint de risquer une derniÚre demande. - Dites donc, camarade, on n'a pas besoin d'un ouvrier ici, pour n'importe quel travail? Elle le regarda, surprise, un peu effrayée de cette voix brusque qui sortait de l'ombre. Mais, derriÚre elle, Maheu avait entendu, et il répondit, il causa un instant. Non, on n'avait besoin de personne. Ce pauvre diable d'ouvrier, perdu sur les routes, l'intéressait. Lorsqu'il le quitta, il dit aux autres - Hein! on pourrait ÃÂȘtre comme ça... Faut pas se plaindre, tous n'ont pas du travail à crever. La bande entra et alla droit à la baraque, vaste salle grossiÚrement crépie, entourée d'armoires que fermaient des cadenas. Au centre, une cheminée de fer, une sorte de poÃÂȘle sans porte, était rouge, si bourrée de houille incandescente, que des morceaux craquaient et déboulaient sur la terre battue du sol. La salle ne se trouvait éclairée que par ce brasier, dont les reflets sanglants dansaient le long des boiseries crasseuses, jusqu'au plafond sali d'une poussiÚre noire. Comme les Maheu arrivaient, des rires éclataient dans la grosse chaleur. Une trentaine d'ouvriers étaient debout, le dos tourné à la flamme, se rÎtissant d'un air de jouissance. Avant la descente, tous venaient ainsi prendre et emporter dans la peau un bon coup de feu, pour braver l'humidité du puits. Mais, ce matin-là , on s'égayait davantage, on plaisantait la Mouquette, une herscheuse de dix-huit ans, bonne fille dont la gorge et le derriÚre énormes crevaient la veste et la culotte. Elle habitait Réquillart avec son pÚre, le vieux Mouque, palefrenier, et Mouquet son frÚre, moulineur; seulement, les heures de travail n'étant pas les mÃÂȘmes, elle se rendait seule à la fosse; et, au milieu des blés en été, contre un mur en hiver, elle se donnait du plaisir, en compagnie de son amoureux de la semaine. Toute la mine y passait, une vraie tournée de camarades, sans autre conséquence. Un jour qu'on lui reprochait un cloutier de Marchiennes, elle avait failli crever de colÚre, criant qu'elle se respectait trop, qu'elle se couperait un bras, si quelqu'un pouvait se flatter de l'avoir vue avec un autre qu'un charbonnier. - Ce n'est donc plus le grand Chaval? disait un mineur en ricanant. T'as pris ce petiot-là ? Mais lui faudrait une échelle!... Je vous ai aperçus derriÚre Réquillart. A preuve qu'il est monté sur une borne. - AprÚs? répondait la Mouquette en belle humeur. Qu'est-ce que ça te fiche? On ne t'a pas appelé pour que tu pousses. Et cette grossiÚreté bonne enfant redoublait les éclats des hommes, qui enflaient leurs épaules, à demi cuites par le poÃÂȘle; tandis que, secouée elle-mÃÂȘme de rires, elle promenait au milieu d'eux l'indécence de son costume, d'un comique troublant, avec ses bosses de chair, exagérées jusqu'à l'infirmité. Mais la gaieté tomba, Mouquette racontait à Maheu que Fleurance, la grande Fleurance, ne viendrait plus on l'avait trouvée, la veille, raide sur son lit, les uns disaient d'un décrochement du coeur, les autres d'un litre de geniÚvre bu trop vite. Et Maheu se désespérait encore de la malchance, voilà qu'il perdait une de ses herscheuses, sans pouvoir la remplacer immédiatement! Il travaillait au marchandage, ils étaient quatre haveurs associés dans sa taille, lui, Zacharie, Levaque et Chaval. S'ils n'avaient plus que Catherine pour rouler, la besogne allait souffrir. Tout d'un coup, il cria - Tiens! et cet homme qui cherchait de l'ouvrage! Justement, Dansaert passait devant la baraque. Maheu lui conta l'histoire, demanda l'autorisation d'embaucher l'homme; et il insistait sur le désir que témoignait la Compagnie de substituer aux herscheuses des garçons, comme à Anzin. Le maÃtre-porion eut d'abord un sourire, car le projet d'exclure les femmes du fond répugnait d'ordinaire aux mineurs, qui s'inquiétaient du placement de leurs filles, peu touchés de la question de moralité et d'hygiÚne. Enfin, aprÚs avoir hésité, il permit, mais en se réservant de faire ratifier sa décision par M. Négrel, l'ingénieur. - Ah bien! déclara Zacharie, il est loin, l'homme, s'il court toujours! - Non, dit Catherine, je l'ai vu s'arrÃÂȘter aux chaudiÚres. - Va donc, fainéante! cria Maheu. La jeune fille s'élança, pendant qu'un flot de mineurs montaient au puits, cédant le feu à d'autres. Jeanlin, sans attendre son pÚre, alla lui aussi prendre sa lampe, avec Bébert, gros garçon naïf, et Lydie, chétive fillette de dix ans. Partie devant eux, la Mouquette s'exclamait dans l'escalier noir, en les traitant de sales mioches et en menaçant de les gifler, s'ils la pinçaient. Etienne, dans le bùtiment aux chaudiÚres, causait en effet avec le chauffeur, qui chargeait les foyers de charbon. Il éprouvait un grand froid, à l'idée de la nuit oÃÂč il lui fallait rentrer. Pourtant, il se décidait à partir, lorsqu'il sentit une main se poser sur son épaule. - Venez, dit Catherine, il y a quelque chose pour vous. D'abord, il ne comprit pas. Puis, il eut un élan de joie, il serra énergiquement les mains de la jeune fille. - Merci, camarade... Ah! vous ÃÂȘtes un bon bougre, par exemple! Elle se mit à rire, en le regardant dans la rouge lueur des foyers, qui les éclairaient. Cela l'amusait, qu'il la prÃt pour un garçon, fluette encore, son chignon caché sous le béguin. Lui, riait aussi de contentement; et ils restÚrent un instant tous deux à se rire à la face, les joues allumées. Maheu, dans la baraque, accroupi devant sa caisse, retirait ses sabots et ses gros bas de laine. Lorsque Etienne fut là , on régla tout en quatre paroles trente sous par jour, un travail fatigant, mais qu'il apprendrait vite. Le haveur lui conseilla de garder ses souliers, et il lui prÃÂȘta une vieille barrette, un chapeau de cuir destiné à garantir le crùne, précaution que le pÚre et les enfants dédaignaient. Les outils furent sortis de la caisse, oÃÂč se trouvait justement la pelle de Fleurance. Puis, quand Maheu y eut enfermé leurs sabots, leurs bas, ainsi que le paquet d'Etienne, il s'impatienta brusquement. - Que fait-il donc, cette rosse de Chaval? Encore quelque fille culbutée sur un tas de pierres!... Nous sommes en retard d'une demi-heure, aujourd'hui. Zacharie et Levaque se rÎtissaient tranquillement les épaules. Le premier finit par dire - C'est Chaval que tu attends?... Il est arrivé avant nous, il est descendu tout de suite. - Comment! tu sais ça et tu ne m'en dis rien!... Allons! allons! dépÃÂȘchons. Catherine, qui chauffait ses mains, dut suivre la bande. Etienne la laissa passer, monta derriÚre elle. De nouveau, il voyageait dans un dédale d'escaliers et de couloirs obscurs, oÃÂč les pieds nus faisaient un bruit mou de vieux chaussons. Mais la lampisterie flamboya, une piÚce vitrée, emplie de rùteliers qui alignaient par étages des centaines de lampes Davy, visitées, lavées de la veille, allumées comme des cierges au fond d'une chapelle ardente. Au guichet, chaque ouvrier prenait la sienne, poinçonnée à son chiffre; puis, il l'examinait, la fermait lui-mÃÂȘme; pendant que le marqueur, assis à une table, inscrivait sur le registre l'heure de la descente. Il fallut que Maheu intervÃnt pour la lampe de son nouveau herscheur. Et il y avait encore une précaution, les ouvriers défilaient devant un vérificateur, qui s'assurait si toutes les lampes étaient bien fermées. - Fichtre! il ne fait pas chaud ici, murmura Catherine grelottante. Etienne se contenta de hocher la tÃÂȘte. Il se retrouvait devant le puits, au milieu de la vaste salle, balayée de courants d'air. Certes, il se croyait brave, et pourtant une émotion désagréable le serrait à la gorge, dans le tonnerre des berlines, les coups sourds des signaux, le beuglement étouffé du porte-voix, en face du vol continu de ces cùbles, déroulés et enroulés à toute vapeur par les bobines de la machine. Les cages montaient, descendaient avec leur glissement de bÃÂȘte de nuit, engouffraient toujours des hommes, que la gueule du trou semblait boire. C'était son tour maintenant, il avait trÚs froid, il gardait un silence nerveux, qui faisait ricaner Zacharie et Levaque; car tous deux désapprouvaient l'embauchage de cet inconnu, Levaque surtout, blessé de n'avoir pas été consulté. Aussi Catherine fut-elle heureuse d'entendre son pÚre expliquer les choses au jeune homme. - Regardez, au-dessus de la cage, il y a un parachute, des crampons de fer qui s'enfoncent dans les guides, en cas de rupture. Ca fonctionne, oh! pas toujours... Oui, le puits est divisé en trois compartiments, fermés par des planches, du haut en bas au milieu les cages, à gauche le goyot des échelles... Mais il s'interrompit pour gronder, sans se permettre de trop hausser la voix - Qu'est-ce que nous fichons là , nom de Dieu! Est-il permis de nous faire geler de la sorte! Le porion Richomme, qui allait descendre lui aussi, sa lampe à feu libre fixée par un clou dans le cuir de sa barrette, l'entendit se plaindre. - Méfie-toi, gare aux oreilles! murmura-t-il paternellement, en vieux mineur resté bon pour les camarades. Faut bien que les manoeuvres se fassent... Tiens! nous y, sommes, embarque avec ton monde. La cage, en effet, garnie de bandes de tÎle et d'un grillage à petites mailles, les attendait, d'aplomb sur les verrous. Maheu, Zacharie, Levaque, Catherine se glissÚrent dans une berline du fond; et, comme ils devaient y tenir cinq, Etienne y entra à son tour; mais les bonnes places étaient prises, il lui fallut se tasser prÚs de la jeune fille, dont un coude lui labourait le ventre. Sa lampe l'embarrassait, on lui conseilla de l'accrocher à une boutonniÚre de sa veste. Il n'entendit pas, la garda maladroitement à la main. L'embarquement continuait, dessus et dessous, un enfournement confus de bétail. On ne pouvait donc partir, que se passait-il? Il lui semblait s'impatienter depuis de longues minutes. Enfin, une secousse l'ébranla, et tout sombra; les objets autour de lui s'envolÚrent, tandis qu'il éprouvait un vertige anxieux de chute, qui lui tirait les entrailles. Cela dura tant qu'il fut au jour, franchissant les deux étages des recettes, au milieu de la fuite tournoyante des charpentes. Puis, tombé dans le noir de la fosse, il resta étourdi, n'ayant plus la perception nette de ses sensations. - Nous voilà partis, dit paisiblement Maheu. Tous étaient à l'aise. Lui, par moments, se demandait s'il descendait ou s'il montait. Il y avait comme des immobilités, quand la cage filait droit, sans toucher aux guides; et de brusques trépidations se produisaient ensuite, une sorte de dansement dans les madriers, qui lui donnait la peur d'une catastrophe. Du reste, il ne pouvait distinguer les parois du puits, derriÚre le grillage oÃÂč il collait sa face. Les lampes éclairaient mal le tassement des corps, à ses pieds. Seule, la lampe à feu libre du porion, dans la berline voisine, brillait comme un phare. - Celui-ci a quatre mÚtres de diamÚtre, continuait Maheu, pour l'instruire. Le cuvelage aurait bon besoin d'ÃÂȘtre refait, car l'eau filtre de tous cÎtés... Tenez! nous arrivons au niveau, entendez-vous? Etienne se demandait justement quel était ce bruit d'averse. Quelques grosses gouttes avaient d'abord sonné sur le toit de la cage, comme au début d'une ondée; et, maintenant, la pluie augmentait, ruisselait, se changeait en un véritable déluge. Sans doute, la toiture était trouée, car un filet d'eau, coulant sur son épaule, le trempait jusqu'à la chair. Le froid devenait glacial, on enfonçait dans une humidité noire, lorsqu'on traversa un rapide éblouissement, la vision d'une caverne oÃÂč des hommes s'agitaient, à la lueur d'un éclair. Déjà , on retombait au néant. Maheu disait - C'est le premier accrochage. Nous sommes à trois cent vingt mÚtres. Regardez la vitesse. Levant sa lampe, il éclaira un madrier des guides, qui filait ainsi qu'un rail sous un train lancé à toute vapeur; et, au-delà , on ne voyait toujours rien. Trois autres accrochages passÚrent, dans un envolement de clartés. La pluie assourdissante battait les ténÚbres. - Comme c'est profond! murmura Etienne. Cette chute devait durer depuis des heures. Il souffrait de la fausse position qu'il avait prise, n'osant bouger, torturé surtout par le coude de Catherine. Elle ne prononçait pas un mot, il la sentait seulement contre lui, qui le réchauffait. Lorsque la cage, enfin, s'arrÃÂȘta au fond, à cinq cent cinquante-quatre mÚtres, il s'étonna d'apprendre que la descente avait duré juste une minute. Mais le bruit des verrous qui se fixaient, la sensation sous lui de cette solidité, l'égaya brusquement; et ce fut en plaisantant qu'il tutoya Catherine. - Qu'as-tu sous la peau, à ÃÂȘtre chaud comme ça?... J'ai ton coude dans le ventre, bien sûr. Alors, elle éclata aussi. Etait-il bÃÂȘte, de la prendre encore pour un garçon! Il avait donc les yeux bouchés? - C'est dans l'oeil que tu l'as, mon coude, répondit-elle, au milieu d'une tempÃÂȘte de rires, que le jeune homme, surpris, ne s'expliqua point. La cage se vidait, les ouvriers traversÚrent la salle de l'accrochage, une salle taillée dans le roc, voûtée en maçonnerie, et que trois grosses lampes à feu libre éclairaient. Sur les dalles de fonte, les chargeurs roulaient violemment des berlines pleines. Une odeur de cave suintait des murs, une fraÃcheur salpÃÂȘtrée oÃÂč passaient des souffles chauds, venus de l'écurie voisine. Quatre galeries s'ouvraient là , béantes. - Par ici, dit Maheu à Etienne. Vous n'y ÃÂȘtes pas, nous avons à faire deux bons kilomÚtres. Les ouvriers se séparaient, se perdaient par groupes, au fond de ces trous noirs. Une quinzaine venaient de s'engager dans celui de gauche; et Etienne marchait le dernier, derriÚre Maheu, que précédaient Catherine, Zacharie et Levaque. C'était une belle galerie de roulage, à travers banc, et d'un roc si solide, qu'elle avait eu besoin seulement d'ÃÂȘtre muraillée en partie. Un par un, ils allaient, ils allaient toujours, sans une parole, avec les petites flammes des lampes. Le jeune homme butait à chaque pas, s'embarrassait les pieds dans les rails. Depuis un instant, un bruit sourd l'inquiétait, le bruit lointain d'un orage dont la violence semblait croÃtre et venir des entrailles de la terre. Etait-ce le tonnerre d'un éboulement, écrasant sur leurs tÃÂȘtes la masse énorme qui les séparait du jour? Une clarté perça la nuit, il sentit trembler le roc; et, lorsqu'il se fut rangé le long du mur, comme les camarades, il vit passer contre sa face un gros cheval blanc, attelé à un train de berlines. Sur la premiÚre, tenant les guides, Bébert était assis; tandis que Jeanlin, les poings appuyés au bord de la derniÚre, courait pieds nus. On se remit en marche. Plus loin, un carrefour se présenta, deux nouvelles galeries s'ouvraient, et la bande s'y divisa encore, les ouvriers se répartissaient peu à peu dans tous les chantiers de la mine. Maintenant, la galerie de roulage était boisée, des étais de chÃÂȘne soutenaient le toit, faisaient à la roche ébouleuse une chemise de charpente, derriÚre laquelle on apercevait les lames des schistes, étincelants de mica, et la masse grossiÚre des grÚs, ternes et rugueux. Des trains de berlines pleines ou vides passaient continuellement, se croisaient, avec leur tonnerre emporté dans l'ombre par des bÃÂȘtes vagues, au trot de fantÎme. Sur la double voie d'un garage, un long serpent noir dormait, un train arrÃÂȘté, dont le cheval s'ébroua, si noyé de nuit, que sa croupe confuse était comme un bloc tombé de la voûte. Des portes d'aérage battaient, se refermaient lentement. Et, à mesure qu'on avançait, la galerie devenait plus étroite, plus basse, inégale de toit, forçant les échines à se plier sans cesse. Etienne, rudement, se heurta la tÃÂȘte. Sans la barrette de cuir, il avait le crùne fendu. Pourtant, il suivait avec attention, devant lui, les moindres gestes de Maheu, dont la silhouette sombre se détachait sur la lueur des lampes. Pas un des ouvriers ne se cognait, ils devaient connaÃtre chaque bosse, noeud des bois ou renflement de la roche. Le jeune homme souffrait aussi du sol glissant, qui se trempait de plus en plus. Par moments, il traversait de véritables mares, que le gùchis boueux des pieds révélait seul. Mais ce qui l'étonnait surtout, c'étaient les brusques changements de température. En bas du puits, il faisait trÚs frais, et dans la galerie de roulage, par oÃÂč passait tout l'air de la mine, soufflait un vent glacé, dont la violence tournait à la tempÃÂȘte, entre les muraillements étroits. Ensuite, à mesure qu'on s'enfonçait dans les autres voies, qui recevaient seulement leur part disputée d'aérage, le vent tombait, la chaleur croissait, une chaleur suffocante, d'une pesanteur de plomb. Maheu n'avait plus ouvert la bouche. Il prit à droite une nouvelle galerie, en disant simplement à Etienne, sans se tourner - La veine Guillaume. C'était la veine oÃÂč se trouvait leur taille. DÚs les premiÚres enjambées, Etienne se meurtrit de la tÃÂȘte et des coudes. Le toit en pente descendait si bas que, sur des longueurs de vingt et trente mÚtres, il devait marcher cassé en deux. L'eau arrivait aux chevilles. On fit ainsi deux cents mÚtres; et, tout d'un coup, il vit disparaÃtre Levaque, Zacharie et Catherine, qui semblaient s'ÃÂȘtre envolés par une fissure mince, ouverte devant lui. - Il faut monter, reprit Maheu. Pendez votre lampe à une boutonniÚre, et accrochez-vous aux bois. Lui-mÃÂȘme disparut. Etienne dut le suivre. Cette cheminée, laissée dans la veine, était réservée aux mineurs et desservait toutes les voies secondaires. Elle avait l'épaisseur de la couche de charbon, à peine soixante centimÚtres. Heureusement, le jeune homme était mince, car, maladroit encore, il s'y hissait avec une dépense inutile de muscles, aplatissant les épaules et les hanches, avançant à la force des poignets, cramponné aux bois. Quinze mÚtres plus haut, on rencontra la premiÚre voie secondaire; mais il fallut continuer, la taille de Maheu et consorts était la sixiÚme voie, dans l'enfer, ainsi qu'ils disaient; et, de quinze mÚtres en quinze mÚtres, les voies se superposaient, la montée n'en finissait plus, à travers cette fente qui raclait le dos et la poitrine. Etienne rùlait, comme si le poids des roches lui eût broyé les membres, les mains arrachées, les jambes meurtries, manquant d'air surtout, au point de sentir le sang lui crever la peau. Vaguement, dans une voie, il aperçut deux bÃÂȘtes accroupies, une petite, une grosse, qui poussaient des berlines c'étaient Lydie et la Mouquette, déjà au travail. Et il lui restait à grimper la hauteur de deux tailles! La sueur l'aveuglait, il désespérait de rattraper les autres, dont il entendait les membres agiles frÎler le roc d'un long glissement. - Courage, ça y est! dit la voix de Catherine. Mais, comme il arrivait en effet, une autre voix cria du fond de la taille - Eh bien! quoi donc? est-ce qu'on se fout du monde...? J'ai deux kilomÚtres à faire de Montsou, et je suis là le premier! C'était Chaval, un grand maigre de vingt-cinq ans, osseux, les traits forts, qui se fùchait d'avoir attendu. Lorsqu'il aperçut Etienne, il demanda, avec une surprise de mépris - Qu'est-ce que c'est que ça? Et, Maheu lui ayant conté l'histoire, il ajouta entre les dents - Alors, les garçons mangent le pain des filles! Les deux hommes échangÚrent un regard, allumé d'une de ces haines d'instinct qui flambent subitement. Etienne avait senti l'injure, sans comprendre encore. Un silence régna, tous se mettaient au travail. C'étaient enfin les veines peu à peu emplies, les tailles en activité, à chaque étage, au bout de chaque voie. Le puits dévorateur avait avalé sa ration quotidienne d'hommes, prÚs de sept cents ouvriers, qui besognaient à cette heure dans cette fourmiliÚre géante, trouant la terre de toutes parts, la criblant ainsi qu'un vieux bois piqué des vers. Et, au milieu du silence lourd, de l'écrasement des couches profondes, on aurait pu, l'oreille collée à la roche, entendre le branle de ces insectes humains en marche, depuis le vol du cùble qui montait et descendait la cage d'extraction, jusqu'à la morsure des outils entamant la houille, au fond des chantiers d'abattage. Etienne, en se tournant, se trouva de nouveau serré contre Catherine. Mais, cette fois, il devina les rondeurs naissantes de la gorge, il comprit tout d'un coup cette tiédeur qui l'avait pénétré. - Tu es donc une fille? murmura-t-il, stupéfait. Elle répondit de son air gai, sans rougeur - Mais oui... Vrai! tu y as mis le temps! I, IV Les quatre haveurs venaient de s'allonger les uns au-dessus des autres, sur toute la montée du front de taille. Séparés par les planches à crochets qui retenaient le charbon abattu, ils occupaient chacun quatre mÚtres environ de la veine; et cette veine était si mince, épaisse à peine en cet endroit de cinquante centimÚtres, qu'ils se trouvaient là comme aplatis entre le toit et le mur, se traÃnant des genoux et des coudes, ne pouvant se retourner sans se meurtrir les épaules. Ils devaient, pour attaquer la houille, rester couchés sur le flanc, le cou tordu, les bras levés et brandissant de biais la rivelaine, le pic à manche court. En bas, il y avait d'abord Zacharie; Levaque et Chaval s'étageaient au-dessus; et, tout en haut enfin, était Maheu. Chacun havait le lit de schiste, qu'il creusait à coups de rivelaine; puis, il pratiquait deux entailles verticales dans la couche, et il détachait le bloc, en enfonçant un coin de fer, à la partie supérieure. La houille était grasse, le bloc se brisait, roulait en morceaux le long du ventre et des cuisses. Quand ces morceaux, retenus par la planche, s'étaient amassés sous eux, les haveurs disparaissaient, murés dans l'étroite fente. C'était Maheu qui souffrait le plus. En haut, la température montait jusqu'à trente-cinq degrés, l'air ne circulait pas, l'étouffement à la longue devenait mortel. Il avait dû, pour voir clair, fixer sa lampe à un clou, prÚs de sa tÃÂȘte; et cette lampe, qui chauffait son crùne, achevait de lui brûler le sang. Mais son supplice s'aggravait surtout de l'humidité. La roche, au-dessus de lui, à quelques centimÚtres de son visage, ruisselait d'eau, de grosses gouttes continues et rapides, tombant sur une sorte de rythme entÃÂȘté, toujours à la mÃÂȘme place. Il avait beau tordre le cou, renverser la nuque elles battaient sa face, s'écrasaient, claquaient sans relùche. Au bout d'un quart d'heure, il était trempé, couvert de sueur lui-mÃÂȘme, fumant d'une chaude buée de lessive. Ce matin-là , une goutte, s'acharnant dans son oeil, le faisait jurer. Il ne voulait pas lùcher son havage, il donnait de grands coups, qui le secouaient violemment entre les deux roches, ainsi qu'un puceron pris entre deux feuillets d'un livre, sous la menace d'un aplatissement complet. Pas une parole n'était échangée. Ils tapaient tous, on n'entendait que ces coups irréguliers, voilés et comme lointains. Les bruits prenaient une sonorité rauque, sans un écho dans l'air mort. Et il semblait que les ténÚbres fussent d'un noir inconnu, épaissi par les poussiÚres volantes du charbon, alourdi par des gaz qui pesaient sur les yeux. Les mÚches des lampes, sous leurs chapeaux de toile métallique, n'y mettaient que des points rougeùtres. On ne distinguait rien, la taille s'ouvrait, montait ainsi qu'une large cheminée, plate et oblique, oÃÂč la suie de dix hivers aurait amassé une nuit profonde. Des formes spectrales s'y agitaient, les lueurs perdues laissaient entrevoir une rondeur de hanche, un bras noueux, une tÃÂȘte violente, barbouillée comme pour un crime. Parfois, en se détachant, luisaient des blocs de houille, des pans et des arÃÂȘtes, brusquement allumés d'un reflet de cristal. Puis, tout retombait au noir, les rivelaines tapaient à grands coups sourds, il n'y avait plus que le halÚtement des poitrines, le grognement de gÃÂȘne et de fatigue, sous la pesanteur de l'air et la pluie des sources. Zacharie, les bras mous d'une noce de la veille, lùcha vite la besogne en prétextant la nécessité de boiser, ce qui lui permettait de s'oublier à siffler doucement, les yeux vagues dans l'ombre. DerriÚre les haveurs, prÚs de trois mÚtres de la veine restaient vides, sans qu'ils eussent encore pris la précaution de soutenir la roche, insoucieux du danger et avares de leur temps. - Eh! l'aristo! cria le jeune homme à Etienne, passe-moi des bois. Etienne, qui apprenait de Catherine à manoeuvrer sa pelle, dut monter des bois dans la taille. Il y en avait de la veille une petite provision. Chaque matin, d'habitude, on les descendait tout coupés sur la mesure de la couche. - DépÃÂȘche-toi donc, sacrée flemme! reprit Zacharie, en voyant le nouveau herscheur se hisser gauchement au milieu du charbon, les bras embarrassés de quatre morceaux de chÃÂȘne. Il faisait, avec son pic une entaille dans le toit, puis une autre dans le mur; et il y calait les deux bouts du bois, qui étayait ainsi la roche. L'aprÚs-midi, les ouvriers de la coupe à terre prenaient les déblais laissés au fond de la galerie par les haveurs, et remblayaient les tranchées exploitées de la veine, oÃÂč ils noyaient les bois, en ne ménageant que la voie inférieure et la voie supérieure, pour le roulage. Maheu cessa de geindre. Enfin, il avait détaché son bloc. Il essuya sur sa manche son visage ruisselant, il s'inquiéta de ce que Zacharie était monté faire derriÚre lui. - Laisse donc ça, dit-il. Nous verrons aprÚs déjeuner... Vaut mieux abattre, si nous voulons avoir notre compte de berlines. - C'est que, répondit le jeune homme, ça baisse. Regarde, il y a une gerçure. J'ai peur que ça n'éboule. Mais le pÚre haussa les épaules. Ah! ouiche! ébouler! Et puis, ce ne serait pas la premiÚre fois, on s'en tirerait tout de mÃÂȘme. Il finit par se fùcher, il renvoya son fils au front de taille. Tous, du reste, se détiraient. Levaque, resté sur le dos, jurait en examinant son pouce gauche, que la chute d'un grÚs venait d'écorcher au sang. Chaval, furieusement, enlevait sa chemise, se mettait le torse nu, pour avoir moins chaud. Ils étaient déjà noirs de charbon, enduits d'une poussiÚre fine que la sueur délayait, faisait couler en ruisseaux et en mares. Et Maheu recommença le premier à taper, plus bas, la tÃÂȘte au ras de la roche. Maintenant, la goutte lui tombait sur le front, si obstinée, qu'il croyait la sentir lui percer d'un trou les os du crùne. - Il ne faut pas faire attention, expliquait Catherine à Etienne. Ils gueulent toujours. Et elle reprit sa leçon, en fille obligeante. Chaque berline chargée arrivait au jour telle qu'elle partait de la taille, marquée d'un jeton spécial pour que le receveur pût la mettre au compte du chantier. Aussi devait-on avoir grand soin de l'emplir et de ne prendre que le charbon propre autrement, elle était refusée à la recette. Le jeune homme, dont les yeux s'habituaient à l'obscurité, la regardait, blanche encore, avec son teint de chlorose; et il n'aurait pu dire son ùge, il lui donnait douze ans, tellement elle lui semblait frÃÂȘle. Pourtant, il la sentait plus vieille, d'une liberté de garçon, d'une effronterie naïve, qui le gÃÂȘnait un peu elle ne lui plaisait pas, il trouvait trop gamine sa tÃÂȘte blafarde de Pierrot, serrée aux tempes par le béguin. Mais ce qui l'étonnait, c'était la force de cette enfant, une force nerveuse oÃÂč il entrait beaucoup d'adresse. Elle emplissait sa berline plus vite que lui, à petits coups de pelle réguliers et rapides; elle la poussait ensuite jusqu'au plan incliné, d'une seule poussée lente, sans accrocs, passant à l'aise sous les roches basses. Lui, se massacrait, déraillait, restait en détresse. A la vérité, ce n'était point un chemin commode. Il y avait une soixantaine de mÚtres, de la taille au plan incliné; et la voie, que les mineurs de la coupe à terre n'avaient pas encore élargie, était un véritable boyau, de toit trÚs inégal, renflé de continuelles bosses à certaines places, la berline chargée passait tout juste, le herscheur devait s'aplatir, pousser sur les genoux, pour ne pas se fendre la tÃÂȘte. D'ailleurs, les bois pliaient et cassaient déjà . On les voyait, rompus au milieu, en longues déchirures pùles, ainsi que des béquilles trop faibles. Il fallait prendre garde de s'écorcher à ces cassures; et, sous le lent écrasement qui faisait éclater des rondins de chÃÂȘne gros comme la cuisse, on se coulait à plat ventre, avec la sourde inquiétude d'entendre brusquement craquer son dos. - Encore! dit Catherine en riant. La berline d'Etienne venait de dérailler, au passage le plus difficile. Il n'arrivait point à rouler droit, sur ces rails qui se faussaient dans la terre humide; et il jurait, il s'emportait, se battait rageusement avec les roues, qu'il ne pouvait, malgré des efforts exagérés, remettre en place. - Attends donc, reprit la jeune fille. Si tu te fùches, jamais ça ne marchera. Adroitement, elle s'était glissée, avait enfoncé à reculons le derriÚre sous la berline; et, d'une pesée des reins, elle la soulevait et la replaçait. Le poids était de sept cents kilogrammes. Lui, surpris, honteux, bégayait des excuses. Il fallut qu'elle lui montrùt à écarter les jambes, à s'arc-bouter les pieds contre les bois, des deux cÎtés de la galerie, pour se donner des points d'appui solides. Le corps devait ÃÂȘtre penché, les bras raidis, de façon à pousser de tous les muscles, des épaules et des hanches. Pendant un voyage, il la suivit, la regarda filer, la croupe tendue, les poings si bas, qu'elle semblait trotter à quatre pattes, ainsi qu'une de ces bÃÂȘtes naines qui travaillent dans les cirques. Elle suait, haletait, craquait des jointures, mais sans une plainte, avec l'indifférence de l'habitude, comme si la commune misÚre était pour tous de vivre ainsi ployé. Et il ne parvenait pas à en faire autant, ses souliers le gÃÂȘnaient, son corps se brisait, à marcher de la sorte, la tÃÂȘte basse. Au bout de quelques minutes, cette position devenait un supplice, une angoisse intolérable, si pénible, qu'il se mettait un instant à genoux, pour se redresser et respirer. Puis, au plan incliné, c'était une corvée nouvelle. Elle lui apprit à emballer vivement sa berline. En haut et en bas de ce plan, qui desservait toutes les tailles, d'un accrochage à un autre, se trouvait un galibot, le freineur en haut, le receveur en bas. Ces vauriens de douze à quinze ans se criaient des mots abominables; et, pour les avertir, il fallait en hurler de plus violents. Alors, dÚs qu'il y avait une berline vide à remonter, le receveur donnait le signal, la herscheuse emballait sa berline pleine, dont le poids faisait monter l'autre, quand le freineur desserrait son frein. En bas, dans la galerie du fond, se formaient les trains que les chevaux roulaient jusqu'au puits. - Ohé! sacrées rosses! criait Catherine dans le plan, entiÚrement boisé, long d'une centaine de mÚtres, qui résonnait comme un porte-voix gigantesque. Les galibots devaient se reposer, car ils ne répondaient ni l'un ni l'autre. A tous les étages, le roulage s'arrÃÂȘta. Une voix grÃÂȘle de fillette finit par dire - Y en a un sur la Mouquette, bien sûr! Des rires énormes grondÚrent, les herscheuses de toute la veine se tenaient le ventre. - Qui est-ce? demanda Etienne à Catherine. Cette derniÚre lui nomma la petite Lydie, une galopine qui en savait plus long et qui poussait sa berline aussi raide qu'une femme, malgré ses bras de poupée. Quant à la Mouquette, elle était bien capable d'ÃÂȘtre avec les deux galibots à la fois. Mais la voix du receveur monta, criant d'emballer. Sans doute, un porion passait en bas. Le roulage reprit aux neuf étages, on n'entendit plus que les appels réguliers des galibots et que l'ébrouement des herscheuses arrivant au plan, fumantes comme des juments trop chargées. C'était le coup de la bestialité qui soufflait dans la fosse, le désir subit du mùle, lorsqu'un mineur rencontrait une de ces filles à quatre pattes, les reins en l'air, crevant de ses hanches sa culotte de garçon. Et, à chaque voyage, Etienne retrouvait au fond l'étouffement de la taille, la cadence sourde et brisée des rivelaines, les grands soupirs douloureux des haveurs s'obstinant à leur besogne. Tous les quatre s'étaient mis nus, confondus dans la houille, trempés d'une boue noire jusqu'au béguin. Un moment, il avait fallu dégager Maheu qui rùlait, Îter les planches pour faire glisser le charbon sur la voie. Zacharie et Levaque s'emportaient contre la veine, qui devenait dure, disaient-ils, ce qui allait rendre les conditions de leur marchandage désastreuses. Chaval se tournait, restait un instant sur le dos, à injurier Etienne, dont la présence, décidément, l'exaspérait. - EspÚce de couleuvre! ça n'a pas la force d'une fille!... Et veux-tu remplir ta berline! Hein? c'est pour ménager tes bras... Nom de Dieu! je te retiens les dix sous, si tu nous en fais refuser une! Le jeune homme évitait de répondre, trop heureux jusque-là d'avoir trouvé ce travail de bagne, acceptant la brutale hiérarchie du manoeuvre et du maÃtre ouvrier. Mais il n'allait plus, les pieds en sang, les membres tordus de crampes atroces, le tronc serré dans une ceinture de fer. Heureusement, il était dix heures, le chantier se décida à déjeuner. Maheu avait une montre qu'il ne regarda mÃÂȘme pas. Au fond de cette nuit sans astres, jamais il ne se trompait de cinq minutes. Tous remirent leur chemise et leur veste. Puis, descendus de la taille, ils s'accroupirent, les coudes aux flancs, les fesses sur leurs talons, dans cette posture si habituelle aux mineurs, qu'ils la gardent mÃÂȘme hors de la mine, sans éprouver le besoin d'un pavé ou d'une poutre pour s'asseoir. Et chacun, ayant sorti son briquet, mordait gravement à l'épaisse tranche, en lùchant de rares paroles sur le travail de la matinée. Catherine, demeurée debout, finit par rejoindre Etienne, qui s'était allongé plus loin, en travers des rails, le dos contre les bois. Il y avait là une place à peu prÚs sÚche. - Tu ne manges pas? demanda-t-elle, la bouche pleine, son briquet à la main. Puis, elle se rappela ce garçon errant dans la nuit, sans un sou, sans un morceau de pain peut-ÃÂȘtre. - Veux-tu partager avec moi? Et, comme il refusait, en jurant qu'il n'avait pas faim, la voix tremblante du déchirement de son estomac, elle continua gaiement - Ah! si tu es dégoûté!... Mais, tiens! je n'ai mordu que de ce cÎté-ci, je vais te donner celui-là . Déjà , elle avait rompu les tartines en deux. Le jeune homme, prenant sa moitié, se retint pour ne pas la dévorer d'un coup; et il posait les bras sur ses cuisses, afin qu'elle n'en vÃt point le frémissement. De son air tranquille de bon camarade, elle venait de se coucher prÚs de lui, à plat ventre, le menton dans une main, mangeant de l'autre avec lenteur. Leurs lampes, entre eux, les éclairaient. Catherine le regarda un moment en silence. Elle devait le trouver joli, avec son visage fin et ses moustaches noires. Vaguement, elle souriait de plaisir. - Alors, tu es machineur, et on t'a renvoyé de ton chemin de fer... Pourquoi? - Parce que j'avais giflé mon chef. Elle demeura stupéfaite, bouleversée dans ses idées héréditaires de subordination, d'obéissance passive. - Je dois dire que j'avais bu, continua-t-il, et quand je bois, cela me rend fou, je me mangerais et je mangerais les autres... Oui, je ne peux pas avaler deux petits verres, sans avoir le besoin de manger un homme... Ensuite, je suis malade pendant deux jours. - Il ne faut pas boire, dit-elle sérieusement. - Ah! n'aie pas peur, je me connais! Et il hochait la tÃÂȘte, il avait une haine de l'eau-de-vie, la haine du dernier enfant d'une race d'ivrognes, qui souffrait dans sa chair de toute cette ascendance trempée et détraquée d'alcool, au point que la moindre goutte en était devenue pour lui un poison. - C'est à cause de maman que ça m'ennuie d'avoir été mis à la rue, dit-il aprÚs avoir avalé une bouchée. Maman n'est pas heureuse, et je lui envoyais de temps à autre une piÚce de cent sous. - OÃÂč est-elle donc, ta mÚre? - A Paris... Blanchisseuse, rue de la Goutte-d'Or. Il y eut un silence. Quand il pensait à ces choses, un vacillement pùlissait ses yeux noirs, la courte angoisse de la lésion dont il couvait l'inconnu, dans sa belle santé de jeunesse. Un instant, il resta les regards noyés au fond des ténÚbres de la mine; et, à cette profondeur, sous le poids et l'étouffement de la terre, il revoyait son enfance, sa mÚre jolie encore et vaillante, lùchée par son pÚre, puis reprise aprÚs s'ÃÂȘtre mariée à un autre, vivant entre les deux hommes qui la mangeaient, roulant avec eux au ruisseau, dans le vin, dans l'ordure. C'était là -bas, il se rappelait la rue, des détails lui revenaient le linge sale au milieu de la boutique, et des ivresses qui empuantissaient la maison, et des gifles à casser les mùchoires. - Maintenant, reprit-il d'une voix lente, ce n'est pas avec trente sous que je pourrai lui faire, des cadeaux... Elle va crever de misÚre, c'est sûr. Il eut un haussement d'épaules désespéré, il mordit de nouveau dans sa tartine. - Veux-tu boire? demanda Catherine qui débouchait sa gourde. Oh! c'est du café, ça ne te fera pas de mal... On étouffe, quand on avale comme ça. Mais il refusa c'était bien assez de lui avoir pris la moitié de son pain. Pourtant, elle insistait d'un air de bon coeur, elle finit par dire - Eh bien! je bois avant toi, puisque tu es si poli... Seulement, tu ne peux plus refuser à présent, ce serait vilain. Et elle lui tendit sa gourde. Elle s'était relevée sur les genoux, il la voyait tout prÚs de lui, éclairée par les deux lampes. Pourquoi donc l'avait-il trouvée laide? Maintenant qu'elle était noire, la face poudrée de charbon fin, elle lui semblait d'un charme singulier. Dans ce visage envahi d'ombre, les dents de la bouche trop grande éclataient de blancheur, les yeux s'élargissaient, luisaient avec un reflet verdùtre, pareils à des yeux de chatte. Une mÚche des cheveux roux, qui s'était échappée du béguin, lui chatouillait l'oreille et la faisait rire. Elle ne paraissait plus si jeune, elle pouvait bien avoir quatorze ans tout de mÃÂȘme. - Pour te faire plaisir, dit-il, en buvant et en lui rendant la gourde. Elle avala une seconde gorgée, le força à en prendre une aussi, voulant partager, disait-elle; et ce goulot mince, qui allait d'une bouche à l'autre, les amusait. Lui, brusquement, s'était demandé s'il ne devait pas la saisir dans ses bras, pour la baiser sur les lÚvres. Elle avait de grosses lÚvres d'un rose pùle, avivées par le charbon, qui le tourmentaient d'une envie croissante. Mais il n'osait pas, intimidé devant elle, n'ayant eu à Lille que des filles, et de l'espÚce la plus basse, ignorant comment on devait s'y prendre avec une ouvriÚre encore dans sa famille. - Tu dois avoir quatorze ans alors? demanda-t-il, aprÚs s'ÃÂȘtre remis à son pain. Elle s'étonna, se fùcha presque. - Comment! quatorze! mais j'en ai quinze!... C'est vrai, je ne suis pas grosse. Les filles, chez nous, ne poussent guÚre vite. Il continua à la questionner, elle disait tout, sans effronterie ni honte. Du reste, elle n'ignorait rien de l'homme ni de la femme, bien qu'il la sentÃt vierge de corps, et vierge enfant, retardée dans la maturité de son sexe par le milieu de mauvais air et de fatigue oÃÂč elle vivait. Quand il revint sur la Mouquette, pour l'embarrasser, elle conta des histoires épouvantables, la voix paisible, trÚs égayée. Ah! celle-là en faisait de belles! Et, comme il désirait savoir si elle-mÃÂȘme n'avait pas d'amoureux, elle répondit en plaisantant qu'elle ne voulait pas contrarier sa mÚre, mais que cela arriverait forcément un jour. Ses épaules s'étaient courbées, elle grelottait un peu dans le froid de ses vÃÂȘtements trempés de sueur, la mine résignée et douce, prÃÂȘte à subir les choses et les hommes. - C'est qu'on en trouve, des amoureux, quand on vit tous ensemble, n'est-ce pas? - Bien sûr. - Et puis, ça ne fait du mal à personne... On ne dit rien au curé. - Oh! le curé, je m'en fiche!... Mais il y a l'Homme noir. - Comment, l'Homme noir? - Le vieux mineur qui revient dans la fosse et qui tord le cou aux vilaines filles. Il la regardait, craignant qu'elle ne se moquùt de lui. - Tu crois à ces bÃÂȘtises, tu ne sais donc rien? - Si fait, moi, je sais lire et écrire... Ca rend service chez nous, car du temps de papa et de maman, on n'apprenait pas. Elle était décidément trÚs gentille. Quand elle aurait fini sa tartine, il la prendrait et la baiserait sur ses grosses lÚvres roses. C'était une résolution de timide, une pensée de violence qui étranglait sa voix. Ces vÃÂȘtements de garçon, cette veste et cette culotte sur cette chair de fille, l'excitaient et le gÃÂȘnaient. Lui, avait avalé sa derniÚre bouchée. Il but à la gourde, la lui rendit pour qu'elle la vidùt. Maintenant, le moment d'agir était venu, et il jetait un coup d'oeil inquiet vers les mineurs, au fond, lorsqu'une ombre boucha la galerie. Depuis un instant, Chaval, debout, les regardait de loin. Il s'avança, s'assura que Maheu ne pouvait le voir; et, comme Catherine était restée à terre, sur son séant, il l'empoigna par les épaules, lui renversa la tÃÂȘte, lui écrasa la bouche sous un baiser brutal, tranquillement, en affectant de ne pas se préoccuper d'Etienne. Il y avait, dans ce baiser, une prise de possession, une sorte de décision jalouse. Cependant, la jeune fille s'était révoltée. - Laisse-moi, entends-tu! Il lui maintenait la tÃÂȘte, il la regardait au fond des yeux. Ses moustaches et sa barbiche rouges flambaient dans son visage noir, au grand nez en bec d'aigle. Et il la lùcha enfin, et il s'en alla, sans dire un mot. Un frisson avait glacé Etienne. C'était stupide d'avoir attendu. Certes, non, à présent, il ne l'embrasserait pas, car elle croirait peut-ÃÂȘtre qu'il voulait faire comme l'autre. Dans sa vanité blessée, il éprouvait un véritable désespoir. - Pourquoi as-tu menti? dit-il à voix basse. C'est ton amoureux. - Mais non, je te jure! cria-t-elle. Il n'y a pas ça entre nous. Des fois, il veut rire... MÃÂȘme qu'il n'est pas d'ici, voilà six mois qu'il est arrivé du Pas-de-Calais. Tous deux s'étaient levés, on allait se remettre au travail. Quand elle le vit si froid, elle parut chagrine. Sans doute, elle le trouvait plus joli que l'autre, elle l'aurait préféré peut-ÃÂȘtre. L'idée d'une amabilité, d'une consolation la tracassait; et, comme le jeune homme, étonné, examinait sa lampe qui brûlait bleue, avec une large collerette pale, elle tenta au moins de le distraire. - Viens, que je te montre quelque chose, murmura-t-elle d'un air de bonne amitié. Lorsqu'elle l'eut mené au fond de la taille, elle lui fit remarquer une crevasse, dans la houille. Un léger bouillonnement s'en échappait, un petit bruit, pareil à un sifflement d'oiseau. - Mets ta main, tu sens le vent... C'est du grisou. Il resta surpris. Ce n'était que ça, cette terrible chose qui faisait tout sauter? Elle riait, elle disait qu'il y en avait beaucoup ce jour-là , pour que la flamme des lampes fût si bleue. - Quand vous aurez fini de bavarder, fainéants! cria la rude voix de Maheu. Catherine et Etienne se hùtÚrent de remplir leurs berlines et les poussÚrent au plan incliné, l'échine raidie, rampant sous le toit bossué de la voie. DÚs le second voyage, la sueur les inondait et leurs os craquaient de nouveau. Dans la taille, le travail des haveurs avait repris. Souvent, ils abrégeaient le déjeuner, pour ne pas se refroidir; et leurs briquets, mangés aussi loin du soleil, avec une voracité muette, leur chargeaient de plomb l'estomac. Allongés sur le flanc, ils tapaient plus fort, ils n'avaient que l'idée fixe de compléter un gros nombre de berlines. Tout disparaissait dans cette rage du gain disputé si rudement. Ils cessaient de sentir l'eau qui ruisselait et enflait leurs membres, les crampes des attitudes forcées, l'étouffement des ténÚbres, oÃÂč ils blÃÂȘmissaient ainsi que des plantes mises en cave. Pourtant, à mesure que la journée s'avançait, l'air s'empoisonnait davantage, se chauffait de la fumée des lampes, de la pestilence des haleines, de l'asphyxie du grisou, gÃÂȘnant sur les yeux comme des toiles d'araignée, et que devait seul balayer l'aérage de la nuit. Eux, au fond de leur trou de taupe, sous le poids de la terre, n'ayant plus de souffle dans leurs poitrines embrasées, tapaient toujours. I, V Maheu, sans regarder à sa montre laissée dans sa veste, s'arrÃÂȘta et dit - BientÎt une heure... Zacharie, est-ce fait? Le jeune homme boisait depuis un instant. Au milieu de sa besogne, il était resté sur le dos, les yeux vagues, rÃÂȘvassant aux parties de crosse qu'il avait faites la veille. Il s'éveilla, il répondit - Oui, ça suffira, on verra demain. Et il retourna prendre sa place à la taille. Levaque et Chaval, eux aussi, lùchaient la rivelaine. Il y eut un repos. Tous s'essuyaient le visage sur leurs bras nus, en regardant la roche du toit, dont les masses schisteuses se fendillaient. Ils ne causaient guÚre que de leur travail. - Encore une chance, murmura Chaval, d'ÃÂȘtre tombé sur des terres qui déboulent!... Ils n'ont pas tenu compte de ça, dans le marchandage. - Des filous! grogna Levaque. Ils ne cherchent qu'à nous foutre dedans. Zacharie se mit à rire. Il se fichait du travail et du reste, mais ça l'amusait d'entendre empoigner la Compagnie. De son air placide, Maheu expliqua que la nature des terrains changeait tous les vingt mÚtres. Il fallait ÃÂȘtre juste, on ne pouvait rien prévoir. Puis, les deux autres continuant à déblatérer contre les chefs, il devint inquiet, il regarda autour de lui. - Chut! en voilà assez! - Tu as raison, dit Levaque, qui baissa également la voix. C'est malsain. Une obsession des mouchards les hantait, mÃÂȘme à cette profondeur, comme si la houille des actionnaires, encore dans la veine, avait eu des oreilles. - N'empÃÂȘche, ajouta trÚs haut Chaval d'un air de défi, que si ce cochon de Dansaert me parle sur le ton de l'autre jour, je lui colle une brique dans le ventre... Je ne l'empÃÂȘche pas, moi, de se payer les blondes qui ont la peau fine. Cette fois, Zacharie éclata. Les amours du maÃtre-porion et de la Pierronne étaient la continuelle plaisanterie de la fosse. Catherine elle-mÃÂȘme, appuyée sur sa pelle, en bas de la taille, se tint les cÎtes et mit d'une phrase Etienne au courant; tandis que Maheu se fùchait, pris d'une peur qu'il ne cachait plus. - Hein? tu vas te taire!... Attends d'ÃÂȘtre tout seul, si tu veux qu'il t'arrive du mal. Il parlait encore, lorsqu'un bruit de pas vint de la galerie supérieure. Presque aussitÎt, l'ingénieur de la fosse, le petit Négrel, comme les ouvriers le nommaient entre eux, parut en haut de la taille, accompagné de Dansaert, le maÃtre-porion. - Quand je le disais! murmura Maheu. Il y en a toujours là , qui sortent de la terre. Paul Négrel, neveu de M. Hennebeau, était un garçon de vingt-six ans, mince et joli, avec des cheveux frisés et des moustaches brunes. Son nez pointu, ses yeux vifs, lui donnaient un air de furet aimable, d'une intelligence sceptique, qui se changeait en une autorité cassante, dans ses rapports avec les ouvriers. Il était vÃÂȘtu comme eux, barbouillé comme eux de charbon; et, pour les réduire au respect, il montrait un courage à se casser les os, passant par les endroits les plus difficiles, toujours le premier sous les éboulements et dans les coups de grisou. - Nous y sommes, n'est-ce pas? Dansaert, demanda-t-il. Le maÃtre-porion, un Belge à face épaisse, au gros nez sensuel, répondit avec une politesse exagérée - Oui, monsieur Négrel... Voici l'homme qu'on a embauché ce matin. Tous deux s'étaient laissés glisser au milieu de la taille. On fit monter Etienne. L'ingénieur leva sa lampe, le regarda, sans le questionner. - C'est bon, dit-il enfin. Je n'aime guÚre qu'on ramasse des inconnus sur les routes... Surtout, ne recommencez pas. Et il n'écouta point les explications qu'on lui donnait, les nécessités du travail, le désir de remplacer les femmes par des garçons, pour le roulage. Il s'était mis à étudier le toit, pendant que les haveurs reprenaient leurs rivelaines. Tout d'un coup, il s'écria - Dites donc, Maheu, est-ce que vous vous fichez du monde!... Vous allez tous y rester, nom d'un chien! - Oh! c'est solide, répondit tranquillement l'ouvrier. - Comment! solide!... Mais la roche tasse déjà , et vous plantez des bois à plus de deux mÚtres, d'un air de regret! Ah! vous ÃÂȘtes bien tous les mÃÂȘmes, vous vous laisseriez aplatir le crùne, plutÎt que de lùcher la veine, pour mettre au boisage le temps voulu!... Je vous prie de m'étayer ça sur-le-champ. Doublez les bois, entendez-vous! Et, devant le mauvais vouloir des mineurs qui discutaient, en disant qu'ils étaient bons juges de leur sécurité, il s'emporta. - Allons donc! quand vous aurez la tÃÂȘte broyée, est-ce que c'est vous qui en supporterez les conséquences? Pas du tout! ce sera la Compagnie, qui devra vous faire des pensions, à vous ou à vos femmes... Je vous répÚte qu'on vous connaÃt pour avoir deux berlines de plus le soir, vous donneriez vos peaux. Maheu, malgré la colÚre dont il était peu à peu gagné, dit encore posément - Si l'on nous payait assez, nous boiserions mieux. L'ingénieur haussa les épaules, sans répondre. Il avait achevé de descendre le long de la taille, il conclut seulement d'en bas - Il vous reste une heure, mettez-vous tous à la besogne; et je vous avertis que le chantier a trois francs d'amende. Un sourd grognement des haveurs accueillit ces paroles. La force de la hiérarchie les retenait seule, cette hiérarchie militaire qui, du galibot au maÃtre-porion, les courbait les uns sous les autres. Chaval et Levaque pourtant eurent un geste furieux, tandis que Maheu les modérait du regard et que Zacharie haussait gouailleusement les épaules. Mais Etienne était peut-ÃÂȘtre le plus frémissant. Depuis qu'il se trouvait au fond de cet enfer, une révolte lente le soulevait. Il regarda Catherine résignée, l'échine basse. Etait-ce possible qu'on se tuùt à une si dure besogne dans ces ténÚbres mortelles, et qu'on n'y gagnùt mÃÂȘme pas les quelques sous du pain quotidien? Cependant Négrel s'en allait avec Dansaert, qui s'était contenté d'approuver d'un mouvement continu de la tÃÂȘte. Et leurs voix, de nouveau, s'élevÚrent ils venaient de s'arrÃÂȘter encore, ils examinaient le boisage de la galerie, dont les haveurs avaient l'entretien sur une longueur de dix mÚtres, en arriÚre de la taille. - Quand je vous dis qu'ils se fichent du monde! criait l'ingénieur. Et vous, nom d'un chien! vous ne surveillez donc pas? - Mais si, mais si, balbutiait le maÃtre-porion. On est las de leur répéter les choses. Négrel appela violemment - Maheu! Maheu! Tous descendirent. Il continuait - Voyez ça, est-ce que ça tient?... C'est bùti comme quatre sous. Voilà un chapeau que les moutons ne portent déjà plus, tellement on l'a posé à la hùte... Pardi! je comprends que le raccommodage nous coûte si cher. N'est-ce pas? Pourvu que ça dure tant que vous en avez la responsabilité! Et puis tout casse, et la Compagnie est forcée d'avoir une armée de raccommodeurs... Regardez un peu là -bas, c'est un vrai massacre. Chaval voulut parler, mais il le fit taire. - Non, je sais ce que vous allez dire encore. Qu'on vous paie davantage, hein? Eh bien! je vous préviens que vous forcerez la Direction à faire une chose oui, on vous paiera le boisage à part, et l'on réduira proportionnellement le prix de la berline. Nous verrons si vous y gagnerez... En attendant, reboisez-moi ça tout de suite. Je passerai demain. Et, dans le saisissement causé par sa menace, il s'éloigna. Dansaert, si humble devant lui, resta en arriÚre quelques secondes, pour dire brutalement aux ouvriers - Vous me faites empoigner, vous autres... Ce n'est pas trois francs d'amende que je vous flanquerai, moi! Prenez garde! Alors, quand il fut parti, Maheu éclata à son tour. - Nom de Dieu! ce qui n'est pas juste n'est pas juste. Moi, j'aime qu'on soit calme, parce que c'est la seule façon de s'entendre; mais, à la fin, ils vous rendraient enragés... Avez-vous entendu? La berline baissée, et le boisage à part! encore une façon de nous payer moins!... Nom de Dieu de nom de Dieu! Il cherchait quelqu'un sur qui tomber, lorsqu'il aperçut Catherine et Etienne, les bras ballants. - Voulez-vous bien me donner des bois! Est-ce que ça vous regarde?... Je vas vous allonger mon pied quelque part. Etienne alla se charger, sans rancune de cette rudesse, si furieux lui-mÃÂȘme contre les chefs, qu'il trouvait les mineurs trop bons enfants. Du reste, Levaque et Chaval s'étaient soulagés en gros mots. Tous, mÃÂȘme Zacharie, boisaient rageusement. Pendant prÚs d'une demi-heure, on n'entendit que le craquement des bois, calés à coups de masse. Ils n'ouvraient plus la bouche, ils soufflaient, s'exaspéraient contre la roche, qu'ils auraient bousculée et remontée d'un renfoncement d'épaules, s'ils l'avaient pu. - En voilà assez! dit enfin Maheu, brisé de colÚre et de fatigue. Une heure et demie... Ah! une propre journée, nous n'aurons pas cinquante sous!... Je m'en vais, ça me dégoûte. Bien qu'il y eût encore une demi-heure de travail, il se rhabilla. Les autres l'imitÚrent. La vue seule de la taille les jetait hors d'eux. Comme la herscheuse s'était remise au roulage, ils l'appelÚrent en s'irritant de son zÚle si le charbon avait des pieds, il sortirait tout seul. Et les six, leurs outils sous le bras, partirent, ayant à refaire les deux kilomÚtres, retournant au puits par la route du matin. Dans la cheminée, Catherine et Etienne s'attardÚrent, tandis que les haveurs glissaient jusqu'en bas. C'était une rencontre, la petite Lydie, arrÃÂȘtée au milieu d'une voie pour les laisser passer, et qui leur racontait une disparition de la Mouquette, prise d'un tel saignement de nez, que depuis une heure elle était allée se tremper la figure quelque part, on ne savait pas oÃÂč. Puis, quand ils la quittÚrent, l'enfant poussa de nouveau sa berline, éreintée, boueuse, raidissant ses bras et ses jambes d'insecte, pareille à une maigre fourmi noire en lutte contre un fardeau trop lourd. Eux, dévalaient sur le dos, aplatissaient leurs épaules, de peur de s'arracher la peau du front; et ils filaient si raide, le long de la roche polie par tous les derriÚres des chantiers, qu'ils devaient, de temps à autre, se retenir aux bois, pour que leurs fesses ne prissent pas feu, disaient-ils en plaisantant. En bas, ils se trouvÚrent seuls. Des étoiles rouges disparaissaient au loin, à un coude de la galerie. Leur gaieté tomba, ils se mirent en marche d'un pas lourd de fatigue, elle devant, lui derriÚre. Les lampes charbonnaient, il la voyait à peine, noyée d'une sorte de brouillard fumeux; et l'idée qu'elle était une fille lui causait un malaise, parce qu'il se sentait bÃÂȘte de ne pas l'embrasser, et que le souvenir de l'autre l'en empÃÂȘchait. Assurément, elle lui avait menti l'autre était son amant, ils couchaient ensemble sur tous les tas d'escaillage, car elle avait déjà le déhanchement d'une gueuse. Sans raison, il la boudait, comme si elle l'eût trompé. Elle pourtant, à chaque minute, se tournait, l'avertissait d'un obstacle, semblait l'inviter à ÃÂȘtre aimable. On était si perdu, on aurait si bien pu rire en bons amis! Enfin, ils débouchÚrent dans la galerie de roulage, ce fut pour lui un soulagement à l'indécision dont il souffrait; tandis qu'elle, une derniÚre fois, eut un regard attristé, le regret d'un bonheur qu'ils ne retrouveraient plus. Maintenant, autour d'eux, la vie souterraine grondait, avec le continuel passage des porions, le va-et-vient des trains, emportés au trot des chevaux. Sans cesse, des lampes étoilaient la nuit. Ils devaient s'effacer contre la roche, laisser la voie à des ombres d'hommes et de bÃÂȘtes, dont ils recevaient l'haleine au visage. Jeanlin, courant pieds nus derriÚre son train, leur cria une méchanceté qu'ils n'entendirent pas, dans le tonnerre des roues. Ils allaient toujours, elle silencieuse à présent, lui ne reconnaissant pas les carrefours ni les rues du matin, s'imaginant qu'elle le perdait de plus en plus sous la terre; et ce dont il souffrait surtout, c'était du froid, un froid grandissant qui l'avait pris au sortir de la taille, et qui le faisait grelotter davantage, à mesure qu'il se rapprochait du puits. Entre les muraillements étroits, la colonne d'air soufflait de nouveau en tempÃÂȘte. Ils désespéraient d'arriver jamais, lorsque, brusquement, ils se trouvÚrent dans la salle de l'accrochage. Chaval leur jeta un regard oblique, la bouche froncée de méfiance. Les autres étaient là , en sueur, dans le courant glacé, muets comme lui, ravalant des grondements de colÚre. Ils arrivaient trop tÎt, on refusait de les remonter avant une demi-heure, d'autant plus qu'on faisait des manoeuvres compliquées, pour la descente d'un cheval. Les chargeurs emballaient encore des berlines, avec un bruit assourdissant de ferrailles remuées, et les cages s'envolaient, disparaissaient dans la pluie battante qui tombait du trou noir. En bas, le bougnou, un puisard de dix mÚtres, empli de ce ruissellement, exhalait lui aussi son humidité vaseuse. Des hommes tournaient sans cesse autour du puits, tiraient les cordes des signaux, pesaient sur les bras des leviers, au milieu de cette poussiÚre d'eau dont leurs vÃÂȘtements se trempaient. La clarté rougeùtre des trois lampes à feu libre, découpant de grandes ombres mouvantes, donnait à cette salle souterraine un air de caverne scélérate, quelque forge de bandits, voisine d'un torrent. Maheu tenta un dernier effort. Il s'approcha de Pierron, qui avait pris son service à six heures. - Voyons, tu peux bien nous laisser monter. Mais le chargeur, un beau garçon, aux membres forts et au visage doux, refusa d'un geste effrayé. - Impossible, demande au porion... On me mettrait à l'amende. De nouveaux grondements furent étouffés. Catherine se pencha, dit à l'oreille d'Etienne - Viens donc voir l'écurie. C'est là qu'il fait bon! Et ils durent s'échapper sans ÃÂȘtre vus, car il était défendu d'y aller. Elle se trouvait à gauche, au bout d'une courte galerie. Longue de vingt-cinq mÚtres, haute de quatre, taillée dans le roc et voûtée en briques, elle pouvait contenir vingt chevaux. Il y faisait bon en effet, une bonne chaleur de bÃÂȘtes vivantes, une bonne odeur de litiÚre fraÃche, tenue proprement. L'unique lampe avait une lueur calme de veilleuse. Des chevaux au repos tournaient la tÃÂȘte, avec leurs gros yeux d'enfants, puis se remettaient à leur avoine, sans hùte, en travailleurs gras et bien portants, aimés de tout le monde. Mais, comme Catherine lisait à voix haute les noms, sur les plaques de zinc, au-dessus des mangeoires, elle eut un léger cri, en voyant un corps se dresser brusquement devant elle. C'était la Mouquette, effarée, qui sortait d'un tas de paille, oÃÂč elle dormait. Le lundi, lorsqu'elle était trop lasse des farces du dimanche, elle se donnait un violent coup de poing sur le nez, quittait sa taille sous le prétexte d'aller chercher de l'eau, et venait s'enfouir là , avec les bÃÂȘtes, dans la litiÚre chaude. Son pÚre, d'une grande faiblesse pour elle, la tolérait, au risque d'avoir des ennuis. Justement, le pÚre Mouque entra, court, chauve, ravagé, mais resté gros quand mÃÂȘme, ce qui était rare chez un ancien mineur de cinquante ans. Depuis qu'on en avait fait un palefrenier, il chiquait à un tel point, que ses gencives saignaient dans sa bouche noire. En apercevant les deux autres avec sa fille, il se fùcha. - Qu'est-ce que vous fichez là , tous? Allons, houp! bougresses qui m'amenez un homme ici!... C'est propre de venir faire vos saletés dans ma paille. Mouquette trouvait ça drÎle, se tenait le ventre. Mais Etienne, gÃÂȘné, s'en alla, tandis que Catherine lui souriait. Comme tous trois retournaient à l'accrochage, Bébert et Jeanlin y arrivaient aussi, avec un train de berlines. Il y eut un arrÃÂȘt pour la manoeuvre des cages, et la jeune fille s'approcha de leur cheval, le caressa de la main, en parlant de lui à son compagnon. C'était Bataille, le doyen de la mine, un cheval blanc qui avait dix ans de fond. Depuis dix ans, il vivait dans ce trou, occupant le mÃÂȘme coin de l'écurie, faisant la mÃÂȘme tùche le long des galeries noires, sans avoir jamais revu le jour. TrÚs gras, le poil luisant, l'air bonhomme, il semblait y couler une existence de sage, à l'abri des malheurs de là -haut. Du reste, dans les ténÚbres, il était devenu d'une grande malignité. La voie oÃÂč il travaillait avait fini par lui ÃÂȘtre si familiÚre, qu'il poussait de la tÃÂȘte les portes d'aérage, et qu'il se baissait, afin de ne pas se cogner, aux endroits trop bas. Sans doute aussi il comptait ses tours, car lorsqu'il avait fait le nombre réglementaire de voyages, il refusait d'en recommencer un autre, on devait le reconduire à sa mangeoire. Maintenant, l'ùge venait, ses yeux de chat se voilaient parfois d'une mélancolie. Peut-ÃÂȘtre revoyait-il vaguement, au fond de ses rÃÂȘvasseries obscures, le moulin oÃÂč il était né, prÚs de Marchiennes, un moulin planté sur le bord de la Scarpe, entouré de larges verdures, toujours éventé par le vent. Quelque chose brûlait en l'air, une lampe énorme, dont le souvenir exact échappait à sa mémoire de bÃÂȘte. Et il restait la tÃÂȘte basse, tremblant sur ses vieux pieds, faisant d'inutiles efforts pour se rappeler le soleil. Cependant, les manoeuvres continuaient dans le puits, le marteau des signaux avait tapé quatre coups, on descendait le cheval; et c'était toujours une émotion, car il arrivait parfois que la bÃÂȘte, saisie d'une telle épouvante, débarquait morte. En haut, lié dans un filet, il se débattait éperdument; puis, dÚs qu'il sentait le sol manquer sous lui, il restait comme pétrifié, il disparaissait sans un frémissement de la peau, l'oeil agrandi et fixe. Celui-ci étant trop gros pour passer entre les guides, on avait dû, en l'accrochant au-dessous de la cage, lui rabattre et lui attacher la tÃÂȘte sur le flanc. La descente dura prÚs de trois minutes, on ralentissait la machine par précaution. Aussi, en bas, l'émotion grandissait-elle. Quoi donc? Est-ce qu'on allait le laisser en route, pendu dans le noir? Enfin, il parut, avec son immobilité de pierre, son oeil fixe, dilaté de terreur. C'était un cheval bai, de trois ans à peine, nommé Trompette. - Attention! criait le pÚre Mouque, chargé de le recevoir. Amenez-le, ne le détachez pas encore. BientÎt, Trompette fut couché sur les dalles de fonte, comme une masse. Il ne bougeait toujours pas, il semblait dans le cauchemar de ce trou obscur, infini, de cette salle profonde, retentissante de vacarme. On commençait à le délier, lorsque Bataille, dételé depuis un instant, s'approcha, allongea le cou pour flairer ce compagnon, qui tombait ainsi de la terre. Les ouvriers élargirent le cercle en plaisantant. Eh bien! quelle bonne odeur lui trouvait-il? Mais Bataille s'animait, sourd aux moqueries. Il lui trouvait sans doute la bonne odeur du grand air, l'odeur oubliée du soleil dans les herbes. Et il éclata tout à coup d'un hennissement sonore, d'une musique d'allégresse, oÃÂč il semblait y avoir l'attendrissement d'un sanglot. C'était la bienvenue, la joie de ces choses anciennes dont une bouffée lui arrivait, la mélancolie de ce prisonnier de plus qui ne remonterait que mort. - Ah! cet animal de Bataille! criaient les ouvriers égayés par ces farces de leur favori. Le voilà qui causé avec le camarade. Trompette, délié, ne bougeait toujours pas. Il demeurait sur le flanc, comme s'il eût continué à sentir le filet l'étreindre, garrotté par la peur. Enfin, on le mit debout d'un coup de fouet, étourdi, les membres secoués d'un grand frisson. Et le pÚre Mouque emmena les deux bÃÂȘtes qui fraternisaient. - Voyons, y sommes-nous, à présent? demanda Maheu. Il fallait débarrasser les cages, et du reste dix minutes manquaient encore pour l'heure de la remonte. Peu à peu, les chantiers se vidaient, des mineurs revenaient de toutes les galeries. Il y avait déjà là une cinquantaine d'hommes, mouillés et grelottants, sous les fluxions de poitrine qui soufflaient de partout. Pierron, malgré son visage doucereux, gifla sa fille Lydie, parce qu'elle avait quitté la taille avant l'heure. Zacharie pinçait sournoisement la Mouquette, histoire de se réchauffer. Mais le mécontentement grandissait, Chaval et Levaque racontaient la menace de l'ingénieur, la berline baissée de prix, le boisage payé à part; et des exclamations accueillaient ce projet, une rébellion germait dans ce coin étroit, à prÚs de six cents mÚtres sous la terre. BientÎt, les voix ne se continrent plus, ces hommes souillés de charbon, glacés par l'attente, accusÚrent la Compagnie de tuer au fond une moitié de ses ouvriers, et de faire crever l'autre moitié de faim. Etienne écoutait, frémissant. - DépÃÂȘchons! dépÃÂȘchons! répétait aux chargeurs le porion Richomme. Il hùtait la manoeuvre pour la remonte, ne voulant point sévir, faisant semblant de ne pas entendre. Cependant, les murmures devenaient tels, qu'il fut forcé de s'en mÃÂȘler. DerriÚre lui, on criait que ça ne durerait pas toujours et qu'un beau matin la boutique sauterait. - Toi qui es raisonnable, dit-il à Maheu, fais-les donc taire. Quand on n'est pas les plus forts, on doit ÃÂȘtre les plus sages. Mais Maheu, qui se calmait et finissait par s'inquiéter, n'eut point à intervenir. Soudain, les voix tombÚrent Négrel et Dansaert, revenant de leur inspection, débouchaient d'une galerie, en sueur aussi tous les deux. L'habitude de la discipline fit ranger les hommes, tandis que l'ingénieur traversait le groupe, sans une parole. Il se mit dans une berline, le maÃtre-porion dans une autre; on tira cinq fois le signal, sonnant à la grosse viande, comme on disait pour les chefs; et la cage fila en l'air, au milieu d'un silence morne. I, VI Dans la cage qui le remontait, tassé avec quatre autres, Etienne résolut de reprendre sa course affamée, le long des routes. Autant valait-il crever tout de suite que de redescendre au fond de cet enfer, pour n'y pas mÃÂȘme gagner son pain. Catherine, enfournée au-dessus de lui, n'était plus là , contre son flanc, d'une bonne chaleur engourdissante. Et il aimait mieux ne pas songer à des bÃÂȘtises, et s'éloigner; car, avec son instruction plus large, il ne se sentait point la résignation de ce troupeau, il finirait par étrangler quelque chef. Brusquement, il fut aveuglé. La remonte venait d'ÃÂȘtre si rapide, qu'il restait ahuri du grand jour, les paupiÚres battantes dans cette clarté dont il s'était déshabitué déjà . Ce n'en fut pas moins un soulagement pour lui, de sentir la cage retomber sur les verrous. Un moulineur ouvrait la porte, le flot des ouvriers sautait des berlines. - Dis donc, Mouquet, murmura Zacharie à l'oreille du moulineur, filons-nous au Volcan, ce soir? Le Volcan était un café-concert de Montsou. Mouquet cligna l'oeil gauche, avec un rire silencieux qui lui fendait les mùchoires. Petit et gros comme son pÚre, il avait le nez effronté d'un gaillard qui mangeait tout, sans nul souci du lendemain. Justement, la Mouquette sortait à son tour, et il lui allongea une claque formidable sur les reins, par tendresse fraternelle. Etienne reconnaissait à peine la haute nef de la recette, qu'il avait vue inquiétante, dans les lueurs louches des lanternes. Ce n'était que nu et sale. Un jour terreux entrait par les fenÃÂȘtres poussiéreuses. Seule, la machine luisait, là -bas, avec ses cuivres; les cùbles d'acier, enduits de graisse, filaient comme des rubans trempés d'encre; et les molettes en haut, l'énorme charpente qui les supportait, les cages, les berlines, tout ce métal prodigué assombrissait la salle de leur gris dur de vieilles ferrailles. Sans relùche, le grondement des roues ébranlait les dalles de fonte; tandis que, de la houille ainsi promenée, montait une fine poudre de charbon, qui poudrait à noir le sol, les murs, jusqu'aux solives du beffroi. Mais Chaval, ayant donné un coup d'oeil au tableau des jetons, dans le petit bureau vitré du receveur, revint furieux. Il avait constaté qu'on leur refusait deux berlines, l'une parce qu'elle ne contenait pas la quantité réglementaire, l'autre parce que la houille en était malpropre. - La journée est complÚte, cria-t-il. Encore vingt sous de moins!... Aussi est-ce qu'on devrait prendre des fainéants, qui se servent de leurs bras comme un cochon de sa queue! Et son regard oblique, dirigé sur Etienne, complétait sa pensée. Celui-ci fut tenté de répondre à coups de poing. Puis, il se demanda à quoi bon, puisqu'il partait. Cela le décidait absolument. - On ne peut pas bien faire le premier jour, dit Maheu pour mettre la paix. Demain, il fera mieux. Tous n'en restaient pas moins aigris, agités d'un besoin de querelle. Comme ils passaient à la lampisterie rendre leurs lampes, Levaque s'empoigna avec le lampiste, qu'il accusait de mal nettoyer la sienne. Ils ne se détendirent un peu que dans la baraque, oÃÂč le feu brûlait toujours. MÃÂȘme on avait dû trop le charger, car le poÃÂȘle était rouge, la vaste piÚce sans fenÃÂȘtre semblait en flammes, tellement les reflets du brasier saignaient sur les murs. Et ce furent des grognements de joie, tous les dos se rÎtissaient à distance, fumaient ainsi que des soupes. Quand les reins brûlaient, on se cuisait le ventre. La Mouquette, tranquillement, avait rabattu sa culotte pour sécher sa chemise. Des garçons blaguaient, on éclata de rire, parce qu'elle leur montra tout à coup son derriÚre, ce qui était chez elle l'extrÃÂȘme expression du dédain. - Je m'en vais, dit Chaval qui avait serré ses outils dans sa caisse. Personne ne bougea. Seule, Mouquette se hùta, s'échappa derriÚre lui, sous le prétexte qu'ils rentraient l'un et l'autre à Montsou. Mais on continuait de plaisanter, on savait qu'il ne voulait plus d'elle. Catherine, cependant, préoccupée, venait de parler bas à son pÚre. Celui-ci s'étonna, puis il approuva d'un hochement de tÃÂȘte; et, appelant Etienne pour lui rendre son paquet - Ecoutez donc, murmura-t-il, si vous n'avez pas le sou, vous aurez le temps de crever avant la quinzaine... Voulez-vous que je tùche de vous trouver du crédit quelque part? Le jeune homme resta un instant embarrassé. Justement, il allait réclamer ses trente sous et partir. Mais une honte le retint devant la jeune fille. Elle le regardait fixement, peut-ÃÂȘtre croirait-elle qu'il boudait le travail. - Vous savez, je ne vous promets rien, continua Maheu. Nous en serons quittes pour un refus. Alors, Etienne ne dit pas non. On refuserait. Du reste, ça ne l'engageait point, il pourrait toujours s'éloigner, aprÚs avoir mangé un morceau. Puis, il fut mécontent de n'avoir pas dit non, en voyant la joie de Catherine, un joli rire, un regard d'amitié, heureuse de lui ÃÂȘtre venue en aide. A quoi bon tout cela? Quand ils eurent repris leurs sabots et fermé leurs cases, les Maheu quittÚrent la baraque, à la queue des camarades qui s'en allaient un à un, dÚs qu'ils s'étaient réchauffés. Etienne les suivit, Levaque et son gamin se mirent de la bande. Mais, comme ils traversaient le criblage, une scÚne violente les arrÃÂȘta. C'était dans un vaste hangar, aux poutres noires de poussiÚre envolée, aux grandes persiennes d'oÃÂč soufflait un continuel courant d'air. Les berlines de houille arrivaient directement de la recette, étaient versées ensuite par des culbuteurs sur les trémies, de longues glissiÚres de tÎle; et, à droite et à gauche de ces derniÚres, les cribleuses, montées sur des gradins, armées de la pelle et du rùteau, ramassaient les pierres, poussaient le charbon propre, qui tombait ensuite par des entonnoirs dans les wagons de la voie ferrée, établie sous le hangar. PhilomÚne Levaque se trouvait là , mince et pùle, d'une figure moutonniÚre de fille crachant le sang. La tÃÂȘte protégée d'un lambeau de laine bleue, les mains et les bras noirs jusqu'aux coudes, elle triait au-dessous d'une vieille sorciÚre, la mÚre de la Pierronne, la Brûlé ainsi qu'on la nommait, terrible avec ses yeux de chat-huant et sa bouche serrée comme la bourse d'un avare. Elles s'empoignaient toutes les deux, la jeune accusant la vieille de lui ratisser ses pierres, à ce point qu'elle n'en faisait pas un panier en dix minutes. On les payait au panier, c'étaient des querelles sans cesse renaissantes. Les chignons volaient, les mains restaient marquées en noir sur les faces rouges. - Fous-lui donc un renfoncement! cria d'en haut Zacharie à sa maÃtresse. Toutes les cribleuses éclatÚrent. Mais la Brûlé se jeta hargneusement sur le jeune homme. - Dis donc, saleté! tu ferais mieux de reconnaÃtre les deux gosses dont tu l'as emplie!... S'il est permis, une bringue de dix-huit ans, qui ne tient pas debout! Maheu dut empÃÂȘcher son fils de descendre, pour voir un peu, disait-il, la couleur de sa peau, à cette carcasse. Un surveillant accourait, les rùteaux se remirent à fouiller le charbon. On n'apercevait plus, du haut en bas des trémies, que les dos ronds des femmes, acharnées à se disputer les pierres. Dehors, le vent s'était brusquement calmé, un froid humide tombait du ciel gris. Les charbonniers gonflÚrent les épaules, croisÚrent les bras et partirent, débandés, avec un roulis des reins qui faisait saillir leurs gros os, sous la toile mince des vÃÂȘtements. Au grand jour, ils passaient comme une bande de nÚgres culbutes dans de la vase. Quelques-uns n'avaient pas fini leur briquet; et ce reste de pain, rapporté entre la chemise et la veste, les rendait bossus. - Tiens! voilà Bouteloup, dit Zacharie en ricanant. Levaque, sans s'arrÃÂȘter, échangea deux phrases avec son logeur, gros garçon brun de trente-cinq ans, l'air placide et honnÃÂȘte. - Ca y est, la soupe, Louis? - Je crois. - Alors, la femme est gentille, aujourd'hui? - Oui, gentille, je crois. D'autres mineurs de la coupe à terre arrivaient, des bandes nouvelles qui, une à une, s'engouffraient dans la fosse. C'était la descente de trois heures, encore des hommes que le puits mangeait, et dont les équipes allaient remplacer les marchandages des haveurs, au fond des voies. Jamais la mine ne chÎmait, il y avait nuit et jour des insectes humains fouissant la roche, à six cents mÚtres sous les champs de betteraves. Cependant, les gamins marchaient les premiers. Jeanlin confiait à Bébert un plan compliqué, pour avoir à crédit quatre sous de tabac; tandis que Lydie, respectueusement, venait à distance. Catherine suivait avec Zacharie et Etienne. Aucun ne parlait. Et ce fut seulement devant le cabaret de l'Avantage, que Maheu et Levaque les rejoignirent. - Nous y sommes, dit le premier à Etienne. Voulez-vous entrer? On se sépara. Catherine était restée un instant immobile, regardant une derniÚre fois le jeune homme de ses grands yeux, d'une limpidité verdùtre d'eau de source, et dont le visage noir creusait encore le cristal. Elle sourit, elle disparut avec les autres, sur le chemin montant qui conduisait au coron. Le cabaret se trouvait entre le village et la fosse, au croisement des deux routes. C'était une maison de briques à deux étages, blanchie du haut en bas à la chaux, égayée autour des fenÃÂȘtres d'une large bordure bleu ciel. Sur une enseigne carrée, clouée au-dessus de la porte, on lisait en lettres jaunes A l'Avantage, débit tenu par Rasseneur. DerriÚre, s'allongeait un jeu de quilles, clos d'une haie vive. Et la Compagnie, qui avait tout fait pour acheter ce lopin, enclavé dans ses vastes terres, était désolée de ce cabaret, poussé en plein champ, ouvert à la sortie mÃÂȘme du Voreux. - Entrez, répéta Maheu à Etienne. La salle, petite, avait une nudité claire, avec ses murs blancs, ses trois tables et sa douzaine de chaises, son comptoir de sapin, grand comme un buffet de cuisine. Une dizaine de chopes au plus étaient là , trois bouteilles de liqueur, une carafe, une petite caisse de zinc à robinet d'étain, pour la biÚre; et rien autre, pas une image, pas une tablette, pas un jeu. Dans la cheminée de fonte, vernie et luisante, brûlait doucement une pùtée de houille. Sur les dalles, une fine couche de sable blanc buvait l'humidité continuelle de ce pays trempé d'eau. - Une chope, commanda Maheu à une grosse fille blonde, la fille d'une voisine qui parfois gardait la salle. Rasseneur est là ? La fille tourna le robinet, en répondant que le patron allait revenir. Lentement, d'un seul trait, le mineur vida la moitié de la chope, pour balayer les poussiÚres qui lui obstruaient la gorge. Il n'offrit rien à son compagnon. Un seul consommateur, un autre mineur mouillé et barbouillé, était assis devant une table et buvait sa biÚre en silence, d'un air de profonde méditation. Un troisiÚme entra, fut servi sur un geste, paya et s'en alla, sans avoir dit un mot. Mais un gros homme de trente-huit ans, rasé, la figure ronde, parut avec un sourire débonnaire. C'était Rasseneur, un ancien haveur que la Compagnie avait congédié depuis trois ans, à la suite d'une grÚve. TrÚs bon ouvrier, il parlait bien, se mettait à la tÃÂȘte de toutes les réclamations, avait fini par ÃÂȘtre le chef des mécontents. Sa femme tenait déjà un débit, ainsi que beaucoup de femmes de mineurs; et, quand il fut jeté sur le pavé, il resta cabaretier lui-mÃÂȘme, trouva de l'argent, planta son cabaret en face du Voreux, comme une provocation à la Compagnie. Maintenant, sa maison prospérait, il devenait un centre, il s'enrichissait des colÚres qu'il avait peu à peu soufflées au coeur de ses anciens camarades. - C'est ce garçon que j'ai embauché ce matin, expliqua Maheu tout de suite. As-tu une de tes deux chambres libre, et veux-tu lui faire crédit d'une quinzaine? La face large de Rasseneur exprima subitement une grande défiance. Il examina d'un coup d'oeil Etienne et répondit, sans se donner la peine de témoigner un regret - Mes deux chambres sont prises. Pas possible. Le jeune homme s'attendait à ce refus; et il en souffrit pourtant, il s'étonna du brusque ennui qu'il éprouvait à s'éloigner. N'importe, il s'en irait, quand il aurait ses trente sous. Le mineur qui buvait à une table était parti. D'autres, un à un, entraient toujours se décrasser la gorge, puis se remettaient en marche du mÃÂȘme pas déhanché. C'était un simple lavage, sans joie ni passion, le muet contentement d'un besoin. - Alors, il n'y a rien? demanda d'un ton particulier Rasseneur à Maheu, qui achevait sa biÚre à petits coups. Celui-ci tourna la tÃÂȘte et vit qu'Etienne seul était là . - Il y a qu'on s'est chamaillé encore... Oui, pour le boisage. Il conta l'affaire. La face du cabaretier avait rougi, une émotion sanguine la gonflait, lui sortait en flammes de la peau et des yeux. Enfin, il éclata. - Ah bien! s'ils s'avisent de baisser les prix, ils sont fichus. Etienne le gÃÂȘnait. Cependant, il continua, en lui lançant des regards obliques. Et il avait des réticences, des sous-entendus, il parlait du directeur, M. Hennebeau, de sa femme, de son neveu le petit Négrel, sans les nommer, répétant que ça ne pouvait pas continuer ainsi, que ça devait casser un de ces quatre matins. La misÚre était trop grande, il cita les usines qui fermaient, les ouvriers qui s'en allaient. Depuis un mois, il donnait plus de six livres de pain par jour. On lui avait dit, la veille, que M. Deneulin, le propriétaire d'une fosse voisine, ne savait comment tenir le coup. Du reste, il venait de recevoir une lettre de Lille, pleine de détails inquiétants. - Tu sais, murmura-t-il, ça vient de cette personne que tu as vue ici un soir. Mais il fut interrompu. Sa femme entrait à son tour, une grande femme maigre et ardente, le nez long, les pommettes violacées. Elle était en politique beaucoup plus radicale que son mari. - La lettre de Pluchart, dit-elle. Ah! s'il était le maÃtre, celui-là , ça ne tarderait pas à mieux aller! Etienne écoutait depuis un instant, comprenait, se passionnait, à ces idées de misÚre et de revanche. Ce nom, jeté brusquement, le fit tressaillir. Il dit tout haut, comme malgré lui - Je le connais, Pluchart. On le regardait, il dut ajouter - Oui, je suis machineur, il a été mon contremaÃtre, à Lille... Un homme capable, j'ai causé souvent avec lui. Rasseneur l'examinait de nouveau; et il y eut, sur son visage, un changement rapide, une sympathie soudaine. Enfin, il dit à sa femme - C'est Maheu qui m'amÚne Monsieur, un herscheur à lui, pour voir s'il n'y a pas une chambre en haut, et si nous ne pourrions pas faire crédit d'une quinzaine. Alors, l'affaire fut conclue en quatre paroles. Il y avait une chambre, le locataire était parti le matin. Et le cabaretier, trÚs excité, se livra davantage, tout en répétant qu'il demandait seulement le possible aux patrons, sans exiger, comme tant d'autres, des choses trop dures à obtenir. Sa femme haussait les épaules, voulait son droit, absolument. - Bonsoir, interrompit Maheu. Tout ça n'empÃÂȘchera pas qu'on descende, et tant qu'on descendra, il y aura du monde qui en crÚvera... Regarde, te voilà gaillard, depuis trois ans que tu en es sorti. - Oui, je me suis beaucoup refait, déclara Rasseneur complaisamment. Etienne alla jusqu'à la porte, remerciant le mineur qui partait; mais celui-ci hochait la tÃÂȘte, sans ajouter un mot, et le jeune homme le regarda monter péniblement le chemin du coron. Mme Rasseneur, en train de servir des clients, venait de le prier d'attendre une minute, pour qu'elle le conduisÃt à sa chambre, oÃÂč il se débarbouillerait. Devait-il rester? Une hésitation l'avait repris, un malaise qui lui faisait regretter la liberté des grandes routes, la faim au soleil, soufferte avec la joie d'ÃÂȘtre son maÃtre. Il lui semblait qu'il avait vécu là des années, depuis son arrivée sur le terri, au milieu des bourrasques, jusqu'aux heures passées sous la terre, à plat ventre dans les galeries noires. Et il lui répugnait de recommencer, c'était injuste et trop dur, son orgueil d'homme se révoltait, à l'idée d'ÃÂȘtre une bÃÂȘte qu'on aveugle et qu'on écrase. Pendant qu'Etienne se débattait ainsi, ses yeux, qui erraient sur la plaine immense, peu à peu l'aperçurent. Il s'étonna, il ne s'était pas figuré l'horizon de la sorte, lorsque le vieux Bonnemort le lui avait indiqué du geste, au fond des ténÚbres. Devant lui, il retrouvait bien le Voreux, dans un pli de terrain, avec ses bùtiments de bois et de briques, le criblage goudronné, le beffroi couvert d'ardoises, la salle de la machine et la haute cheminée d'un rouge pùle, tout cela tassé, l'air mauvais. Mais, autour des bùtiments, le carreau s'étendait, et il ne se l'imaginait pas si large, changé en un lac d'encre par les vagues montantes du stock de charbon, hérissé des hauts chevalets qui portaient les rails des passerelles, encombré dans un coin de la provision des bois, pareille à la moisson d'une forÃÂȘt fauchée. Vers la droite, le terri barrait la vue, colossal comme une barricade de géants, déjà couvert d'herbe dans sa partie ancienne, consumé à l'autre bout par un feu intérieur qui brûlait depuis un an, avec une fumée épaisse, en laissant à la surface, au milieu du gris blafard des schistes et des grÚs, de longues traÃnées de rouille sanglante. Puis, les champs se déroulaient, des champs sans fin de blé et de betteraves, nus à cette époque de l'année, des marais aux végétations dures, coupés de quelques saules rabougris, des prairies lointaines, que séparaient des files maigres de peupliers. TrÚs loin, de petites taches blanches indiquaient des villes, Marchiennes au nord, Montsou au midi; tandis que la forÃÂȘt de Vandame, à l'est, bordait l'horizon de la ligne violùtre de ses arbres dépouillés. Et, sous le ciel livide, dans le jour bas de cet aprÚs-midi d'hiver, il semblait que tout le noir du Voreux, toute la poussiÚre volante de la houille se fût abattue sur la plaine, poudrant les arbres, sablant les routes, ensemençant la terre. Etienne regardait, et ce qui le surprenait surtout, c'était un canal, la riviÚre de la Scarpe canalisée, qu'il n'avait pas vu dans la nuit. Du Voreux à Marchiennes, ce canal allait droit, un ruban d'argent mat de deux lieues, une avenue bordée de grands arbres, élevée au-dessus des bas terrains, filant à l'infini avec la perspective de ses berges vertes, de son eau pùle oÃÂč glissait l'arriÚre vermillonné des péniches. PrÚs de la fosse, il y avait un embarcadÚre, des bateaux amarrés, que les berlines des passerelles emplissaient directement. Ensuite, le canal faisait un coude, coupait de biais les marais; et toute l'ùme de cette plaine rase paraissait ÃÂȘtre là , dans cette eau géométrique qui la traversait comme une grande route, charriant la houille et le fer. Les regards d'Etienne remontaient du canal au coron, bùti sur le plateau, et dont il distinguait seulement les tuiles rouges. Puis, ils revenaient vers le Voreux, s'arrÃÂȘtaient, en bas de la pente argileuse, à deux énormes tas de briques, fabriquées et cuites sur place. Un embranchement du chemin de fer de la Compagnie passait derriÚre une palissade, desservant la fosse. On devait descendre les derniers mineurs de la coupe à terre. Seul, un wagon que poussaient des hommes jetait un cri aigu. Ce n'était plus l'inconnu des ténÚbres, les tonnerres inexplicables, les flamboiements d'astres ignorés. Au loin, les hauts fourneaux et les fours à coke avaient pùli avec l'aube. Il ne restait là , sans un arrÃÂȘt, que l'échappement de la pompe, soufflant toujours de la mÃÂȘme haleine grosse et longue, l'haleine d'un ogre dont il distinguait la buée grise maintenant, et que rien ne pouvait repaÃtre. Alors, Etienne, brusquement, se décida. Peut-ÃÂȘtre avait-il cru revoir les yeux clairs de Catherine, là -haut, à l'entrée du coron. Peut-ÃÂȘtre était-ce plutÎt un vent de révolte, qui venait du Voreux. Il ne savait pas, il voulait redescendre dans la mine pour souffrir et se battre, il songeait violemment à ces gens dont parlait Bonnemort, à ce dieu repu et accroupi, auquel dix mille affamés donnaient leur chair, sans le connaÃtre. DEUXIEME PARTIE II, I La propriété des Grégoire, la Piolaine, se trouvait à deux kilomÚtres de Montsou, vers l'est, sur la route de Joiselle. C'était une grande maison carrée, sans style, bùtie au commencement du siÚcle dernier. Des vastes terres qui en dépendaient d'abord, il ne restait qu'une trentaine d'hectares, clos de murs, d'un facile entretien. On citait surtout le verger et le potager, célÚbres par leurs fruits et leurs légumes, les plus beaux du pays. D'ailleurs, le parc manquait, un petit bois en tenait lieu. L'avenue de vieux tilleuls, une voûte de feuillage de trois cents mÚtres, plantée de la grille au perron, était une des curiosités de cette plaine rase, oÃÂč l'on comptait les grands arbres, de Marchiennes à Beaugnies. Ce matin-là , les Grégoire s'étaient levés à huit heures. D'habitude, ils ne bougeaient guÚre qu'une heure plus tard, dormant beaucoup, avec passion; mais la tempÃÂȘte de la nuit les avait énervés. Et, pendant que son mari était allé voir tout de suite si le vent n'avait pas fait de dégùts, Mme Grégoire venait de descendre à la cuisine, en pantoufles et en peignoir de flanelle. Courte, grasse, ùgée déjà de cinquante-huit ans, elle gardait une grosse figure poupine et étonnée, sous la blancheur éclatante de ses cheveux. - Mélanie, dit-elle à la cuisiniÚre, si vous faisiez la brioche ce matin, puisque la pùte est prÃÂȘte. Mademoiselle ne se lÚvera pas avant une demi-heure, et elle en mangerait avec son chocolat... Hein! ce serait une surprise. La cuisiniÚre, vieille femme maigre qui les servait depuis trente ans, se mit à rire. - Ca, c'est vrai, la surprise serait fameuse... Mon fourneau est allumé, le four doit ÃÂȘtre chaud; et puis, Honorine va m'aider un peu. Honorine, une fille d'une vingtaine d'années, recueillie enfant et élevée à la maison, servait maintenant de femme de chambre. Pour tout personnel, outre ces deux femmes, il n'y avait que le cocher, Francis, chargé des gros ouvrages. Un jardinier et une jardiniÚre s'occupaient des légumes, des fruits, des fleurs et de la basse-cour. Et, comme le service était patriarcal, d'une douceur familiÚre, ce petit monde vivait en bonne amitié. Mme Grégoire, qui avait médité dans son lit la surprise de la brioche, resta pour voir mettre la pùte au four. La cuisine était immense, et on la devinait la piÚce importante, à sa propreté extrÃÂȘme, à l'arsenal des casseroles, des ustensiles, des pots qui l'emplissaient. Cela sentait bon la bonne nourriture. Des provisions débordaient des rùteliers et des armoires. - Et qu'elle soit bien dorée, n'est-ce pas? recommanda Mme Grégoire en passant dans la salle à manger. Malgré le calorifÚre qui chauffait toute la maison, un feu de houille égayait cette salle. Du reste, il n'y avait aucun luxe la grande table, les chaises, un buffet d'acajou; et, seuls, deux fauteuils profonds trahissaient l'amour du bien-ÃÂȘtre, les longues digestions heureuses. On n'allait jamais au salon, on demeurait là , en famille. Justement, M. Grégoire rentrait, vÃÂȘtu d'un gros veston de futaine, rose lui aussi pour ses soixante ans, avec de grands traits honnÃÂȘtes et bons, dans la neige de ses cheveux bouclés. Il avait vu le cocher et le jardinier aucun dégùt important, rien qu'un tuyau de cheminée abattu. Chaque matin, il aimait à donner un coup d'oeil à la Piolaine, qui n'était pas assez grande pour lui causer des soucis, et dont il tirait tous les bonheurs du propriétaire. - Et Cécile? demanda-t-il, elle ne se lÚve donc pas, aujourd'hui? - Je n'y comprends rien, répondit sa femme. Il me semblait l'avoir entendue remuer. Le couvert était mis, trois bols sur la nappe blanche. On envoya Honorine voir ce que devenait Mademoiselle. Mais elle redescendit aussitÎt, retenant des rires, étouffant sa voix, comme si elle eût parlé en haut, dans la chambre. - Oh! si monsieur et madame voyaient mademoiselle!... Elle dort, oh! elle dort, ainsi qu'un Jésus... On n'a pas idée de ça, c'est un plaisir à la regarder. Le pÚre et la mÚre échangeaient des regards attendris. Il dit en souriant - Viens-tu voir? - Cette pauvre mignonne! murmura-t-elle. J'y vais. Et ils montÚrent ensemble. La chambre était la seule luxueuse de la maison, tendue de soie bleue, garnie de meubles laqués, blancs à filets bleus, un caprice d'enfant gùtée satisfait par les parents. Dans les blancheurs vagues du lit, sous le demi-jour qui tombait de l'écartement d'un rideau, la jeune fille dormait, une joue appuyée sur son bras nu. Elle n'était pas jolie, trop saine, trop bien portante, mûre à dix-huit ans; mais elle avait une chair superbe, une fraÃcheur de lait, avec ses cheveux chùtains, sa face ronde au petit nez volontaire, noyé entre les joues. La couverture avait glissé, et elle respirait si doucement, que son haleine ne soulevait mÃÂȘme pas sa gorge déjà lourde. - Ce maudit vent l'aura empÃÂȘchée de fermer les yeux, dit la mÚre doucement. Le pÚre, d'un geste, lui imposa silence. Tous les deux se penchaient, regardaient avec adoration, dans sa nudité de vierge, cette fille si longtemps désirée, qu'ils avaient eue sur le tard, lorsqu'ils ne l'espéraient plus. Ils la voyaient parfaite, point trop grasse, jamais assez bien nourrie. Et elle dormait toujours, sans les sentir prÚs d'elle, leur visage contre le sien. Pourtant, une onde légÚre troubla sa face immobile. Ils tremblÚrent qu'elle ne s'éveillùt, ils s'en allÚrent sur la pointe des pieds. - Chut! dit M. Grégoire à la porte. Si elle n'a pas dormi, il faut la laisser dormir. - Tant qu'elle voudra, la mignonne, appuya Mme Grégoire. Nous attendrons. Ils descendirent, s'installÚrent dans les fauteuils de la salle à manger; tandis que les bonnes, riant du gros sommeil de Mademoiselle, tenaient sans grogner le chocolat sur le fourneau. Lui, avait pris un journal; elle, tricotait un grand couvre-pieds de laine. Il faisait trÚs chaud, pas un bruit ne venait de la maison muette. La fortune des Grégoire, quarante mille francs de rentes environ, était tout entiÚre dans une action des mines de Montsou. Ils en racontaient avec complaisance l'origine, qui partait de la création mÃÂȘme de la Compagnie. Vers le commencement du dernier siÚcle, un coup de folie s'était déclaré, de Lille à Valenciennes, pour la recherche de la houille. Les succÚs des concessionnaires qui devaient plus tard former la Compagnie d'Anzin, avaient exalté toutes les tÃÂȘtes. Dans chaque commune, on sondait le sol; et les sociétés se créaient, et les concessions poussaient en une nuit. Mais, parmi les entÃÂȘtés de l'époque, le baron Desrumaux avait certainement laissé la mémoire de l'intelligence la plus héroïque. Pendant quarante années, il s'était débattu sans faiblir, au milieu de continuels obstacles premiÚres recherches infructueuses, fosses nouvelles abandonnées au bout de longs mois de travail, éboulements qui comblaient les trous, inondations subites qui noyaient les ouvriers, centaines de mille francs jetés dans la terre; puis, les tracas de l'administration, les paniques des actionnaires, la lutte avec les seigneurs terriens, résolus à ne pas reconnaÃtre les concessions royales, si l'on refusait de traiter d'abord avec eux. Il venait enfin de fonder la société Desrumaux, Fauquenoix et Cie, pour exploiter la concession de Montsou, et les fosses commençaient à donner de faibles bénéfices, lorsque deux concessions voisines, celle de Cougny, appartenant au comte de Cougny, et celle de Joiselle, appartenant à la société Cornille et Jenard, avaient failli l'écraser sous le terrible assaut de leur concurrence. Heureusement, le 25 août 1760, un traité intervenait entre les trois concessions et les réunissait en une seule. La Compagnie des mines de Montsou était créée, telle qu'elle existe encore aujourd'hui. Pour la répartition, on avait divisé, d'aprÚs l'étalon de la monnaie du temps, la propriété totale en vingt-quatre sous, dont chacun se subdivisait en douze deniers, ce qui faisait deux cent quatre-vingt-huit deniers; et, comme le denier était de dix mille francs, le capital représentait une somme de prÚs de trois millions. Desrumeaux, agonisant, mais vainqueur, avait eu, dans le partage, six sous et trois deniers. En ces années-là le baron possédait la Piolaine, d'oÃÂč dépendaient trois cents hectares, et il avait à son service, comme régisseur, Honoré Grégoire, un garçon de la Picardie, l'arriÚre-grand-pÚre de Léon Grégoire, pÚre de Cécile. Lors du traité de Montsou, Honoré, qui cachait dans un bas une cinquantaine de mille francs d'économies, céda en tremblant à la foi inébranlable de son maÃtre. Il sortit dix mille livres de beaux écus, il prit un denier, avec la terreur de voler ses enfants de cette somme. Son fils EugÚne toucha en effet des dividendes fort minces; et, comme il s'était mis bourgeois et qu'il avait eu la sottise de manger les quarante autres mille francs de l'héritage paternel dans une association désastreuse, il vécut assez chichement. Mais les intérÃÂȘts du denier montaient peu à peu, la fortune commença avec Félicien, qui put réaliser un rÃÂȘve dont son grand-pÚre, l'ancien régisseur, avait bercé son enfance l'achat de la Piolaine démembrée, qu'il eut comme bien national, pour une somme dérisoire. Cependant, les années qui suivirent furent mauvaises, il fallut attendre le dénouement des catastrophes révolutionnaires, puis la chute sanglante de Napoléon. Et ce fut Léon Grégoire qui bénéficia, dans une progression stupéfiante, du placement timide et inquiet de son bisaïeul. Ces dix pauvres mille francs grossissaient, s'élargissaient, avec la prospérité de la Compagnie. DÚs 1820, ils rapportaient cent pour cent, dix mille francs. En 1844, ils en produisaient vingt mille; en 1850, quarante. Il y avait deux ans enfin, le dividende était monté au chiffre prodigieux de cinquante mille francs la valeur du denier, coté à la Bourse de Lille un million, avait centuplé en un siÚcle. M. Grégoire, auquel on conseillait de vendre, lorsque ce cours d'un million fut atteint, s'y était refusé, de son air souriant et paterne. Six mois plus tard, une crise industrielle éclatait, le denier retombait à six cent mille francs. Mais il souriait toujours, il ne regrettait rien, car les Grégoire avaient maintenant une foi obstinée en leur mine. Ca remonterait, Dieu n'était pas si solide. Puis, à cette croyance religieuse, se mÃÂȘlait une profonde gratitude pour une valeur, qui, depuis un siÚcle, nourrissait la famille à ne rien faire. C'était comme une divinité à eux, que leur égoïsme entourait d'un culte, la bienfaitrice du foyer, les berçant dans leur grand lit de paresse, les engraissant à leur table gourmande. De pÚre en fils, cela durait pourquoi risquer de mécontenter le sort, en doutant de lui? Et il y avait, au fond de leur fidélité, une terreur superstitieuse, la crainte que le million du denier ne se fût brusquement fondu, s'ils l'avaient réalisé et mis dans un tiroir. Ils le voyaient plus à l'abri dans la terre, d'oÃÂč un peuple de mineurs, des générations d'affamés l'extrayaient pour eux, un peu chaque jour, selon leurs besoins. Du reste, les bonheurs pleuvaient sur cette maison. M. Grégoire, trÚs jeune, avait épousé la fille d'un pharmacien de Marchiennes, une demoiselle laide, sans un sou, qu'il adorait et qui lui avait tout rendu, en félicité. Elle s'était enfermée dans son ménage, extasiée devant son mari, n'ayant d'autre volonté que la sienne; jamais des goûts différents ne les séparaient, un mÃÂȘme idéal de bien-ÃÂȘtre confondait leurs désirs; et ils vivaient ainsi depuis quarante ans, de tendresse et de petits soins réciproques. C'était une existence réglée, les quarante mille francs mangés sans bruit, les économies dépensées pour Cécile, dont la naissance tardive avait un instant bouleversé le budget. Aujourd'hui encore, ils contentaient chacun de ses caprices un second cheval, deux autres voitures, des toilettes venues de Paris. Mais ils goûtaient là une joie de plus, ils ne trouvaient rien de trop beau pour leur fille, avec une telle horreur personnelle de l'étalage, qu'ils avaient gardé les modes de leur jeunesse. Toute dépense qui ne profitait pas leur semblait stupide. Brusquement, la porte s'ouvrit, et une voix forte cria - Eh bien! quoi donc, on déjeune sans moi! C'était Cécile, au saut du lit, les yeux gonflés de sommeil. Elle avait simplement relevé ses cheveux et passé un peignoir de laine blanche. - Mais non, dit la mÚre, tu vois qu'on t'attendait... Hein? ce vent a dû t'empÃÂȘcher de dormir, pauvre mignonne!! La jeune fille la regarda, trÚs surprise. - Il a fait du vent?... Je n'en sais rien, je n'ai pas bougé de la nuit. Alors, cela leur sembla drÎle, tous les trois se mirent à rire; et les bonnes, qui apportaient le déjeuner, éclatÚrent aussi, tellement l'idée que Mademoiselle avait dormi d'un trait ses douze heures, égayait la maison. La vue de la brioche acheva d'épanouir les visages. - Comment! elle est donc cuite? répétait Cécile. En voilà une attrape qu'on me fait!... C'est ça qui va ÃÂȘtre bon, tout chaud, dans le chocolat! Ils s'attablaient enfin, le chocolat fumait dans les bols, on ne parla longtemps que de la brioche. Mélanie et Honorine restaient, donnaient les détails sur la cuisson, les regardaient se bourrer, les lÚvres grasses, en disant que c'était un plaisir de faire un gùteau, quand on voyait les maÃtres le manger si volontiers. Mais les chiens aboyÚrent violemment on crut qu'ils annonçaient la maÃtresse de piano, qui venait de Marchiennes le lundi et le vendredi. Il venait aussi un professeur de littérature. Toute l'instruction de la jeune fille s'était ainsi faite à la Piolaine, dans une ignorance heureuse, dans des caprices d'enfant, jetant le livre par la fenÃÂȘtre, dÚs qu'une question l'ennuyait. - C'est M. Deneulin, dit Honorine en rentrant. DerriÚre elle, Deneulin, un cousin de M. Grégoire, parut sans façon, le verbe haut, le geste vif, avec une allure d'ancien officier de cavalerie. Bien qu'il eût dépassé la cinquantaine, ses cheveux coupés ras et ses grosses moustaches étaient d'un noir d'encre. - Oui, c'est moi, bonjour... Ne vous dérangez donc pas! Il s'était assis, pendant que la famille s'exclamait. Elle finit par se remettre à son chocolat. - Est-ce que tu as quelque chose à me dire? demanda M. Grégoire. - Non, rien du tout, se hùta de répondre Deneulin. Je suis sorti à cheval pour me dérouiller un peu, et comme je passais devant votre porte, j'ai voulu vous donner un petit bonjour. Cécile le questionna sur Jeanne et sur Lucie, ses filles. Elles allaient parfaitement, la premiÚre ne lùchait plus la peinture, tandis que l'autre, l'aÃnée, cultivait sa voix au piano, du matin au soir. Et il y avait un tremblement léger dans sa voix, un malaise qu'il dissimulait, sous les éclats de sa gaieté. M. Grégoire reprit - Et tout marche-t-il bien, à la fosse? - Dame! je suis bousculé avec les camarades, par cette saleté de crise... Ah! nous payons les années prospÚres! On a trop bùti d'usines, trop construit de voies ferrées, trop immobilisé de capitaux en vue d'une production formidable. Et, aujourd'hui, l'argent dort, on n'en trouve plus pour faire fonctionner tout ça... Heureusement, rien n'est désespéré, je m'en tirerai quand mÃÂȘme. Comme son cousin, il avait eu en héritage un denier des mines de Montsou. Mais lui, ingénieur entreprenant, tourmenté du besoin d'une royale fortune, s'était hùté de vendre, lorsque le denier avait atteint le million. Depuis des mois, il mûrissait un plan. Sa femme tenait d'un oncle la petite concession de Vandame, oÃÂč il n'y avait d'ouvertes que deux fosses, Jean-Bart et Gaston-Marie, dans un tel état d'abandon, avec un matériel si défectueux, que l'exploitation en couvrait à peine les frais. Or, il rÃÂȘvait de réparer Jean-Bart, d'en renouveler la machine et d'élargir le puits afin de pouvoir descendre davantage, en ne gardant Gaston-Marie que pour l'épuisement. On devait, disait-il, trouver là de l'or à la pelle. L'idée était juste. Seulement, le million y avait passé, et cette damnée crise industrielle éclatait au moment oÃÂč de gros bénéfices allaient lui donner raison. Du reste, mauvais administrateur, d'une bonté brusque avec ses ouvriers, il se laissait piller depuis la mort de sa femme, lùchant aussi la bride à ses filles, dont l'aÃnée parlait d'entrer au théùtre et dont la cadette s'était déjà fait refuser trois paysages au Salon, toutes deux rieuses dans la débùcle, et chez lesquelles la misÚre menaçante révélait de trÚs fines ménagÚres. - Vois-tu, Léon, continua-t-il, la voix hésitante, tu as eu tort de ne pas vendre en mÃÂȘme temps que moi. Maintenant, tout dégringole, tu peux courir... Et si tu m'avais confié ton argent, tu aurais vu ce que nous aurions fait à Vandame, dans notre mine! M. Grégoire achevait son chocolat, sans hùte. Il répondit paisiblement - Jamais!... Tu sais bien que je ne veux pas spéculer. Je vis tranquille, ce serait trop bÃÂȘte, de me casser la tÃÂȘte avec des soucis d'affaires. Et, quant à Montsou, ça peut continuer à baisser, nous en aurons toujours notre suffisance. Il ne faut pas ÃÂȘtre si gourmand, que diable! Puis, écoute, c'est toi qui te mordras les doigts un jour, car Montsou remontera, les enfants de Cécile en tireront encore leur pain blanc. Deneulin l'écoutait avec un sourire gÃÂȘné. - Alors, murmura-t-il, si je te disais de mettre cent mille francs dans mon affaire, tu refuserais? Mais, devant les faces inquiÚtes des Grégoire, il regretta d'ÃÂȘtre allé si vite, il renvoya son idée d'emprunt à plus tard, la réservant pour un cas désespéré. - Oh! je n'en suis pas là ! C'est une plaisanterie... Mon Dieu! tu as peut-ÃÂȘtre raison l'argent que vous gagnent les autres, est celui dont on engraisse le plus sûrement. On changea d'entretien. Cécile revint sur ses cousines. dont les goûts la préoccupaient, tout en la choquant Mme Grégoire promit de mener sa fille voir ces chÚres petites, dÚs le premier jour de soleil. Cependant, M. Grégoire, l'air distrait, n'était pas à la conversation. Il ajouta tout haut - Moi, si j'étais à ta place, je ne m'entÃÂȘterais pas davantage, je traiterais avec Montsou... Ils en ont une belle envie, tu retrouverais ton argent. Il faisait allusion à la vieille haine qui existait entre la concession de Montsou et celle de Vandame. Malgré la faible importance de cette derniÚre, sa puissante voisine enrageait de voir, enclavée dans ses soixante-sept communes, cette lieue carrée qui ne lui appartenait pas; et, aprÚs avoir essayé vainement de la tuer, elle complotait de l'acheter à bas prix, lorsqu'elle rùlerait. La guerre continuait sans trÃÂȘve, chaque exploitation arrÃÂȘtait ses galeries à deux cents mÚtres les unes des autres, c'était un duel au dernier rang, bien que les directeurs et les ingénieurs eussent entre eux des relations polies. Les yeux de Deneulin avaient flambé. - Jamais! cria-t-il à son tour. Tant que je serai vivant, Montsou n'aura pas Vandame... J'ai dÃné jeudi chez Hennebeau, et je l'ai bien vu tourner autour de moi. Déjà , l'automne dernier, quand les gros bonnets sont venus à la Régie, ils m'ont fait toutes sortes de mamours... Oui, oui, je les connais, ces marquis et ces ducs, ces généraux et ces ministres! des brigands qui vous enlÚveraient jusqu'à votre chemise, à la corne d'un bois! Il ne tarissait plus. D'ailleurs, M. Grégoire ne défendait pas la Régie de Montsou, les six régisseurs institués par le traité de 1760, qui gouvernaient despotiquement la Compagnie, et dont les cinq survivants, à chaque décÚs, choisissaient le nouveau membre parmi les actionnaires puissants et riches. L'opinion du propriétaire de la Piolaine, de goûts si raisonnables, était que ces messieurs manquaient parfois de mesure, dans leur amour exagéré de l'argent. Mélanie était venue desservir la table. Dehors, les chiens se remirent à aboyer, et Honorine se dirigeait vers la porte, lorsque Cécile, que la chaleur et la nourriture étouffaient, quitta la table. - Non, laisse, ça doit ÃÂȘtre pour ma leçon. Deneulin, lui aussi, s'était levé. Il regarda sortir la jeune fille, il demanda en souriant - Eh bien! et ce mariage avec le petit Négrel? - Il n'y a rien de fait, dit Mme Grégoire. Une idée en l'air... Il faut réfléchir. - Sans doute, continua-t-il avec un rire de gaillardise. Je crois que le neveu et la tante... Ce qui me renverse, c'est que ce soit Mme Hennebeau qui se jette ainsi au cou de Cécile. Mais M. Grégoire s'indigna. Une dame si distinguée, et de quatorze ans plus ùgée que le jeune homme! C'était monstrueux, il n'aimait pas qu'on plaisantùt sur des sujets pareils. Deneulin, riant toujours, lui serra la main et partit. - Ce n'est pas encore ça, dit Cécile qui revenait. C'est cette femme avec ses deux enfants, tu sais, maman, la femme de mineur que nous avons rencontrée... Faut-il les faire entrer ici? On hésita. Etaient-ils trÚs sales? Non, pas trop, et ils laisseraient leurs sabots sur le perron. Déjà le pÚre et la mÚre s'étaient allongés au fond des grands fauteuils. Ils y digéraient. La crainte de changer d'air acheva de les décider. - Faites entrer, Honorine. Alors, la Maheude et ses petits entrÚrent, glacés, affamés, saisis d'un effarement peureux, en se voyant dans cette salle oÃÂč il faisait si chaud, et qui sentait si bon la brioche. II, II Dans la chambre, restée close, les persiennes avaient laissé glisser peu à peu des barres grises de jour, dont l'éventail se déployait au plafond; et l'air enfermé s'alourdissait, tous continuaient leur somme de la nuit Lénore et Henri aux bras l'un de l'autre, Alzire la tÃÂȘte renversée, appuyée sur sa bosse; tandis que le pÚre Bonnemort, tenant à lui seul le lit de Zacharie et de Jeanlin, ronflait, la bouche ouverte. Pas un souffle ne venait du cabinet, oÃÂč la Maheude s'était rendormie en faisant téter Estelle, la gorge coulée de cÎté, sa fille en travers du ventre, gorgée de lait, assommée elle aussi, et s'étouffant dans la chair molle des seins. Le coucou, en bas, sonna six heures. On entendit, le long des façades du coron, des bruits de portes, puis des claquements de sabots, sur le pavé des trottoirs c'étaient les cribleuses qui s'en allaient à la fosse. Et le silence retomba jusqu'à sept heures. Alors, des persiennes se rabattirent, des bùillements et des toux vinrent à travers les murs. Longtemps, un moulin à café grinça, sans que personne s'éveillùt encore dans la chambre. Mais, brusquement, un tapage de gifles et de hurlements, au loin, fit se dresser Alzire. Elle eut conscience de l'heure, elle courut pieds nus secouer sa mÚre. - Maman! maman! il est tard. Toi qui as une course... Prends garde! tu vas écraser Estelle. Et elle sauva l'enfant, à demi étouffée sous la coulée énorme des seins. - Sacré bon sort! bégayait la Maheude, en se frottant les yeux, on est si échiné qu'on dormirait tout le jour... Habille Lénore et Henri, je les emmÚne; et tu garderas Estelle, je ne veux pas la traÃner, crainte qu'elle ne prenne du mal, par ce temps de chien. Elle se lavait à la hùte, elle passa un vieux jupon bleu, son plus propre, et un caraco de laine grise, auquel elle avait posé deux piÚces la veille. - Et de la soupe, sacré bon sort! murmura-t-elle de nouveau. Pendant que sa mÚre descendait, bousculant tout, Alzire retourna dans la chambre, oÃÂč elle emporta Estelle qui s'était mise à hurler. Mais elle était habituée aux rages de la petite, elle avait, à huit ans, des ruses tendres de femme, pour la calmer et la distraire. Doucement, elle la coucha dans son lit encore chaud, elle la rendormit en lui donnant à sucer un doigt. Il était temps, car un autre vacarme éclatait; et elle dut mettre aussitÎt la paix entre Lénore et Henri, qui s'éveillaient enfin. Ces enfants ne s'entendaient guÚre, ne se prenaient gentiment au cou, que lorsqu'ils dormaient. La fille, ùgée de six ans, tombait dÚs son lever sur le garçon, son cadet de deux années, qui recevait les gifles sans les rendre. Tous deux avaient la mÃÂȘme tÃÂȘte trop grosse et comme soufflée, ébouriffée de cheveux jaunes. Il fallut qu'Alzire tirùt sa soeur par les jambes, en la menaçant de lui enlever la peau du derriÚre. Puis, ce furent des trépignements pour le débarbouillage, et à chaque vÃÂȘtement qu'elle leur passait. On évitait d'ouvrir les persiennes, afin de ne pas troubler le sommeil du pÚre Bonnemort. Il continuait à ronfler, dans l'affreux charivari des enfants. - C'est prÃÂȘt! y ÃÂȘtes-vous, là -haut? cria la Maheude. Elle avait rabattu les volets, secoué le feu, remis du charbon. Son espoir était que le vieux n'eût pas englouti toute la soupe. Mais elle trouva le poÃÂȘlon torché, elle fit cuire une poignée de vermicelle, qu'elle tenait en réserve depuis trois jours. On l'avalerait à l'eau, sans beurre; il ne devait rien rester de la lichette de la veille; et elle fut surprise de voir que Catherine, en préparant les briquets, avait fait le miracle d'en laisser gros comme une noix. Seulement, cette fois, le buffet était bien vide rien, pas une croûte, pas un fond de provision, pas un os à ronger. Qu'allaient-ils devenir, si Maigrat s'entÃÂȘtait à leur couper le crédit, et si les bourgeois de la Piolaine ne lui donnaient pas cent sous? Quand les hommes et la fille reviendraient de la fosse, il faudrait pourtant manger; car on n'avait pas encore inventé de vivre sans manger, malheureusement. - Descendez-vous, à la fin! cria-t-elle en se fùchant. Je devrais ÃÂȘtre partie. Lorsque Alzire et les enfants furent là , elle partagea le vermicelle dans trois petites assiettes. Elle, disait-elle, n'avait pas faim. Bien que Catherine eût déjà passé de l'eau sur le marc de la veille, elle en remit une seconde fois et avala deux grandes chopes d'un café tellement clair, qu'il ressemblait à de l'eau de rouille. Ca la soutiendrait tout de mÃÂȘme. - Ecoute, répétait-elle à Alzire, tu laisseras dormir ton grand-pÚre, tu veilleras bien à ce que Estelle ne se casse pas la tÃÂȘte, et si elle se réveillait, si elle gueulait trop, tiens! voici un morceau de sucre, tu le ferais fondre, tu lui en donnerais des cuillerées... Je sais que tu es raisonnable, que tu ne le mangeras pas. - Et l'école, maman? - L'école, eh bien! ce sera pour un autre jour... J'ai besoin de toi. - Et la soupe, veux-tu que je la fasse, si tu rentres tard? - La soupe, la soupe... Non, attends-moi. Alzire, d'une intelligence précoce de fillette infirme, savait trÚs bien faire la soupe. Elle dut comprendre, n'insista point. Maintenant, le coron entier était réveillé, des bandes d'enfants s'en allaient à l'école, avec le bruit traÃnard de leurs galoches. Huit heures sonnÚrent, un murmure croissant de bavardages montait à gauche, chez la Levaque. La journée des femmes commençait, autour des cafetiÚres, les poings sur les hanches, les langues tournant sans repos, comme les meules d'un moulin. Une tÃÂȘte flétrie, aux grosses lÚvres, au nez écrasé, vint s'appuyer contre une vitre de la fenÃÂȘtre, en criant - Y a du nouveau, écoute donc! - Non, non, plus tard! répondit la Maheude. J'ai une course. Et, de peur de succomber à l'offre d'un verre de café chaud, elle bourra Lénore et Henri, elle partit avec eux. En haut, le pÚre Bonnemort ronflait toujours, d'un ronflement rythmé qui berçait la maison. Dehors, la Maheude s'étonna de voir que le vent ne soufflait plus. C'était un dégel brusque, le ciel couleur de terre, les murs gluants d'une humidité verdùtre, les routes empoissées de boue, une boue spéciale au pays du charbon, noire comme de la suie délayée, épaisse et collante à y laisser ses sabots. Tout de suite, elle dut gifler Lénore, parce que la petite s'amusait à ramasser la crotte sur ses galoches, ainsi que sur le bout d'une pelle. En quittant le coron, elle avait longé le terri et suivi le chemin du canal, coupant pour raccourcir par des rues défoncées, au milieu de terrains vagues, fermés de palissades moussues. Des hangars se succédaient, de longs bùtiments d'usine, de hautes cheminées crachant de la suie, salissant cette campagne ravagée de faubourg industriel. DerriÚre un bouquet de peupliers, la vieille fosse Réquillart montrait l'écroulement de son beffroi, dont les grosses charpentes restaient seules debout. Et, tournant à droite, la Maheude se trouva sur la grande route. - Attends! attends! sale cochon! cria-t-elle, je vas te faire rouler des boulettes! Maintenant, c'était Henri qui avait pris une poignée de boue et qui la pétrissait. Les deux enfants, giflés sans préférence, rentrÚrent dans l'ordre, en louchant pour voir les patards qu'ils faisaient au milieu des tas. Ils pataugeaient, déjà éreintés de leurs efforts pour décoller leurs semelles, à chaque enjambée. Du cÎté de Marchiennes, la route déroulait ses deux lieues de pavé, qui filaient droit comme un ruban trempé de cambouis, entre les terres rougeùtres. Mais, de l'autre cÎté, elle descendait en lacet au travers de Montsou, bùti sur la pente d'une large ondulation de la plaine. Ces routes du Nord, tirées au cordeau entre des villes manufacturiÚres, allant avec des courbes douces, des montées lentes, se bùtissent peu à peu, tendent à ne faire d'un département qu'une cité travailleuse. Les petites maisons de briques, peinturlurées pour égayer le climat, les unes jaunes, les autres bleues, d'autres noires, celles-ci sans doute afin d'arriver tout de suite au noir final, dévalaient à droite et à gauche, en serpentant jusqu'au bas de la pente. Quelques grands pavillons à deux étages, des habitations de chefs d'usines, trouaient la ligne pressée des étroites façades. Une église, également en briques, ressemblait à un nouveau modÚle de haut fourneau, avec son clocher carré, sali déjà par les poussiÚres volantes du charbon. Et, parmi les sucreries, les corderies, les minoteries, ce qui dominait, c'étaient les bals, les estaminets, les débits de biÚre, si nombreux, que, sur mille maisons, il y avait plus de cinq cents cabarets. Comme elle approchait des Chantiers de la Compagnie, une vaste série de magasins et d'ateliers, la Maheude se décida à prendre Henri et Lénore par la main, l'un à droite, l'autre à gauche. Au-delà , se trouvait l'hÎtel du directeur, M. Hennebeau, une sorte de vaste chalet séparé de la route par une grille, suivi d'un jardin oÃÂč végétaient des arbres maigres. Justement, une voiture était arrÃÂȘtée devant la porte, un monsieur décoré et une dame en manteau de fourrure, quelque visite débarquée de Paris à la gare de Marchiennes; car Mme Hennebeau, qui parut dans le demi-jour du vestibule, poussa une exclamation de surprise et de joie. - Marchez donc, traÃnards! gronda la Maheude, en tirant les deux petits, qui s'abandonnaient dans la boue. Elle arrivait chez Maigrat, elle était tout émotionnée. Maigrat habitait à cÎté mÃÂȘme du directeur, un simple mur séparait l'hÎtel de sa petite maison; et il avait là un entrepÎt, un long bùtiment qui s'ouvrait sur la route en une boutique sans devanture. Il y tenait de tout, de l'épicerie, de la charcuterie, de la fruiterie, y vendait du pain, de la biÚre, des casseroles. Ancien surveillant au Voreux, il avait débuté par une étroite cantine; puis, grùce à la protection de ses chefs, son commerce s'était élargi, tuant peu à peu le détail de Montsou. Il centralisait les marchandises, la clientÚle considérable des corons lui permettait de vendre moins cher et de faire des crédits plus grands. D'ailleurs, il était resté dans la main de la Compagnie, qui lui avait bùti sa petite maison et son magasin. - Me voici encore, monsieur Maigrat, dit la Maheude d'un air humble, en le trouvant justement debout devant sa porte. Il la regarda sans répondre. Il était gros, froid et poli, et il se piquait de ne jamais revenir sur une décision. - Voyons, vous ne me renverrez pas comme hier. Faut que nous mangions du pain d'ici à samedi... Bien sûr, nous vous devons soixante francs depuis deux ans... Elle s'expliquait, en courtes phrases pénibles. C'était une vieille dette, contractée pendant la derniÚre grÚve. Vingt fois, ils avaient promis de s'acquitter, mais ils ne le pouvaient pas, ils ne parvenaient pas à lui donner quarante sous par quinzaine. Avec ça, un malheur lui était arrivé l'avant-veille, elle avait dû payer vingt francs à un cordonnier, qui menaçait de les faire saisir. Et voilà pourquoi ils se trouvaient sans un sou. Autrement, ils seraient allés jusqu'au samedi, comme les camarades. Maigrat, le ventre tendu, les bras croisés, répondait non de la tÃÂȘte, à chaque supplication. - Rien que deux pains, monsieur Maigrat. Je suis raisonnable, je ne demande pas du café... Rien que deux pains de trois livres par jour. - Non! cria-t-il enfin, de toute sa force. Sa femme avait paru, une créature chétive qui passait les journées sur un registre, sans mÃÂȘme oser lever la tÃÂȘte. Elle s'esquiva, effrayée de voir cette malheureuse tourner vers elle des yeux d'ardente priÚre. On racontait qu'elle cédait le lit conjugal aux herscheuses de la clientÚle. C'était un fait connu quand un mineur voulait une prolongation de crédit, il n'avait qu'à envoyer sa fille ou sa femme, laides ou belles, pourvu qu'elles fussent complaisantes. La Maheude, qui suppliait toujours Maigrat du regard, se sentit gÃÂȘnée, sous la clarté pùle des petits yeux dont il la déshabillait. Ca la mit en colÚre, elle aurait encore compris, avant d'avoir eu sept enfants, quand elle était jeune. Et elle partit, elle tira violemment Lénore et Henri, en train de ramasser des coquilles de noix, jetées au ruisseau, et qu'ils visitaient. - Ca ne vous portera pas chance, monsieur Maigrat, rappelez-vous! Maintenant, il ne lui restait que les bourgeois de la Piolaine. Si ceux-là ne lùchaient pas cent sous, on pouvait tous se coucher et crever. Elle avait pris à gauche le chemin de Joiselle. La Régie était là , dans l'angle de la route, un véritable palais de briques, oÃÂč les gros messieurs de Paris, et des princes, et des généraux, et des personnages du gouvernement, venaient chaque automne donner de grands dÃners. Elle, tout en marchant, dépensait déjà les cent sous d'abord du pain, puis du café; ensuite, un quart de beurre, un boisseau de pommes de terre, pour la soupe du matin et la ratatouille du soir; enfin, peut-ÃÂȘtre un peu de fromage de cochon, car le pÚre avait besoin de viande. Le curé de Montsou, l'abbé Joire, passait en retroussant sa soutane, avec des délicatesses de gros chat bien nourri, qui craint de mouiller sa robe. Il était doux, il affectait de ne s'occuper de rien, pour ne fùcher ni les ouvriers ni les patrons. - Bonjour, monsieur le curé. Il ne s'arrÃÂȘta pas, sourit aux enfants, et la laissa plantée au milieu de la route. Elle n'avait point de religion, mais elle s'était imaginé brusquement que ce prÃÂȘtre allait lui donner quelque chose. Et la course recommença, dans la boue noire et collante. Il y avait encore deux kilomÚtres, les petits se faisaient tirer davantage, ne s'amusant plus, consternés. A droite et à gauche du chemin, se déroulaient les mÃÂȘmes terrains vagues clos de palissades moussues, les mÃÂȘmes corps de fabriques, salis de fumée, hérissés de cheminées hautes. Puis, en pleins champs, les terres plates s'étalÚrent, immenses, pareilles à un océan de moites brunes, sans la mùture d'un arbre, jusqu'à la ligne violùtre de la forÃÂȘt de Vandame. - Porte-moi, maman. Elle les porta l'un aprÚs l'autre. Des flaques trouaient la chaussée, elle se retroussait, avec la peur d'arriver trop sale. Trois fois, elle faillit tomber, tant ce sacré pavé était gras. Et, comme ils débouchaient enfin devant le perron, deux chiens énormes se jetÚrent sur eux, en aboyant si fort que les petits hurlaient de peur. Il avait fallu que le cocher prÃt un fouet. - Laissez vos sabots, entrez, répétait Honorine. Dans la salle à manger, la mÚre et les enfants se tinrent immobiles, étourdis par la brusque chaleur, trÚs gÃÂȘnés des regards de ce vieux monsieur et de cette vieille dame, qui s'allongeaient dans leurs fauteuils. - Ma fille, dit cette derniÚre, remplis ton petit office. Les Grégoire chargeaient Cécile de leurs aumÎnes. Cela rentrait dans leur idée d'une belle éducation. Il fallait ÃÂȘtre charitable, ils disaient eux-mÃÂȘmes que leur maison était la maison du bon Dieu. Du reste, ils se flattaient de faire la charité avec intelligence, travaillés de la continuelle crainte d'ÃÂȘtre trompés et d'encourager le vice. Ainsi, ils ne donnaient jamais d'argent, jamais! pas dix sous, pas deux sous, car c'était un fait connu, dÚs qu'un pauvre avait deux sous, il les buvait. Leurs aumÎnes étaient donc toujours en nature, surtout en vÃÂȘtements chauds, distribués pendant l'hiver aux enfants indigents. - Oh! les pauvres mignons! s'écria Cécile, sont-ils pùlots d'ÃÂȘtre allés au froid!... Honorine, va donc chercher le paquet, dans l'armoire. Les bonnes, elles aussi, regardaient ces misérables, avec l'apitoiement et la pointe d'inquiétude de filles qui n'étaient pas en peine de leur dÃner. Pendant que la femme de chambre montait, la cuisiniÚre s'oubliait, reposait le reste de la brioche sur la table, pour demeurer là , les mains ballantes. - Justement, continuait Cécile, j'ai encore deux robes de laine et des fichus... Vous allez voir, ils auront chaud, les pauvres mignons! La Maheude, alors, retrouva sa langue, bégayant - Merci bien, Mademoiselle... Vous ÃÂȘtes tous bien bons... Des larmes lui avaient empli les yeux, elle se croyait sûre des cent sous, elle se préoccupait seulement de la façon dont elle les demanderait, si on ne les lui offrait pas. La femme de chambre ne reparaissait plus, il y eut un moment de silence embarrassé. Dans les jupes de leur mÚre, les petits ouvraient de grands yeux et contemplaient la brioche. - Vous n'avez que ces deux-là ? demanda Mme Grégoire, pour rompre le silence. - Oh! Madame, j'en ai sept. M. Grégoire, qui s'était remis à lire son journal, eut un sursaut indigné. - Sept enfants, mais pourquoi? bon Dieu! - C'est imprudent, murmura la vieille dame. La Maheude eut un geste vague d'excuse. Que voulez-vous? on n'y songeait point, ça poussait naturellement. Et puis, quand ça grandissait, ça rapportait, ça faisait aller la maison. Ainsi, chez eux, ils auraient vécu, s'ils n'avaient pas eu le grand-pÚre qui devenait tout raide, et si, dans le tas, deux de ses garçons et sa fille aÃnée seulement avaient l'ùge de descendre à la fosse. Fallait quand mÃÂȘme nourrir les petits qui ne fichaient rien. - Alors, reprit Mme Grégoire, vous travaillez depuis longtemps aux mines? Un rire muet éclaira le visage blÃÂȘme de la Maheude. - Ah! oui, ah! oui... Moi, je suis descendue jusqu'à vingt ans. Le médecin a dit que j'y resterais, lorsque j'ai accouché la seconde fois, parce que, paraÃt-il, ça me dérangeait des choses dans les os. D'ailleurs, c'est à ce moment que je me suis mariée, et j'avais assez de besogne à la maison... Mais, du cÎté de mon mari, voyez-vous, ils sont là -dedans depuis des éternités. Ca remonte au grand-pÚre du grand-pÚre, enfin on ne sait pas, tout au commencement, quand on a donné le premier coup de pioche là -bas, à Réquillart. RÃÂȘveur, M. Grégoire regardait cette femme et ces enfants pitoyables, avec leur chair de cire, leurs cheveux décolorés, la dégénérescence qui les rapetissait, rongés d'anémie, d'une laideur triste de meurt-de-faim. Un nouveau silence s'était fait, on n'entendait plus que la houille brûler en lùchant un jet de gaz. La salle moite avait cet air alourdi de bien-ÃÂȘtre, dont s'endorment les coins de bonheur bourgeois. - Que fait-elle donc? s'écria Cécile, impatientée. Mélanie, monte lui dire que le paquet est en bas de l'armoire, à gauche. Cependant, M. Grégoire acheva tout haut les réflexions que lui inspirait la vue de ces affamés. - On a du mal en ce monde, c'est bien vrai; mais, ma brave femme, il faut dire aussi que les ouvriers ne sont guÚre sages... Ainsi, au lieu de mettre des sous de cÎté comme nos paysans, les mineurs boivent, font des dettes, finissent par n'avoir plus de quoi nourrir leur famille. - Monsieur a raison, répondit posément la Maheude. On n'est pas toujours dans la bonne route. C'est ce que je répÚte aux vauriens, quand ils se plaignent... Moi, je suis bien tombée, mon mari ne boit pas. Tout de mÃÂȘme, les dimanches de noce, il en prend des fois de trop; mais ça ne va jamais plus loin. La chose est d'autant plus gentille de sa part, qu'avant notre mariage, il buvait en vrai cochon, sauf votre respect... Et voyez, pourtant, ça ne nous avance pas à grand-chose, qu'il soit raisonnable. Il y a des jours, comme aujourd'hui, oÃÂč vous retourneriez bien tous les tiroirs de la maison, sans en faire tomber un liard. Elle voulait leur donner l'idée de la piÚce de cent sous, elle continua de sa voix molle, expliquant la dette fatale, timide d'abord, bientÎt élargie et dévorante. On payait réguliÚrement pendant des quinzaines. Mais, un jour, on se mettait en retard, et c'était fini, ça ne se rattrapait jamais plus. Le trou se creusait, les hommes se dégoûtaient du travail, qui ne leur permettait seulement pas de s'acquitter. Va te faire fiche! on était dans le pétrin jusqu'à la mort. Du reste, il fallait tout comprendre un charbonnier avait besoin d'une chope pour balayer les poussiÚres. Ca commençait par là , puis il ne sortait plus du cabaret, quand arrivaient les embÃÂȘtements. Peut-ÃÂȘtre bien, sans se plaindre de personne, que les ouvriers tout de mÃÂȘme ne gagnaient point assez. - Je croyais, dit Mme Grégoire, que la Compagnie vous donnait le loyer et le chauffage. La Maheude eut un coup d'oeil oblique sur la houille flambante de la cheminée. - Oui, oui, on nous donne du charbon, pas trop fameux, mais qui brûle pourtant... Quant au loyer, il n'est que de six francs par mois ça n'a l'air de rien, et souvent c'est joliment dur à payer... Ainsi, aujourd'hui, moi, on me couperait en morceaux, qu'on ne me tirerait pas deux sous. OÃÂč il n'y a rien, il n'y a rien. Le monsieur et la dame se taisaient, douillettement allongés, peu à peu ennuyés et pris de malaise, devant l'étalage de cette misÚre. Elle craignit de les avoir blessés, elle ajouta de son air juste et calme de femme pratique - Oh! ce n'est pas pour me plaindre. Les choses sont ainsi, il faut les accepter; d'autant plus que nous aurions beau nous débattre, nous ne changerions sans doute rien... Le mieux encore, n'est-ce pas? Monsieur et Madame, c'est de tùcher de faire honnÃÂȘtement ses affaires, dans l'endroit oÃÂč le bon Dieu vous a mis. M. Grégoire l'approuva beaucoup. - Avec de tels sentiments, ma brave femme, on est au-dessus de l'infortune. Honorine et Mélanie apportaient enfin le paquet. Ce fut Cécile qui le déballa et qui sortit les deux robes. Elle y joignit des fichus, mÃÂȘme des bas et des mitaines. Tout cela irait à merveille, elle se hùtait, faisait envelopper par les bonnes les vÃÂȘtements choisis; car sa maÃtresse de piano venait d'arriver, et elle poussait la mÚre et les enfants vers la porte. - Nous sommes bien à court, bégaya la Maheude, si nous avions une piÚce de cent sous seulement... La phrase s'étrangla, car les Maheu étaient fiers et ne mendiaient point. Cécile, inquiÚte, regarda son pÚre; mais celui-ci refusa nettement, d'un air de devoir. - Non, ce n'est pas dans nos habitudes. Nous ne pouvons pas. Alors, la jeune fille, émue de la figure bouleversée de la mÚre, voulut combler les enfants. Ils regardaient toujours fixement la brioche, elle en coupa deux parts, qu'elle leur distribua. - Tenez! c'est pour vous. Puis elle les reprit, demanda un vieux journal. - Attendez, vous partagerez avec vos frÚres et vos soeurs. Et, sous les regards attendris de ses parents, elle acheva de les pousser dehors. Les pauvres mioches, qui n'avaient pas de pain, s'en allÚrent, en tenant cette brioche respectueusement, dans leurs menottes gourdes de froid. La Maheude tirait ses enfants sur le pavé, ne voyait plus ni les champs déserts, ni la boue noire, ni le grand ciel livide qui tournait. Lorsqu'elle retraversa Montsou, elle entra résolument chez Maigrat et le supplia si fort, qu'elle finit par emporter deux pains, du café, du beurre, et mÃÂȘme sa piÚce de cent sous, car l'homme prÃÂȘtait aussi à la petite semaine. Ce n'était pas d'elle qu'il voulait, c'était de Catherine elle le comprit, quand il lui recommanda d'envoyer sa fille chercher les provisions. On verrait ça. Catherine le giflerait, s'il lui soufflait de trop prÚs sous le nez. II, III Onze heures sonnaient à la petite église du coron des Deux-Cent-Quarante, une chapelle de briques, oÃÂč l'abbé Joire venait dire la messe, le dimanche. A cÎté, dans l'école, également en briques, on entendait les voix ùnonnantes des enfants, malgré les fenÃÂȘtres fermées au froid du dehors. Les larges voies, divisées en petits jardins adossés, restaient désertes, entre les quatre grands corps de maisons uniformes; et ces jardins, ravagés par l'hiver, étalaient la tristesse de leur terre marneuse, que bossuaient et salissaient les derniers légumes. On faisait la soupe, les cheminées fumaient, une femme apparaissait, de loin en loin le long des façades, ouvrait une porte, disparaissait. D'un bout à l'autre, sur le trottoir pavé, les tuyaux de descente s'égouttaient dans des tonneaux, bien qu'il ne plût pas, tant le ciel gris était chargé d'humidité. Et ce village, bùti d'un coup au milieu du vaste plateau, bordé de ses routes noires comme d'un liséré de deuil, n'avait d'autre gaieté que les bandes réguliÚres de ses tuiles rouges, sans cesse lavées par les averses. Quand la Maheude rentra, elle fit un détour pour aller acheter des pommes de terre, chez la femme d'un surveillant, qui en avait encore de sa récolte. DerriÚre un rideau de peupliers malingres, les seuls arbres de ces terrains plats, se trouvait un groupe de constructions isolées, des maisons quatre par quatre, entourées de leurs jardins. Comme la Compagnie réservait aux porions ce nouvel essai, les ouvriers avaient surnommé ce coin du hameau le coron des Bas-de-Soie; de mÃÂȘme qu'ils appelaient leur propre coron Paie-tes-Dettes, par une ironie bonne enfant de leur misÚre. - Ouf! nous y voilà , dit la Maheude chargée de paquets, en poussant chez eux Lénore et Henri, boueux, les jambes mortes. Devant le feu, Estelle hurlait, bercée dans les bras d'Alzire. Celle-ci, n'ayant plus de sucre, ne sachant comment la faire taire, s'était décidée à feindre de lui donner le sein. Ce simulacre, souvent, réussissait. Mais, cette fois, elle avait beau écarter sa robe, lui coller la bouche sur sa poitrine maigre d'infirme de huit ans, l'enfant s'enrageait de mordre la peau et de n'en rien tirer. - Passe-la-moi, cria la mÚre, dÚs qu'elle se trouva débarrassée. Elle ne nous laissera pas dire un mot. Lorsqu'elle eut sorti de son corsage un sein lourd comme une outre, et que la braillarde se fut pendue au goulot, brusquement muette, on put enfin causer. Du reste, tout allait bien, la petite ménagÚre avait entretenu le feu, balayé, rangé la salle. Et, dans le silence, on entendait en haut ronfler le grand-pÚre, du mÃÂȘme ronflement rythmé, qui ne s'était pas arrÃÂȘté un instant. - En voilà des choses! murmura Alzire, en souriant aux provisions. Si tu veux, maman, je ferai la soupe. La table était encombrée un paquet de vÃÂȘtements, deux pains, des pommes de terre, du beurre, du café, de la chicorée et une demi-livre de fromage de cochon. - Oh! la soupe! dit la Maheude d'un air de fatigue, il faudrait aller cueillir de l'oseille et arracher des poireaux... Non, j'en ferai ensuite pour les hommes... Mets bouillir des pommes de terre, nous les mangerons avec un peu de beurre... Et du café, hein? n'oublie pas le café! Mais, tout d'un coup, l'idée de la brioche lui revint. Elle regarda les mains vides de Lénore et d'Henri, qui se battaient par terre, déjà reposés et gaillards. Est-ce que ces gourmands n'avaient pas, en chemin, mangé sournoisement la brioche! Elle les gifla, pendant qu'Alzire, qui mettait la marmite au feu, tùchait de l'apaiser. - Laisse-les, maman. Si c'est pour moi, tu sais que ça m'est égal, la brioche. Ils avaient faim, d'ÃÂȘtre allés si loin à pied. Midi sonnÚrent, on entendit les galoches des gamins qui sortaient de l'école. Les pommes de terre étaient cuites, le café, épaissi d'une bonne moitié de chicorée, passait dans le filtre, avec un bruit chantant de grosses gouttes. Un coin de la table fut débarrassé; mais la mÚre seule y mangea, les trois enfants se contentÚrent de leurs genoux; et, tout le temps, le petit garçon, qui était d'une voracité muette, se tourna sans rien dire vers le fromage de cochon, dont le papier gras le surexcitait. La Maheude buvait son café à petits coups, les deux mains autour du verre pour les réchauffer, lorsque le pÚre Bonnemort descendit. D'habitude, il se levait plus tard, son déjeuner l'attendait sur le feu. Mais, ce jour-là , il se mit à grogner, parce qu'il n'y avait point de soupe. Puis, quand sa bru lui eut dit qu'on ne faisait pas toujours comme on voulait, il mangea ses pommes de terre en silence. De temps à autre, il se levait, allait cracher dans les cendres, par propreté; et, tassé ensuite sur sa chaise, il roulait la nourriture au fond de sa bouche, la tÃÂȘte basse, les yeux éteints. - Ah! j'ai oublié, maman, dit Alzire, la voisine est venue... Sa mÚre l'interrompit. - Elle m'embÃÂȘte! C'était une sourde rancune contre la Levaque, qui avait pleuré misÚre, la veille, pour ne rien lui prÃÂȘter; et elle la savait justement à son aise, en ce moment-là , le logeur Bouteloup ayant avancé sa quinzaine. Dans le coron, on ne se prÃÂȘtait guÚre de ménage à ménage. - Tiens! tu me fais songer, reprit la Maheude, enveloppe donc un moulin de café... Je le reporterai à la Pierronne, à qui je le dois d'avant-hier. Et, quand sa fille eut préparé le paquet, elle ajouta qu'elle rentrerait tout de suite mettre la soupe des hommes sur le feu. Puis, elle sortit avec Estelle dans les bras, laissant le vieux Bonnemort broyer lentement ses pommes de terre, tandis que Lénore et Henri se battaient pour manger les pelures tombées. La Maheude, au lieu de faire le tour, coupa tout droit, à travers les jardins, de peur que la Levaque ne l'appelùt. Justement, son jardin s'adossait à celui des Pierron; et il y avait, dans le treillage délabré qui les séparait, un trou par lequel on voisinait. Le puits commun était là , desservant quatre ménages. A cÎté, derriÚre un bouquet de lilas chétifs, se trouvait le carin, une remise basse, pleine de vieux outils, et oÃÂč l'on élevait, un à un, les lapins qu'on mangeait les jours de fÃÂȘte. Une heure sonna, c'était l'heure du café, pas une ùme ne se montrait aux portes ni aux fenÃÂȘtres. Seul, un ouvrier de la coupe à terre, en attendant la descente, bÃÂȘchait son coin de légumes, sans lever la tÃÂȘte. Mais, comme la Maheude arrivait en face, à l'autre corps de bùtiment, elle fut surprise de voir paraÃtre, devant l'église, un monsieur et deux dames. Elle s'arrÃÂȘta une seconde, elle les reconnut c'était Mme Hennebeau, qui faisait visiter le coron à ses invités, le monsieur décoré et la dame en manteau de fourrure. - Oh! pourquoi as-tu pris cette peine? s'écria la Pierronne, lorsque la Maheude lui eut rendu son café. Ca ne pressait pas. Elle avait vingt-huit ans, elle passait pour la jolie femme du coron, brune, le front bas, les yeux grands, la bouche étroite; et coquette avec ça, d'une propreté de chatte, la gorge restée belle, car elle n'avait pas eu d'enfant. Sa mÚre, la Brûlé, veuve d'un haveur mort à la mine, aprÚs avoir envoyé sa fille travailler dans une fabrique, en jurant qu'elle n'épouserait jamais un charbonnier, ne décolérait plus, depuis que celle-ci s'était mariée sur le tard avec Pierron, un veuf encore, qui avait une gamine de huit ans. Cependant, le ménage vivait trÚs heureux, au milieu des bavardages, des histoires qui couraient sur les complaisances du mari et sur les amants de la femme pas une dette, deux fois de la viande par semaine, une maison si nettement tenue, qu'on se serait miré dans les casseroles. Pour surcroÃt de chance, grùce à des protections, la Compagnie l'avait autorisée à vendre des bonbons et des biscuits, dont elle étalait les bocaux sur deux planches, derriÚre les vitres de la fenÃÂȘtre. C'étaient six oÃÂč sept sous de gain par jour, quelquefois douze le dimanche. Et, dans ce bonheur, il n'y avait que la mÚre Brûlé qui hurlùt avec son enragement de vieille révolutionnaire, ayant à venger la mort de son homme contre les patrons, et que la petite Lydie qui empochùt en gifles trop fréquentes les vivacités de la famille. - Comme elle est grosse déjà ! reprit la Pierronne, en faisant des risettes à Estelle. - Ah! le mal que ça donne, ne m'en parle pas! dit la Maheude. Tu es heureuse de n'en pas avoir. Au moins, tu peux tenir propre. Bien que, chez elle, tout fût en ordre, et qu'elle lavùt chaque samedi, elle jetait un coup d'oeil de ménagÚre jalouse sur cette salle si claire, oÃÂč il y avait mÃÂȘme de la coquetterie, des vases dorés sur le buffet, une glace, trois gravures encadrées. Cependant, la Pierronne était en train de boire seule son café, tout son monde se trouvant à la fosse. - Tu vas en prendre un verre avec moi, dit-elle. - Non, merci, je sors d'avaler le mien. - Qu'est-ce que ça fait? En effet, ça ne faisait rien. Et toutes deux burent lentement. Entre les bocaux de biscuits et de bonbons, leurs regards s'étaient arrÃÂȘtés sur les maisons d'en face, qui alignaient, aux fenÃÂȘtres, leurs petits rideaux, dont le plus ou le moins de blancheur disait les vertus des ménagÚres. Ceux des Levaque étaient trÚs sales, de véritables torchons, qui semblaient avoir essuyé le cul des marmites. - S'il est possible de vivre dans une pareille ordure! murmura la Pierronne. Alors, la Maheude partit et ne s'arrÃÂȘta plus. Ah! si elle avait eu un logeur comme ce Bouteloup, c'était elle qui aurait voulu faire marcher son ménage! Quand on savait s'y prendre, un logeur devenait une excellente affaire. Seulement, il ne fallait pas coucher avec. Et puis, le mari buvait, battait sa femme, courait les chanteuses des cafés-concerts de Montsou. La Pierronne prit un air profondément dégoûté. Ces chanteuses, ça donnait toutes les maladies. Il y en avait une, à Joiselle, qui avait empoisonné une fosse. - Ce qui m'étonne, c'est que tu aies laissé aller ton fils avec leur fille. - Ah! oui, empÃÂȘche donc ça!... Leur jardin est contre le nÎtre. L'été, Zacharie était toujours avec PhilomÚne derriÚre les lilas, et ils ne se gÃÂȘnaient guÚre sur le carin, on ne pouvait tirer de l'eau au puits sans les surprendre. C'était la commune histoire des promiscuités du coron, les garçons et les filles pourrissant ensemble, se jetant à cul, comme ils disaient, sur la toiture basse et en pente du carin, dÚs la nuit tombée. Toutes les herscheuses faisaient là leur premier enfant, quand elles ne prenaient pas la peine d'aller le faire à Réquillart ou dans les blés. Ca ne tirait pas à conséquence, on se mariait ensuite, les mÚres seules se fùchaient, lorsque les garçons commençaient trop tÎt, car un garçon qui se mariait ne rapportait plus à la famille. - A ta place, j'aimerais mieux en finir, reprit la Pierronne sagement. Ton Zacharie l'a déjà emplie deux fois, et ils iront plus loin se coller... De toutes façons, l'argent est fichu. La Maheude, furieuse, étendit les mains. - Ecoute ça je les maudis, s'ils se collent... Est-ce que Zacharie ne nous doit pas du respect? Il nous a coûté, n'est-ce pas? eh bien! il faut qu'il nous rende, avant de s'embarrasser d'une femme... Qu'est-ce que nous deviendrions, dis? si nos enfants travaillaient tout de suite pour les autres? Autant crever alors! Cependant, elle se calma. - Je parle en général, on verra plus tard... Il est joliment fort, ton café tu mets ce qu'il faut. Et, aprÚs un quart d'heure d'autres histoires, elle se sauva, criant que la soupe de ses hommes n'était pas faite. Dehors, les enfants retournaient à l'école, quelques femmes se montraient sur les portes, regardaient Mme Hennebeau, qui longeait une des façades, en expliquant du doigt le coron à ses invités. Cette visite commençait à remuer le village. L'homme de la coupe à terre s'arrÃÂȘta un moment de bÃÂȘcher, deux poules inquiÚtes s'effarouchÚrent dans les jardins. Comme la Maheude rentrait, elle buta dans la Levaque, qui était sortie pour sauter au passage sur le docteur Vanderhaghen, un médecin de la Compagnie, petit homme pressé, écrasé de besogne, qui donnait ses consultations en courant. - Monsieur, disait-elle, je ne dors plus, j'ai mal partout... Faudrait en causer cependant. Il les tutoyait toutes, il répondit sans s'arrÃÂȘter - Fiche-moi la paix! tu bois trop de café. - Et mon mari, Monsieur, dit à son tour la Maheude, vous deviez venir le voir... Il a toujours ses douleurs aux jambes. - C'est toi qui l'esquintes, fiche-moi la paix! Les deux femmes restÚrent plantées, regardant fuir le dos du docteur. - Entre donc, reprit la Levaque, quand elle eut échangé avec sa voisine un haussement d'épaules désespéré. Tu sais qu'il y a du nouveau... Et tu prendras bien un peu de café. Il est tout frais. La Maheude, qui se débattait, fut sans force. Allons! une goutte tout de mÃÂȘme, pour ne pas la désobliger. Et elle entra. La salle était d'une saleté noire, le carreau et les murs tachés de graisse, le buffet et la table poissés de crasse; et une puanteur de ménage mal tenu prenait à la gorge. PrÚs du feu, les deux coudes sur la table, le nez enfoncé dans son assiette, Bouteloup, jeune encore pour ses trente-cinq ans, achevait un restant de bouilli, avec sa carrure épaisse de gros garçon placide; tandis que, debout contre lui, le petit Achille, le premier-né de PhilomÚne, qui entrait dans ses trois ans déjà , le regardait de l'air suppliant et muet d'une bÃÂȘte gourmande. Le logeur, trÚs tendre sous une grande barbe brune, lui fourrait de temps à autre un morceau de viande au fond de la bouche. - Attends que je le sucre, disait la Levaque, en mettant la cassonade d'avance dans la cafetiÚre. Elle, plus vieille que lui de six ans, était affreuse, usée, la gorge sur le ventre et le ventre sur les cuisses, avec un mufle aplati aux poils grisùtres, toujours dépeignée. Il l'avait prise naturellement, sans l'éplucher davantage que sa soupe, oÃÂč il trouvait des cheveux, et que son lit, dont les draps servaient trois mois. Elle entrait dans la pension, le mari aimait à répéter que les bons comptes font les bons amis. - Alors, c'était pour te dire, continua-t-elle, qu'on a vu hier soir la Pierronne rÎder du cÎté des Bas-de-Soie. Le monsieur que tu sais l'attendait derriÚre Rasseneur, et ils ont filé ensemble le long du canal... Hein? c'est du propre, une femme mariée! - Dame! dit la Maheude, Pierron avant de l'épouser donnait des lapins au porion, maintenant sa lui coûte moins cher de prÃÂȘter sa femme. Bouteloup éclata d'un rire énorme et jeta une mie de pain saucée dans la bouche d'Achille. Les deux femmes achevaient de se soulager sur le compte de la Pierronne, une coquette pas plus belle qu'une autre, mais toujours occupée à se visiter les trous de la peau, à se laver, à se mettre de la pommade. Enfin, ça regardait le mari, s'il aimait ce pain-là . Il y avait des hommes si ambitieux qu'ils auraient torché les chefs, pour les entendre seulement dire merci. Et elles ne furent interrompues que par l'arrivée d'une voisine qui rapportait une mioche de neuf mois, Désirée, la derniÚre de PhilomÚne celle-ci, déjeunant au criblage, s'entendait pour qu'on lui amenùt là -bas sa petite, et elle la faisait téter, assise un instant dans le charbon. - La mienne, je ne peux pas la quitter une minute, elle gueule tout de suite, dit la Maheude en regardant Estelle, qui s'était endormie sur ses bras. Mais elle ne réussit point à éviter la mise en demeure qu'elle lisait depuis un moment dans les yeux de la Levaque. - Dis donc, il faudrait pourtant songer à en finir. D'abord, les deux mÚres, sans avoir besoin d'en causer, étaient tombées d'accord pour ne pas conclure le mariage. Si la mÚre de Zacharie voulait toucher le plus longtemps possible les quinzaines de son fils, la mÚre de PhilomÚne s'emportait à l'idée d'abandonner celles de sa fille. Rien ne pressait, la seconde avait mÃÂȘme préféré garder le petit, tant qu'il y avait eu un seul enfant; mais, depuis que celui-ci, grandissant, mangeait du pain, et qu'un autre était venu, elle se trouvait en perte, elle poussait furieusement au mariage, en femme qui n'entend pas y mettre du sien. - Zacharie a tiré au sort, continua-t-elle, plus rien n'arrÃÂȘte... Voyons, à quand? - Remettons ça aux beaux jours, répondit la Maheude gÃÂȘnée. C'est ennuyeux, ces affaires! Comme s'ils n'auraient pas pu attendre d'ÃÂȘtre mariés, pour aller ensemble!... Parole d'honneur, tiens! j'étranglerais Catherine, si j'apprenais qu'elle ait fait la bÃÂȘtise. La Levaque haussa les épaules. - Laisse donc, elle y passera comme les autres! Bouteloup, avec la tranquillité d'un homme qui est chez lui, fouilla le buffet, cherchant le pain. Des légumes pour la soupe de Levaque, des pommes de terre et des poireaux, traÃnaient sur un coin de la table, à moitié pelurés, repris et abandonnés dix fois, au milieu des continuels commérages. La femme venait cependant de s'y remettre, lorsqu'elle les lùcha de nouveau, pour se planter devant la fenÃÂȘtre. - Qu'est-ce que c'est que ça?... Tiens! c'est Mme Hennebeau avec des gens. Les voilà qui entrent chez la Pierronne. Du coup, toutes deux retombÚrent sur la Pierronne. Oh! ça ne manquait jamais, dÚs que la Compagnie faisait visiter le coron à des gens, on les conduisait droit chez celle-là , parce que c'était propre. Sans doute qu'on ne leur racontait pas les histoires avec le maÃtre-porion. On peut bien ÃÂȘtre propre, quand on a des amoureux qui gagnent trois mille francs, logés, chauffés, sans compter les cadeaux. Si c'était propre dessus, ce n'était guÚre propre dessous. Et, tout le temps que les visiteurs restÚrent en face, elles en dégoisÚrent. - Les voilà qui sortent, dit enfin la Levaque. Ils font le tour... Regarde donc, ma chÚre, je crois qu'ils vont chez toi. La Maheude fut prise de peur. Qui sait si Alzire avait donné un coup d'éponge à la table? Et sa soupe, à elle aussi, qui n'était pas prÃÂȘte! Elle balbutia un "au revoir", elle se sauva, filant, rentrant, sans un coup d'oeil de cÎté. Mais tout reluisait. Alzire, trÚs sérieuse, un torchon devant elle, s'était mise à faire la soupe, en voyant que sa mÚre ne revenait pas. Elle avait arraché les derniers poireaux du jardin, cueilli de l'oseille, et elle nettoyait précisément les légumes, pendant que, sur le feu, dans un grand chaudron, chauffait l'eau pour le bain des hommes, quand ils allaient rentrer. Henry et Lénore étaient sages par hasard, trÚs occupés à déchirer un vieil almanach. Le pÚre Bonnemort fumait silencieusement sa pipe. Comme la Maheude soufflait, Mme Hennebeau frappa. - Vous permettez, n'est-ce pas? ma brave femme. Grande, blonde, un peu alourdie dans la maturité superbe de la quarantaine, elle souriait avec un effort d'affabilité, sans laisser trop paraÃtre la crainte de tacher sa toilette de soie bronze, drapée d'une mante de velours noir. - Entrez, entrez, répétait-elle à ses invités. Nous ne gÃÂȘnons personne... Hein? est-ce propre encore? et cette brave femme a sept enfants! Tous nos ménages sont comme ça... Je vous expliquais que la Compagnie leur loue la maison six francs par mois. Une grande salle au rez-de-chaussée, deux chambres en haut, une cave et un jardin. Le monsieur décoré et la dame en manteau de fourrure, débarqués le matin du train de Paris, ouvraient des yeux vagues, avaient sur la face l'ahurissement de ces choses brusques, qui les dépaysaient. - Et un jardin, répéta la dame. Mais on y vivrait, c'est charmant! - Nous leur donnons du charbon plus qu'ils n'en brûlent, continuait Mme Hennebeau. Un médecin les visite deux fois par semaine; et, quand ils sont vieux, ils reçoivent des pensions, bien qu'on ne fasse aucune retenue sur les salaires. - Une Thébaïde! un vrai pays de Cocagne! murmura le monsieur, ravi. La Maheude s'était précipitée pour offrir des chaises. Ces dames refusÚrent. Déjà Mme Hennebeau se lassait, heureuse un instant de se distraire à ce rÎle de montreur de bÃÂȘtes, dans l'ennui de son exil, mais tout de suite répugnée par l'odeur fade de misÚre, malgré la propreté choisie des maisons oÃÂč elle se risquait. Du reste, elle ne répétait que des bouts de phrase entendus, sans jamais s'inquiéter davantage de ce peuple d'ouvriers besognant et souffrant prÚs d'elle. - Les beaux enfants! murmura la dame, qui les trouvait affreux, avec leurs tÃÂȘtes trop grosses, embroussaillées de cheveux couleur de paille. Et la Maheude dut dire leur ùge, on lui adressa aussi des questions sur Estelle, par politesse. Respectueusement, le pÚre Bonnemort avait retiré sa pipe de la bouche; mais il n'en restait pas moins un sujet d'inquiétude, si ravagé par ses quarante années de fond, les jambes raides, la carcasse démolie, la face terreuse; et, comme un violent accÚs de toux le prenait, il préféra sortir pour cracher dehors, dans l'idée que son crachat noir allait gÃÂȘner le monde. Alzire eut tout le succÚs. Quelle jolie petite ménagÚre, avec son torchon! On complimenta la mÚre d'avoir une petite fille déjà si entendue pour son ùge. Et personne ne parlait de la bosse, des regards d'une compassion pleine de malaise revenaient toujours vers le pauvre ÃÂȘtre infirme. - Maintenant, conclut Mme Hennebeau, si l'on vous interroge sur nos corons, à Paris, vous pourrez répondre... Jamais plus de bruit que ça, moeurs patriarcales, tous heureux et bien portants comme vous voyez, un endroit oÃÂč vous devriez venir vous refaire un peu, à cause du bon air et de la tranquillité. - C'est merveilleux, merveilleux! cria le monsieur, dans un élan final d'enthousiasme. Ils sortirent de l'air enchanté dont on sort d'une baraque de phénomÚnes, et la Maheude qui les accompagnait, demeura sur le seuil, pendant qu'ils repartaient doucement, en causant trÚs haut. Les rues s'étaient peuplées, ils devaient traverser des groupes de femmes, attirées par le bruit de leur visite, qu'elles colportaient de maison en maison. Justement, devant sa porte, la Levaque avait arrÃÂȘté la Pierronne, accourue en curieuse. Toutes deux affectaient une surprise mauvaise. Eh bien! quoi donc, ces gens voulaient y coucher, chez les Maheu? Ce n'était pourtant pas si drÎle. - Toujours sans le sou, avec ce qu'ils gagnent! Dame! quand on a des vices! - Je viens d'apprendre qu'elle est allée ce matin mendier chez les bourgeois de la Piolaine, et Maigrat qui leur avait refusé du pain, lui en a donné... On sait comment il se paie, Maigrat. - Sur elle, oh! non! faudrait du courage... C'est sur Catherine qu'il en prend. - Ah! écoute donc, est-ce qu'elle n'a pas eu le toupet tout à l'heure de me dire qu'elle étranglerait Catherine, si elle y passait!... Comme si le grand Chaval, il y a beau temps, ne l'avait pas mise à cul sur le carin! - Chut!... Voici le monde. Alors, la Levaque et la Pierronne, l'air paisible, sans curiosité impolie, s'étaient contentées de guetter sortir les visiteurs, du coin de l'oeil. Puis, elles avaient appelé vivement d'un signe la Maheude, qui promenait encore Estelle sur ses bras. Et toutes trois, immobiles, regardaient s'éloigner les dos bien vÃÂȘtus de Mme Hennebeau et de ses invités. Lorsque ceux-ci furent à une trentaine de pas, les commérages reprirent, avec un redoublement de violence. - Elles en ont pour de l'argent sur la peau, ça vaut plus cher qu'elles, peut-ÃÂȘtre! - Ah! sûr!... Je ne connais pas l'autre, mais celle d'ici, je n'en donnerais pas quatre sous, si grosse qu'elle soit. On raconte des histoires... - Hein? quelles histoires? - Elle aurait des hommes donc!... D'abord, l'ingénieur... - Ce petiot maigre!... Oh! il est trop menu, elle le perdrait dans les draps. - Qu'est-ce que ça fiche, si ça l'amuse?... Moi, je n'ai pas confiance, quand je vois une dame qui prend des mines dégoûtées et qui n'a jamais l'air de se plaire oÃÂč elle est... Regarde donc comme elle tourne son derriÚre, avec l'air de nous mépriser toutes. Est-ce que c'est propre? Les promeneurs s'en allaient du mÃÂȘme pas ralenti, causant toujours, lorsqu'une calÚche vint s'arrÃÂȘter sur la route, devant l'église. Un monsieur d'environ quarante-huit ans en descendit, serré dans une redingote noire, trÚs brun de peau, le visage autoritaire et correct. - Le mari! murmura la Levaque, baissant la voix comme s'il avait pu l'entendre, saisie de la crainte hiérarchique que le directeur inspirait à ses dix mille ouvriers. C'est pourtant vrai qu'il a une tÃÂȘte de cocu, cet homme! Maintenant, le coron entier était dehors. La curiosité des femmes montait, les groupes se rapprochaient, se fondaient en une foule; tandis que des bandes de marmaille mal mouchée traÃnaient sur les trottoirs, bouche béante. On vit un instant la tÃÂȘte pùle de l'instituteur qui se haussait, lui aussi, derriÚre la haie de l'école. Au milieu des jardins, l'homme en train de bÃÂȘcher restait le pied sur sa bÃÂȘche, les yeux arrondis. Et le murmure des commérages s'enflait peu à peu avec un bruit de crécelles, pareil à un coup de vent dans des feuilles sÚches. C'était surtout devant la porte de la Levaque que le rassemblement avait grossi. Deux femmes s'étaient avancées, puis dix, puis vingt. Prudemment, la Pierronne se taisait, à présent qu'il y avait trop d'oreilles. La Maheude, une des plus raisonnables, se contentait aussi de regarder; et, pour calmer Estelle réveillée et hurlant, elle avait tranquillement sorti au grand jour sa mamelle de bonne bÃÂȘte nourriciÚre, qui pendait, roulante, comme allongée par la source continue de son lait. Quand M. Hennebeau eut fait asseoir les dames au fond de la voiture, qui fila du cÎté de Marchiennes, il y eut une explosion derniÚre de voix bavardes, toutes les femmes gesticulaient, se parlaient dans le visage, au milieu d'un tumulte de fourmiliÚre en révolution. Mais trois heures sonnÚrent. Les ouvriers de la coupe à terre étaient partis, Bouteloup et les autres. Brusquement, au détour de l'église, parurent les premiers charbonniers qui revenaient de la fosse, le visage noir, les vÃÂȘtements trempés, croisant les bras et gonflant le dos. Alors, il se produisit une débandade parmi les femmes, toutes couraient, toutes rentraient chez elles, dans un effarement de ménagÚres que trop de café et trop de cancans avaient mises en faute. Et l'on n'entendait plus que ce cri inquiet, gros de querelles - Ah! mon Dieu! et ma soupe! et ma soupe qui n'est pas prÃÂȘte! II, IV Lorsque Maheu rentra, aprÚs avoir laissé Etienne chez Rasseneur, il trouva Catherine, Zacharie et Jeanlin attablés, qui achevaient leur soupe. Au retour de la fosse, on avait si faim, qu'on mangeait dans ses vÃÂȘtements humides, avant mÃÂȘme de se débarbouiller; et personne ne s'entendait, la table restait mise du matin au soir, toujours il y en avait un là , avalant sa portion, au hasard des exigences du travail. DÚs la porte, Maheu aperçut les provisions. Il ne dit rien, mais son visage inquiet s'éclaira. Toute la matinée, le vide du buffet, la maison sans café et sans beurre, l'avait tracassé, lui était revenue en élancements douloureux, pendant qu'il tapait à la veine, suffoqué au fond de la taille. Comment la femme aurait-elle fait? et qu'allait-on devenir, si elle était rentrée les mains vides? Puis, voilà qu'il y avait de tout. Elle lui conterait ça plus tard. Il riait d'aise. Déjà Catherine et Jeanlin s'étaient levés, prenant leur café debout; tandis que Zacharie, mal rempli par sa soupe, se coupait une large tartine de pain, qu'il couvrait de beurre. Il voyait bien le fromage de cochon sur une assiette; mais il n'y touchait pas, la viande était pour le pÚre, quand il n'y en avait que pour un. Tous venaient de faire descendre leur soupe d'une grande lampée d'eau fraÃche, la bonne boisson claire des fins de quinzaine. - Je n'ai pas de biÚre, dit la Maheude, lorsque le pÚre se fut attablé à son tour. J'ai voulu garder un peu d'argent... Mais, si tu en désires, la petite peut courir en prendre une pinte. Il la regardait, épanoui. Comment? elle avait aussi de l'argent! - Non, non, dit-il. J'ai bu une chope, ça va bien. Et Maheu se mit à engloutir, par lentes cuillerées, la pùtée de pain, de pommes de terre, de poireaux et d'oseille, enfaÃtée dans la jatte qui lui servait d'assiette. La Maheude, sans lùcher Estelle, aidait Alzire à ce qu'il ne manquùt de rien, poussait prÚs de lui le beurre et la charcuterie, remettait au feu son café pour qu'il fût bien chaud. Cependant, à cÎté du feu, le lavage commençait, dan une moitié de tonneau, transformée en baquet. Catherine, qui passait la premiÚre, l'avait empli d'eau tiÚde. et elle se déshabillait tranquillement, Îtait son béguin, sa veste, sa culotte, jusqu'à sa chemise, habituée à cela depuis l'ùge de huit ans, ayant grandi sans y voir du mal. Elle se tourna seulement, le ventre au feu, puis se frotta vigoureusement avec du savon noir. Personne ne la regardait, Lénore et Henri eux-mÃÂȘmes n'avaient plus la curiosité de voir comment elle était faite. Quand elle fut propre, elle monta toute nue l'escalier, laissant sa chemise mouillée et ses autres vÃÂȘtements, en tas, sur le carreau. Mais une querelle éclatait entre les deux frÚres Jeanlin s'était hùté de sauter dans le baquet, sous le prétexte que Zacharie mangeait encore; et celui-ci le bousculait, réclamait son tour, criait que s'il était assez gentil pour permettre à Catherine de se tremper d'abord, il ne voulait pas avoir la rinçure des galopins, d'autant plus que, lorsque celui-ci avait passé dans l'eau, on pouvait en remplir les encriers de l'école. Ils finirent par se laver ensemble, tournés également vers le feu, et ils s'entraidÚrent mÃÂȘme, ils se frottÚrent le dos. Puis, comme leur soeur, ils disparurent dans l'escalier, tout nus. - En font-ils un gùchis! murmurait la Maheude, en prenant par terre les vÃÂȘtements pour les mettre sécher. Alzire, éponge un peu, hein! Mais un tapage, de l'autre cÎté du mur, lui coupa la parole. C'étaient des jurons d'homme, des pleurs de femme, tout un piétinement de bataille, avec des coups sourds qui sonnaient comme des heurts de courge vide. - La Levaque reçoit sa danse, constata paisiblement Maheu, en train de racler le fond de sa jatte avec la cuiller. C'est drÎle, Bouteloup prétendait que la soupe était prÃÂȘte. - Ah! oui, prÃÂȘte! dit la Maheude, j'ai vu les légumes sur la table, pas mÃÂȘme épluchés. Les cris redoublaient, il y eut une poussée terrible qui ébranla le mur, puis un grand silence tomba. Alors, le mineur, en avalant une derniÚre cuillerée, conclut d'un air de calme justice - Si la soupe n'est pas prÃÂȘte, ça se comprend. Et, aprÚs avoir bu un plein verre d'eau, il attaqua le fromage de cochon. Il en coupait des morceaux carrés, qu'il piquait de la pointe de son couteau et qu'il mangeait sur son pain, sans fourchette. On ne parlait pas, quand le pÚre mangeait. Lui-mÃÂȘme avait la faim silencieuse, il ne reconnaissait point la charcuterie habituelle de Maigrat, ça devait venir d'ailleurs; pourtant, il n'adressait aucune question à sa femme. Il demanda seulement si le vieux dormait toujours, là -haut. Non, le grand-pÚre était déjà sorti, pour son tour de promenade accoutumé. Et le silence recommença. Mais l'odeur de la viande avait fait lever les tÃÂȘtes de Lénore et d'Henri, qui s'amusaient par terre à dessiner des ruisseaux avec l'eau répandue. Tous deux vinrent se planter prÚs du pÚre, le petit en avant. Leurs yeux suivaient chaque morceau, le regardaient pleins d'espoir partir de l'assiette, et le voyaient d'un air consterné s'engouffrer dans la bouche. A la longue, le pÚre remarqua le désir gourmand qui les pùlissait et leur mouillait les lÚvres. - Est-ce que les enfants en ont eu? demanda-t-il. Et, comme sa femme hésitait - Tu sais, je n'aime pas les injustices. Ca m'Îte l'appétit, quand ils sont là , autour de moi, à mendier un morceau. - Mais oui, ils en ont eu! s'écria-t-elle, en colÚre. Ah bien! si tu les écoutes, tu peux leur donner ta part et celle des autres, ils s'empliront jusqu'à crever... N'est-ce pas, Alzire, que nous avons tous mangé du fromage? - Bien sûr, maman, répondit la petite bossue, qui, dans ces circonstances-là , mentait avec un aplomb de grande personne. Lénore et Henri restaient immobiles de saisissement, révoltés d'une pareille menterie, eux qu'on fouettait, s'ils ne disaient pas la vérité. Leurs petits coeurs se gonflaient, et ils avaient une grosse envie de protester, de dire qu'ils n'étaient pas là , eux, lorsque les autres en avaient mangé. - Allez-vous-en donc! répétait la mÚre, en les chassant à l'autre bout de la salle. Vous devriez rougir d'ÃÂȘtre toujours dans l'assiette de votre pÚre. Et, s'il était le seul à en avoir, est-ce qu'il ne travaille pas, lui? tandis que vous autres, tas de vauriens, vous ne savez encore que dépenser. Ah! oui, et plus que vous n'ÃÂȘtes gros! Maheu les rappela. Il assit Lénore sur sa cuisse gauche, Henri sur sa cuisse droite; puis, il acheva le fromage de cochon, en faisant la dÃnette avec eux. Chacun sa part, il leur coupait des petits morceaux. Les enfants, ravis, dévoraient. Quand il eut fini, il dit à sa femme - Non, ne me sers pas mon café. Je vais me laver d'abord... Et donne-moi un coup de main pour jeter cette eau sale. Ils empoignÚrent les anses du baquet, et ils le vidaient dans le ruisseau, devant la porte, lorsque Jeanlin descendit, avec des vÃÂȘtements secs, une culotte et une blouse de laine trop grandes, lasses de déteindre sur le dos de son frÚre. En le voyant filer sournoisement par la porte ouverte, sa mÚre l'arrÃÂȘta. - OÃÂč vas-tu? - Là . - OÃÂč, là ?... Ecoute, tu vas aller cueillir une salade de pissenlits pour ce soir. Hein! tu m'entends? si tu ne rapportes pas une salade, tu auras affaire à moi. - Bon! bon! Jeanlin partit, les mains dans les poches, traÃnant ses sabots, roulant ses reins maigres d'avorton de dix ans, comme un vieux mineur. A son tour, Zacharie descendait, plus soigné, le torse pris dans un tricot de laine noire à raies bleues. Son pÚre lui cria de ne pas rentrer tard; et il sortit en hochant la tÃÂȘte, la pipe aux dents, sans répondre. De nouveau, le baquet était plein d'eau tiÚde. Maheu, lentement, enlevait déjà sa veste. Sur un coup d'oeil, Alzire emmena Lénore et Henri jouer dehors. Le pÚre n'aimait pas se laver en famille, comme cela se pratiquait dans beaucoup d'autres maisons du coron. Du reste, il ne blùmait personne, il disait simplement que c'était bon pour les enfants, de barboter ensemble. - Que fais-tu donc là -haut? cria la Maheude à travers l'escalier. - Je raccommode ma robe, que j'ai déchirée hier, répondit Catherine. - C'est bien... Ne descends pas, ton pÚre se lave. Alors, Maheu et la Maheude restÚrent seuls. Celle-ci s'était décidée à poser sur une chaise Estelle, qui, par miracle, se trouvant bien prÚs du feu, ne hurlait pas et tournait vers ses parents des yeux vagues de petit ÃÂȘtre sans pensée. Lui, tout nu, accroupi devant le baquet, y avait d'abord plongé sa tÃÂȘte, frottée de ce savon noir dont l'usage séculaire décolore et jaunit les cheveux de la race. Ensuite, il entra dans l'eau, s'enduisit la poitrine, le ventre, les bras, les cuisses, se les racla énergiquement des deux poings. Debout, sa femme le regardait. - Dis donc, commença-t-elle, j'ai vu ton oeil, quand tu es arrivé... Tu te tourmentais, hein? ça t'a déridé, ces provisions... Imagine-toi que les bourgeois de la Piolaine ne m'ont pas fichu un sou. Oh! ils sont aimables, ils ont habillé les petits, et j'avais honte. de les supplier, car ça me reste en travers, quand je demande. Elle s'interrompit un instant, pour caler Estelle sur la chaise, crainte d'une culbute. Le pÚre continuait à s'user la peau, sans hùter d'une question cette histoire qui l'intéressait, attendant patiemment de comprendre. - Faut te dire que Maigrat m'avait refusé, oh! raide! comme on flanque un chien dehors... Tu vois si j'étais à la noce! Ca tient chaud, des vÃÂȘtements de laine, mais ça ne vous met rien dans le ventre, pas vrai? Il leva la tÃÂȘte, toujours muet. Rien à la Piolaine, rien chez Maigrat alors, quoi? Mais, comme à l'ordinaire, elle venait de retrousser ses manches, pour lui laver le dos et les parties qu'il lui était mal commode d'atteindre. D'ailleurs, il aimait qu'elle le savonnùt, qu'elle le frottùt partout, à se casser les poignets. Elle prit du savon, elle lui laboura les épaules, tandis qu'il se raidissait, afin de tenir le coup. - Donc, je suis retournée chez Maigrat, je lui en ai dit, ah! je lui en ai dit... Et qu'il ne fallait pas avoir de coeur, et qu'il lui arriverait du mal, s'il y avait une justice... Ca l'ennuyait, il tournait les yeux, il aurait bien voulu filer... Du dos, elle était descendue aux fesses; et, lancée, elle poussait ailleurs, dans les plis, ne laissant pas une place du corps sans y passer, le faisant reluire comme ses trois casseroles, les samedis de grand nettoyage. Seulement, elle suait à ce terrible va-et-vient des bras, toute secouée elle-mÃÂȘme, si essoufflée, que ses paroles s'étranglaient. - Enfin, il m'a appelée vieux crampon... Nous aurons du pain jusqu'à samedi, et le plus beau, c'est qu'il m'a prÃÂȘté cent sous... J'ai encore pris chez lui le beurre, le café, la chicorée, j'allais mÃÂȘme prendre la charcuterie et les pommes de terre, quand j'ai vu qu'il grognait... Sept sous de fromage de cochon, dix-huit sous de pommes de terre, il me reste trois francs soixante-quinze pour un ragoût et un pot-au-feu... Hein? je crois que je n'ai pas perdu ma matinée. Maintenant, elle l'essuyait, le tamponnait avec un torchon, aux endroits oÃÂč ça ne voulait pas sécher. Lui, heureux, sans songer au lendemain de la dette, éclatait d'un gros rire et l'empoignait à pleins bras. - Laisse donc, bÃÂȘte! tu es trempé, tu me mouilles... Seulement, je crains que Maigrat n'ait des idées... Elle allait parler de Catherine, elle s'arrÃÂȘta. A quoi bon inquiéter le pÚre? Ca ferait des histoires à n'en plus finir. - Quelles idées? demanda-t-il. - Des idées de nous voler, donc! Faudra que Catherine épluche joliment la note. Il l'empoigna de nouveau, et cette fois ne la lùcha plus. Toujours le bain finissait ainsi, elle le ragaillardissait à le frotter si fort, puis à lui passer partout des linges, qui lui chatouillaient les poils des bras et de la poitrine. D'ailleurs, c'était également chez les camarades du coron l'heure des bÃÂȘtises, oÃÂč l'on plantait plus d'enfants qu'on n'en voulait. La nuit, on avait sur le dos la famille. Il la poussait vers la table, goguenardant en brave homme qui jouit du seul bon moment de la journée, appelant ça prendre son dessert, et un dessert qui ne coûtait rien. Elle, avec sa taille et sa gorge roulantes, se débattait un peu, pour rire. - Es-tu bÃÂȘte, mon Dieu! es-tu bÃÂȘte!... Et Estelle qui nous regarde! attends que je lui tourne la tÃÂȘte. - Ah! ouiche! à trois mois, est-ce que ça comprend? Lorsqu'il se fut relevé, Maheu passa simplement une culotte sÚche. Son plaisir, quand il était propre et qu'il avait rigolé avec sa femme, était de rester un moment le torse nu. Sur sa peau blanche, d'une blancheur de fille anémique, les éraflures, les entailles du charbon, laissaient des tatouages, des "greffes", comme disent les mineurs; et il s'en montrait fier, il étalait ses gros bras, sa poitrine large, d'un luisant de marbre veiné de bleu. En été, tous les mineurs se mettaient ainsi sur les portes. Il y alla mÃÂȘme un instant, malgré le temps humide, cria un mot salé à un camarade, le poitrail également nu, au-delà des jardins. D'autres parurent. Et les enfants, qui traÃnaient sur les trottoirs, levaient la tÃÂȘte, riaient eux aussi à la joie de toute cette chair lasse de travailleurs, mise au grand air. En buvant son café, sans passer encore une chemise, Maheu conta à sa femme la colÚre de l'ingénieur, pour le boisage. Il était calmé, détendu, et il écouta avec un hochement d'approbation les sages conseils de la Maheude, qui montrait un grand bon sens dans ces affaires-là . Toujours elle lui répétait qu'on ne gagnait rien à se buter contre la Compagnie. Elle lui parla ensuite de la visite de Mme Hennebeau. Sans le dire, tous deux en étaient fiers. - Est-ce qu'on peut descendre? demanda Catherine du haut de l'escalier. - Oui, oui, ton pÚre se sÚche. La jeune fille avait sa robe des dimanches, une vieille robe de popeline gros bleu, pùlie et usée déjà dans les plis. Elle était coiffée d'un bonnet de tulle noire, tout simple. - Tiens! tu t'es habillée... OÃÂč vas-tu donc? - Je vais à Montsou acheter un ruban pour mon bonnet... J'ai retiré le vieux, il était trop sale. - Tu as donc de l'argent, toi? - Non, c'est Mouquette qui a promis de me prÃÂȘter dix sous. La mÚre la laissa partir. Mais, à la porte, elle la rappela. - Ecoute, ne va pas l'acheter chez Maigrat, ton ruban... il te volerait et il croirait que nous roulons sur l'or. Le pÚre, qui s'était accroupi devant le feu, pour sécher plus vite sa nuque et ses aisselles, se contenta d'ajouter - Tùche de ne pas traÃner la nuit sur les routes. Maheu, l'aprÚs-midi, travailla dans son jardin. Déjà il y avait semé des pommes de terre, des haricots, des pois; et il tenait en jauge, depuis la veille, du plant de choux et de laitue, qu'il se mit à repiquer. Ce coin de jardin les fournissait de légumes, sauf de pommes de terre, dont ils n'avaient jamais assez. Du reste, lui s'entendait trÚs bien à la culture et obtenait mÃÂȘme des artichauts, ce qui était traité de pose par les voisins. Comme il préparait sa planche, Levaque justement vint fumer une pipe dans son carré à lui, en regardant des romaines que Bouteloup avait plantées le matin; car, sans le courage du logeur à bÃÂȘcher, il n'aurait guÚre poussé là que des orties. Et la conversation s'engagea par-dessus le treillage Levaque, délassé et excité d'avoir tapé sur sa femme, tùcha vainement d'entraÃner Maheu chez Rasseneur. Voyons, est-ce qu'une chope l'effrayait? On ferait une partie de quilles, on flùnerait un instant avec les camarades, puis on rentrerait dÃner. C'était la vie, aprÚs la sortie de la fosse. Sans doute il n'y avait pas de mal à cela, mais Maheu s'entÃÂȘtait s'il ne repiquait pas ses laitues, elles seraient fanées le lendemain. Au fond, il refusait par sagesse, ne voulant point demander un liard à sa femme sur le reste des cent sous. Cinq heures sonnaient, lorsque la Pierronne vint savoir si c'était avec Jeanlin que sa Lydie avait filé. Levaque répondit que ça devait ÃÂȘtre quelque chose comme ca, car Bébert, lui aussi, avait disparu; et ces galopins gourgandinaient toujours ensemble. Quand Maheu les eut tranquillisés, en parlant de la salade de pissenlits, lui et le camarade se mirent à attaquer la jeune femme, avec une crudité de bons diables. Elle s'en fùchait, mais ne s'en allait pas, chatouillée au fond par les gros mots, qui la faisaient crier, les mains au ventre. Il arriva à son secours une femme maigre, dont la colÚre bégayante ressemblait à un gloussement de poule. D'autres, au loin, sur les portes, s'effarouchaient de confiance. Maintenant, l'école était fermée, toute la marmaille traÃnait, c'était un grouillement de petits ÃÂȘtres piaulant, se roulant, se battant; tandis que les pÚres, qui n'étaient pas à l'estaminet, restaient par groupes de trois ou quatre, accroupis sur leurs talons comme au fond de la mine, fumant des pipes avec des paroles rares, à l'abri d'un mur. La Pierronne partit furieuse, lorsque Levaque voulut tùter si elle avait la cuisse ferme; et il se décida lui-mÃÂȘme à se rendre seul chez Rasseneur, pendant que Maheu plantait toujours. Le jour baissa brusquement, la Maheude alluma la lampe, irritée de ce que ni la fille ni les garçons ne rentraient. Elle l'aurait parié jamais on ne parvenait à faire ensemble l'unique repas oÃÂč l'on aurait pu ÃÂȘtre tous autour de la table. Puis, c'était la salade de pissenlits qu'elle attendait. Qu'est-ce qu'il pouvait cueillir à cette heure, dans ce noir de four, le bougre d'enfant! Une salade accompagnerait si bien la ratatouille qu'elle laissait mijoter sur le feu, des pommes de terre, des poireaux, de l'oseille, fricassés avec de l'oignon frit! La maison entiÚre le sentait, l'oignon frit, cette bonne odeur qui rancit vite et qui pénÚtre les briques des corons d'un empoisonnement tel, qu'on les flaire de loin dans la campagne, à ce violent fumet de cuisine pauvre. Maheu, quand il quitta le jardin, à la nuit tombée, s'assoupit tout de suite sur une chaise, la tÃÂȘte contre la muraille. Des qu'il s'asseyait, le soir, il dormait. Le coucou sonnait sept heures, Henri et Lénore venaient de casser une assiette en s'obstinant à aider Alzire, qui mettait le couvert, lorsque le pÚre Bonnemort rentra le premier, pressé de dÃner et de retourner à la fosse. Alors, la Maheude réveilla Maheu. - Mangeons, tant pis!... Ils sont assez grands pour retrouver la maison. L'embÃÂȘtant, c'est la salade! II, V Chez Rasseneur, aprÚs avoir mangé une soupe, Etienne, remonté dans l'étroite chambre qu'il allait occuper sous le toit, en face du Voreux, était tombé sur son lit, tout vÃÂȘtu, assommé de fatigue. En deux jours, il n'avait pas dormi quatre heures. Quand il s'éveilla, au crépuscule, il resta étourdi un instant, sans reconnaÃtre le lieu oÃÂč il se trouvait; et il éprouvait un tel malaise, une telle pesanteur de tÃÂȘte, qu'il se mit péniblement debout, avec l'idée de prendre l'air, avant de dÃner et de se coucher pour la nuit. Dehors, le temps était de plus en plus doux, le ciel de suie se cuivrait, chargé d'une de ces longues pluies du Nord, dont on sentait l'approche dans la tiédeur humide de l'air. La nuit venait par grandes fumées, noyant les lointains perdus de la plaine. Sur cette mer immense de terres rougeùtres, le ciel bas semblait se fondre en noire poussiÚre, sans un souffle de vent à cette heure, qui animùt les ténÚbres. C'était d'une tristesse blafarde et morte d'ensevelissement. Etienne marcha devant lui, au hasard, n'ayant d'autre but que de secouer sa fiÚvre. Lorsqu'il passa devant le Voreux, assombri déjà au fond de son trou, et dont pas une lanterne ne luisait encore, il s'arrÃÂȘta un moment, pour voir la sortie des ouvriers a la journée. Sans doute six heures sonnaient, des moulineurs, des chargeurs à l'accrochage, des palefreniers s'en allaient par bandes, mÃÂȘlés aux filles du criblage, vagues et rieuses dans l'ombre. D'abord, ce furent la Brûlé et son gendre Pierron. Elle le querellait, parce qu'il ne l'avait pas soutenue, dans une contestation avec un surveillant, pour son compte de pierres. - Oh! sacrée chiffe, va! s'il est permis d'ÃÂȘtre un homme et de s'aplatir comme ça devant un de ces salops qui nous mangent! Pierron la suivait paisiblement, sans répondre. Il finit par dire - Fallait peut-ÃÂȘtre sauter sur le chef. Merci! pour avoir des ennuis! - Tends le derriÚre, alors! cria-t-elle. Ah! nom de Dieu! si ma fille m'avait écoutée!... Ca ne suffit donc pas qu'ils m'aient tué le pÚre, tu voudrais peut-ÃÂȘtre que je dise merci. Non, vois-tu, j'aurai leur peau! Les voix se perdirent, Etienne la regarda disparaÃtre, avec son nez d'aigle, ses cheveux blancs envolés, ses longs bras maigres qui gesticulaient furieusement. Mais, derriÚre lui, la conversation de deux jeunes gens lui fit prÃÂȘter l'oreille. Il avait reconnu Zacharie, qui attendait là , et que son ami Mouquet venait d'aborder. - Arrives-tu? demanda celui-ci. Nous mangeons une tartine, puis nous filons au Volcan. - Tout à l'heure, j'ai affaire. - Quoi donc? Le moulineur se tourna et aperçut PhilomÚne qui sortait du criblage. Il crut comprendre. - Ah! bon, c'est ça... Alors, je pars devant. - Oui, je te rattraperai. Mouquet, en s'en allant, se rencontra avec son pÚre, le vieux Mouque, qui sortait aussi du Voreux; et les deux hommes se dirent simplement bonsoir, le fils prit la grande route, tandis que le pÚre filait le long du canal. Déjà , Zacharie poussait PhilomÚne dans ce mÃÂȘme chemin écarté, malgré sa résistance. Elle était pressée, une autre fois; et ils se disputaient, tous deux, en vieux ménage. Ca n'avait rien de drÎle, de ne se voir que dehors, surtout l'hiver, lorsque la terre est mouillée et qu'on n'a pas les blés pour se coucher dedans. - Mais non, ce n'est pas ça, murmura-t-il impatienté. J'ai à te dire une chose. Il la tenait à la taille, il l'emmenait doucement. Puis, lorsqu'ils furent dans l'ombre du terri, il voulut savoir si elle avait de l'argent. - Pour quoi faire? demanda-t-elle. Lui, alors, s'embrouilla, parla d'une dette de deux francs qui allait désespérer sa famille. - Tais-toi donc!... J'ai vu Mouquet, tu vas encore au Volcan, oÃÂč il y a ces sales femmes de chanteuses. Il se défendit, tapa sur sa poitrine, donna sa parole d'honneur. Puis, comme elle haussait les épaules, il dit brusquement - Viens avec nous, si ça t'amuse... Tu vois que tu ne me déranges pas. Pour ce que j'en veux faire, des chanteuses!... Viens-tu? - Et le petit? répondit-elle. Est-ce qu'on peut remuer, avec un enfant qui crie toujours?... Laisse-moi rentrer, je parie qu'ils ne s'entendent plus, à la maison. Mais il la retint, il la supplia. Voyons, c'était pour ne pas avoir l'air bÃÂȘte devant Mouquet, auquel il avait promis. Un homme ne pouvait pas, tous les soirs, se coucher comme les poules. Vaincue, elle avait retroussé une basque de son caraco, elle coupait de l'ongle le fil et tirait des piÚces de dix sous d'un coin de la bordure. De crainte d'ÃÂȘtre volée par sa mÚre, elle cachait là le gain des heures qu'elle faisait en plus, à la fosse. - J'en ai cinq, tu vois, dit-elle. Je veux bien t'en donner trois... Seulement, il faut me jurer que tu vas décider ta mÚre à nous marier. En voilà assez, de cette vie en l'air! Avec ça, maman me reproche toutes les bouchées que je mange... Jure, jure d'abord. Elle parlait de sa voix molle de grande fille maladive, sans passion, simplement lasse de son existence. Lui, jura, cria que c'était une chose promise, sacrée; puis, lorsqu'il tint les trois piÚces, il la baisa, la chatouilla, la fit rire, et il aurait poussé les choses jusqu'au bout, dans ce coin du terri qui était la chambre d'hiver de leur vieux ménage, si elle n'avait répété que non, que ça ne lui causerait aucun plaisir. Elle retourna au coron toute seule, pendant qu'il coupait à travers champs, pour rejoindre son camarade. Etienne, machinalement, les avait suivis de loin, sans comprendre, croyant à un simple rendez-vous. Les filles étaient précoces, aux fosses; et il se rappelait les ouvriÚres de Lille, qu'il attendait derriÚre les fabriques, ces bandes de filles gùtées dÚs quatorze ans, dans les abandons de la misÚre. Mais une autre rencontre le surprit davantage. Il s'arrÃÂȘta. C'était, en bas du terri, dans un creux oÃÂč de grosses pierres avaient glissé, le petit Jeanlin qui rabrouait violemment Lydie et Bébert, assise l'une à sa droite, l'autre à sa gauche. - Hein? vous dites?... Je vas ajouter une gifle pour chacun, moi, si vous réclamez... Qui est-ce qui a eu l'idée, voyons! En effet, Jeanlin avait eu une idée. AprÚs s'ÃÂȘtre, pendant une heure, le long du canal, roulé dans les prés en cueillant des pissenlits avec les deux autres, il venait de songer, devant le tas de salade, qu'on ne mangerait jamais tout ça chez lui; et, au lieu de rentrer au coron, il était allé à Montsou, gardant Bébert pour faire le guet, poussant Lydie à sonner chez les bourgeois, oÃÂč elle offrait les pissenlits. Il disait, expérimenté déjà , que les filles vendaient ce qu'elles voulaient. Dans l'ardeur du négoce, le tas entier y avait passé; mais la gamine avait fait onze sous. Et, maintenant, les mains nettes, tous trois partageaient le gain. - C'est injuste! déclara Bébert. Faut diviser en trois... Si tu gardes sept sous, nous n'en aurons plus que deux chacun. - De quoi, injuste? répliqua Jeanlin furieux. J'en ai cueilli davantage, d'abord! L'autre d'ordinaire se soumettait, avec une admiration craintive, une crédulité qui le rendait continuellement victime. Plus ùgé et plus fort, il se laissait mÃÂȘme gifler. Mais, cette fois, l'idée de tout cet argent l'excitait à la résistance. - N'est-ce pas? Lydie, il nous vole... S'il ne partage pas, nous le dirons à sa mÚre. Du coup, Jeanlin lui mit le poing sous le nez. - RépÚte un peu. C'est moi qui irai dire chez vous que vous avez vendu la salade à maman... Et puis, bougre de bÃÂȘte, est-ce que je puis diviser onze sous en trois? essaie pour voir, toi qui es malin... Voilà chacun vos deux sous. DépÃÂȘchez-vous de les prendre ou je les recolle dans ma poche. Dompté, Bébert accepta les deux sous. Lydie, tremblante, n'avait rien dit, car elle éprouvait, devant Jeanlin, une peur et une tendresse de petite femme battue. Comme il lui tendait les deux sous, elle avança la main avec un rire soumis. Mais il se ravisa brusquement. - Hein? qu'est-ce que tu vas fiche de tout ça?... Ta mÚre te le chipera bien sûr, si tu ne sais pas le cacher... Vaut mieux que je te le garde. Quand tu auras besoin d'argent, tu m'en demanderas. Et les neuf sous disparurent. Pour lui fermer la bouche, il l'avait empoignée en riant, il se roulait avec elle sur le terri. C'était sa petite femme, ils essayaient ensemble, dans les coins noirs, l'amour qu'ils entendaient et qu'ils voyaient chez eux, derriÚre les cloisons, par les fentes des portes. Ils savaient tout, mais ils ne pouvaient guÚre, trop jeunes, tùtonnant, jouant, pendant des heures, à des jeux de petits chiens vicieux. Lui appelait ça "faire papa et maman"; et, quand il l'emmenait, elle galopait, elle se laissait prendre avec le tremblement délicieux de l'instinct, souvent fùchée, mais cédant toujours dans l'attente de quelque chose qui ne venait point. Comme Bébert n'était pas admis à ces parties-là , et qu'il recevait une bourrade, dÚs qu'il voulait tùter de Lydie, il restait gÃÂȘné, travaillé de colÚre et de malaise, quand les deux autres s'amusaient, ce dont ils ne se gÃÂȘnaient nullement en sa présence. Aussi n'avait-il qu'une idée, les effrayer, les déranger, en leur criant qu'on les voyait. - C'est foutu, v'là un homme qui regarde! Cette fois, il ne mentait pas, c'était Etienne qui se décidait à continuer son chemin. Les enfants bondirent, se sauvÚrent, et il passa, tournant le terri, suivant le canal, amusé de la belle peur de ces polissons. Sans doute, c'était trop tÎt à leur ùge; mais quoi? ils en voyaient tant, ils en entendaient de si raides, qu'il aurait fallu les attacher, pour les tenir. Au fond cependant, Etienne devenait triste. Cent pas plus loin, il tomba encore sur des couples. Il arrivait à Réquillart, et là , autour de la vieille fosse en ruine, toutes les filles de Montsou rÎdaient avec leurs amoureux. C'était le rendez-vous commun, le coin écarté et désert, oÃÂč les herscheuses venaient faire leur premier enfant, quand elles n'osaient se risquer sur le carin. Les palissades rompues ouvraient à chacun l'ancien carreau, changé en un terrain vague, obstrué par les débris de deux hangars qui s'étaient écroulés, et par les carcasses des grands chevalets restés debout. Des berlines hors d'usage traÃnaient, d'anciens bois à moitié pourris entassaient des meules; tandis qu'une végétation drue reconquérait ce coin de terre, s'étalait en herbe épaisse, jaillissait en jeunes arbres déjà forts. Aussi chaque fille s'y trouvait-elle chez elle, il y avait des trous perdus pour toutes, les galants les culbutaient sur les poutres, derriÚre les bois, dans les berlines. On se logeait quand mÃÂȘme, coudes à coudes, sans s'occuper des voisins. Et il semblait que ce fût, autour de la machine éteinte, prÚs de ce puits las de dégorger de la houille, une revanche de la création, le libre amour qui, sous le coup de fouet de l'instinct, plantait des enfants dans les ventres de ces filles, à peine femmes. Pourtant, un gardien habitait là , le vieux Mouque, auquel la Compagnie abandonnait, presque sous le beffroi détruit, deux piÚces, que la chute attendue des derniÚres charpentes menaçait d'un continuel écrasement. Il avait mÃÂȘme dû étayer une partie du plafond; et il y vivait trÚs bien, en famille, lui et Mouquet dans une chambre, la Mouquette dans l'autre. Comme les fenÃÂȘtres n'avaient plus une seule vitre, il s'était décidé à les boucher en clouant des planches on ne voyait pas clair, mais il faisait chaud. Du reste, ce gardien ne gardait rien, allait soigner ses chevaux au Voreux, ne s'occupait jamais des ruines de Réquillart, dont on conservait seulement le puits pour servir de cheminée à un foyer, qui aérait la fosse voisine. Et c'était ainsi que le pÚre Mouque achevait de vieillir, au milieu des amours. DÚs dix ans, la Mouquette avait fait la culbute dans tous les coins des décombres, non en galopine effarouchée et encore verte comme Lydie, mais en fille déjà grasse, bonne pour des garçons barbus. Le pÚre n'avait rien à dire, car elle se montrait respectueuse, jamais elle n'introduisait un galant chez lui. Puis, il était habitué à ces accidents-là . Quand il se rendait au Voreux ou qu'il en revenait, chaque fois qu'il sortait de son trou, il ne pouvait risquer un pied, sans le mettre sur un couple, dans l'herbe; et c'était pis, s'il voulait ramasser du bois pour sa soupe, ou chercher des glaiterons pour son lapin, à l'autre bout du clos alors, il voyait se lever, un à un, les nez gourmands de toutes les filles de Montsou, tandis qu'il devait se méfier de ne pas buter contre les jambes, tendues au ras des sentiers. D'ailleurs, peu à peu, ces rencontres-là n'avaient plus dérangé personne, ni lui qui veillait simplement à ne pas tomber, ni les filles qu'il laissait achever leur affaire, s'éloignant à petits pas discrets, en brave homme paisible devant les choses de la nature. Seulement, de mÃÂȘme qu'elles le connaissaient à cette heure, lui avait également fini par les connaÃtre, ainsi que l'on connaÃt les pies polissonnes qui se débauchent dans les poiriers des jardins. Ah! cette jeunesse, comme elle en prenait, comme elle se bourrait! Parfois, il hochait le menton avec des regrets silencieux, en se détournant des gaillardes bruyantes, soufflant trop haut, au fond des ténÚbres. Une seule chose lui causait de l'humeur deux amoureux avaient pris la mauvaise habitude de s'embrasser contre le mur de sa chambre. Ce n'était pas que ça l'empÃÂȘchùt de dormir, mais ils poussaient si fort, qu'à la longue ils dégradaient le mur. Chaque soir, le vieux Mouque recevait la visite de son ami, le pÚre Bonnemort, qui, réguliÚrement, avant son dÃner, faisait la mÃÂȘme promenade. Les deux anciens ne se parlaient guÚre, échangeaient à peine dix paroles, pendant la demi-heure qu'ils passaient ensemble. Mais cela les égayait, d'ÃÂȘtre ainsi, de songer à de vieilles choses, qu'ils remùchaient en commun, sans avoir besoin d'en causer. A Réquillart, ils s'asseyaient sur une poutre, cÎte à cÎte, lùchaient un mot, puis partaient pour leurs rÃÂȘvasseries, le nez vers la terre. Sans doute, ils redevenaient jeunes. Autour d'eux, des galants troussaient leurs amoureuses, des baisers et des rires chuchotaient, une odeur chaude de filles montait, dans la fraÃcheur des herbes écrasées. C'était déjà derriÚre la fosse, quarante-trois ans plus tÎt, que le pÚre Bonnemort avait pris sa femme, une herscheuse si chétive, qu'il la posait sur une berline, pour l'embrasser à l'aise. Ah! il y avait beau temps! Et les deux vieux, branlant la tÃÂȘte, se quittaient enfin, souvent mÃÂȘme sans se dire bonsoir. Ce soir-là , toutefois, comme Etienne arrivait, le pÚre Bonnemort, qui se levait de la poutre, pour retourner au coron, disait à Mouque - Bonne nuit, vieux!... Dis donc, tu as connu la Roussie? Mouque resta un instant muet, dodelina des épaules, puis, en rentrant dans sa maison - Bonne nuit, bonne nuit, vieux! Etienne, à son tour, vint s'asseoir sur la poutre. Sa tristesse augmentait, sans qu'il sût pourquoi. Le vieil homme, dont il regardait disparaÃtre le dos, lui rappelait son arrivée du matin, le flot de paroles que l'énervement du vent avait arrachées à ce silencieux. Que de misÚre! et toutes ces filles, éreintées de fatigue, qui étaient encore assez bÃÂȘtes, le soir, pour fabriquer des petits, de la chair à travail et à souffrance! Jamais ça ne finirait, si elles s'emplissaient toujours de meurt-de-faim. Est-ce qu'elles n'auraient pas dû plutÎt se boucher le ventre, serrer les cuisses, ainsi qu'à l'approche du malheur? Peut-ÃÂȘtre ne remuait-il confusément ces idées moroses que dans l'ennui d'ÃÂȘtre seul, lorsque les autres, à cette heure, s'en allaient deux à deux prendre du plaisir. Le temps mou l'étouffait un peu, des gouttes de pluie, rares encore, tombaient sur ses mains fiévreuses. Oui, toutes y passaient, c'était plus fort que la raison. Justement, comme Etienne restait assis, immobile dans l'ombre, un couple qui descendait de Montsou le frÎla sans le voir, en s'engageant dans le terrain vague de Réquillart. La fille, une pucelle bien sûr, se débattait, résistait, avec des supplications basses, chuchotées; tandis que le garçon, muet, la poussait quand mÃÂȘme vers les ténÚbres d'un coin de hangar, demeuré debout, sous lequel d'anciens cordages moisis s'entassaient. C'étaient Catherine et le grand Chaval. Mais Etienne ne les avait pas reconnus au passage, et il les suivait des yeux, il guettait la fin de l'histoire, pris d'une sensualité, qui changeait le cours de ses réflexions. Pourquoi serait-il intervenu? lorsque les filles disent non, c'est qu'elles aiment à ÃÂȘtre bourrées d'abord. En quittant le coron des Deux-Cent-Quarante, Catherine était allée à Montsou par le pavé. Depuis l'ùge de dix ans, depuis qu'elle gagnait sa vie à la fosse, elle courait ainsi le pays toute seule, dans la complÚte liberté des familles de houilleurs; et, si aucun homme ne l'avait eue, à quinze ans, c'était grùce à l'éveil tardif de sa puberté, dont elle attendait encore la crise. Quand elle fut devant les Chantiers de la Compagnie, elle traversa la rue et entra chez une blanchisseuse, oÃÂč elle était certaine de trouver la Mouquette; car celle-ci vivait là , avec des femmes qui se payaient des tournées de café, du matin au soir. Mais elle eut un chagrin, la Mouquette, précisément, avait régalé à son tour, si bien qu'elle ne put lui prÃÂȘter les dix sous promis. Pour la consoler, on lui offrit vainement un verre de café tout chaud. Elle ne voulut mÃÂȘme pas que sa camarade empruntùt à une autre femme. Une pensée d'économie lui était venue, une sorte de crainte superstitieuse, la certitude que, si elle l'achetait maintenant, ce ruban lui porterait malheur. Elle se hùta de reprendre le chemin du coron, et elle était aux derniÚres maisons de Montsou, lorsqu'un homme, sur la porte de l'estaminet Piquette, l'appela. - Eh! Catherine, oÃÂč cours-tu si vite? C'était le grand Chaval. Elle fut contrariée, non qu'il lui déplût, mais parce qu'elle n'était pas en train de rire. - Entre donc boire quelque chose... Un petit verre de doux, veux-tu? Gentiment, elle refusa la nuit allait tomber, on l'attendait chez elle. Lui, s'était avancé, la suppliait à voix basse, au milieu de la rue. Son idée, depuis longtemps, était de la décider à monter dans la chambre qu'il occupait au premier étage de l'estaminet Piquette, une belle chambre qui avait un grand lit, pour un ménage. Il lui faisait donc peur, qu'elle refusait toujours. Elle, bonne fille, riait, disait qu'elle monterait la semaine oÃÂč les enfants ne poussent pas. Puis, d'une chose à une autre, elle en arriva, sans savoir comment, à parler du ruban bleu qu'elle n'avait pu acheter. - Mais je vais t'en payer un, moi! cria-t-il. Elle rougit, sentant qu'elle ferait bien de refuser encore, travaillée au fond du gros désir d'avoir son ruban. L'idée d'un emprunt lui revint, elle finit par accepter, à la condition qu'elle lui rendrait ce qu'il dépenserait pour elle. Cela les fit plaisanter de nouveau il fut convenu que, si elle ne couchait pas avec lui, elle lui rendrait l'argent. Mais il y eut une autre difficulté, quand il parla d'aller chez Maigrat. - Non, pas chez Maigrat, maman me l'a détendu. - Laisse donc, est-ce qu'on a besoin de dire oÃÂč l'on va!... C'est lui qui tient les plus beaux rubans de Montsou. Lorsque Maigrat vit entrer dans sa boutique le grand Chaval et Catherine, comme deux galants qui achÚtent leur cadeau de noces, il devint trÚs rouge, il montra ses piÚces de ruban bleu avec la rage d'un homme dont on se moque. Puis, les jeunes gens servis, il se planta sur la porte pour les regarder s'éloigner dans le crépuscule; et, comme sa femme venait d'une voix timide lui demander un renseignement, il tomba sur elle, l'injuria, cria qu'il ferait se repentir un jour le sale monde qui manquait de reconnaissance, lorsque tous auraient dû ÃÂȘtre par terre, à lui lécher les pieds. Sur la route, le grand Chaval accompagnait Catherine. Il marchait prÚs d'elle, les bras ballants; seulement, il la poussait de la hanche, il la conduisait, sans en avoir l'air. Elle s'aperçut tout d'un coup qu'il lui avait fait quitter le pavé et qu'ils s'engageaient ensemble dans l'étroit chemin de Réquillart. Mais elle n'eut pas le temps de se fùcher déjà , il la tenait à la taille, il l'étourdissait d'une caresse de mots continue. Etait-elle bÃÂȘte, d'avoir peur! est-ce qu'il voulait du mal à un petit mignon comme elle, aussi douce que de la soie, si tendre qu'il l'aurait mangée? Et il lui soufflait derriÚre l'oreille, dans le cou, il lui faisait passer un frisson sur toute la peau du corps. Elle, étouffée, ne trouvait rien à répondre. C'était vrai, qu'il semblait l'aimer. Le samedi soir, aprÚs avoir éteint la chandelle, elle s'était justement demandé ce qu'il arriverait, s'il la prenait ainsi; puis, en s'endormant, elle avait rÃÂȘvé qu'elle ne disait plus non, toute lùche de plaisir. Pourquoi donc, à la mÃÂȘme idée, aujourd'hui, éprouvait-elle une répugnance et comme un regret? Pendant qu'il lui chatouillait la nuque avec ses moustaches, si doucement, qu'elle en fermait les yeux, l'ombre d'un autre homme, du garçon entrevu le matin, passait dans le noir de ses paupiÚres closes. Brusquement, Catherine regarda autour d'elle. Chaval l'avait conduite dans les décombres de Réquillart, et elle eut un recul frissonnant devant les ténÚbres du hangar effondré. - Oh! non, oh! non, murmura-t-elle, je t'en prie, laisse-moi! La peur du mùle l'affolait, cette peur qui raidit les muscles dans un instinct de défense, mÃÂȘme lorsque les filles veulent bien, et qu'elles sentent l'approche conquérante de l'homme. Sa virginité, qui n'avait rien à apprendre pourtant, s'épouvantait, comme à la menace d'un coup, d'une blessure dont elle redoutait la douleur encore inconnue. - Non, non, je ne veux pas! je te dis que je suis trop jeune... Vrai! plus tard, quand je serai faite au moins. Il grogna sourdement - BÃÂȘte! rien à craindre alors... Qu'est-ce que ca te fiche? Mais il ne parla pas davantage. Il l'avait empoignée solidement, il la jetait sous le hangar. Et elle tomba à la renverse sur les vieux cordages, elle cessa de se défendre, subissant le mùle avant l'ùge, avec cette soumission héréditaire, qui, dÚs l'enfance, culbutait en plein vent les filles de sa race. Ses bégaiements effrayés s'éteignirent, on n'entendit plus que le souffle ardent de l'homme. Etienne, cependant, avait écouté, sans bouger. Encore une qui faisait le saut! Et, maintenant qu'il avait vu la comédie, il se leva, envahi d'un malaise, d'une sorte d'excitation jalouse oÃÂč montait de la colÚre. Il ne se gÃÂȘnait plus, il enjambait les poutres, car ces deux-là étaient bien trop occupés à cette heure, pour se déranger. Aussi fut-il surpris, lorsqu'il eut fait une centaine de pas sur la route, de voir, en se tournant, qu'ils étaient debout déjà et qu'ils paraissaient, comme lui, revenir vers le coron. L'homme avait repris la fille à la taille, la serrant d'un air de reconnaissance, lui parlant toujours dans le cou; et c'était elle qui semblait pressée, qui voulait rentrer vite, l'air fùché surtout du retard. Alors, Etienne fut tourmenté d'une envie, celle de voir leurs figures. C'était imbécile, il hùta le pas pour ne point y céder. Mais ses pieds se ralentissaient d'eux-mÃÂȘmes, il finit, au premier réverbÚre, par se cacher dans l'ombre. Une stupeur le cloua, lorsqu'il reconnut au passage Catherine et le grand Chaval. Il hésitait d'abord était-ce bien elle, cette jeune fille en robe gros bleu, avec ce bonnet? était-ce le galopin qu'il avait vu en culotte, la tÃÂȘte serrée dans le béguin de toile? Voilà pourquoi elle avait pu le frÎler, sans qu'il la devinùt. Mais il ne doutait plus, il venait de retrouver ses yeux, la limpidité verdùtre de cette eau de source, si claire et si profonde. Quelle catin! et il éprouvait un furieux besoin de se venger d'elle, sans motif, en la méprisant. D'ailleurs, ça ne lui allait pas d'ÃÂȘtre en fille elle était affreuse. Lentement, Catherine et Chaval étaient passés. Ils ne se savaient point guettés de la sorte, lui la retenait pour la baiser derriÚre l'oreille, tandis qu'elle recommençait à s'attarder sous les caresses, qui la faisaient rire. Resté en arriÚre, Etienne était bien obligé de les suivre, irrité de ce qu'ils barraient le chemin, assistant quand mÃÂȘme à ces choses dont la vue l'exaspérait. C'était donc vrai, ce qu'elle lui avait juré le matin elle n'était encore la maÃtresse de personne; et lui qui ne l'avait pas crue, qui s'était privé d'elle pour ne pas faire comme l'autre! et lui qui venait de se la laisser prendre sous le nez, qui avait poussé la bÃÂȘtise jusqu'à s'égayer salement à les voir! Cela le rendait fou, il serrait les poings, il aurait mangé cet homme dans un de ces besoins de tuer oÃÂč il voyait rouge. Pendant une demi-heure, la promenade dura. Lorsque Chaval et Catherine approchÚrent du Voreux, ils ralentirent encore leur marche, ils s'arrÃÂȘtÚrent deux fois au bord du canal, trois fois le long du terri, trÚs gais maintenant, s'amusant à de petits jeux tendres. Etienne devait s'arrÃÂȘter lui aussi, faire les mÃÂȘmes stations, de peur d'ÃÂȘtre aperçu. Il s'efforçait de n'avoir plus qu'un regret brutal ça lui apprendrait à ménager les filles, par bonne éducation. Puis, aprÚs le Voreux, libre enfin d'aller dÃner chez Rasseneur, il continua de les suivre, il les accompagna au coron, demeura là , debout dans l'ombre, pendant un quart d'heure, à attendre que Chaval laissùt Catherine rentrer chez elle. Et, lorsqu'il fut bien sûr qu'ils n'étaient plus ensemble, il marcha de nouveau, il poussa trÚs loin sur la route de Marchiennes, piétinant, ne songeant à rien, trop étouffé et trop triste pour s'enfermer dans une chambre. Une heure plus tard seulement, vers neuf heures, Etienne retraversa le coron, en se disant qu'il fallait manger et se coucher, s'il voulait ÃÂȘtre debout le matin à quatre heures. Le village dormait déjà , tout noir dans la nuit. Pas une lueur ne glissait des persiennes closes, les longues façades s'alignaient, avec le sommeil pesant des casernes qui ronflent. Seul, un chat se sauva au travers des jardins vides. C'était la fin de la journée, l'écrasement des travailleurs tombant de la table au lit, assommés de fatigue et de nourriture. Chez Rasseneur, dans la salle éclairée, un machineur et deux ouvriers du jour buvaient des chopes. Mais, avant de rentrer, Etienne s'arrÃÂȘta, jeta un dernier regard aux ténÚbres. Il retrouvait la mÃÂȘme immensité noire que le matin, lorsqu'il était arrivé par le grand vent. Devant lui, le Voreux s'accroupissait de son air de bÃÂȘte mauvaise, vague, piqué de quelques lueurs de lanterne. Les trois brasiers du terri brûlaient en l'air, pareils à des lunes sanglantes, détachant par instants les silhouettes démesurées du pÚre Bonnemort et de son cheval jaune. Et, au-delà , dans la plaine rase, l'ombre avait tout submergé, Montsou, Marchiennes, la forÃÂȘt de Vandame, la vaste mer de betteraves et de blé, oÃÂč ne luisaient plus, comme des phares lointains, que les feux bleus des hauts fourneaux et les feux rouges des fours à coke. Peu à peu, la nuit se noyait, la pluie tombait maintenant, lente, continue, abÃmant ce néant au fond de son ruissellement monotone; tandis qu'une seule voix s'entendait encore, la respiration grosse et lente de la machine d'épuisement, qui jour et nuit soufflait. TROISIEME PARTIE III, I Le lendemain, les jours suivants, Etienne reprit son travail à la fosse. Il s'accoutumait, son existence se réglait sur cette besogne et ces habitudes nouvelles, qui lui avaient paru si dures au début. Une seule aventure coupa la monotonie de la premiÚre quinzaine, une fiÚvre éphémÚre qui le tint quarante-huit heures au lit, les membres brisés, la tÃÂȘte brûlante, rÃÂȘvassant, dans un demi-délire, qu'il poussait sa berline au fond d'une voie trop étroite, oÃÂč son corps ne pouvait passer. C'était simplement la courbature de l'apprentissage, un excÚs de fatigue dont il se remit tout de suite. Et les jours succédaient aux jours, des semaines, des mois s'écoulÚrent. Maintenant, comme les camarades, il se levait à trois heures, buvait le café, emportait la double tartine que Mme Rasseneur lui préparait dÚs la veille. RéguliÚrement, en se rendant le matin à la fosse, il rencontrait le vieux Bonnemort qui allait se coucher, et en sortant l'aprÚs-midi, il se croisait avec Bouteloup qui arrivait prendre sa tùche. Il avait le béguin, la culotte, la veste de toile, il grelottait et il se chauffait le dos à la baraque, devant le grand feu. Puis venait l'attente, pieds nus, à la recette, traversée de furieux courants d'air. Mais la machine, dont les gros membres d'acier, étoilés de cuivre, luisaient là -haut, dans l'ombre, ne le préoccupait plus, ni les cùbles qui filaient d'une aile noire et muette d'oiseau nocturne, ni les cages émergeant et plongeant sans cesse, au milieu du vacarme des signaux, des ordres criés, des berlines ébranlant les dalles de fonte. Sa lampe brûlait mal, ce sacré lampiste n'avait pas dû la nettoyer; et il ne se dégourdissait que lorsque Mouquet les emballait tous, avec des claques de farceur qui sonnaient sur le derriÚre des filles. La cage se décrochait, tombait comme une pierre au fond d'un trou, sans qu'il tournùt seulement la tÃÂȘte pour voir fuir le jour. Jamais il ne songeait à une chute possible, il se retrouvait chez lui à mesure qu'il descendait dans les ténÚbres, sous la pluie battante. En bas, à l'accrochage, lorsque Pierron les avait déballés, de son air de douceur cafarde, c'était toujours le mÃÂȘme piétinement de troupeau, les chantiers s'en allant chacun à sa taille, d'un pas traÃnard. Lui, désormais, connaissait les galeries de la mine mieux que les rues de Montsou, savait qu'il fallait tourner ici, se baisser plus loin, éviter ailleurs une flaque d'eau. Il avait pris une telle habitude de ces deux kilomÚtres sous terre, qu'il les aurait faits sans lampe, les mains dans les poches. Et, toutes les fois, les mÃÂȘmes rencontres se produisaient, un porion éclairant au passage la face des ouvriers, le pÚre Mouque amenant un cheval, Bébert conduisant Bataille qui s'ébrouait, Jeanlin courant derriÚre le train pour refermer les portes d'aérage, et la grosse Mouquette, et la maigre Lydie poussant leurs berlines. A la longue, Etienne souffrait aussi beaucoup moins de l'humidité et de l'étouffement de la taille. La cheminée lui semblait trÚs commode pour monter, comme s'il eût fondu et qu'il pût passer par des fentes, oÃÂč il n'aurait point risqué une main jadis. Il respirait sans malaise les poussiÚres du charbon, voyait clair dans la nuit, suait tranquille, fait à la sensation d'avoir du matin au soir ses vÃÂȘtements trempés sur le corps. Du reste, il ne dépensait plus maladroitement ses forces, une adresse lui était venue, si rapide, qu'elle étonnait le chantier. Au bout de trois semaines, on le citait parmi les bons herscheurs de la fosse pas un ne roulait sa berline jusqu'au plan incliné, d'un train plus vif, ni ne l'emballait ensuite, avec autant de correction. Sa petite taille lui permettait de se glisser partout, et ses bras avaient beau ÃÂȘtre fins et blancs comme ceux d'une femme, ils paraissaient en fer sous la peau délicate, tellement ils menaient rudement la besogne. Jamais il ne se plaignait, par fierté sans doute, mÃÂȘme quand il rùlait de fatigue. On ne lui reprochait que de ne pas comprendre la plaisanterie, tout de suite fùché, dÚs qu'on voulait taper sur lui. Au demeurant, il était accepté, regardé comme un vrai mineur, dans cet écrasement de l'habitude qui le réduisait un peu chaque jour à une fonction de machine. Maheu surtout se prenait d'amitié pour Etienne, car il avait le respect de l'ouvrage bien fait. Puis, ainsi que les autres, il sentait que ce garçon avait une instruction supérieure à la sienne il le voyait lire, écrire, dessiner des bouts de plan, il l'entendait causer de choses dont, lui, ignorait jusqu'à l'existence. Cela ne l'étonnait pas, les houilleurs sont de rudes hommes qui ont la tÃÂȘte plus dure que les machineurs; mais il était surpris du courage de ce petit-là , de la façon gaillarde dont il avait mordu au charbon, pour ne pas crever de faim. C'était le premier ouvrier de rencontre qui s'acclimatait si promptement. Aussi, lorsque l'abattage pressait et qu'il ne voulait pas déranger un haveur, chargeait-il le jeune homme du boisage, certain de la propreté et de la solidité du travail. Les chefs le tracassaient toujours sur cette maudite question des bois, il craignait à chaque heure de voir apparaÃtre l'ingénieur Négrel, suivi de Dansaert, criant, discutant, faisant tout recommencer; et il avait remarqué que le boisage de son herscheur satisfaisait ces messieurs davantage, malgré leurs airs de n'ÃÂȘtre jamais contents et de répéter que la Compagnie, un jour ou l'autre, prendrait une mesure radicale. Les choses traÃnaient, un sourd mécontentement fermentait dans la fosse, Maheu lui-mÃÂȘme, si calme, finissait par fermer les poings. Il y avait eu d'abord une rivalité entre Zacharie et Etienne. Un soir, ils s'étaient menacés d'une paire de gifles. Mais le premier, brave garçon et se moquant de ce qui n'était pas son plaisir, tout de suite apaisé par l'offre amicale d'une chope, avait dû s'incliner bientÎt devant la supériorité du nouveau venu. Levaque, lui aussi, faisait bon visage maintenant, causait politique avec le herscheur, qui avait, disait-il, ses idées. Et, parmi les hommes du marchandage, celui-ci ne sentait plus une hostilité sourde que chez le grand Chaval, non pas qu'ils parussent se bouder, car ils étaient devenus camarades au contraire; seulement, leurs regards se mangeaient, quand ils plaisantaient ensemble. Catherine, entre eux, avait repris son train de fille lasse et résignée, pliant le dos, poussant sa berline, gentille toujours pour son compagnon de roulage qui l'aidait à son tour, soumise d'autre part aux volontés de son amant dont elle subissait ouvertement les caresses. C'était une situation acceptée, un ménage reconnu sur lequel la famille elle-mÃÂȘme fermait les yeux, à ce point que Chaval emmenait chaque soir la herscheuse derriÚre le terri, puis la ramenait jusqu'à la porte de ses parents, oÃÂč il l'embrassait une derniÚre fois, devant tout le coron. Etienne, qui croyait en avoir pris son parti, la taquinait souvent avec ces promenades, lùchant pour rire des mots crus, comme on en lùche entre garçons et filles, au fond des tailles; et elle répondait sur le mÃÂȘme ton, disait par crùnerie ce que son galant lui avait fait, troublée cependant et pùlissante, lorsque les yeux du jeune homme rencontraient les siens. Tous les deux détournaient la tÃÂȘte, restaient parfois une heure sans se parler, avec l'air de se haïr pour des choses enterrées en eux, et sur lesquelles ils ne s'expliquaient point. Le printemps était venu. Etienne, un jour, au sortir du puits, avait reçu à la face cette bouffée tiÚde d'avril, une bonne odeur de terre jeune, de verdure tendre, de grand air pur; et, maintenant, à chaque sortie, le printemps sentait meilleur et le chauffait davantage, aprÚs ses dix heures de travail dans l'éternel hiver du fond, au milieu de ces ténÚbres humides que jamais ne dissipait aucun été. Les jours s'allongeaient encore, il avait fini, en mai, par descendre au soleil levant, lorsque le ciel vermeil éclairait le Voreux d'une poussiÚre d'aurore, oÃÂč la vapeur blanche des échappements montait toute rose. On ne grelottait plus, une haleine tiÚde soufflait des lointains de la plaine, pendant que les alouettes, trÚs haut, chantaient. Puis, à trois heures, il avait l'éblouissement du soleil devenu brûlant, incendiant l'horizon, rougissant les briques sous la crasse du charbon. En juin, les blés étaient grands déjà , d'un vert bleu qui tranchait sur le vert noir des betteraves. C'était une mer sans fin, ondulante au moindre vent, qu'il voyait s'étaler et croÃtre de jour en jour, surpris parfois comme s'il la trouvait le soir plus enflée de verdure que le matin. Les peupliers du canal s'empanachaient de feuilles. Des herbes envahissaient le terri, des fleurs couvraient les prés, toute une vie germait, jaillissait de cette terre, pendant qu'il geignait sous elle, là -bas, de misÚre et de fatigue. Maintenant, lorsque Etienne se promenait, le soir, ce n'était plus derriÚre le terri qu'il effarouchait des amoureux. Il suivait leurs sillages dans les blés, il devinait leurs nids d'oiseaux paillards, aux remous des épis jaunissants et des grands coquelicots rouges. Zacharie et PhilomÚne y retournaient par une habitude de vieux ménage; la mÚre Brûlé, toujours aux trousses de Lydie, la dénichait à chaque instant avec Jeanlin, terrés si profondément ensemble, qu'il fallait mettre le pied sur eux pour les décider à s'envoler; et, quant à la Mouquette, elle gÃtait partout, on ne pouvait traverser un champ, sans voir sa tÃÂȘte plonger, tandis que ses pieds seuls surnageaient, dans des culbutes à pleine échine. Mais tous ceux-là étaient bien libres, le jeune homme ne trouvait ça coupable que les soirs oÃÂč il rencontrait Catherine et Chaval. Deux fois, il les vit, à son approche, s'abattre au milieu d'une piÚce, dont les tiges immobiles restÚrent mortes ensuite. Une autre fois, comme il suivait un étroit chemin, les yeux clairs de Catherine lui apparurent au ras des blés, puis se noyÚrent. Alors, la pleine immense lui semblait trop petite, il préférait passer la soirée chez Rasseneur, à l'Avantage. - Madame Rasseneur, donnez-moi une chope... Non, je ne sortirai pas ce soir, j'ai les jambes cassées. Et il se tournait vers un camarade, qui se tenait d'habitude assis à la table du fond, la tÃÂȘte contre le mur. - Souvarine, tu n'en prends pas une? - Merci, rien du tout. Etienne avait fait la connaissance de Souvarine, en vivant là , cÎte à cÎte. C'était un machineur du Voreux, qui occupait en haut la chambre meublée, voisine de la sienne. Il devait avoir une trentaine d'années, mince, blond, avec une figure fine, encadrée de grands cheveux et d'une barbe légÚre. Ses dents blanches et pointues, sa bouche et son nez minces, le rose de son teint, lui donnaient un air de fille, un air de douceur entÃÂȘtée, que le reflet gris de ses yeux d'acier ensauvageait par éclairs. Dans sa chambre d'ouvrier pauvre, il n'avait qu'une caisse de papiers et de livres. Il était Russe, ne parlait jamais de lui, laissait courir des légendes sur son compte. Les houilleurs, trÚs défiants devant les étrangers, le flairant d'une autre classe à ses mains petites de bourgeois, avaient d'abord imaginé une aventure, un assassinat dont il fuyait le chùtiment. Puis, il s'était montré si fraternel pour eux, sans fierté, distribuant à la marmaille du coron tous les sous de ses poches, qu'ils l'acceptaient à cette heure, rassurés par le mot de réfugié politique qui circulait, mot vague oÃÂč ils voyaient une excuse, mÃÂȘme au crime, et comme une camaraderie de souffrance. Les premiÚres semaines, Etienne l'avait trouvé d'une réserve farouche. Aussi ne connut-il son histoire que plus tard Souvarine était le dernier-né d'une famille noble du gouvernement de Toula. A Saint-Pétersbourg, oÃÂč il faisait sa médecine, la passion socialiste qui emportait alors toute la jeunesse russe l'avait décidé à apprendre un métier manuel, celui de mécanicien, pour se mÃÂȘler au peuple, pour le connaÃtre et l'aider en frÚre. Et c'était de ce métier qu'il vivait maintenant, aprÚs s'ÃÂȘtre enfui à la suite d'un attentat manqué contre la vie de l'empereur pendant un mois, il avait vécu dans la cave d'un fruitier, creusant une mine au travers de la rue, chargeant des bombes, sous la continuelle menace de sauter avec la maison. Renié par sa famille, sans argent, mis comme étranger à l'index des ateliers français qui voyaient en lui un espion, il mourait de faim, lorsque la Compagnie de Montsou l'avait enfin embauché, dans une heure de presse. Depuis un an, il y travaillait en bon ouvrier, sobre, silencieux, faisant une semaine le service de jour et une semaine le service de nuit, si exact, que les chefs le citaient en exemple. - Tu n'as donc jamais soif? lui demandait Etienne en riant. Et il répondait de sa voix douce, presque sans accent - J'ai soif quand je mange. Son compagnon le plaisantait aussi sur les filles, jurait l'avoir vu avec une herscheuse dans les blés, du cÎté des Bas-de-Soie. Alors, il haussait les épaules, plein d'une indifférence tranquille. Une herscheuse, pour quoi faire? La femme était pour lui un garçon, un camarade, quand elle avait la fraternité et le courage d'un homme. Autrement, à quoi bon se mettre au coeur une lùcheté possible? Ni femme, ni ami, il ne voulait aucun lien, il était libre de son sang et du sang des autres. Chaque soir, vers neuf heures, lorsque le cabaret se vidait, Etienne restait ainsi à causer avec Souvarine. Lui buvait sa biÚre à petits coups, le machineur fumait de continuelles cigarettes, dont le tabac avait, à la longue, roussi ses doigts minces. Ses yeux vagues de mystique suivaient la fumée au travers d'un rÃÂȘve; sa main gauche, pour s'occuper, tùtonnante et nerveuse, cherchait dans le vide; et il finissait, d'habitude, par installer sur ses genoux un lapin familier, une grosse mÚre toujours pleine, qui vivait lùchée en liberté, dans la maison. Cette lapine, qu'il avait lui-mÃÂȘme appelée Pologne, s'était mise à l'adorer, venait flairer son pantalon, se dressait, le grattait de ses pattes, jusqu'à ce qu'il l'eût prise comme un enfant. Puis, tassée contre lui, ses oreilles rabattues, elle fermait les yeux; tandis que, sans se lasser, d'un geste de caresse inconscient, il passait la main sur la soie grise de son poil, l'air calmé par cette douceur tiÚde et vivante. - Vous savez, dit un soir Etienne, j'ai reçu une lettre de Pluchart. Il n'y avait plus là que Rasseneur. Le dernier client était parti, rentrant au coron qui se couchait. - Ah! s'écria le cabaretier, debout devant ses deux locataires. OÃÂč en est-il, Pluchart? Etienne, depuis deux mois, entretenait une correspondance suivie avec le mécanicien de Lille, auquel il avait eu l'idée d'apprendre son embauchement à Montsou, et qui maintenant l'endoctrinait, frappé de la propagande qu'il pouvait faire au milieu des mineurs. - Il en est, que l'association en question marche trÚs bien. On adhÚre de tous les cÎtés, paraÃt-il. - Qu'est-ce que tu en dis, toi, de leur société? demanda Rasseneur à Souvarine. Celui-ci, qui grattait tendrement la tÃÂȘte de Pologne, souffla un jet de fumée, en murmurant de son air tranquille - Encore des bÃÂȘtises! Mais Etienne s'enflammait. Toute une prédisposition de révolte le jetait à la lutte du travail contre le capital, dans les illusions premiÚres de son ignorance. C'était de l'Association internationale des travailleurs qu'il s'agissait, de cette fameuse Internationale qui venait de se créer à Londres. N'y avait-il pas là un effort superbe, une campagne oÃÂč la justice allait enfin triompher? Plus de frontiÚres, les travailleurs du monde entier se levant, s'unissant, pour assurer à l'ouvrier le pain qu'il gagne. Et quelle organisation simple et grande en bas, la section, qui représente la commune; puis, la fédération, qui groupe les sections d'une mÃÂȘme province; puis, la nation, et au-dessus, enfin, l'humanité, incarnée dans un Conseil général, oÃÂč chaque nation était représentée par un secrétaire correspondant. Avant six mois, on aurait conquis la terre, on dicterait des lois aux patrons, s'ils faisaient les méchants. - Des bÃÂȘtises! répéta Souvarine. Votre Karl Marx en est encore à vouloir laisser agir les forces naturelles. Pas de politique, pas de conspiration, n'est-ce pas? tout au grand jour, et uniquement pour la hausse des salaires... Fichez-moi donc la paix, avec votre évolution! Allumez le feu aux quatre coins des villes, fauchez les peuples, rasez tout, et quand il ne restera plus rien de ce monde pourri, peut-ÃÂȘtre en repoussera-t-il un meilleur. Etienne se mit à rire. Il n'entendait pas toujours les paroles de son camarade, cette théorie de la destruction lui semblait une pose. Rasseneur, encore plus pratique, et d'un bon sens d'homme établi, ne daigna pas se fùcher. Il voulait seulement préciser les choses. - Alors, quoi? tu vas tenter de créer une section à Montsou? C'était ce que désirait Pluchart, qui était secrétaire de la Fédération du Nord. Il insistait particuliÚrement sur les services que l'Association rendrait aux mineurs, s'ils se mettaient un jour en grÚve. Etienne, justement, croyait la grÚve prochaine l'affaire des bois finirait mal, il ne fallait plus qu'une exigence de la Compagnie pour révolter toutes les fosses. - L'embÃÂȘtant, c'est les cotisations, déclara Rasseneur d'un ton judicieux. Cinquante centimes par an pour le fonds général, deux francs pour la section, ça n'a l'air de rien, et je parie que beaucoup refuseront de les donner. - D'autant plus, ajouta Etienne, qu'on devrait d'abord créer ici une caisse de prévoyance, dont nous ferions à l'occasion une caisse de résistance... N'importe, il est temps de songer à ces choses. Moi, je suis prÃÂȘt, si les autres sont prÃÂȘts. Il y eut un silence. La lampe à pétrole fumait sur le comptoir. Par la porte grande ouverte, on entendait distinctement la pelle d'un chauffeur du Voreux chargeant un foyer de la machine. - Tout est si cher! reprit Mme Rasseneur, qui était entrée et qui écoutait d'un air sombre, comme grandie dans son éternelle robe noire. Si je vous disais que j'ai payé les oeufs vingt-deux sous... Il faudra que ça pÚte. Les trois hommes, cette fois, furent du mÃÂȘme avis. Ils parlaient l'un aprÚs l'autre, d'une voix désolée, et les doléances commencÚrent. L'ouvrier ne pouvait pas tenir le coup, la révolution n'avait fait qu'aggraver ses misÚres, c'étaient les bourgeois qui s'engraissaient depuis 89, si goulûment, qu'ils ne lui laissaient mÃÂȘme pas le fond des plats à torcher. Qu'on dise un peu si les travailleurs avaient eu leur part raisonnable, dans l'extraordinaire accroissement de la richesse et du bien-ÃÂȘtre, depuis cent ans? On s'était fichu d'eux en les déclarant libres oui, libres de crever de faim, ce dont ils ne se privaient guÚre. Ca ne mettait pas du pain dans la huche, de voter pour des gaillards qui se gobergeaient ensuite, sans plus songer aux misérables qu'à leurs vieilles bottes. Non, d'une façon ou d'une autre, il fallait en finir, que ce fût gentiment, par des lois, par une entente de bonne amitié, ou que ce fût en sauvages, en brûlant tout et en se mangeant les uns les autres. Les enfants verraient sûrement cela, si les vieux ne le voyaient pas, car le siÚcle ne pouvait s'achever sans qu'il y eût une autre révolution, celle des ouvriers cette fois, un chambardement qui nettoierait la société du haut en bas, et qui la rebùtirait avec plus de propreté et de justice. - Il faut que ça pÚte, répéta énergiquement Mme Rasseneur. - Oui, oui, criÚrent-ils tous les trois, il faut que ça pÚte. Souvarine flattait maintenant les oreilles de Pologne, dont le nez se frisait de plaisir. Il dit à demi-voix, les yeux perdus, comme pour lui-mÃÂȘme - Augmenter le salaire, est-ce qu'on peut? Il est fixé par la loi d'airain à la plus petite somme indispensable, juste le nécessaire pour que les ouvriers mangent du pain sec et fabriquent des enfants... S'il tombe trop bas, les ouvriers crÚvent, et la demande de nouveaux hommes le fait remonter. S'il monte trop haut, l'offre trop grande le fait baisser... C'est l'équilibre des ventres vides, la condamnation perpétuelle au bagne de la faim. Quand il s'oubliait de la sorte, abordant des sujets de socialiste instruit, Etienne et Rasseneur demeuraient inquiets, troublés par ses affirmations désolantes, auxquelles ils ne savaient que répondre. - Entendez-vous! reprit-il avec son calme habituel, en les regardant, il faut tout détruire, ou la faim repoussera. Oui! l'anarchie, plus rien, la terre lavée par le sang, purifiée par l'incendie!... On verra ensuite. - Monsieur a bien raison, déclara Mme Rasseneur, qui, dans ses violences révolutionnaires, se montrait d'une grande politesse. Etienne, désespéré de son ignorance, ne voulut pas discuter davantage. Il se leva, en disant - Allons nous coucher. Tout ça ne m'empÃÂȘchera pas de me lever à trois heures. Déjà Souvarine, aprÚs avoir soufflé le bout de cigarette collé à ses lÚvres, prenait délicatement la grosse lapine sous le ventre, pour la poser à terre. Rasseneur fermait la maison. Ils se séparÚrent en silence, les oreilles bourdonnantes, la tÃÂȘte comme enflée des questions graves qu'ils remuaient. Et, chaque soir, c'étaient des conversations semblables, dans la salle nue, autour de l'unique chope qu'Etienne mettait une heure à vider. Un fonds d'idées obscures, endormies en lui, s'agitait, s'élargissait. Dévoré surtout du besoin de savoir, il avait hésité longtemps à emprunter des livres à son voisin, qui malheureusement ne possédait guÚre que des ouvrages allemands et russes. Enfin, il s'était fait prÃÂȘter un livre français sur les Sociétés coopératives, encore des bÃÂȘtises, disait Souvarine; et il lisait aussi réguliÚrement un journal que ce dernier recevait, Le Combat, feuille anarchiste publiée à GenÚve. D'ailleurs, malgré leurs rapports quotidiens, il le trouvait toujours aussi fermé, avec son air de camper dans la vie, sans intérÃÂȘts, ni sentiments, ni biens d'aucune sorte. Ce fut vers les premiers jours de juillet que la situation d'Etienne s'améliora. Au milieu de cette vie monotone, sans cesse recommençante de la mine, un accident s'était produit les chantiers de la veine Guillaume venaient de tomber sur un brouillage, toute une perturbation dans la couche, qui annonçait certainement l'approche d'une faille; et, en effet, on avait bientÎt rencontré cette faille, que les ingénieurs, malgré leur grande connaissance du terrain, ignoraient encore. Cela bouleversait la fosse, on ne causait que de la veine disparue, glissée sans doute plus bas, de l'autre cÎté de la faille. Les vieux mineurs ouvraient déjà les narines, comme de bons chiens lancés à la chasse de la houille. Mais, en attendant, les chantiers ne pouvaient rester les bras croisés, et des affiches annoncÚrent que la Compagnie allait mettre aux enchÚres de nouveaux marchandages. Maheu, un jour, à la sortie, accompagna Etienne et lui offrit d'entrer comme haveur dans son marchandage, à la place de Levaque passé à un autre chantier. L'affaire était déjà arrangée avec le maÃtre-porion et l'ingénieur, qui se montraient trÚs contents du jeune homme. Aussi Etienne n'eut-il qu'à accepter ce rapide avancement, heureux de l'estime croissante oÃÂč Maheu le tenait. DÚs le soir, ils retournÚrent ensemble à la fosse prendre connaissance des affiches. Les tailles mises aux enchÚres se trouvaient à la veine FilonniÚre, dans la galerie nord du Voreux. Elles semblaient peu avantageuses, le mineur hochait la tÃÂȘte à la lecture que le jeune homme lui faisait des conditions. En effet, le lendemain, quand ils furent descendus et qu'il l'eut emmené visiter la veine, il lui fit remarquer l'éloignement de l'accrochage, la nature ébouleuse du terrain, le peu d'épaisseur et la dureté du charbon. Pourtant, si l'on voulait manger, il fallait travailler. Aussi, le dimanche suivant, allÚrent-ils aux enchÚres, qui avaient lieu dans la baraque, et que l'ingénieur de la fosse, assisté du maÃtre-porion, présidait, en l'absence de l'ingénieur divisionnaire. Cinq à six cents charbonniers se trouvaient là , en face de la petite estrade, plantée dans un coin; et les adjudications marchaient d'un tel train, qu'on entendait seulement un sourd tumulte de voix, des chiffres criés, étouffés par d'autres chiffres. Un instant, Maheu eut peur de ne pouvoir obtenir un des quarante marchandages offerts par la Compagnie. Tous les concurrents baissaient, inquiets des bruits de crise, pris de la panique du chÎmage. L'ingénieur Négrel ne se pressait pas devant cet acharnement, laissait tomber les enchÚres aux plus bas chiffres possibles, tandis que Dansaert, désireux de hùter encore les choses, mentait sur l'excellence des marchés. Il fallut que Maheu, pour avoir ses cinquante mÚtres d'avancement, luttùt contre un camarade, qui s'obstinait, lui aussi; à tour de rÎle, ils retiraient chacun un centime de la berline; et, s'il demeura vainqueur, ce fut en baissant tellement le salaire, que le porion Richomme, debout derriÚre lui, se fùchait entre ses dents, le poussait du coude, en grognant avec colÚre que jamais il ne s'en tirerait, à ce prix-là . Quand ils sortirent, Etienne jurait. Et il éclata devant Chaval, qui revenait des blés en compagnie de Catherine, flùnant, pendant que le beau-pÚre s'occupait des affaires sérieuses. - Nom de Dieu! cria-t-il, en voilà un égorgement!... Alors, aujourd'hui, c'est l'ouvrier qu'on force à manger l'ouvrier! Chaval s'emporta; jamais il n'aurait baissé, lui! Et Zacharie, venu par curiosité, déclara que c'était dégoûtant. Mais Etienne les fit taire d'un geste de sourde violence. - Ca finira, nous serons les maÃtres, un jour! Maheu, resté muet depuis les enchÚres, parut s'éveiller. Il répéta - Les maÃtres... Ah! foutu sort! ce ne serait pas trop tÎt! III, II C'était le dernier dimanche de juillet, le jour de la ducasse de Montsou. DÚs le samedi soir, les bonnes ménagÚres du coron avaient lavé leur salle à grande eau, un déluge, des seaux jetés à la volée sur les dalles et contre les murs; et le sol n'était pas encore sec, malgré le sable blanc dont on le semait, tout un luxe coûteux pour ces bourses de pauvre. Cependant, la journée s'annonçait trÚs chaude, un de ces lourds ciels, écrasants d'orage, qui étouffent en été les campagnes du Nord, plates et nues, à l'infini. Le dimanche bouleversait les heures du lever, chez les Maheu. Tandis que le pÚre, à partir de cinq heures, s'enrageait au lit, s'habillait quand mÃÂȘme, les enfants faisaient jusqu'à neuf heures la grasse matinée. Ce jour-là , Maheu alla fumer une pipe dans son jardin, finit par revenir manger une tartine tout seul, en attendant. Il passa ainsi la matinée, sans trop savoir à quoi il raccommoda le baquet qui fuyait, colla sous le coucou un portrait du prince impérial qu'on avait donné aux petits. Cependant, les autres descendaient un à un, le pÚre Bonnemort avait sorti une chaise pour s'asseoir au soleil, la mÚre et Alzire s'étaient mises tout de suite à la cuisine. Catherine parut, poussant devant elle Lénore et Henri qu'elle venait d'habiller; et onze heures sonnaient, l'odeur du lapin qui bouillait avec des pommes de terre, emplissait déjà la maison, lorsque Zacharie et Jeanlin descendirent les derniers, les yeux bouffis, bùillant encore. Du reste, le coron était en l'air, allumé par la fÃÂȘte, dans le coup de feu du dÃner, qu'on hùtait pour filer en bandes à Montsou. Des troupes d'enfants galopaient, des hommes en bras de chemise traÃnaient des savates, avec le déhanchement paresseux des jours de repos. Les fenÃÂȘtres et les portes, grandes ouvertes au beau temps, laissaient voir la file des salles, toutes débordantes, en gestes et en cris, du grouillement des familles. Et, d'un bout à l'autre des façades, ça sentait le pain, un parfum de cuisine riche, qui combattait ce jour-là l'odeur invétérée de l'oignon frit. Les Maheu dÃnÚrent à midi sonnant. Ils ne menaient pas grand vacarme, au milieu des bavardages de porte à porte, des voisinages mÃÂȘlant les femmes, dans un continuel remous d'appels, de réponses, d'objets prÃÂȘtés, de mioches chassés ou ramenés d'une claque. D'ailleurs, ils étaient en froid depuis trois semaines avec leurs voisins, les Levaque, au sujet du mariage de Zacharie et de PhilomÚne. Les hommes se voyaient, mais les femmes affectaient de ne plus se connaÃtre. Cette brouille avait resserré les rapports avec la Pierronne. Seulement, la Pierronne, laissant à sa mÚre Pierron et Lydie, était partie de grand matin pour passer la journée chez une cousine, à Marchiennes; et l'on plaisantait, car on la connaissait, la cousine elle avait des moustaches, elle était maÃtre-porion au Voreux. La Maheude déclara que ce n'était guÚre propre, de lùcher sa famille, un dimanche de ducasse. Outre le lapin aux pommes de terre, qu'ils engraissaient dans le carin depuis un mois, les Maheu avaient une soupe grasse et le boeuf. La paie de quinzaine était justement tombée la veille. Ils ne se souvenaient pas d'un pareil régal. MÃÂȘme à la derniÚre Sainte-Barbe, cette fÃÂȘte des mineurs oÃÂč ils ne font rien de trois jours, le lapin n'avait pas été si gras ni si tendre. Aussi les dix paires de mùchoires, depuis la petite Estelle dont les dents commençaient à pousser, jusqu'au vieux Bonnemort en train de perdre les siennes, travaillaient d'un tel coeur, que les os eux-mÃÂȘmes disparaissaient. C'était bon, la viande; mais ils la digéraient mal, ils en voyaient trop rarement. Tout y passa, il ne resta qu'un morceau de bouilli pour le soir. On ajouterait des tartines, si l'on avait faim. Ce fut Jeanlin qui disparut le premier. Bébert l'attendait, derriÚre l'école. Et ils rÎdÚrent longtemps avant de débaucher Lydie, que la Brûlé voulait retenir prÚs d'elle, décidée à ne pas sortir. Quand elle s'aperçut de la fuite de l'enfant, elle hurla, agita ses bras maigres, pendant que Pierron, ennuyé de ce tapage, s'en allait flùner tranquillement, d'un air de mari qui s'amuse sans remords, en sachant que sa femme, elle aussi, a du plaisir. Le vieux Bonnemort partit ensuite, et Maheu se décida à prendre l'air, aprÚs avoir demandé à la Maheude si elle le rejoindrait, là -bas. Non, elle ne pouvait guÚre, c'était une vraie corvée, avec les petits; peut-ÃÂȘtre que oui tout de mÃÂȘme, elle réfléchirait, on se retrouverait toujours. Lorsqu'il fut dehors, il hésita, puis il entra chez les voisins, pour voir si Levaque était prÃÂȘt. Mais il trouva Zacharie qui attendait PhilomÚne; et la Levaque venait d'entamer l'éternel sujet du mariage, criait qu'on se fichait d'elle, qu'elle aurait une derniÚre explication avec la Maheude. Etait-ce une existence, de garder les enfants sans pÚre de sa fille, lorsque celle-ci roulait avec son amoureux? PhilomÚne ayant tranquillement fini de mettre son bonnet, Zacharie l'emmena, en répétant que lui voulait bien, si sa mÚre voulait. Du reste, Levaque avait déjà filé, Maheu renvoya aussi la voisine à sa femme et se hùta de sortir. Bouteloup, qui achevait un morceau de fromage, les deux coudes sur la table, refusa obstinément l'offre amicale d'une chope. Il restait à la maison, en bon mari. Peu à peu, cependant, le coron se vidait, tous les hommes s'en allaient les uns derriÚre les autres; tandis que les filles, guettant sur les portes, partaient du cÎté opposé, au bras de leurs galants. Comme son pÚre tournait le coin de l'église, Catherine, qui aperçut Chaval, se hùta de le rejoindre, pour prendre avec lui la route de Montsou. Et la mÚre demeurée seule, au milieu des enfants débandés, ne trouvait pas la force de quitter sa chaise, se versait un second verre de café brûlant, qu'elle buvait à petits coups. Dans le coron, il n'y avait plus que les femmes, s'invitant, achevant d'égoutter les cafetiÚres, autour des tables encore chaudes et grasses du dÃner. Maheu flairait que Levaque était à l'Avantage, et il descendit chez Rasseneur, sans hùte. En effet, derriÚre le débit, dans le jardin étroit fermé d'une haie, Levaque faisait une partie de quilles avec des camarades. Debout, ne jouant pas, le pÚre Bonnemort et le vieux Mouque suivaient la boule, tellement absorbés, qu'ils oubliaient mÃÂȘme de se pousser du coude. Un soleil ardent tapait d'aplomb, il n'y avait qu'une raie d'ombre, le long du cabaret; et Etienne était là , buvant sa chope devant une table, ennuyé de ce que Souvarine venait de le lùcher pour monter dans sa chambre. Presque tous les dimanches, le machineur s'enfermait, écrivait ou lisait. - Joues-tu? demanda Levaque à Maheu. Mais celui-ci refusa. Il avait trop chaud, il crevait déjà de soif. - Rasseneur! appela Etienne. Apporte donc une chope. Et, se retournant vers Maheu - Tu sais, c'est moi qui paie. Maintenant, tous se tutoyaient. Rasseneur ne se pressait guÚre, il fallut l'appeler à trois reprises; et ce fut Mme Rasseneur qui apporta de la biÚre tiÚde. Le jeune homme avait baissé la voix pour se plaindre de la maison des braves gens sans doute, des gens dont les idées étaient bonnes; seulement, la biÚre ne valait rien, et des soupes exécrables! Dix fois déjà , il aurait changé de pension, s'il n'avait pas reculé devant la course de Montsou. Un jour ou l'autre, il finirait par chercher au coron une famille. - Bien sûr, répétait Maheu de sa voix lente, bien sûr, tu serais mieux dans une famille. Mais des cris éclatÚrent, Levaque avait abattu toutes les quilles d'un coup. Mouque et Bonnemort, le nez vers la terre, gardaient au milieu du tumulte un silence de profonde approbation. Et la joie d'un tel coup déborda en plaisanteries, surtout lorsque les joueurs aperçurent, par-dessus la haie, la face joyeuse de la Mouquette. Elle rÎdait là depuis une heure, elle s'était enhardie à s'approcher, en entendant les rires. - Comment! tu es seule? cria Levaque. Et tes amoureux? - Mes amoureux, je les ai remisés, répondit-elle avec une belle gaieté impudente. J'en cherche un. Tous s'offrirent, la chauffÚrent de gros mots. Elle refusait de la tÃÂȘte, riait plus fort, faisait la gentille. Son pÚre, du reste, assistait à ce jeu, sans mÃÂȘme quitter des yeux les quilles abattues. - Va! continua Levaque en jetant un regard vers Etienne, on se doute bien de celui que tu reluques, ma fille!... Faudra le prendre de force. Etienne, alors, s'égaya. C'était en effet autour de lui que tournait la herscheuse. Et il disait non, amusé pourtant, mais sans avoir la moindre envie d'elle. Quelques minutes encore, elle resta plantée derriÚre la haie, le regardant de ses grands yeux fixes; puis, elle s'en alla avec lenteur, le visage brusquement sérieux, comme accablée par le lourd soleil. A demi-voix, Etienne avait repris de longues explications qu'il donnait à Maheu, sur la nécessité, pour les charbonniers de Montsou, de fonder une caisse de prévoyance. - Puisque la Compagnie prétend qu'elle nous laisse libres, répétait-il, que craignons-nous? Nous n'avons que ses pensions, et elle les distribue à son gré, du moment oÃÂč elle ne nous fait aucune retenue. Eh bien! il serait prudent de créer, à cÎté de son bon plaisir, une association mutuelle de secours, sur laquelle nous pourrions compter au moins, dans les cas de besoins immédiats. Et il précisait des détails, discutait l'organisation, promettait de prendre toute la peine. - Moi, je veux bien, dit enfin Maheu convaincu. Seulement, ce sont les autres... Tùche de décider les autres. Levaque avait gagné, on lùcha les quilles pour vider les chopes. Mais Maheu refusa d'en boire une seconde on verrait plus tard, la journée n'était pas finie. Il venait de songer à Pierron. OÃÂč pouvait-il ÃÂȘtre, Pierron? sans doute à l'estaminet Lenfant. Et il décida Etienne et Levaque, tous trois partirent pour Montsou, au moment oÃÂč une nouvelle bande envahissait le jeu de quilles de l'Avantage. En chemin, sur le pavé, il fallut entrer au débit Casimir, puis à l'estaminet du ProgrÚs. Des camarades les appelaient par les portes ouvertes pas moyen de dire non. Chaque fois, c'était une chope, deux s'ils faisaient la politesse de rendre. Ils restaient là dix minutes, ils échangeaient quatre paroles, et ils recommençaient plus loin, trÚs raisonnables, connaissant la biÚre, dont ils pouvaient s'emplir, sans autre ennui que de la pisser trop vite, au fur et à mesure, claire, comme de l'eau de roche. A l'estaminet Lenfant, ils tombÚrent droit sur Pierron qui achevait sa deuxiÚme chope, et qui, pour ne pas refuser de trinquer, en avala une troisiÚme. Eux, burent naturellement la leur. Maintenant, ils étaient quatre, ils sortirent avec le projet de voir si Zacharie ne serait pas à l'estaminet Tison. La salle était vide, ils demandÚrent une chope pour l'attendre un moment. Ensuite, ils songÚrent à l'estaminet Saint-Eloi, y acceptÚrent une tournée du porion Richomme, vaguÚrent dÚs lors de débit en débit, sans prétexte, histoire uniquement de se promener. - Faut aller au Volcan! dit tout d'un coup Levaque, qui s'allumait. Les autres se mirent à rire, hésitants, puis accompagnÚrent le camarade, au milieu de la cohue croissante de la ducasse. Dans la salle étroite et longue du Volcan, sur une estrade de planches dressée au fond, cinq chanteuses, le rebut des filles publiques de Lille, défilaient, avec des gestes et un décolletage de monstres; et les consommateurs donnaient dix sous, lorsqu'ils en voulaient une, derriÚre les planches de l'estrade. Il y avait surtout des herscheurs, des moulineurs, jusqu'à des galibots de quatorze ans, toute la jeunesse des fosses, buvant plus de geniÚvre que de biÚre. Quelques vieux mineurs se risquaient aussi, les maris paillards des corons, ceux dont les ménages tombaient à l'ordure. DÚs que leur société fut assise autour d'une petite table, Etienne s'empara de Levaque, pour lui expliquer son idée d'une caisse de prévoyance. Il avait la propagande obstinée des nouveaux convertis, qui se créent une mission. - Chaque membre, répétait-il, pourrait bien verser vingt sous par mois. Avec ces vingt sous accumulés, on aurait, en quatre ou cinq ans, un magot; et, quand on a de l'argent, on est fort, n'est-ce pas? dans n'importe quelle occasion... Hein! qu'en dis-tu? - Moi, je ne dis pas non, répondait Levaque d'un air distrait. On en causera. Une blonde énorme l'excitait; et il s'entÃÂȘta à rester, lorsque Maheu et Pierron, aprÚs avoir bu leur chope, voulurent partir, sans attendre une seconde romance. Dehors, Etienne, sorti avec eux, retrouva la Mouquette, qui semblait les suivre. Elle était toujours là , à le regarder de ses grands yeux fixes, riant de son rire de bonne fille, comme pour dire "Veux-tu?", Le jeune homme plaisanta, haussa les épaules. Alors, elle eut un geste de colÚre et se perdit dans la foule. - OÃÂč est donc Chaval? demanda Pierron. - C'est vrai, dit Maheu. Il est pour sûr chez Piquette... Allons chez Piquette. Mais comme ils arrivaient tous trois à l'estaminet Piquette, un bruit de bataille, sur la porte, les arrÃÂȘta. Zacharie menaçait du poing un cloutier wallon, trapu et flegmatique; tandis que Chaval, les mains dans les poches, regardait. - Tiens! le voilà , Chaval, reprit tranquillement Maheu. Il est avec Catherine. Depuis cinq grandes heures, la herscheuse et son galant se promenaient à travers la ducasse. C'était, le long de la route de Montsou, de cette large rue aux maisons basses et peinturlurées, dévalant en lacet, un flot de peuple qui roulait sous le soleil, pareil à une traÃnée de fourmis, perdues dans la nudité rase de la plaine. L'éternelle boue noire avait séché, une poussiÚre noire montait, volait ainsi qu'une nuée d'orage. Aux deux bords, les cabarets crevaient de monde, rallongeaient leurs tables jusqu'au pavé, oÃÂč stationnait un double rang de camelots, des bazars en plein vent, des fichus et des miroirs pour les filles, des couteaux et des casquettes pour les garçons; sans compter les douceurs, des dragées et des biscuits. Devant l'église, on tirait de l'arc. Il y avait des jeux de boules, en face des Chantiers. Au coin de la route de Joiselle, à cÎté de la Régie, dans un enclos de planches, on se ruait à un combat de coqs, deux grands coqs rouges, armés d'éperons de fer, dont la gorge ouverte saignait. Plus loin, chez Maigrat, on gagnait des tabliers et des culottes, au billard. Et il se faisait de longs silences, la cohue buvait, s'empiffrait sans un cri, une muette indigestion de biÚre et de pommes de terre frites s'élargissait, dans la grosse chaleur, que les poÃÂȘles de friture, bouillant en plein air, augmentaient encore. Chaval acheta un miroir de dix-neuf sous et un fichu de trois francs à Catherine. A chaque tour, ils rencontraient Mouque et Bonnemort, qui étaient venus à la fÃÂȘte, et qui, réfléchis, la traversaient cÎte à cÎte, de leurs jambes lourdes. Mais une autre rencontre les indigna, ils aperçurent Jeanlin en train d'exciter Bébert et Lydie à voler les bouteilles de geniÚvre d'un débit de hasard, installé au bord d'un terrain vague. Catherine ne put que gifler son frÚre, la petite galopait déjà avec une bouteille. Ces satanés enfants finiraient au bagne. Alors, en arrivant devant le débit de la TÃÂȘte-Coupée, Chaval eut l'idée d'y faire entrer son amoureuse, pour assister à un concours de pinsons, affiché sur la porte depuis huit jours. Quinze cloutiers, des clouteries de Marchiennes, s'étaient rendus à l'appel, chacun avec une douzaine de cages; et les petites cages obscures, oÃÂč les pinsons aveuglés restaient immobiles, se trouvaient déjà accrochées à une palissade, dans la cour du cabaret. Il s'agissait de compter celui qui, pendant une heure, répéterait le plus de fois la phrase de son chant. Chaque cloutier, avec une ardoise, se tenait prÚs de ses cages, marquant, surveillant ses voisins, surveillé lui-mÃÂȘme. Et les pinsons étaient partis, les "chichouïeux" au chant plus gras, les "batisecouics" d'une sonorité aiguÃ, tout d'abord timides, ne risquant que de rares phrases, puis s'excitant les uns les autres, pressant le rythme, puis emportés enfin d'une telle rage d'émulation, qu'on en voyait tomber et mourir. Violemment, les cloutiers les fouettaient de la voix, leur criaient en wallon de chanter encore, encore, encore un petit coup; tandis que les spectateurs, une centaine de personnes, demeuraient muets, passionnés, au milieu de cette musique infernale de cent quatre-vingts pinsons répétant tous la mÃÂȘme cadence, à contre-temps. Ce fut un "batisecouic" qui gagna le premier prix, une cafetiÚre en fer battu. Catherine et Chaval étaient là , lorsque Zacharie et PhilomÚne entrÚrent. On se serra la main, on resta ensemble. Mais, brusquement, Zacharie se fùcha, en surprenant un cloutier, venu par curiosité avec les camarades, qui pinçait les cuisses de sa soeur; et elle, trÚs rouge, le faisait taire, tremblante à l'idée d'une tuerie, de tous ces cloutiers se jetant sur Chaval, s'il ne voulait pas qu'on la pinçùt. Elle avait bien senti l'homme, elle ne disait rien, par prudence. Du reste, son galant se contentait de ricaner, tous les quatre sortirent, l'affaire sembla finie. Et, à peine étaient-ils entrés chez Piquette boire une chope, voilà que le cloutier avait reparu, se fichant d'eux, leur soufflant sous le nez, d'un air de provocation. Zacharie, outré dans ses bons sentiments de famille, s'était rué sur l'insolent. - C'est ma soeur, cochon!... Attends, nom de Dieu! je vas te la faire respecter! On se précipita entre les deux hommes, tandis que Chaval, trÚs calme, répétait - Laisse donc, ça me regarde... Je te dis que je me fous de lui! Maheu arrivait avec sa société, et il calma Catherine et PhilomÚne, déjà en larmes. On riait maintenant dans la foule, le cloutier avait disparu. Pour achever de noyer ça, Chaval, qui était chez lui à l'estaminet Piquette, offrit des chopes. Etienne dut trinquer avec Catherine, tous burent ensemble, le pÚre, la fille et son galant, le fils et sa maÃtresse, en disant poliment "A la santé de la compagnie!" Pierron ensuite s'obstina à payer sa tournée. Et l'on était trÚs d'accord, lorsque Zacharie fut repris d'une rage, à la vue de son camarade Mouquet. Il l'appela, pour aller faire, disait-il, son affaire au cloutier. - Faut que je le crÚve!... Tiens! Chaval, garde PhilomÚne avec Catherine. Je vais revenir. Maheu, à son tour, offrait des chopes. AprÚs tout, si le garçon voulait venger sa soeur, ce n'était pas d'un mauvais exemple. Mais, depuis qu'elle avait vu Mouquet, PhilomÚne, tranquillisée, hochait la tÃÂȘte. Bien sûr que les deux bougres avaient filé au Volcan. Les soirs de ducasse, on terminait la fÃÂȘte au bal du Bon-Joyeux. C'était la veuve Désir qui tenait ce bal, une forte mÚre de cinquante ans, d'une rotondité de tonneau, mais d'une telle verdeur, qu'elle avait encore six amoureux, un pour chaque jour de la semaine, disait-elle, et les six à la fois le dimanche. Elle appelait tous les charbonniers ses enfants, attendrie à l'idée du fleuve de biÚre qu'elle leur versait depuis trente années; et elle se vantait aussi que pas une herscheuse ne devenait grosse, sans s'ÃÂȘtre, à l'avance, dégourdi les jambes chez elle. Le Bon-Joyeux se composait de deux salles le cabaret, QU se trouvaient le comptoir et des tables; puis, communiquant de plain-pied par une large baie, le bal, vaste piÚce planchéiée au milieu seulement, dallée de briques autour. Une décoration l'ornait, deux guirlandes de fleurs en papier qui se croisaient d'un angle à l'autre du plafond, et que réunissait, au centre, une couronne des mÃÂȘmes fleurs; tandis que, le long des murs, s'alignaient des écussons dorés, portant des noms de saints, saint Eloi, patron des ouvriers du fer, saint Crépin, patron des cordonniers, sainte Barbe, patronne des mineurs, tout le calendrier des corporations. Le plafond était si bas, que les trois musiciens, dans leur tribune, grande comme une chaire à prÃÂȘcher, s'écrasaient la tÃÂȘte. Pour éclairer, le soir, on accrochait quatre lampes à pétrole, aux quatre coins du bal. Ce dimanche-là , dÚs cinq heures, on dansait, au plein jour des fenÃÂȘtres. Mais ce fut vers sept heures que les salles s'emplirent. Dehors, un vent d'orage s'était levé, soufflant de grandes poussiÚres noires, qui aveuglaient le monde et grésillaient dans les poÃÂȘles de friture. Maheu, Etienne et Pierron, entrés pour s'asseoir, venaient de retrouver au Bon-Joyeux Chaval, dansant avec Catherine, tandis que PhilomÚne, toute seule, les regardait. Ni Levaque, ni Zacharie n'avaient reparu. Comme il n'y avait pas de bancs autour du bal, Catherine, aprÚs chaque danse, se reposait à la table de son pÚre. On appela PhilomÚne, mais elle était mieux debout. Le jour tombait, les trois musiciens faisaient rage, on ne voyait plus, dans la salle, que le remuement des hanches et des gorges, au milieu d'une confusion de bras. Un vacarme accueillit les quatre lampes, et brusquement tout s'éclaira, les faces rouges, les cheveux dépeignés, collés à la peau, les jupes volantes, balayant l'odeur forte des couples en sueur. Maheu montra à Etienne la Mouquette, qui, ronde et grasse comme une vessie de saindoux, tournait violemment aux bras d'un grand moulineur maigre elle avait dû se consoler et prendre un homme. Enfin, il était huit heures, lorsque la Maheude parut, ayant au sein Estelle et suivie de sa marmaille, Alzire, Henri et Lénore. Elle venait tout droit retrouver là son homme, sans craindre de se tromper. On souperait plus tard, personne n'avait faim, l'estomac noyé de café, épaissi de biÚre. D'autres femmes arrivaient, on chuchota en voyant, derriÚre la Maheude, entrer la Levaque, accompagnée de Bouteloup, qui amenait par la main Achille et Désirée, les petits de PhilomÚne. Et les deux voisines semblaient trÚs d'accord, l'une se retournait, causait avec l'autre. En chemin, il y avait eu une grosse explication, la Maheude s'était résignée au mariage de Zacharie, désolée de perdre le gain de son aÃné, mais vaincue par cette raison qu'elle ne pouvait le garder davantage sans injustice. Elle tùchait donc de faire bon visage, le coeur anxieux, en ménagÚre qui se demandait comment elle joindrait les deux bouts, maintenant que commençait à partir le plus clair de sa bourse. - Mets-toi là , voisine, dit-elle en montrant une table, prÚs de celle oÃÂč Maheu buvait avec Etienne et Pierron. - Mon mari n'est pas avec vous? demanda la Levaque. Les camarades lui contÚrent qu'il allait revenir. Tout le monde se tassait, Bouteloup, les mioches, si à l'étroit dans l'écrasement des buveurs, que les deux tables n'en formaient qu'une. On demanda des chopes. En apercevant sa mÚre et ses enfants, PhilomÚne s'était décidée à s'approcher. Elle accepta une chaise, elle parut contente d'apprendre qu'on la mariait enfin; puis, comme on cherchait Zacharie, elle répondit de sa voix molle - Je l'attends, il est par là . Maheu avait échangé un regard avec sa femme. Elle consentait donc? Il devint sérieux, fuma en silence. Lui aussi était pris de l'inquiétude du lendemain, devant l'ingratitude de ces enfants qui se marieraient un à un, en laissant leurs parents dans la misÚre. On dansait toujours, une fin de quadrille noyait le bal dans une poussiÚre rousse; les murs craquaient, un piston poussait des coups de sifflet aigus, pareil à une locomotive en détresse; et, quand les danseurs s'arrÃÂȘtÚrent, ils fumaient comme des chevaux. - Tu te souviens? dit la Levaque en se penchant à l'oreille de la Maheude, toi qui parlais d'étrangler Catherine, si elle faisait la bÃÂȘtise! Chaval ramenait Catherine à la table de la famille, et tous deux, debout derriÚre le pÚre, achevaient leur chope. - Bah! murmura la Maheude d'un air résigné, on dit ça... Mais ce qui me tranquillise, c'est qu'elle ne peut pas avoir d'enfant, ah! ça, j'en suis bien sûre!... Vois-tu qu'elle accouche aussi, celle-là , et que je sois forcée de la marier! Qu'est-ce que nous mangerions, alors? Maintenant, c'était une polka que sifflait le piston; et, pendant que l'assourdissement recommençait, Maheu communiqua tout bas à sa femme une idée. Pourquoi ne prenaient-ils pas un logeur, Etienne par exemple, qui cherchait une pension? Ils auraient de la place, puisque Zacharie allait les quitter, et l'argent qu'ils perdraient de ce cÎté-là , ils le regagneraient en partie de l'autre. Le visage de la Maheude s'éclairait sans doute, bonne idée, il fallait arranger ça. Elle semblait sauvée de la faim une fois encore, sa belle humeur revint si vive, qu'elle commanda une nouvelle tournée de chopes. Etienne, cependant, tùchait d'endoctriner Pierron, auquel il expliquait son projet d'une caisse de prévoyance. Il lui avait fait promettre d'adhérer, lorsqu'il eut l'imprudence de découvrir son véritable but. - Et, si nous nous mettons en grÚve, tu comprends l'utilité de cette caisse. Nous nous fichons de la Compagnie, nous trouvons là les premiers fonds pour lui résister... Hein? c'est dit, tu en es? Pierron avait baissé les yeux, pùlissant. Il bégaya - Je réfléchirai... Quand on se conduit bien c'est la meilleure caisse de secours. Alors, Maheu s'empara d'Etienne et lui proposa de le prendre comme logeur, carrément, en brave homme. Le jeune homme accepta de mÃÂȘme, trÚs désireux d'habiter le coron, dans l'idée de vivre davantage avec les camarades. On régla l'affaire en trois mots, la Maheude déclara qu'on attendrait le mariage des enfants. Et, justement, Zacharie revenait enfin, avec Mouquet et Levaque. Tous les trois rapportaient les odeurs du Volcan, une haleine de geniÚvre, une aigreur musquée de filles mal tenues. Ils étaient trÚs ivres, l'air content d'eux-mÃÂȘmes, se poussant du coude et ricanant. Lorsqu'il sut qu'on le mariait enfin, Zacharie se mit à rire si fort, qu'il en étranglait. Paisiblement, PhilomÚne déclara qu'elle aimait mieux le voir rire que pleurer. Comme il n'y avait plus de chaise, Bouteloup s'était reculé pour céder la moitié de la sienne à Levaque. Et celui-ci, soudainement trÚs attendri de voir qu'on était tous là , en famille, fit une fois de plus servir de la biÚre. - Nom de Dieu! on ne s'amuse pas si souvent! gueulait-il. Jusqu'à dix heures, on resta. Des femmes arrivaient toujours, pour rejoindre et emmener leurs hommes; des bandes d'enfants suivaient à la queue; et les mÚres ne se gÃÂȘnaient plus, sortaient des mamelles longues et blondes comme des sacs d'avoine, barbouillaient de lait les poupons joufflus; tandis que les petits qui marchaient déjà , gorgés de biÚre et à quatre pattes sous les tables, se soulageaient sans honte. C'était une mer montante de biÚre, les tonnes de la veuve Désir éventrées, la biÚre arrondissant les panses, coulant de partout, du nez, des yeux et d'ailleurs. On gonflait si fort, dans le tas, que chacun avait une épaule ou un genou qui entrait chez le voisin, tous égayés, épanouis de se sentir ainsi les coudes. Un rire continu tenait les bouches ouvertes, fendues jusqu'aux oreilles. Il faisait une chaleur de four, on cuisait, on se mettait à l'aise, la chair dehors, dorée dans l'épaisse fumée des pipes; et le seul inconvénient était de se déranger, une fille se levait de temps à autre, allait au fond, prÚs de la pompe, se troussait, puis revenait. Sous les guirlandes de papier peint, les danseurs ne se voyaient plus, tellement ils suaient; ce qui encourageait les galibots à culbuter les herscheuses, au hasard des coups de reins. Mais, lorsqu'une gaillarde tombait avec un homme par-dessus elle, le piston couvrait leur chute de sa sonnerie enragée, le branle des pieds les roulait, comme si le bal se fût éboulé sur eux. Quelqu'un, en passant, avertit Pierron que sa fille Lydie dormait à la porte, en travers du trottoir. Elle avait bu sa part de la bouteille volée, elle était saoule, et il dut l'emporter à son cou, pendant que Jeanlin et Bébert, plus solides, le suivaient de loin, trouvant ça trÚs farce. Ce fut le signal du départ, des familles sortirent du Bon-Joyeux, les Maheu et les Levaque se décidÚrent à retourner au coron. A ce moment, le pÚre Bonnemort et le vieux Mouque, quittaient aussi Montsou, du mÃÂȘme pas de somnambules, entÃÂȘtés dans le silence de leurs souvenirs. Et l'on rentra tous ensemble, on traversa une derniÚre fois la ducasse, les poÃÂȘles de friture qui se figeaient, les estaminets d'oÃÂč les derniÚres chopes coulaient en ruisseaux, jusqu'au milieu de la route. L'orage menaçait toujours, des rires montÚrent, dÚs qu'on eut quitté les maisons éclairées, pour se perdre dans la campagne noire. Un souffle ardent sortait des blés mûrs, il dut se faire beaucoup d'enfants, cette nuit-là . On arriva débandé au coron. Ni les Levaque ni les Maheu ne soupÚrent avec appétit, et ceux-ci dormaient en achevant leur bouilli du matin. Etienne avait emmené Chaval boire encore chez Rasseneur. - J'en suis! dit Chaval, quand le camarade lui eut expliqué l'affaire de la caisse de prévoyance. Tape là -dedans, tu es un bon! Un commencement d'ivresse faisait flamber les yeux d'Etienne. Il cria - Oui, soyons d'accord... Vois-tu, moi, pour la justice je donnerais tout, la boisson et les filles. Il n'y a qu'une chose qui me chauffe le coeur, c'est l'idée que nous allons balayer les bourgeois. III, III Vers le milieu d'août, Etienne s'installa chez les Maheu, lorsque Zacharie marié put obtenir de la Compagnie, pour PhilomÚne et ses deux enfants, une maison libre du coron; et, dans les premiers temps, le jeune homme éprouva une gÃÂȘne en face de Catherine. C'était une intimité de chaque minute, il remplaçait partout le frÚre aÃné, partageait le lit de Jeanlin, devant le lit de la grande soeur. Au coucher, au lever, il devait se déshabiller, se rhabiller prÚs d'elle, la voyait elle-mÃÂȘme Îter et remettre ses vÃÂȘtements. Quand le dernier jupon tombait, elle apparaissait d'une blancheur pùle, de cette neige transparente des blondes anémiques; et il éprouvait une continuelle émotion, à la trouver si blanche, les mains et le visage déjà gùtés, comme trempée dans du lait, de ses talons à son col, oÃÂč la ligne du hùle tranchait nettement en un collier d'ambre. Il affectait de se détourner; mais il la connaissait peu à peu les pieds d'abord que ses yeux baissés rencontraient; puis, un genou entrevu, lorsqu'elle se glissait sous la couverture; puis, la gorge aux petits seins rigides, dÚs qu'elle se penchait le matin sur la terrine. Elle, sans le regarder, se hùtait pourtant, était en dix secondes dévÃÂȘtue et allongée prÚs d'Alzire, d'un mouvement si souple de couleuvre, qu'il retirait à peine ses souliers, quand elle disparaissait, tournant le dos, ne montrant plus que son lourd chignon. Jamais, du reste, elle n'eut à se fùcher. Si une sorte d'obsession le faisait, malgré lui, guetter de l'oeil l'instant oÃÂč elle se couchait, il évitait les plaisanteries, les jeux de main dangereux. Les parents étaient là , et il gardait en outre pour elle un sentiment fait d'amitié et de rancune, qui l'empÃÂȘchait de la traiter en fille qu'on désire, au milieu des abandons de leur vie devenue commune, à la toilette, aux repas, pendant le travail, sans que rien d'eux ne leur restùt secret, pas mÃÂȘme les besoins intimes. Toute la pudeur de la famille s'était réfugiée dans le lavage quotidien, auquel la jeune fille maintenant procédait seule dans la piÚce du haut, tandis que les hommes se baignaient en bas, l'un aprÚs l'autre. Et, au bout du premier mois, Etienne et Catherine semblaient déjà ne plus se voir, quand, le soir, avant d'éteindre la chandelle, ils voyageaient déshabillés par la chambre. Elle avait cessé de se hùter, elle reprenait son habitude ancienne de nouer ses cheveux au bord de son lit, les bras en l'air, remontant sa chemise jusqu'à ses cuisses; et lui, sans pantalon, l'aidait parfois, cherchait les épingles qu'elle perdait. L'habitude tuait la honte d'ÃÂȘtre nu, ils trouvaient naturel d'ÃÂȘtre ainsi, car ils ne faisaient point de mal et ce n'était pas leur faute, s'il n'y avait qu'une chambre pour tout le monde. Des troubles cependant leur revenaient, tout d'un coup, aux moments oÃÂč ils ne songeaient à rien de coupable. AprÚs ne plus avoir vu la pùleur de son corps pendant des soirées, il la revoyait brusquement toute blanche, de cette blancheur qui le secouait d'un frisson, qui l'obligeait à se détourner, par crainte de céder à l'envie de la prendre. Elle, d'autres soirs, sans raison apparente, tombait dans un émoi pudique, fuyait, se coulait entre les draps, comme si elle avait senti les mains de ce garçon la saisir. Puis, la chandelle éteinte, ils comprenaient qu'ils ne s'endormaient pas, qu'ils songeaient l'un à l'autre, malgré leur fatigue. Cela les laissait inquiets et boudeurs tout le lendemain, car ils préféraient les soirs de tranquillité, oÃÂč ils se mettaient à l'aise, en camarades. Etienne ne se plaignait guÚre que de Jeanlin, qui dormait en chien de fusil. Alzire respirait d'un léger souffle, on retrouvait le matin Lénore et Henri aux bras l'un de l'autre, tels qu'on les avait couchés. Dans la maison noire, il n'y avait d'autre bruit que les ronflements de Maheu et de la Maheude, roulant à intervalles réguliers, comme des soufflets de forge. En somme, Etienne se trouvait mieux que chez Rasseneur, le lit n'était pas mauvais, et l'on changeait les draps une fois par mois. Il mangeait aussi de meilleure soupe, il souffrait seulement de la rareté de la viande. Mais tous en étaient là , il ne pouvait exiger, pour quarante-cinq francs de pension, d'avoir un lapin à chaque repas. Ces quarante-cinq francs aidaient la famille, on finissait par joindre les deux bouts, en laissant toujours de petites dettes en arriÚre; et les Maheu se montraient reconnaissants envers leur logeur, son linge était lavé, raccommodé, ses boutons recousus, ses affaires mises en ordre; enfin, il sentait autour de lui la propreté et les bons soins d'une femme. Ce fut l'époque oÃÂč Etienne entendit les idées qui bourdonnaient dans son crùne. Jusque-là , il n'avait eu que la révolte de l'instinct, au milieu de la sourde fermentation des camarades. Toutes sortes de questions confuses se posaient à lui pourquoi la misÚre des uns? pourquoi la richesse des autres? pourquoi ceux-ci sous le talon de ceux-là , sans l'espoir de jamais prendre leur place? Et sa premiÚre étape fut de comprendre son ignorance. Une honte secrÚte, un chagrin caché le rongÚrent dÚs lors il ne savait rien, il n'osait causer de ces choses qui le passionnaient, l'égalité de tous les hommes, l'équité qui voulait un partage entre eux des biens de la terre. Aussi se prit-il pour l'étude du goût sans méthode des ignorants affolés de science. Maintenant, il était en correspondance réguliÚre avec Pluchart, plus instruit, trÚs lancé dans le mouvement socialiste. Il se fit envoyer des livres, dont la lecture mal digérée acheva de l'exalter un livre de médecine surtout, l'HygiÚne du mineur, oÃÂč un docteur belge avait résumé les maux dont se meurt le peuple des houillÚres; sans compter des traités d'économie politique d'une aridité technique incompréhensible, des brochures anarchistes qui le bouleversaient, d'anciens numéros de journaux qu'il gardait ensuite comme des arguments irréfutables, dans des discussions possibles. Souvarine, du reste, lui prÃÂȘtait aussi des volumes, et l'ouvrage sur les Sociétés coopératives l'avait fait rÃÂȘver pendant un mois d'une association universelle d'échange, abolissant l'argent, basant sur le travail la vie sociale entiÚre. La honte de son ignorance s'en allait, il lui venait un orgueil, depuis qu'il se sentait penser. Durant ces premiers mois, Etienne en resta au ravissement des néophytes, le coeur débordant d'indignations généreuses contre les oppresseurs, se jetant à l'espérance du prochain triomphe des opprimés. Il n'en était point encore à se fabriquer un systÚme, dans le vague de ses lectures. Les revendications pratiques de Rasseneur se mÃÂȘlaient en lui aux violences destructives de Souvarine; et, quand il sortait du cabaret de l'Avantage, oÃÂč ilcontinuait presque chaque jour à déblatérer avec eux contre la Compagnie, il marchait dans un rÃÂȘve, il assistait à la régénération radicale des peuples, sans que cela dût coûter une vitre cassée ni une goutte de sang. D'ailleurs, les moyens d'exécution demeuraient obscurs, il préférait croire que les choses iraient trÚs bien, car sa tÃÂȘte se perdait, dÚs qu'il voulait formuler un programme de reconstruction. Il se montrait mÃÂȘme plein de modération et d'inconséquence, il répétait parfois qu'il fallait bannir la politique de la question sociale, une phrase qu'il avait lue et qui lui semblait bonne à dire, dans le milieu de houilleurs flegmatiques oÃÂč il vivait. Maintenant, chaque soir, chez les Maheu, on s'attardait une demi-heure, avant de monter se coucher. Toujours Etienne reprenait la mÃÂȘme causerie. Depuis que sa nature s'affinait, il se trouvait blessé davantage par les promiscuités du coron. Est-ce qu'on était des bÃÂȘtes, pour ÃÂȘtre ainsi parqués, les uns contre les autres, au milieu des champs, si entassés qu'on ne pouvait changer de chemise sans montrer son derriÚre aux voisins! Et comme c'était bon pour la santé, et comme les filles et les garçons s'y pourrissaient forcément ensemble! - Dame! répondait Maheu, si l'on avait plus d'argent, on aurait plus d'aise... Tout de mÃÂȘme, c'est bien vrai que ça ne vaut rien pour personne, de vivre les uns sur les autres. Ca finit toujours par des hommes saouls et par des filles pleines. Et la famille partait de là , chacun disait son mot, pendant que le pétrole de la lampe viciait l'air de la salle, déjà empuantie d'oignon frit. Non, sûrement, la vie n'était pas drÎle. On travaillait en vraies brutes à un travail qui était la punition des galériens autrefois, on y laissait la peau plus souvent qu'à son tour, tout ça pour ne pas mÃÂȘme avoir de la viande sur sa table, le soir. Sans doute on avait sa pùtée quand mÃÂȘme, on mangeait, mais si peu, juste de quoi souffrir sans crever, écrasé de dettes, poursuivi comme si l'on volait son pain. Quand arrivait le dimanche, on dormait de fatigue. Les seuls plaisirs, c'était de se saouler ou de faire un enfant à sa femme; encore la biÚre vous engraissait trop le ventre, et l'enfant, plus tard, se foutait de vous. Non, non, ça n'avait rien de drÎle. Alors, la Maheude s'en mÃÂȘlait. - L'embÃÂȘtant, voyez-vous, c'est lorsqu'on se dit que ça ne peut pas changer... Quand on est jeune, on s'imagine que le bonheur viendra, on espÚre des choses; et puis, la misÚre recommence toujours, on reste enfermé là -dedans... Moi, je ne veux du mal à personne, mais il y a des fois oÃÂč cette injustice me révolte. Un silence se faisait, tous soufflaient un instant, dans le malaise vague de cet horizon fermé. Seul, le pÚre Bonnemort, s'il était là , ouvrait des yeux surpris, car de son temps on ne se tracassait pas de la sorte on naissait dans le charbon, on tapait à la veine, sans en demander davantage; tandis que, maintenant, il passait un air qui donnait de l'ambition aux charbonniers. - Faut cracher sur rien, murmurait-il. Une bonne chope est une bonne chope... Les chefs, c'est souvent de la canaille; mais il y aura toujours des chefs, pas vrai? inutile de se casser la tÃÂȘte à réfléchir là -dessus. Du coup, Etienne s'animait. Comment! la réflexion serait défendue à l'ouvrier! Eh! justement, les choses changeraient bientÎt, parce que l'ouvrier réfléchissait à cette heure. Du temps du vieux, le mineur vivait dans la mine comme une brute, comme une machine à extraire la houille, toujours sous la terre, les oreilles et les yeux bouchés aux événements du dehors. Aussi les riches qui gouvernent, avaient-ils beau jeu de s'entendre, de le vendre et de l'acheter, pour lui manger la chair il ne s'en doutait mÃÂȘme pas. Mais, à présent, le mineur s'éveillait au fond, germait dans la terre ainsi qu'une vraie graine; et l'on verrait un matin ce qu'il pousserait au beau milieu des champs oui, il pousserait des hommes, une armée d'hommes qui rétabliraient la justice. Est-ce que tous les citoyens n'étaient pas égaux depuis la Révolution? puisqu'on votait ensemble, est-ce que l'ouvrier devait rester l'esclave du patron qui le payait? Les grandes Compagnies, avec leurs machines, écrasaient tout, et l'on n'avait mÃÂȘme plus contre elles les garanties de l'ancien temps, lorsque les gens du mÃÂȘme métier, réunis en corps, savaient se défendre. C'était pour ça, nom de Dieu! et pour d'autres choses, que tout péterait un jour, grùce à l'instruction. On n'avait qu'à voir dans le coron mÃÂȘme les grands-pÚres n'auraient pu signer leur nom, les pÚres le signaient déjà , et quant aux fils, ils lisaient et écrivaient comme des professeurs. Ah! ça poussait, ça poussait petit à petit, une rude moisson d'hommes, qui mûrissait au soleil! Du moment qu'on n'était plus collé chacun à sa place pour l'existence entiÚre, et qu'on pouvait avoir l'ambition de prendre la place du voisin, pourquoi donc n'aurait-on pas joué des poings, en tùchant d'ÃÂȘtre le plus fort? Maheu, ébranlé, restait cependant plein de défiance. - DÚs qu'on bouge, on vous rend votre livret, disait-il. Le vieux a raison, ce sera toujours le mineur qui aura la peine, sans l'espoir d'un gigot de temps à autre, en récompense. Muette depuis un moment, la Maheude sortait comme d un songe. - Encore si ce que les curés racontent était vrai, si les pauvres gens de ce monde étaient riches dans l'autre! Un éclat de rire l'interrompait, les enfants eux-mÃÂȘmes haussaient les épaules, tous devenus incrédules au vent du dehors, gardant la peur secrÚte des revenants de la fosse, mais s'égayant du ciel vide. - Ah! ouiche, les curés! s'écriait Maheu. S'ils croyaient ca, ils mangeraient moins et ils travailleraient davantage, pour se réserver là -haut une bonne place... Non, quand on est mort, on est mort. La Maheude poussait de grands soupirs. - Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! Puis, les mains tombées sur les genoux, d'un air d'accablement immense - Alors, c'est bien vrai, nous sommes foutus, nous autres. Tous se regardaient. Le pÚre Bonnemort crachait dans son mouchoir, tandis que Maheu, sa pipe éteinte, l'oubliait à sa bouche. Alzire écoutait, entre Lénore et Henri, endormis au bord de la table. Mais Catherine surtout, le menton dans la main, ne quittait pas Etienne de ses grands yeux clairs, lorsqu'il se récriait, disant sa foi, ouvrant l'avenir enchanté de son rÃÂȘve social. Autour d'eux, le coron se couchait, on n'entendait plus que les pleurs perdus d'un enfant ou la querelle d'un ivrogne attardé. Dans la salle, le coucou battait lentement, une fraÃcheur d'humidité montait des dalles sablées, malgré l'étouffement de l'air. - En voilà encore des idées! disait le jeune homme. Est-ce que vous avez besoin d'un bon Dieu et de son paradis pour ÃÂȘtre heureux? est-ce que vous ne pouvez pas vous faire à vous-mÃÂȘmes le bonheur sur la terre? D'une voix ardente, il parlait sans fin. C'était, brusquement, l'horizon fermé qui éclatait, une trouée de lumiÚre s'ouvrait dans la vie sombre de ces pauvres gens. L'éternel recommencement de la misÚre, le travail de brute, ce destin de bétail qui donne sa laine et qu'on égorge, tout le malheur disparaissait, comme balayé par un grand coup de soleil; et, sous un éblouissement de féerie, la justice descendait du ciel. Puisque le bon Dieu était mort, la justice allait assurer le bonheur des hommes, en faisant régner l'égalité et la fraternité. Une société nouvelle poussait en un jour, ainsi que dans les songes, une ville immense, d'une splendeur de mirage, oÃÂč chaque citoyen vivait de sa tùche et prenait sa part des joies communes. Le vieux monde pourri était tombé en poudre, une humanité jeune, purgée de ses crimes, ne formait plus qu'un seul peuple de travailleurs, qui avait pour devise à chacun suivant son mérite, et à chaque mérite suivant ses oeuvres. Et, continuellement, ce rÃÂȘve s'élargissait, s'embellissait, d'autant plus séducteur, qu'il montait plus haut dans l'impossible. D'abord, la Maheude refusait d'entendre, prise d'une sourde épouvante. Non, non, c'était trop beau, on ne devait pas s'embarquer dans ces idées, car elles rendaient la vie abominable ensuite, et l'on aurait tout massacré alors, pour ÃÂȘtre heureux. Quand elle voyait luire les yeux de Maheu, troublé, conquis, elle s'inquiétait, elle criait, en interrompant Etienne - N'écoute pas, mon homme! Tu vois bien qu'il nous fait des contes... Est-ce que les bourgeois consentiront jamais à travailler comme nous? Mais, peu à peu, le charme agissait aussi sur elle. Elle finissait par sourire, l'imagination éveillée, entrant dans ce monde merveilleux de l'espoir. Il était si doux d'oublier pendant une heure la réalité triste! Lorsqu'on vit comme des bÃÂȘtes, le nez à terre, il faut bien un coin de mensonge, oÃÂč l'on s'amuse à se régaler des choses qu'on ne possédera jamais. Et ce qui la passionnait, ce qui la mettait d'accord avec le jeune homme, c'était l'idée de la justice. - Ca, vous avez raison! criait-elle. Moi, quand une affaire est juste, je me ferais hacher... Et, vrai! ce serait juste, de jouir à notre tour. Maheu, alors, osait s'enflammer. - Tonnerre de Dieu! je ne suis pas riche, mais je donnerais bien cent sous pour ne pas mourir avant d'avoir vu tout ça... Quel chambardement! Hein? sera-ce bientÎt, et comment s'y prendra-t-on? Etienne recommençait à parler. La vieille société craquait, ça ne pouvait durer au-delà de quelques mois, affirmait-il carrément. Sur les moyens d'exécution, il se montrait plus vague, mÃÂȘlant ses lectures, ne craignant pas, devant des ignorants, de se lancer dans des explications oÃÂč il se perdait lui-mÃÂȘme. Tous les systÚmes y passaient, adoucis d'une certitude de triomphe facile, d'un baiser universel qui terminerait le malentendu des classes; sans tenir compte pourtant des mauvaises tÃÂȘtes, parmi les patrons et les bourgeois, qu'on serait peut-ÃÂȘtre forcé de mettre à la raison. Et les Maheu avaient l'air de comprendre, approuvaient, acceptaient les solutions miraculeuses, avec la foi aveugle des nouveaux croyants, pareils à ces chrétiens des premiers temps de l'Eglise, qui attendaient la venue d'une société parfaite, sur le fumier du monde antique. La petite Alzire accrochait des mots, s'imaginait le bonheur sous l'image d'une maison trÚs chaude, oÃÂč les enfants jouaient et mangeaient tant qu'ils voulaient. Catherine, sans bouger, le menton toujours dans la main, restait les yeux fixés sur Etienne, et quand il se taisait, elle avait un léger frisson, toute pùle, comme prise de froid. Mais la Maheude regardait le coucou. - Neuf heures passées, est-il permis! Jamais on ne se lÚvera demain. Et les Maheu quittaient la table, le coeur mal à l'aise, désespérés. Il leur semblait qu'ils venaient d'ÃÂȘtre riches, et qu'ils retombaient d'un coup dans leur crotte. Le pÚre Bonnemort, qui partait pour la fosse, grognait que ces histoires-là ne rendaient pas la soupe meilleure; tandis que les autres montaient à la file, en s'apercevant de l'humidité des murs et de l'étouffement empesté de l'air. En haut, dans le sommeil lourd du coron, Etienne, lorsque Catherine s'était mise au lit la derniÚre et avait soufflé la chandelle, l'entendait se retourner fiévreusement, avant de s'endormir. Souvent, à ces causeries, des voisins se pressaient, Levaque qui s'exaltait aux idées de partage, Pierron que la prudence faisait aller se coucher, dÚs qu'on s'attaquait à la Compagnie. De loin en loin, Zacharie entrait un instant; mais la politique l'assommait, il préférait descendre à l'Avantage, pour boire une chope. Quant à Chaval, il renchérissait, voulait du sang. Presque tous les soirs, il passait une heure chez les Maheu; et, dans cette assiduité, il y avait une jalousie inavouée, la peur qu'on ne lui volùt Catherine. Cette fille, dont il se lassait déjà , lui était devenue chÚre, depuis qu'un homme couchait prÚs d'elle et pouvait la prendre, la nuit. L'influence d'Etienne s'élargissait, il révolutionnait peu à peu le coron. C'était une propagande sourde, d'autant plus sûre, qu'il grandissait dans l'estime de tous. La Maheude, malgré sa défiance de ménagÚre prudente, le traitait avec considération, en jeune homme qui la payait exactement, qui ne buvait ni ne jouait, le nez toujours dans un livre; et elle lui faisait, chez les voisines, une réputation de garçon instruit, dont celles-ci abusaient, en le priant d'écrire leurs lettres. Il était une sorte d'homme d'affaires, chargé des correspondances, consulté par les ménages sur les cas délicats. Aussi, dÚs le mois de septembre, avait-il créé enfin sa fameuse caisse de prévoyance, trÚs précaire encore, ne comptant que les habitants du coron; mais il espérait bien obtenir l'adhésion des charbonniers de toutes les fosses, surtout si la Compagnie, restée passive, ne le gÃÂȘnait pas davantage. On venait de le nommer secrétaire de l'association, et il touchait mÃÂȘme de petits appointements, pour ses écritures. Cela le rendait presque riche. Si un mineur marié n'arrive pas à joindre les deux bouts, un garçon sobre, n'ayant aucune charge, peut réaliser des économies. DÚs lors, il s'opéra chez Etienne une transformation lente. Des instincts de coquetterie et de bien-ÃÂȘtre, endormis dans sa pauvreté, se révélÚrent, lui firent acheter des vÃÂȘtements de drap. Il se paya une paire de bottes fines, et du coup il passa chef, tout le coron se groupa autour de lui. Ce furent des satisfactions d'amour-propre délicieuses, il se grisa de ces premiÚres jouissances de la popularité ÃÂȘtre à la tÃÂȘte des autres, commander, lui si jeune et qui la veille encore était un manoeuvre, l'emplissait d'orgueil, agrandissait son rÃÂȘve d'une révolution prochaine, oÃÂč il jouerait un rÎle. Son visage changea, il devint grave, il s'écouta parler; tandis que son ambition naissante enfiévrait ses théories et le poussait aux idées de bataille. Cependant, l'automne s'avançait, les froids d'octobre avaient rouillé les petits jardins du coron. DerriÚre les lilas maigres, les galibots ne culbutaient plus les herscheuses sur le carin; et il ne restait que les légumes d'hiver, les choux perlés de gelée blanche, les poireaux et les salades de conserve. De nouveau, les averses battaient les tuiles rouges, coulaient dans les tonneaux, sous les gouttiÚres, avec des bruits de torrent. Dans chaque maison, le feu ne refroidissait pas, chargé de houille, empoisonnant la salle close. C'était encore une saison de grande misÚre qui commençait. En octobre, par une de ces premiÚres nuits glaciales, Etienne, fiévreux d'avoir parlé, en bas, ne put s'endormir. Il avait regardé Catherine se glisser sous la couverture, puis souffler la chandelle. Elle paraissait toute secouée, elle aussi, tourmentée d'une de ces pudeurs qui la faisaient encore se hùter parfois, si maladroitement, qu'elle se découvrait davantage. Dans l'obscurité, elle restait comme morte; mais il entendait qu'elle ne dormait pas non plus; et, il le sentait, elle songeait à lui, ainsi qu'il songeait à elle jamais ce muet échange de leur ÃÂȘtre ne les avait emplis d'un tel trouble. Des minutes s'écoulÚrent, ni lui ni elle ne remuait, leur souffle s'embarrassait seulement, malgré leur effort pour le retenir. A deux reprises, il fut sur le point de se lever et de la prendre. C'était imbécile, d'avoir un si gros désir l'un de l'autre, sans jamais se contenter. Pourquoi donc bouder ainsi contre leur envie? Les enfants dormaient, elle voulait bien tout de suite, il était certain qu'elle l'attendait en étouffant, qu'elle refermerait les bras sur lui, muette, les dents serrées. PrÚs d'une heure se passa. Il n'alla pas la prendre, elle ne se retourna pas, de peur de l'appeler. Plus ils vivaient cÎte à cÎte, et plus une barriÚre s'élevait, des hontes, des répugnances, des délicatesses d'amitié, qu'ils n'auraient pu expliquer eux-mÃÂȘmes. III, IV - Ecoute, dit la Maheude à son homme, puisque tu vas à Montsou pour la paie, rapporte-moi donc une livre de café et un kilo de sucre. Il recousait un de ses souliers, afin d'épargner le raccommodage. - Bon! murmura-t-il, sans lùcher sa besogne. - Je te chargerais bien de passer aussi chez le boucher... Un morceau de veau, hein? il y a si longtemps qu'on n'en a pas vu. Cette fois, il leva la tÃÂȘte. - Tu crois donc que j'ai à toucher des mille et des cents.... La quinzaine est trop maigre, avec leur sacrée idée d'arrÃÂȘter constamment le travail. Tous deux se turent. C'était aprÚs le déjeuner, un samedi de la fin d'octobre. La Compagnie, sous le prétexte du dérangement causé par la paie, avait encore, ce jour-là , suspendu l'extraction, dans toutes ses fosses. Saisie de panique devant la crise industrielle qui s'aggravait, ne voulant pas augmenter son stock déjà lourd, elle profitait des moindres prétextes pour forcer ses dix mille ouvriers au chÎmage. - Tu sais qu'Etienne t'attend chez Rasseneur, reprit la Maheude. EmmÚne-le, il sera plus malin que toi pour se débrouiller, si l'on ne vous comptait pas vos heures. Maheu approuva de la tÃÂȘte. - Et cause donc à ces messieurs de l'affaire de ton pÚre. Le médecin s'entend avec la Direction... N'est-ce pas? vieux, que le médecin se trompe, que vous pouvez encore travailler? Depuis dix jours, le pÚre Bonnemort, les pattes engourdies comme il disait, restait cloué sur une chaise. Elle dut répéter sa question, et il grogna - Bien sûr que je travaillerai. On n'est pas fini parce qu'on a mal aux jambes. Tout ça, c'est des histoires qu'ils inventent pour ne pas me donner la pension de cent quatre-vingts francs. La Maheude songeait aux quarante sous du vieux, qu'il ne lui rapporterait peut-ÃÂȘtre jamais plus, et elle eut un cri d'angoisse. - Mon Dieu! nous serons bientÎt tous morts, si ça continue. - Quand on est mort, dit Maheu, on n'a plus faim. Il ajouta des clous à ses souliers et se décida à partir. Le coron des Deux-Cent-Quarante ne devait ÃÂȘtre payé que vers quatre heures. Aussi les hommes ne se pressaient-ils pas, s'attardant, filant un à un, poursuivis par les femmes qui les suppliaient de revenir tout de suite. Beaucoup leur donnaient des commissions, pour les empÃÂȘcher de s'oublier dans les estaminets. Chez Rasseneur, Etienne était venu aux nouvelles. Des bruits inquiétants couraient, on disait la Compagnie de plus en plus mécontente des boisages. Elle accablait les ouvriers d'amendes, un conflit paraissait fatal. Du reste, ce n'était là que la querelle avouée, il y avait dessous toute une complication, des causes secrÚtes et graves. Justement, lorsque Etienne arriva, un camarade qui buvait une chope, au retour de Montsou, racontait qu'une affiche était collée chez le caissier; mais il ne savait pas bien ce qu'on lisait sur cette affiche. Un second entra, puis un troisiÚme; et chacun apportait une histoire différente. Il semblait certain, cependant, que la Compagnie avait pris une résolution. - Qu'est-ce que tu en dis, toi? demanda Etienne, en s'asseyant prÚs de Souvarine, à une table, oÃÂč, pour unique consommation, se trouvait un paquet de tabac. Le machineur ne se pressa point, acheva de rouler une cigarette. - Je dis que c'était facile à prévoir. Ils vont vous pousser à bout. Lui seul avait l'intelligence assez déliée pour analyser la situation. Il l'expliquait de son air tranquille. La Compagnie, atteinte par la crise, était bien forcée de réduire ses frais, si elle ne voulait pas succomber; et, naturellement, ce seraient les ouvriers qui devraient se serrer le ventre, elle rognerait leurs salaires, en inventant un prétexte quelconque. Depuis deux mois, la houille restait sur le carreau de ses fosses, presque toutes les usines chÎmaient. Comme elle n'osait chÎmer aussi, effrayée devant l'inaction ruineuse du matériel, elle rÃÂȘvait un moyen terme, peut-ÃÂȘtre une grÚve, d'oÃÂč son peuple de mineurs sortirait dompté et moins payé. Enfin, la nouvelle caisse de prévoyance l'inquiétait, devenait une menace pour l'avenir, tandis qu'une grÚve l'en débarrasserait, en la vidant, lorsqu'elle était peu garnie encore. Rasseneur s'était assis prÚs d'Etienne, et tous deux écoutaient d'un air consterné. On pouvait causer à voix haute, il n'y avait plus là que Mme Rasseneur, assise au comptoir. - Quelle idée! murmura le cabaretier. Pourquoi tout ça? La Compagnie n'a aucun intérÃÂȘt à une grÚve, et les ouvriers non plus. Le mieux est de s'entendre. C'était fort sage. Il se montrait toujours pour les revendications raisonnables. MÃÂȘme, depuis la rapide popularité de son ancien locataire, il outrait ce systÚme du progrÚs possible, disant qu'on n'obtenait rien, lorsqu'on voulait tout avoir d'un coup. Dans sa bonhomie d'homme gras, nourri de biÚre, montait une jalousie secrÚte, aggravée par la désertion de son débit, oÃÂč les ouvriers du Voreux entraient moins boire et l'écouter; et il en arrivait ainsi parfois à défendre la Compagnie, oubliant sa rancune d'ancien mineur congédié. - Alors, tu es contre la grÚve? cria Mme Rasseneur, sans quitter le comptoir. Et, comme il répondait oui, énergiquement, elle le fit taire. - Tiens! tu n'as pas de coeur, laisse parler ces messieurs! Etienne songeait, les yeux sur la chope qu'elle lui avait servie. Enfin, il leva la tÃÂȘte. - C'est bien possible, tout ce que le camarade raconte, et il faudra nous y résoudre, à cette grÚve, si l'on nous y force... Pluchart, justement, m'a écrit là -dessus des choses trÚs justes. Lui aussi est contre la grÚve, car l'ouvrier en souffre autant que le patron, sans arriver à rien de décisif. Seulement, il voit là une occasion excellente pour déterminer nos hommes à entrer dans sa grande machine... D'ailleurs, voici sa lettre. En effet, Pluchart, désolé des méfiances que l'Internationale rencontrait chez les mineurs de Montsou, espérait les voir adhérer en masse, si un conflit les obligeait à lutter contre la Compagnie. Malgré ses efforts, Etienne n'avait pu placer une seule carte de membre, donnant du reste le meilleur de son influence à sa caisse de secours, beaucoup mieux accueillie. Mais cette caisse était encore si pauvre, qu'elle devait ÃÂȘtre vite épuisée, comme le disait Souvarine; et, fatalement, les grévistes se jetteraient alors dans l'Association des travailleurs, pour que leurs frÚres de tous les pays leur vinssent en aide. - Combien avez-vous en caisse? demanda Rasseneur. - A peine trois mille francs, répondit Etienne. Et vous savez que la Direction m'a fait appeler avant-hier Oh! ils sont trÚs polis, ils m'ont répété qu'ils n'empÃÂȘchaient pas leurs ouvriers de créer un fonds de réserve. Mais j'ai bien compris qu'ils en voulaient le contrÎle. De toute maniÚre, nous aurons une bataille de ce cÎté-là . Le cabaretier s'était mis à marcher, en sifflant d'un air dédaigneux. Trois mille francs! qu'est-ce que vous voulez qu'on fiche avec ça? Il n'y aurait pas six jours de pain, et si l'on comptait sur des étrangers, des gens qui habitaient l'Angleterre, on pouvait tout de suite se coucher et avaler sa langue. Non, c'était trop bÃÂȘte, cette grÚve! Alors, pour la premiÚre fois, des paroles aigres furent échangées entre ces deux hommes, qui, d'ordinaire, finissaient par s'entendre, dans leur haine commune du capital. - Voyons, et toi, qu'en dis-tu? répéta Etienne, en se tournant vers Souvarine. Celui-ci répondit par son mot de mépris habituel. - Les grÚves? des bÃÂȘtises! Puis, au milieu du silence fùché qui s'était fait, il ajouta doucement - En somme, je ne dis pas non, si ça vous amuse ça ruine les uns, ça tue les autres, et c'est toujours autant de nettoyé... Seulement, de ce train-là , on mettrait bien mille ans pour renouveler le monde. Commencez donc par me faire sauter ce bagne oÃÂč vous crevez tous! De sa main fine, il désignait le Voreux, dont on apercevait les bùtiments par la porte restée ouverte. Mais un drame imprévu l'interrompit Pologne, la grosse lapine familiÚre, qui s'était hasardée dehors, rentrait d'un bond, fuyant sous les pierres d'une bande de galibots; et, dans son effarement, les oreilles rabattues, la queue retroussée, elle vint se réfugier contre ses jambes, l'implorant, le grattant, pour qu'il la prÃt. Quand il l'eut couchée sur ses genoux, il l'abrita de ses deux mains, il tomba dans cette sorte de somnolence rÃÂȘveuse, oÃÂč le plongeait la caresse de ce poil doux et tiÚde. Presque aussitÎt, Maheu entra. Il ne voulut rien boire, malgré l'insistance polie de Mme Rasseneur, qui vendait sa biÚre comme si elle l'eût offerte. Etienne s'était levé, et tous deux partirent pour Montsou. Les jours de paie aux Chantiers de la Compagnie, Montsou semblait en fÃÂȘte, comme par les beaux dimanches de ducasse. De tous les corons arrivait une cohue de mineurs. Le bureau du caissier étant trÚs petit, ils préféraient attendre à la porte, ils stationnaient par groupes sur le pavé, barraient la route d'une queue de monde renouvelée sans cesse. Des camelots profitaient de l'occasion, s'installaient avec leurs bazars roulants, étalaient jusqu'à de la faïence et de la charcuterie. Mais c'étaient surtout les estaminets et les débits qui faisaient une bonne recette, car les mineurs, avant d'ÃÂȘtre payés, allaient prendre patience devant les comptoirs, puis y retournaient arroser leur paie, dÚs qu'ils l'avaient en poche. Encore se montraient-ils trÚs sages, lorsqu'ils ne l'achevaient pas au Volcan. A mesure que Maheu et Etienne avancÚrent au milieu des groupes, ils sentirent, ce jour-là , monter une exaspération sourde. Ce n'était pas l'ordinaire insouciance de l'argent touché et écorné dans les cabarets. Des poings se serraient, des mots violents couraient de bouche en bouche. - C'est vrai, alors? demanda Maheu à Chaval, qu'il rencontra devant l'estaminet Piquette, ils ont fait la saleté? Mais Chaval se contenta de répondre par un grognement furieux, en jetant un regard oblique sur Etienne. Depuis le renouvellement du marchandage, il s'était embauché avec d'autres, mordu peu à peu d'envie contre le camarade, ce dernier venu qui se posait en maÃtre, et dont tout le coron, disait-il, léchait les bottes. Cela se compliquait d'une querelle d'amoureux, il n'emmenait plus Catherine à Réquillart ou derriÚre le terri, sans l'accuser, en termes abominables, de coucher avec le logeur de sa mÚre; puis, il la tuait de caresses, repris pour elle d'un sauvage désir. Maheu lui adressa une autre question. - Est-ce que le Voreux passe? Et comme il tournait le dos, aprÚs avoir dit oui, d'un signe de tÃÂȘte, les deux hommes se décidÚrent à entrer aux Chantiers. La caisse était une petite piÚce rectangulaire, séparée en deux par un grillage. Sur les bancs, le long des murs, cinq ou six mineurs attendaient; tandis que le caissier, aidé d'un commis, en payait un autre, debout devant le guichet, sa casquette à la main. Au-dessus du banc de gauche, une affiche jaune se trouvait collée, toute fraÃche dans le gris enfumé des plùtres; et c'était là que, depuis le matin, défilaient continuellement des hommes. Ils entraient par deux ou par trois, restaient plantés, puis s'en allaient sans un mot, avec une secousse des épaules, comme si on leur eût cassé l'échine. Il y avait justement deux charbonniers devant l'affiche, un jeune à tÃÂȘte carrée de brute, un vieux trÚs maigre, la face hébétée par l'ùge. Ni l'un ni l'autre ne savait lire, le jeune épelait en remuant les lÚvres le vieux se contentait de regarder stupidement. Beaucoup entraient ainsi, pour voir, sans comprendre. - Lis-nous donc ça, dit à son compagnon Maheu, qui n'était pas fort non plus sur la lecture. Alors, Etienne se mit à lire l'affiche. C'était un avis de la Compagnie aux mineurs de toutes les fosses. Elle les avertissait que, devant le peu de soin apporté au boisage, lasse d'infliger des amendes inutiles, elle avait pris la résolution d'appliquer un nouveau mode de paiement, pour l'abattage de la houille. Désormais, elle paierait le boisage à part, au mÚtre cube de bois descendu et employé, en se basant sur la quantité nécessaire à un bon travail. Le prix de la berline de charbon abattu serait naturellement baissé, dans une proportion de cinquante centimes à quarante, suivant d'ailleurs la nature et l'éloignement des tailles. Et un calcul assez obscur tùchait d'établir que cette diminution de dix centimes se trouverait exactement compensée par le prix du boisage. Du reste, la Compagnie ajoutait que, voulant laisser à chacun le temps de se convaincre des avantages présentés par ce nouveau mode, elle comptait seulement l'appliquer à partir du lundi, 1er décembre. - Si vous lisiez moins haut, là -bas! cria le caissier. On ne s'entend plus. Etienne acheva sa lecture, sans tenir compte de l'observation. Sa voix tremblait, et quand il eut fini, tous continuÚrent à regarder fixement l'affiche, Le vieux mineur et le jeune avaient l'air d'attendre encore; puis, ils partirent, les épaules cassées. - Nom de Dieu! murmura Maheu. Lui et son compagnon s'étaient assis. Absorbés, la tÃÂȘte basse, tandis que le défilé continuait en face du papier jaune, ils calculaient. Est-ce qu'on se fichait d'eux! jamais ils ne rattraperaient, avec le boisage, les dix centimes diminués sur la berline. Au plus toucheraient-ils huit centimes, et c'était deux centimes que leur volait la Compagnie, sans compter le temps qu'un travail soigné leur prendrait. Voilà donc oÃÂč elle voulait en venir, à cette baisse de salaire déguisée! Elle réalisait des économies dans la poche de ses mineurs. - Nom de Dieu de nom de Dieu! répéta Maheu en relevant la tÃÂȘte. Nous sommes des jean-foutre, si nous acceptons ça! Mais le guichet se trouvait libre, il s'approcha pour ÃÂȘtre payé. Les chefs de marchandage se présentaient seuls à la caisse, puis répartissaient l'argent entre leurs hommes, ce qui gagnait du temps. - Maheu et consorts, dit le commis, veine FilonniÚre, taille numéro sept. Il cherchait sur les listes, que l'on dressait en dépouillant les livrets, oÃÂč les porions, chaque jour et par chantier, relevaient le nombre des berlines extraites. Puis, il répéta - Maheu et consorts, veine FilonniÚre, taille numéro sept... Cent trente-cinq francs. Le caissier paya, - Pardon, Monsieur, balbutia le haveur saisi, ÃÂȘtes-vous sûr de ne pas vous tromper? Il regardait ce peu d'argent, sans le ramasser, glacé d'un petit frisson qui lui coulait au coeur. Certes, il s'attendait à une paie mauvaise, mais elle ne pouvait se réduire à si peu, ou il devait avoir mal compté. Lorsqu'il aurait remis leur part à Zacharie, à Etienne et à l'autre camarade qui remplaçait Chaval, il lui resterait au plus cinquante francs pour lui, son pÚre, Catherine et Jeanlin. - Non, non je ne me trompe pas, reprit l'employé. Il faut enlever deux dimanches et quatre jours de chÎmage donc, ça vous fait neuf jours de travail. Maheu suivait ce calcul, additionnait tout bas neuf jours donnaient à lui environ trente francs, dix-huit à Catherine, neuf à Jeanlin. Quant au pÚre Bonnemort, il n'avait que trois journées. N'importe, en ajoutant les quatre-vingt-dix francs de Zacharie et des deux camarades, ça faisait sûrement davantage. - Et n'oubliez pas les amendes, acheva le commis. Vingt francs d'amendes pour boisages défectueux. Le haveur eut un geste désespéré. Vingt francs d'amendes, quatre journées de chÎmage! Alors, le compte y était. Dire qu'il avait rapporté jusqu'à des quinzaines de cent cinquante francs, lorsque le pÚre Bonnemort travaillait et que Zacharie n'était pas encore en ménage! - A la fin le prenez-vous? cria le caissier impatienté. Vous voyez bien qu'un autre attend... Si vous n'en voulez pas, dites-le. Comme Maheu se décidait à ramasser l'argent de sa grosse main tremblante, l'employé le retint. - Attendez, j'ai là votre nom. Toussaint Maheu, n'est-ce pas?... Monsieur le secrétaire général désire vous parler. Entrez, il est seul. Etourdi, l'ouvrier se trouva dans un cabinet, meublé de vieil acajou, tendu de reps vert déteint. Et il écouta pendant cinq minutes le secrétaire général, un grand monsieur blÃÂȘme, qui lui parlait par-dessus les papiers de son bureau, sans se lever. Mais le bourdonnement de ses oreilles l'empÃÂȘchait d'entendre. Il comprit vaguement qu'il était question de son pÚre, dont la retraite allait ÃÂȘtre mise à l'étude, pour la pension de cent cinquante francs, cinquante ans d'ùge et quarante années de service. Puis, il lui sembla que la voix du secrétaire devenait plus dure. C'était une réprimande, on l'accusait de s'occuper de politique, une allusion fut faite à son logeur et à la caisse de prévoyance; enfin, on lui conseillait de ne pas se compromettre dans ces folies, lui qui était un des meilleurs ouvriers de la fosse. Il voulut protester, ne put prononcer que des mots sans suite, tordit sa casquette entre ses doigts fébriles, et se retira, en bégayant - Certainement, monsieur le secrétaire... J'assure à monsieur le secrétaire... Dehors, quand il eut retrouvé Etienne qui l'attendait, il éclata. - Je suis un jean-foutre, j'aurais dû répondre!... Pas de quoi manger du pain, et des sottises encore! Oui, c'est contre toi qu'il en a, il m'a dit que le coron était empoisonné... Et quoi faire? nom de Dieu! plier l'échine, dire merci. Il a raison, c'est le plus sage. Maheu se tut, travaillé à la fois de colÚre et de crainte. Etienne songeait d'un air sombre. De nouveau, ils traversÚrent les groupes qui barraient la rue. L'exaspération croissait, une exaspération de peuple calme, un murmure grondant d'orage, sans violence de gestes, terrible au-dessus de cette masse lourde. Quelques tÃÂȘtes sachant compter avaient fait le calcul, et les deux centimes gagnés par la Compagnie sur les bois, circulaient, exaltaient les crùnes les plus durs. Mais c'était surtout l'enragement de cette paie désastreuse, la révolte de la faim, contre le chÎmage et les amendes. Déjà on ne mangeait plus, qu'allait-on devenir, si l'on baissait encore les salaires? Dans les estaminets, on se fùchait tout haut, la colÚre séchait tellement les gosiers, que le peu d'argent touché restait sur les comptoirs. De Montsou au coron, Etienne et Maheu n'échangÚrent pas une parole. Lorsque ce dernier entra, la Maheude, qui était seule avec les enfants, remarqua tout de suite qu'il avait les mains vides. - Eh bien, tu es gentil! dit-elle. Et mon café, et mon sucre, et la viande? Un morceau de veau ne t'aurait pas ruiné. Il ne répondait point, étranglé d'une émotion qu'il renfonçait. Puis, dans ce visage épais d'homme durci aux travaux des mines, il y eut un gonflement de désespoir, et de grosses larmes crevÚrent des yeux, tombÚrent en pluie chaude. Il s'était abattu sur une chaise, il pleurait comme un enfant, en jetant les cinquante francs sur la table. - Tiens! bégaya-t-il, voilà ce que je te rapporte... C'est notre travail à tous. La Maheude regarda Etienne, le vit muet et accablé. Alors, elle pleura aussi. Comment vivre neuf personnes, avec cinquante francs pour quinze jours? Son aÃné les avait quittés, le vieux ne pouvait plus remuer les jambes c'était la mort bientÎt. Alzire se jeta au cou de sa mÚre, bouleversée de l'entendre pleurer. Estelle hurlait, Lénore et Henri sanglotaient. Et, du coron entier, monta bientÎt le mÃÂȘme cri de misÚre. Les hommes étaient rentrés, chaque ménage se lamentait devant le désastre de cette paie mauvaise. Des portes se rouvrirent, des femmes parurent, criant au-dehors comme si leurs plaintes n'eussent pu tenir sous les plafonds des maisons closes. Une pluie fine tombait, mais elles ne la sentaient pas, elles s'appelaient sur les trottoirs, elles se montraient, dans le creux de leur main, l'argent touché. - Regardez! ils lui ont donné ça, n'est-ce pas se foutre du monde? - Moi, voyez! je n'ai seulement pas de quoi payer le pain de la quinzaine. - Et moi donc! comptez un peu, il me faudra encore vendre mes chemises. La Maheude était sortie comme les autres. Un groupe se forma autour de la Levaque, qui criait le plus fort; car son soûlard de mari n'avait pas mÃÂȘme reparu, elle devinait que, grosse ou petite, la paie allait se fondre au Volcan. PhilomÚne guettait Maheu, pour que Zacharie n'entamùt point la monnaie. Et il n'y avait que la Pierronne qui semblùt assez calme, ce cafard de Pierron s'arrangeant toujours, on ne savait comment, de maniÚre à avoir, sur le livret du porion, plus d'heures que les camarades. Mais la Brûlé trouvait ca lùche de la part de son gendre, elle était avec celles qui s'emportaient, maigre et droite au milieu du groupe, le poing tendu vers Montsou. - Dire, cria-t-elle sans nommer les Hennebeau, que j'ai vu, ce matin, leur bonne passer en calÚche!... Oui, la cuisiniÚre dans la calÚche à deux chevaux, allant à Marchiennes pour avoir du poisson, bien sûr! Une clameur monta, les violences recommencÚrent. Cette bonne en tablier blanc, menée au marché de la ville voisine dans la voiture des maÃtres, soulevait une indignation. Lorsque les ouvriers crevaient de faim, il leur fallait donc du poisson quand mÃÂȘme? Ils n'en mangeraient peut-ÃÂȘtre pas toujours, du poisson le tour du pauvre monde viendrait. Et les idées semées par Etienne poussaient, s'élargissaient dans ce cri de révolte. C'était l'impatience devant l'ùge d'or promis, la hùte d'avoir sa part du bonheur, au-delà de cet horizon de misÚre, fermé comme une tombe. L'injustice devenait trop grande, ils finiraient par exiger leur droit, puisqu'on leur retirait le pain de la bouche. Les femmes surtout auraient voulu entrer d'assaut, tout de suite, dans cette cité idéale du progrÚs, oÃÂč il n'y aurait plus de misérables. Il faisait presque nuit, et la pluie redoublait, qu'elles emplissaient encore le coron de leurs larmes, au milieu de la débandade glapissante des enfants. Le soir, à l'Avantage, la grÚve fut décidée. Rasseneur ne la combattait plus, et Souvarine l'acceptait comme un premier pas. D'un mot, Etienne résuma la situation si elle voulait décidément la grÚve, la Compagnie aurait la grÚve. III, V Une semaine se passa, le travail continuait, soupçonneux et morne, dans l'attente du conflit. Chez les Maheu, la quinzaine s'annonçait comme devant ÃÂȘtre plus maigre encore. Aussi la Maheude s'aigrissait-elle, malgré sa modération et son bon sens. Est-ce que sa fille Catherine ne s'était pas avisée de découcher une nuit? Le lendemain matin, elle était rentrée si lasse, si malade de cette aventure, qu'elle n'avait pu se rendre à la fosse; et elle pleurait, elle racontait qu'il n'y avait point de sa faute, car c'était Chaval qui l'avait gardée, menaçant de la battre, si elle se sauvait. Il devenait fou de jalousie, il voulait l'empÃÂȘcher de retourner dans le lit d'Etienne, oÃÂč il savait bien, disait-il, que la famille la faisait coucher. Furieuse, la Maheude, aprÚs avoir défendu à sa fille de revoir une pareille brute, parlait d'aller le gifler à Montsou. Mais ce n'en était pas moins une journée perdue, et la petite, maintenant qu'elle avait ce galant, aimait encore mieux ne pas en changer. Deux jours aprÚs, il y eut une autre histoire. Le lundi et le mardi, Jeanlin que l'on croyait au Voreux, tranquillement à la besogne, s'échappa, tira une bordée dans les marais et dans la forÃÂȘt de Vandame, avec Bébert et Lydie. Il les avait débauchés, jamais on ne sut à quelles rapines, à quels jeux d'enfants précoces ils s'étaient livrés tous les trois. Lui, reçut une forte correction, une fessée que sa mÚre lui appliqua dehors, sur le trottoir, devant la marmaille du coron terrifiée. Avait-on jamais vu ca? des enfants à elle, qui coûtaient depuis leur naissance, qui devaient rapporter maintenant! Et, dans ce cri, il y avait le souvenir de sa dure jeunesse, la misÚre héréditaire faisant de chaque petit de la portée un gagne-pain pour plus tard. Ce matin-là , lorsque les hommes et la fille partirent à la fosse, la Maheude se souleva de son lit pour dire à Jeanlin - Tu sais, si tu recommences, méchant bougre, je t'enlÚve la peau du derriÚre! Au nouveau chantier de Maheu, le travail était pénible. Cette partie de la veine FilonniÚre s'amincissait, à ce point que les haveurs, écrasés entre le mur et le toit, s'écorchaient les coudes, dans l'abattage. En outre, elle devenait trÚs humide, on redoutait d'heure en heure un coup d'eau, un de ces brusques torrents qui crÚvent les roches et emportent les hommes. La veille, Etienne, comme il enfonçait violemment sa rivelaine et la retirait, avait reçu au visage le jet d'une source; mais ce n'était qu'une alerte, la taille en était restée simplement plus mouillée et plus malsaine. D'ailleurs, il ne songeait guÚre aux accidents possibles, il s'oubliait là maintenant avec les camarades, insoucieux du péril. On vivait dans le grisou, sans mÃÂȘme en sentir la pesanteur sur les paupiÚres, l'envoilement de toile d'araignée qu'il laissait aux cils. Parfois quand la flamme des lampes pùlissait et bleuissait davantage, on songeait à lui, un mineur mettait la tÃÂȘte contre la veine, pour écouter le petit bruit du gaz, un bruit de bulles d'air bouillonnant à chaque fente. Mais la menace continuelle étaient les éboulements car, outre l'insuffisance des boisages, toujours bùclés trop vite, les terres ne tenaient pas, détrempées par les eaux. Trois fois dans la journée, Maheu avait dû faire consolider les bois. Il était deux heures et demie, les hommes allaient remonter. Couché sur le flan, Etienne achevait le havage d'un bloc, lorsqu'un lointain grondement ébranla toute la mine. - Qu'est-ce donc? cria-t-il, en lùchant sa rivelaine pour écouter. Il avait cru que la galerie s'effondrait derriÚre son dos. Mais déjà Maheu se laissait glisser sur la pente de la taille, en disant - C'est un éboulement... Vite! vite! Tous dégringolÚrent, se précipitÚrent, emportés par un élan de fraternité inquiÚte. Les lampes dansaient à leurs poings, dans le silence de mort qui s'était fait; ils couraient à la file le long des voies, l'échine pliée, comme s'ils eussent galopé à quatre pattes; et, sans ralentir ce galop, ils s'interrogeaient, jetaient des réponses brÚves oÃÂč donc? dans les tailles peut-ÃÂȘtre? non, ça venait du bas! au roulage plutÎt! Lorsqu'ils arrivÚrent à la cheminée, ils s'y engouffrÚrent, ils tombÚrent les uns sur les autres, sans se soucier des meurtrissures. Jeanlin, la peau rouge encore de la fessée de la veille, ne s'était pas échappé de la fosse, ce jour-là . Il trottait pieds nus derriÚre son train, refermait une à une les portes d'aérage; et, parfois, quand il ne redoutait pas la rencontre d'un porion, il montait sur la derniÚre berline, ce qu'on lui détendait, de peur qu'il ne s'y endormÃt. Mais sa grosse distraction était, chaque fois que le train se garait pour en laisser passer un autre, d'aller retrouver en tÃÂȘte Bébert qui tenait les guides. Il arrivait sournoisement, sans sa lampe, pinçait le camarade au sang, inventait des farces de mauvais singe, avec ses cheveux jaunes, ses grandes oreilles, son museau maigre, éclairé de petits yeux verts, luisants dans l'obscurité. D'une précocité maladive, il semblait avoir l'intelligence obscure et la vive adresse d'un avorton humain, qui retournait à l'animalité d'origine. L'aprÚs-midi, Mouque amena aux galibots Bataille, dont c'était le tour de corvée; et, comme le cheval soufflait dans un garage, Jeanlin, qui s'était glissé jusqu'à Bébert, lui demanda - Qu'est-ce qu'il a, ce vieux rossard, à s'arrÃÂȘter court?... Il me fera casser les jambes. Bébert ne put répondre, il dut retenir Bataille, qui s'égayait à l'approche de l'autre train. Le cheval avait reconnu de loin, au flair, son camarade Trompette, pour lequel il s'était pris d'une grande tendresse, depuis le jour oÃÂč il l'avait vu débarquer dans la fosse. On aurait dit la pitié affectueuse d'un vieux philosophe, désireux de soulager un jeune ami, en lui donnant sa résignation et sa patience; car Trompette ne s'acclimatait pas, tirait ses berlines sans goût, restait la tÃÂȘte basse, aveuglé de nuit, avec le constant regret du soleil. Aussi, chaque fois que Bataille le rencontrait, allongeait-il la tÃÂȘte, s'ébrouant, le mouillant d'une caresse d'encouragement. - Nom de Dieu! jura Bébert, les voilà encore qui se sucent la peau! Puis, lorsque Trompette fut passé, il répondit au sujet de Bataille - Va, il a du vice, le vieux!... Quand il s'arrÃÂȘte comme ça, c'est qu'il devine un embÃÂȘtement, une pierre ou un trou; et il se soigne, il ne veut rien se casser... Aujourd'hui? je ne sais ce qu'il peut avoir, là -bas, aprÚs la porte. Il la pousse et reste planté sur les pieds... Est-ce que tu as senti quelque chose? - Non, dit Jeanlin. Il y a de l'eau, j'en ai jusqu'aux genoux. Le train repartit. Et, au voyage suivant, lorsqu'il eut ouvert la porte d'aérage d'un coup de tÃÂȘte, Bataille de nouveau refusa d'avancer, hennissant, tremblant. Enfin, il se décida, fila d'un trait. Jeanlin, qui refermait la porte, était resté en arriÚre. Il se baissa, regarda la mare oÃÂč il pataugeait; puis, élevant sa lampe, il s'aperçut que les bois avaient fléchi, sous le suintement continu d'une source. Justement, un haveur, un nommé Berloque dit Chicot, arrivait de sa taille, pressé de revoir sa femme, qui était en couches. Lui aussi s'arrÃÂȘta, examina le boisage. Et, tout d'un coup, comme le petit allait s'élancer pour rejoindre son train, un craquement formidable s'était fait entendre, l'éboulement avait englouti l'homme et l'enfant. Il y eut un grand silence. Poussée par le vent de la chute, une poussiÚre épaisse montait dans les voies. Et, aveuglés, étouffés, les mineurs descendaient de toutes parts, des chantiers les plus lointains, avec leurs lampes dansantes, qui éclairaient mal ce galop d'hommes noirs, au fond de ces trous de taupe. Lorsque les premiers butÚrent contre l'éboulement, ils criÚrent, appelÚrent les camarades. Une seconde bande, venue par la taille du fond, se trouvait de l'autre cÎté des terres, dont la masse bouchait la galerie. Tout de suite, on constata que le toit s'était effondré sur une dizaine de mÚtres au plus. Le dommage n'avait rien de grave. Mais les coeurs se serrÚrent, lorsqu'un rùle de mort sortit des décombres. Bébert, lùchant son train, accourait en répétant - Jeanlin est dessous! Jeanlin est dessous! Maheu, à ce moment mÃÂȘme, déboulait de la cheminée, avec Zacharie et Etienne. Il fut pris d'une fureur de désespoir, il ne lùcha que des jurons. - Nom de Dieu! nom de Dieu! nom de Dieu! Catherine, Lydie, la Mouquette, qui avaient galopé aussi, se mirent à sangloter, à hurler d'épouvante, au milieu de l'effrayant désordre, que les ténÚbres augmentaient. On voulait les faire taire, elles s'affolaient, hurlaient plus fort, à chaque rùle. Le porion Richomme était arrivé au pas de course, désolé que ni l'ingénieur Négrel, ni Dansaert ne fussent à la fosse. L'oreille collée contre les roches, il écoutait; et il finit par dire que ces plaintes n'étaient pas des plaintes d'enfant. Un homme se trouvait là , pour sûr. A vingt reprises déjà , Maheu avait appelé Jeanlin. Pas une haleine ne soufflait. Le petit devait ÃÂȘtre broyé. Et toujours le rùle continuait, monotone. On parlait à l'agonisant, on lui demandait son nom. Le rùle seul répondait. - DépÃÂȘchons! répétait Richomme, qui avait déjà organisé le sauvetage. On causera ensuite. Des deux cÎtés, les mineurs attaquaient l'éboulement, avec la pioche et la pelle. Chaval travaillait sans une parole, à cÎté de Maheu et d'Etienne; tandis que Zacharie dirigeait le transport des terres. L'heure de la sortie était venue, aucun n'avait mangé; mais on ne s'en allait pas pour la soupe, tant que des camarades se trouvaient en péril. Cependant, on songea que le coron s'inquiéterait, s'il ne voyait rentrer personne, et l'on proposa d'y renvoyer les femmes. Ni Catherine, ni la Mouquette, ni mÃÂȘme Lydie, ne voulurent s'éloigner, clouées par le besoin de savoir, aidant aux déblais. Alors Levaque accepta la commission d'annoncer là -haut l'éboulement, un simple dommage qu'on réparait. Il était prÚs de quatre heures, les ouvriers en moins d'une heure avaient fait la besogne d'un jour déjà la moitié des terres aurait dû ÃÂȘtre enlevée, si de nouvelles roches n'avaient glissé du toit. Maheu s'obstinait avec une telle rage, qu'il refusait d'un geste terrible, quand un autre s'approchait pour le relayer un instant. - Doucement! dit enfin Richomme. Nous arrivons. Il ne faut pas les achever. En effet, le rùle devenait de plus en plus distinct. C'était ce rùle continu qui guidait les travailleurs; et, maintenant, il semblait souffler sous les pioches mÃÂȘmes. Brusquement, il cessa. Tous, silencieux, se regardÚrent, frissonnants d'avoir senti passer le froid de la mort, dans les ténÚbres. Ils piochaient, trempés de sueur, les muscles tendus à se rompre. Un pied fut rencontré, on enleva dÚs lors les terres avec les mains, on dégagea les membres un à un. La tÃÂȘte n'avait pas souffert. Des lampes l'éclairaient, et le nom de Chicot circula. Il était tout chaud, la colonne vertébrale cassée par une roche. - Enveloppez-le dans une couverture, et mettez-le sur une berline, commanda le porion. Au mioche maintenant, dépÃÂȘchons! Maheu donna un dernier coup, et une ouverture se fit, on communiqua avec les hommes qui déblayaient l'éboulement, de l'autre cÎté. Ils criÚrent, ils venaient de trouver Jeanlin évanoui, les deux jambes brisées, respirant encore. Ce fut le pÚre qui apporta le petit dans ses bras; et, les mùchoires serrées, il ne lùchait toujours que des nom de Dieu! pour dire sa douleur; tandis que Catherine et les autres femmes s'étaient remises à hurler. On forma vivement le cortÚge. Bébert avait ramené Bataille, qu'on attela aux deux berlines dans la premiÚre, gisait le cadavre de Chicot, maintenu par Etienne; dans la seconde, Maheu s'était assis, portant sur les genoux Jeanlin sans connaissance, couvert d'un lambeau de laine, arraché à une porte d'aérage. Et l'on partit, au pas. Sur chaque berline, une lampe mettait une étoile rouge. Puis, derriÚre, suivait la queue des mineurs, une cinquantaine d'ombres à la file. Maintenant, la fatigue les écrasait, ils traÃnaient les pieds, glissaient dans la boue, avec le deuil morne d'un troupeau frappé d'épidémie. Il fallut prÚs d'une demi-heure pour arriver à l'accrochage. Ce convoi sous la terre, au milieu des épaisses ténÚbres, n'en finissait plus, le long des galeries qui bifurquaient, tournaient, se déroulaient. A l'accrochage, Richomme, venu en avant, avait donné l'ordre qu'une cage vide fût réservée. Pierron emballa tout de suite les deux berlines. Dans l'une, Maheu resta avec son petit blessé sur les genoux, pendant que, dans l'autre, Etienne devait garder, entre ses bras, le cadavre de Chicot, pour qu'il pût tenir. Lorsque les ouvriers se furent entassés aux autres étages, la cage monta. On mit deux minutes. La pluie du cuvelage tombait trÚs froide, les hommes regardaient en l'air impatients de revoir le jour. Heureusement, un galibot, envoyé chez le docteur Vanderhaghen, l'avait trouvé et le ramenait. Jeanlin et le mort furent portés dans la chambre des porions, oÃÂč, d'un bout de l'année à l'autre, brûlait un grand feu. On rangea les seaux d'eau chaude, tout prÃÂȘts pour le lavage des pieds; et, aprÚs avoir étalé deux matelas sur les dalles, on y coucha l'homme et l'enfant. Seuls, Maheu et Etienne entrÚrent. Dehors, des herscheuses, des mineurs, des galopins accourus, faisaient un groupe, causaient à voix basse. DÚs que le médecin eut donné un coup d'oeil à Chicot, il murmura - Fichu!... Vous pouvez le laver. Deux surveillants déshabillÚrent, puis lavÚrent à l'éponge ce cadavre noir de charbon, sale encore de la sueur du travail. - La tÃÂȘte n'a rien, avait repris le docteur, agenouillé sur le matelas de Jeanlin. La poitrine non plus... Ah! ce sont les jambes qui ont étrenné. Lui-mÃÂȘme déshabillait l'enfant, dénouait le béguin, Îtait la veste, tirait les culottes et la chemise, avec une adresse de nourrice. Et le pauvre petit corps apparut d'une maigreur d'insecte, souillé de poussiÚre noire, de terre jaune, que marbraient des taches sanglantes. On ne distinguait rien, on dut le laver aussi. Alors, il sembla maigrir encore sous l'éponge, la chair si blÃÂȘme, si transparente, qu'on voyait les os. C'était une pitié, cette dégénérescence derniÚre d'une race de misérables, ce rien du tout souffrant, à demi broyé par l'écrasement des roches. Quand il fut propre, on aperçut les meurtrissures des cuisses, deux taches rouges sur la peau blanche. Jeanlin, tiré de son évanouissement, eut une plainte. Debout au pied du matelas, les mains ballantes, Maheu le regardait; et de grosses larmes roulÚrent de ses yeux. - Hein? c'est toi qui es le pÚre? dit le docteur en levant la tÃÂȘte. Ne pleure donc pas, tu vois bien qu'il n'est pas mort... Aide-moi plutÎt. Il constata deux ruptures simples. Mais la jambe droite lui donnait des inquiétudes sans doute il faudrait la couper. A ce moment, l'ingénieur Négrel et Dansaert, prévenus enfin, arrivÚrent avec Richomme. Le premier écoutait le récit du porion, d'un air exaspéré. Il éclata toujours ces maudits boisages! n'avait-il pas répété cent fois qu'on y laisserait des hommes! et ces brutes-là qui parlaient de se mettre en grÚve, si on les forçait à boiser plus solidement! Le pis était que la Compagnie, maintenant, paierait les pots cassés. M. Hennebeau allait ÃÂȘtre content! - Qui est-ce? demanda-t-il à Dansaert, silencieux devant le cadavre, qu'on était en train d'envelopper dans un drap. - Chicot, un de nos bons ouvriers, répondit le maÃtre-porion. Il a trois enfants... Pauvre bougre! Le docteur Vanderhaghen demanda le transport immédiat de Jeanlin chez ses parents. Six heures sonnaient, le crépuscule tombait déjà , on ferait bien de transporter aussi le cadavre; et l'ingénieur donna des ordres pour qu'on attelùt le fourgon et qu'on apportùt un brancard. L'enfant blessé fut mis sur le brancard, pendant qu'on emballait dans le fourgon le matelas et le mort. A la porte, des herscheuses stationnaient toujours, causant avec des mineurs qui s'attardaient, pour voir. Lorsque la chambre des porions se rouvrit, un silence régna dans le groupe. Et il se forma un nouveau cortÚge, le fourgon devant, le brancard derriÚre, puis la queue du monde. On quitta le carreau de la mine, on monta lentement la route en pente du coron. Les premiers froids de novembre avaient dénudé l'immense plaine, une nuit lente l'ensevelissait, comme un linceul tombé du ciel livide. Etienne, alors, conseilla tout bas à Maheu d'envoyer Catherine prévenir la Maheude, pour amortir le coup. Le pÚre, qui suivait le brancard, l'air assommé, consentit d'un signe; et la jeune fille partit en courant, car on arrivait. Mais déjà le fourgon, cette boÃte sombre bien connue, était signalé. Des femmes sortaient follement sur les trottoirs, trois ou quatre galopaient d'angoisse, sans bonnet. BientÎt, elles furent trente, puis cinquante, toutes étranglées de la mÃÂȘme terreur. Il y avait donc un mort? qui était-ce? L'histoire racontée par Levaque, aprÚs les avoir rassurées toutes, les jetait maintenant à une exagération de cauchemar ce n'était plus un homme, c'étaient dix qui avaient péri, et que le fourgon allait ramener ainsi, un à un. Catherine avait trouvé sa mÚre agitée d'un pressentiment; et, dÚs les premiers mots balbutiés, celle-ci s'écria - Le pÚre est mort! Vainement, la jeune fille protestait, parlait de Jeanlin. Sans entendre, la Maheude s'était élancée. Et, en voyant le fourgon qui débouchait devant l'église, elle avait défailli, toute pùle. Sur les portes, des femmes, muettes de saisissement, allongeaient le cou, tandis que d'autres suivaient, tremblantes à l'idée de savoir devant quelle maison s'arrÃÂȘterait le cortÚge. La voiture passa; et, derriÚre, la Maheude aperçut Maheu qui accompagnait le brancard. Alors, quand on eut posé ce brancard à sa porte, quand elle vit Jeanlin vivant, avec ses jambes cassées, il y eut en elle une si brusque réaction, qu'elle étouffa de colÚre, bégayant sans larmes - C'est tout ça! On nous estropie les petits, maintenant!... Les deux jambes, mon Dieu! Qu'est-ce qu'on veut que j'en fasse? - Tais-toi donc! dit le docteur Vanderhaghen, qui avait suivi pour panser Jeanlin. Aimerais-tu mieux qu'il fût resté là -bas? Mais la Maheude s'emportait davantage, au milieu des larmes d'Alzire, de Lénore et d'Henri. Tout en aidant à monter le blessé et en donnant au docteur ce dont il avait besoin, elle injuriait le sort, elle demandait oÃÂč l'on voulait qu'elle trouvùt de l'argent pour nourrir des infirmes. Le vieux ne suffisait donc pas, voilà que le gamin, lui aussi, perdait les pieds! Et elle ne cessait point, pendant que d'autres cris, des lamentations déchirantes, sortaient d'une maison voisine c'étaient la femme et les enfants de Chicot qui pleuraient sur le corps. Il faisait nuit noire, les mineurs exténués mangeaient enfin leur soupe, dans le coron tombé à un morne silence, traversé seulement de ces grands cris. Trois semaines se passÚrent. On avait pu éviter l'amputation, Jeanlin conserverait ses deux jambes, mais il resterait boiteux. AprÚs une enquÃÂȘte, la Compagnie s'était résignée à donner un secours de cinquante francs. En outre, elle avait promis de chercher pour le petit infirme, dÚs qu'il serait rétabli, un emploi au jour. Ce n'en était pas moins une aggravation de misÚre, car le pÚre avait reçu une telle secousse qu'il en fut malade d'une grosse fiÚvre. Depuis le jeudi, Maheu retournait à la fosse, et l'on était au dimanche. Le soir, Etienne causa de la date prochaine du 1er décembre, préoccupé de savoir si la Compagnie exécuterait sa menace. On veilla jusqu'à dix heures, en attendant Catherine, qui devait s'attarder avec Chaval. Mais elle ne rentra pas. La Maheude ferma furieusement la porte au verrou, sans une parole. Etienne fut long à s'endormir, inquiet de ce lit vide, oÃÂč Alzire tenait si peu de place. Le lendemain, toujours personne; et, l'aprÚs-midi seulement, au retour de la fosse, les Maheu apprirent que Chaval gardait Catherine. Il lui faisait des scÚnes si abominables qu'elle s'était décidée à se mettre avec lui. Pour éviter les reproches, il avait quitté brusquement le Voreux, il venait d'ÃÂȘtre embauché à Jean-Bart, le puits de M. Deneulin, oÃÂč elle le suivait comme herscheuse. Du reste, le nouveau ménage continuait à habiter Montsou, chez Piquette. Maheu, d'abord, parla d'aller gifler l'homme et de ramener sa fille à coups de pied dans le derriÚre. Puis, il eut un geste résigné à quoi bon? ça tournait toujours comme ça, on n'empÃÂȘchait pas les filles de se coller, quand elles en avaient l'envie. Il valait mieux attendre tranquillement le mariage. Mais la Maheude ne prenait pas si bien les choses. - Est-ce que je l'ai battue, quand elle a eu ce Chaval? criait-elle à Etienne, qui l'écoutait, silencieux, trÚs pùle. Voyons, répondez! vous qui ÃÂȘtes un homme raisonnable... Nous l'avons laissée libre, n'est-ce pas? parce que, mon Dieu! toutes passent par là . Ainsi, moi, j'étais grosse, quand le pÚre m'a épousée. Mais je n'ai pas filé de chez mes parents, jamais je n'aurais fait la saleté de porter avant l'ùge l'argent de mes journées à un homme qui n'en avait pas besoin... Ah! c'est dégoûtant, voyez-vous! On en arrivera à ne plus faire d'enfants. Et, comme Etienne ne répondait toujours que par des hochements de tÃÂȘte, elle insista. - Une fille qui allait tous les soirs oÃÂč elle voulait! Qu'a-t-elle donc dans la peau? Ne pas pouvoir attendre que je la marie, aprÚs qu'elle nous aurait aidés à sortir du pétrin! Hein? c'était naturel, on a une fille pour qu'elle travaille... Mais voilà , nous avons été trop bons, nous n'aurions pas dû lui permettre de se distraire avec un homme. On leur en accorde un bout, et elles en prennent long comme ça. Alzire approuvait de la tÃÂȘte. Lénore et Henri, saisis de cet orage, pleuraient tout bas, tandis que la mÚre, maintenant, énumérait leurs malheurs d'abord, Zacharie qu'il avait fallu marier; puis, le vieux Bonnemort qui était là , sur sa chaise, avec ses pieds tordus; puis, Jeanlin qui ne pourrait quitter la chambre avant dix jours, les os mal recollés; et, enfin, le dernier coup, cette garce de Catherine partie avec un homme! Toute la famille se cassait. Il ne restait que le pÚre à la fosse. Comment vivre, sept personnes, sans compter Estelle, sur les trois francs du pÚre? Autant se jeter en choeur dans le canal. - Ca n'avance à rien que tu te ronges, dit Maheu d'une voix sourde. Nous ne sommes pas au bout peut-ÃÂȘtre. Etienne, qui regardait fixement les dalles, leva la tÃÂȘte et murmura, les yeux perdus dans une vision d'avenir - Ah! il est temps, il est temps! QUATRIEME PARTIE IV, I Ce lundi-là , les Hennebeau avaient à déjeuner les Grégoire et leur fille Cécile. C'était toute une partie projetée en sortant de table, Paul Négrel devait faire visiter à ces dames une fosse, Saint-Thomas, qu'on réinstallait avec luxe. Mais il n'y avait là qu'un aimable prétexte, cette partie était une invention de Mme Hennebeau, pour hùter le mariage de Cécile et de Paul. Et, brusquement, ce lundi mÃÂȘme, à quatre heures du matin la grÚve venait d'éclater. Lorsque, le 1er décembre, la Compagnie avait appliqué son nouveau systÚme de salaire, les mineurs étaient restés calmes. A la fin de la quinzaine, le jour de la paie, pas un n'avait fait la moindre réclamation. Tout le personnel, depuis le directeur jusqu'au dernier des surveillants, croyait le tarif accepté; et la surprise était grande, depuis le matin, devant cette déclaration de guerre, d'une tactique et d'un ensemble qui semblaient indiquer une direction énergique. A cinq heures, Dansaert réveilla M. Hennebeau pour l'avertir que pas un homme n'était descendu au Voreux. Le coron des Deux-Cent-Quarante, qu'il avait traversé, dormait profondément, fenÃÂȘtres et portes closes. Et, dÚs que le directeur eut sauté du lit, les yeux gros encore de sommeil, il fut accablé de quart d'heure en quart d'heure, des messagers accouraient, des dépÃÂȘches tombaient sur son bureau, dru comme grÃÂȘle. D'abord, il espéra que la révolte se limitait au Voreux; mais les nouvelles devenaient plus graves à chaque minute c'était Mirou, c'était CrÚvecoeur, c'était Madeleine, oÃÂč il n'avait paru que les palefreniers; c'étaient la Victoire et Feutry-Cantel, les deux fosses les mieux disciplinées, dans lesquelles la descente se trouvait réduite d'un tiers; Saint-Thomas seul avait son monde au complet et semblait demeurer en dehors du mouvement. Jusqu'à neuf heures, il dicta les dépÃÂȘches, télégraphiant de tous cÎtés, au préfet de Lille, aux régisseurs de la Compagnie, prévenant les autorités, demandant des ordres. Il avait envoyé Négrel faire le tour des fosses voisines, pour avoir des renseignements précis. Tout d'un coup, M. Hennebeau songea au déjeuner; et il allait envoyer le cocher avertir les Grégoire que la partie était remise, lorsqu'une hésitation, un manque de volonté l'arrÃÂȘta, lui qui venait, en quelques phrases brÚves, de préparer militairement son champ de bataille. Il monta chez Mme Hennebeau, qu'une femme de chambre achevait de coiffer, dans son cabinet de toilette. - Ah! ils sont en grÚve, dit-elle tranquillement, lorsqu'il l'eut consultée. Eh bien, qu'est-ce que cela nous fait?... Nous n'allons point cesser de manger, n'est-ce pas? Et elle s'entÃÂȘta, il eut beau lui dire que le déjeuner serait troublé, que la visite à Saint-Thomas ne pourrait avoir lieu elle trouvait une réponse à tout, pourquoi perdre un déjeuner déjà sur le feu? et quant à visiter la fosse, on pouvait y renoncer ensuite, si cette promenade était vraiment imprudente. - Du reste, reprit-elle, lorsque la femme de chambre fut sortie, vous savez pourquoi je tiens à recevoir ces braves gens. Ce mariage devrait vous toucher plus que les bÃÂȘtises de vos ouvriers... Enfin, je le veux, ne me contrariez pas. Il la regarda, agité d'un léger tremblement, et son visage dur et fermé d'homme de discipline exprima la secrÚte douleur d'un coeur meurtri. Elle était restée les épaules nues, déjà trop mûre, mais éclatante et désirable encore, avec sa carrure de CérÚs dorée par l'automne. Un instant, il dut avoir le désir brutal de la prendre, de rouler sa tÃÂȘte entre les deux seins qu'elle étalait, dans cette piÚce tiÚde, d'un luxe intime de femme sensuelle, et oÃÂč traÃnait un parfum irritant de musc; mais il se recula, depuis dix années le ménage faisait chambre à part. - C'est bon, dit-il en la quittant. Ne décommandons rien. M. Hennebeau était né dans les Ardennes. Il avait eu les commencements difficiles d'un garçon pauvre, jeté orphelin sur le pavé de Paris. AprÚs avoir suivi péniblement les cours de l'Ecole des Mines, il était, à vingt-quatre ans, parti pour la Grand-Combe, comme ingénieur du puits Sainte-Barbe. Trois ans plus tard, il devint ingénieur divisionnaire, dans le Pas-de-Calais, aux fosses de Marles; et ce fut là qu'il se maria, épousant, par un de ces coups de fortune qui sont la rÚgle pour le corps des mines, la fille d'un riche filateur d'Arras. Pendant quinze années, le ménage habita la mÃÂȘme petite ville de province, sans qu'un événement rompÃt la monotonie de son existence, pas mÃÂȘme la naissance d'un enfant. Une irritation croissante détachait Mme Hennebeau, élevée dans le respect de l'argent, dédaigneuse de ce mari qui gagnait durement des appointements médiocres, et dont elle ne tirait aucune des satisfactions vaniteuses, rÃÂȘvées en pension. Lui, d'une honnÃÂȘteté stricte, ne spéculait point, se tenait à son poste, en soldat. Le désaccord n'avait fait que grandir, aggravé par un de ces singuliers malentendus de la chair qui glacent les plus ardents il adorait sa femme, elle était d'une sensualité de blonde gourmande, et déjà ils couchaient à part, mal à l'aise, tout de suite blessés. Elle eut dÚs lors un amant, qu'il ignora. Enfin, il quitta le Pas-de-Calais, pour venir occuper à Paris une situation de bureau, dans l'idée qu'elle lui en serait reconnaissante. Mais Paris devait achever la séparation, ce Paris qu'elle souhaitait depuis sa premiÚre poupée, et oÃÂč elle se lava en huit jours de sa province, élégante d'un coup, jetée à toutes les folies luxueuses de l'époque. Les dix ans qu'elle y passa furent emplis par une grande passion, une liaison publique avec un homme, dont l'abandon faillit la tuer. Cette fois, le mari n'avait pu garder son ignorance, et il se résigna, à la suite de scÚnes abominables, désarmé devant la tranquille inconscience de cette femme, qui prenait son bonheur oÃÂč elle le trouvait. C'était aprÚs la rupture, lorsqu'il l'avait vue malade de chagrin, qu'il avait accepté la direction des mines de Montsou, espérant encore la corriger là -bas, dans ce désert des pays noirs. Les Hennebeau, depuis qu'ils habitaient Montsou, retournaient à l'ennui irrité des premiers temps de leur mariage. D'abord, elle parut soulagée par ce grand calme, goûtant un apaisement dans la monotonie plate de l'immense plaine; et elle s'enterrait en femme finie, elle affectait d'avoir le coeur mort, si détachée du monde, qu'elle ne souffrait mÃÂȘme plus d'engraisser. Puis, sous cette indifférence, une fiÚvre derniÚre se déclara, un besoin de vivre encore, qu'elle trompa pendant six mois en organisant et en meublant à son goût le petit hÎtel de la Direction. Elle le disait affreux, elle l'emplit de tapisseries, de bibelots, de tout un luxe d'art, dont on parla jusqu'à Lille. Maintenant, le pays l'exaspérait, ces bÃÂȘtes de champs étalés à l'infini, ces éternelles routes noires, sans un arbre, oÃÂč grouillait une population affreuse qui la dégoûtait et l'effrayait. Les plaintes de l'exil commencÚrent, elle accusait son mari de l'avoir sacrifiée aux appointements de quarante mille francs qu'il touchait, une misÚre à peine suffisante pour faire marcher la maison. Est-ce qu'il n'aurait pas dû imiter les autres, exiger une part, obtenir des actions, réussir à quelque chose enfin? et elle insistait avec une cruauté d'héritiÚre qui avait apporté la fortune. Lui, toujours correct, se réfugiant dans sa froideur menteuse d'homme administratif, était ravagé par le désir de cette créature, un de ces désirs tardifs, si violents, qui croissent avec l'ùge. Il ne l'avait jamais possédée en amant, il était hanté d'une continuelle image, l'avoir une fois à lui comme elle s'était donnée à un autre. Chaque matin, il rÃÂȘvait de la conquérir le soir; puis, lorsqu'elle le regardait de ses yeux froids, lorsqu'il sentait que tout en elle se refusait, il évitait mÃÂȘme de lui effleurer la main. C'était une souffrance sans guérison possible, cachée sous la raideur de son attitude, la souffrance d'une nature tendre agonisant en secret de n'avoir pas trouvé le bonheur dans son ménage. Au bout des six mois, quand l'hÎtel, définitivement meublé, n'occupa plus Mme Hennebeau, elle tomba à une langueur d'ennui, en victime que l'exil tuerait et qui se disait heureuse d'en mourir. Justement, Paul Négrel débarquait à Montsou. Sa mÚre, veuve d'un capitaine provençal, vivant à Avignon d'une maigre rente, avait dû se contenter de pain et d'eau pour le pousser jusqu'à l'Ecole polytechnique. Il en était sorti dans un mauvais rang, et son onde, M. Hennebeau, venait de lui faire donner sa démission, en offrant de le prendre comme ingénieur, au Voreux. DÚs lors, traité en enfant de la maison, il y eut mÃÂȘme sa chambre, y mangea, y vécut, ce qui lui permettait d'envoyer à sa mÚre la moitié de ses appointements de trois mille francs. Pour déguiser ce bienfait, M. Hennebeau parlait de l'embarras oÃÂč était un jeune homme, obligé de se monter un ménage, dans un des petits chalets réservés aux ingénieurs des fosses. Mme Hennebeau, tout de suite, avait pris un rÎle de bonne tante, tutoyant son neveu, veillant à son bien-ÃÂȘtre. Les premiers mois surtout, elle montra une maternité débordante de conseils, aux moindres sujets. Mais elle restait femme pourtant, elle glissait à des confidences personnelles. Ce garçon si jeune et si pratique, d'une intelligence sans scrupule, professant sur l'amour des théories de philosophe, l'amusait, grùce à la vivacité de son pessimisme, dont s'aiguisait sa face mince, au nez pointu. Naturellement, un soir, il se trouva dans ses bras; et elle parut se livrer par bonté, tout en lui disant qu'elle n'avait plus de coeur et qu'elle voulait ÃÂȘtre uniquement son amie. En effet, elle ne fut pas jalouse, elle le plaisantait sur les herscheuses qu'il déclarait abominables, le boudait presque, parce qu'il n'avait pas des farces de jeune homme à lui conter. Puis, l'idée de le marier la passionna, elle rÃÂȘva de se dévouer, de le donner elle-mÃÂȘme à une fille riche. Leurs rapports continuaient, un joujou de récréation, oÃÂč elle mettait ses tendresses derniÚres de femme oisive et finie. Deux ans s'étaient écoulés. Une nuit, M. Hennebeau, en entendant des pieds nus frÎler sa porte, eut un soupçon. Mais cette nouvelle aventure le révoltait, chez lui, dans sa demeure, entre cette mÚre et ce fils! Et, du reste, le lendemain, sa femme lui parla précisément du choix qu'elle avait fait de Cécile Grégoire pour leur neveu. Elle s'employait à ce mariage avec une telle ardeur, qu'il rougit de son imagination monstrueuse. Il garda simplement au jeune homme une reconnaissance de ce que la maison, depuis son arrivée, était moins triste. Comme il descendait du cabinet de toilette, M. Hennebeau trouva justement, dans le vestibule, Paul qui rentrait. Celui-ci avait l'air tout amusé par cette histoire de grÚve. - Eh bien? lui demanda son oncle. - Eh bien, j'ai fait le tour des corons. Ils paraissent trÚs sages, là -dedans... Je crois seulement qu'ils vont t'envoyer des délégués. Mais, à ce moment, la voix de Mme Hennebeau appela, du premier étage. - C'est toi, Paul?... Monte donc me donner des nouvelles. Sont-ils drÎles de faire les méchants, ces gens qui sont si heureux! Et le directeur dut renoncer à en savoir davantage, puisque sa femme lui prenait son messager. Il revint s'asseoir devant son bureau, sur lequel s'était amassé un nouveau paquet de dépÃÂȘches. A onze heures, lorsque les Grégoire arrivÚrent, ils s'étonnÚrent qu'Hippolyte, le valet de chambre, posé en sentinelle, les bousculùt pour les introduire, aprÚs avoir jeté des regards inquiets aux deux bouts de la route. Les rideaux du salon étaient fermés, on les fit passer directement dans le cabinet de travail, oÃÂč M. Hennebeau s'excusa de les recevoir ainsi; mais le salon donnait sur le pavé, et il était inutile d'avoir l'air de provoquer les gens. - Comment! vous ne savez pas? continua-t-il, en voyant leur surprise. M. Grégoire, quand il apprit que la grÚve avait enfin éclaté, haussa les épaules de son air placide. Bah! ce ne serait rien, la population était honnÃÂȘte. D'un hochement du menton, Mme Grégoire approuvait sa confiance dans la résignation séculaire des charbonniers; tandis que Cécile, trÚs gaie ce jour-là , belle de santé dans une toilette de drap capucine, souriait à ce mot de grÚve, qui lui rappelait des visites et des distributions d'aumÎnes dans les corons. Mais Mme Hennebeau, suivie de Négrel, parut, toute en soie noire. - Hein! est-ce ennuyeux! cria-t-elle dÚs la porte. Comme s'ils n'auraient pas dû attendre, ces hommes!... Vous savez que Paul refuse de nous conduire à Saint-Thomas. - Nous resterons ici, dit obligeamment M. Grégoire. Ce sera tout plaisir. Paul s'était contenté de saluer Cécile et sa mÚre. Fùchée de ce peu d'empressement, sa tante le lança d'un coup d'oeil sur la jeune fille; et, quand elle les entendit rire ensemble, elle les enveloppa d'un regard maternel. Cependant, M. Hennebeau acheva de lire les dépÃÂȘches et rédigea quelques réponses. On causait prÚs de lui, sa femme expliquait qu'elle ne s'était pas occupée de ce cabinet de travail, qui avait en effet gardé son ancien papier rouge déteint, ses lourds meubles d'acajou, ses cartonniers éraflés par l'usage. Trois quarts d'heure se passÚrent, on allait se mettre à table, lorsque le valet de chambre annonça M. Deneulin. Celui-ci, l'air excité, entra et s'inclina devant Mme Hennebeau. - Tiens! vous voilà ? dit-il en apercevant les Grégoire. Et, vivement, il s'adressa au directeur. - Ca y est donc? Je viens de l'apprendre par mon ingénieur... Chez moi, tous les hommes sont descendus, ce matin. Mais ça peut gagner. Je ne suis pas tranquille... Voyons, oÃÂč en ÃÂȘtes-vous? Il accourait à cheval, et son inquiétude se trahissait dans son verbe haut et son geste cassant, qui le faisaient ressembler à un officier de cavalerie en retraite. M. Hennebeau commençait à le renseigner sur la situation exacte, lorsque Hippolyte ouvrit la porte de la salle à manger. Alors, il s'interrompit pour dire - Déjeunez avec nous. Je vous continuerai ça au dessert. - Oui, comme il vous plaira, répondit Deneulin, si plein de son idée, qu'il acceptait sans autres façons. Il eut pourtant conscience de son impolitesse, il se tourna vers Mme Hennebeau, en s'excusant. Elle fut d'ailleurs charmante. Quand elle eut fait mettre un septiÚme couvert, elle installa ses convives Mme Grégoire et Cécile aux cÎtés de son mari, puis, M. Grégoire et Deneulin à sa droite et à sa gauche; enfin, Paul, qu'elle plaça entre la jeune fille et son pÚre. Comme on attaquait les hors-d'oeuvre, elle reprit avec un sourire - Vous m'excuserez, je voulais vous donner des huÃtres... Le lundi, vous savez qu'il y a un arrivage d'ostendes à Marchiennes, et j'avais projeté d'envoyer la cuisiniÚre avec la voiture... Mais elle a eu peur de recevoir des pierres... Tous l'interrompirent d'un grand éclat de gaieté. On trouvait l'histoire drÎle. - Chut! dit M. Hennebeau contrarié, en regardant les fenÃÂȘtres, d'oÃÂč l'on voyait la route. Le pays n'a pas besoin de savoir que nous recevons, ce matin. - Voici toujours un rond de saucisson qu'ils n'auront pas, déclara M. Grégoire. Les rires recommencÚrent, mais plus discrets. Chaque convive se mettait à l'aise, dans cette salle tendue de tapisseries flamandes, meublée de vieux bahuts de chÃÂȘne. Des piÚces d'argenterie luisaient derriÚre les vitraux des crédences; et il y avait une grande suspension en cuivre rouge, dont les rondeurs polies reflétaient un palmier et un aspidistra, verdissant dans des pots de majolique. Dehors, la journée de décembre était glacée par une aigre bise du nord-est. Mais pas un souffle n'entrait, il faisait là une tiédeur de serre, qui développait l'odeur fine d'un ananas, coupé au fond d'une jatte de cristal. - Si l'on fermait les rideaux? proposa Négrel, que l'idée de terrifier les Grégoire amusait. La femme de chambre, qui aidait le domestique, crut à un ordre et alla tirer un des rideaux. Ce furent, dÚs lors, des plaisanteries interminables on ne posa plus un verre ni une fourchette, sans prendre des précautions; on salua chaque plat, ainsi qu'une épave échappée à un pillage, dans une ville conquise; et, derriÚre cette gaieté forcée, il y avait une sourde peur, qui se trahissait par des coups d'oeil involontaires jetés vers la route, comme si une bande de meurt-de-faim eût guetté la table du dehors. AprÚs les oeufs brouillés aux truffes, parurent des truites de riviÚre. La conversation était tombée sur la crise industrielle, qui s'aggravait depuis dix-huit mois. - C'était fatal, dit Deneulin, la prospérité trop grande des derniÚres années devait nous amener là ... Songez donc aux énormes capitaux immobilisés, aux chemins de fer, aux ports et aux canaux, à tout l'argent enfoui dans les spéculations les plus folles. Rien que chez nous, on a installé des sucreries comme si le département devait donner trois récoltes de betteraves... Et, dame! aujourd'hui, l'argent s'est fait rare, il faut attendre qu'on rattrape l'intérÃÂȘt des millions dépensés de là , un engorgement mortel et la stagnation finale des affaires. M. Hennebeau combattit cette théorie, mais il convint que les années heureuses avaient gùté l'ouvrier. - Quand je songe, cria-t-il, que ces gaillards, dans nos fosses, pouvaient se faire jusqu'à six francs par jour, le double de ce qu'ils gagnent à présent. Et ils vivaient bien, et ils prenaient des goûts de luxe... Aujourd'hui naturellement, ça leur semble dur, de revenir à leur frugalité ancienne. - Monsieur Grégoire, interrompit Mme Hennebeau je vous en prie, encore un peu de ces truites... Elles sont délicates, n'est-ce pas? Le directeur continuait - Mais, en vérité, est-ce notre faute? Nous sommes atteints cruellement, nous aussi... Depuis que les usines ferment une à une, nous avons un mal du diable à nous débarrasser de notre stock; et, devant la réduction croissante des demandes, nous nous trouvons bien forcés d'abaisser le prix de revient... C'est ce que les ouvriers ne veulent pas comprendre. Un silence régna. Le domestique présentait des perdreaux rÎtis, tandis que la femme de chambre commençait à verser du chambertin aux convives. - Il y a eu une famine dans l'Inde, reprit Deneulin à demi-voix, comme s'il se fût parlé à lui-mÃÂȘme. L'Amérique, en cessant ses commandes de fer et de fonte, a porté un rude coup à nos hauts fourneaux. Tout se tient, une secousse lointaine suffit à ébranler le monde... Et l'Empire qui était si fier de cette fiÚvre chaude de l'industrie! Il attaqua son aile de perdreau. Puis, haussant la voix - Le pis est que, pour abaisser le prix de revient, il faudrait logiquement produire davantage autrement, la baisse se porte sur les salaires, et l'ouvrier a raison de dire qu'il paie les pots cassés. Cet aveu, arraché à sa franchise, souleva une discussion. Les dames ne s'amusaient guÚre. Chacun, du reste, s'occupait de son assiette, dans le feu du premier appétit. Comme le domestique rentrait, il sembla vouloir parler, puis il hésita. - Qu'y a-t-il? demanda M. Hennebeau. Si ce sont des dépÃÂȘches, donnez-les-moi... J'attends des réponses. - Non, Monsieur, c'est M. Dansaert qui est dans le vestibule... Mais il craint de déranger. Le directeur s'excusa et fit entrer le maÃtre-porion. Celui-ci se tint debout, à quelques pas de la table; tandis que tous se tournaient pour le voir, énorme, essoufflé des nouvelles qu'il apportait. Les corons restaient tranquilles, seulement, c'était une chose décidée, une délégation allait venir. Peut-ÃÂȘtre, dans quelques minutes, serait-elle là . - C'est bien, merci, dit M. Hennebeau. Je veux un rapport matin et soir, entendez-vous! Et, dÚs que Dansaert fut parti, on se remit à plaisanter, on se jeta sur la salade russe, en déclarant qu'il fallait ne pas perdre une seconde, si l'on voulait la finir. Mais la gaieté ne connut plus de borne, lorsque Négrel ayant demandé du pain à la femme de chambre, celle-ci lui répondit un "Oui, Monsieur", si bas et si terrifié, qu'elle semblait avoir derriÚre elle une bande, prÃÂȘte au massacre et au viol. - Vous pouvez parler, dit Mme Hennebeau complaisamment. Ils ne sont pas encore ici. Le directeur, auquel on apportait un paquet de lettres et de dépÃÂȘches, voulut lire une des lettres tout haut. C'était une lettre de Pierron, dans laquelle, en phrases respectueuses, il avertissait qu'il se voyait obligé de se mettre en grÚve avec les camarades, pour ne pas ÃÂȘtre maltraité; et il ajoutait qu'il n'avait mÃÂȘme pu refuser de faire partie de la délégation, bien qu'il blùmùt cette démarche. - Voilà la liberté du travail! s'écria M. Hennebeau. Alors, on revint sur la grÚve, on lui demanda son opinion. - Oh! répondit-il, nous en avons vu d'autres... Ce sera une semaine, une quinzaine au plus de paresse, comme la derniÚre fois. Ils vont rouler les cabarets; puis, quand ils auront trop faim, ils retourneront aux fosses. Deneulin hocha la tÃÂȘte. - Je ne suis pas si tranquille... Cette fois, ils paraissent mieux organisés. N'ont-ils pas une caisse de prévoyance? - Oui, à peine trois mille francs oÃÂč voulez-vous qu'ils aillent avec ça?... Je soupçonne un nommé Etienne Lantier d'ÃÂȘtre leur chef. C'est un bon ouvrier, cela m'ennuierait d'avoir à lui rendre son livret, comme jadis au fameux Rasseneur, qui continue à empoisonner le Voreux, avec ses idées et sa biÚre... N'importe, dans huit jours, la moitié des hommes redescendra, et dans quinze, les dix mille seront au fond. Il était convaincu. Sa seule inquiétude venait de sa disgrùce possible, si la Régie lui laissait la responsabilité de la grÚve. Depuis quelque temps, il se sentait moins en faveur. Aussi, abandonnant la cuillerée de salade russe qu'il avait prise, relisait-il les dépÃÂȘches reçues de Paris, des réponses dont il tùchait de pénétrer chaque mot. On l'excusait, le repas tournait à un déjeuner militaire, mangé sur un champ de bataille, avant les premiers coups de feu. Les dames, dÚs lors, se mÃÂȘlÚrent à la conversation. Mme Grégoire s'apitoya sur ces pauvres gens qui allaient souffrir de la faim; et déjà Cécile faisait la partie de distribuer des bons de pain et de viande. Mais Mme Hennebeau s'étonnait, en entendant parler de la misÚre des charbonniers de Montsou. Est-ce qu'ils n'étaient pas trÚs heureux? Des gens logés, chauffés, soignés aux frais de la Compagnie! Dans son indifférence pour ce troupeau, elle ne savait de lui que la leçon apprise, dont elle émerveillait les Parisiens en visite; et elle avait fini par y croire, elle s'indignait de l'ingratitude du peuple. Négrel, pendant ce temps, continuait à effrayer M. Grégoire. Cécile ne lui déplaisait pas, et il voulait bien l'épouser, pour ÃÂȘtre agréable à sa tante; mais il n'y apportait aucune fiÚvre amoureuse, en garçon d'expérience qui ne s'emballait plus, comme il disait. Lui, se prétendait républicain, ce qui ne l'empÃÂȘchait pas de conduire ses ouvriers avec une rigueur extrÃÂȘme, et de les plaisanter finement, en compagnie des dames. - Je n'ai pas non plus l'optimisme de mon oncle, reprit-il. Je crains de graves désordres... Ainsi, monsieur Grégoire, je vous conseille de verrouiller la Piolaine. On pourrait vous piller. Justement, sans quitter le sourire qui éclairait son bon visage, M. Grégoire renchérissait sur sa femme en sentiments paternels à l'égard des mineurs. - Me piller! s'écria-t-il, stupéfait. Et pourquoi me piller? - N'ÃÂȘtes-vous pas un actionnaire de Montsou? Vous ne faites rien, vous vivez du travail des autres. Enfin, vous ÃÂȘtes l'infùme capital, et cela suffit... Soyez certain que, si la révolution triomphait, elle vous forcerait à restituer votre fortune, comme de l'argent volé. Du coup, il perdit la tranquillité d'enfant, la sérénité d'inconscience oÃÂč il vivait. Il bégaya - De l'argent volé, ma fortune! Est-ce que mon bisaïeul n'avait pas gagné, et durement, la somme placée autrefois? Est-ce que nous n'avons pas couru tous les risques de l'entreprise? Est-ce que je fais un mauvais usage des rentes, aujourd'hui? Mme Hennebeau, alarmée en voyant la mÚre et la fille blanches de peur, elles aussi, se hùta d'intervenir, en disant - Paul plaisante, cher Monsieur. Mais M. Grégoire était hors de lui. Comme le domestique passait un buisson d'écrevisses, il en prit trois, sans savoir ce qu'il faisait, et se mit à briser les pattes avec les dents. - Ah! je ne dis pas, il y a des actionnaires qui abusent. Par exemple, on m'a conté que les ministres ont reçu des deniers de Montsou, en pot-de-vin, pour services rendus à la Compagnie. C'est comme ce grand seigneur que je ne nommerai pas, un duc, le plus fort de nos actionnaires, dont la vie est un scandale de prodigalité, millions jetés à la rue en femmes, en bombances, en luxe inutile... Mais nous, mais nous qui vivons sans fracas, comme de braves gens que nous sommes! nous qui ne spéculons pas, qui nous contentons de vivre sainement avec ce que nous avons, en faisant la part des pauvres!... Allons donc! il faudrait que nos ouvriers fussent de fameux brigands pour voler chez nous une épingle. Négrel lui-mÃÂȘme dut le calmer, trÚs égayé de sa colÚre. Les écrevisses passaient toujours, on entendait les petits craquements des carapaces, pendant que la conversation tombait sur la politique. Malgré tout, frémissant encore, M. Grégoire se disait libéral; et il regrettait Louis-Philippe. Quant à Deneulin, il était pour un gouvernement fort, il déclarait que l'empereur glissait sur la pente des concessions dangereuses. - Rappelez-vous 89, dit-il. C'est la noblesse qui a rendu la Révolution possible par sa complicité, par son goût des nouveautés philosophiques... Eh bien, la bourgeoisie joue aujourd'hui le mÃÂȘme jeu imbécile, avec sa fureur de libéralisme, sa rage de destruction, ses flatteries au peuple... Oui, oui, vous aiguisez les dents du monstre pour qu'il nous dévore. Et il nous dévorera, soyez tranquilles! Les dames le firent taire et voulurent changer d'entretien, en lui demandant des nouvelles de ses filles. Lucie était à Marchiennes, oÃÂč elle chantait avec une amie; Jeanne peignait la tÃÂȘte d'un vieux mendiant. Mais il disait ces choses d'un air distrait, il ne quittait pas du regard le directeur, absorbé dans la lecture de ses dépÃÂȘches, oublieux de ses invités. DerriÚre ces minces feuilles, il sentait Paris, les ordres des régisseurs, qui décideraient de la grÚve. Aussi ne put-il s'empÃÂȘcher de céder encore à sa préoccupation. - Enfin, qu'allez-vous faire? demanda-t-il brusquement. M. Hennebeau tressaillit, puis s'en tira par une phrase vague. - Nous allons voir. - Sans doute, vous avez les reins solides, vous pouvez attendre, se mit à penser tout haut Deneulin. Mais moi, j'y resterai, si la grÚve gagne Vandame. J'ai eu beau réinstaller Jean-Bart à neuf, je ne puis m'en tirer, avec cette fosse unique, que par une production incessante... Ah! je ne me vois pas à la noce, je vous assure! Cette confession involontaire parut frapper M. Hennebeau. Il écoutait, et un plan germait en lui dans le cas oÃÂč la grÚve tournerait mal, pourquoi ne pas l'utiliser, laisser les choses se gùter jusqu'à la ruine du voisin, puis lui racheter sa concession à bas prix? C'était le moyen le plus sûr de regagner les bonnes grùces des régisseurs, qui, depuis des années, rÃÂȘvaient de posséder Vandame. - Si Jean-Bart vous gÃÂȘne tant que ça, dit-il en riant, pourquoi ne nous le cédez-vous pas? Mais Deneulin regrettait déjà ses plaintes. Il cria - Jamais de la vie! On s'égaya de sa violence, on oublia enfin la grÚve, au moment oÃÂč le dessert paraissait. Une charlotte de pommes meringuée fut comblée d'éloges. Ensuite, les dames discutÚrent une recette, au sujet de l'ananas, qu'on déclara également exquis. Les fruits, du raisin et des poires, achevÚrent cet heureux abandon des fins de déjeuner copieux. Tous causaient à la fois, attendris, pendant que le domestique versait un vin du Rhin, pour remplacer le champagne, jugé commun. Et le mariage de Paul et de Cécile fit certainement un pas sérieux, dans cette sympathie du dessert. Sa tante lui avait jeté des regards si pressants, que le jeune homme se montrait aimable, reconquérant de son air cùlin les Grégoire atterrés par ses histoires de pillage. Un instant, M. Hennebeau, devant l'entente si étroite de sa femme et de son neveu, sentit se réveiller l'abominable soupçon, comme s'il avait surpris un attouchement, dans les coups d'oeil échangés. Mais, de nouveau, l'idée de ce mariage, fait là , devant lui, le rassura. Hippolyte servait le café, lorsque la femme de chambre accourut, pleine d'effarement. - Monsieur, Monsieur, les voici! C'étaient les délégués. Des portes battirent, on entendit passer un souffle d'effroi, au travers des piÚces voisines. - Faites-les entrer dans le salon, dit M. Hennebeau. Autour de la table, les convives s'étaient regardés, avec un vacillement d'inquiétude. Un silence régna. Puis, ils voulurent reprendre leurs plaisanteries on feignit de mettre le reste du sucre dans sa poche, on parla de cacher les couverts. Mais le directeur restait grave, et les rires tombÚrent, les voix devinrent des chuchotements, pendant que les pas lourds des délégués, qu'on introduisait, écrasaient à cÎté le tapis du salon. Mme Hennebeau dit à son mari, en baissant la voix - J'espÚre que vous allez boire votre café. - Sans doute, répondit-il. Qu'ils attendent! Il était nerveux, il prÃÂȘtait l'oreille aux bruits, l'air uniquement occupé de sa tasse. Paul et Cécile venaient de se lever, et il lui avait fait risquer un oeil à la serrure. Ils étouffaient des rires, ils parlaient trÚs bas. - Les voyez-vous? - Oui... J'en vois un gros, avec deux autres petits, derriÚre. - Hein? ils ont des figures abominables. - Mais non, ils sont trÚs gentils. Brusquement, M. Hennebeau quitta sa chaise, en disant que le café était trop chaud et qu'il le boirait aprÚs. Comme il sortait, il posa un doigt sur sa bouche, pour recommander la prudence. Tous s'étaient rassis, et ils restÚrent à table, muets, n'osant plus remuer, écoutant de loin, l'oreille tendue, dans le malaise de ces grosses voix d'homme. IV, II DÚs la veille, dans une réunion tenue chez Rasseneur, Etienne et quelques camarades avaient choisi les délégués qui devaient se rendre le lendemain à la Direction. Lorsque, le soir, la Maheude sut que son homme en était, elle fut désolée, elle lui demanda s'il voulait qu'on les jetùt à la rue. Maheu lui-mÃÂȘme n'avait point accepté sans répugnance. Tous deux, au moment d'agir, malgré l'injustice de leur misÚre, retombaient à la résignation de la race, tremblant devant le lendemain, préférant encore plier l'échine. D'habitude, lui, pour la conduite de l'existence, s'en remettait au jugement de sa femme, qui était de bon conseil. Cette fois, cependant, il finit par se fùcher d'autant plus qu'il partageait secrÚtement ses craintes. - Fiche-moi la paix, hein! lui dit-il en se couchant et en tournant le dos. Ce serait propre, de lùcher les camarades!... Je fais mon devoir. Elle se coucha à son tour. Ni l'un ni l'autre ne parlait. Puis, aprÚs un long silence, elle répondit - Tu as raison, vas-y. Seulement, mon pauvre vieux, nous sommes foutus. Midi sonnait, lorsqu'on déjeuna, car le rendez-vous était pour une heure, à l'Avantage, d'oÃÂč l'on irait ensuite chez M. Hennebeau. Il y avait des pommes de terre. Comme il ne restait qu'un petit morceau de beurre, personne n'y toucha. Le soir, on aurait des tartines. - Tu sais que nous comptons sur toi pour parler, dit tout d'un coup Etienne à Maheu. Ce dernier demeura saisi, la voix coupée par l'émotion. - Ah! non, c'est trop! s'écria la Maheude. Je veux bien qu'il y aille, mais je lui détends de faire le chef... Tiens! pourquoi lui plutÎt qu'un autre? Alors, Etienne s'expliqua, avec sa fougue éloquente. Maheu était le meilleur ouvrier de la fosse, le plus aimé, le plus respecté, celui qu'on citait pour son bon sens. Aussi les réclamations des mineurs prendraient-elles, dans sa bouche, un poids décisif. D'abord, lui, Etienne, devait parler; mais il était à Montsou depuis trop peu de temps. On écouterait davantage un ancien du pays. Enfin, les camarades confiaient leurs intérÃÂȘts au plus digne il ne pouvait pas refuser, ce serait lùche. La Maheude eut un geste désespéré. - Va, va, mon homme, fais-toi crever pour les autres. Moi, je consens, aprÚs tout! - Mais je ne saurai jamais, balbutia Maheu. Je dirai des bÃÂȘtises. Etienne, heureux de l'avoir décidé, lui tapa sur l'épaule. - Tu diras ce que tu sens, et ce sera trÚs bien. La bouche pleine, le pÚre Bonnemort, dont les jambes désenflaient, écoutait, en hochant la tÃÂȘte. Un silence se fit. Quand on mangeait des pommes de terre, les enfants s'étouffaient et restaient trÚs sages. Puis, aprÚs avoir avalé, le vieux murmura lentement - Dis ce que tu voudras, et ce sera comme si tu n'avais rien dit... Ah! j'en ai vu, j'en ai vu, de ces affaires! Il y a quarante ans, on nous flanquait à la porte de la Direction, et à coups de sabre encore! Aujourd'hui, ils vous recevront peut-ÃÂȘtre; mais ils ne vous répondront pas plus que ce mur... Dame! ils ont de l'argent, ils s'en fichent! Le silence retomba, Maheu et Etienne se levÚrent et laissÚrent la famille morne, devant les assiettes vides. En sortant, ils prirent Pierron et Levaque, puis tous quatre se rendirent chez Rasseneur, oÃÂč les délégués des corons voisins arrivaient par petits groupes. Là , quand les vingt membres de la délégation furent rassemblés, on arrÃÂȘta les conditions qu'on opposerait à celles de la Compagnie; et l'on partit pour Montsou. L'aigre bise du nord-est balayait le pavé. Deux heures sonnÚrent, comme on arrivait. D'abord, le domestique leur dit d'attendre, en refermant la porte sur eux; puis, lorsqu'il revint, il les introduisit dans le salon, dont il ouvrit les rideaux. Un jour fin entra, tamisé par les guipures. Et les mineurs, restés seuls, n'osÚrent s'asseoir, embarrassés, tous trÚs propres, vÃÂȘtus de drap, rasés du matin, avec leurs cheveux et leurs moustaches jaunes. Ils roulaient leurs casquettes entre les doigts, ils jetaient des regards obliques sur le mobilier, une de ces confusions de tous les styles, que le goût de l'antiquaille a mises à la mode des fauteuils Henri II, des chaises Louis XV, un cabinet italien du dix-septiÚme siÚcle, un contador espagnol du quinziÚme, et un devant d'autel pour le lambrequin de la cheminée, et des chamarres d'anciennes chasubles réappliquées sur les portiÚres. Ces vieux ors, ces vieilles soies aux tons fauves, tout ce luxe de chapelle, les avait saisis d'un malaise respectueux. Les tapis d'Orient semblaient les lier aux pieds de leur haute laine. Mais ce qui les suffoquait surtout, c'était la chaleur, une chaleur égale de calorifÚre, dont l'enveloppement les surprenait, les joues glacées du vent de la route. Cinq minutes s'écoulÚrent. Leur gÃÂȘne augmentait, dans le bien-ÃÂȘtre de cette piÚce riche, si confortablement close. Enfin, M. Hennebeau entra, boutonné militairement, portant à sa redingote le petit noeud correct de sa décoration. Il parla le premier. - Ah! vous voilà !... Vous vous révoltez, à ce qu'il paraÃt... - Et il s'interrompit, pour ajouter avec une raideur polie - Asseyez-vous, je ne demande pas mieux que de causer. Les mineurs se tournÚrent, cherchÚrent des siÚges du regard. Quelques-uns se risquÚrent sur les chaises; tandis que les autres, inquiétés par les soies brodées, préféraient se tenir debout. Il y eut un silence. M. Hennebeau, qui avait roulé son fauteuil devant la cheminée, les dénombrait vivement, tùchait de se rappeler leurs visages. Il venait de reconnaÃtre Pierron, caché au dernier rang; et ses yeux s'étaient arrÃÂȘtés sur Etienne, assis en face de lui. - Voyons, demanda-t-il, qu'avez-vous à me dire? Il s'attendait à entendre le jeune homme prendre la parole, et il fut tellement surpris de voir Maheu s'avancer qu'il ne put s'empÃÂȘcher d'ajouter encore - Comment! c'est vous, un bon ouvrier qui s'est toujours montré si raisonnable, un ancien de Montsou dont la famille travaille au fond depuis le premier coup de pioche!... Ah! c'est mal, ça me chagrine que vous soyez à la tÃÂȘte des mécontents! Maheu écoutait, les yeux baissés. Puis, il commença, la voix hésitante et sourde d'abord. - Monsieur le directeur, c'est justement parce que je suis un homme tranquille, auquel on n'a rien à reprocher, que les camarades m'ont choisi. Cela doit vous prouver qu'il ne s'agit pas d'une révolte de tapageurs, de mauvaises tÃÂȘtes cherchant à faire du désordre. Nous voulons seulement la justice, nous sommes las de crever de faim, et il nous semble qu'il serait temps de s'arranger, pour que nous ayons au moins du pain tous les jours. Sa voix se raffermissait. Il leva les yeux, il continua, en regardant le directeur - Vous savez bien que nous ne pouvons accepter votre nouveau systÚme... On nous accuse de mal boiser. C'est vrai, nous ne donnons pas à ce travail le temps nécessaire. Mais, si nous le donnions, notre journée se trouverait réduite encore, et comme elle n'arrive déjà pas à nous nourrir, ce serait donc la fin de tout, le coup de torchon qui nettoierait vos hommes. Payez-nous davantage, nous boiserons mieux, nous mettrons aux bois les heures voulues, au lieu de nous acharner à l'abattage, la seule besogne productive. Il n'y a pas d'autre arrangement possible, il faut que le travail soit payé pour ÃÂȘtre fait... Et qu'est-ce que vous avez inventé à la place? une chose qui ne peut pas nous entrer dans la tÃÂȘte, voyez-vous! Vous baissez le prix de la berline, puis vous prétendez compenser cette baisse en payant le boisage à part. Si cela était vrai, nous n'en serions pas moins volés, car le boisage nous prendrait toujours plus de temps. Mais ce qui nous enrage, c'est que cela n'est pas mÃÂȘme vrai la Compagnie ne compense rien du tout, elle met simplement deux centimes par berline dans sa poche, voilà ! - Oui, oui, c'est la vérité, murmurÚrent les autres délégués, en voyant M. Hennebeau faire un geste violent, comme pour interrompre. Du reste, Maheu coupa la parole au directeur. Maintenant, il était lancé, les mots venaient tout seuls. Par moments, il s'écoutait avec surprise, comme si un étranger avait parlé en lui. C'étaient des choses amassées au fond de sa poitrine, des choses qu'il ne savait mÃÂȘme pas là , et qui sortaient, dans un gonflement de son coeur. Il disait leur misÚre à tous, le travail dur, la vie de brute, la femme et les petits criant la faim à la maison. Il cita les derniÚres paies désastreuses, les quinzaines dérisoires, mangées par les amendes et les chÎmages, rapportées aux familles en larmes. Est-ce qu'on avait résolu de les détruire? - Alors, monsieur le directeur, finit-il par conclure, nous sommes donc venus vous dire que, crever pour crever, nous préférons crever à ne rien faire. Ce sera de la fatigue de moins... Nous avons quitté les fosses, nous ne redescendrons que si la Compagnie accepte nos conditions. Elle veut baisser le prix de la berline, payer le boisage à part. Nous autres, nous voulons que les choses restent comme elles étaient, et nous voulons encore qu'on nous donne cinq centimes de plus par berline... Maintenant, c'est à vous de voir si vous ÃÂȘtes pour la justice et pour le travail. Des voix, parmi les mineurs, s'élevÚrent. - C'est cela... Il a dit notre idée à tous... Nous ne demandons que la raison. D'autres, sans parler, approuvaient d'un hochement de tÃÂȘte. La piÚce luxueuse avait disparu, avec ses ors et ses broderies, son entassement mystérieux d'antiquailles; et ils ne sentaient mÃÂȘme plus le tapis, qu'ils écrasaient sous leurs chaussures lourdes. - Laissez-moi donc répondre, finit par crier M. Hennebeau, qui se fùchait. Avant tout, il n'est pas vrai que la Compagnie gagne deux centimes par berline... Voyons les chiffres. Une discussion confuse suivit. Le directeur, pour tùcher de les diviser, interpella Pierron, qui se déroba, en bégayant. Au contraire, Levaque était à la tÃÂȘte des plus agressifs, embrouillant les choses, affirmant des faits qu'il ignorait. Le gros murmure des voix s'étouffait sous les tentures, dans la chaleur de serre. - Si vous causez tous à la fois, reprit M. Hennebeau, jamais nous ne nous entendrons. Il avait retrouvé son calme, sa politesse rude, sans aigreur, de gérant qui a reçu une consigne et qui entend la faire respecter. Depuis les premiers mots, il ne quittait pas Etienne du regard, il manoeuvrait pour le tirer du silence oÃÂč le jeune homme se renfermait. Aussi, abandonnant la discussion des deux centimes, élargit-il brusquement la question. - Non, avouez donc la vérité, vous obéissez à des excitations détestables. C'est une peste, maintenant, qui souffle sur tous les ouvriers et qui corrompt les meilleurs... Oh! je n'ai besoin de la confession de personne, je vois bien qu'on vous a changés, vous si tranquilles autrefois. N'est-ce pas? on vous a promis plus de beurre que de pain, on vous a dit que votre tour était venu d'ÃÂȘtre les maÃtres... Enfin, on vous enrégimente dans cette fameuse Internationale, cette armée de brigands dont le rÃÂȘve est la destruction de la société... Etienne, alors, l'interrompit. - Vous vous trompez, monsieur le directeur. Pas un charbonnier de Montsou n'a encore adhéré. Mais, si on les y pousse, toutes les fosses s'enrÎleront. Ca dépend de la Compagnie. DÚs ce moment, la lutte continua entre M. Hennebeau et lui, comme si les autres mineurs n'avaient plus été là . - La Compagnie est une providence pour ses hommes, vous avez tort de la menacer. Cette année, elle a dépensé trois cent mille francs à bùtir des corons, qui ne lui rapportent pas le deux pour cent, et je ne parle ni des pensions qu'elle sert, ni du charbon, ni des médicaments qu'elle donne... Vous qui paraissez intelligent, qui ÃÂȘtes devenu en peu de mois un de nos ouvriers les plus habiles, ne feriez-vous pas mieux de répandre ces vérités-là que de vous perdre, en fréquentant des gens de mauvaise réputation? Oui, je veux parler de Rasseneur, dont nous avons dû nous séparer, afin de sauver nos fosses de la pourriture socialiste... On vous voit toujours chez lui, et c'est lui assurément qui vous a poussés à créer cette caisse de prévoyance, que nous tolérerions bien volontiers si elle était seulement une épargne, mais oÃÂč nous sentons une arme contre nous, un fonds de réserve pour payer les frais de la guerre. Et, à ce propos, je dois ajouter que la Compagnie entend avoir un contrÎle sur cette caisse. Etienne le laissait aller, les yeux sur les siens, les lÚvres agitées d'un petit battement nerveux. Il sourit à la derniÚre phrase, il répondit simplement - C'est donc une nouvelle exigence, car Monsieur le directeur avait jusqu'ici négligé de réclamer ce contrÎle... Notre désir, par malheur, est que la Compagnie s'occupe moins de nous, et qu'au lieu de jouer le rÎle de providence, elle se montre tout bonnement juste en nous donnant ce qui nous revient, notre gain qu'elle se partage. Est-ce honnÃÂȘte, à chaque crise, de laisser mourir de faim les travailleurs pour sauver les dividendes des actionnaires?... Monsieur le directeur aura beau dire, le nouveau systÚme est une baisse de salaire déguisée, et c'est ce qui nous révolte, car si la Compagnie a des économies à faire, elle agit trÚs mal en les réalisant uniquement sur l'ouvrier. - Ah! nous y voilà ! cria M. Hennebeau. Je l'attendais, cette accusation d'affamer le peuple et de vivre de sa sueur! Comment pouvez-vous dire des bÃÂȘtises pareilles, vous qui devriez savoir les risques énormes que les capitaux courent dans l'industrie, dans les mines par exemple? Une fosse tout équipée, aujourd'hui, coûte de quinze cent mille francs à deux millions; et que de peine avant de retirer un intérÃÂȘt médiocre d'une telle somme engloutie! Presque la moitié des sociétés miniÚres, en France, font faillite... Du reste, c'est stupide d'accuser de cruauté celles qui réussissent. Quand leurs ouvriers souffrent, elles souffrent elles-mÃÂȘmes. Croyez-vous que la Compagnie n'a pas autant à perdre que vous, dans la crise actuelle? Elle n'est pas la maÃtresse du salaire, elle obéit à la concurrence, sous peine de ruine. Prenez-vous en aux faits, et non à elle... Mais vous ne voulez pas entendre, vous ne voulez pas comprendre! - Si, dit le jeune homme, nous comprenons trÚs bien qu'il n'y a pas d'amélioration possible pour nous, tant que les choses iront comme elles vont, et c'est mÃÂȘme à cause de ça que les ouvriers finiront, un jour ou l'autre, par s'arranger de façon à ce qu'elles aillent autrement. Cette parole, si modérée de forme, fut prononcée à demi-voix, avec une telle conviction, tremblante de menace, qu'il se fit un grand silence. Une gÃÂȘne, un souffle de peur passa dans le recueillement du salon. Les autres délégués, qui comprenaient mal, sentaient pourtant que le camarade venait de réclamer leur part, au milieu de ce bien-ÃÂȘtre; et ils recommençaient à jeter des regards obliques sur les tentures chaudes, sur les siÚges confortables, sur tout ce luxe dont la moindre babiole aurait payé leur soupe pendant un mois. Enfin, M. Hennebeau, qui était resté pensif, se leva, pour les congédier. Tous l'imitÚrent. Etienne, légÚrement, avait poussé le coude de Maheu; et celui-ci reprit, la langue déjà empùtée et maladroite - Alors, Monsieur, c'est tout ce que vous répondez... Nous allons dire aux autres que vous repoussez nos conditions. - Moi, mon brave, s'écria le directeur, mais je ne repousse rien!... Je suis un salarié comme vous, je n'ai pas plus de volonté ici que le dernier de vos galibots. On me donne des ordres, et mon seul rÎle est de veiller à leur bonne exécution. Je vous ai dit ce que j'ai cru devoir vous dire, mais je me garderais bien de décider... Vous m'apporterez vos exigences, je les ferai connaÃtre à la Régie, puis je vous transmettrai la réponse. Il parlait de son air correct de haut fonctionnaire, évitant de se passionner dans les questions, d'une sécheresse courtoise de simple instrument d'autorité. Et les mineurs, maintenant, le regardaient avec défiance, se demandaient d'oÃÂč il venait, quel intérÃÂȘt il pouvait avoir à mentir, ce qu'il devait voler, en se mettant ainsi entre eux et les vrais patrons. Un intrigant peut-ÃÂȘtre, un homme qu'on payait comme un ouvrier, et qui vivait si bien! Etienne osa de nouveau intervenir. - Voyez donc, monsieur le directeur, comme il est regrettable que nous ne puissions plaider notre cause en personne. Nous expliquerions beaucoup de choses, nous trouverions des raisons qui vous échappent forcément... Si nous savions seulement oÃÂč nous adresser! M. Hennebeau ne se fùcha point. Il eut mÃÂȘme un sourire. - Ah! dame! cela se complique, du moment oÃÂč vous n'avez pas confiance en moi... Il faut aller là -bas. Les délégués avaient suivi son geste vague, sa main tendue vers une des fenÃÂȘtres. OÃÂč était-ce, là -bas? Paris sans doute. Mais ils ne le savaient pas au juste, cela se reculait dans un lointain terrifiant, dans une contrée inaccessible et religieuse, oÃÂč trÎnait le dieu inconnu, accroupi au fond de son tabernacle. Jamais ils ne le verraient, ils le sentaient seulement comme une force qui, de loin, pesait sur les dix mille charbonniers de Montsou. Et, quand le directeur parlait, c'était cette force qu'il avait derriÚre lui, cachée et rendant des oracles. Un découragement les accabla, Etienne lui-mÃÂȘme eut un haussement d'épaules pour leur dire que le mieux était de s'en aller; tandis que M. Hennebeau tapait amicalement sur le bras de Maheu, en lui demandant des nouvelles de Jeanlin. - En voilà une rude leçon cependant, et c'est vous qui défendez les mauvais boisages!... Vous réfléchirez, mes amis, vous comprendrez qu'une grÚve serait un désastre pour tout le monde. Avant une semaine, vous mourrez de faim comment ferez-vous?... Je compte sur votre sagesse d'ailleurs, et je suis convaincu que vous redescendrez lundi au plus tard. Tous partaient, quittaient le salon dans un piétinement de troupeau, le dos arrondi, sans répondre un mot à cet espoir de soumission. Le directeur, qui les accompagnait, fut obligé de résumer l'entretien la Compagnie d'un cÎté avec son nouveau tarif, les ouvriers de l'autre avec leur demande d'une augmentation de cinq centimes par berline. Pour ne leur laisser aucune illusion, il crut devoir les prévenir que leurs conditions seraient certainement repoussées par la Régie. - Réfléchissez avant de faire des bÃÂȘtises, répéta-t-il, inquiet de leur silence. Dans le vestibule, Pierron salua trÚs bas, pendant que Levaque affectait de remettre sa casquette. Maheu cherchait un mot pour partir, lorsque Etienne, de nouveau, le toucha du coude. Et tous s'en allÚrent, au milieu de ce silence menaçant. La porte seule retomba, à grand bruit. Lorsque M. Hennebeau rentra dans la salle à manger, il retrouva ses convives immobiles et muets, devant les liqueurs. En deux mots, il mit au courant Deneulin, dont le visage acheva de s'assombrir. Puis, tandis qu'il buvait son café froid, on tùcha de parler d'autre chose. Mais les Grégoire eux-mÃÂȘmes revinrent à la grÚve, étonnés qu'il n'y eût pas des lois pour défendre aux ouvriers de quitter leur travail. Paul rassurait Cécile, affirmait qu'on attendait les gendarmes. Enfin, Mme Hennebeau appela le domestique. - Hippolyte, avant que nous passions au salon, ouvrez les fenÃÂȘtres et donnez de l'air. IV, III Quinze jours s'étaient écoulés; et, le lundi de la troisiÚme semaine, les feuilles de présence, envoyées à la Direction, indiquÚrent une diminution nouvelle dans le nombre des ouvriers descendus. Ce matin-là , on comptait sur la reprise du travail; mais l'obstination de la Régie à ne pas céder exaspérait les mineurs. Le Voreux, CrÚvecoeur, Mirou, Madeleine n'étaient plus les seuls qui chÎmaient; à la Victoire et à Feutry-Cantel, la descente comptait à peine maintenant le quart des hommes; et Saint-Thomas lui-mÃÂȘme se trouvait atteint. Peu à peu, la grÚve devenait générale. Au Voreux, un lourd silence pesait sur le carreau. C'était l'usine morte, ce vide et cet abandon des grands chantiers, oÃÂč dort le travail. Dans le ciel gris de décembre, le long des hautes passerelles, trois ou quatre berlines oubliées avaient la tristesse muette des choses. En bas, entre les jambes maigres des tréteaux, le stock de charbon s'épuisait, laissant la terre nue et noire; tandis que la provision des bois pourrissait sous les averses. A l'embarcadÚre du canal, il était resté une péniche à moitié chargée, comme assoupie dans l'eau trouble; et, sur le terri désert, dont les sulfures décomposés fumaient malgré la pluie, une charrette dressait mélancoliquement ses brancards. Mais les bùtiments surtout s'engourdissaient, le criblage aux persiennes closes, le beffroi oÃÂč ne montaient plus les grondements de la recette, et la chambre refroidie des générateurs, et la cheminée géante trop large pour les rares fumées. On ne chauffait la machine d'extraction que le matin. Les palefreniers descendaient la nourriture des chevaux, les porions travaillaient seuls au fond, redevenus ouvriers, veillant aux désastres qui endommagent les voies, dÚs qu'on cesse de les entretenir; puis, à partir de neuf heures, le reste du service se faisait par les échelles. Et, au-dessus de cette mort des bùtiments, ensevelis dans leur drap de poussiÚre noire, il n'y avait toujours que l'échappement de la pompe soufflant son haleine grosse et longue, le reste de vie de la fosse, que les eaux auraient détruite, si le souffle s'était arrÃÂȘté. En face, sur le plateau, le coron des Deux-Cent-Quarante, lui aussi, semblait mort. Le préfet de Lille était accouru, des gendarmes avaient battu les routes; mais, devant le calme des grévistes, préfet et gendarmes s'étaient décidés à rentrer chez eux. Jamais le coron n'avait donné un si bel exemple, dans la vaste plaine. Les hommes, pour éviter d'aller au cabaret, dormaient la journée entiÚre; les femmes, en se rationnant de café, devenaient raisonnables, moins enragées de bavardages et de querelles; et jusqu'aux bandes d'enfants qui avaient l'air de comprendre, d'une telle sagesse, qu'elles couraient pieds nus et se giflaient sans bruit. C'était le mot d'ordre, répété, circulant de bouche en bouche on voulait ÃÂȘtre sage. Pourtant, un continuel va-et-vient emplissait de monde la maison des Maheu. Etienne, à titre de secrétaire, y avait partagé les trois mille francs de la caisse de prévoyance, entre les familles nécessiteuses; ensuite, de divers cÎtés, étaient arrivées quelques centaines de francs, produites par des souscriptions et des quÃÂȘtes. Mais, aujourd'hui, toutes les ressources s'épuisaient, les mineurs n'avaient plus d'argent pour soutenir la grÚve, et la faim était là , menaçante. Maigrat, aprÚs avoir promis un crédit d'une quinzaine, s'était brusquement ravisé au bout de huit jours, coupant les vivres. D'habitude, il prenait les ordres de la Compagnie; peut-ÃÂȘtre celle-ci désirait-elle en finir tout de suite, en affamant les corons. Il agissait d'ailleurs en tyran capricieux, donnait ou refusait du pain, suivant la figure de la fille que les parents envoyaient aux provisions; et il fermait surtout sa porte à la Maheude, plein de rancune, voulant la punir de ce qu'il n'avait pas eu Catherine. Pour comble de misÚre, il gelait trÚs fort, les femmes voyaient diminuer leur tas de charbon, avec la pensée inquiÚte qu'on ne le renouvellerait plus aux fosses, tant que les hommes ne redescendraient pas. Ce n'était point assez de crever de faim, on allait aussi crever de froid. Chez les Maheu, déjà tout manquait. Les Levaque mangeaient encore, sur une piÚce de vingt francs prÃÂȘtée par Bouteloup. Quant aux Pierron, ils avaient toujours de l'argent; mais, pour paraÃtre aussi affamés que les autres, dans la crainte des emprunts, ils se fournissaient à crédit chez Maigrat, qui aurait jeté son magasin à la Pierronne, si elle avait tendu sa jupe. DÚs le samedi, beaucoup de familles s'étaient couchées sans souper. Et, en face des jours terribles qui commençaient, pas une plainte ne se faisait entendre, tous obéissaient au mot d'ordre, avec un tranquille courage. C'était quand mÃÂȘme une confiance absolue, une foi religieuse, le don aveugle d'une population de croyants. Puisqu'on leur avait promis l'Úre de la justice, ils étaient prÃÂȘts à souffrir pour la conquÃÂȘte du bonheur universel. La faim exaltait les tÃÂȘtes, jamais l'horizon fermé n'avait ouvert un au-delà plus large à ces hallucinés de la misÚre. Ils revoyaient là -bas, quand leurs yeux se troublaient de faiblesse, la cité idéale de leur rÃÂȘve, mais prochaine à cette heure et comme réelle, avec son peuple de frÚres, son ùge d'or de travail et de repas en commun. Rien n'ébranlait la conviction qu'ils avaient d'y entrer enfin. La caisse s'était épuisée, la Compagnie ne céderait pas, chaque jour devait aggraver la situation, et ils gardaient leur espoir, et ils montraient le mépris souriant des faits. Si la terre craquait sous eux, un miracle les sauverait. Cette foi remplaçait le pain et chauffait le ventre. Lorsque les Maheu et les autres avaient digéré trop vite leur soupe d'eau claire, ils montaient ainsi dans un demi-vertige, l'extase d'une vie meilleure qui jetait les martyrs aux bÃÂȘtes. Désormais, Etienne était le chef incontesté. Dans les conversations du soir, il rendait des oracles, à mesure que l'étude l'affinait et le faisait trancher en toutes choses. Il passait les nuits à lire, il recevait un nombre plus grand de lettres; mÃÂȘme il s'était abonné au Vengeur, une feuille socialiste de Belgique, et ce journal, le premier qui entrait dans le coron, lui avait attiré, de la part des camarades, une considération extraordinaire. Sa popularité croissante le surexcitait chaque jour davantage. Tenir une correspondance étendue, discuter du sort des travailleurs aux quatre coins de la province, donner des consultations aux mineurs du Voreux, surtout devenir un centre, sentir le monde rouler autour de soi, c'était un continuel gonflement de vanité, pour lui, l'ancien mécanicien, le haveur aux mains grasses et noires. Il montait d'un échelon, il entrait dans cette bourgeoisie exécrée, avec des satisfactions d'intelligence et de bien-ÃÂȘtre, qu'il ne s'avouait pas. Un seul malaise lui restait, la conscience de son manque d'instruction, qui le rendait embarrassé et timide, dÚs qu'il se trouvait devant un monsieur en redingote. S'il continuait à s'instruire, dévorant tout, le manque de méthode rendait l'assimilation trÚs lente, une telle confusion se produisait, qu'il finissait par savoir des choses qu'il n'avait pas comprises. Aussi, à certaines heures de bon sens, éprouvait-il une inquiétude sur sa mission, la peur de n'ÃÂȘtre point l'homme attendu. Peut-ÃÂȘtre aurait-il fallu un avocat, un savant capable de parler et d'agir, sans compromettre les camarades? Mais une révolte le remettait bientÎt d'aplomb. Non, non, pas d'avocats! tous sont des canailles, ils profitent de leur science pour s'engraisser avec le peuple! Ca tournerait comme ça tournerait, les ouvriers devaient faire leurs affaires entre eux. Et son rÃÂȘve de chef populaire le berçait de nouveau Montsou à ses pieds, Paris dans un lointain de brouillard, qui sait? la députation un jour, la tribune d'une salle riche, oÃÂč il se voyait foudroyant les bourgeois du premier discours prononcé par un ouvrier dans un Parlement. Depuis quelques jours, Etienne était perplexe. Pluchart écrivait lettre sur lettre, en offrant de se rendre à Montsou, pour chauffer le zÚle des grévistes. Il s'agissait d'organiser une réunion privée, que le mécanicien présiderait; et il y avait, sous ce projet, l'idée d'exploiter la grÚve, de gagner à l'Internationale les mineurs, qui, jusque-là , s'étaient montrés méfiants. Etienne redoutait du tapage, mais il aurait cependant laissé venir Pluchart, si Rasseneur n'avait blùmé violemment cette intervention. Malgré sa puissance, le jeune homme devait compter avec le cabaretier, dont les services étaient, plus anciens, et qui gardait des fidÚles parmi ses clients. Aussi hésitait-il encore, ne sachant que répondre. Justement, le lundi, vers quatre heures une nouvelle lettre arriva de Lille, comme Etienne se trouvait seul, avec la Maheude, dans la salle du bas. Maheu, énervé d'oisiveté, était parti à la pÃÂȘche s'il avait la chance de prendre un beau poisson, en dessous de l'écluse du canal, on le vendrait et on achÚterait du pain. Le vieux Bonnemort et le petit Jeanlin venaient de filer, pour essayer leurs jambes remises à neuf; tandis que les enfants étaient sortis avec Alzire, qui passait des heures sur le terri, à ramasser des escarbilles. Assise prÚs du maigre feu, qu'on n'osait plus entretenir, la Maheude, dégrafée, un sein hors du corsage et tombant jusqu'au ventre, faisait téter Estelle. Lorsque le jeune homme replia la lettre, elle l'interrogea. - Est-ce de bonnes nouvelles? va-t-on nous envoyer de l'argent? Il répondit non du geste, et elle continua - Cette semaine, je ne sais comment nous allons faire... Enfin, on tiendra tout de mÃÂȘme. Quand on a le bon droit de son cÎté, n'est-ce pas? ça vous donne du coeur, on finit toujours par ÃÂȘtre les plus forts. A cette heure, elle était pour la grÚve, raisonnablement. Il aurait mieux valu forcer la Compagnie à ÃÂȘtre juste, sans quitter le travail. Mais, puisqu'on l'avait quitté, on devait ne pas le reprendre, avant d'obtenir justice. Là -dessus, elle se montrait d'une énergie intraitable. PlutÎt crever que de paraÃtre avoir eu tort, lorsqu'on avait raison! - Ah! s'écria Etienne, s'il éclatait un bon choléra, qui nous débarrassùt de tous ces exploiteurs de la Compagnie! - Non, non, répondit-elle, il ne faut souhaiter la mort à personne. Ca ne nous avancerait guÚre, il en repousserait d'autres... Moi, je demande seulement que ceux-là reviennent à des idées plus sensées, et j'attends ça, car il y a des braves gens partout... Vous savez que je ne suis pas du tout pour votre politique. En effet, elle blùmait d'habitude ses violences de paroles, elle le trouvait batailleur. Qu'on voulût se faire payer son travail ce qu'il valait, c'était bon; mais pourquoi s'occuper d'un tas de choses, des bourgeois et du gouvernement? pourquoi se mÃÂȘler des affaires des autres, oÃÂč il n'y avait que de mauvais coups à attraper? Et elle lui gardait son estime, parce qu'il ne se grisait pas et qu'il lui payait réguliÚrement ses quarante-cinq francs de pension. Quand un homme avait de la conduite, on pouvait lui passer le reste. Etienne, alors, parla de la République, qui donnerait du pain à tout le monde. Mais la Maheude secoua la tÃÂȘte, car elle se souvenait de 48, une année de chien, qui les avait laissés nus comme des vers, elle et son homme, dans les premiers temps de leur ménage. Elle s'oubliait à en conter les embÃÂȘtements d'une voix morne, les yeux perdus, la gorge à l'air, tandis que sa fille Estelle, sans lùcher le sein, s'endormait sur ses genoux. Et, absorbé lui aussi, Etienne regardait fixement ce sein énorme, dont la blancheur molle tranchait avec le teint massacré et jauni du visage. - Pas un liard, murmurait-elle, rien à se mettre sous la dent, et toutes les fosses qui s'arrÃÂȘtaient. Enfin, quoi! la crevaison du pauvre monde, comme aujourd'hui! Mais, à ce moment, la porte s'ouvrit, et ils restÚrent muets de surprise devant Catherine qui entrait. Depuis sa fuite avec Chaval, elle n'avait plus reparu au coron. Son trouble était si grand, qu'elle ne referma pas la porte, tremblante et muette. Elle comptait trouver sa mÚre seule, la vue du jeune homme dérangeait la phrase préparée en route. - Qu'est-ce que tu viens ficher ici? cria la Maheude, sans mÃÂȘme quitter sa chaise. Je ne veux plus de toi, va-t'en! Alors, Catherine tùcha de rattraper des mots. - Maman, c'est du café et du sucre... Oui, pour les enfants... J'ai fait des heures, j'ai songé à eux... Elle tirait de ses poches une livre de café et une livre de sucre, qu'elle s'enhardit à poser sur la table. La grÚve du Voreux la tourmentait, tandis qu'elle travaillait à Jean-Bart, et elle n'avait trouvé que cette façon d'aider un peu ses parents, sous le prétexte de songer aux petits. Mais son bon coeur ne désarmait pas sa mÚre, qui répliqua - Au lieu de nous apporter des douceurs, tu aurais mieux fait de rester à nous gagner du pain. Elle l'accabla, elle se soulagea, en lui jetant à la face tout ce qu'elle répétait contre elle, depuis un mois. Filer avec un homme, se coller à seize ans, lorsqu'on avait une famille dans le besoin! Il fallait ÃÂȘtre la derniÚre des filles dénaturées. On pouvait pardonner une bÃÂȘtise, mais une mÚre n'oubliait jamais un pareil tour. Et encore si on l'avait tenue à l'attache! Pas du tout, elle était libre comme l'air, on lui demandait seulement de rentrer coucher. - Dis? qu'est-ce que tu as dans la peau, à ton ùge? Catherine, immobile prÚs de la table, écoutait, la tÃÂȘte basse. Un tressaillement agitait son maigre corps de fille tardive, et elle tùchait de répondre, en paroles entrecoupées. - Oh! s'il n'y avait que moi, pour ce que ça m'amuse!... C'est lui. Quand il veut, je suis bien forcée de vouloir, n'est-ce pas? parce que, vois-tu, il est le plus fort... Est-ce qu'on sait comment les choses tournent? Enfin, c'est fait, et ce n'est pas à défaire, car autant lui qu'un autre, maintenant. Faut bien qu'il m'épouse. Elle se défendait sans révolte, avec la résignation passive des filles qui subissent le mùle de bonne heure. N'était-ce pas la loi commune? Jamais elle n'avait rÃÂȘvé autre chose, une violence derriÚre le terri, un enfant à seize ans, puis la misÚre dans le ménage, si son galant l'épousait. Et elle ne rougissait de honte, elle ne tremblait ainsi, que bouleversée d'ÃÂȘtre traitée en gueuse devant ce garçon, dont la présence l'oppressait et la désespérait. Etienne, cependant, s'était levé, en affectant de secouer le feu à demi éteint, pour ne pas gÃÂȘner l'explication, Mais leurs regards se rencontrÚrent, il la trouvait pùle, éreintée, jolie quand mÃÂȘme avec ses yeux si clairs, dans sa face qui se tannait; et il éprouva un singulier sentiment, sa rancune était partie, il aurait simplement voulu qu'elle fût heureuse, chez cet homme qu'elle lui avait préféré. C'était un besoin de s'occuper d'elle encore, une envie d'aller à Montsou forcer l'autre à des égards. Mais elle ne vit que de la pitié dans cette tendresse qui s'offrait toujours, il devait la mépriser pour la dévisager de la sorte. Alors, son coeur se serra tellement, qu'elle étrangla sans pouvoir bégayer d'autres paroles d'excuse. - C'est ça, tu fais mieux de te taire, reprit la Maheude implacable. Si tu reviens pour rester, entre; autrement, file tout de suite, et estime-toi heureuse que je sois embarrassée, car je t'aurais déjà fichu mon pied quelque part. Comme si, brusquement, cette menace se réalisait, Catherine reçut dans le derriÚre, à toute volée, un coup de pied dont la violence l'étourdit de surprise et de douleur. C'était Chaval, entré d'un bond par la porte ouverte, qui lui allongeait une ruade de bÃÂȘte mauvaise. Depuis une minute, il la guettait du dehors. - Ah! salope, hurla-t-il, je t'ai suivie, je savais bien que tu revenais ici t'en faire foutre jusqu'au nez! Et c'est toi qui le paies, hein? Tu l'arroses de café avec mon argent! La Maheude et Etienne, stupéfiés, ne bougeaient pas. D'un geste furibond, Chaval chassait Catherine vers la porte. - Sortiras-tu, nom de Dieu! Et, comme elle se réfugiait dans un angle, il retomba sur la mÚre. - Un joli métier de garder la maison, pendant que ta putain de fille est là -haut, les jambes en l'air! Enfin, il tenait le poignet de Catherine, il la secouait, la traÃnait dehors. A la porte, il se retourna de nouveau vers la Maheude, clouée sur sa chaise. Elle en avait oublié de rentrer son sein. Estelle s'était endormie, le nez glissé en avant, dans la jupe de laine; et le sein énorme pendait, libre et nu, comme une mamelle de vache puissante, - Quand la fille n'y est pas, c'est la mÚre qui se fait tamponner, cria Chaval. Va, montre-lui ta viande! Il n'est pas dégoûté, ton salaud de logeur! Du coup, Etienne voulut gifler le camarade, La peur d'ameuter le coron par une bataille l'avait retenu de lui arracher Catherine des mains, Mais, à son tour, une rage l'emportait, et les deux hommes se trouvÚrent face à face, le sang dans les yeux, C'était une vieille haine, une jalousie longtemps inavouée, qui éclatait. Maintenant, il fallait que l'un des deux mangeùt l'autre. - Prends garde! balbutia Etienne, les dents serrées, J'aurai ta peau, - Essaye! répondit Chaval. Ils se regardÚrent encore pendant quelques secondes, de si prÚs, que leur souffle ardent brûlait leur visage. Et ce fut Catherine, suppliante, qui reprit la main de son amant pour l'entraÃner, Elle le tirait hors du coron, elle fuyait, sans tourner la tÃÂȘte. - Quelle brute! murmura Etienne en fermant la porte violemment, agité d'une telle colÚre, qu'il dut se rasseoir. En face de lui, la Maheude n'avait pas remué. Elle eut un grand geste, et un silence se fit, pénible et lourd des choses qu'ils ne disaient pas. Malgré son effort, il revenait quand mÃÂȘme à sa gorge, à cette coulée de chair blanche, dont l'éclat maintenant le gÃÂȘnait. Sans doute, elle avait quarante ans et elle était déformée, comme une bonne femelle qui produisait trop; mais beaucoup la désiraient encore, large, solide, avec sa grosse figure longue d'ancienne belle fille. Lentement, d'un air tranquille, elle avait pris à deux mains sa mamelle et la rentrait. Un coin rose s'obstinait, elle le renfonça du doigt, puis se boutonna, toute noire à présent, avachie dans son vieux caraco. - C'est un cochon, dit-elle enfin. Il n'y a qu'un sale cochon pour avoir des idées si dégoûtantes... Moi, je m'en fiche! Ca ne méritait pas de réponse. Puis, d'une voix franche, elle ajouta, sans quitter le jeune homme du regard - J'ai mes défauts bien sûr, mais je n'ai pas celui-là ... Il n'y a que deux hommes qui m'ont touchée, un herscheur autrefois, à quinze ans, et Maheu ensuite. S'il m'avait lùchée comme l'autre, dame! je ne sais trop ce qu'il serait arrivé, et je ne suis pas plus fiÚre pour m'ÃÂȘtre bien conduite avec lui depuis notre mariage, parce que, lorsqu'on n'a point fait le mal, c'est souvent que les occasions ont manqué... Seulement, je dis ce qui est, et je connais des voisines qui n'en pourraient dire autant, n'est-ce pas? - Ca, c'est bien vrai, répondit Etienne en se levant. Et il sortit, pendant qu'elle se décidait à rallumer le feu, aprÚs avoir posé Estelle endormie sur deux chaises. Si le pÚre attrapait et vendait un poisson, on ferait tout de mÃÂȘme de la soupe. Dehors, la nuit tombait déjà , une nuit glaciale, et la tÃÂȘte basse, Etienne marchait, pris d'une tristesse noire. Ce n'était plus de la colÚre contre l'homme, de la pitié pour la pauvre fille maltraitée. La scÚne brutale s'effaçait, se noyait, le rejetait à la souffrance de tous, aux abominations de la misÚre. Il revoyait le coron sans pain, ces femmes, ces petits qui ne mangeraient pas le soir, tout ce peuple luttant, le ventre vide. Et le doute dont il était effleuré parfois, s'éveillait en lui, dans la mélancolie affreuse du crépuscule, le torturait d'un malaise qu'il n'avait jamais ressenti si violent. De quelle terrible responsabilité il se chargeait! Allait-il les pousser encore, les faire s'entÃÂȘter à la résistance, maintenant qu'il n'y avait ni argent nu crédit? et quel serait le dénouement, s'il n'arrivait aucun secours, si la faim abattait les courages? Brusquement, il venait d'avoir la vision du désastre des enfants qui mouraient, des mÚres qui sanglotaient, tandis que les hommes, hùves et maigris, redescendaient dans les fosses. Il marchait toujours, ses pieds butaient sur les pierres, l'idée que la Compagnie serait la plus forte et qu'il aurait fait le malheur des camarades, l'emplissait d'une insupportable angoisse. Lorsqu'il leva la tÃÂȘte, il vit qu'il était devant le Voreux. La masse sombre des bùtiments s'alourdissait sous les ténÚbres croissantes. Au milieu du carreau désert, obstrué de grandes ombres immobiles, on eût dit un coin de forteresse abandonnée. DÚs que la machine d'extraction s'arrÃÂȘtait, l'ùme s'en allait des murs. A cette heure de la nuit, rien n'y vivait plus, pas une lanterne, pas une voix; et l'échappement de la pompe lui-mÃÂȘme n'était qu'un rùle lointain, venu on ne sait d'oÃÂč, dans cet anéantissement de la fosse entiÚre. Etienne regardait, et le sang lui remontait au coeur. Si les ouvriers souffraient la faim, la Compagnie entamait ses millions. Pourquoi serait-elle la plus forte, dans cette guerre du travail contre l'argent? En tout cas, la victoire lui coûterait cher. On compterait ses cadavres, ensuite. Il était repris d'une fureur de bataille, du besoin farouche d'en finir avec la misÚre, mÃÂȘme au prix de la mort. Autant valait-il que le coron crevùt d'un coup, si l'on devait continuer à crever en détail, de famine et d'injustice. Des lectures mal digérées lui revenaient, des exemples de peuples qui avaient incendié leurs villes pour arrÃÂȘter l'ennemi, des histoires vagues oÃÂč les mÚres sauvaient les enfants de l'esclavage, en leur cassant la tÃÂȘte sur le pavé, oÃÂč les hommes se laissaient mourir d'inanition, plutÎt que de manger le pain des tyrans. Cela l'exaltait, une gaieté rouge se dégageait de sa crise de noire tristesse, chassant le doute, lui faisant honte de cette lùcheté d'une heure. Et, dans ce réveil de sa foi, des bouffées d'orgueil reparaissaient et l'emportaient plus haut, la joie d'ÃÂȘtre le chef, de se voir obéi jusqu'au sacrifice, le rÃÂȘve élargi de sa puissance, le soir du triomphe. Déjà , il imaginait une scÚne d'une grandeur simple, son refus du pouvoir, l'autorité remise entre les mains du peuple, quand il serait le maÃtre. - Mais il s'éveilla, il tressaillit à la voix de Maheu qui lui contait sa chance, une truite superbe pÃÂȘchée et vendue trois francs. On aurait de la soupe. Alors, il laissa le camarade retourner seul au coron, en lui disant qu'il le suivait; et il entra s'attabler à l'Avantage, il attendit le départ d'un client pour avertir nettement Rasseneur qu'il allait écrire à Pluchart de venir tout de suite. Sa résolution était prise, il voulait organiser une réunion privée, car la victoire lui semblait certaine, si les charbonniers de Montsou adhéraient en masse à l'Internationale. IV, IV Ce fut au Bon-Joyeux, chez la veuve Désir, qu'on organisa la réunion privée, pour le jeudi, à deux heures La veuve, outrée des misÚres qu'on faisait à ses enfants, les charbonniers, ne décolérait plus, depuis surtout que son cabaret se vidait. Jamais grÚve n'avait eu moins soif, les soûlards s'enfermaient chez eux par crainte de désobéir au mot d'ordre de sagesse. Aussi Montsou, qui grouillait de monde les jours de ducasse, allongeait-il sa large rue, muette et morne, d'un air de désolation. Plus de biÚre coulant des comptoirs et des ventres, les ruisseaux étaient secs. Sur le pavé, au débit Casimir et à l'estaminet du ProgrÚs, on ne voyait que les faces pùles des cabaretiÚres interrogeant la route; puis, dans Montsou mÃÂȘme, toute la ligne s'étendait déserte, de l'estaminet Lenfant à l'estaminet Tison, en passant par l'estaminet Piquette et le débit de la TÃÂȘte-Coupée; seul l'estaminet Saint-Eloi, que des porions fréquentaient, versait encore quelques chopes; et la solitude gagnait jusqu'au Volcan, dont les dames chÎmaient, faute d'amateurs, bien qu'elles eussent baissé leur prix de dix sous à cinq sous, vu la rigueur des temps. C'était un vrai deuil qui crevait le coeur du pays entier. - Nom de Dieu! s'était écriée la veuve Désir, en tapant des deux mains sur ses cuisses, c'est la faute aux gendarmes! Qu'ils me foutent en prison, s'ils le veulent, mais il faut que je les embÃÂȘte! Pour elle, toutes les autorités, tous les patrons, c'étaient des gendarmes, un terme de mépris général, dans lequel elle enveloppait les ennemis du peuple. Et elle avait accueilli avec transport la demande d'Etienne sa maison entiÚre appartenait aux mineurs, elle prÃÂȘterait gratuitement la salle de bal, elle lancerait elle-mÃÂȘme les invitations, puisque la loi l'exigeait. D'ailleurs, tant mieux, si la loi n'était pas contente! on verrait sa gueule. DÚs le lendemain, le jeune homme lui apporta à signer une cinquantaine de lettres, qu'il avait fait copier par les voisins du coron sachant écrire; et l'on envoya ces lettres, dans les fosses, aux délégués et à des hommes dont on était sûr. L'ordre du jour avoué était de discuter la continuation de la grÚve; mais, en réalité, on attendait Pluchart, on comptait sur un discours de lui, pour enlever l'adhésion en masse à l'Internationale. Le jeudi matin, Etienne fut pris d'inquiétude, en ne voyant pas arriver son ancien contremaÃtre, qui avait promis par dépÃÂȘche d'ÃÂȘtre là le mercredi soir. Que se passait-il donc? Il était désolé de ne pouvoir s'entendre avec lui, avant la réunion. DÚs neuf heures, il se rendit à Montsou, dans l'idée que le mécanicien y était peut-ÃÂȘtre allé tout droit, sans s'arrÃÂȘter au Voreux. - Non, je n'ai pas vu votre ami, répondit la veuve Désir. Mais tout est prÃÂȘt, venez donc voir. Elle le conduisit dans la salle de bal. La décoration en était restée la mÃÂȘme, des guirlandes qui soutenaient, au plafond, une couronne de fleurs en papier peint, et des écussons de carton doré alignant des noms de saints et de saintes, le long des murs. Seulement, on avait remplacé la tribune des musiciens par une table et trois chaises, dans un angle; et, rangés de biais, des bancs garnissaient la salle. - C'est parfait, déclara Etienne. - Et vous savez, reprit la veuve, vous ÃÂȘtes chez vous. Gueulez tant que ça vous plaira... Faudra que les gendarmes me passent sur le corps, s'ils viennent. Malgré son inquiétude, il ne put s'empÃÂȘcher de sourire en la regardant, tellement elle lui parut vaste, avec une paire de seins dont un seul réclamait un homme, pour ÃÂȘtre embrassé; ce qui faisait dire que, maintenant, sur les six galants de la semaine, elle en prenait deux chaque soir, à cause de la besogne. Mais Etienne s'étonna de voir entrer Rasseneur et Souvarine; et, comme la veuve les laissait tous trois dans la grande salle vide, il s'écria - Tiens! c'est déjà vous! Souvarine, qui avait travaillé la nuit au Voreux, les machineurs n'étant pas en grÚve, venait simplement par curiosité. Quant à Rasseneur, il semblait gÃÂȘné depuis deux jours, sa grasse figure ronde avait perdu son rire débonnaire. - Pluchart n'est pas arrivé, je suis trÚs inquiet, ajouta Etienne. Le cabaretier détourna les yeux et répondit entre ses dents - Ca ne m'étonne pas, je ne l'attends plus. - Comment? Alors, il se décida, il regarda l'autre en face, et d'un air brave - C'est que, moi aussi, je lui ai envoyé une lettre, si tu veux que je te le dise; et, dans cette lettre, je l'ai supplié de ne pas venir... Oui, je trouve que nous devons faire nos affaires nous-mÃÂȘmes, sans nous adresser aux étrangers. Etienne, hors de lui, tremblant de colÚre, les yeux dans les yeux du camarade, répétait en bégayant - Tu as fait ça! tu as fait ça! - J'ai fait ça, parfaitement! Et tu sais pourtant si j'ai confiance en Pluchart! C'est un malin et un solide, on peut marcher avec lui... Mais, vois-tu, je me fous de vos idées, moi! La politique, le gouvernement, tout ça, je m'en fous! Ce que je désire, c'est que le mineur soit mieux traité. J'ai travaillé au fond pendant vingt ans, j'y ai sué tellement de misÚre et de fatigue, que je me suis juré d'obtenir des douceurs pour les pauvres bougres qui y sont encore; et, je le sens bien, vous n'obtiendrez rien du tout avec vos histoires, vous allez rendre le sort de l'ouvrier encore plus misérable... Quand il sera forcé par la faim de redescendre, on le salera davantage, la Compagnie le paiera à coups de trique, comme un chien échappé qu'on fait rentrer à la niche... Voilà ce que je veux empÃÂȘcher, entends-tu? Il haussait la voix, le ventre en avant, planté carrément sur ses grosses jambes. Et toute sa nature d'homme raisonnable et patient se confessait en phrases claires, qui coulaient abondantes, sans effort. Est-ce que ce n'était pas stupide de croire qu'on pouvait d'un coup changer le monde, mettre les ouvriers à la place des patrons, partager l'argent comme on partage une pomme? Il faudrait des mille ans et des mille ans pour que ça se réalisùt peut-ÃÂȘtre. Alors, qu'on lui fichùt la paix, avec les miracles! Le parti le plus sage, quand on ne voulait pas se casser le nez, c'était de marcher droit, d'exiger les réformes possibles, d'améliorer enfin le sort des travailleurs, dans toutes les occasions. Ainsi, lui se faisait fort, s'il s'en occupait, d'amener la Compagnie à des conditions meilleures; au lieu que, va te faire fiche! on y crÚverait tous, en s'obstinant. Etienne l'avait laissé parler, la parole coupée par l'indignation. Puis, il cria - Nom de Dieu! tu n'as donc pas de sang dans les veines? Un instant, il l'aurait giflé; et, pour résister à la tentation, il se lança dans la salle à grands pas, il soulagea sa fureur sur les bancs, au travers desquels il s'ouvrait un passage. - Fermez la porte au moins, fit remarquer Souvarine. On n'a pas besoin d'entendre. AprÚs ÃÂȘtre allé lui-mÃÂȘme la fermer, il s'assit tranquillement sur une des chaises du bureau. Il avait roulé une cigarette, il regardait les deux autres de son oeil doux et fin, les lÚvres pincées d'un mince sourire. - Quand tu te fùcheras, ça n'avance à rien, reprit judicieusement Rasseneur. Moi, j'ai cru d'abord que tu avais du bon sens. C'était trÚs bien de recommander le calme aux camarades, de les forcer à ne pas remuer de chez eux, d'user de ton pouvoir enfin pour le maintien de l'ordre. Et, maintenant, voilà que tu vas les jeter dans le gùchis! A chacune de ses courses au milieu des bancs, Etienne revenait vers le cabaretier, le saisissait par les épaules, le secouait, en lui criant ses réponses dans la face. - Mais, tonnerre de Dieu! je veux bien ÃÂȘtre calme. Oui, je leur ai imposé une discipline! oui, je leur conseille encore de ne pas bouger! Seulement, il ne faut pas qu'on se foute de nous, à la fin!... Tu es heureux de rester froid. Moi, il y a des heures oÃÂč je sens ma tÃÂȘte qui déménage. C'était, de son cÎté, une confession. Il se raillait de ses illusions de néophyte, de son rÃÂȘve religieux d'une cité oÃÂč la justice allait régner bientÎt, entre les hommes devenus frÚres. Un bon moyen vraiment, se croiser les bras et attendre, si l'on voulait voir les hommes se manger entre eux jusqu'à la fin du monde, comme des loups. Non! il fallait s'en mÃÂȘler, autrement l'injustice serait éternelle, toujours les riches suceraient le sang des pauvres. Aussi ne se pardonnait-il pas la bÃÂȘtise d'avoir dit autrefois qu'on devait bannir la politique de la question sociale. Il ne savait rien alors, et depuis il avait lu, il avait étudié. Maintenant, ses idées étaient mûres, il se vantait d'avoir un systÚme. Pourtant, il l'expliquait mal, en phrases dont la confusion gardait un peu de toutes les théories traversées et successivement abandonnées. Au sommet, restait debout l'idée de Karl Marx le capital était le résultat de la spoliation, le travail avait le devoir et le droit de reconquérir cette richesse volée. Dans la pratique, il s'était d'abord, avec Proudhon, laissé prendre par la chimÚre du crédit mutuel, d'une vaste banque d'échange, qui supprimait les intermédiaires; puis, les sociétés coopératives de Lassalle, dotées par l'Etat, transformant peu à peu la terre en une seule ville industrielle, l'avaient passionné, jusqu'au jour oÃÂč le dégoût lui en était venu, devant la difficulté du contrÎle; et il en arrivait depuis peu au collectivisme, il demandait que tous les instruments du travail fussent rendus à la collectivité. Mais cela demeurait vague, il ne savait comment réaliser ce nouveau rÃÂȘve, empÃÂȘché encore par les scrupules de sa sensibilité et de sa raison, n'osant risquer les affirmations absolues des sectaires. Il en était simplement à dire qu'il s'agissait de s'emparer du gouvernement, avant tout. Ensuite, on verrait. - Mais qu'est-ce qu'il te prend? pourquoi passes-tu aux bourgeois? continua-t-il avec violence, en revenant se planter devant le cabaretier. Toi-mÃÂȘme, tu le disais il faut que ça pÚte! Rasseneur rougit légÚrement. - Oui, je l'ai dit. Et si ça pÚte, tu verras que je ne suis pas plus lùche qu'un autre... Seulement, je refuse d'ÃÂȘtre avec ceux qui augmentent le gùchis, pour y pÃÂȘcher une position. A son tour, Etienne fut pris de rougeur. Les deux hommes ne criÚrent plus, devenus aigres et mauvais, gagnés par le froid de leur rivalité. C'était, au fond, ce qui outrait les systÚmes, jetant l'un à une exagération révolutionnaire, poussant l'autre à une affectation de prudence, les emportant malgré eux au-delà de leurs idées vraies, dans ces fatalités des rÎles qu'on ne choisit pas soi-mÃÂȘme. Et Souvarine, qui les écoutait, laissa voir, sur son visage de fille blonde, un mépris silencieux, l'écrasant mépris de l'homme prÃÂȘt à donner sa vie, obscurément, sans mÃÂȘme en tirer l'éclat du martyre. - Alors, c'est pour moi que tu dis ça? demanda Etienne. Tu es jaloux? - Jaloux de quoi? répondit Rasseneur. Je ne me pose pas en grand homme, je ne cherche pas à créer une section à Montsou, pour en devenir le secrétaire. L'autre voulut l'interrompre, mais il ajouta - Sois donc franc! tu te fiches de l'Internationale, tu brûles seulement d'ÃÂȘtre à notre tÃÂȘte, de faire le monsieur en correspondant avec le fameux Conseil fédéral du Nord! Un silence régna. Etienne, frémissant, reprit - C'est bon... Je croyais n'avoir rien à me reprocher. Toujours je te consultais, car je savais que tu avais combattu ici, longtemps avant moi. Mais, puisque tu ne peux souffrir personne à ton cÎté, j'agirai désormais tout seul... Et, d'abord, je t'avertis que la réunion aura lieu, mÃÂȘme si Pluchart ne vient pas, et que les camarades adhéreront malgré toi. - Oh! adhérer, murmura le cabaretier, ce n'est pas fait... Il faudra les décider à payer la cotisation. - Nullement. L'Internationale accorde du temps aux ouvriers en grÚve. Nous payerons plus tard, et c'est elle qui, tout de suite, viendra à notre secours. Rasseneur, du coup, s'emporta. - Eh bien! nous allons voir... J'en suis, de ta réunion, et je parlerai. Oui, je ne te laisserai pas tourner la tÃÂȘte aux amis, je les éclairerai sur leurs intérÃÂȘts véritables. Nous saurons lequel ils entendent suivre, de moi, qu'ils connaissent depuis trente ans, ou de toi, qui as tout bouleversé chez nous, en moins d'une année... Non! non! fous-moi la paix! c'est maintenant à qui écrasera l'autre! Et il sortit, en faisant claquer la porte. Les guirlandes de fleurs tremblÚrent au plafond, les écussons dorés sautÚrent contre les murs. Puis, la grande salle retomba à sa paix lourde. Souvarine fumait de son air doux, assis devant la table. AprÚs avoir marché un instant en silence, Etienne se soulageait longuement. Etait-ce sa faute, si on lùchait ce gros fainéant pour venir à lui? et il se défendait d'avoir recherché la popularité, il ne savait pas mÃÂȘme comment tout cela s'était fait, la bonne amitié du coron, la confiance des mineurs, le pouvoir qu'il avait sur eux, à cette heure. Il s'indignait qu'on l'accusùt de vouloir pousser au gùchis par ambition, il tapait sur sa poitrine, en protestant de sa fraternité. Brusquement, il s'arrÃÂȘta devant Souvarine, il cria - Vois-tu, si je savais coûter une goutte de sang à un ami, je filerais tout de suite en Amérique! Le machineur haussa les épaules, et un sourire amincit de nouveau ses lÚvres. - Oh! du sang, murmura-t-il, qu'est-ce que ça fait? la terre en a besoin. Etienne, se calmant, prit une chaise et s'accouda de l'autre cÎté de la table. Cette face blonde, dont les yeux rÃÂȘveurs s'ensauvageaient parfois d'une clarté rouge, l'inquiétait, exerçait sur sa volonté une action singuliÚre. Sans que le camarade parlùt, conquis par ce silence mÃÂȘme, il se sentait absorbé peu à peu. - Voyons, demanda-t-il, que ferais-tu à ma place? N'ai-je pas raison de vouloir agir?... Le mieux, n'est-ce pas? est de nous mettre de cette Association. Souvarine, aprÚs avoir soufflé lentement un jet de fumée, répondit par son mot favori - Oui, des bÃÂȘtises! mais, en attendant, c'est toujours ça... D'ailleurs, leur Internationale va marcher bientÎt. Il s'en occupe. - Qui donc? - Lui! Il avait prononcé ce mot à demi-voix, d'un air de ferveur religieuse, en jetant un regard vers l'Orient. C'était du maÃtre qu'il parlait, de Bakounine l'exterminateur. - Lui seul peut donner le coup de massue, continua-t-il, tandis que tes savants sont des lùches, avec leur évolution... Avant trois ans, l'Internationale, sous ses ordres, doit écraser le vieux monde. Etienne tendait les oreilles, trÚs attentif. Il brûlait de s'instruire, de comprendre ce culte de la destruction, sur lequel le machineur ne lùchait que de rares paroles obscures, comme s'il eût gardé pour lui les mystÚres. - Mais enfin explique-moi... Quel est votre but? - Tout détruire... Plus de nations, plus de gouvernements, plus de propriété, plus de Dieu ni de culte. - J'entends bien. Seulement, à quoi ça vous mÚne-t-il? - A la commune primitive et sans forme, à un monde nouveau, au recommencement de tout. - Et les moyens d'exécution? comment comptez-vous vous y prendre? - Par le feu, par le poison, par le poignard. Le brigand est le vrai héros, le vengeur populaire, le révolutionnaire en action, sans phrases puisées dans les livres. Il faut qu'une série d'effroyables attentats épouvantent les puissants et réveillent le peuple. En parlant, Souvarine devenait terrible. Une extase le soulevait sur sa chaise, une flamme mystique sortait de ses yeux pùles, et ses mains délicates étreignaient le bord de la table, à la briser. Saisi de peur, l'autre le regardait, songeait aux histoires dont il avait reçu la vague confidence, des mines chargées sous les palais du tzar, des chefs de la police abattus à coups de couteau ainsi que des sangliers, une maÃtresse à lui, la seule femme qu'il eût aimée, pendue à Moscou, un matin de pluie, pendant que, dans la foule, il la baisait des yeux une derniÚre fois. - Non! non! murmura Etienne, avec un grand geste qui écartait ces abominables visions, nous n'en sommes pas encore là , chez nous. L'assassinat, l'incendie, jamais! C'est monstrueux, c'est injuste, tous les camarades se lÚveraient pour étrangler le coupable! Et puis, il ne comprenait toujours pas, sa race se refusait au rÃÂȘve sombre de cette extermination du monde, fauché comme un champ de seigle, à ras de terre. Ensuite, que ferait-on, comment repousseraient les peuples? Il exigeait une réponse. - Dis-moi ton programme. Nous voulons savoir oÃÂč nous allons, nous autres. Alors, Souvarine conclut paisiblement, avec son regard noyé et perdu - Tous les raisonnements sur l'avenir sont criminels, parce qu'ils empÃÂȘchent la destruction pure et entravent la marche de la révolution. Cela fit rire Etienne, malgré le froid que la réponse lui avait soufflé sur la chair. Du reste, il confessait volontiers qu'il y avait du bon dans ces idées, dont l'effrayante simplicité l'attirait. Seulement, ce serait donner la partie trop belle à Rasseneur, si l'on en contait de pareilles aux camarades. Il s'agissait d'ÃÂȘtre pratique. La veuve Désir leur proposa de déjeuner. Ils acceptÚrent, ils passÚrent dans la salle du cabaret, qu'une cloison mobile séparait du bal, pendant la semaine. Lorsqu'ils eurent fini leur omelette et leur fromage, le machineur voulut partir; et, comme l'autre le retenait - A quoi bon? pour vous entendre dire des bÃÂȘtises inutiles!... J'en ai assez vu. Bonsoir! Il s'en alla de son air doux et obstiné, une cigarette aux lÚvres. L'inquiétude d'Etienne croissait. Il était une heure, décidément Pluchart lui manquait de parole. Vers une heure et demie, les délégués commencÚrent à paraÃtre, et il dut les recevoir, car il désirait veiller aux entrées, de peur que la Compagnie n'envoyùt ses mouchards habituels. Il examinait chaque lettre d'invitation, dévisageait les gens; beaucoup, d'ailleurs, pénétraient sans lettre, il suffisait qu'il les connût, pour qu'on leur ouvrÃt la porte. Comme deux heures sonnaient, il vit arriver Rasseneur, qui acheva sa pipe devant le comptoir, en causant, sans hùte. Ce calme goguenard acheva de l'énerver, d'autant plus que des farceurs étaient venus, simplement pour la rigolade, Zacharie, Mouquet, d'autres encore ceux-là se fichaient de la grÚve, trouvaient drÎle de ne rien faire; et, attablés, dépensant leurs derniers deux sous à une chope ils ricanaient, ils blaguaient les camarades, les convaincus, qui allaient avaler leur langue d'embÃÂȘtement. Un nouveau quart d'heure s'écoula. On s'impatientait dans la salle. Alors, Etienne, désespéré, eut un geste de résolution. Et il se décidait à entrer, quand la veuve Désir, qui allongeait la tÃÂȘte au-dehors, s'écria - Mais le voilà , votre monsieur! C'était Pluchart, en effet. Il arrivait en voiture, traÃné par un cheval poussif. Tout de suite, il sauta sur le pavé, mince, bellùtre, la tÃÂȘte carrée et trop grosse, ayant sous sa redingote de drap noir l'endimanchement d'un ouvrier cossu. Depuis cinq ans, il n'avait plus donné un coup de lime, et il se soignait, se peignait surtout avec correction, vaniteux de ses succÚs de tribune; mais il gardait des raideurs de membres, les ongles de ses mains larges ne repoussaient pas, mangés par le fer. TrÚs actif, il servait son ambition, en battant la province sans relùche, pour le placement de ses idées. - Ah! ne m'en veuillez pas! dit-il, devançant les questions et les reproches. Hier, conférence à Preuilly le matin, réunion le soir à Valençay. Aujourd'hui, déjeuner à Marchiennes, avec Sauvagnat... Enfin, j'ai pu prendre une voiture. Je suis exténué, vous entendez ma voix. Mais ça ne fait rien, je parlerai tout de mÃÂȘme. Il était sur le seuil du Bon-Joyeux, lorsqu'il se ravisa. - Sapristi! et les cartes que j'oublie! Nous serions propres! Il revint à la voiture, que le cocher remisait, et il tira du coffre une petite caisse de bois noir, qu'il emporta sous son bras. Etienne, rayonnant, marchait dans son ombre, tandis que Rasseneur, consterné, n'osait lui tendre la main. L'autre la lui serrait déjà , et il dit à peine un mot rapide de la lettre quelle drÎle d'idée! Pourquoi ne pas faire cette réunion? On devait toujours faire une réunion, quand on le pouvait. La veuve Désir lui offrit de prendre quelque chose, mais il refusa. Inutile! il parlait sans boire. Seulement, il était pressé, parce que, le soir, il comptait pousser jusqu'à Joiselle, oÃÂč il voulait s'entendre avec Legoujeux. Tous alors entrÚrent en paquet dans la salle de bal. Maheu et Levaque, qui arrivaient en retard, suivirent ces messieurs. Et la porte fut fermée à clef, pour ÃÂȘtre chez soi, ce qui fit ricaner plus haut les blagueurs, Zacharie ayant crié à Mouquet qu'ils allaient peut-ÃÂȘtre bien foutre un enfant à eux tous, là -dedans. Une centaine de mineurs attendaient sur les banquettes dans l'air enfermé de la salle, oÃÂč les odeurs chaudes du dernier bal remontaient du parquet. Des chuchotements coururent, les tÃÂȘtes se tournÚrent, pendant que les nouveaux venus s'asseyaient aux places vides. On regardait le monsieur de Lille, la redingote noire causait une surprise et un malaise. Mais, immédiatement, sur la proposition d'Etienne, on constitua le bureau. Il lançait des noms, les autres approuvaient en levant la main. Pluchart fut nommé président, puis on désigna comme assesseurs Maheu et Etienne lui-mÃÂȘme. Il y eut un remuement de chaises, le bureau s'installait; et l'on chercha un instant le président disparu derriÚre la table, sous laquelle il glissait la caisse, qu'il n'avait pas lùchée. Quand il reparut, il tapa légÚrement du poing pour réclamer l'attention; ensuite, il commença d'une voix enrouée - Citoyens... Une petite porte s'ouvrit, il dut s'interrompre. C'était la veuve Désir, qui, faisant le tour par la cuisine, apportait six chopes sur un plateau. - Ne vous dérangez pas, murmura-t-elle. Lorsqu'on parle, on a soif. Maheu la débarrassa et Pluchart put continuer. Il se dit trÚs touché du bon accueil des travailleurs de Montsou, il s'excusa de son retard, en parlant de sa fatigue et de sa gorge malade. Puis, il donna la parole au citoyen Rasseneur, qui la demandait. Déjà , Rasseneur se plantait à cÎté de la table, prÚs des chopes Une chaise retournée lui servait de tribune. Il semblait trÚs ému, il toussa avant de lancer à pleine voix - Camarades... Ce qui faisait son influence sur les ouvriers des fosses, c'était la facilité de sa parole, la bonhomie avec laquelle il pouvait leur parler pendant des heures, sans jamais se lasser. Il ne risquait aucun geste, restait lourd et souriant, les noyait, les étourdissait, jusqu'à ce que tous criassent "Oui, oui, c'est bien vrai, tu as raison! " Pourtant, ce jour-là , dÚs les premiers mots, il avait senti une opposition sourde. Aussi avançait-il prudemment. Il ne discutait que la continuation de la grÚve, il attendait d'ÃÂȘtre applaudi, avant de s'attaquer à l'Internationale Certes, l'honneur détendait de céder aux exigences de là Compagnie; mais, que de misÚres! quel avenir terrible, s'il fallait s'obstiner longtemps encore! Et, sans se prononcer pour la soumission, il amollissait les courages, il montrait les corons mourant de faim, il demandait sur quelles ressources comptaient les partisans de la résistance. Trois ou quatre amis essayÚrent de l'approuver, ce qui accentua le silence froid du plus grand nombre, la désapprobation peu à peu irritée qui accueillait ses phrases. Alors, désespérant de les reconquérir, la colÚre l'emporta, il leur prédit des malheurs, s'ils se laissaient tourner la tÃÂȘte par des provocations venues de l'étranger. Les deux tiers s'étaient levés, se fùchaient, voulaient l'empÃÂȘcher d'en dire davantage, puisqu'il les insultait, en les traitant comme des enfants incapables de se conduire. Et lui, buvant coup sur coup des gorgées de biÚre, parlait quand mÃÂȘme au milieu du tumulte, criait violemment qu'il n'était pas né, bien sûr, le gaillard qui l'empÃÂȘcherait de faire son devoir! Pluchart était debout. Comme il n'avait pas de sonnette, il tapait du poing sur la table, il répétait de sa voix étranglée - Citoyens... citoyens... Enfin, il obtint un peu de calme, et la réunion, consultée, retira la parole à Rasseneur. Les délégués qui avaient représenté les fosses, dans l'entrevue avec le directeur, menaient les autres, tous enragés par la faim, travaillés d'idées nouvelles. C'était un vote réglé à l'avance. - Tu t'en fous, toi! tu manges! hurla Levaque, en montrant le poing à Rasseneur. Etienne s'était penché, derriÚre le dos du président, pour apaiser Maheu, trÚs rouge, mis hors de lui par ce discours d'hypocrite. - Citoyens, dit Pluchart, permettez-moi de prendre la parole. Un silence profond se fit. Il parla. Sa voix sortait, pénible et rauque; mais il s'y était habitué, toujours en course, promenant sa laryngite, avec son programme. Peu à peu il l'enflait et en tirait des effets pathétiques. Les bras ouverts, accompagnant les périodes d'un balancement d'épaules, il avait une éloquence qui tenait du prÎne, une façon religieuse de laisser tomber la fin des phrases, dont le ronflement monotone finissait par convaincre. Et il plaça son discours sur la grandeur et les bienfaits de l'Internationale, celui qu'il déballait d'abord, dans les localités oÃÂč il débutait. Il en expliqua le but, l'émancipation des travailleurs; il en montra la structure grandiose, en bas la commune, plus haut la province, plus haut encore la nation, et tout au sommet l'humanité. Ses bras s'agitaient lentement, entassaient les étages, dressaient l'immense cathédrale du monde futur. Puis c'était l'administration intérieure il lut les statuts, parla des congrÚs, indiqua l'importance croissante de l'oeuvre, l'élargissement du programme, qui, parti de la discussion des salaires, s'attaquait maintenant à la liquidation sociale, pour en finir avec le salariat. Plus de nationalités, les ouvriers du monde entier réunis dans un besoin commun de justice, balayant la pourriture bourgeoise, fondant enfin la société libre, oÃÂč celui qui ne travaillerait pas, ne récolterait pas! Il mugissait, son haleine effarait les fleurs de papier peint, sous le plafond enfumé dont l'écrasement rabattait les éclats de sa voix. Une houle agita les tÃÂȘtes. Quelques-uns criÚrent - C'est ça!... Nous en sommes! Lui, continuait. C'était la conquÃÂȘte du monde avant trois ans. Et il énumérait les peuples conquis. De tous cÎtés pleuvaient les adhésions. Jamais religion naissante n'avait fait tant de fidÚles. Puis, quand on serait les maÃtres, on dicterait des lois aux patrons, ils auraient à leur tour le poing sur la gorge. - Oui! oui!... C'est eux qui descendront! D'un geste, il réclama le silence. Maintenant, il abordait la question des grÚves. En principe, il les désapprouvait, elles étaient un moyen trop lent, qui aggravait plutÎt les souffrances de l'ouvrier. Mais, en attendant mieux, quand elles devenaient inévitables, il fallait s'y résoudre, car elles avaient l'avantage de désorganiser le capital. Et, dans ce cas, il montrait l'Internationale comme une providence pour les grévistes, il citait des exemples à Paris, lors de la grÚve des bronziers, les patrons avaient tout accordé d'un coup, pris de terreur à la nouvelle que l'Internationale envoyait des secours; à Londres, elle avait sauvé les mineurs d'une houillÚre, en rapatriant à ses frais un convoi de Belges, appelés par le propriétaire de la mine. Il suffisait d'adhérer, les Compagnies tremblaient, les ouvriers entraient dans la grande armée des travailleurs, décidés à mourir les uns pour les autres, plutÎt que de rester les esclaves de la société capitaliste. Des applaudissements l'interrompirent. Il s'essuyait le front avec son mouchoir, tout en refusant une chope que Maheu lui passait. Quand il voulut reprendre, de nouveaux applaudissements lui coupÚrent la parole. - Ca y est! dit-il rapidement à Etienne. Ils en ont assez... Vite! les cartes! Il avait plongé sous la table, il reparut avec la petite caisse de bois noir. - Citoyens, cria-t-il, dominant le vacarme, voici les cartes des membres. Que vos délégués s'approchent, je les leur remettrai, et ils les distribueront... Plus tard, on réglera tout. Rasseneur s'élança, protesta encore. De son cÎté, Etienne s'agitait, ayant à prononcer un discours. Une confusion extrÃÂȘme s'ensuivit. Levaque lançait les poings en avant, comme pour se battre. Debout, Maheu parlait, sans qu'on pût distinguer un seul mot. Dans ce redoublement de tumulte, une poussiÚre montait du parquet, la poussiÚre volante des anciens bals, empoisonnant l'air de l'odeur forte des herscheuses et des galibots. Brusquement, la petite porte s'ouvrit, la veuve Désir l'emplit de son ventre et de sa gorge, en disant d'une voix tonnante - Taisez-vous donc, nom de Dieu!... V'là les gendarmes! C'était le commissaire de l'arrondissement qui arrivait, un peu tard, pour dresser procÚs-verbal et dissoudre la réunion. Quatre gendarmes l'accompagnaient. Depuis cinq minutes, la veuve les amusait à la porte, en répondant qu'elle était chez elle, qu'on avait bien le droit de réunir des amis. Mais on l'avait bousculée, et elle accourait prévenir ses enfants. - Faut filer par ici, reprit-elle. Il y a un sale gendarme qui garde la cour. Ca ne fait rien, mon petit bûcher ouvre sur la ruelle... DépÃÂȘchez-vous donc! Déjà , le commissaire frappait à coups de poing; et, comme on n'ouvrait pas, il menaçait d'enfoncer la porte. Un mouchard avait dû parler, car il criait que la réunion était illégale, un grand nombre de mineurs se trouvant là sans lettre d'invitation. Dans la salle, le trouble augmentait. On ne pouvait se sauver ainsi, on n'avait pas mÃÂȘme voté, ni pour l'adhésion, ni pour la continuation de la grÚve. Tous s'entÃÂȘtaient à parler à la fois. Enfin, le président eut l'idée d'un vote par acclamation. Des bras se levÚrent, les délégués déclarÚrent en hùte qu'ils adhéraient au nom des camarades absents. Et ce fut ainsi que les dix mille charbonniers de Montsou devinrent membres de l'Internationale. Cependant, la débandade commençait. Protégeant la retraite, la veuve Désir était allée s'accoter contre la porte, que les crosses des gendarmes ébranlaient dans son dos. Les mineurs enjambaient les bancs, s'échappaient à la file, par la cuisine et le bûcher. Rasseneur disparut un des premiers, et Levaque le suivit, oublieux de ses injures, rÃÂȘvant de se faire offrir une chope, pour se remettre. Etienne, aprÚs s'ÃÂȘtre emparé de la petite caisse, attendait avec Pluchart et Maheu, qui tenaient à honneur de sortir les derniers. Comme ils partaient, la serrure sauta, le commissaire se trouva en présence de la veuve, dont la gorge et le ventre faisaient encore barricade. - Ca vous avance à grand-chose, de tout casser chez moi! dit-elle. Vous voyez bien qu'il n'y a personne. Le commissaire, un homme lent, que les drames ennuyaient, menaça simplement de la conduire en prison. Et il s'en alla pour verbaliser, il remmena ses quatre gendarmes, sous les ricanements de Zacharie et de Mouquet, qui, pris d'admiration devant la bonne blague des camarades, se fichaient de la force armée. Dehors, dans la ruelle, Etienne, embarrassé de la caisse, galopa, suivi des autres. L'idée brusque de Pierron lui vint, il demanda pourquoi on ne l'avait pas vu; et Maheu, tout en courant, répondit qu'il était malade une maladie complaisante, la peur de se compromettre. On voulait retenir Pluchart; mais, sans s'arrÃÂȘter, il déclara qu'il repartait à l'instant pour Joiselle, oÃÂč Legoujeux attendait des ordres. Alors, on lui cria bon voyage, on ne ralentit pas la course, les talons en l'air, tous lancés au travers de Montsou. Des mots s'échangeaient, entrecoupés par le halÚtement des poitrines. Etienne et Maheu riaient de confiance, certains désormais du triomphe lorsque l'Internationale aurait envoyé des secours, ce serait la Compagnie qui les supplierait de reprendre le travail. Et, dans cet élan d'espoir, dans ce galop de gros souliers sonnant sur le pavé des routes, il y avait autre chose encore, quelque chose d'assombri et de farouche, une violence dont le vent allait enfiévrer les corons, aux quatre coins du pays. IV, V Une autre quinzaine s'écoula. On était aux premiers jours de janvier, par des brumes froides qui engourdissaient l'immense plaine. Et la misÚre avait empiré encore, les corons agonisaient d'heure en heure, sous la disette croissante. Quatre mille francs, envoyés de Londres, par l'Internationale, n'avaient pas donné trois jours de pain. Puis, rien n'était venu. Cette grande espérance morte abattait les courages. Sur qui compter maintenant, puisque leurs frÚres eux-mÃÂȘmes les abandonnaient? Ils se sentaient perdus au milieu du gros hiver, isolés du monde. Le mardi, toute ressource manqua, au coron des Deux-Cent-Quarante. Etienne s'était multiplié avec les délégués on ouvrait des souscriptions nouvelles, dans les villes voisines, et jusqu'à Paris; on faisait des quÃÂȘtes, on organisait des conférences. Ces efforts n'aboutissaient guÚre, l'opinion, qui s'était émue d'abord, devenait indifférente, depuis que la grÚve s'éternisait, trÚs calme, sans drames passionnants. A peine de maigres aumÎnes suffisaient-elles à soutenir les familles les plus pauvres. Les autres vivaient en engageant les nippes, en vendant piÚce à piÚce le ménage. Tout filait chez les brocanteurs, la laine des matelas, les ustensiles de cuisine, des meubles mÃÂȘme. Un instant, on s'était cru sauvé, les petits détaillants de Montsou, tués par Maigrat, avaient offert des crédits, pour tùcher de lui reprendre la clientÚle; et, durant une semaine, Verdonck l'épicier, les deux boulangers Carouble et Smelten, tinrent en effet boutique ouverte; mais leurs avances s'épuisaient, les trois s'arrÃÂȘtÚrent. Des huissiers s'en réjouirent, il n'en résultait qu'un écrasement de dettes, qui devait peser longtemps sur les mineurs. Plus de crédit nulle part, plus une vieille casserole à vendre, on pouvait se coucher dans un coin et crever comme des chiens galeux. Etienne aurait vendu sa chair. Il avait abandonné ses appointements, il était allé à Marchiennes engager son pantalon et sa redingote de drap, heureux de faire bouillir encore la marmite des Maheu. Seules, les bottes lui restaient, il les gardait pour avoir les pieds solides, disait-il. Son désespoir était que la grÚve se fût produite trop tÎt, lorsque la caisse de prévoyance n'avait pas eu le temps de s'emplir. Il y voyait la cause unique du désastre, car les ouvriers triompheraient sûrement des patrons, le jour oÃÂč ils trouveraient dans l'épargne l'argent nécessaire à la résistance. Et il se rappelait les paroles de Souvarine, accusant la Compagnie de pousser à la grÚve, pour détruire les premiers fonds de la caisse. La vue du coron, de ces pauvres gens sans pain et sans feu, le bouleversait. Il préférait sortir, se fatiguer en promenades lointaines. Un soir, comme il rentrait et qu'il passait prÚs de Réquillart, il avait aperçu, au bord de la route, une vieille femme évanouie. Sans doute, elle se mourait d'inanition; et, aprÚs l'avoir relevée, il s'était mis à héler une fille, qu'il voyait de l'autre, cÎté de la palissade. - Tiens! c'est toi, dit-il en reconnaissant la Mouquette. Aide-moi donc, il faudrait lui faire boire quelque chose. La Mouquette, apitoyée aux larmes, rentra vivement chez elle, dans la masure branlante que son pÚre s'était ménagée au milieu des décombres. Elle en ressortit aussitÎt avec du geniÚvre et un pain. Le geniÚvre ressuscita la vieille, qui, sans parler, mordit du pain, goulûment. C'était la mÚre d'un mineur, elle habitait un coron, du cÎté de Cougny, et elle était tombée là , en revenant de Joiselle, oÃÂč elle avait tenté vainement d'emprunter dix sous à une soeur. Lorsqu'elle eut mangé, elle s'en alla, étourdie. Etienne était resté dans le champ vague de Réquillart, dont les hangars écroulés disparaissaient sous les ronces. - Eh bien! tu n'entres pas boire un petit verre? lui demanda la Mouquette gaiement. Et, comme il hésitait - Alors, tu as toujours peur de moi? Il la suivit, gagné par son rire. Ce pain qu'elle avait donné de si grand coeur, l'attendrissait. Elle ne voulut pas le recevoir dans la chambre du pÚre, elle l'emmena dans sa chambre à elle, oÃÂč elle versa tout de suite deux petits verres de geniÚvre. Cette chambre était trÚs propre, il lui en fit compliment. D'ailleurs, la famille ne semblait manquer de rien le pÚre continuait son service de palefrenier, au Voreux; et elle, histoire de ne pas vivre les bras croisés, s'était mise blanchisseuse, ce qui lui rapportait trente sous par jour. On a beau rigoler avec les hommes, on n'en est pas plus fainéante pour ça. - Dis? murmura-t-elle tout d'un coup, en venant le prendre gentiment par la taille, pourquoi ne veux-tu pas m'aimer? Il ne put s'empÃÂȘcher de rire, lui aussi, tellement elle avait lancé ça d'un air mignon. - Mais je t'aime bien, répondit-il. - Non, non, pas comme je veux... Tu sais que j'en meurs d'envie. Dis? ça me ferait tant plaisir! C'était vrai, elle le lui demandait depuis six mois. Il la regardait toujours, se collant à lui, l'étreignant de ses deux bras frissonnants, la face levée dans une telle supplication d'amour, qu'il en était trÚs touché. Sa grosse figure ronde n'avait rien de beau, avec son teint jauni, mangé par le charbon; mais ses yeux luisaient d'une flamme, il lui sortait de la peau un charme, un tremblement de désir, qui la rendait rose et toute jeune. Alors, devant ce don si humble, si ardent, il n'osa plus refuser. - Oh! tu veux bien, balbutia-t-elle, ravie, oh! tu veux bien! Et elle se livra dans une maladresse et un évanouissement de vierge, comme si c'était la premiÚre fois, et qu'elle n'eût jamais connu d'homme. Puis, quand il la quitta, ce fut elle qui déborda de reconnaissance elle lui disait merci, elle lui baisait les mains. Etienne demeura un peu honteux de cette bonne fortune. On ne se vantait pas d'avoir eu la Mouquette. En s'en allant, il se jura de ne point recommencer. Et il lui gardait un souvenir amical pourtant, elle était une brave fille. Quand il rentra au coron, d'ailleurs, des choses graves qu'il apprit, lui firent oublier l'aventure. Le bruit courait que la Compagnie consentirait peut-ÃÂȘtre à une concession, si les délégués tentaient une nouvelle démarche prÚs du directeur. Du moins, des porions avaient répandu ce bruit. La vérité était que, dans la lutte engagée, la mine souffrait pis encore que les mineurs. Des deux cÎtés, l'obstination entassait des ruines tandis que le travail crevait de faim, le capital se détruisait. Chaque jour de chÎmage emportait des centaines de mille francs. Toute machine qui s'arrÃÂȘte est une machine morte. L'outillage et le matériel s'altéraient, l'argent immobilisé fondait, comme une eau bue par du sable. Depuis que le faible stock de houille s'épuisait sur le carreau des fosses, la clientÚle parlait de s'adresser en Belgique; et il y avait là , pour l'avenir, une menace. Mais ce qui effrayait surtout la Compagnie, ce qu'elle cachait avec soin, c'étaient les dégùts croissants, dans les galeries et les tailles. Les porions ne suffisaient pas au raccommodage, les bois cassaient de toutes parts, des éboulements se produisaient à chaque heure. BientÎt, les désastres étaient devenus tels, qu'ils devaient nécessiter de longs mois de réparation, avant que l'abattage pût ÃÂȘtre repris. Déjà , des histoires couraient la contrée à CrÚvecoeur, trois cents mÚtres de voie s'étaient effondrés d'un bloc, bouchant l'accÚs de la veine Cinq-Paumes; à Madeleine, la veine Maugrétout s'émiettait et s'emplissait d'eau. La Direction refusait d'en convenir, lorsque, brusquement, deux accidents, l'un sur l'autre, l'avaient forcée d'avouer. Un matin, prÚs de la Piolaine, on trouva le sol fendu au-dessus de la galerie nord de Mirou, éboulée de la veille; et, le lendemain, ce fut un affaissement intérieur du Voreux qui ébranla tout un coin de faubourg, au point que deux maisons faillirent disparaÃtre. Etienne et les délégués hésitaient à risquer une démarche sans connaÃtre les intentions de la Régie. Dansaert, qu'ils interrogÚrent, évita de répondre certainement, on déplorait le malentendu, on ferait tout au monde afin d'amener une entente; mais il ne précisait pas. Ils finirent par décider qu'ils se rendraient prÚs de M. Hennebeau, pour mettre la raison de leur cÎté; car ils ne voulaient pas qu'on les accusùt plus tard d'avoir refusé à la Compagnie une occasion de reconnaÃtre ses torts. Seulement, ils jurÚrent de ne céder sur rien, de maintenir quand mÃÂȘme leurs conditions, qui étaient les seules justes. L'entrevue eut lieu le mardi matin, le jour oÃÂč le coron tombait à la misÚre noire. Elle fut moins cordiale que la premiÚre. Maheu parla encore, expliqua que les camarades les envoyaient demander si ces messieurs n'avaient rien de nouveau à leur dire. D'abord, M. Hennebeau affecta la surprise aucun ordre ne lui était parvenu, les choses ne pouvaient changer, tant que les mineurs s'entÃÂȘteraient dans leur révolte détestable et cette raideur autoritaire produisit l'effet le plus fùcheux, à tel point que, si les délégués s'étaient dérangés avec des intentions conciliantes, la façon dont on les recevait, aurait suffi à les faire s'obstiner davantage. Ensuite, le directeur voulut bien chercher un terrain de concessions mutuelles ainsi, les ouvriers accepteraient le paiement du boisage à part, tandis que la Compagnie hausserait ce paiement des deux centimes dont on l'accusait de profiter. Du reste, il ajoutait qu'il prenait l'offre sur lui, que rien n'était résolu, qu'il se flattait pourtant d'obtenir à Paris cette concession. Mais les délégués refusÚrent et répétÚrent leurs exigences le maintien de l'ancien systÚme, avec une hausse de cinq centimes par berline. Alors, il avoua qu'il pouvait traiter tout de suite, il les pressa d'accepter, au nom de leurs femmes et de leurs petits mourant de faim. Et, les yeux à terre, le crùne dur, ils dirent non, toujours non, d'un branle farouche. On se sépara brutalement. M. Hennebeau faisait claquer les portes. Etienne, Maheu et les autres s'en allaient, tapant leurs gros talons sur le pavé, dans la rage muette des vaincus poussés à bout. Vers deux heures, les femmes du coron tentÚrent, de leur cÎté, une démarche prÚs de Maigrat. Il n'y avait plus que cet espoir, fléchir cet homme, lui arracher une nouvelle semaine de crédit. C'était une idée de la Maheude, qui comptait souvent trop sur le bon coeur des gens. Elle décida la Brûlé et la Levaque à l'accompagner; quant à la Pierronne, elle s'excusa, elle raconta qu'elle ne pouvait quitter Pierron, dont la maladie n'en finissait pas de guérir. D'autres femmes se joignirent à la bande, elles étaient bien une vingtaine. Lorsque les bourgeois de Montsou les virent arriver, tenant la largeur de la route, sombres et misérables, ils hochÚrent la tÃÂȘte d'inquiétude. Des portes se fermÚrent, une dame cacha son argenterie. On les rencontrait ainsi pour la premiÚre fois, et rien n'était d'un plus mauvais signe d'ordinaire, tout se gùtait, quand les femmes battaient ainsi les chemins. Chez Maigrat, il y eut une scÚne violente. D'abord, il les avait fait entrer, ricanant, feignant de croire qu'elles venaient payer leurs dettes ça, c'était gentil, de s'ÃÂȘtre entendu, pour apporter l'argent d'un coup. Puis, dÚs que la Maheude eut pris la parole, il affecta de s'emporter. Est-ce qu'elles se fichaient du monde? Encore du crédit, elles rÃÂȘvaient donc de le mettre sur la paille? Non, plus une pomme de terre, plus une miette de pain! Et il les renvoyait à l'épicier Verdonck, aux boulangers Carouble et Smelten, puisqu'elles se servaient chez eux, maintenant. Les femmes l'écoutaient d'un air d'humilité peureuse, s'excusaient, guettaient dans ses yeux s'il se laissait attendrir. Il recommença à dire des farces, il offrit sa boutique à la Brûlé, si elle le prenait pour galant. Une telle lùcheté les tenait toutes, qu'elles en rirent; et la Levaque renchérit, déclara qu'elle voulait bien, elle. Mais il fut aussitÎt grossier, il les poussa vers la porte. Comme elles insistaient, suppliantes, il en brutalisa une. Les autres, sur le trottoir, le traitÚrent de vendu, tandis que la Maheude, les deux bras en l'air dans un élan d'indignation vengeresse, appelait la mort, en criant qu'un homme pareil ne méritait pas de manger. Le retour au coron fut lugubre. Quand les femmes rentrÚrent les mains vides, les hommes les regardÚrent, puis baissÚrent la tÃÂȘte. C'était fini, la journée s'achÚverait sans une cuillerée de soupe; et les autres journées s'étendaient dans une ombre glacée, oÃÂč ne luisait pas un espoir. Ils avaient voulu cela, aucun ne parlait de se rendre. Cet excÚs de misÚre les faisait s'entÃÂȘter davantage, muets, comme des bÃÂȘtes traquées, résolues à mourir au fond de leur trou, plutÎt que d'en sortir. Qui aurait osé parler le premier de soumission? on avait juré avec les camarades de tenir tous ensemble, et tous tiendraient, ainsi qu'on tenait à la fosse, quand il y en avait un sous un éboulement. Ca se devait, ils étaient là -bas à une bonne école pour savoir se résigner; on pouvait se serrer le ventre pendant huit jours, lorsqu'on avalait le feu et l'eau depuis l'ùge de douze ans; et leur dévouement se doublait ainsi d'un orgueil de soldats, d'hommes fiers de leur métier, ayant pris dans leur lutte quotidienne contre la mort, une vantardise du sacrifice. Chez les Maheu, la soirée fut affreuse. Tous se taisaient, assis devant le feu mourant, oÃÂč fumait la derniÚre pùtée d'escaillage. AprÚs avoir vidé les matelas poignée à poignée, on s'était décidé l'avant-veille à vendre pour trois francs le coucou; et la piÚce semblait nue et morte, depuis que le tic-tac familier ne l'emplissait plus de son bruit. Maintenant, au milieu du buffet, il ne restait d'autre luxe que la boÃte de carton rose, un ancien cadeau de Maheu, auquel la Maheude tenait comme à un bijou. Les deux bonnes chaises étaient parties, le pÚre Bonnemort et les enfants se serraient sur un vieux banc moussu, rentré du jardin. Et le crépuscule livide qui tombait, semblait augmenter le froid. - Quoi faire? répéta la Maheude, accroupie au coin du fourneau. Etienne, debout, regardait les portraits de l'empereur et de l'impératrice, collés contre le mur. Il les en aurait arrachés depuis longtemps, sans la famille qui les défendait, pour l'ornement. Aussi murmura-t-il, les dents serrées - Et dire qu'on n'aurait pas deux sous de ces jean-foutre qui nous regardent crever! - Si je portais la boÃte? reprit la femme toute pùle, aprÚs une hésitation. Maheu, assis au bord de la table, les jambes pendantes et la tÃÂȘte sur la poitrine, s'était redressé. - Non, je ne veux pas! Péniblement, la Maheude se leva et fit le tour de la piÚce. Etait-ce Dieu possible, d'en ÃÂȘtre réduit à cette misÚre! le buffet sans une miette, plus rien à vendre, pas mÃÂȘme une idée pour avoir un pain! Et le feu qui allait s'éteindre! Elle s'emporta contre Alzire qu'elle avait envoyée le matin aux escarbilles, sur le terri, et qui était revenue les mains vides, en disant que la Compagnie défendait la glane. Est-ce qu'on ne s'en foutait pas, de la Compagnie? comme si l'on volait quelqu'un, à ramasser les brins de charbon perdus! La petite, désespérée, racontait qu'un homme l'avait menacée d'une gifle; puis, elle promit d'y retourner, le lendemain, et de se laisser battre. - Et ce bougre de Jeanlin? cria la mÚre, oÃÂč est-il encore, je vous le demande?... Il devait apporter de la salade on en aurait brouté comme des bÃÂȘtes, au moins! Vous verrez qu'il ne rentrera pas. Hier déjà , il a découché. Je ne sais ce qu'il trafique, mais la rosse a toujours l'air d'avoir le ventre plein. - Peut-ÃÂȘtre, dit Etienne, ramasse-t-il des sous sur la route. Du coup, elle brandit les deux poings, hors d'elle. - Si je savais ca!... Mes enfants mendier! J'aimerais mieux les tuer et me tuer ensuite. Maheu, de nouveau, s'était affaissé, au bord de la table. Lénore et Henri, étonnés qu'on ne mangeùt pas, commençaient à geindre; tandis que le vieux Bonnemort, silencieux, roulait philosophiquement la langue dans sa bouche, pour tromper sa faim. Personne ne parla plus, tous s'engourdissaient sous cette aggravation de leurs maux, le grand-pÚre toussant, crachant noir, repris de rhumatismes qui se tournaient en hydropisie, le pÚre asthmatique, les genoux enflés d'eau, la mÚre et les petits travaillés de la scrofule et de l'anémie héréditaires. Sans doute le métier voulait ça; on ne s'en plaignait que lorsque le manque de nourriture achevait le monde; et déjà l'on tombait comme des mouches, dans le coron. Il fallait pourtant trouver à souper. Quoi faire, oÃÂč aller, mon Dieu? Alors, dans le crépuscule dont la morne tristesse assombrissait de plus en plus la piÚce, Etienne, qui hésitait depuis un instant, se décida, le coeur crevé. - Attendez-moi, dit-il. Je vais voir quelque part. Et il sortit. L'idée de la Mouquette lui était venue. Elle devait bien avoir un pain et elle le donnerait volontiers. Cela le fùchait, d'ÃÂȘtre ainsi forcé de retourner à Réquillart cette fille lui baiserait les mains, de son air de servante amoureuse; mais on ne lùchait pas des amis dans la peine, il serait encore gentil avec elle, s'il le fallait. - Moi aussi, je vais voir, dit à son tour la Maheude. C'est trop bÃÂȘte. Elle rouvrit la porte derriÚre le jeune homme et la rejeta violemment, laissant les autres immobiles et muets, dans la maigre clarté d'un bout de chandelle qu'Alzire venait d'allumer. Dehors, une courte réflexion l'arrÃÂȘta. Puis, elle entra chez les Levaque. - Dis donc, je t'ai prÃÂȘté un pain, l'autre jour. Si tu me le rendais. Mais elle s'interrompit, ce qu'elle voyait n'était guÚre encourageant; et la maison sentait la misÚre plus que la sienne. La Levaque, les yeux fixes, regardait son feu éteint, tandis que Levaque, soûlé par des cloutiers, l'estomac vide, dormait sur la table. Adossé au mur, Bouteloup frottait machinalement ses épaules, avec l'ahurissement d'un bon diable, dont on a mangé les économies, et qui s'étonne d'avoir à se serrer le ventre. - Un pain, ah! ma chÚre, répondit la Levaque. Moi qui voulais t'en emprunter un autre! Puis, comme son mari grognait de douleur dans son sommeil, elle lui écrasa la face contre la table. - Tais-toi, cochon! Tant mieux, si ça te brûle les boyaux!... Au lieu de te faire payer à boire, est-ce que tu n'aurais pas dû demander vingt sous à un ami? Elle continua, jurant, se soulageant, au milieu de la saleté du ménage, abandonné depuis si longtemps déjà , qu'une odeur insupportable s'exhalait du carreau. Tout pouvait craquer, elle s'en fichait! Son fils, ce gueux de Bébert, avait aussi disparu depuis le matin, et elle criait que ce serait un fameux débarras, s'il ne revenait plus. Puis, elle dit qu'elle allait se coucher. Au moins, elle aurait chaud. Elle bouscula Bouteloup. - Allons, houp! montons... Le feu est mort, pas besoin d'allumer la chandelle pour voir les assiettes vides... Viens-tu à la fin, Louis? Je te dis que nous nous couchons. On se colle, ça soulage... Et que ce nom de Dieu de saoulard crÚve ici de froid tout seul! Quand elle se retrouva dehors, la Maheude coupa résolument par les jardins, pour se rendre chez les Pierron. Des rires s'entendaient. Elle frappa, et il y eut un brusque silence. On mit une grande minute à lui ouvrir. - Tiens! c'est toi, s'écria la Pierronne en affectant une vive surprise. Je croyais que c'était le médecin. Sans la laisser parler, elle continua, elle montra Pierron assis devant un grand feu de houille. - Ah! il ne va pas, il ne va toujours pas. La figure a l'air bonne, c'est dans le ventre que ça le travaille. Alors, il lui faut de la chaleur, on brûle tout ce qu'on a. Pierron, en effet, semblait gaillard, le teint fleuri, la chair grasse. Vainement il soufflait, pour faire l'homme malade. D'ailleurs, la Maheude, en entrant, venait de sentir une forte odeur de lapin bien sûr qu'on avait déménagé le plat. Des miettes traÃnaient sur la table; et, au beau milieu, elle aperçut une bouteille de vin oubliée. - Maman est allée à Montsou pour tùcher d'avoir un pain, reprit la Pierronne. Nous nous morfondons à l'attendre. Mais sa voix s'étrangla, elle avait suivi le regard de la voisine, et elle aussi était tombée sur la bouteille. Tout de suite, elle se remit, elle raconta l'histoire oui, c'était du vin, les bourgeois de la Piolaine lui avaient apporté cette bouteille-là pour son homme, à qui le médecin ordonnait du bordeaux. Et elle ne tarissait pas en remerciements, quels braves bourgeois! la demoiselle surtout, pas fiÚre, entrant chez les ouvriers, distribuant elle-mÃÂȘme ses aumÎnes! - Je sais, dit la Maheude, je les connais. Son coeur se serrait à l'idée que le bien va toujours aux moins pauvres. Jamais ça ne ratait, ces gens de la Piolaine auraient porté de l'eau à la riviÚre. Comment ne les avait-elle pas vus dans le coron? Peut-ÃÂȘtre tout de mÃÂȘme en aurait-elle tiré quelque chose. - J'étais donc venue, avoua-t-elle enfin, pour savoir s'il y avait plus gras chez vous que chez nous... As-tu seulement du vermicelle, à charge de revanche? La Pierronne se désespéra bruyamment. - Rien du tout, ma chÚre. Pas ce qui s'appelle un grain de semoule... Si maman ne rentre pas, c'est qu'elle n'a point réussi. Nous allons nous coucher sans souper. A ce moment, des pleurs vinrent de la cave, et elle s'emporta, elle tapa du poing contre la porte. C'était cette coureuse de Lydie qu'elle avait enfermée, disait-elle, pour la punir de n'ÃÂȘtre rentrée qu'à cinq heures, aprÚs toute une journée de vagabondage. On ne pouvait plus la dompter, elle disparaissait continuellement. Cependant, la Maheude restait debout, sans se décider à partir. Ce grand feu la pénétrait d'un bien-ÃÂȘtre douloureux, la pensée qu'on mangeait là , lui creusait l'estomac davantage. Evidemment, ils avaient renvoyé la vieille et enfermé la petite, pour bùfrer leur lapin. Ah! on avait beau dire, quand une femme se conduisait mal, ça portait bonheur à sa maison! - Bonsoir, dit-elle tout d'un coup. Dehors, la nuit était tombée, et la lune, derriÚre des nuages, éclairait la terre d'une clarté louche. Au lieu de retraverser les jardins, la Maheude fit le tour, désolée, n'osant rentrer chez elle. Mais, le long des façades mortes, toutes les portes sentaient la famine et sonnaient le creux. A quoi bon frapper? c'était misÚre et compagnie. Depuis des semaines qu'on ne mangeait plus, l'odeur de l'oignon elle-mÃÂȘme était partie, cette odeur forte qui annonçait le coron de loin, dans la campagne; maintenant, il n'avait que l'odeur des vieux caveaux, l'humidité des trous oÃÂč rien ne vit. Les bruits vagues se mouraient, des larmes étouffées, des jurons perdus; et, dans le silence qui s'alourdissait peu à peu, on entendait venir le sommeil de la faim, l'écrasement des corps jetés en travers des lits, sous les cauchemars des ventres vides. Comme elle passait devant l'église, elle vit une ombre filer rapidement. Un espoir la fit se hùter, car elle avait reconnu le curé de Montsou, l'abbé Joire, qui disait la messe le dimanche à la chapelle du coron sans doute il sortait de la sacristie, oÃÂč le rÚglement de quelque affaire l'avait appelé. Le dos rond, il courait de son air d'homme gras et doux, désireux de vivre en paix avec tout le monde. S'il avait fait sa course à la nuit, ce devait ÃÂȘtre pour ne pas se compromettre au milieu des mineurs. On disait du reste qu'il venait d'obtenir de l'avancement. MÃÂȘme, il s'était promené déjà avec son successeur, un abbé maigre, aux yeux de braise rouge. - Monsieur le curé, monsieur le curé, bégaya la Maheude. Mais il ne s'arrÃÂȘta point. - Bonsoir, bonsoir, ma brave femme. Elle se retrouvait devant chez elle. Ses jambes ne la portaient plus, et elle rentra. Personne n'avait bougé. Maheu était toujours au bord de la table, abattu. Le vieux Bonnemort et les petits se serraient sur le banc, pour avoir moins froid. Et on ne s'était pas dit une parole, seule la chandelle avait brûlé, si courte, que la lumiÚre elle-mÃÂȘme bientÎt leur manquerait. Au bruit de la porte, les enfants tournÚrent la tÃÂȘte; mais, en voyant que la mÚre ne rapportait rien, ils se remirent à regarder par terre, renfonçant une grosse envie de pleurer, de peur qu'on ne les grondùt. La Maheude était retombée à sa place, prÚs du feu mourant. On ne la questionna point, le silence continua. Tous avaient compris, ils jugeaient inutile de se fatiguer encore à causer; et c'était maintenant une attente anéantie, sans courage, l'attente derniÚre du secours qu'Etienne, peut-ÃÂȘtre, allait déterrer quelque part. Les minutes s'écoulaient, ils finissaient par ne plus y compter. Lorsque Etienne reparut, il avait, dans un torchon une douzaine de pommes de terre, cuites et refroidies. - Voilà tout ce que j'ai trouvé, dit-il. Chez la Mouquette, le pain manquait également c'était son dÃner qu'elle lui avait mis de force dans ce torchon, en le baisant de tout son coeur. - Merci, répondit-il à la Maheude qui lui offrait sa part. J'ai mangé là -bas. Il mentait, il regardait d'un air sombre les enfants se jeter sur la nourriture. Le pÚre et la mÚre, eux aussi, se retenaient, afin d'en laisser davantage; mais le vieux, goulûment, avalait tout. On dut lui reprendre une pomme de terre pour Alzire. Alors, Etienne dit qu'il avait appris des nouvelles. La Compagnie, irritée de l'entÃÂȘtement des grévistes, parlait de rendre leurs livrets aux mineurs compromis. Elle voulait la guerre, décidément. Et un bruit plus grave circulait elle se vantait d'avoir décidé un grand nombre d'ouvriers à redescendre le lendemain, la Victoire et Feutry-Cantel devaient ÃÂȘtre au complet; mÃÂȘme il y aurait, à Madeleine et à Mirou, un tiers des hommes. Les Maheu furent exaspérés. - Nom de Dieu! cria le pÚre, s'il y a des traÃtres, faut régler leur compte! Et, debout, cédant à l'emportement de sa souffrance - A demain soir, dans la forÃÂȘt!... Puisqu'on nous empÃÂȘche de nous entendre au Bon-Joyeux, c'est dans la forÃÂȘt que nous serons chez nous. Ce cri avait réveillé le vieux Bonnemort, que sa gloutonnerie assoupissait. C'était le cri ancien de ralliement, le rendez-vous oÃÂč les mineurs de jadis allaient comploter leur résistance aux soldats du roi. - Oui, oui, à Vandame! J'en suis, si l'on va là -bas! La Maheude eut un geste énergique. - Nous irons tous. Ca finira, ces injustices et ces traÃtrises! Etienne décida que le rendez-vous serait donné à tous les corons, pour le lendemain soir. Mais le feu était mort, comme chez les Levaque, et la chandelle brusquement s'éteignit. Il n'y avait plus de houille, plus de pétrole, il fallut se coucher à tùtons, dans le grand froid qui pinçait la peau. Les petits pleuraient. IV, VI Jeanlin, guéri, marchait à présent; mais ses jambes étaient si mal recollées, qu'il boitait de la droite et de la gauche; et il fallait le voir filer d'un train de canard, courant aussi fort qu'autrefois, avec son adresse de bÃÂȘte malfaisante et voleuse. Ce soir-là , au crépuscule, sur la route de Réquillart, Jeanlin, accompagné de ses inséparables, Bébert et Lydie, faisait le guet. Il s'était embusqué dans un terrain vague, derriÚre une palissade, en face d'une épicerie borgne, plantée de travers à l'encoignure d'un sentier. Une vieille femme, presque aveugle, y étalait trois ou quatre sacs de lentilles et de haricots, noirs de poussiÚre; et c'était une antique morue sÚche, pendue à la porte, chinée de chiures de mouche, qu'il couvait de ses yeux minces. Déjà deux fois, il avait lancé Bébert, pour aller la décrocher. Mais, chaque fois, du monde avait paru, au coude du chemin. Toujours des gÃÂȘneurs, on ne pouvait pas faire ses affaires! Un monsieur à cheval déboucha, et les enfants s'aplatirent au pied de la palissade, en reconnaissant M. Hennebeau. Souvent, on le voyait ainsi par les routes, depuis la grÚve, voyageant seul au milieu des corons révoltés, mettant un courage tranquille à s'assurer en personne de l'état du pays. Et jamais une pierre n'avait sifflé à ses oreilles, il ne rencontrait que des hommes silencieux et lents à le saluer, il tombait le plus souvent sur des amoureux, qui se moquaient de la politique et se bourraient de plaisir, dans les coins. Au trot de sa jument, la tÃÂȘte droite pour ne déranger personne, il passait, tandis que son coeur se gonflait d'un besoin inassouvi, à travers cette goinfrerie des amours libres. Il aperçut parfaitement les galopins, les petits sur la petite, en tas. Jusqu'aux marmots qui déjà s'égayaient à frotter leur misÚre! Ses yeux s'étaient mouillés, il disparut, raide sur la selle, militairement boutonné dans sa redingote. - Foutu sort! dit Jeanlin, ça ne finira pas... Vas-y, Bébert! tire sur la queue! Mais deux hommes, de nouveau, arrivaient, et l'enfant étouffa encore un juron, quand il entendit la voix de son frÚre Zacharie, en train de raconter à Mouquet comment il avait découvert une piÚce de quarante sous, cousue dans une jupe de sa femme. Tous deux ricanaient d'aise, en se tapant sur les épaules. Mouquet eut l'idée d'une grande partie de crosse pour le lendemain on partirait à deux heures de l'Avantage, on irait du cÎté de Montoire, prÚs de Marchiennes. Zacharie accepta. Qu'est-ce qu'on avait à les embÃÂȘter avec la grÚve? autant rigoler, puisqu'on ne fichait rien! Et ils tournaient le coin de la route, lorsque Etienne, qui venait du canal, les arrÃÂȘta et se mit à causer. - Est-ce qu'ils vont coucher ici? reprit Jeanlin exaspéré. V'là la nuit, la vieille rentre ses sacs. Un autre mineur descendait vers Réquillart. Etienne s'éloigna avec lui; et, comme ils passaient devant la palissade, l'enfant les entendit parler de la forÃÂȘt on avait dû remettre le rendez-vous au lendemain, par crainte de ne pouvoir avertir en un jour tous les corons. - Dites donc, murmura-t-il à ses deux camarades, la grande machine est pour demain. Faut en ÃÂȘtre. Hein? nous filerons, l'aprÚs-midi. Et, la route enfin étant libre, il lança Bébert. - Hardi! tire sur la queue!... Et méfie-toi, la vieille a son balai. Heureusement, la nuit se faisait noire. Bébert, d'un bond, s'était pendu à la morue, dont la ficelle cassa. Il prit sa course, en l'agitant comme un cerf-volant, suivi par les deux autres, galopant tous les trois. L'épiciÚre, étonnée, sortit de sa boutique, sans comprendre, sans pouvoir distinguer ce troupeau qui se perdait dans les ténÚbres. Ces vauriens finissaient pas ÃÂȘtre la terreur du pays. Ils l'avaient envahi peu à peu, ainsi qu'une horde sauvage. D'abord, ils s'étaient contentés du carreau du Voreux, se culbutant dans le stock de charbon, d'oÃÂč ils sortaient pareils à des nÚgres, faisant des parties de cache-cache parmi la provision des bois, au travers de laquelle ils se perdaient, comme au fond d'une forÃÂȘt vierge. Puis, ils avaient pris d'assaut le terri, ils en descendaient sur leur derriÚre les parties nues, bouillantes encore des incendies intérieurs, ils se glissaient parmi les ronces des parties anciennes, cachés la journée entiÚre, occupés à des petits jeux tranquilles de souris polissonnes. Et ils élargissaient toujours leurs conquÃÂȘtes, allaient se battre au sang dans les tas de briques, couraient les prés en mangeant sans pain toutes sortes d'herbes laiteuses, fouillaient les berges du canal pour prendre des poissons de vase qu'ils avalaient crus, et poussaient plus loin, et voyageaient à des kilomÚtres, jusqu'aux futaies de Vandame, sous lesquelles ils se gorgeaient de fraises au printemps, de noisettes et de myrtilles en été. BientÎt l'immense plaine leur avait appartenu. Mais ce qui les lançait ainsi, de Montsou à Marchiennes, sans cesse par les chemins, avec des yeux de jeunes loups, c'était un besoin croissant de maraude. Jeanlin restait le capitaine de ces expéditions, jetant la troupe sur toutes les proies, ravageant les champs d'oignons, pillant les vergers, attaquant les étalages. Dans le pays, on accusait les mineurs en grÚve, on parlait d'une vaste bande organisée. Un jour mÃÂȘme, il avait forcé Lydie à voler sa mÚre, il s'était fait apporter par elle deux douzaines de sucres d'orge que la Pierronne tenait dans un bocal, sur une des planches de sa fenÃÂȘtre; et la petite, rouée de coups, ne l'avait pas trahi, tellement elle tremblait devant son autorité. Le pis était qu'il se taillait la part du lion. Bébert, également, devait lui remettre le butin, heureux si le capitaine ne le giflait pas, pour garder tout. Depuis quelque temps, Jeanlin abusait. Il battait Lydie comme on bat une femme légitime, et il profitait de la crédulité de Bébert pour l'engager dans des aventures désagréables, trÚs amusé de faire tourner en bourrique ce gros garçon, plus fort que lui, qui l'aurait assommé d'un coup de poing. Il les méprisait tous les deux, les traitait en esclaves, leur racontait qu'il avait pour maÃtresse une princesse, devant laquelle ils étaient indignes de se montrer. Et, en effet, il y avait huit jours qu'il disparaissait brusquement, au bout d'une rue, au tournant d'un sentier, n'importe oÃÂč il se trouvait, aprÚs leur avoir ordonné, l'air terrible, de rentrer au coron. D'abord, il empochait le butin. Ce fut d'ailleurs ce qui arriva, ce soir-là . - Donne, dit-il en arrachant la morue des mains de son camarade, lorsqu'ils s'arrÃÂȘtÚrent tous trois, à un coude de la route, prÚs de Réquillart. Bébert protesta. - J'en veux, tu sais. C'est moi qui l'ai prise. - Hein, quoi? cria-t-il. T'en auras, si je t'en donne, et pas ce soir, bien sûr demain, s'il en reste. Il bourra Lydie, il les planta l'un et l'autre sur la mÃÂȘme ligne, comme des soldats au port d'armes. Puis, passant derriÚre eux - Maintenant, vous allez rester là cinq minutes, sans vous retourner... Nom de Dieu! si vous vous retournez, il y aura des bÃÂȘtes qui vous mangeront... Et vous rentrerez ensuite tout droit, et si Bébert touche à Lydie en chemin, je le saurai, je vous ficherai des claques. Alors, il s'évanouit au fond de l'ombre, avec une telle légÚreté, qu'on n'entendit mÃÂȘme pas le bruit de ses pieds nus. Les deux enfants demeurÚrent immobiles durant les cinq minutes, sans regarder en arriÚre, par crainte de recevoir une gifle de l'invisible. Lentement, une grande affection était née entre eux, dans leur commune terreur. Lui, toujours, songeait à la prendre, à la serrer trÚs fort entre ses bras, comme il voyait faire aux autres; et, elle aussi aurait bien voulu, car ça l'aurait changée, d'ÃÂȘtre ainsi caressée gentiment. Mais ni lui ni elle ne se serait permis de désobéir. Quand ils s'en allÚrent, bien que la nuit fût trÚs noire, ils ne s'embrassÚrent mÃÂȘme pas, ils marchÚrent cÎte à cÎte, attendris et désespérés, certains que, s'ils se touchaient, le capitaine par-derriÚre leur allongerait des claques. Etienne, à la mÃÂȘme heure, était entré à Réquillart. La veille, Mouquette l'avait supplié de revenir, et il revenait, honteux, pris d'un goût qu'il refusait de s'avouer, pour cette fille qui l'adorait comme un Jésus. C'était, d'ailleurs, dans l'intention de rompre. Il la verrait, il lui expliquerait qu'elle ne devait plus le poursuivre, à cause des camarades. On n'était guÚre à la joie, ça manquait d'honnÃÂȘteté, de se payer ainsi des douceurs, quand le monde crevait de faim. Et, ne l'ayant pas trouvée chez elle, il s'était décidé à l'attendre, il guettait les ombres au passage. Sous le beffroi en ruine, l'ancien puits s'ouvrait, à demi obstrué. Une poutre toute droite, oÃÂč tenait un morceau de toiture, avait un profil de potence, au-dessus du trou noir; et, dans le muraillement éclaté des margelles, deux arbres poussaient, un sorbier et un platane, qui semblaient grandir du fond de la terre. C'était un coin de sauvage abandon, l'entrée herbue et chevelue d'un gouffre, embarrassée de vieux bois, plantée de prunelliers et d'aubépines, que les fauvettes peuplaient de leurs nids, au printemps. Voulant éviter de gros frais d'entretien, la Compagnie, depuis dix ans, se proposait de combler cette fosse morte; mais elle attendait d'avoir installé au Voreux un ventilateur, car le foyer d'aérage des deux puits, qui communiquaient, se trouvait placé au pied de Réquillart, dont l'ancien goyot d'épuisement servait de cheminée. On s'était contenté de consolider le cuvelage du niveau par des étais placés en travers, barrant l'extraction, et on avait délaissé les galeries supérieures, pour ne surveiller que la galerie du fond, dans laquelle flambait le fourneau d'enfer, l'énorme brasier de houille, au tirage si puissant, que l'appel d'air faisait souffler le vent en tempÃÂȘte, d'un bout à l'autre de la fosse voisine. Par prudence, afin qu'on pût monter et descendre encore, l'ordre était donné d'entretenir le goyot des échelles; seulement, personne ne s'en occupait, les échelles se pourrissaient d'humidité, des paliers s'étaient effondrés déjà . En haut, une grande ronce bouchait l'entrée du goyot; et comme la premiÚre échelle avait perdu des échelons, il fallait, pour l'atteindre, se pendre à une racine du sorbier, puis se laisser tomber au petit bonheur, dans le noir. Etienne patientait, caché derriÚre un buisson, lorsqu'il entendit, parmi les branches, un long frÎlement. Il crut à la fuite effrayée d'une couleuvre. Mais la brusque lueur d'une allumette l'étonna, et il demeura stupéfait, en reconnaissant Jeanlin qui allumait une chandelle et qui s'abÃmait dans la terre. Une curiosité si vive le saisit, qu'il s'approcha du trou l'enfant avait disparu, une lueur faible venait du deuxiÚme palier. Il hésita un instant, puis se laissa rouler, en se tenant aux racines, pensa faire le saut des cinq cent vingt-quatre mÚtres que mesurait la fosse, finit pourtant par sentir un échelon. Et il descendit doucement. Jeanlin n'avait rien dû entendre, Etienne voyait toujours, sous lui, la lumiÚre s'enfoncer, tandis que l'ombre du petit, colossale et inquiétante, dansait, avec le déhanchement de ses jambes infirmes. Il gambillait, d'une adresse de singe à se rattraper des mains, des pieds, du menton, quand les échelons manquaient. Les échelles, de sept mÚtres, se succédaient, les unes solides encore, les autres branlantes, craquantes, prÚs de se rompre; les paliers étroits défilaient, verdis, pourris tellement, qu'on marchait comme dans la mousse; et, à mesure qu'on descendait, la chaleur était suffocante, une chaleur de four, qui venait du goyot de tirage, heureusement peu actif depuis la grÚve, car en temps de travail, lorsque le foyer mangeait ses cinq mille kilogrammes de houille par jour, on n'aurait pu se risquer là , sans se rÎtir le poil. - Quel nom de Dieu de crapaud! jurait Etienne étouffé, oÃÂč diable va-t-il? Deux fois, il avait failli culbuter. Ses pieds glissaient sur le bois humide. Au moins, s'il avait eu une chandelle comme l'enfant; mais il se cognait à chaque minute, il n'était guidé que par la lueur vague, fuyant sous lui. C'était bien la vingtiÚme échelle déjà , et la descente continuait. Alors, il les compta vingt et une, vingt-deux, vingt-trois, et il s'enfonçait, et il s'enfonçait toujours. Une cuisson ardente lui enflait la tÃÂȘte, il croyait tomber dans une fournaise. Enfin, il arriva à un accrochage, et il aperçut la chandelle qui filait au fond d'une galerie. Trente échelles, cela faisait deux cent dix mÚtres environ. - Est-ce qu'il va me promener longtemps? pensait-il. C'est pour sûr dans l'écurie qu'il se terre. Mais, à gauche, la voie qui conduisait à l'écurie, était barrée par un éboulement. Le voyage recommença, plus pénible et plus dangereux. Des chauves-souris, effarées, voletaient, se collaient à la voûte de l'accrochage. Il dut se hùter pour ne pas perdre de vue la lumiÚre, il se jeta dans la mÃÂȘme galerie; seulement, oÃÂč l'enfant passait à l'aise, avec sa souplesse de serpent, lui ne pouvait se glisser sans meurtrir ses membres. Cette galerie, comme toutes les anciennes voies, s'était resserrée, se resserrait encore chaque jour, sous la continuelle poussée des terrains; et il n'y avait plus, à certaines places, qu'un boyau, qui devait finir Par s'effacer lui-mÃÂȘme. Dans ce travail d'étranglement, les bois éclatés, déchirés, devenaient un péril, menaçaient de lui scier la chair, de l'enfiler au passage, à la pointe de leurs échardes, aiguÃs comme des épées. Il n'avançait qu'avec précaution, à genoux ou sur le ventre, tùtant l'ombre devant lui. Brusquement, une bande de rats le piétina, lui courut de la nuque aux pieds, dans un galop de fuite. - Tonnerre de Dieu! y sommes-nous à la fin? gronda-t-il, les reins cassés, hors d'haleine, On y était. Au bout d'un kilomÚtre, le boyau s'élargissait, on tombait dans une partie de voie admirablement conservée. C'était le fond de l'ancienne voie de roulage, taillée à travers banc, pareille à une grotte naturelle. Il avait dû s'arrÃÂȘter, il voyait de loin l'enfant qui venait de poser sa chandelle entre deux pierres, et qui se mettait à l'aise, l'air tranquille et soulagé, en homme heureux de rentrer chez lui. Une installation complÚte changeait ce bout de galerie en une demeure confortable. Par terre, dans un coin, un amas de foin faisait une couche molle; sur d'anciens bois, plantés en forme de table, il y avait de tout, du pain, des pommes, des litres de geniÚvre entamés une vraie caverne scélérate, du butin entassé depuis des semaines, mÃÂȘme du butin inutile, du savon et du cirage, volés pour le plaisir du vol. Et le petit, tout seul au milieu de ces rapines, en jouissait en brigand égoïste. - Dis donc, est-ce que tu te fous du monde? cria Etienne, lorsqu'il eut soufflé un moment. Tu descends te goberger ici, quand nous crevons de faim là -haut? Jeanlin, atterré, tremblait. Mais, en reconnaissant le jeune homme, il se tranquillisa vite. - Veux-tu dÃner avec moi? finit-il par dire. Hein? un morceau de morue grillée?... Tu vas voir. Il n'avait pas lùché sa morue, et s'était mis à en gratter proprement les chiures de mouche, avec un beau couteau neuf, un de ces petits couteaux-poignards à manche d'os, oÃÂč sont inscrites des devises. Celui-ci portait le mot "Amour", simplement. - Tu as un joli couteau, fit remarquer Etienne. - C'est un cadeau de Lydie, répondit Jeanlin, qui négligea d'ajouter que Lydie l'avait volé, sur son ordre, à un camelot de Montsou, devant le débit de la TÃÂȘte-Coupée. Puis, comme il grattait toujours, il ajouta d'un air fier - N'est-ce pas qu'on est bien chez moi?... On a un peu plus chaud que là -haut, et ça sent joliment meilleur! Etienne s'était assis, curieux de le faire causer. Il n'avait plus de colÚre, un intérÃÂȘt le prenait, pour cette crapule d'enfant, si brave et si industrieux dans ses vices. Et, en effet, il goûtait un bien-ÃÂȘtre, au fond de ce trou la chaleur n'y était plus trop forte, une température égale y régnait en dehors des saisons, d'une tiédeur de bain, pendant que le rude décembre gerçait sur la terre la peau des misérables. En vieillissant, les galeries s'épuraient des gaz nuisibles, tout le grisou était parti, on ne sentait là maintenant que l'odeur des anciens bois fermentés, une odeur subtile d'éther, comme aiguisée d'une pointe de girofle. Ces bois, du reste, devenaient amusants à voir, d'une pùleur jaunie de marbre, frangés de guipures blanchùtres, de végétations floconneuses qui semblaient les draper d'une passementerie de soie et de perles. D'autres se hérissaient de champignons. Et il y avait des vols de papillons blancs, des mouches et des araignées de neige, une population décolorée, à jamais ignorante du soleil. - Alors, tu n'as pas peur? demanda Etienne. Jeanlin le regarda, étonné. - Peur de quoi? puisque je suis tout seul. Mais la morue était grattée enfin. Il alluma un petit feu de bois, étala le brasier et la fit griller. Puis il coupa un pain en deux. C'était un régal terriblement salé, exquis tout de mÃÂȘme pour des estomacs solides. Etienne avait accepté sa part. - Ca ne m'étonne plus, si tu engraisses, pendant que nous maigrissons tous. Sais-tu que c'est cochon de t'empiffrer!... Et les autres, tu n'y songes pas? - Tiens! pourquoi les autres sont-ils trop bÃÂȘtes? - D'ailleurs, tu as raison de te cacher, car si ton pÚre apprenait que tu voles, il t'arrangerait. - Avec ça que les bourgeois ne nous volent pas! C'est toi qui le dis toujours. Quand j'ai chipé ce pain chez Maigrat, c'était bien sûr un pain qu'il nous devait. Le jeune homme se tut, la bouche pleine, troublé. Il le regardait, avec son museau, ses yeux verts, ses grandes oreilles, dans sa dégénérescence d'avorton à l'intelligence obscure et d'une ruse de sauvage, lentement repris par l'animalité ancienne. La mine, qui l'avait fait, venait de l'achever, en lui cassant les jambes. - Et Lydie, demanda de nouveau Etienne, est-ce que tu l'amÚnes ici, des fois? Jeanlin eut un rire méprisant. - La petite, ah! non, par exemple!... Les femmes, ça bavarde. Et il continuait à rire, plein d'un immense dédain pour Lydie et Bébert. Jamais on n'avait vu des enfants si cruches. L'idée qu'ils gobaient toutes ses bourdes, et qu'ils s'en allaient les mains vides, pendant qu'il mangeait la morue, au chaud, lui chatouillait les cÎtes d'aise. Puis, il conclut, avec une gravité de petit philosophe - Faut mieux ÃÂȘtre seul, on est toujours d'accord. Etienne avait fini son pain. Il but une gorgée de geniÚvre. Un instant, il s'était demandé s'il n'allait pas mal reconnaÃtre l'hospitalité de Jeanlin, en le ramenant au jour par une oreille, et en lui défendant de marauder davantage, sous la menace de tout dire à son pÚre. Mais, en examinant cette retraite profonde, une idée le travaillait qui sait s'il n'en aurait pas besoin, pour les camarades ou pour lui, dans le cas oÃÂč les choses se gùteraient, là -haut? Il fit jurer à l'enfant de ne pas découcher, comme il lui arrivait de le faire, lorsqu'il s'oubliait dans son foin; et, prenant un bout de chandelle, il s'en alla le premier, il le laissa ranger tranquillement son ménage. La Mouquette se désespérait à l'attendre, assise sur une poutre, malgré le grand froid. Quand elle l'aperçut, elle lui sauta au cou; et ce fut comme s'il lui enfonçait un couteau dans le coeur, lorsqu'il lui dit sa volonté de ne plus la voir. Mon Dieu! pourquoi? est-ce qu'elle ne l'aimait point assez? Craignant de succomber lui-mÃÂȘme à l'envie d'entrer chez elle, il l'entraÃnait vers la route, il lui expliquait, le plus doucement possible, qu'elle le compromettait aux yeux des camarades, qu'elle compromettait la cause de la politique. Elle s'étonna, qu'est-ce que ça pouvait faire à la politique? Enfin, la pensée lui vint qu'il rougissait de la connaÃtre; d'ailleurs, elle n'en était pas blessée, c'était tout naturel; et elle lui offrit de recevoir une gifle devant le monde, pour avoir l'air de rompre. Mais il la reverrait, rien qu'une petite fois, de temps à autre. Eperdument, elle le suppliait, elle jurait de se cacher, elle ne le garderait pas cinq minutes. Lui, trÚs ému, refusait toujours. Il le fallait. Alors, en la quittant, il voulut au moins l'embrasser. Pas à pas, ils étaient arrivés aux premiÚres maisons de Montsou, et ils se tenaient à pleins bras, sous la lune large et ronde, lorsqu'une femme passa prÚs d'eux, avec un brusque sursaut, comme si elle avait buté contre une pierre. - Qui est-ce? demanda Etienne inquiet. - C'est Catherine, répondit la Mouquette. Elle revient de Jean-Bart. La femme, maintenant, s'en allait, la tÃÂȘte basse, les jambes faibles, l'air trÚs las. Et le jeune homme la regardait, désespéré d'avoir été vu par elle, le coeur crevé d'un remords sans cause. Est-ce qu'elle n'était pas avec un homme? est-ce qu'elle ne l'avait pas fait souffrir de la mÃÂȘme souffrance, là , sur ce chemin de Réquillart, lorsqu'elle s'était donnée à cet homme? Mais cela, malgré tout, le désolait, de lui avoir rendu la pareille. - Veux-tu que je te dise? murmura la Mouquette en larmes, quand elle partit. Si tu ne veux pas de moi, c'est que tu en veux une autre. Le lendemain, le temps fut superbe, un ciel clair de gelée, une de ces belles journées d'hiver, oÃÂč la terre dure sonne comme un cristal sous les pieds. DÚs une heure, Jeanlin avait filé; mais il dut attendre Bébert derriÚre l'église, et ils faillirent partir sans Lydie, que sa mÚre avait encore enfermée dans la cave. On venait de l'en faire sortir et de lui mettre au bras un panier, en lui signifiant que, si elle ne le rapportait pas plein de pissenlits, on la renfermerait avec les rats, pour la nuit entiÚre. Aussi, prise de peur, voulait-elle tout de suite aller à la salade. Jeanlin l'en détourna on verrait plus tard. Depuis longtemps, Pologne, la grosse lapine de Rasseneur, le tracassait. Il passait devant l'Avantage, lorsque, justement, la lapine sortit sur la route. Il la saisit d'un bond par les oreilles, la fourra dans le panier de la petite; et tous les trois galopÚrent. On allait joliment s'amuser, à la faire courir comme un chien, jusqu'à la forÃÂȘt. Mais ils s'arrÃÂȘtÚrent, pour regarder Zacharie et Mouquet, qui, aprÚs avoir bu une chope avec deux autres camarades, entamaient leur grande partie de crosse. L'enjeu était une casquette neuve et un foulard rouge, déposés chez Rasseneur. Les quatre joueurs, deux par deux, mirent au marchandage le premier tour, du Voreux à la ferme Paillot, prÚs de trois kilomÚtres; et ce fut Zacharie qui l'emporta, il pariait en sept coups, tandis que Mouquet en demandait huit. On avait posé la cholette, le petit oeuf de buis, sur le pavé, une pointe en l'air. Tous tenaient leur crosse, le maillet au fer oblique, au long manche garni d'une ficelle fortement serrée. Deux heures sonnaient comme ils partaient. Zacharie, magistralement, pour son premier coup composé d'une série de trois, lança la cholette à plus de quatre cents mÚtres, au travers des champs de betteraves; car il était défendu de choler dans les villages et sur les routes, oÃÂč l'on avait tué du monde. Mouquet, solide lui aussi, déchola d'un bras si rude, que son coup unique ramena la bille de cent cinquante mÚtres en arriÚre. Et la partie continua, un camp cholant, l'autre camp décholant, toujours au pas de course, les pieds meurtris par les arÃÂȘtes gelées des terres de labour. D'abord, Jeanlin, Bébert et Lydie avaient galopé derriÚre les joueurs, enthousiasmés des grands coups. Puis, l'idée de Pologne qu'ils secouaient dans le panier leur était revenue; et, lùchant le jeu en pleine campagne, ils avaient sorti la lapine, curieux de voir si elle courait fort. Elle décampa, ils se jetÚrent derriÚre elle, ce fut une chasse d'une heure, à toutes jambes, avec des crochets continuels, des hurlements pour l'effrayer, des grands bras ouverts et refermés sur le vide. Si elle n'avait pas eu un commencement de grossesse, jamais ils ne l'auraient rattrapée. Comme ils soufflaient, des jurons leur firent tourner la tÃÂȘte. Ils venaient de retomber dans la partie de crosse, c'était Zacharie qui avait failli fendre le crùne de son frÚre. Les joueurs en étaient au quatriÚme tour de la ferme Paillot, ils avaient filé aux Quatre-Chemins, puis des Quatre-Chemins à Montoire; et, maintenant, ils allaient en six coups de Montoire au Pré-des-Vaches. Cela faisait deux lieues et demie en une heure; encore avaient-ils bu des chopes à l'estaminet Vincent et au débit; des Trois-Sages. Mouquet, cette fois, tenait la main. Il lui restait deux coups à choler, sa victoire était sûre, lorsque Zacharie, qui usait de son droit en ricanant, déchola avec tant d'adresse, que la cholette roula dans un fossé profond. Le partenaire de Mouquet ne put l'en sortir, ce fut un désastre. Tous quatre criaient, la partie s'en passionna, car on était manche à manche, il fallait recommencer. Du Pré-des-Vaches, il n'y avait pas deux kilomÚtres à la pointe des Herbes-Rousses en cinq coups. Là -bas, ils se rafraÃchiraient chez Lerenard. Mais Jeanlin avait une idée. Il les laissa partir, il sortit une ficelle de sa poche, qu'il lia à une patte de Pologne, la patte gauche de derriÚre. Et cela fut trÚs amusant, la lapine courait devant les trois galopins, tirant la cuisse, se déhanchant d'une si lamentable façon, que jamais ils n'avaient tant ri. Ensuite, ils l'attachÚrent par le cou, pour qu'elle galopùt; et, comme elle se fatiguait, ils la traÃnaient, sur le ventre, sur le dos, une vraie petite voiture. Ca durait depuis plus d'une heure, elle rùlait, lorsqu'ils la remirent vivement dans le panier, en entendant prÚs du bois à Cruchot les choleurs, dont ils coupaient le jeu une fois encore. A présent, Zacharie, Mouquet et les deux autres avalaient les kilomÚtres, sans autre repos que le temps de vider des chopes, dans tous les cabarets qu'ils se donnaient pour but. Des Herbes-Rousses, ils avaient filé à Buchy, puis à la Croix-de-Pierre, puis à Chamblay. La terre sonnait sous la débandade de leurs pieds, galopant sans relùche à la suite de la cholette, qui rebondissait sur la glace c'était un bon temps, on n'enfonçait pas, on ne courait que le risque de se casser les jambes. Dans l'air sec, les grands coups de crosse pétaient, pareils à des coups de feu. Les mains musculeuses serraient le manche ficelé, le corps entier se lançait, comme pour assommer un boeuf; et cela pendant des heures, d'un bout à l'autre de la plaine, par-dessus les fossés, les haies, les talus des routes, les murs bas des enclos. Il fallait avoir de bons soufflets dans la poitrine et des charniÚres en fer dans les genoux. Les haveurs s'y dérouillaient de la mine avec passion. Il y avait des enragés de vingt-cinq ans qui faisaient dix lieues. A quarante, on ne cholait plus, on était trop lourd. Cinq heures sonnÚrent, le crépuscule venait déjà . Encore un tour, jusqu'à la forÃÂȘt de Vandame, pour décider qui gagnait la casquette et le foulard; et Zacharie plaisantait, avec son indifférence gouailleuse de la politique ce serait drÎle de tomber là -bas, au milieu des camarades. Quant à Jeanlin, depuis le départ du coron, il visait la forÃÂȘt, avec son air de battre les champs. D'un geste indigné, il menaça Lydie, qui, travaillée de remords et de craintes, parlait de retourner au Voreux cueillir ses pissenlits est-ce qu'ils allaient lùcher la réunion? lui, voulait entendre ce que les vieux diraient. Il poussait Bébert, il proposa d'égayer le bout de chemin, jusqu'aux arbres, en détachant Pologne et en la poursuivant à coups de cailloux. Son idée sourde était de la tuer, une convoitise lui venait de l'emporter et de la manger, au fond de son trou de Réquillart. La lapine reprit sa course, le nez frisé, les oreilles rabattues; une pierre lui pela le dos, une autre lui coupa la queue; et, malgré l'ombre croissante, elle y serait restée, si les galopins n'avaient aperçu, au centre d'une clairiÚre, Etienne et Maheu debout. Eperdument ils se jetÚrent sur la bÃÂȘte, la rentrÚrent encore dans le panier. Presque à la mÃÂȘme minute, Zacharie, Mouquet et les deux autres, donnant le dernier coup de crosse, lançaient la cholette, qui roula à quelques mÚtres de la clairiÚre. Ils tombaient tous en plein rendez-vous. Dans le pays entier, par les routes, par les sentiers de la plaine rase, c'était, depuis le crépuscule, un long acheminement, un ruissellement d'ombres silencieuses, filant isolées, s'en allant par groupes, vers les futaies violùtres de la forÃÂȘt. Chaque coron se vidait, les femmes et les enfants eux-mÃÂȘmes partaient comme pour une promenade, sous le grand ciel clair. Maintenant, les chemins devenaient obscurs, on ne distinguait plus cette foule en marche, qui se glissait au mÃÂȘme but, on la sentait seulement, piétinante, confuse, emportée d'une seule ùme. Entre les haies, parmi les buissons, il n'y avait qu'un frÎlement léger, une vague rumeur des voix de la nuit. M. Hennebeau, qui justement rentrait à cette heure, monté sur sa jument, prÃÂȘtait l'oreille à ces bruits perdus. Il avait rencontré des couples, tout un lent défilé de promeneurs, par cette belle soirée d'hiver. Encore des galants qui allaient, la bouche sur la bouche, prendre du plaisir derriÚre les murs. N'étaient-ce pas là ses rencontres habituelles, des filles culbutées au fond de chaque fossé, des gueux se bourrant de la seule joie qui ne coûtait rien? Et ces imbéciles se plaignaient de la vie, lorsqu'ils avaient, à pleines ventrées, cet unique bonheur de s'aimer! Volontiers, il aurait crevé de faim comme eux, s'il avait pu recommencer l'existence avec une femme qui se serait donnée à lui sur des cailloux, de tous ses reins et de tout son coeur. Son malheur était sans consolation, il enviait ces misérables. La tÃÂȘte basse, il rentrait, au pas ralenti de son cheval, désespéré par ces longs bruits, perdus au fond de la campagne noire, et oÃÂč il n'entendait que des baisers. IV, VII C'était au Plan-des-Dames, dans cette vaste clairiÚre qu'une coupe de bois venait d'ouvrir. Elle s'allongeait en une pente douce, ceinte d'une haute futaie, des hÃÂȘtres superbes, dont les troncs, droits et réguliers, l'entouraient d'une colonnade blanche, verdie de lichens; et des géants abattus gisaient encore dans l'herbe, tandis que, vers la gauche, un tas de bois débité alignait son cube géométrique. Le froid s'aiguisait avec le crépuscule, les mousses gelées craquaient sous les pas. Il faisait nuit noire à terre, les branches hautes se découpaient sur le ciel pùle, oÃÂč la lune pleine, montant à l'horizon, allait éteindre les étoiles. PrÚs de trois mille charbonniers étaient au rendez-vous, une foule grouillante, des hommes, des femmes, des enfants emplissant peu à peu la clairiÚre, débordant au loin sous les arbres; et des retardataires arrivaient toujours, le flot des tÃÂȘtes, noyé d'ombre, s'élargissait jusqu'aux taillis voisins. Un grondement en sortait, pareil à un vent d'orage, dans cette forÃÂȘt immobile et glacée. En haut, dominant la pente, Etienne se tenait, avec Rasseneur et Maheu. Une querelle s'était élevée, on entendait leurs voix, par éclats brusques. PrÚs d'eux, des hommes les écoutaient Levaque les poings serrés Pierron tournant le dos, trÚs inquiet de n'avoir pu prétexter des fiÚvres plus longtemps; et il y avait aussi le pÚre Bonnemort et le vieux Mouque, cÎte à cÎte, sur une souche, l'air profondément réfléchi. Puis, derriÚre, les blagueurs étaient là , Zacharie, Mouquet, d'autres encore, venus pour rire; tandis que recueillies au contraire, graves ainsi qu'à l'église, des femmes se mettaient en groupe. La Maheude, muette, hochait la tÃÂȘte aux sourds jurons de la Levaque. PhilomÚne toussait, reprise de sa bronchite depuis l'hiver. Seule, la Mouquette riait à belles dents, égayée par la façon dont la Brûlé traitait sa fille, une dénaturée qui la renvoyait pour se gaver de lapin, une vendue, engraissée des lùchetés de son homme. Et, sur le tas de bois, Jeanlin s'était planté, hissant Lydie, forçant Bébert à le suivre, tous les trois en l'air, plus haut que tout le monde. La querelle venait de Rasseneur, qui voulait procéder réguliÚrement à l'élection d'un bureau. Sa défaite, au Bon-Joyeux, l'enrageait; et il s'était juré d'avoir sa revanche, car il se flattait de reconquérir son autorité ancienne, lorsqu'on serait en face non plus des délégués, mais du peuple des mineurs. Etienne, révolté, avait trouvé l'idée d'un bureau imbécile, dans cette forÃÂȘt. Il fallait agir révolutionnairement, en sauvages, puisqu'on les traquait comme des loups. Voyant la dispute s'éterniser, il s'empara tout d'un coup de la foule, il monta sur un tronc d'arbre, en criant - Camarades! camarades! La rumeur confuse de ce peuple s'éteignit dans un long soupir, tandis que Maheu étouffait les protestations de Rasseneur. Etienne continuait d'une voix éclatante - Camarades, puisqu'on nous défend de parler, puisqu'on nous envoie les gendarmes, comme si nous étions des brigands, c'est ici qu'il faut nous entendre! Ici, nous sommes libres, nous sommes chez nous, personne ne viendra nous faire taire, pas plus qu'on ne fait taire les oiseaux et les bÃÂȘtes! Un tonnerre lui répondit, des cris, des exclamations. - Oui, oui, la forÃÂȘt est à nous, on a bien le droit d'y causer... Parle! Alors, Etienne se tint un instant immobile sur le tronc d'arbre. La lune, trop basse encore à l'horizon, n'éclairait toujours que les branches hautes; et la foule restait noyée de ténÚbres, peu à peu calmée, silencieuse. Lui, noir également, faisait au-dessus d'elle, en haut de la pente, une barre d'ombre. Il leva un bras dans un geste lent, il commença; mais sa voix ne grondait plus, il avait pris le ton froid d'un simple mandataire du peuple qui rend ses comptes. Enfin, il plaçait le discours que le commissaire de police lui avait coupé au Bon-Joyeux; et il débutait par un historique rapide de la grÚve, en affectant l'éloquence scientifique des faits, rien que des faits. D'abord, il dit sa répugnance contre la grÚve les mineurs ne l'avaient pas voulue, c'était la Direction qui les avait provoqués, avec son nouveau tarif de boisage. Puis, il rappela la premiÚre démarche des délégués chez le directeur, la mauvaise foi de la Régie, et plus tard, lors de la seconde démarche, sa concession tardive, les dix centimes qu'elle rendait, aprÚs avoir tùché de les voler. Maintenant, on en était là , il établissait par des chiffres le vide de la caisse de prévoyance, indiquait l'emploi des secours envoyés, excusait en quelques phrases l'Internationale, Pluchart et les autres, de ne pouvoir faire davantage pour eux, au milieu des soucis de leur conquÃÂȘte du monde. Donc, la situation s'aggravait de jour en jour, la Compagnie renvoyait les livrets et menaçait d'embaucher des ouvriers en Belgique; en outre, elle intimidait les faibles, elle avait décidé un certain nombre de mineurs à redescendre. Il gardait sa voix monotone comme pour insister sur ces mauvaises nouvelles, il disait la faim victorieuse, l'espoir mort, la lutte arrivée aux fiÚvres derniÚres du courage. Et, brusquement, il conclut, sans hausser le ton. - C'est dans ces circonstances, camarades, que vous devez prendre une décision ce soir. Voulez-vous la continuation de la grÚve? et, en ce cas, que comptez-vous faire pour triompher de la Compagnie? Un silence profond tomba du ciel étoile. La foule, qu'on ne voyait pas, se taisait dans la nuit, sous cette parole qui lui étouffait le coeur; et l'on n'entendait que son souffle désespéré, au travers des arbres. Mais Etienne, déjà , continuait d'une voix changée. Ce n'était plus le secrétaire de l'association qui parlait, c'était le chef de bande, l'apÎtre apportant la vérité. Est-ce qu'il se trouvait des lùches pour manquer à leur parole? Quoi! depuis un mois, on aurait souffert inutilement, on retournerait aux fosses, la tÃÂȘte basse, et l'éternelle misÚre recommencerait! Ne valait-il pas mieux mourir tout de suite, en essayant de détruire cette tyrannie du capital qui affamait le travailleur? Toujours se soumettre devant la faim, jusqu'au moment oÃÂč la faim, de nouveau, jetait les plus calmes à la révolte, n'était-ce pas un jeu stupide qui ne pouvait durer davantage? Et il montrait les mineurs exploités, supportant à eux seuls les désastres des crises, réduits à ne plus manger, dÚs que les nécessités de la concurrence abaissaient le prix de revient. Non! le tarif de boisage n'était pas acceptable, il n'y avait là qu'une économie déguisée, on voulait voler à chaque homme une heure de son travail par jour. C'était trop cette fois, le temps venait oÃÂč les misérables, poussés à bout, feraient justice. Il resta les bras en l'air. La foule, à ce mot de justice, secouée d'un long frisson, éclata en applaudissements, qui roulaient avec un bruit de feuilles sÚches. Des voix criaient - Justice!... Il est temps, justice! Peu à peu, Etienne s'échauffait. Il n'avait pas l'abondance facile et coulante de Rasseneur. Les mots lui manquaient souvent, il devait torturer sa phrase, il en sortait par un effort qu'il appuyait d'un coup d'épaule. Seulement, à ces heurts continuels, il rencontrait des images d'une énergie familiÚre, qui empoignaient son auditoire; tandis que ses gestes d'ouvrier au chantier, ses coudes rentrés, puis détendus et lançant les poings en avant, sa mùchoire brusquement avancée, comme pour mordre, avaient eux aussi une action extraordinaire sur les camarades. Tous le disaient, il n'était pas grand, mais il se faisait écouter. - Le salariat est une forme nouvelle de l'esclavage, reprit-il d'une voix plus vibrante. La mine doit ÃÂȘtre au mineur, comme la mer est au pÃÂȘcheur, comme la terre est au paysan... Entendez-vous! la mine vous appartient, à vous tous qui, depuis un siÚcle, l'avez payée de tant de sang et de misÚre! Carrément, il aborda des questions obscures de droit, le défilé des lois spéciales sur les mines, oÃÂč il se perdait. Le sous-sol, comme le sol, était à la nation seul, un privilÚge odieux en assurait le monopole à des Compagnies; d'autant plus que, pour Montsou, la prétendue légalité des concessions se compliquait des traités passés jadis avec les propriétaires des anciens fiefs, selon la vieille coutume du Hainaut. Le peuple des mineurs n'avait donc qu'à reconquérir son bien; et, les mains tendues, il indiquait le pays entier, au-delà de la forÃÂȘt. A ce moment, la lune, qui montait de l'horizon, glissant des hautes branches, l'éclaira. Lorsque la foule, encore dans l'ombre, l'aperçut ainsi, blanc de lumiÚre, distribuant la fortune de ses mains ouvertes, elle applaudit de nouveau, d'un battement prolongé. - Oui, oui, il a raison, bravo! DÚs lors, Etienne chevauchait sa question favorite, l'attribution des instruments de travail à la collectivité, ainsi qu'il le répétait en une phrase, dont la barbarie le grattait délicieusement. Chez lui, à cette heure, l'évolution était complÚte. Parti de la fraternité attendrie des catéchumÚnes, du besoin de réformer le salariat, il aboutissait à l'idée politique de le supprimer. Depuis la réunion du Bon-Joyeux, son collectivisme, encore humanitaire et sans formule, s'était raidi en un programme compliqué, dont il discutait scientifiquement chaque article. D'abord, il posait que la liberté ne pouvait ÃÂȘtre obtenue que par la destruction de l'Etat. Puis, quand le peuple se serait emparé du gouvernement, les réformes commenceraient retour à la commune primitive, substitution d'une famille égalitaire et libre à la famille morale et oppressive, égalité absolue, civile, politique et économique, garantie de l'indépendance individuelle grùce à la possession et au produit intégral des outils du travail, enfin instruction professionnelle et gratuite, payée par la collectivité. Cela entraÃnait une refonte totale de la vieille société pourrie; il attaquait le mariage, le droit de tester, il réglementait la fortune de chacun, il jetait bas le monument inique des siÚcles morts, d'un grand geste de son bras, toujours le mÃÂȘme, le geste du faucheur qui rase la moisson mûre; et il reconstruisait ensuite de l'autre main, il bùtissait la future humanité, l'édifice de vérité et de justice, grandissant dans l'aurore du vingtiÚme siÚcle. A cette tension cérébrale, la raison chancelait, il ne restait que l'idée fixe du sectaire. Les scrupules de sa sensibilité et de son bon sens étaient emportés, rien ne devenait plus facile que la réalisation de ce monde nouveau il avait tout prévu, il en parlait comme d'une machine qu'il monterait en deux heures, et ni le feu, et ni le sang ne lui coûtaient. - Notre tour est venu, lança-t-il dans un dernier éclat. C'est à nous d'avoir le pouvoir et la richesse! Une acclamation roula jusqu'à lui, du fond de la forÃÂȘt. La lune, maintenant, blanchissait toute la clairiÚre, découpait en arÃÂȘtes vives la houle des tÃÂȘtes, jusqu'aux lointains confus des taillis, entre les grands troncs grisùtres. Et c'était sous l'air glacial, une furie de visages, des yeux luisants, des bouches ouvertes, tout un rut de peuple, les hommes, les femmes, les enfants, affamés et lùchés au juste pillage de l'antique bien dont on les dépossédait. Ils ne sentaient plus le froid, ces ardentes paroles les avaient chauffés aux entrailles. Une exaltation religieuse les soulevait de terre, la fiÚvre d'espoir des premiers chrétiens de l'Eglise, attendant le rÚgne prochain de la justice. Bien des phrases obscures leur avaient échappé, ils n'entendaient guÚre ces raisonnements techniques et abstraits; mais l'obscurité mÃÂȘme, l'abstraction élargissait encore le champ des promesses, les enlevait dans un éblouissement. Quel rÃÂȘve! ÃÂȘtre les maÃtres, cesser de souffrir, jouir enfin! - C'est ça, nom de Dieu! à notre tour!... Mort aux exploiteurs! Les femmes déliraient, la Maheude sortie de son calme, prise du vertige de la faim, la Levaque hurlante, la vieille Brûlé hors d'elle, agitant des bras de sorciÚre, et PhilomÚne secouée d'un accÚs de toux, et la Mouquette si allumée, qu'elle criait des mots tendres à l'orateur. Parmi les hommes, Maheu conquis avait eu un cri de colÚre, entre Pierron tremblant et Levaque qui parlait trop; tandis que les blagueurs, Zacharie et Mouquet, essayaient de ricaner, mal à l'aise, étonnés que le camarade en pût dire si long, sans boire un coup. Mais, sur le tas de bois, Jeanlin menait encore le plus de vacarme, excitant Bébert et Lydie, agitant le panier oÃÂč Pologne gisait. La clameur recommença. Etienne goûtait l'ivresse de sa popularité. C'était son pouvoir qu'il tenait, comme matérialisé, dans ces trois mille poitrines dont il faisait d'un mot battre les coeurs. Souvarine, s'il avait daigné venir, aurait applaudi ses idées à mesure qu'il les aurait reconnues, content des progrÚs anarchiques de son élÚve, satisfait du programme, sauf l'article sur l'instruction, un reste de niaiserie sentimentale, car la sainte et salutaire ignorance devait ÃÂȘtre le bain oÃÂč se retremperaient les hommes. Quant à Rasseneur, il haussait les épaules de dédain et de colÚre. - Tu me laisseras parler! cria-t-il à Etienne. Celui-ci sauta du tronc d'arbre. - Parle, nous verrons s'ils t'écoutent. Déjà Rasseneur l'avait remplacé et réclamait du geste le silence. Le bruit ne se calmait pas, son nom circulait, des premiers rangs qui l'avaient reconnu, aux derniers perdus sous les hÃÂȘtres; et l'on refusait de l'entendre, c'était une idole renversée, dont la vue seule fùchait ses anciens fidÚles. Son élocution facile, sa parole coulante et bonne enfant, qui avait si longtemps charmé, était traitée à cette heure de tisane tiÚde, faite pour endormir les lùches. Vainement, il parla dans le bruit, il voulut reprendre le discours d'apaisement qu'il promenait, l'impossibilité de changer le monde à coups de lois, la nécessité de laisser à l'évolution sociale le temps de s'accomplir on le plaisantait, on le chutait, sa défaite du Bon-Joyeux s'aggravait encore et devenait irrémédiable. On finit par lui jeter des poignées de mousse gelée, une femme cria d'une voix aiguà - A bas le traÃtre! Il expliquait que la mine ne pouvait ÃÂȘtre la propriété du mineur, comme le métier est celle du tisserand, et il disait préférer la participation aux bénéfices, l'ouvrier intéressé, devenu l'enfant de la maison. - A bas le traÃtre! répétÚrent mille voix, tandis que des pierres commençaient à siffler. Alors, il pùlit, un désespoir lui emplit les yeux de larmes. C'était l'écroulement de son existence, vingt années de camaraderie ambitieuse qui s'effondraient sous l'ingratitude de la foule. Il descendit du tronc d'arbre, frappé au coeur, sans force pour continuer. - Ca te fait rire, bégaya-t-il en s'adressant à Etienne triomphant. C'est bon, je souhaite que ça t'arrive... Ca t'arrivera, entends-tu! Et, comme pour rejeter toute responsabilité dans les malheurs qu'il prévoyait, il fit un grand geste, il s'éloigna seul, à travers la campagne muette et blanche. Des huées s'élevaient, et l'on fut surpris d'apercevoir, debout sur le tronc, le pÚre Bonnemort en train de parler au milieu du vacarme. Jusque-là , Mouque et lui s'étaient tenus absorbés, dans cet air qu'ils avaient de toujours réfléchir à des choses anciennes. Sans doute il cédait à une de ces crises soudaines de bavardage, qui, parfois, remuaient en lui le passé, si violemment, que des souvenirs remontaient et coulaient de ses lÚvres, pendant des heures. Un grand silence s'était fait, on écoutait ce vieillard, d'une pùleur de spectre sous la lune; et, comme il racontait des choses sans liens immédiats avec la discussion, de longues histoires que personne ne pouvait comprendre, le saisissement augmenta. C'était de sa jeunesse qu'il causait, il disait la mort de ses deux oncles écrasés au Voreux, puis il passait à la fluxion de poitrine qui avait emporté sa femme. Pourtant, il ne lùchait pas son idée ça n'avait jamais bien marché, et ça ne marcherait jamais bien. Ainsi, dans la forÃÂȘt, ils s'étaient réunis cinq cents, parce que le roi ne voulait pas diminuer les heures de travail; mais il resta court, il commença le récit d'une autre grÚve il en avait tant vu! Toutes aboutissaient sous ces arbres, ici au Plan-des-Dames, là -bas à la Charbonnerie, plus loin encore vers le Saut-du-Loup. Des fois il gelait, des fois il faisait chaud. Un soir, il avait plu si fort, qu'on était rentré sans avoir rien pu se dire. Et les soldats du roi arrivaient, et ça finissait par des coups de fusil. - Nous levions la main comme ça, nous jurions de ne pas redescendre... Ah! j'ai juré, oui! j'ai juré! La foule écoutait, béante, prise d'un malaise, lorsque Etienne, qui suivait la scÚne, sauta sur l'arbre abattu et garda le vieillard à son cÎté. Il venait de reconnaÃtre Chaval parmi les amis, au premier rang. L'idée que Catherine devait ÃÂȘtre là l'avait soulevé d'une nouvelle flamme, d'un besoin de se faire acclamer devant elle. - Camarades, vous avez entendu, voilà un de nos anciens, voilà ce qu'il a souffert et ce que nos enfants souffriront, si nous n'en finissons pas avec les voleurs et les bourreaux. Il fut terrible, jamais il n'avait parlé si violemment. D'un bras, il maintenait le vieux Bonnemort, il l'étalait comme un drapeau de misÚre et de deuil, criant vengeance. En phrases rapides, il remontait au premier Maheu, il montrait toute cette famille usée à la mine, mangée par la Compagnie, plus affamée aprÚs cent ans de travail; et, devant elle, il mettait ensuite les ventres de la Régie, qui suaient l'argent, toute la bande des actionnaires entretenus comme des filles depuis un siÚcle, à ne rien faire, à jouir de leur corps. N'était-ce pas effroyable? un peuple d'hommes crevant au fond de pÚre en fils, pour qu'on paie des pots-de-vin à des ministres, pour que des générations de grands seigneurs et de bourgeois donnent des fÃÂȘtes ou s'engraissent au coin de leur feu! Il avait étudié les maladies des mineurs, il les faisait défiler toutes, avec des détails effrayants l'anémie, les scrofules, la bronchite noire, l'asthme qui étouffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces misérables, on les jetait en pùture aux machines, on les parquait ainsi que du bétail dans les corons, les grandes Compagnies les absorbaient peu à peu, réglementant l'esclavage, menaçant d'enrégimenter tous les travailleurs d'une nation, des millions de bras, pour la fortune d'un millier de paresseux. Mais le mineur n'était plus l'ignorant, la brute écrasée dans les entrailles du sol. Une armée poussait des profondeurs des fosses, une moisson de citoyens dont la semence germait et ferait éclater la terre, un jour de grand soleil. Et l'on saurait alors si, aprÚs quarante années de service, on oserait offrir cent cinquante francs de pension à un vieillard de soixante ans, crachant de la houille, les jambes enflées par l'eau des tailles. Oui I le travail demanderait des comptes au capital, à ce dieu impersonnel, inconnu de l'ouvrier, accroupi quelque part, dans le mystÚre de son tabernacle, d'oÃÂč il suçait la vie des meurt-de-faim qui le nourrissaient! On irait là -bas, on finirait bien par lui voir sa face aux clartés des incendies, on le noierait sous le sang, ce pourceau immonde, cette idole monstrueuse, gorgée de chair humaine! Il se tut, mais son bras, toujours tendu dans le vide, désignait l'ennemi, là -bas, il ne savait oÃÂč, d'un bout à l'autre de la terre. Cette fois, la clameur de la foule fut si haute, que les bourgeois de Montsou l'entendirent et regardÚrent du cÎté de Vandame, pris d'inquiétude à l'idée de quelque éboulement formidable. Des oiseaux de nuit s'élevaient au-dessus des bois, dans le grand ciel clair. Lui, tout de suite, voulut conclure - Camarades, quelle est votre décision?... Votez-vous la continuation de la grÚve? - Oui! oui! hurlÚrent les voix. - Et quelles mesures arrÃÂȘtez-vous?... Notre défaite est certaine, si des lùches descendent demain. Les voix reprirent, avec leur souffle de tempÃÂȘte - Mort aux lùches! - Vous décidez donc de les rappeler au devoir, à la foi jurée... Voici ce que nous pourrions faire nous présenter aux fosses, ramener les traÃtres par notre présence, montrer à la Compagnie que nous sommes tous d'accord et que nous mourrons plutÎt que de céder. - C'est cela, aux fosses! aux fosses! Depuis qu'il parlait, Etienne avait cherché Catherine, parmi les tÃÂȘtes pùles, grondantes devant lui. Elle n'y était décidément pas. Mais il voyait toujours Chaval, qui affectait de ricaner en haussant les épaules, dévoré de jalousie, prÃÂȘt à se vendre pour un peu de cette popularité. - Et, s'il y a des mouchards parmi nous, camarades, continua Etienne, qu'ils se méfient, on les connaÃt... Oui, je vois des charbonniers de Vandame, qui n'ont pas quitté leur fosse... - C'est pour moi que tu dis ça? demanda Chaval d'un air de bravade. - Pour toi ou pour un autre... Mais, puisque tu parles, tu devrais comprendre que ceux qui mangent n'ont rien à faire avec ceux qui ont faim. Tu travailles à Jean-Bart... Une voix gouailleuse interrompit - Oh! il travaille... Il a une femme qui travaille pour lui. Chaval jura, le sang au visage. - Nom de Dieu! c'est défendu de travailler, alors? - Oui! cria Etienne, quand les camarades endurent la misÚre pour le bien de tous, c'est défendu de se mettre en égoïste et en cafard du cÎté des patrons. Si la grÚve était générale, il y a longtemps que nous serions les maÃtres... Est-ce qu'un seul homme de Vandame aurait dû descendre, lorsque Montsou a chÎmé? Le grand coup, ce serait que le travail s'arrÃÂȘtùt dans le pays entier, chez monsieur Deneulin comme ici. Entends-tu? Il n'y a que des traÃtres aux tailles de Jean-Bart, vous ÃÂȘtes tous des traÃtres! Autour de Chaval, la foule devenait menaçante, des poings se levaient, des cris A mort! à mort! commençaient à gronder. Il avait blÃÂȘmi. Mais, dans sa rage de triompher d'Etienne, une idée le redressa. - Ecoutez-moi donc! Venez demain à Jean-Bart, et vous verrez si je travaille!... Nous sommes des vÎtres, on m'a envoyé vous dire ça. Faut éteindre les feux, faut que les machineurs, eux aussi; se mettent en grÚve. Tant mieux si les pompes s'arrÃÂȘtent! l'eau crÚvera les fosses, tout sera foutu! On l'applaudit furieusement à son tour, et dÚs lors Etienne lui-mÃÂȘme fut débordé. Des orateurs se succédaient sur le tronc d'arbre, gesticulant dans le bruit, lançant des propositions farouches. C'était le coup de folie de la foi, l'impatience d'une secte religieuse, qui, lasse d'espérer le miracle attendu, se décidait à le provoquer enfin. Les tÃÂȘtes, vidées par la famine, voyaient rouge, rÃÂȘvaient d'incendie et de sang, au milieu d'une gloire d'apothéose, oÃÂč montait le bonheur universel. Et la lune tranquille baignait cette houle, la forÃÂȘt profonde ceignait de son grand silence ce cri de massacre. Seules, les mousses gelées craquaient sous les talons; tandis que les hÃÂȘtres, debout dans leur force, avec les délicates ramures de leurs branches, noires sur le ciel blanc, n'apercevaient ni n'entendaient les ÃÂȘtres misérables, qui s'agitaient à leur pied. Il y eut des poussées, la Maheude se retrouva prÚs de Maheu, et l'un et l'autre, sortis de leur bon sens, emportés dans la lente exaspération dont ils étaient travaillés depuis des mois, approuvÚrent Levaque, qui renchérissait en demandant la tÃÂȘte des ingénieurs. Pierron avait disparu. Bonnemort et Mouque causaient à la fois, disaient des choses vagues et violentes, qu'on ne distinguait pas. Par blague, Zacharie réclama la démolition des églises, pendant que Mouquet, sa crosse à la main, en tapait la terre, histoire simplement d'augmenter le bruit. Les femmes s'enrageaient la Levaque, les poings aux hanches, s'empoignait avec PhilomÚne, qu'elle accusait d'avoir ri; la Mouquette parlait de démonter les gendarmes à coups de pied quelque part; la Brûlé, qui venait de gifler Lydie, en la retrouvant sans panier ni salade, continuait d'allonger des claques dans le vide, pour tous les patrons qu'elle aurait voulu tenir. Un instant, Jeanlin était resté suffoqué, Bébert ayant appris par un galibot que Mme Rasseneur les avait vus voler Pologne; mais, lorsqu'il eut décidé qu'il retournerait lùcher furtivement la bÃÂȘte, à la porte de l'Avantage, il hurla plus fort, il ouvrit son couteau neuf, dont il brandissait la lame, glorieux de la faire luire. - Camarades! camarades! répétait Etienne épuisé, enroué à vouloir obtenir une minute de silence, pour s'entendre définitivement. Enfin, on l'écouta. - Camarades! demain matin, à Jean-Bart, est-ce convenu? - Oui, oui, à Jean-Bart! mort aux traÃtres! L'ouragan de ces trois mille voix emplit le ciel et s'éteignit dans la clarté pure de la lune. CINQUIEME PARTIE V, I A quatre heures, la lune s'était couchée, il faisait une nuit trÚs noire. Tout dormait encore chez les Deneulin, la vieille maison de briques restait muette et sombre, portes et fenÃÂȘtres closes, au bout du vaste jardin mal tenu qui la séparait de la fosse Jean-Bart. Sur l'autre façade, passait la route déserte de Vandame, un gros bourg, caché derriÚre la forÃÂȘt, à trois kilomÚtres environ. Deneulin, las d'avoir passé, la veille, une partie de la journée au fond, ronflait, le nez contre le mur, lorsqu'il rÃÂȘva qu'on l'appelait. Il finit par s'éveiller, entendit réellement une voix, courut ouvrir la fenÃÂȘtre. C'était un de ses porions, debout dans le jardin. - Quoi donc? demanda-t-il. - Monsieur, c'est une révolte, la moitié des hommes ne veulent plus travailler et empÃÂȘchent les autres de descendre. Il comprenait mal, la tÃÂȘte lourde et bourdonnante de sommeil, saisi par le grand froid, comme par une douche glacée. - Forcez-les à descendre, sacrebleu! bégaya-t-il. - Voilà une heure que ça dure, reprit le porion. Alors, nous avons eu l'idée de venir vous chercher. Il n'y a que vous qui leur ferez peut-ÃÂȘtre entendre raison. - C'est bien, j'y vais. Vivement, il s'habilla, l'esprit net maintenant, trÚs inquiet. On aurait pu piller la maison, ni la cuisiniÚre, ni le domestique n'avait bougé. Mais, de l'autre cÎté du palier, des voix alarmées chuchotaient; et, lorsqu'il sortit, il vit s'ouvrir la porte de ses filles, qui toutes deux parurent, vÃÂȘtues de peignoirs blancs, passés à la hùte. - PÚre, qu'y a-t-il? L'aÃnée, Lucie, avait vingt-deux ans déjà , grande, brune, l'air superbe; tandis que Jeanne, la cadette, ùgée de dix-neuf ans à peine, était petite, les cheveux dorés, d'une grùce caressante. - Rien de grave, répondit-il pour les rassurer. Il paraÃt que des tapageurs font du bruit, là -bas. Je vais voir. Mais elles se récriÚrent, elles ne voulaient pas le laisser partir sans qu'il prÃt quelque chose de chaud. Autrement, il leur rentrerait malade, l'estomac délabré, comme toujours Lui, se débattait, donnait sa parole d'honneur qu'il était trop pressé. - Ecoute, finit par dire Jeanne en se penchant à son cou, tu vas boire un petit verre de rhum et manger deux biscuits; ou je reste comme ça, tu es obligé de m'emporter avec toi. Il dut se résigner, en jurant que les biscuits l'étoufferaient. Déjà , elles descendaient devant lui, chacune avec son bougeoir. En bas, dans la salle à manger, elles s'empressÚrent de le servir, l'une versant le rhum, l'autre courant à l'office chercher un paquet de biscuits. Ayant perdu leur mÚre trÚs jeunes, elles s'étaient élevées toutes seules, assez mal, gùtées par leur pÚre, l'aÃnée hantée du rÃÂȘve de chanter sur les théùtres, la cadette folle de peinture, d'une hardiesse de goût qui la singularisait. Mais, lorsque le train avait dû ÃÂȘtre diminué, à la suite de gros embarras d'affaires, il était brusquement poussé, chez ces filles d'air extravagant, des ménagÚres trÚs sages et trÚs rusées, dont l'oeil découvrait les erreurs de centimes, dans les comptes. Aujourd'hui, avec leurs allures garçonniÚres d'artistes, elles tenaient la bourse, rognaient sur les sous, querellaient les fournisseurs, retapaient sans cesse leurs toilettes, arrivaient enfin à rendre décente la gÃÂȘne croissante de la maison. - Mange, papa, répétait Lucie. Puis, remarquant la préoccupation oÃÂč il retombait, silencieux, assombri, elle fut reprise de peur. - C'est donc grave, que tu nous fais cette grimace?... Dis donc, nous restons avec toi, on se passera de nous à ce déjeuner. Elle parlait d'une partie projetée pour le matin. Mme Hennebeau devait aller, avec sa calÚche, chercher d'abord Cécile, chez les Grégoire; ensuite, elle viendrait les prendre, et l'on irait toutes à Marchiennes, déjeuner aux Forges, oÃÂč la femme du directeur les avait invitées. C'était une occasion pour visiter les ateliers, les hauts fourneaux et les fours à coke. - Bien sûr, nous restons, déclara Jeanne à son tour. Mais il se fùchait. - En voilà une idée! Je vous répÚte que ce n'est rien... Faites-moi le plaisir de vous refourrer dans vos lits, et habillez-vous pour neuf heures, comme c'est convenu. Il les embrassa, il se hùta de partir. On entendit le bruit de ses bottes qui se perdait sur la terre gelée du jardin. Jeanne enfonça soigneusement le bouchon du rhum, tandis que Lucie mettait les biscuits sous clef. La piÚce avait la propreté froide des salles oÃÂč la table est maigrement servie. Et toutes deux profitaient de cette descente matinale pour voir si rien, la veille, n'était resté à la débandade. Une serviette traÃnait, le domestique serait grondé. Enfin, elles remontÚrent. Pendant qu'il coupait au plus court, par les allées étroites de son potager, Deneulin songeait à sa fortune compromise, à ce denier de Montsou, ce million qu'il avait réalisé en rÃÂȘvant de le décupler, et qui courait aujourd'hui de si grands risques. C'était une suite ininterrompue de mauvaises chances, des réparations énormes et imprévues, des conditions d'exploitation ruineuses, puis le désastre de cette crise industrielle, juste à l'heure oÃÂč les bénéfices commençaient. Si la grÚve éclatait chez lui, il était par terre. Il poussa une petite porte les bùtiments de la fosse se devinaient, dans la nuit noire, à un redoublement d'ombre, étoilé de quelques lanternes. Jean-Bart n'avait pas l'importance du Voreux, mais l'installation rajeunie en faisait une jolie fosse, selon le mot des ingénieurs. On ne s'était pas contenté d'élargir le puits d'un mÚtre cinquante et de le creuser jusqu'à sept cent huit mÚtres de profondeur, on l'avait équipé à neuf, machine neuve, cages neuves, tout un matériel neuf, établi d'aprÚs les derniers perfectionnements de la science; et mÃÂȘme une recherche d'élégance se retrouvait jusque dans les constructions, un hangar de criblage à lambrequin découpé, un beffroi orné d'une horloge, une salle de recette et une chambre de machine, arrondies en chevet de chapelle renaissance, que la cheminée surmontait d'une spirale de mosaïque, faite de briques noires et de briques rouges. La pompe était placée sur l'autre puits de la concession, à la vieille fosse Gaston-Marie, uniquement réservée pour l'épuisement Jean-Bart, à droite et à gauche de l'extraction, n'avait que deux goyots, celui d'un ventilateur à vapeur et celui des échelles. Le matin, dÚs trois heures, Chaval était arrivé le premier, débauchant les camarades, les convainquant qu'il fallait imiter ceux de Montsou et demander une augmentation de cinq centimes par berline. BientÎt, les quatre cents ouvriers du fond avaient débordé de la baraque dans la salle de recette, au milieu d'un tumulte de gestes et de cris. Ceux qui voulaient travailler, tenaient leur lampe, pieds nus, la pelle ou la rivelaine sous le bras; tandis que les autres, encore en sabots, le paletot sur les épaules à cause du grand froid, barraient le puits; et les porions s'étaient enroués à vouloir mettre de l'ordre, à les supplier d'ÃÂȘtre raisonnables, de ne pas empÃÂȘcher de descendre ceux qui en avaient la bonne volonté. Mais Chaval s'emporta, quand il aperçut Catherine en culotte et en veste, la tÃÂȘte serrée dans le béguin bleu. Il lui avait, en se levant, signifié brutalement de rester couchée. Elle, désespérée de cet arrÃÂȘt du travail, l'avait suivi tout de mÃÂȘme, car il ne lui donnait jamais d'argent, elle devait souvent payer pour elle et pour lui; et qu'allait-elle devenir, si elle ne gagnait plus rien? Une peur l'obsédait, la peur d'une maison publique de Marchiennes, oÃÂč finissaient les herscheuses sans pain et sans gÃte. - Nom de Dieu! cria Chaval, qu'est-ce que tu viens foutre ici? Elle bégaya qu'elle n'avait pas des rentes et qu'elle voulait travailler. - Alors, tu te mets contre moi, garce!... Rentre tout de suite, ou je te raccompagne à coups de sabot dans le derriÚre! Peureusement, elle recula, mais elle ne partit point, résolue à voir comment tourneraient les choses. Deneulin arrivait par l'escalier du criblage. Malgré la faible clarté des lanternes, d'un vif regard il embrassa la scÚne, cette cohue noyée d'ombre, dont il connaissait chaque face, les haveurs, les chargeurs, les moulineurs, les herscheuses, jusqu'aux galibots. Dans la nef, neuve et encore propre, la besogne arrÃÂȘtée attendait la machine, sous pression, avait de légers sifflements de vapeur; les cages demeuraient pendues aux cùbles immobiles; les berlines, abandonnées en route, encombraient les dalles de fonte. On venait de prendre à peine quatre-vingts lampes, les autres flambaient dans la lampisterie. Mais un mot de lui suffirait sans doute, et toute la vie du travail recommencerait. - Eh bien! que se passe-t-il donc, mes enfants? demanda-t-il à pleine voix. Qu'est-ce qui vous fùche? Expliquez-moi ça, nous allons nous entendre. D'ordinaire, il se montrait paternel pour ses hommes, tout en exigeant beaucoup de travail. Autoritaire, l'allure brusque, il tùchait d'abord de les conquérir par une bonhomie qui avait des éclats de clairon; et il se faisait aimer souvent, les ouvriers respectaient surtout en lui l'homme de courage, sans cesse dans les tailles avec eux, le premier au danger, dÚs qu'un accident épouvantait la fosse. Deux fois, aprÚs des coups de grisou, on l'avait descendu, lié par une corde sous les aisselles, lorsque les plus braves reculaient. - Voyons, reprit-il, vous n'allez pas me faire repentir d'avoir répondu de vous. Vous savez que j'ai refusé un poste de gendarmes... Parlez tranquillement, je vous écoute. Tous se taisaient maintenant, gÃÂȘnés, s'écartant de lui; et ce fut Chaval qui finit par dire - Voilà , monsieur Deneulin, nous ne pouvons continuer à travailler, il nous faut cinq centimes de plus par berline. Il parut surpris. - Comment! cinq centimes! A propos de quoi cette demande? Moi, je ne me plains pas de vos boisages, je ne veux pas vous imposer un nouveau tarif, comme la Régie de Montsou. - C'est possible, mais les camarades de Montsou sont tout de mÃÂȘme dans le vrai. Ils repoussent le tarif et ils exigent une augmentation de cinq centimes, parce qu'il n'y a pas moyen de travailler proprement, avec les marchandages actuels... Nous voulons cinq centimes de plus, n'est-ce pas, vous autres? Des voix approuvÚrent, le bruit reprenait, au milieu de gestes violents. Peu à peu, tous se rapprochaient en un cercle étroit. Une flamme alluma les yeux de Deneulin, tandis que sa poigne d'homme amoureux des gouvernements forts, se serrait, de peur de céder à la tentation d'en saisir un par la peau du cou. Il préféra discuter, parler raison. - Vous voulez cinq centimes, et j'accorde que la besogne les vaut. Seulement, je ne puis pas vous les donner. Si je vous les donnais, je serais simplement fichu... Comprenez donc qu'il faut que je vive, moi d'abord, pour que vous viviez. Et je suis à bout, la moindre augmentation du prix de revient me ferait faire la culbute... Il y a deux ans, rappelez-vous, lors de la derniÚre grÚve, j'ai cédé, je le pouvais encore. Mais cette hausse du salaire n'en a pas moins été ruineuse, car voici deux années que je me débats... Aujourd'hui, j'aimerais mieux lùcher la boutique tout de suite, que de ne savoir, le mois prochain, oÃÂč prendre de l'argent pour vous payer. Chaval avait un mauvais rire, en face de ce maÃtre qui leur contait si franchement ses affaires. Les autres baissaient le nez, tÃÂȘtus, incrédules, refusant de s'entrer dans le crùne qu'un chef ne gagnùt pas des millions sur ses ouvriers. Alors, Deneulin insista. Il expliquait sa lutte contre Montsou toujours aux aguets, prÃÂȘt à le dévorer, s'il avait un soir la maladresse de se casser les reins. C'était une concurrence sauvage, qui le forçait aux économies, d'autant plus que la grande profondeur de Jean-Bart augmentait chez lui le prix de l'extraction, condition défavorable à peine compensée par la forte épaisseur des couches de houille. Jamais il n'aurait haussé les salaires, à la suite de la derniÚre grÚve, sans la nécessité oÃÂč il s'était trouvé d'imiter Montsou, de peur de voir ses hommes le lùcher. Et il les menaçait du lendemain, quel beau résultat pour eux, s'ils l'obligeaient à vendre, de passer sous le joug terrible de la Régie! Lui, ne trÎnait pas au loin, dans un tabernacle ignoré; il n'était pas un de ces actionnaires qui paient des gérants pour tondre le mineur, et que celui-ci n'a jamais vus; il était un patron, il risquait autre chose que son argent, il risquait son intelligence, sa santé, sa vie. L'arrÃÂȘt du travail allait ÃÂȘtre la mort, tout bonnement, car il n'avait pas de stock, et il fallait pourtant qu'il expédiùt les commandes. D'autre part, le capital de son outillage ne pouvait dormir. Comment tiendrait-il ses engagements? qui paierait le taux des sommes que lui avaient confiées ses amis? Ce serait la faillite. - Et voilà , mes braves! dit-il en terminant. Je voudrais vous convaincre... On ne demande pas à un homme de s'égorger lui-mÃÂȘme, n'est-ce pas? et que je vous donne vos cinq centimes ou que je vous laisse vous mettre en grÚve, c'est comme si je me coupais le cou. Il se tut. Des grognements coururent. Une partie des mineurs semblait hésiter. Plusieurs retournÚrent prÚs du puits. - Au moins, dit un porion, que tout le monde soit libre... Quels sont ceux qui veulent travailler? Catherine s'était avancée une des premiÚres. Mais Chaval, furieux, la repoussa, en criant - Nous sommes tous d'accord, il n'y a que les jean-foutre qui lùchent les camarades! DÚs lors, la conciliation parut impossible. Les cris recommençaient, des bousculades chassaient les hommes du puits, au risque de les écraser contre les murs. Un instant, le directeur, désespéré, essaya de lutter seul, de réduire violemment cette foule; mais c'était une folie inutile, il dut se retirer. Et il resta quelques minutes, au fond du bureau du receveur, essoufflé sur une chaise, si éperdu de son impuissance, que pas une idée ne lui venait. Enfin, il se calma, il dit à un surveillant d'aller lui chercher Chaval; puis, quand ce dernier eut consenti à l'entretien, il congédia le monde du geste. - Laissez-nous. L'idée de Deneulin était de voir ce que ce gaillard avait dans le ventre. DÚs les premiers mots, il le sentit vaniteux, dévoré de passion jalouse. Alors, il le prit par la flatterie, affecta de s'étonner qu'un ouvrier de son mérite compromÃt de la sorte son avenir. A l'entendre, il avait depuis longtemps jeté les yeux sur lui pour un avancement rapide; et il termina en offrant carrément de le nommer porion, plus tard. Chaval l'écoutait, silencieux, les poings d'abord serrés, puis peu à peu détendus. Tout un travail s'opérait au fond de son crùne s'il s'entÃÂȘtait dans la grÚve, il n'y serait jamais que le lieutenant d'Etienne, tandis qu'une autre ambition s'ouvrait, celle de passer parmi les chefs. Une chaleur d'orgueil lui montait à la face et le grisait. Du reste, la bande de grévistes, qu'il attendait depuis le matin, ne viendrait plus à cette heure; quelque obstacle avait dû l'arrÃÂȘter, des gendarmes peut-ÃÂȘtre il n'était que temps de se soumettre. Mais il n'en refusait pas moins de la tÃÂȘte, il faisait l'homme incorruptible, à grandes tapes indignées sur son coeur. Enfin, sans parler au patron du rendez-vous donné par lui à ceux de Montsou, il promit de calmer les camarades et de les décider à descendre. Deneulin resta caché, les porions eux-mÃÂȘmes se tinrent à l'écart. Pendant une heure, ils entendirent Chaval pérorer, discuter, debout sur une berline de la recette. Une partie des ouvriers le huaient, cent vingt s'en allÚrent, exaspérés, s'obstinant dans la résolution qu'il leur avait fait prendre. Il était déjà plus de sept heures, le jour se levait, trÚs clair, un jour gai de grande gelée. Et, tout d'un coup, le branle de la fosse recommença, la besogne arrÃÂȘtée continuait. Ce fut d'abord la machine dont la bielle plongea, déroulant et enroulant les cùbles des bobines. Puis, au milieu du vacarme des signaux, la descente se fit, les cages s'emplissaient, s'engouffraient, remontaient, le puits avalait sa ration de galibots, de herscheuses et de haveurs; tandis que, sur les dalles de fonte, les moulineurs poussaient les berlines, dans un roulement de tonnerre. - Nom de Dieu! qu'est-ce que tu fous là ? cria Chaval à Catherine qui attendait son tour. Veux-tu bien descendre et ne pas flùner! A neuf heures, lorsque Mme Hennebeau arriva dans sa voiture, avec Cécile, elle trouva Lucie et Jeanne toutes prÃÂȘtes, trÚs élégantes malgré leurs toilettes vingt fois refaites. Mais Deneulin s'étonna, en apercevant Négrel qui accompagnait la calÚche à cheval. Quoi donc, les hommes en étaient? Alors, Mme Hennebeau expliqua de son air maternel qu'on l'avait effrayée, que les chemins étaient pleins de mauvaises figures, disait-on, et qu'elle préférait emmener un défenseur. Négrel riait, les rassurait rien d'inquiétant, des menaces de braillards comme toujours, mais pas un qui oserait jeter une pierre dans une vitre. Encore joyeux de son succÚs, Deneulin raconta la révolte réprimée de Jean-Bart. Maintenant, il se disait bien tranquille. Et, sur la route de Vandame, pendant que ces demoiselles montaient en voiture, tous s'égayaient de cette journée superbe, sans deviner au loin, dans la campagne, le long frémissement qui s'enflait, le peuple en marche dont ils auraient entendu le galop, s'ils avaient collé l'oreille contre la terre. - Eh bien! c'est convenu, répéta Mme Hennebeau. Ce soir, vous venez chercher ces demoiselles et vous dÃnez avec nous... Mme Grégoire m'a également promis de venir reprendre Cécile. - Comptez sur moi, répondit Deneulin. La calÚche partit du cÎté de Vandame. Jeanne et Lucie s'étaient penchées, pour rire encore à leur pÚre, resté debout au bord du chemin; tandis que Négrel trottait galamment, derriÚre les roues qui fuyaient. On traversa la forÃÂȘt, on prit la route de Vandame à Marchiennes. Comme on approchait du Tartaret, Jeanne demanda à Mme Hennebeau si elle connaissait la CÎte-Verte; et celle-ci, malgré son séjour de cinq ans déjà dans le pays, avoua qu'elle n'était jamais allée de ce cÎté. Alors, on fit un détour. Le Tartaret, à la lisiÚre du bois, était une lande inculte, d'une stérilité volcanique, sous laquelle, depuis des siÚcles, brûlait une mine de houille incendiée. Cela se perdait dans la légende, des mineurs du pays racontaient une histoire le feu du ciel tombant sur cette Sodome des entrailles de la terre, oÃÂč les herscheuses se souillaient d'abominations; si bien qu'elles n'avaient pas mÃÂȘme eu le temps de remonter, et qu'aujourd'hui encore, elles flambaient au fond de cet enfer. Les roches calcinées, rouge sombre, se couvraient d'une efflorescence d'alun, comme d'une lÚpre. Du soufre poussait, en une fleur jaune, au bord des fissures. La nuit, les braves qui osaient risquer un oeil à ces trous, juraient y voir des flammes, les ùmes criminelles en train de grésiller dans la braise intérieure. Des lueurs errantes couraient au ras du sol, des vapeurs chaudes, empoisonnant l'ordure et la sale cuisine du diable, fumaient continuellement. Et, ainsi qu'un miracle d'éternel printemps, au milieu de cette lande maudite du Tartaret, la CÎte-Verte se dressait avec ses gazons toujours verts, ses hÃÂȘtres dont les feuilles se renouvelaient sans cesse, ses champs oÃÂč mûrissaient jusqu'à trois récoltes. C'était une serre naturelle, chauffée par l'incendie des couches profondes. Jamais la neige n'y séjournait. L'énorme bouquet de verdure, à cÎté des arbres dépouillés de la forÃÂȘt, s'épanouissait dans cette journée de décembre, sans que la gelée en eût mÃÂȘme roussi les bords. BientÎt, la calÚche fila en plaine. Négrel plaisantait la légende, expliquait comment le feu prenait le plus souvent au fond d'une mine, par la fermentation des poussiÚres du charbon; quand on ne pouvait s'en rendre maÃtre, il brûlait sans fin; et il citait une fosse de Belgique qu'on avait inondée, en détournant et en jetant dans le puits une riviÚre. Mais il se tut, des bandes de mineurs croisaient à chaque minute la voiture, depuis un instant. Ils passaient silencieux, avec des regards obliques, dévisageant ce luxe qui les forçait à se ranger Leur nombre augmentait toujours, les chevaux durent marcher au pas, sur le petit pont de la Scarpe. Que se passait-il donc, pour que ce peuple fût ainsi par les chemins? Ces demoiselles s'effrayaient, Négrel commençait à flairer quelque bagarre, dans la campagne frémissante; et ce fut un soulagement lorsqu'on arriva enfin à Marchiennes. Sous le soleil qui semblait les éteindre, les batteries des fours à coke et les tours des hauts fourneaux lùchaient des fumées, dont la suie éternelle pleuvait dans l'air. V, II A Jean-Bart, Catherine roulait depuis une heure déjà , poussant les berlines jusqu'au relais; et elle était trempée d'un tel flot de sueur, qu'elle s'arrÃÂȘta un instant pour s'essuyer la face. Du fond de la taille, oÃÂč il tapait à la veine avec les camarades du marchandage, Chaval s'étonna, lorsqu'il n'entendit plus le grondement des roues. Les lampes brûlaient mal, la poussiÚre du charbon empÃÂȘchait de voir. - Quoi donc? cria-t-il. Quand elle lui eut répondu qu'elle allait fondre bien sûr, et qu'elle se sentait le coeur qui se décrochait, il répliqua furieusement - BÃÂȘte, fais comme nous, Îte ta chemise! C'était à sept cent huit mÚtres, au nord, dans la premiÚre voie de la veine Désirée, que trois kilomÚtres séparaient de l'accrochage. Lorsqu'ils parlaient de cette région de la fosse, les mineurs du pays pùlissaient et baissaient la voix, comme s'ils avaient parlé de l'enfer; et ils se contentaient le plus souvent de hocher la tÃÂȘte, en hommes qui préféraient ne point causer de ces profondeurs de braise ardente. A mesure que les galeries s'enfonçaient vers le nord, elles se rapprochaient du Tartaret, elles pénétraient dans l'incendie intérieur, qui, là -haut, calcinait les roches. Les tailles, au point oÃÂč l'on en était arrivé, avaient une température moyenne de quarante-cinq degrés. On s'y trouvait en pleine cité maudite, au milieu des flammes que les passants de la plaine voyaient par les fissures, crachant du soufre et des vapeurs abominables. Catherine, qui avait déjà enlevé sa veste, hésita, puis Îta également sa culotte; et, les bras nus, les cuisses nues, la chemise serrée aux hanches par une corde, comme une blouse, elle se remit à rouler. - Tout de mÃÂȘme, ça ira mieux, dit-elle à voix haute. Dans son étouffement, il y avait une vague peur. Depuis cinq jours qu'ils travaillaient là , elle songeait aux contes dont on avait bercé son enfance, à ces herscheuses du temps jadis qui brûlaient sous le Tartaret, en punition de choses qu'on n'osait pas répéter. Sans doute, elle était trop grande maintenant pour croire de pareilles bÃÂȘtises; mais, pourtant, qu'aurait-elle fait, si brusquement elle avait vu sortir du mur une fille rouge comme un poÃÂȘle, avec des yeux pareils à des tisons? Cette idée redoublait ses sueurs. Au relais, à quatre-vingts mÚtres de la taille, une autre herscheuse prenait la berline et la roulait à quatre-vingts mÚtres plus loin, jusqu'au pied du plan incliné, pour que le receveur l'expédiùt avec celles qui descendaient des voies d'en haut. - Fichtre! tu te mets à ton aise, dit cette femme, une maigre veuve de trente ans, quand elle aperçut Catherine en chemise. Moi je ne peux pas, les galibots du plan m'embÃÂȘtent avec leurs saletés. - Ah! bien! répliqua la jeune fille, je m'en moque, des hommes! je souffre trop. Elle repartit, poussant une berline vide. Le pis était que, dans cette voie de fond, une autre cause se joignait au voisinage du Tartaret, pour rendre la chaleur insoutenable. On cÎtoyait d'anciens travaux, une galerie abandonnée de Gaston-Marie, trÚs profonde, oÃÂč un coup de grisou, dix ans plus tÎt, avait incendié la veine, qui brûlait toujours, derriÚre le "corroi", le mur d'argile bùti là et réparé continuellement, afin de limiter le désastre. Privé d'air, le feu aurait dû s'éteindre; mais sans doute des courants inconnus l'avivaient, il s'entretenait depuis dix années, il chauffait l'argile du corroi comme on chauffe les briques d'un four, au point qu'on en recevait au passage la cuisson. Et c'était le long de ce muraillement, sur une longueur de plus de cent mÚtres, que se faisait le roulage, dans une température de soixante degrés. AprÚs deux voyages, Catherine étouffa de nouveau. Heureusement, la voie était large et commode, dans cette veine Désirée, une des plus épaisses de la région. La couche avait un mÚtre quatre-vingt-dix, les ouvriers pouvaient travailler debout. Mais ils auraient préféré le travail à col tordu, et un peu de fraÃcheur. - Ah! çà , est-ce que tu dors? reprit violemment. Chaval, dÚs qu'il cessa d'entendre remuer Catherine. Qui est-ce qui m'a fichu une rosse de cette espÚce? Veux-tu bien emplir ta berline et rouler! Elle était au bas de la taille, appuyée sur sa pelle; et un malaise l'envahissait, pendant qu'elle les regardait tous d'un air imbécile, sans obéir. Elle les voyait mal, à la lueur rougeùtre des lampes, entiÚrement nus comme des bÃÂȘtes, si noirs, si encrassés de sueur et de charbon, que leur nudité ne la gÃÂȘnait pas. C'était une besogne obscure, des échines de singe qui se tendaient, une vision infernale de membres roussis, s'épuisant au milieu de coups sourds et de gémissements. Mais eux la distinguaient mieux sans doute, car les rivelaines s'arrÃÂȘtÚrent de taper, et ils la plaisantÚrent d'avoir Îté sa culotte. - Eh! tu vas l'enrhumer, méfie-toi! - C'est qu'elle a de vraies jambes! Dis donc, Chaval, y en a pour deux! - Oh! faudrait voir. RelÚve ça. Plus haut! plus haut! Alors, Chaval, sans se fùcher de ces rires, retomba sur elle. - Ca y est-il, nom de Dieu!... Ah! pour les saletés, elle est bonne. Elle resterait là , à en entendre jusqu'à demain. Péniblement, Catherine s'était décidée à emplir sa berline; puis, elle la poussa. La galerie était trop large pour qu'elle pût s'arc-bouter aux deux cÎtés des bois, ses pieds nus se tordaient dans les rails, oÃÂč ils cherchaient un point d'appui, pendant qu'elle filait avec lenteur, les bras raidis en avant, la taille cassée. Et, dÚs qu'elle longeait le corroi, le supplice du feu recommençait, la sueur tombait aussitÎt de tout son corps, en gouttes énormes, comme une pluie d'orage. A peine au tiers du relais, elle ruissela, aveuglée, souillée elle aussi d'une boue noire. Sa chemise étroite, comme trempée d'encre, collait à sa peau, lui remontait jusqu'aux reins dans le mouvement des cuisses; et elle en était si douloureusement bridée, qu'il lui fallut lùcher encore la besogne. Qu'avait-elle donc, ce jour-là ? Jamais elle ne s'était senti ainsi du coton dans les os. Ca devait ÃÂȘtre un mauvais air. L'aérage ne se faisait pas, au fond de cette voie éloignée. On y respirait toutes sortes de vapeurs qui sortaient du charbon avec un petit bruit bouillonnant de source, si abondantes parfois, que les lampes refusaient de brûler; sans parler du grisou, dont on ne s'occupait plus, tant la veine en soufflait au nez des ouvriers, d'un bout de la quinzaine à l'autre. Elle le connaissait bien, ce mauvais air, cet air mort comme disent les mineurs, en bas de lourds gaz d'asphyxie, en haut des gaz légers qui s'allument et foudroient tous les chantiers d'une fosse, des centaines d'hommes, dans un seul coup de tonnerre. Depuis son enfance, elle en avait tellement avalé, qu'elle s'étonnait de la supporter si mal, les oreilles bourdonnantes, la gorge en feu. N'en pouvant, plus, elle éprouva un besoin d'Îter sa chemise. Cela tournait à la torture, ce linge dont les moindres plis la coupaient, la brûlaient. Elle résista, voulut rouler encore, fut forcée de se remettre debout. Alors, vivement, en se disant qu'elle se couvrirait au relais, elle enleva tout, la corde, la chemise, si fiévreuse, qu'elle aurait arraché la peau, si elle avait pu. Et, nue maintenant, pitoyable, ravalée au trot de la femelle quÃÂȘtant sa vie par la boue des chemins, elle besognait, la croupe barbouillée de suie, avec de la crotte jusqu'au ventre, ainsi qu'une jument de fiacre. A quatre pattes, elle poussait. Mais un désespoir lui vint, elle n'était pas soulagée, d'ÃÂȘtre nue. Quoi Îter encore? Le bourdonnement de ses oreilles l'assourdissait, il lui semblait sentir un étau la serrer aux tempes. Elle tomba sur les genoux. La lampe, calée dans le charbon de la berline, lui parut s'éteindre. Seule, l'intention d'en remonter la mÚche surnageait, au milieu de ses idées confuses. Deux fois elle voulut l'examiner, et les deux fois, à mesure qu'elle la posait devant elle, par terre, elle la vit pùlir, comme si elle aussi eût manqué de souffle. Brusquement, la lampe s'éteignit. Alors, tout roula au fond des ténÚbres, une meule tournait dans sa tÃÂȘte, son coeur défaillait, s'arrÃÂȘtait de battre, engourdi à son tour par la fatigue immense qui endormait ses membres. Elle s'était renversée, elle agonisait dans l'air d'asphyxie, au ras du sol. - Je crois, nom de Dieu! qu'elle flùne encore, gronda la voix de Chaval. Il écouta du haut de la taille, n'entendit point le bruit des roues. - Eh! Catherine, sacrée couleuvre! La voix se perdait au loin, dans la galerie noire, et pas une haleine ne répondait. - Veux-tu que j'aille te faire grouiller, moi! Rien ne remuait, toujours le mÃÂȘme silence de mort. Furieux, il descendit, il courut avec sa lampe, si violemment qu'il faillit buter dans le corps de la herscheuse, qui barrait la voie. Béant, il la regardait. Qu'avait-elle donc? Ce n'était pas une frime au moins, histoire de faire un somme? Mais la lampe, qu'il avait baissée pour lui éclairer la face, menaça de s'éteindre. Il la releva, la baissa de nouveau, finit par comprendre ça devait ÃÂȘtre un coup de mauvais air. Sa violence était tombée, le dévouement du mineur s'éveillait, en face du camarade en péril. Déjà il criait qu'on lui apportùt sa chemise; et il avait saisi à pleins bras la fille nue et évanouie, il la soulevait le plus haut possible. Quand on lui eut jeté sur les épaules leurs vÃÂȘtements, il partit au pas de course, soutenant d'une main son fardeau, portant les deux lampes de l'autre. Les galeries profondes se déroulaient, il galopait, prenait à droite, prenait à gauche, allait chercher la vie dans l'air glacé de la plaine, que soufflait le ventilateur. Enfin, un bruit de source l'arrÃÂȘta, le ruissellement d'une infiltration coulant de la roche. Il se trouvait à un carrefour d'une grande galerie de roulage, qui desservait autrefois Gaston-Marie. L'aérage y soufflait en un vent de tempÃÂȘte, la fraÃcheur y était si grande, qu'il fut secoué d'un frisson, lorsqu'il eut assis par terre, contre les bois, sa maÃtresse toujours sans connaissance, les yeux fermés. - Catherine, voyons, nom de Dieu! pas de blague... Tiens-toi un peu que je trempe ça dans l'eau. Il s'effarait de la voir si molle. Pourtant, il put tremper sa chemise dans la source, et il lui en lava la figure. Elle était comme une morte, enterrée déjà au fond de la terre, avec son corps fluet de fille tardive, oÃÂč les formes de la puberté hésitaient encore. Puis, un frémissement courut sur sa gorge d'enfant, sur son ventre et ses cuisses de petite misérable, déflorée avant l'ùge. Elle ouvrit les yeux, elle bégaya - J'ai froid, - Ah! j'aime mieux ça, par exemple! cria Chaval soulagé. Il la rhabilla, glissa aisément la chemise, jura de la peine qu'il eut à passer la culotte, car elle ne pouvait s'aider beaucoup. Elle restait étourdie, ne comprenait pas oÃÂč elle se trouvait, ni pourquoi elle était nue. Quand elle se souvint, elle fut honteuse. Comment avait-elle osé enlever tout! Et elle le questionnait est-ce qu'on l'avait aperçue ainsi, sans un mouchoir à la taille seulement, pour se cacher? Lui, qui rigolait, inventait des histoires, racontait qu'il venait de l'apporter là , au milieu de tous les camarades faisant la haie. Quelle idée aussi d'avoir écouté son conseil et de s'ÃÂȘtre mis le derriÚre à l'air! Ensuite, il donna sa parole que les camarades ne devaient pas mÃÂȘme savoir si elle l'avait rond ou carré, tellement il galopait raide. - Bigre! mais je crÚve de froid, dit-il en se rhabillant à son tour. Jamais elle ne l'avait vu si gentil. D'ordinaire, pour une bonne parole qu'il lui disait, elle empoignait tout de suite deux sottises. Cela aurait été si bon de vivre d'accord! Une tendresse la pénétrait, dans l'alanguissement de sa fatigue. Elle lui sourit, elle murmura - Embrasse-moi. Il l'embrassa, il se coucha prÚs d'elle, en attendant qu'elle pût marcher. - Vois-tu, reprit-elle, tu avais tort de crier là -bas, car je n'en pouvais plus, vrai! Dans la taille encore, vous avez moins chaud; mais si tu savais comme on cuit, au fond de la voie! - Bien sûr, répondit-il, on serait mieux sous les arbres... Tu as du mal dans ce chantier, ça, je m'en doute, ma pauvre fille. Elle fut si touchée de l'entendre en convenir, qu'elle fit la vaillante. - Oh! c'est une mauvaise disposition. Puis, aujourd'hui, l'air est empoisonné... Mais tu verras, tout à l'heure, si je suis une couleuvre. Quand il faut travailler, on travaille, n'est-ce pas? Moi, j'y crÚverais plutÎt que de lùcher. Il y eut un silence. Lui, la tenait d'un bras à la taille, en la serrant contre sa poitrine, pour l'empÃÂȘcher d'attraper du mal. Elle, bien qu'elle se sentÃt déjà la force de retourner au chantier, s'oubliait avec délices. - Seulement, continua-t-elle trÚs bas, je voudrais bien que tu fusses plus gentil.... Oui, on est si content, quand on s'aime un peu. Et elle se mit à pleurer doucement. - Mais je t'aime, cria-t-il, puisque je t'ai prise avec moi. Elle ne répondit que d'un hochement de tÃÂȘte. Souvent, il y avait des hommes qui prenaient des femmes, pour les avoir, en se fichant de leur bonheur à elles. Ses larmes coulaient plus chaudes, cela la désespérait maintenant, de songer à la bonne vie qu'elle mÚnerait, si elle était tombée sur un autre garçon, dont elle aurait senti toujours le bras passé ainsi à sa taille. Un autre? et l'image vague de cet autre se dressait dans sa grosse émotion. Mais c'était fini, elle n'avait plus que le désir de vivre jusqu'au bout avec celui-là , s'il voulait seulement ne pas la bousculer si fort. - Alors, dit-elle, tùche donc d'ÃÂȘtre comme ça de temps en temps. Des sanglots lui coupÚrent la parole, et il l'embrassa de nouveau. - Es-tu bÃÂȘte!... Tiens! je jure d'ÃÂȘtre gentil. On n'est pas plus méchant qu'un autre, va! Elle le regardait, elle recommençait à sourire dans ses larmes. Peut-ÃÂȘtre qu'il avait raison, on n'en rencontrait guÚre, des femmes heureuses. Puis, bien qu'elle se défiùt de son serment, elle s'abandonnait à la joie de le voir aimable. Mon Dieu! si cela avait pu durer! Tous deux s'étaient repris! et, comme ils se serraient d'une longue étreinte, des pas les firent se mettre debout. Trois camarades, qui les avaient vus passer, arrivaient pour savoir. On repartit ensemble. Il était prÚs de dix heures, et l'on déjeuna dans un coin frais, avant de se remettre à suer au fond de la taille. Mais ils achevaient la double tartine de leur briquet, ils allaient boire une gorgée de café à leur gourde, lorsqu'une rumeur, venue des chantiers lointains, les inquiéta. Quoi donc? était-ce un accident encore? Ils se levÚrent, ils coururent. Des haveurs, des herscheuses, des galibots les croisaient à chaque instant; et aucun ne savait, tous criaient, ça devait ÃÂȘtre un grand malheur. Peu à peu, la mine entiÚre s'effarait, des ombres affolées débouchaient des galeries, les lanternes dansaient, filaient dans les ténÚbres. OÃÂč était-ce? pourquoi ne le disait-on pas? Tout d'un coup, un porion passa en criant - On coupe les cùbles! on coupe les cùbles! Alors, la panique souffla. Ce fut un galop furieux au travers des voies obscures. Les tÃÂȘtes se perdaient. A propos de quoi coupait-on les cùbles? et qui les coupait, lorsque les hommes étaient au fond? Cela paraissait monstrueux. Mais la voix d'un autre porion éclata, puis se perdit. - Ceux de Montsou coupent les cùbles! Que tout le monde sorte! Quand il eut compris, Chaval arrÃÂȘta net Catherine. L'idée qu'il rencontrerait là -haut ceux de Montsou, s'il sortait, lui engourdissait les jambes. Elle était donc venue, cette bande qu'il croyait aux mains des gendarmes! Un instant, il songea à rebrousser chemin et à remonter par Gaston-Marie; mais la manoeuvre ne s'y faisait plus. Il jurait, hésitant, cachant sa peur, répétant que c'était bÃÂȘte de courir comme ça. On n'allait pas les laisser au fond, peut-ÃÂȘtre! La voix du porion retentit de nouveau, se rapprocha. - Que tout le monde sorte! Aux échelles! aux échelles! Et Chaval fut emporté avec les camarades. Il bouscula Catherine, il l'accusa de ne pas courir assez fort. Elle voulait donc qu'ils restassent seuls dans la fosse, à crever de faim? car les brigands de Montsou étaient capables de casser les échelles, sans attendre que le monde fût sorti. Cette supposition abominable acheva de les détraquer tous, il n'y eut plus, le long des galeries, qu'une débandade enragée, une course de fous à qui arriverait le premier, pour remonter avant les autres. Des hommes criaient que les échelles étaient cassées, que personne ne sortirait. Et quand ils commencÚrent à déboucher par groupes épouvantés, dans la salle d'accrochage, ce fut un véritable engouffrement ils se jetaient vers le puits, ils s'écrasaient à l'étroite porte du goyot des échelles; tandis qu'un vieux palefrenier, qui venait prudemment de faire rentrer les chevaux à l'écurie, les regardait d'un air de dédaigneuse insouciance, habitué aux nuits passées dans la fosse, certain qu'on le tirerait toujours de là . - Nom de Dieu! veux-tu monter devant moi! dit Chaval à Catherine. Au moins, je te tiendrai, si tu tombes. Ahurie, suffoquée par cette course de trois kilomÚtres qui l'avait encore une fois trempée de sueur, elle s'abandonnait, sans comprendre, aux remous de la foule. Alors, il la tira par le bras, à le lui briser; et elle jeta une plainte, ses larmes jaillirent déjà il oubliait son serment, jamais elle ne serait heureuse. - Passe donc! hurla-t-il. Mais il lui faisait trop peur. Si elle montait devant lui, tout le temps il la brutaliserait. Aussi résistait-elle pendant que le flot éperdu des camarades les repoussait de cÎté. Les filtrations du puits tombaient à grosses gouttes, et le plancher de l'accrochage, ébranlé par le piétinement, tremblait au-dessus du bougnou, du puisard vaseux, profond de dix mÚtres. Justement, c'était à Jean-Bart, deux ans plus tÎt, qu'un terrible accident, la rupture d'un cùble, avait culbuté la cage au fond du bougnou, dans lequel deux hommes s'étaient noyés. Et tous y songeaient, on allait tous y rester, si l'on s'entassait sur les planches. - Sacrée tÃÂȘte de pioche! cria Chaval, crÚve donc, je serai débarrassé! Il monta, et elle le suivit. Du fond au jour, il y avait cent deux échelles, d'environ sept mÚtres, posées chacune sur un étroit palier qui tenait la largeur du goyot, et dans lequel un trou carré permettait à peine le passage des épaules. C'était comme une cheminée plate, de sept cents mÚtres de hauteur, entre la paroi du puits et la cloison du compartiment d'extraction, un boyau humide, noir et sans fin, oÃÂč les échelles se superposaient, presque droites, par étages réguliers. Il fallait vingt-cinq minutes à un homme solide pour gravir cette colonne géante. D'ailleurs, le goyot ne servait plus que dans les cas de catastrophe. Catherine, d'abord, monta gaillardement. Ses pieds nus étaient faits à l'escaillage tranchant des voies et ne souffraient pas des échelons carrés, recouverts d'une tringle de fer, qui empÃÂȘchait l'usure. Ses mains, durcies par le roulage, empoignaient sans fatigue les montants trop gros pour elles. Et mÃÂȘme cela l'occupait, la sortait de son chagrin, cette montée imprévue, ce long serpent d'hommes se coulant, se hissant, trois par échelle, si bien que la tÃÂȘte déboucherait au jour, lorsque la queue traÃnerait encore sur le bougnou. On n'en était pas là , les premiers devaient se trouver à peine au tiers du puits. Personne ne parlait plus, seuls les pieds roulaient avec un bruit sourd; tandis que les lampes, pareilles à des étoiles voyageuses, s'espaçaient de bas en haut, en une ligne toujours grandissante. DerriÚre elle, Catherine entendit un galibot compter les échelles. Cela lui donna l'idée de les compter aussi. On en avait déjà monté quinze, et l'on arrivait à un accrochage. Mais, au mÃÂȘme instant, elle se heurta dans les jambes de Chaval. Il jura, en lui criant de faire attention. De proche en proche, toute la colonne s'arrÃÂȘtait, s'immobilisait. Quoi donc? que se passait-il? et chacun retrouvait sa voix pour questionner et s'épouvanter. L'angoisse augmentait depuis le fond, l'inconnu de là -haut les étranglait davantage, à mesure qu'ils se rapprochaient du jour. Quelqu'un annonça qu'il fallait redescendre, que les échelles étaient cassées. C'était la préoccupation de tous, la peur de se trouver dans le vide. Une autre explication descendit de bouche en bouche, l'accident d'un haveur glissé d'un échelon. On ne savait au juste, des cris empÃÂȘchaient d'entendre, est-ce qu'on allait coucher là ? Enfin, sans qu'on fût mieux renseigné, la montée reprit, du mÃÂȘme mouvement lent et pénible, au milieu du roulement des pieds et de la danse des lampes. Ce serait pour plus haut, bien sûr, les échelles cassées. A la trente-deuxiÚme échelle, comme on dépassait un troisiÚme accrochage, Catherine sentit ses jambes et ses bras se raidir. D'abord, elle avait éprouvé à la peau des picotements légers. Maintenant, elle perdait la sensation du fer et du bois, sous les pieds et dans les mains. Une douleur vague, peu à peu cuisante, lui chauffait les muscles. Et, dans l'étourdissement qui l'envahissait, elle se rappelait les histoires du grand-pÚre Bonnemort, du temps qu'il n'y avait pas de goyot et que des gamines de dix ans sortaient le charbon sur leurs épaules, le long des échelles plantées à nu; si bien que, lorsqu'une d'elles glissait, ou que simplement un morceau de houille déboulait d'un panier, trois ou quatre enfants dégringolaient du coup, la tÃÂȘte en bas. Les crampes de ses membres devenaient insupportables, jamais elle n'irait au bout. De nouveaux arrÃÂȘts lui permirent de respirer. Mais la terreur qui, chaque fois, soufflait d'en haut, achevait de l'étourdir. Au-dessus et au-dessous d'elle, les respirations s'embarrassaient, un vertige se dégageait de cette ascension interminable, dont la nausée la secouait avec les autres. Elle suffoquait, ivre de ténÚbres, exaspérée de l'écrasement des parois contre sa chair. Et elle frissonnait aussi de l'humidité, le corps en sueur sous les grosses gouttes qui la trempaient. On approchait du niveau, la pluie battait si fort, qu'elle menaçait d'éteindre les lampes. Deux fois, Chaval interrogea Catherine, sans obtenir de réponse. Que fichait-elle là -dessous, est-ce qu'elle avait laissé tomber sa langue? Elle pouvait bien lui dire si elle tenait bon. On montait depuis une demi-heure; mais si lourdement, qu'il en était seulement à la cinquante-neuviÚme échelle. Encore quarante-trois. Catherine finit par bégayer qu'elle tenait bon tout de mÃÂȘme. Il l'aurait traitée de couleuvre, si elle avait avoué sa lassitude. Le fer des échelons devait lui entamer les pieds, il lui semblait qu'on la sciait là , jusqu'à l'os. AprÚs chaque brassée, elle s'attendait à voir ses mains lùcher les montants, pelées et roidies au point de ne pouvoir fermer les doigts; et elle croyait tomber en arriÚre, les épaules arrachées, les cuisses démanchées, dans leur continuel effort. C'était surtout du peu de pente des échelles qu'elle souffrait, de cette plantation presque droite, qui l'obligeait de se hisser à la force des poignets, le ventre collé contre le bois. L'essoufflement des haleines à présent couvrait le roulement des pas, un rùle énorme, décuplé par la cloison du goyot, s'élevait du fond, expirait au jour. Il y eut un gémissement, des mots coururent, un galibot venait de s'ouvrir le crùne à l'arÃÂȘte d'un palier. Et Catherine montait. On dépassa le niveau. La pluie avait cessé, un brouillard alourdissait l'air de cave, empoisonné d'une odeur de vieux fers et de bois humide. Machinalement, elle s'obstinait tout bas à compter quatre-vingt-une, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois; encore dix-neuf. Ces chiffres répétés la soutenaient seuls de leur balancement rythmique. Elle n'avait plus conscience de ses mouvements. Quand elle levait les yeux, les lampes tournoyaient en spirale. Son sang coulait, elle se sentait mourir, le moindre souffle allait la précipiter. Le pis était que ceux d'en bas poussaient maintenant, et que la colonne entiÚre se ruait, cédant à la colÚre croissante de sa fatigue, au besoin furieux de revoir le soleil. Des camarades, les premiers, étaient sortis; il n'y avait donc pas d'échelles cassées; mais l'idée qu'on pouvait en casser encore, pour empÃÂȘcher les derniers de sortir, lorsque d'autres respiraient déjà là -haut, achevait de les rendre fous. Et, comme un nouvel arrÃÂȘt se produisait, des jurons éclatÚrent, tous continuÚrent à monter, se bousculant, passant sur les corps, à qui arriverait quand mÃÂȘme. Alors, Catherine tomba. Elle avait crié le nom de Chaval, dans un appel désespéré. Il n'entendit pas, il se battait, il enfonçait les cÎtes d'un camarade, à coups de talon, pour ÃÂȘtre avant lui. Elle fut roulée, piétinée. Dans son évanouissement, elle rÃÂȘvait il lui semblait qu'elle était une des petites herscheuses de jadis, et qu'un morceau de charbon, glissé d'un panier, au-dessus d'elle, venait de la jeter en bas du puits, ainsi qu'un moineau atteint d'un caillou. Cinq échelles seulement restaient à gravir, on avait mis prÚs d'une heure. Jamais elle ne sut comment elle était arrivée au jour, portée par des épaules, maintenue par l'étranglement du goyot. Brusquement, elle se trouva dans un éblouissement de soleil, au milieu d'une foule hurlante qui la huait. V, III DÚs le matin, avant le jour, un frémissement avait agité les corons, ce frémissement qui s'enflait à cette heure par les chemins, dans la campagne entiÚre. Mais le départ convenu n'avait pu avoir lieu, une nouvelle se répandait, des dragons et des gendarmes battaient la plaine. On racontait qu'ils étaient arrivés de Douai pendant la nuit, on accusait Rasseneur d'avoir vendu les camarades, en prévenant M. Hennebeau; mÃÂȘme une herscheuse jurait qu'elle avait vu passer le domestique, qui portait la dépÃÂȘche au télégraphe. Les mineurs serraient les poings, guettaient les soldats, derriÚre leurs persiennes, à la clarté pùle du petit jour. Vers sept heures et demie, comme le soleil se levait, un autre bruit circula, rassurant les impatients. C'était une fausse alerte, une simple promenade militaire, ainsi que le général en ordonnait parfois depuis la grÚve, sur le désir du préfet de Lille. Les grévistes exécraient ce fonctionnaire, auquel ils reprochaient de les avoir trompés par la promesse d'une intervention conciliante, qui se bornait, tous les huit jours, à faire défiler les troupes dans Montsou, pour les tenir en respect. Aussi, lorsque les` dragons et les gendarmes reprirent tranquillement le chemin de Marchiennes, aprÚs s'ÃÂȘtre contentés d'assourdir les corons du trot de leurs chevaux sur la terre dure, les mineurs se moquÚrent-ils de cet innocent de préfet, avec ses soldats qui tournaient les talons, quand les choses allaient chauffer. Jusqu'à neuf heures, ils se firent du bon sang, l'air paisible, devant les maisons, tandis qu'ils suivaient des yeux, sur le pavé, les dos débonnaires des derniers gendarmes. Au fond de leurs grands lits, les bourgeois de Montsou dormaient encore, la tÃÂȘte dans la plume. A la Direction, on venait de voir Mme Hennebeau partir en voiture, laissant M. Hennebeau au travail sans doute, car l'hÎtel, clos et muet, semblait mort. Aucune fosse ne se trouvait gardée militairement, c'était l'imprévoyance fatale à l'heure du danger, la bÃÂȘtise naturelle des catastrophes, tout ce qu'un gouvernement peut commettre de fautes, dÚs qu'il s'agit d'avoir l'intelligence des faits. Et neuf heures sonnaient, lorsque les charbonniers prirent enfin la route de Vandame, pour se rendre au rendez-vous décidé la veille, dans la forÃÂȘt. D'ailleurs, Etienne comprit tout de suite qu'il n'aurait point, là -bas, à Jean-Bart, les trois mille camarades sur lesquels il comptait. Beaucoup croyaient la manifestation remise, et le pis était que deux ou trois bandes, déjà en chemin, allaient compromettre la cause, s'il ne se mettait pas quand mÃÂȘme à leur tÃÂȘte. PrÚs d'une centaine, partis avant le jour, avaient dû se réfugier sous les hÃÂȘtres de la forÃÂȘt, en attendant les autres. Souvarine, que le jeune homme monta consulter, haussa les épaules dix gaillards résolus faisaient plus de besogne qu'une foule; et il se replongea dans un livre ouvert devant lui, il refusa d'en ÃÂȘtre. Cela menaçait de tourner encore au sentiment, lorsqu'il aurait suffi de brûler Montsou, ce qui était trÚs simple. Comme Etienne sortait par l'allée de la maison, il aperçut Rasseneur assis devant la cheminée de fonte, trÚs pùle, tandis que sa femme, grandie dans son éternelle robe noire, l'invectivait en paroles tranchantes et polies. Maheu fut d'avis qu'on devait tenir sa parole. Un pareil rendez-vous était sacré. Cependant, la nuit avait calmé leur fiÚvre à tous; lui, maintenant, craignait un malheur; et il expliquait que leur devoir était de se trouver là -bas, pour maintenir les camarades dans le bon droit. La Maheude approuva d'un signe. Etienne répétait avec complaisance qu'il fallait agir révolutionnairement, sans attenter à la vie des personnes. Avant de partir, il refusa sa part d'un pain, qu'on lui avait donné la veille, avec une bouteille de geniÚvre; mais il but coup sur coup trois petits verres, histoire simplement de combattre le froid; mÃÂȘme il en emporta une gourde pleine. Alzire garderait les enfants. Le vieux Bonnemort, les jambes malades d'avoir trop couru la veille, était resté au lit. On ne s'en alla point ensemble, par prudence. Depuis longtemps, Jeanlin avait disparu. Maheu et la Maheude filÚrent de leur cÎté, obliquant vers Montsou, tandis qu'Etienne se dirigea vers la forÃÂȘt, oÃÂč il voulait rejoindre les camarades. En route, il rattrapa une bande de femmes, parmi lesquelles il reconnut la Brûlé et la Levaque elles mangeaient en marchant des chùtaignes que la Mouquette avait apportées, elles en avalaient les pelures pour que ça leur tÃnt davantage à l'estomac. Mais, dans la forÃÂȘt, il ne trouva personne, les camarades déjà étaient à Jean-Bart. Alors, il prit sa course, il arriva devant la fosse, au moment oÃÂč Levaque et une centaine d'autres pénétraient sur le carreau. De partout, des mineurs débouchaient, les Maheu par la grande route, les femmes à travers champs, tous débandés, sans chefs, sans armes, coulant naturellement là , ainsi qu'une eau débordée qui suit les pentes. Etienne aperçut Jeanlin, grimpé sur une passerelle, installé comme au spectacle. Il courut plus fort, il entra avec les premiers. On était à peine trois cents. Il y eut une hésitation, lorsque Deneulin se montra en haut de l'escalier qui conduisait à la recette. - Que voulez-vous? demanda-t-il d'une voix forte. AprÚs avoir vu disparaÃtre la calÚche, d'oÃÂč ses filles lui riaient encore, il était revenu à la fosse, repris d'une vague inquiétude. Tout pourtant s'y trouvait en bon ordre, la descente avait eu lieu, l'extraction fonctionnait, et il se rassurait de nouveau, il causait avec le maÃtre-porion, lorsqu'on lui avait signalé l'approche des grévistes. Vivement, il s'était posté à une fenÃÂȘtre du criblage; et, devant ce flot grossissant qui envahissait le carreau, il avait eu la conscience immédiate de son impuissance. Comment défendre ces bùtiments ouverts de toutes parts ? A peine aurait-il pu grouper une vingtaine de ses ouvriers autour de lui. Il était perdu. - Que voulez-vous ? répéta-t-il, blÃÂȘme de colÚre rentrée, faisant un effort pour accepter courageusement son désastre. Il y eut des poussées et des grondements dans la foule. Etienne finit par se détacher, en disant - Monsieur, nous ne venons pas vous faire du mal. Mais il faut que le travail cesse partout. Deneulin le traita carrément d'imbécile. - Est-ce que vous croyez que vous allez me faire du bien, si vous arrÃÂȘtez le travail chez moi? C'est comme si vous me tiriez un coup de fusil dans le dos, à bout portant... Oui, mes hommes sont au fond, et ils ne remonteront pas, ou il faudra que vous m'assassiniez d'abord! Cette rudesse de parole souleva une clameur. Maheu dut retenir Levaque, qui se précipitait, menaçant, pendant qu'Etienne parlementait toujours, cherchant à convaincre Deneulin de la légitimité de leur action révolutionnaire. Mais celui-ci répondait par le droit au travail. D'ailleurs, il refusait de discuter ces bÃÂȘtises, il voulait ÃÂȘtre le maÃtre chez lui. Son seul remords était de n'avoir pas là quatre gendarmes pour balayer cette canaille. - Parfaitement, c'est ma faute, je mérite ce qui m'arrive. Avec des gaillards de votre espÚce, il n'y a que la force. C'est comme le gouvernement qui s'imagine vous acheter par des concessions. Vous le flanquerez à bas, voilà tout, quand il vous aura fourni des armes. Etienne, frémissant, se contenait encore. Il baissa la voix. - Je vous en prie, Monsieur, donnez l'ordre qu'on remonte vos ouvriers. Je ne réponds pas d'ÃÂȘtre maÃtre de mes camarades. Vous pouvez éviter un malheur. - Non, fichez-moi la paix! Est-ce que je vous connais? Vous n'ÃÂȘtes pas de mon exploitation, vous n'avez rien à débattre avec moi... Il n'y a que des brigands qui courent ainsi la campagne pour piller les maisons. Des vociférations maintenant couvraient sa voix, les femmes surtout l'insultaient. Et lui, continuant à leur tenir tÃÂȘte, éprouvait un soulagement, dans cette franchise qui vidait son coeur d'autoritaire. Puisque c'était la ruine de toutes façons, il trouvait lùches les platitudes inutiles. Mais leur nombre augmentait toujours, prÚs de cinq cents déjà se ruaient vers la porte, et il allait se faire écharper, lorsque son maÃtre-porion le tira violemment en arriÚre. - De grùce, Monsieur!... Ca va ÃÂȘtre un massacre. A quoi bon faire tuer des hommes pour rien? Il se débattait, il protesta, dans un dernier cri, jeté à la foule. - Tas de bandits, vous verrez ça, quand nous serons redevenus les plus forts! On l'emmenait, une bousculade venait de jeter les premiers de la bande contre l'escalier, dont la rampe fut tordue. C'étaient les femmes qui poussaient, glapissantes, excitant les hommes. La porte céda tout de suite, une porte sans serrure, fermée simplement au loquet. Mais l'escalier était trop étroit, la cohue, écrasée, n'aurait pu entrer de longtemps, si la queue des assiégeants n'avait pris le parti de passer par les autres ouvertures. Alors, il en déborda de tous cÎtés, de la baraque, du criblage, du bùtiment des chaudiÚres. En moins de cinq minutes, la fosse entiÚre leur appartint, ils en battaient les trois étages, au milieu d'une fureur de gestes et de cris, emportés dans l'élan de leur victoire sur ce patron qui résistait. Maheu, effrayé, s'était élancé un des premiers, en disant à Etienne - Faut pas qu'ils le tuent! Celui-ci courait déjà ; puis, quand il eut compris que Deneulin s'était barricadé dans la chambre des porions, il répondit - AprÚs? est-ce que ce serait de notre faute? Un enragé pareil! Cependant, il était plein d'inquiétude, trop calme encore pour céder à ce coup de colÚre. Il souffrait aussi dans son orgueil de chef, en voyant la bande échapper à son autorité, s'enrager en dehors de la froide exécution des volontés du peuple, telle qu'il l'avait prévue. Vainement, il réclamait du sang-froid, il criait qu'on ne devait pas donner raison à leurs ennemis par des actes de destruction inutile. - Aux chaudiÚres! hurlait la Brûlé. Eteignons les feux! Levaque, qui avait trouvé une lime, l'agitait comme un poignard, dominant le tumulte d'un cri terrible - Coupons les cùbles! coupons les cùbles! Tous le répétÚrent bientÎt, seuls, Etienne et Maheu continuaient à protester, étourdis, parlant dans le tumulte, sans obtenir le silence. Enfin, le premier put dire - Mais il y a des hommes au fond, camarades! Le vacarme redoubla, des voix partaient de toutes parts. - Tant pis! fallait pas descendre!... C'est bien fait pour les traÃtres!... Oui, oui, qu'ils y restent!... Et puis, ils ont les échelles! Alors, quand cette idée des échelles les eut fait s'entÃÂȘter davantage, Etienne comprit qu'il devait céder. Dans la crainte d'un plus grand désastre, il se précipita vers la machine, voulant au moins remonter les cages, pour que les cùbles, sciés au-dessus du puits, ne pussent les broyer de leur poids énorme, en tombant sur elles. Le machineur avait disparu, ainsi que les quelques ouvriers du jour; et il s'empara de la barre de mise en train, il manoeuvra, pendant que Levaque et deux autres grimpaient à la charpente de fonte, qui supportait les molettes. Les cages étaient à peine fixées sur les verrous qu'on entendit le bruit strident de la lime mordant l'acier. Il se fit un grand silence, ce bruit sembla emplir la fosse entiÚre, tous levaient la tÃÂȘte, regardaient, écoutaient, saisis d'émotion. Au premier rang, Maheu se sentait gagner d'une joie farouche, comme si les dents de la lime les eussent délivrés du malheur, en mangeant le cùble d'un de ces trous de misÚre, oÃÂč l'on ne descendrait plus. Mais la Brûlé avait disparu par l'escalier de la baraque, en hurlant toujours - Faut renverser les feux! aux chaudiÚres! aux chaudiÚres! Des femmes la suivaient. La Maheude se hùta pour les empÃÂȘcher de tout casser, de mÃÂȘme que son homme avait voulu raisonner les camarades. Elle était la plus calme, on pouvait exiger son droit, sans faire du dégùt chez le monde. Lorsqu'elle entra dans le bùtiment des chaudiÚres, les femmes en chassaient déjà les deux chauffeurs, et la Brûlé, armée d'une grande pelle, accroupie devant un des foyers, le vidait violemment, jetait le charbon incandescent sur le carreau de briques, oÃÂč il continuait à brûler avec une fumée noire. Il y avait dix foyers pour les cinq générateurs. BientÎt, les femmes s'y acharnÚrent, la Levaque manoeuvrant sa pelle des deux mains, la Mouquette se retroussant jusqu'aux cuisses afin de ne pas s'allumer, toutes sanglantes dans le reflet d'incendie, suantes et échevelées de cette cuisine de sabbat. Les tas de houille montaient, la chaleur ardente gerçait le plafond de la vaste salle. - Assez donc! cria la Maheude. La cambuse flambe. - Tant mieux! répondit la Brûlé. Ce sera de la besogne faite... Ah! nom de Dieu! je disais bien que je leur ferais payer la mort de mon homme! A ce moment, on entendit la voie aiguà de Jeanlin. - Attention! je vas éteindre, moi! je lùche tout! Entré un des premiers, il avait gambillé au travers de la cohue, enchanté de cette bagarre, cherchant ce qu'il pourrait faire de mal; et l'idée lui était venue de tourner les robinets de décharge, pour lùcher la vapeur. Les jets partirent avec la violence de coups de feu, les cinq chaudiÚres se vidÚrent d'un souffle de tempÃÂȘte, sifflant dans un tel grondement de foudre, que les oreilles en saignaient. Tout avait disparu au milieu de la vapeur, le charbon pùlissait, les femmes n'étaient plus que des ombres aux gestes cassés. Seul, l'enfant apparaissait, monté sur la galerie, derriÚre les tourbillons de buée blanche, l'air ravi, la bouche fendue par la joie d'avoir déchaÃné cet ouragan. Cela dura prÚs d'un quart d'heure. On avait lancé quelques seaux d'eau sur les tas, pour achever de les éteindre toute menace d'incendie était écartée. Mais la colÚre de la foule ne tombait pas, fouettée au contraire. Des hommes descendaient avec des marteaux, les femmes elles-mÃÂȘmes s'armaient de barres de fer; et l'on parlait de crever les générateurs, de briser les machines, de démolir la fosse. Etienne, prévenu, se hùta d'accourir avec Maheu. Lui-mÃÂȘme se grisait, emporté dans cette fiÚvre chaude de revanche. Il luttait pourtant, il les conjurait d'ÃÂȘtre calmes, maintenant que les cùbles coupés, les feux éteints, les chaudiÚres vidées rendaient le travail impossible. On ne l'écoutait toujours pas, il allait ÃÂȘtre débordé de nouveau, lorsque des huées s'élevÚrent dehors, à une petite porte basse, oÃÂč débouchait le goyot des échelles. - A bas les traÃtres!... Oh! les sales gueules de lùches!... A bas! à bas! C'était la sortie des ouvriers du fond qui commençait. Les premiers, aveuglés par le grand jour, restaient là , à battre des paupiÚres. Puis, ils défilÚrent, tùchant de gagner la route et de fuir. - A bas les lùches! à bas les faux frÚres! Toute la bande des grévistes était accourue. En moins de trois minutes, il ne resta pas un homme dans les bùtiments, les cinq cents de Montsou se rangÚrent sur deux files, pour forcer à passer entre cette double haie ceux de Vandame qui avaient eu la traÃtrise de descendre. Et, à chaque nouveau mineur apparaissant sur la porte du goyot, avec les vÃÂȘtements en loques et la boue noire du travail, les huées redoublaient, des blagues féroces l'accueillaient oh! celui-là , trois pouces de jambes, et le cul tout de suite! et celui-ci, le nez mangé par les garces du Volcan! et cet autre, dont les yeux pissaient de la cire à fournir dix cathédrales! et cet autre, le grand sans fesses, long comme un carÃÂȘme! Une herscheuse qui déboula, énorme, la gorge dans le ventre et le ventre dans le derriÚre, souleva un rire furieux. On voulait toucher, les plaisanteries s'aggravaient, tournaient à la cruauté, des coups de poing allaient pleuvoir; pendant que le défilé des pauvres diables continuait, grelottants, silencieux sous les injures, attendant les coups d'un regard oblique, heureux quand ils pouvaient enfin galoper hors de la fosse. - Ah çà ! combien sont-ils, là -dedans? demanda Etienne. Il s'étonnait d'en voir sortir toujours, il s'irritait à l'idée qu'il ne s'agissait pas de quelques ouvriers, pressés par la faim, terrorisés par les porions. On lui avait donc menti, dans la forÃÂȘt? presque tout Jean-Bart était descendu. Mais un cri lui échappa, il se précipita, en apercevant Chaval debout sur le seuil. - Nom de Dieu! c'est à ce rendez-vous que tu nous fais venir? Des imprécations éclataient, il y eut une poussée pour se jeter sur le traÃtre. Eh quoi! il avait juré avec eux, la veille, et on le trouvait au fond, en compagnie des autres? C'était donc pour se foutre du monde! - Enlevez-le! au puits! au puits! Chaval, blÃÂȘme de peur, bégayait, cherchait à s'expliquer. Mais Etienne lui coupait la parole, hors de lui, pris de la fureur de la bande. - Tu as voulu en ÃÂȘtre, tu en seras... Allons! en marche, bougre de mufle! Une autre clameur couvrit sa voix. Catherine, à son tour, venait de paraÃtre, éblouie dans le clair soleil, effarée de tomber au milieu de ces sauvages. Et, les jambes cassées des cent deux échelles, les paumes saignantes, elle soufflait, lorsque la Maheude, en la voyant, s'élança, la main haute. - Ah! salope, toi aussi!... Quand ta mÚre crÚve de faim, tu la trahis pour ton maquereau! Maheu retint le bras, empÃÂȘcha la gifle. Mais il secouait sa fille, il s'enrageait comme sa femme à lui reprocher sa conduite, tous les deux perdant la tÃÂȘte, criant plus fort que les camarades. La vue de Catherine avait achevé d'exaspérer Etienne. Il répétait - En route! aux autres fosses! et tu viens avec nous, sale cochon! Chaval eut à peine le temps de reprendre ses sabots à la baraque, et de jeter son tricot de laine sur ses épaules glacées. Tous l'entraÃnaient, le forçaient à galoper au milieu d'eux. Eperdue, Catherine remettait également ses sabots, boutonnait à son cou la vieille veste d'homme dont elle se couvrait depuis le froid; et elle courut derriÚre son galant, elle ne voulait pas le quitter, car on allait le massacrer, bien sûr. Alors, en deux minutes, Jean-Bart se vida. Jeanlin, qui avait trouvé une corne d'appel, soufflait, poussait des sons rauques, comme s'il avait rassemblé des boeufs. Les femmes, la Brûlé, la Levaque, la Mouquette relevaient leurs jupes pour courir; tandis que Levaque, une hache à la main, la manoeuvrait ainsi qu'une canne de tambour-major. D'autres camarades arrivaient toujours, on était prÚs de mille, sans ordre, coulant de nouveau sur la route en un torrent débordé. La voie de sortie était trop étroite, des palissades furent rompues. - Aux fosses! à bas les traÃtres! plus de travail! Et Jean-Bart tomba brusquement à un grand silence. Pas un homme, pas un souffle. Deneulin sortit de la chambre des porions, et tout seul, défendant du geste qu'on le suivÃt, il visita la fosse. Il était pùle, trÚs calme. D'abord, il s'arrÃÂȘta devant le puits, leva les yeux, regarda les cùbles coupés les bouts d'acier pendaient inutiles, la morsure de la lime avait laissé une blessure vive, une plaie fraÃche qui luisait dans le noir des graisses. Ensuite, il monta à la machine, en contempla la bielle immobile, pareille à l'articulation d'un membre colossal frappé de paralysie, en toucha le métal refroidi déjà , dont le froid lui donna un frisson, comme s'il avait touché un mort. Puis, il descendit aux chaudiÚres, marcha lentement devant les foyers éteints, béants et inondés, tapa du pied sur les générateurs qui sonnÚrent le vide. Allons! c'était bien fini, sa ruine s'achevait. MÃÂȘme s'il raccommodait les cùbles, s'il rallumait les feux, oÃÂč trouverait-il des hommes? Encore quinze jours de grÚve, il était en faillite. Et, dans cette certitude de son désastre, il n'avait plus de haine contre les brigands de Montsou, il sentait la complicité de tous, une faute générale, séculaire. Des brutes sans doute, mais des brutes qui ne savaient pas lire et qui crevaient de faim. V, IV Et la bande, par la plaine rase, toute blanche de gelée, sous le pùle soleil d'hiver, s'en allait, débordait de la route, au travers des champs de betteraves. DÚs la Fourche-aux-Boeufs, Etienne en avait pris le commandement. Sans qu'on s'arrÃÂȘtùt, il criait des ordres, il organisait la marche. Jeanlin, en tÃÂȘte, galopait en sonnant dans sa corne une musique barbare. Puis, aux premiers rangs, les femmes s'avançaient, quelques-unes armées de bùtons, la Maheude avec des yeux ensauvagés qui semblaient chercher au loin la cité de justice promise; la Brûlé, la Levaque, la Mouquette, allongeant toutes leurs jambes sous leurs guenilles, comme des soldats partis pour la guerre. En cas de mauvaise rencontre, on verrait bien si les gendarmes oseraient taper sur des femmes. Et les hommes suivaient, dans une confusion de troupeau, en une queue qui s'élargissait, hérissée de barres de fer, dominée par l'unique hache de Levaque, dont le tranchant miroitait au soleil. Etienne, au centre, ne perdait pas de vue Chaval, qu'il forçait à marcher devant lui; tandis que Maheu, derriÚre, l'air sombre, lançait des coups d'oeil sur Catherine, la seule femme parmi ces hommes, s'obstinant à trotter prÚs de son amant, pour qu'on ne lui fÃt pas du mal. Des tÃÂȘtes nues s'échevelaient au grand air, on n'entendait que le claquement des sabots, pareil à un galop de bétail lùché, emporté dans la sonnerie sauvage de Jeanlin. Mais, tout de suite, un nouveau cri s'éleva. - Du pain! du pain! du pain! Il était midi, la faim des six semaines de grÚve s'éveillait dans les ventres vides, fouettée par cette course en plein champ. Les croûtes rares du matin, les quelques chùtaignes de la Mouquette, étaient loin déjà ; et les estomacs criaient, et cette souffrance s'ajoutait à la rage contre les traÃtres. - Aux fosses! plus de travail! du pain! Etienne, qui avait refusé de manger sa part, au coron, éprouvait dans la poitrine une sensation insupportable d'arrachement. Il ne se plaignait pas; mais, d'un geste machinal, il prenait sa gourde de temps à autre, il avalait une gorgée de geniÚvre, si frissonnant, qu'il croyait avoir besoin de ça pour aller jusqu'au bout. Ses joues s'échauffaient, une flamme allumait ses yeux. Cependant, il gardait sa tÃÂȘte, il voulait encore éviter les dégùts inutiles. Gomme on arrivait au chemin de Joiselle, un haveur de Vandame, qui s'était joint à la bande par vengeance contre son patron, jeta les camarades vers la droite, en hurlant - A Gaston-Marie! faut arrÃÂȘter la pompe! faut que les eaux démolissent Jean-Bart! La foule entraÃnée tournait déjà , malgré les protestations d'Etienne, qui les suppliait de laisser épuiser les eaux. A quoi bon détruire les galeries? cela révoltait son coeur d'ouvrier, malgré son ressentiment. Maheu, lui aussi, trouvait injuste de s'en prendre à une machine. Mais le haveur lançait toujours son cri de vengeance, et il fallut qu'Etienne criùt plus fort - A Mirou! il y a des traÃtres au fond!... A Mirou! à Mirou! D'un geste, il avait refoulé la bande sur le chemin de gauche, tandis que Jeanlin, reprenant la tÃÂȘte, soufflait plus fort. Un grand remous se produisit. Gaston-Marie, pour cette fois, était sauvé. Et les quatre kilomÚtres qui les séparaient de Mirou furent franchis en une demi-heure, presque au pas de course, à travers la plaine interminable. Le canal, de ce cÎté, la coupait d'un long ruban de glace. Seuls, les arbres dépouillés des berges, changés par la gelée en candélabres géants, en rompaient l'uniformité plate, prolongée et perdue dans le ciel de l'horizon, comme dans une mer. Une ondulation des terrains cachait Montsou et Marchiennes, c'était l'immensité nue. Ils arrivaient à la fosse, lorsqu'ils virent un porion se planter sur une passerelle du criblage, pour les recevoir. Tous connaissaient bien le pÚre Quandieu, le doyen des porions de Montsou, un vieux tout blanc de peau et de poils, qui allait sur ses soixante-dix ans, un vrai miracle de belle santé dans les mines. - Qu'est-ce que vous venez fiche par ici, tas de galvaudeux? cria-t-il. La bande s'arrÃÂȘta. Ce n'était plus un patron, c'était un camarade; et un respect les retenait devant ce vieil ouvrier. - Il y a des hommes au fond, dit Etienne. Fais-les sortir. - Oui, il y a des hommes, reprit le pÚre Quandieu, il y en a bien six douzaines, les autres ont eu peur de vous, méchants bougres!... Mais je vous préviens qu'il n'en sortira pas un, ou que vous aurez affaire à moi! Des exclamations coururent, les hommes poussaient, les femmes avancÚrent. Vivement descendu de la passerelle, le porion barrait la porte, maintenant. Alors, Maheu voulut intervenir. - Vieux, c'est notre droit, comment arriverons-nous à ce que la grÚve soit générale, si nous ne forçons pas les camarades à ÃÂȘtre avec nous? Le vieux demeura un moment muet. Evidemment, son ignorance en matiÚre de coalition égalait celle du haveur. Enfin, il répondit - C'est votre droit, je ne dis pas. Mais, moi, je ne connais que la consigne... Je suis seul, ici. Les hommes sont au fond pour jusqu'à trois heures, et ils y resteront jusqu'à trois heures. Les derniers mots se perdirent dans des huées. On le menaçait du poing, déjà les femmes l'assourdissaient, lui soufflaient leur haleine chaude à la face. Mais il tenait bon, la tÃÂȘte haute, avec sa barbiche et ses cheveux d'un blanc de neige; et le courage enflait tellement sa voix, qu'on l'entendait distinctement, par-dessus le vacarme. - Nom de Dieu! vous ne passerez pas!... Aussi vrai que le soleil nous éclaire, j'aime mieux crever que de laisser toucher aux cùbles... Ne poussez donc plus, je me fous dans le puits devant vous! Il y eut un frémissement, la foule recula, saisie. Lui, continuait - Quel est le cochon qui ne comprend pas ca?... Moi, je ne suis qu'un ouvrier comme vous autres. On m'a dit de garder, je garde. Et son intelligence n'allait pas plus loin, au pÚre Quandieu, raidi dans son entÃÂȘtement du devoir militaire, le crùne étroit, l'oeil éteint par la tristesse noire d'un demi-siÚcle de fond. Les camarades le regardaient, remués, ayant quelque part en eux l'écho de ce qu'il leur disait, cette obéissance du soldat, la fraternité et la résignation dans le danger. Il crut qu'ils hésitaient encore, il répéta - Je me fous dans le puits devant vous! Une grande secousse remporta la bande. Tous avaient tourné le dos, la galopade reprenait sur la route droite, filant à l'infini, au milieu des terres. De nouveau, les cris s'élevaient - A Madeleine! à CrÚvecoeur! plus de travail! du pain, du pain! Mais, au centre, dans l'élan de la marche, une bousculade avait lieu. C'était Chaval, disait-on, qui avait voulu profiter de l'histoire pour s'échapper. Etienne venait de l'empoigner par un bras, en menaçant de lui casser les reins, s'il méditait quelque traÃtrise. Et l'autre se débattait, protestait rageusement - Pourquoi tout ça? est-ce qu'on n'est plus libre?... Moi, je gÚle depuis une heure, j'ai besoin de me débarbouiller. Lùche-moi! Il souffrait en effet du charbon collé à sa peau par la sueur, et son tricot ne le protégeait guÚre. - File, ou c'est nous qui te débarbouillerons, répondait Etienne. Fallait pas renchérir en demandant du sang. On galopait toujours, il finit par se tourner vers Catherine, qui tenait bon. Cela le désespérait, de la sentir prÚs de lui, si misérable, grelottante sous sa vieille veste d'homme, avec sa culotte boueuse. Elle devait ÃÂȘtre morte de fatigue, elle courait tout de mÃÂȘme pourtant. - Tu peux t'en aller, toi, dit-il enfin. Catherine parut ne pas entendre. Ses yeux, en rencontrant ceux d'Etienne, avaient eu seulement une courte flamme de reproche. Et elle ne s'arrÃÂȘtait point. Pourquoi voulait-il qu'elle abandonnùt son homme? Chaval n'était guÚre gentil, bien sûr; mÃÂȘme il la battait, des fois. Mais c'était son homme, celui qui l'avait eue le premier; et cela l'enrageait qu'on se jetùt à plus de mille contre lui. Elle l'aurait défendu, sans tendresse, pour l'orgueil. - Va-t'en! répéta violemment Maheu. Cet ordre de son pÚre ralentit un instant sa course. Elle tremblait, des larmes gonflaient ses paupiÚres. Puis, malgré sa peur, elle revint, elle reprit sa place, toujours courant. Alors, on la laissa. La bande traversa la route de Joiselle, suivit un instant celle de Cron, remonta ensuite vers Cougny. De ce cÎté, des cheminées d'usine rayaient l'horizon plat, des hangars de bois, des ateliers de briques, aux larges baies poussiéreuses, défilaient le long du pavé. On passa coup sur coup prÚs des maisons basses de deux corons, celui des Cent-Quatre-Vingts, puis celui des Soixante-Seize; et, de chacun, à l'appel de la corne, à la clameur jetée par toutes les bouches, des familles sortirent, des hommes, des femmes, des enfants, galopant eux aussi, se joignant à la queue des camarades. Quand on arriva devant Madeleine, on était bien quinze cents. La route dévalait en pente douce, le flot grondant des grévistes dut tourner le terri, avant de se répandre sur le carreau de la mine. A ce moment, il n'était guÚre plus de deux heures. Mais les porions, avertis, venaient de hùter la remonte; et, comme la bande arrivait, la sortie s'achevait, il restait au fond une vingtaine d'hommes, qui débarquÚrent de la cage. Ils s'enfuirent, on les poursuivit à coups de pierres. Deux furent battus, un autre y laissa une manche de sa veste. Cette chasse à l'homme sauva le matériel, on ne toucha ni aux cùbles ni aux chaudiÚres. Déjà le flot s'éloignait, roulait sur la fosse voisine. Celle-ci, CrÚvecoeur, ne se trouvait qu'à cinq cents mÚtres de Madeleine. Là , également, la bande tomba au milieu de la sortie. Une herscheuse y fut prise et fouettée par les femmes, la culotte fendue, les fesses à l'air, devant les hommes qui riaient. Les galibots recevaient des gifles, des haveurs se sauvÚrent, les cÎtes bleues de coups, le nez en sang. Et, dans cette férocité croissante, dans cet ancien besoin de revanche dont la folie détraquait toutes les tÃÂȘtes, les cris continuaient, s'étranglaient, la mort des traÃtres, la haine du travail mal payé, le rugissement du ventre voulant du pain. On se mit à couper les cùbles, mais la lime ne mordait pas, c'était trop long, maintenant qu'on avait la fiÚvre d'aller en avant, toujours en avant. Aux chaudiÚres, un robinet fut cassé; tandis que l'eau, jetée à pleins seaux dans les foyers, faisait éclater les grilles de fonte. Dehors, on parla de marcher sur Saint-Thomas. Cette fosse était la mieux disciplinée, la grÚve ne l'avait pas atteinte, prÚs de sept cents hommes devaient y ÃÂȘtre descendus; et cela exaspérait, on les attendrait à coups de trique, en bataille rangée, pour voir un peu qui resterait par terre. Mais la rumeur courut qu'il y avait des gendarmes à Saint-Thomas, les gendarmes du matin, dont on s'était moqué. Comment le savait-on? personne ne pouvait le dire. N'importe! la peur les prenait, ils se décidÚrent pour Feutry-Cantel. Et le vertige les remporta, tous se retrouvÚrent sur la route, claquant des sabots, se ruant à Feutry-Cantel! à Feutry-Cantel! les lùches y étaient bien encore quatre cents, on allait rire! Située à trois kilomÚtres, la fosse se cachait dans un pli de terrain, prÚs de la Scarpe. Déjà , l'on montait la pente des PlùtriÚres, au-delà du chemin de Beaugnies, lorsqu'une voix, demeurée inconnue, lança l'idée que les dragons étaient peut-ÃÂȘtre là -bas, à Feutry-Cantel. Alors, d'un bout à l'autre de la colonne, on répéta que les dragons y étaient. Une hésitation ralentit la marche, la panique peu à peu soufflait, dans ce pays endormi par le chÎmage, qu'ils battaient depuis des heures. Pourquoi n'avaient-ils pas buté contre des soldats? Cette impunité les troublait, à la pensée de la répression qu'ils sentaient venir. Sans qu'on sût d'oÃÂč il partait, un nouveau mot d'ordre les lança sur une autre fosse. - A la Victoire! à la Victoire! Il n'y avait donc ni dragons ni gendarmes, à la Victoire? On l'ignorait. Tous semblaient rassurés. Et, faisant volte-face, ils descendirent du cÎté de Beaumont, ils coupÚrent à travers champs, pour rattraper la route de Joiselle. La voie du chemin de fer leur barrait le passage, ils la traversÚrent en renversant les clÎtures. Maintenant, ils se rapprochaient de Montsou, l'ondulation lente des terrains s'abaissait, élargissait la mer des piÚces de betteraves, trÚs loin, jusqu'aux maisons noires de Marchiennes. C'était, cette fois, une course de cinq grands kilomÚtres. Un élan tel les charriait, qu'ils ne sentaient pas la fatigue atroce, leurs pieds brisés et meurtris. Toujours la queue s'allongeait, s'augmentait des camarades racolés en chemin, dans les corons. Quand ils eurent passé le canal au pont Magache, et qu'ils se présentÚrent devant la Victoire, ils étaient deux mille. Mais trois heures avaient sonné, la sortie était faite, plus un homme ne restait au fond. Leur déception s'exhala en menaces vaines, ils ne purent que recevoir à coups de briques cassées les ouvriers de la coupe à terre, qui arrivaient prendre leur service. Il y eut une débandade, la fosse déserte leur appartint. Et, dans leur rage de n'avoir pas une face de traÃtre à gifler, ils s'attaquÚrent aux choses. Une poche de rancune crevait en eux, une poche empoisonnée, grossie lentement. Des années et des années de faim les torturaient d'une fringale de massacre et de destruction. DerriÚre un hangar, Etienne aperçut des chargeurs qui remplissaient un tombereau de charbon. - Voulez-vous foutre le camp! cria-t-il. Pas un morceau ne sortira! Sous ses ordres, une centaine de grévistes accouraient; et les chargeurs n'eurent que le temps de s'éloigner. Des hommes dételÚrent les chevaux qui s'effarÚrent et partirent, piqués aux cuisses; tandis que d'autres, en renversant le tombereau, cassaient les brancards. Levaque, à violents coups de hache, s'était jeté sur les tréteaux, pour abattre les passerelles. Ils résistaient, et il eut l'idée d'arracher les rails, de couper la voie, d'un bout à l'autre du carreau. BientÎt, la bande entiÚre se mit à cette besogne. Maheu fit sauter des coussinets de fonte, armé de sa barre de fer, dont il se servait comme d'un levier. Pendant ce temps, la Brûlé, entraÃnant les femmes, envahissait la lampisterie, oÃÂč les bùtons, à la volée, couvrirent le sol d'un carnage de lampes. La Maheude, hors d'elle, tapait aussi fort que la Levaque. Toutes se trempÚrent d'huile, la Mouquette s'essuyait les mains à son jupon, en riant d'ÃÂȘtre si sale. Pour rigoler, Jeanlin lui avait vidé une lampe dans le cou. Mais ces vengeances ne donnaient pas à manger. Les ventres criaient plus haut. Et la grande lamentation domina encore - Du pain! du pain! du pain! Justement, à la Victoire, un ancien porion tenait une cantine. Sans doute il avait pris peur, sa baraque était abandonnée. Quand les femmes revinrent et que les hommes eurent achevé de défoncer la voie, ils assiégÚrent la cantine, dont les volets cédÚrent tout de suite. On n'y trouva pas de pain, il n'y avait là que deux morceaux de viande crue et un sac de pommes de terre. Seulement, dans le pillage, on découvrit une cinquantaine de bouteilles de geniÚvre, qui disparurent comme une goutte d eau bue par du sable. Etienne, ayant vidé sa gourde, put la remplir. Peu à peu, une ivresse mauvaise, l'ivresse des affamés, ensanglantait ses yeux, faisait saillir des dents de loup, entre ses lÚvres pùlies. Et, brusquement, il s'aperçut que Chaval avait filé, au milieu du tumulte. Il jura, des hommes coururent, on empoigna le fugitif, qui se cachait avec Catherine, derriÚre la provision des bois. - Ah! bougre de salaud, tu as peur de te compromettre! hurlait Etienne. C'est toi, dans la forÃÂȘt, qui demandais la grÚve des machineurs, pour arrÃÂȘter les pompes, et tu cherches maintenant à nous chier du poivre!... Eh bien! nom de Dieu! nous allons retourner à Gaston-Marie, je veux que tu casses la pompe. Oui, nom de Dieu! tu la casseras! Il était ivre, il lançait lui-mÃÂȘme ses hommes contre cette pompe, qu'il avait sauvée quelques heures plus tÎt. - A Gaston-Marie! à Gaston-Marie! Tous l'acclamÚrent, se précipitÚrent; pendant que Chaval, saisi aux épaules, entraÃné, poussé violemment, demandait toujours qu'on le laissùt se laver. - Va-t'en donc! cria Maheu à Catherine, qui elle aussi avait repris sa course. Cette fois, elle ne recula mÃÂȘme pas, elle leva sur son pÚre des yeux ardents, et continua de courir. La bande, de nouveau, sillonna la plaine rase. Elle revenait sur ses pas, par les longues routes droites, par les terres sans cesse élargies. Il était quatre heures, le soleil, qui baissait à l'horizon, allongeait sur le sol glacé les ombres de cette horde, aux grands gestes furieux. On évita Montsou, on retomba plus haut dans la route de Joiselle; et, pour s'épargner le détour de la Fourche-aux-Boeufs, on passa sous les murs de la Piolaine. Les Grégoire, précisément, venaient d'en sortir, ayant à rendre une visite au notaire, avant d'aller dÃner chez les Hennebeau, oÃÂč ils devaient retrouver Cécile. La propriété semblait dormir, avec son avenue de tilleuls déserte, son potager et son verger dénudés par l'hiver. Rien ne bougeait dans la maison, dont les fenÃÂȘtres closes se ternissaient de la chaude buée intérieure; et, du profond silence, sortait une impression de bonhomie et de bien-ÃÂȘtre, la sensation patriarcale des bons lits et de la bonne table, du bonheur sage, ou coulait l'existence des propriétaires. Sans s'arrÃÂȘter, la bande jetait des regards sombres à travers les grilles, le long des murs protecteurs, hérissés de culs-de-bouteille. Le cri recommença - Du pain! du pain! du pain! Seuls les chiens répondirent par des abois féroces, une paire de grands danois au poil fauve, qui se dressaient debout, la gueule ouverte. Et, derriÚre une persienne fermée, il n'y avait que les deux bonnes, Mélanie, la cuisiniÚre, et Honorine, la femme de chambre, attirées par ce cri, suant la peur, toutes pùles de voir défiler ces sauvages. Elles tombÚrent à genoux, elles se crurent mortes, en entendant une pierre, une seule, qui cassait un carreau d'une fenÃÂȘtre voisine. C'était une farce de Jeanlin il avait fabriqué une fronde avec un bout de corde, il laissait en passant un petit bonjour aux Grégoire. Déjà , il s'était remis à souffler dans sa corne, la bande se perdait au loin, avec le cri affaibli - Du pain! du pain! du pain! On arriva à Gaston-Marie, en une masse grossie encore, plus de deux mille cinq cents forcenés, brisant tout, balayant tout, avec la force accrue du torrent qui roule. Des gendarmes y avaient passé une heure plus tÎt, et s'en étaient allés du cÎté de Saint-Thomas, égarés par des paysans, sans mÃÂȘme avoir la précaution, dans leur hùte, de laisser un poste de quelques hommes, pour garder la fosse. En moins d'un quart d'heure, les feux furent renversés, les chaudiÚres vidées, les bùtiments envahis et dévastés. Mais c'était surtout la pompe qu'on menaçait. Il ne suffisait pas qu'elle s'arrÃÂȘtùt au dernier souffle expirant de la vapeur, on se jetait sur elle comme sur une personne vivante, dont on voulait la vie. - A toi le premier coup! répétait Etienne, en mettant un marteau au poing de Chaval. Allons! tu as juré avec les autres! Chaval tremblait, se reculait; et, dans la bousculade, le marteau tomba, pendant que les camarades, sans attendre, massacraient la pompe à coups de barres de fer, à coups de briques, à coups de tout ce qu'ils rencontraient sous leurs mains. Quelques-uns mÃÂȘme brisaient sur elle des bùtons. Les écrous sautaient, les piÚces d'acier et de cuivre se disloquaient, ainsi que des membres arrachés. Un coup de pioche à toute volée fracassa le corps de fonte, et l'eau s'échappa, se vida, et il y eut un gargouillement suprÃÂȘme, pareil à un hoquet d'agonie. C'était la fin, la bande se retrouva dehors, folle, s'écrasant derriÚre Etienne, qui ne lùchait point Chaval. - A mort, le traÃtre! au puits! au puits! Le misérable, livide, bégayait, en revenait, avec l'obstination imbécile de l'idée fixe, à son besoin de se débarbouiller. - Attends, si ça te gÃÂȘne, dit la Levaque. Tiens! voilà le baquet! Il y avait là une mare, une infiltration des eaux de la pompe. Elle était blanche d'une épaisse couche de glace; et on l'y poussa, on cassa cette glace, on le força à tremper sa tÃÂȘte dans cette eau si froide. - Plonge donc! répétait la Brûlé. Nom de Dieu! si tu ne plonges pas, on te fout dedans... Et, maintenant, tu vas boire un coup, oui, oui! comme les bÃÂȘtes, la gueule dans l'auge! Il dut boire, à quatre pattes. Tous riaient, d'un rire de cruauté. Une femme lui tira les oreilles, une autre lui jeta au visage une poignée de crottin, trouvée fraÃche sur la route. Son vieux tricot ne tenait plus, en lambeaux. Et, hagard, il butait, il donnait des coups d'échine pour fuir. Maheu l'avait poussé, la Maheude était parmi celles qui s'acharnaient, satisfaisant tous les deux leur rancune ancienne; et la Mouquette elle-mÃÂȘme, qui restait d'ordinaire la bonne camarade de ses galants, s'enrageait aprÚs celui-là , le traitait de bon à rien, parlait de le déculotter, pour voir s'il était encore un homme. Etienne la fit taire. - En voilà assez! Il n'y a pas besoin de s'y mettre tous... Si tu veux, toi, nous allons vider ça ensemble. Ses poings se fermaient, ses yeux s'allumaient d'une fureur homicide, l'ivresse se tournait chez lui en un besoin de tuer. - Es-tu prÃÂȘt? Il faut que l'un de nous deux y reste... Donnez-lui un couteau. J'ai le mien. Catherine, épuisée, épouvantée, le regardait. Elle se souvenait de ses confidences, de son envie de manger un homme, lorsqu'il buvait, empoisonné dÚs le troisiÚme verre, tellement ses soûlards de parents lui avaient mis de cette saleté dans le corps. Brusquement, elle s'élança, le souffleta de ses deux mains de femme, lui cria sous le nez, étranglée d'indignation - Lùche! lùche! lùche!... Ce n'est donc pas de trop, toutes ces abominations? Tu veux l'assassiner, maintenant qu'il ne tient plus debout! Elle se tourna vers son pÚre et sa mÚre, elle se tourna vers les autres. - Vous ÃÂȘtes des lùches! des lùches!... Tuez-moi donc avec lui. Je vous saute à la figure, moi! si vous le touchez encore. Oh! les lùches! Et elle s'était plantée devant son homme, elle le défendait, oubliant les coups, oubliant la vie de misÚre, soulevée dans l'idée qu'elle lui appartenait, puisqu'il l'avait prise, et que c'était une honte pour elle, quand on l'abÃmait ainsi. Etienne, sous les claques de cette fille, était devenu blÃÂȘme. Il avait failli d'abord l'assommer. Puis, aprÚs s'ÃÂȘtre essuyé la face, dans un geste d'homme qui se dégrise, il dit à Chaval, au milieu d'un grand silence - Elle a raison, ça suffit... Fous le camp! Tout de suite, Chaval prit sa course, et Catherine galopa derriÚre lui. La foule, saisie, les regardait disparaÃtre au coude de la route. Seule, la Maheude murmura - Vous avez tort, fallait le garder. Il va pour sûr faire quelque traÃtrise. Mais la bande s'était remise en marche. Cinq heures allaient sonner, le soleil d'une rougeur de braise, au bord de l'horizon, incendiait la plaine immense. Un colporteur qui passait, leur apprit que les dragons descendaient du cÎté de CrÚvecoeur. Alors, ils se repliÚrent, un ordre courut. - A Montsou! à la Direction!... Du pain! du pain! du pain! V, V M. Hennebeau s'était mis devant la fenÃÂȘtre de son cabinet, pour voir partir la calÚche qui emmenait sa femme déjeuner à Marchiennes. Il avait suivi un instant Négrel trottant prÚs de la portiÚre; puis, il était revenu tranquillement s'asseoir à son bureau. Quand ni sa femme ni son neveu ne l'animaient du bruit de leur existence, la maison semblait vide. Justement, ce jour-là , le cocher conduisait Madame; Rose, la nouvelle femme de chambre, avait congé jusqu'à cinq heures; et il ne restait qu'Hippolyte, le valet de chambre, se traÃnant en pantoufles par les piÚces, et que la cuisiniÚre, occupée depuis l'aube à se battre avec ses casseroles, tout entiÚre au dÃner que ses maÃtres donnaient le soir. Aussi, M. Hennebeau se promettait-il une journée de gros travail, dans ce grand calme de la maison déserte. Vers neuf heures, bien qu'il eût reçu l'ordre de renvoyer tout le monde, Hippolyte se permit d'annoncer Dansaert, qui apportait des nouvelles. Le directeur apprit seulement alors la réunion tenue la veille, dans la forÃÂȘt; et les détails étaient d'une telle netteté, qu'il l'écoutait en songeant aux amours avec la Pierronne, si connus, que deux ou trois lettres anonymes par semaine dénonçaient les débordements du maÃtre-porion évidemment, le mari avait causé, cette police-là sentait le traversin. Il saisit mÃÂȘme l'occasion, il laissa entendre qu'il savait tout, et se contenta de recommander la prudence, dans la crainte d'un scandale. Effaré de ces reproches, au travers de son rapport, Dansaert niait, bégayait des excuses, tandis que son grand nez avouait le crime, par sa rougeur subite. Du reste, il n'insista pas, heureux d'en ÃÂȘtre quitte à si bon compte; car, d'ordinaire, le directeur se montrait d'une sévérité implacable d'homme pur, dÚs qu'un employé se passait le régal d'une jolie fille, dans une fosse. L'entretien continua sur la grÚve, cette réunion de la forÃÂȘt n'était encore qu'une fanfaronnade de braillards, rien ne menaçait sérieusement. En tout cas, les corons ne bougeraient sûrement pas de quelques jours sous l'impression de peur respectueuse que la promenade, militaire du matin devait avoir produite. Lorsque M. Hennebeau se retrouva, seul, il fut pourtant sur le point d'envoyer une dépÃÂȘche au préfet. La crainte de donner inutilement cette preuve d'inquiétude le retint. Il ne se pardonnait déjà pas d'avoir manqué de flair, au point de dire partout, d'écrire mÃÂȘme à la Régie, que la grÚve durerait au plus une quinzaine. Elle s'éternisait depuis prÚs de deux mois, à sa grande surprise; et il s'en désespérait, il se sentait chaque jour diminué, compromis, forcé d'imaginer un coup d'éclat, s'il voulait rentrer en grùce prÚs des régisseurs. Il leur avait justement demandé des ordres, dans l'éventualité d'une bagarre. La réponse tardait, il l'attendait par le courrier de l'aprÚs-midi. Et il se disait qu'il serait temps alors de lancer des télégrammes, pour faire occuper militairement les fosses, si telle était l'opinion de ces messieurs. Selon lui, ce serait la bataille, du sang et des morts, à coup sûr. Une responsabilité pareille le troublait, malgré son énergie habituelle. Jusqu'à onze heures, il travailla paisiblement, sans autre bruit, dans la maison morte, que le bùton à cirer d'Hippolyte, qui, trÚs loin, au premier étage, frottait une piÚce. Puis, coup sur coup, il reçut deux dépÃÂȘches, la premiÚre annonçant l'envahissement de Jean-Bart par la bande de Montsou, la seconde racontant les cùbles coupés, les feux renversés, tout le ravage. Il ne comprit pas. Qu'est-ce que les grévistes étaient allés faire chez Deneulin, au lieu de s'attaquer à une fosse de la Compagnie? Du reste, ils pouvaient bien saccager Vandame, cela mûrissait le plan de conquÃÂȘte qu'il méditait. Et, à midi, il déjeuna, seul dans la vaste salle, servi en silence par le domestique, dont il n'entendait mÃÂȘme pas les pantoufles. Cette solitude assombrissait encore ses préoccupations, il se sentait froid au coeur, lorsqu'un porion, venu au pas de course, fut introduit et lui conta la marche de la bande sur Mirou. Presque aussitÎt, comme il achevait son café, un télégramme lui apprit que Madeleine et CrÚvecoeur étaient menacés à leur tour. Alors, sa perplexité devint extrÃÂȘme. Il attendait le courrier à deux heures devait-il tout de suite demander des troupes? valait-il mieux patienter, de façon à ne pas agir avant de connaÃtre les ordres de la Régie? Il retourna dans son cabinet, il voulut lire une note qu'il avait prié Négrel de rédiger la veille pour le préfet. Mais il ne put mettre la main dessus, il réfléchit que peut-ÃÂȘtre le jeune homme l'avait laissée dans sa chambre, oÃÂč il écrivait souvent la nuit. Et, sans prendre de décision, poursuivi par l'idée de cette note, il monta vivement la chercher, dans la chambre. En entrant, M. Hennebeau eut une surprise la chambre n'était pas faite, sans doute un oubli ou une paresse d'Hippolyte. Il régnait là une chaleur moite, la chaleur enfermée de toute une nuit, alourdie par la bouche du calorifÚre, restée ouverte; et il fut pris aux narines, il suffoqua dans un parfum pénétrant, qu'il crut ÃÂȘtre l'odeur des eaux de toilette, dont la cuvette se trouvait pleine. Un grand désordre encombrait la piÚce, des vÃÂȘtements épars, des serviettes mouillées jetées aux dossiers des siÚges, le lit béant, un drap arraché, traÃnant jusque sur le tapis. D'ailleurs, il n'eut d'abord qu'un regard distrait, il s'était dirigé vers une table, couverte de papiers, et il y cherchait la note introuvable. Deux fois, il examina les papiers un à un, elle n'y était décidément pas. OÃÂč diable cet écervelé de Paul avait-il bien pu la fourrer? Et, comme M. Hennebeau revenait au milieu de la chambre en donnant un coup d'oeil sur chaque meuble, il aperçut, dans le lit ouvert, un point vif, qui luisait pareil à une étincelle. Il s'approcha machinalement, envoya la main. C'était, entre deux plis du drap, un petit flacon d'or. Tout de suite, il avait reconnu un flacon de Mme Hennebeau, le flacon d'éther qui ne la quittait jamais. Mais il ne s'expliquait pas la présence de cet objet comment pouvait-il ÃÂȘtre dans le lit de Paul? Et, soudain, il blÃÂȘmit affreusement. Sa femme avait couché là . - Pardon, murmura la voix d'Hippolyte au travers de la porte, j'ai vu monter monsieur... Le domestique était entré, le désordre de la chambre le consterna. - Mon Dieu! c'est vrai, la chambre qui n'est pas faite! Aussi Rose est sortie en me lùchant tout le ménage sur le dos! M. Hennebeau avait caché le flacon dans sa main, et il le serrait à le briser. - Que voulez-vous? - Monsieur, c'est encore un homme... Il arrive de CrÚvecoeur, il a une lettre. - Bien! laissez-moi, dites-lui d'attendre. Sa femme avait couché là ! Quand il eut poussé le verrou, il rouvrit sa main, il regarda le flacon, qui s'était marqué en rouge dans sa chair. Brusquement, il voyait, il entendait, cette ordure se passait chez lui depuis des mois. Il se rappelait son ancien soupçon, les frÎlements contre les portes, les pieds nus s'en allant la nuit par la maison silencieuse. Oui, c'était sa femme qui montait coucher là ! Tombé sur une chaise, en face du lit qu'il contemplait fixement, il demeura de longues minutes comme assommé. Un bruit le réveilla, on frappait à la porte, on essayait d'ouvrir. Il reconnut la voix du domestique. - Monsieur... Ah! monsieur s'est enfermé... - Quoi encore ? - Il paraÃt que ça presse, les ouvriers cassent tout. Deux autres hommes sont en bas. Il y a aussi des dépÃÂȘches. - Fichez-moi la paix! dans un instant! L'idée qu'Hippolyte aurait découvert lui-mÃÂȘme le flacon, s'il avait fait la chambre le matin, venait de le glacer. Et, d'ailleurs, ce domestique devait savoir, il avait trouvé vingt fois le lit chaud encore de l'adultÚre, des cheveux de madame traÃnant sur l'oreiller, des traces abominables souillant les linges. S'il s'acharnait à le déranger, c'était méchamment. Peut-ÃÂȘtre était-il demeuré l'oreille collée à la porte, excité par la débauche de ses maÃtres. Alors, M. Hennebeau ne bougea plus. Il regardait toujours le lit. Le long passé de souffrance se déroulait, son mariage avec cette femme, leur malentendu immédiat de cÅ“ur et de chair, les amants qu'elle avait eus sans qu'il s'en doutùt, celui qu'il lui avait toléré pendant dix ans, comme on tolÚre un goût immonde à une malade. Puis, c'était leur arrivée à Montsou, un espoir fou de la guérir, des mois d'alanguissement, d'exil ensommeillé, l'approche de la vieillesse qui allait enfin la lui rendre. Puis, leur neveu débarquait, ce Paul dont elle devenait la mÚre, auquel elle parlait de son cÅ“ur mort, enterré sous la cendre à jamais. Et, mari imbécile, il ne prévoyait rien, il adorait cette femme qui était la sienne, que des hommes avaient eue, que lui seul ne pouvait avoir! Il l'adorait d'une passion honteuse, au point de tomber à genoux, si elle avait bien voulu lui donner le reste des autres! Le reste des autres, elle le donnait à cet enfant. Un coup de timbre lointain, à ce moment, fit tressaillir M. Hennebeau. Il le reconnut, c'était le coup que l'on frappait, d'aprÚs ses ordres, lorsque arrivait le facteur. Il se leva, il parla à voix haute, dans un flot de grossiÚreté, dont sa gorge douloureuse crevait malgré lui. - Ah! je m'en fous! ah! je m'en fous, de leurs dépÃÂȘches et de leurs lettres! Maintenant, une rage l'envahissait, le besoin d'un cloaque, pour y enfoncer de telles saletés à coups de talon. Cette femme était une salope, il cherchait des mots crus, il en souffletait son image. L'idée brusque du mariage qu'elle poursuivait d'un sourire si tranquille entre Cécile et Paul, acheva de l'exaspérer. Il n'y avait donc mÃÂȘme - plus de passion, plus de jalousie, au fond de cette sensualité vivace ? Ce n'était à cette heure qu'un joujou pervers, l'habitude de l'homme, une récréation prise comme un dessert accoutumé. Et il l'accusait de tout, il innocentait presque l'enfant, auquel elle avait mordu, dans ce réveil d'appétit, ainsi qu'on mord au premier fruit vert, volé sur la route. Qui mangerait-elle, jusqu'oÃÂč tomberait-elle, quand elle n'aurait plus des neveux complaisants, assez pratiques pour accepter, dans leur famille, la table, le lit et la femme? On gratta timidement à la porte, la voix d'Hippolyte se permit de souffler par le trou de la serrure - Monsieur, le courrier... Et il y a aussi monsieur Dansaert qui est revenu, en disant qu'on s'égorge... - Je descends, nom de Dieu! Qu'allait-il leur faire? les chasser à leur retour de Marchiennes, comme des bÃÂȘtes puantes dont il ne voulait plus sous son toit. Il prendrait une trique, il leur crierait de porter ailleurs le poison de leur accouplement. C'était de leurs soupirs, de leurs haleines confondues, dont s'alourdissait la tiédeur moite de cette chambre; l'odeur pénétrante qui l'avait suffoqué, c'était l'odeur de musc que la peau de sa femme exhalait, un autre goût pervers, un besoin charnel de parfums violents ; et il retrouvait ainsi la chaleur, l'odeur de la fornication, l'adultÚre vivant, dans les pots qui traÃnaient, dans les cuvettes encore pleines, dans le désordre des linges, des meubles, de la piÚce entiÚre, empestée de vice. Une fureur d'impuissance le jeta sur le lit à coups de poing, et il le massacra, et il laboura les places oÃÂč il voyait l'empreinte de leurs deux corps, enragé des couvertures arrachées, des draps froissés, mous et inertes sous ses coups, comme éreintés eux-mÃÂȘmes des amours de toute la nuit. Mais, brusquement, il crut entendre Hippolyte remonter. Une honte l'arrÃÂȘta. Il resta un instant encore, haletant, à s'essuyer le front, à calmer les bonds de son coeur. Debout, devant une glace, il contemplait son visage, si décomposé, qu'il ne le reconnaissait pas. Puis, quand il l'eut regardé s'apaiser peu à peu, par un effort de volonté suprÃÂȘme, il descendit. En bas, cinq messagers étaient debout, sans compter Dansaert. Tous lui apportaient des nouvelles d'une gravité croissante sur la marche des grévistes à travers les fosses; et le maÃtre-porion lui conta longuement ce qui s'était passé à Mirou, sauvé par la belle conduite du pÚre Quandieu. Il écoutait, hochait la tÃÂȘte; mais il n'entendait pas, son esprit était demeuré là -haut, dans la chambre. Enfin, il les congédia, il dit qu'il allait prendre des mesures. Lorsqu'il se retrouva seul, assis devant son bureau, il parut s'y assoupir, la tÃÂȘte entre les mains, les yeux ouverts. Son courrier était là , il se décida à y chercher la lettre attendue, la réponse de la Régie, dont les lignes dansÚrent d'abord. Pourtant, il finit par comprendre que ces messieurs souhaitaient quelque bagarre certes, ils ne lui commandaient pas d'empirer les choses; mais ils laissaient percer que des troubles hùteraient le dénouement de la grÚve, en provoquant une répression énergique. DÚs lors, il n'hésita plus, il lança des dépÃÂȘches de tous cÎtés, au préfet de Lille, au corps de troupe de Douai, à la gendarmerie de Marchiennes. C'était un soulagement, il n'avait qu'à s'enfermer, mÃÂȘme il fit répandre la rumeur qu'il souffrait de la goutte. Et, toute l'aprÚs-midi, il se cacha au fond de son cabinet, ne recevant personne, se contentant de lire les dépÃÂȘches et les lettres qui continuaient de pleuvoir. Il suivit ainsi de loin la bande, de Madeleine à CrÚvecoeur, de CrÚvecoeur à la Victoire, de la Victoire à Gaston-Marie. D'autre part, des renseignements lui arrivaient sur l'effarement des gendarmes et des dragons, égarés en route, tournant sans cesse le dos aux fosses attaquées. On pouvait s'égorger et tout détruire, il avait remis la tÃÂȘte entre ses mains, les doigts sur les yeux, et il s'abÃmait dans le grand silence de la maison vide, oÃÂč il ne surprenait, par moments, que le bruit des casseroles de la cuisiniÚre, en plein coup de feu, pour son dÃner du soir. Le crépuscule assombrissait déjà la piÚce, il était cinq heures, lorsqu'un vacarme fit sursauter M. Hennebeau, étourdi, inerte, les coudes toujours dans ses papiers. Il pensa que les deux misérables rentraient. Mais le tumulte augmentait, un cri éclata, terrible, à l'instant oÃÂč il s'approchait de la fenÃÂȘtre. - Du pain! du pain! du pain! C'étaient les grévistes qui envahissaient Montsou, pendant que les gendarmes, croyant à une attaque sur le Voreux, galopaient, le dos tourné, pour occuper cette fosse. Justement, à deux kilomÚtres des premiÚres maisons, un peu en dessous du carrefour, oÃÂč se coupaient la grande route et le chemin de Vandame, Mme Hennebeau et ces demoiselles venaient d'assister au défilé de la bande. La journée à Marchiennes s'était passée gaiement, un déjeuner aimable chez le directeur des Forges, puis une intéressante visite aux ateliers et à une verrerie du voisinage, pour occuper l'aprÚs-midi; et, comme on rentrait enfin, par ce déclin limpide d'un beau jour d'hiver, Cécile avait eu la fantaisie de boire une tasse de lait, en apercevant une petite ferme, qui bordait la route. Toutes alors étaient descendues de la calÚche, Négrel avait galamment sauté de cheval; pendant que la paysanne, effarée de ce beau monde, se précipitait, parlait de mettre une nappe, avant de servir. Mais Lucie et Jeanne voulaient voir traire le lait, on était allé dans l'étable mÃÂȘme avec les tasses, on en avait fait une partie champÃÂȘtre, riant beaucoup de la litiÚre oÃÂč l'on enfonçait. Mme Hennebeau, de son air de maternité complaisante, buvait du bout des lÚvres, lorsqu'un bruit étrange, ronflant au-dehors, l'inquiéta. - Qu'est-ce donc? L'étable, bùtie au bord de la route, avait une large porte charretiÚre, car elle servait en mÃÂȘme temps de grenier à foin. Déjà , les jeunes filles, allongeant la tÃÂȘte, s'étonnaient de ce qu'elles distinguaient à gauche, un flot noir, une cohue qui débouchait en hurlant du chemin de Vandame. - Diable! murmura Négrel, également sorti, est-ce que nos braillards finiraient par se fùcher? - C'est peut-ÃÂȘtre encore les charbonniers, dit la paysanne. Voilà deux fois qu'ils passent. ParaÃt que ça ne va pas bien, ils sont les maÃtres du pays. Elle lùchait chaque mot avec prudence, elle en guettait l'effet sur les visages; et, quand elle remarqua l'effroi de tous, la profonde anxiété oÃÂč la rencontre les jetait, elle se hùta de conclure - Oh! les gueux, oh! les gueux! Négrel, voyant qu'il était trop tard pour remonter en voiture et gagner Montsou, donna l'ordre au cocher de rentrer vivement la calÚche dans la cour de la ferme, oÃÂč l'attelage resta caché derriÚre un hangar. Lui-mÃÂȘme attacha sous ce hangar son cheval, dont un galopin avait tenu la bride. Lorsqu'il revint, il trouva sa tante et les jeunes filles éperdues, prÃÂȘtes à suivre la paysanne, qui leur proposait de se réfugier chez elle. Mais il fut d'avis qu'on était là plus en sûreté, personne ne viendrait certainement les chercher dans ce foin. La porte charretiÚre, pourtant, fermait trÚs mal, et elle avait de telles fentes, qu'on apercevait la route entre ses bois vermoulus. - Allons, du courage! dit-il. Nous vendrons notre vie chÚrement. Cette plaisanterie augmenta la peur. Le bruit grandissait, on ne voyait rien encore, et sur la route vide un vent de tempÃÂȘte semblait souffler, pareil à ces rafales brusques qui précÚdent les grands orages. - Non, non, je ne veux pas regarder, dit Cécile en allant se blottir dans le foin. Mme Hennebeau, trÚs pùle, prise d'une colÚre contre ces gens qui gùtaient un de ses plaisirs, se tenait en arriÚre, avec un regard oblique et répugné; tandis que Lucie et Jeanne, malgré leur tremblement, avaient mis un oeil à une fente, désireuses de ne rien perdre du spectacle. Le roulement de tonnerre approchait, la terre fut ébranlée, et Jeanlin galopa le premier, soufflant dans sa corne. - Prenez vos flacons, la sueur du peuple qui passe! murmura Négrel, qui, malgré ses convictions républicaines, aimait à plaisanter la canaille avec les dames. Mais son mot spirituel fut emporté dans l'ouragan des gestes et des cris. Les femmes avaient paru, prÚs d'un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerriÚres, brandissaient des bùtons; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulÚrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serrée, confondue, au point qu'on ne distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en loques, effacés dans la mÃÂȘme uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des tÃÂȘtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite; et cette hache unique, qui était comme l'étendard de la bande avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine. - Quels visages atroces! balbutia Mme Hennebeau. Négrel dit entre ses dents - Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul! D'oÃÂč sortent-ils donc, ces bandits-là ? Et, en effet, la colÚre, la faim, ces deux mois de souffrance et cette débandade enragée au travers des fosses, avaient allongé en mùchoires de bÃÂȘtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. A ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons, d'un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie. - Oh! superbe! dirent à demi-voix Lucie et Jeanne, remuées dans leur goût d'artistes par cette belle horreur. Elles s'effrayaient pourtant, elles reculÚrent prÚs de Mme Hennebeau, qui s'était appuyée sur une auge. L'idée qu'il suffisait d'un regard, entre les planches de cette porte disjointe, pour qu'on les massacrùt, la glaçait. Négrel se sentait blÃÂȘmir, lui aussi, trÚs brave d'ordinaire, saisi là d'une épouvante supérieure à sa volonté, une de ces épouvantes qui soufflent de l'inconnu. Dans le foin, Cécile ne bougeait plus. Et les autres, malgré leur désir de détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand mÃÂȘme. C'était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siÚcle. Oui, un soir, le peuple lùché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins; et il ruissellerait du sang des bourgeois. Il promÚnerait des tÃÂȘtes, il sÚmerait l'or des coffres éventrés. Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces mùchoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui, ce seraient les mÃÂȘmes guenilles, le mÃÂȘme tonnerre de gros sabots, la mÃÂȘme cohue effroyable, de peau sale, d'haleine empestée, balayant le vieux monde, sous leur poussée débordante de barbares. Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait à la vie sauvage dans les bois, aprÚs le grand rut, la grande ripaille, oÃÂč les pauvres, en une nuit, efflanqueraient les femmes et videraient les caves des riches. Il n'y aurait plus rien, plus un sou des fortunes, plus un titre des situations acquises, jusqu'au jour oÃÂč une nouvelle terre repousserait peut-ÃÂȘtre. Oui, c'étaient ces choses qui passaient sur la route, comme une force de la nature, et ils en recevaient le vent terrible au visage. Un grand cri s'éleva, domina la Marseillaise - Du pain! du pain! du pain! Lucie et Jeanne se serrÚrent contre Mme Hennebeau, défaillante; tandis que Négrel se mettait devant elles, comme pour les protéger de son corps. Etait-ce donc ce soir mÃÂȘme que l'antique société craquait? Et ce qu'ils virent, alors, acheva de les hébéter. La bande s'écoulait, il n'y avait plus que la queue des traÃnards, lorsque la Mouquette déboucha. Elle s'attardait, elle guettait les bourgeois, sur les portes de leurs jardins, aux fenÃÂȘtres de leurs maisons; et, quand elle en découvrait, ne pouvant leur cracher au nez, elle leur montrait ce qui était pour elle le comble de son mépris. Sans doute elle en aperçut un, car brusquement elle releva ses jupes, tendit les fesses, montra son derriÚre énorme, nu dans un dernier flamboiement du soleil. Il n'avait rien d'obscÚne, ce derriÚre, et ne faisait pas rire, farouche. Tout disparut, le flot roulait sur Montsou, le long des lacets de la route, entre les maisons basses, bariolées de couleurs vives. On fit sortir la calÚche de la cour, mais le cocher n'osait prendre sur lui de ramener Madame et ces demoiselles sans encombre, si les grévistes tenaient le pavé. Et le pis était qu'il n'y avait pas d'autre chemin. - Il faut pourtant que nous rentrions, le dÃner nous attend, dit Mme Hennebeau, hors d'elle, exaspérée par la peur. Ces sales ouvriers ont encore choisi un jour oÃÂč j'ai du monde. Allez donc faire du bien à ça! Lucie et Jeanne s'occupaient à retirer du foin Cécile, qui se débattait, croyant que ces sauvages défilaient sans cesse, et répétant qu'elle ne voulait pas voir. Enfin, toutes reprirent place dans la voiture. Négrel, remonté à cheval, eut alors l'idée de passer par les ruelles de Réquillart. - Marchez doucement, dit-il au cocher, car le chemin est atroce. Si des groupes vous empÃÂȘchent de revenir à la route, là -bas, vous vous arrÃÂȘterez derriÚre la vieille fosse, et nous rentrerons à pied par la petite porte du jardin, tandis que vous remiserez la voiture et les chevaux n'importe oÃÂč, sous le hangar d'une auberge. Ils partirent. La bande, au loin, ruisselait dans Montsou. Depuis qu'ils avaient vu, à deux reprises, des gendarmes et des dragons, les habitants s'agitaient, affolés de panique. Il circulait des histoires abominables, on parlait d'affiches manuscrites, menaçant les bourgeois de leur crever le ventre; personne ne les avait lues, on n'en citait pas moins des phrases textuelles. Chez le notaire surtout, la terreur était à son comble, car il venait de recevoir par la poste une lettre anonyme, oÃÂč on l'avertissait qu'un baril de poudre se trouvait enterré dans sa cave, prÃÂȘt à le faire sauter, s'il ne se déclarait pas en faveur du peuple. Justement, les Grégoire, attardés dans leur visite par l'arrivée de cette lettre la discutaient, la devinaient l'oeuvre d'un farceur, lorsque l'invasion de la bande acheva d'épouvanter la maison. Eux, souriaient. Ils regardaient, en écartant le coin d'un rideau, et se refusaient à admettre un danger quelconque, certains, disaient-ils, que tout finirait à l'amiable. Cinq heures sonnaient, ils avaient le temps d'attendre que le pavé fût libre pour aller, en face, dÃner chez les Hennebeau, oÃÂč Cécile, rentrée sûrement, devait les attendre. Mais, dans Montsou, personne ne semblait partager leur confiance des gens éperdus couraient, les portes et les fenÃÂȘtres se fermaient violemment. Ils aperçurent Maigrat, de l'autre cÎté de la route, qui barricadait son magasin, à grand renfort de barres de fer, si pùle et si tremblant, que sa petite femme chétive était forcée de serrer les écrous. La bande avait fait halte devant l'hÎtel du directeur, le cri retentissait - Du pain! du pain! du pain! M. Hennebeau était debout à la fenÃÂȘtre, lorsque Hippolyte entra fermer les volets, de peur que les vitres ne fussent cassées à coups de pierres. Il ferma de mÃÂȘme tous ceux du rez-de-chaussée; puis, il passa au premier étage, on entendit les grincements des espagnolettes, les claquements des persiennes, un à un. Par malheur, on ne pouvait clore de mÃÂȘme la baie de la cuisine, dans le sous-sol, une baie inquiétante oÃÂč rougeoyaient les feux des casseroles et de la broche. Machinalement, M. Hennebeau, qui voulait voir, remonta au second étage, dans la chambre de Paul c'était la mieux placée, à gauche, car elle permettait d'enfiler la route, jusqu'aux Chantiers de la Compagnie. Et il se tint derriÚre la persienne, dominant la foule. Mais cette chambre l'avait saisi de nouveau, la table de toilette épongée et en ordre, le lit froid, aux draps nets et bien tirés. Toute sa rage de l'aprÚs-midi, cette furieuse bataille au fond du grand silence de sa solitude, aboutissait maintenant à une immense fatigue. Son ÃÂȘtre était déjà comme cette chambre, refroidi, balayé des ordures du matin, rentré dans la correction d'usage. A quoi bon un scandale? est-ce que rien était changé chez lui? Sa femme avait simplement un amant de plus, cela aggravait à peine le fait, qu'elle l'eût choisi dans la famille; et peut-ÃÂȘtre mÃÂȘme y avait-il avantage, car elle sauvegardait ainsi les apparences. Il se prenait en pitié, au souvenir de sa folie jalouse. Quel ridicule, d'avoir assommé ce lit à coups de poing! Puisqu'il avait toléré un autre homme, il tolérerait bien celui-là . Ce ne serait que l'affaire d'un peu de mépris encore. Une amertume affreuse lui empoisonnait la bouche, l'inutilité de tout, l'éternelle douleur de l'existence, la honte de lui-mÃÂȘme, qui adorait et désirait toujours cette femme, dans la saleté oÃÂč il l'abandonnait. Sous la fenÃÂȘtre, les hurlements éclatÚrent avec un redoublement de violence. - Du pain! du pain! du pain! - Imbéciles! dit M. Hennebeau entre ses dents serrées. Il les entendait l'injurier à propos de ses gros appointements, le traiter de fainéant et de ventru, de sale cochon qui se foutait des indigestions de bonnes choses, quand l'ouvrier crevait la faim. Les femmes avaient aperçu la cuisine, et c'était une tempÃÂȘte d'imprécations contre le faisan qui rÎtissait, contre les sauces dont l'odeur grasse ravageait leurs estomacs vides. Ah! ces salauds de bourgeois, on leur en collerait du champagne et des truffes, pour se faire péter les tripes. - Du pain! du pain! du pain! - Imbéciles! répéta M. Hennebeau, est-ce que je suis heureux? Une colÚre le soulevait contre ces gens qui ne comprenaient pas. Il leur en aurait fait cadeau volontiers, de ses gros appointements, pour avoir, comme eux, le cuir dur, l'accouplement facile et sans regret. Que ne pouvait-il les asseoir à sa table, les empùter de son faisan, tandis qu'il s'en irait forniquer derriÚre les haies, culbuter des filles, en se moquant de ceux qui les avaient culbutées avant lui! Il aurait tout donné, son éducation, son bien-ÃÂȘtre, son luxe, sa puissance de directeur, s'il avait pu ÃÂȘtre, une journée, le dernier des misérables qui lui obéissaient, libre de sa chair, assez goujat pour gifler sa femme et prendre du plaisir sur les voisines. Et il souhaitait aussi de crever la faim, d'avoir le ventre vide, l'estomac tordu de crampes ébranlant le cerveau d'un vertige peut-ÃÂȘtre cela aurait-il tué l'éternelle douleur. Ah! vivre en brute, ne rien posséder à soi, battre les blés avec la herscheuse la plus laide, la plus sale, et ÃÂȘtre capable de s'en contenter! - Du pain! du pain! du pain! Alors, il se fùcha, il cria furieusement dans le vacarme - Du pain! est-ce que ça suffit, imbéciles? Il mangeait, lui, et il n'en rùlait pas moins de souffrance. Son ménage ravagé, sa vie entiÚre endolorie, lui remontaient à la gorge, en un hoquet de mort. Tout n'allait pas pour le mieux parce qu'on avait du pain. Quel était l'idiot qui mettait le bonheur de ce monde dans le partage de la richesse? Ces songe-creux de révolutionnaires pouvaient bien démolir la société et en rebùtir une autre, ils n'ajouteraient pas une joie à l'humanité, ils ne lui retireraient pas une peine, en coupant à chacun sa tartine. MÃÂȘme ils élargiraient le malheur de la terre, ils feraient un jour hurler jusqu'aux chiens de désespoir, lorsqu'ils les auraient sortis de la tranquille satisfaction des instincts, pour les hausser à la souffrance inassouvie des passions. Non, le seul bien était de ne pas ÃÂȘtre, et, si l'on était, d'ÃÂȘtre l'arbre, d'ÃÂȘtre la pierre, moins encore, le grain de sable, qui ne peut saigner sous le talon des passants. Et, dans son exaspération de son tourment, des larmes gonflÚrent les yeux de M. Hennebeau, crevÚrent en gouttes brûlantes le long de ses joues. Le crépuscule noyait la route, lorsque des pierres commencÚrent à cribler la façade de l'hÎtel. Sans colÚre maintenant contre ces affamés, enragé seulement par la plaie cuisante de son coeur, il continuait à bégayer au milieu de ses larmes - Les imbéciles! les imbéciles! Mais le cri du ventre domina, un hurlement souffla en tempÃÂȘte, balayant tout. - Du pain! du pain! du pain! V, VI Etienne, dégrisé par les gifles de Catherine, était resté à la tÃÂȘte des camarades. Mais, pendant qu'il les jetait sur Montsou, d'une voix enrouée, il entendait une autre voix en lui, une voix de raison qui s'étonnait, qui demandait pourquoi tout cela. Il n'avait rien voulu de ces choses, comment pouvait-il se faire que, parti pour Jean-Bart dans le but d'agir froidement et d'empÃÂȘcher un désastre, il achevùt la journée, de violence en violence, par assiéger l'hÎtel du directeur? C'était bien lui cependant qui venait de crier halte! Seulement, il n'avait d'abord eu que l'idée de protéger les Chantiers de la Compagnie, oÃÂč l'on parlait d'aller tout saccager. Et, maintenant que des pierres éraflaient déjà la façade de l'hÎtel, il cherchait, sans la trouver, sur quelle proie légitime il devait lancer la bande, afin d'éviter de plus grands malheurs. Comme il demeurait seul ainsi, impuissant au milieu de la route, quelqu'un l'appela, un homme debout sur le seuil de l'estaminet Tison, dont la cabaretiÚre s'était hùtée de mettre les volets, en ne hissant libre que la porte. - Oui, c'est moi... Ecoute donc. C'était Rasseneur. Une trentaine d'hommes et de femmes, presque tous du coron des Deux-Cent-Quarante, restés chez eux le matin et venus le soir aux nouvelles, avaient envahi cet estaminet, à l'approche des grévistes. Zacharie occupait une table avec sa femme PhilomÚne. Plus loin, Pierron et la Pierronne, tournant le dos, se cachaient le visage. D'ailleurs, personne ne buvait, on s'était abrité, simplement. Etienne reconnut Rasseneur, et il s'écartait, lorsque celui-ci ajouta - Ma vue te gÃÂȘne, n'est-ce pas?... Je t'avais prévenu, les embÃÂȘtements commencent. Maintenant, vous pouvez réclamer du pain, c'est du plomb qu'on vous donnera. Alors, il revint, il répondit - Ce qui me gÃÂȘne, ce sont les lùches qui, les bras croisés, nous regardent risquer notre peau. - Ton idée est donc de piller en face? demanda Rasseneur. - Mon idée est de rester jusqu'au bout avec les amis, quitte à crever tous ensemble. Désespéré, Etienne rentra dans la foule, prÃÂȘt à mourir. Sur la route, trois enfants lançaient des pierres, et il leur allongea un grand coup de pied, en criant, pour arrÃÂȘter les camarades, que ça n'avançait à rien de casser des vitres. Bébert et Lydie, qui venaient de rejoindre Jeanlin, apprenaient de ce dernier à manier sa fronde. Ils lançaient chacun un caillou, jouant à qui ferait le plus gros dégùt. Lydie, par un coup de maladresse, avait fÃÂȘlé la tÃÂȘte d'une femme, dans la cohue; et les deux garçons se tenaient les cÎtes. DerriÚre eux, Bonnemort et Mouque, assis sur un banc, les regardaient. Les jambes enflées de Bonnemort le portaient si mal, qu'il avait eu grand-peine à se traÃner jusque-là , sans qu'on sût quelle curiosité le poussait, car il avait son visage terreux des jours oÃÂč l'on ne pouvait lui tirer une parole. Personne, du reste, n'obéissait plus à Etienne. Les pierres, malgré ses ordres, continuaient à grÃÂȘler, et il s'étonnait, il s'effarait devant ces brutes démuselées par lui, si lentes à s'émouvoir, terribles ensuite, d'une ténacité féroce dans la colÚre. Tout le vieux sang flamand était là , lourd et placide, mettant des mois à s'échauffer, se jetant aux sauvageries abominables, sans rien entendre, jusqu'à ce que la bÃÂȘte fût soûle d'atrocités. Dans son Midi, les foules flambaient plus vite, seulement elles faisaient moins de besogne. Il dut se battre avec Levaque pour lui arracher sa hache, il en était à ne savoir comment contenir les Maheu, qui lançaient les cailloux des deux mains. Et les femmes surtout l'effrayaient, la Levaque, la Mouquette et les autres, agitées d'une fureur meurtriÚre, les dents et les ongles dehors, aboyantes comme des chiennes, sous les excitations de la Brûlé, qui les dominait de sa taille maigre, Mais il y eut un brusque arrÃÂȘt, la surprise d'une minute déterminait un peu du calme que les supplications d'Etienne ne pouvaient obtenir. C'étaient simplement les Grégoire qui se décidaient à prendre congé du notaire, pour se rendre en face, chez le directeur; et ils semblaient si paisibles, ils avaient si bien l'air de croire à une pure plaisanterie de la part de leurs braves mineurs, dont la résignation les nourrissait depuis un siÚcle, que ceux-ci, étonnés, avaient en effet cessé de jeter des pierres, de peur d'atteindre ce vieux monsieur et cette vieille dame, tombés du ciel. Ils les laissÚrent entrer dans le jardin, monter le perron, sonner à la porte barricadée, qu'on ne se pressait pas de leur ouvrir. Justement, la femme de chambre, Rose, rentrait de sa sortie, en riant aux ouvriers furieux, qu'elle connaissait tous, car elle était de Montsou. Et ce fut elle qui, à coups de poing dans la porte, finit par forcer Hippolyte à l'entrebùiller. Il était temps, les Grégoire disparaissaient, lorsque la grÃÂȘle des pierres recommença. Revenue de son étonnement, la foule clamait plus fort - A mort les bourgeois! vive la sociale! Rose continuait à rire, dans le vestibule de l'hÎtel, comme égayée de l'aventure, répétant au domestique terrifié - Ils ne sont pas méchants, je les connais. M. Grégoire accrocha méthodiquement son chapeau. Puis, lorsqu'il eut aidé Mme Grégoire à retirer sa mante de gros drap, il dit à son tour - Sans doute, ils n'ont pas de malice au fond. Lorsqu'ils auront bien crié, ils iront souper avec plus d'appétit. A ce moment, M. Hennebeau descendait du second étage. Il avait vu la scÚne, et il venait recevoir ses invités, de son air habituel, froid et poli. Seule, la pùleur de son visage disait les larmes qui l'avaient secoué. L'homme était dompté, il ne restait en lui que l'administrateur correct, résolu à remplir son devoir. - Vous savez, dit-il, que ces dames ne sont pas rentrées encore. Pour la premiÚre fois, une inquiétude émotionna les Grégoire. Cécile pas rentrée! comment rentrerait-elle, si la plaisanterie de ces mineurs se prolongeait? - J'ai songé à faire dégager la maison, ajouta M. Hennebeau. Le malheur est que je suis seul ici, et que je ne sais d'ailleurs oÃÂč envoyer mon domestique, pour me ramener quatre hommes et un caporal, qui me nettoieraient cette canaille. Rose, demeurée là , osa murmurer de nouveau - Oh! monsieur, ils ne sont pas méchants. Le directeur hocha la tÃÂȘte, pendant que le tumulte croissait au-dehors et qu'on entendait le sourd écrasement des pierres contre la façade. - Je ne leur en veux pas, je les excuse mÃÂȘme, il faut ÃÂȘtre bÃÂȘtes comme eux pour croire que nous nous acharnons à leur malheur. Seulement, je réponds de la tranquillité... Dire qu'il y a des gendarmes par les routes, à ce qu'on m'affirme, et que, depuis ce matin, je n'ai pu en avoir un seul! Il s'interrompit, il s'effaça devant Mme Grégoire, en disant - Je vous en prie, madame, ne restez pas là , entrez dans le salon. Mais la cuisiniÚre, qui montait du sous-sol, exaspérée, les retint dans le vestibule quelques minutes encore. Elle déclara qu'elle n'acceptait plus la responsabilité du dÃner, car elle attendait, de chez le pùtissier de Marchiennes, des croûtes de vol-au-vent, qu'elle avait demandées pour quatre heures. Evidemment, le pùtissier s'était égaré en chemin, pris de la peur de ces bandits. Peut-ÃÂȘtre mÃÂȘme avait-on pillé ses mannes. Elle voyait les vol-au-vent bloqués derriÚre un buisson, assiégés, gonflant les ventres des trois mille misérables qui demandaient du pain. En tout cas, monsieur était prévenu, elle préférait flanquer son dÃner au feu, si elle le ratait, à cause de la révolution. - Un peu de patience, dit M. Hennebeau. Rien n'est perdu, le pùtissier peut venir. Et, comme il se retournait vers madame Grégoire, en ouvrant lui-mÃÂȘme la porte du salon, il fut trÚs surpris d'apercevoir, assis sur la banquette du vestibule, un homme qu'il n'avait pas distingué jusque-là , dans l'ombre croissante. - Tiens! c'est vous, Maigrat, qu'y a-t-il donc? Maigrat s'était levé, et son visage apparut, gras et blÃÂȘme, décomposé par l'épouvante. Il n'avait plus sa carrure de gros homme calme, il expliqua humblement qu'il s'était glissé chez monsieur le directeur, pour réclamer aide et protection, si les brigands s'attaquaient à son magasin. - Vous voyez que je suis menacé moi-mÃÂȘme et que je n'ai personne, répondit M. Hennebeau. Vous auriez mieux fait de rester chez vous, à garder vos marchandises. - Oh! j'ai mis les barres de ter, puis j'ai laissé ma femme. Le directeur s'impatienta, sans cacher son mépris. Une belle garde, que cette créature chétive, maigrie de coups! - Enfin, je n'y peux rien, tùchez de vous détendre. Et je vous conseille de rentrer tout de suite, car les voilà qui demandent encore du pain... Ecoutez. En effet, le tumulte reprenait, et Maigrat crut entendre son nom, au milieu des cris. Rentrer, ce n'était plus possible, on l'aurait écharpé. D'autre part, l'idée de sa ruine le bouleversait. Il colla son visage au panneau vitré de la porte, suant, tremblant, guettant le désastre; tandis que les Grégoire se décidaient à passer dans le salon. Tranquillement, M. Hennebeau affectait de faire les honneurs de chez lui. Mais il priait en vain ses invités de s'asseoir, la piÚce close, barricadée, éclairée de deux lampes avant la tombée du jour, s'emplissait d'effroi, à chaque nouvelle clameur du dehors. Dans l'étouffement des tentures, la colÚre de la foule ronflait, plus inquiétante, d'une menace vague et terrible. On causa pourtant, sans cesse ramené à cette inconcevable révolte. Lui, s'étonnait de n'avoir rien prévu; et sa police était si mal faite, qu'il s'emportait surtout contre Rasseneur, dont il disait reconnaÃtre l'influence détestable. Du reste, les gendarmes allaient venir, il était impossible qu'on l'abandonnùt de la sorte. Quant aux Grégoire, ils ne pensaient qu'à leur fille la pauvre chérie qui s'effrayait si vite! peut-ÃÂȘtre, devant le péril, la voiture était-elle retournée à Marchiennes. Pendant un quart d'heure encore, l'attente dura, énervée par le vacarme de la route, par le bruit des pierres tapant de temps à autre dans les volets fermés, qui sonnaient ainsi que des tambours. Cette situation n'était plus tolérable. M. Hennebeau parlait de sortir, de chasser à lui seul les braillards et d'aller au-devant de la voiture, lorsque Hippolyte parut en criant - Monsieur! monsieur! voici madame, on tue madame! La voiture n'ayant pu dépasser la ruelle de Réquillart, au milieu des groupes menaçants, Négrel avait suivi son idée, faire à pied les cent mÚtres qui les séparaient de l'hÎtel, puis frapper à la petite porte donnant sur le jardin, prÚs des communs le jardinier les entendrait, il y aurait bien toujours là quelqu'un pour ouvrir. Et, d'abord, les choses avaient marché parfaitement, déjà Mme Hennebeau et ces demoiselles frappaient, lorsque des femmes, prévenues, se jetÚrent dans la ruelle. Alors, tout se gùta. On n'ouvrait pas la porte, Négrel avait tùché vainement de l'enfoncer à coups d'épaule. Le flot des femmes croissait, il craignit d'ÃÂȘtre débordé, il prit le parti désespéré de pousser devant lui sa tante et les jeunes filles, pour gagner le perron, au travers des assiégeants. Mais cette manoeuvre amena une bousculade on ne les lùchait pas, une bande hurlante les traquait, tandis que la foule refluait de droite et de gauche, sans comprendre encore, étonnée seulement de ces dames en toilette, perdues dans la bataille. A cette minute, la confusion devint telle, qu'il se produisit un de ces faits d'affolement qui restent inexplicables. Lucie et Jeanne, arrivées au perron, s'étaient glissées par la porte que la femme de chambre entrebùillait; Mme Hennebeau avait réussi à les suivre; et, derriÚre elles, Négrel entra enfin, remit les verrous, persuadé qu'il avait vu Cécile passer la premiÚre. Elle n'était plus là , disparue en route, emportée par une telle peur, qu'elle avait tourné le dos à la maison, et s'était jetée d'elle-mÃÂȘme en plein danger. AussitÎt, le cri s'éleva - Vive la sociale! à mort les bourgeois! à mort! Quelques-uns, de loin, sous la voilette qui lui cachait le visage, la prenaient pour Mme Hennebeau. D'autres nommaient une amie de la directrice, la jeune femme d'un usinier voisin, exécré de ses ouvriers. Et, d'ailleurs, peu importait, c'étaient sa robe de soie, son manteau de fourrure, jusqu'à la plume blanche de son chapeau, qui exaspéraient. Elle sentait le parfum, elle avait une montre, elle avait une peau fine de fainéante qui ne touchait pas au charbon. - Attends! cria la Brûlé, on va t'en mettre au cul, de la dentelle! - C'est à nous que ces salopes volent ça, reprit la Levaque. Elles se collent du poil sur la peau, lorsque nous crevons de froid... Foutez-moi-la donc toute nue, pour lui apprendre à vivre! Du coup, la Mouquette s'élança. - Oui, oui, faut la fouetter. Et les femmes, dans cette rivalité sauvage, s'étouffaient, allongeaient leurs guenilles, voulaient chacune un morceau de cette fille de riche. Sans doute qu'elle n'avait pas le derriÚre mieux fait qu'une autre. Plus d'une mÃÂȘme était pourrie, sous ses fanfreluches. Voilà assez longtemps que l'injustice durait, on les forcerait bien toutes à s'habiller comme des ouvriÚres, ces catins qui osaient dépenser cinquante sous pour le blanchissage d'un jupon! Au milieu de ces furies, Cécile grelottait les jambes paralysées, bégayant à vingt reprises la mÃÂȘme phrase - Mesdames, je vous en prie, mesdames, ne me faites pas du mal. Mais elle eut un cri rauque des mains froides venaient de la prendre au cou. C'était le vieux Bonnemort, prÚs duquel le flot l'avait poussée, et qui l'empoignait. Il semblait ivre de faim, hébété par sa longue misÚre, sorti brusquement de sa résignation d'un demi-siÚcle, sans qu'il fût possible de savoir sous quelle poussée de rancune. AprÚs avoir, en sa vie, sauvé de la mort une douzaine de camarades, risquant ses os dans le grisou et dans les éboulements, il cédait à des choses qu'il n'aurait pu dire, à un besoin de faire ça, à la fascination de ce cou blanc de jeune fille. Et, comme ce jour-là il avait perdu sa langue, il serrait les doigts, de son air de vieille bÃÂȘte infirme, en train de ruminer des souvenirs. - Non! non! hurlaient les femmes, le cul à l'air! le cul à l'air! Dans l'hÎtel, dÚs qu'on s'était aperçu de l'aventure, Négrel et M. Hennebeau avaient rouvert la porte, bravement, pour courir au secours de Cécile. Mais la foule, maintenant, se jetait contre la grille du jardin, et il n'était plus facile de sortir. Une lutte s'engageait là , pendant que les Grégoire, épouvantés, apparaissaient sur le perron. - Laissez-la donc, vieux! c'est la demoiselle de la Piolaine! cria la Maheude au grand-pÚre, en reconnaissant Cécile, dont une femme avait déchiré la voilette. De son cÎté, Etienne, bouleversé de ces représailles contre une enfant, s'efforçait de faire lùcher prise à la bande. Il eut une inspiration, il brandit la hache qu'il avait arrachée des poings de Levaque. - Chez Maigrat, nom de Dieu!... Il y a du pain, là -dedans. Foutons la baraque à Maigrat par terre! Et, à la volée, il donna un premier coup de hache dans la porte de la boutique. Des camarades l'avaient suivi, Levaque, Maheu et quelques autres. Mais les femmes s'acharnaient. Cécile était retombée des doigts de Bonnemort dans les mains de la Brûlé. A quatre pattes, Lydie et Bébert, conduits par Jeanlin, se glissaient entre les jupes, pour voir le derriÚre de la dame. Déjà , on la tiraillait, ses vÃÂȘtements craquaient, lorsqu'un homme à cheval parut, poussant sa bÃÂȘte, cravachant ceux qui ne se rangeaient pas assez vite. - Ah! canailles, vous en ÃÂȘtes à fouetter nos filles! C'était Deneulin qui arrivait au rendez-vous, pour le dÃner. Vivement, il sauta sur la route, prit Cécile par la taille; et, de l'autre main, manoeuvrant le cheval avec une adresse et une force extraordinaires, il s'en servait comme d'un coin vivant, fendait la foule, qui reculait devant les ruades. A la grille, la bataille continuait Pourtant, il passa, écrasa des membres. Ce secours imprévu délivra Négrel et M. Hennebeau, en grand danger, au milieu des jurons et des coups. Et, tandis que le jeune homme rentrait enfin avec Cécile évanouie, Deneulin, qui couvrait le directeur de son grand corps, en haut du perron, reçut une pierre, dont le choc faillit lui démonter l'épaule. - C'est ça, cria-t-il, cassez-moi les os, aprÚs avoir cassé mes machines! Il repoussa promptement la porte. Une bordée de cailloux s'abattit dans le bois. - Quels enragés! reprit-il. Deux secondes de plus, et ils me crevaient le crùne comme une courge vide... On n'a rien à leur dire, que voulez-vous? Ils ne savent plus, il n'y a qu'à les assommer. Dans le salon, les Grégoire pleuraient, en voyant Cécile revenir à elle. Elle n'avait aucun mal, pas mÃÂȘme une égratignure sa voilette seule était perdue. Mais leur effarement augmenta, lorsqu'ils reconnurent devant eux leur cuisiniÚre, Mélanie, qui contait comment la bande avait démoli la Piolaine. Folle de peur, elle accourait avertir ses maÃtres. Elle était entrée, elle aussi, par la porte entrebùillée, au moment de la bagarre, sans que personne la remarquùt; et, dans son récit interminable, l'unique pierre de Jeanlin qui avait brisé une seule vitre devenait une canonnade en rÚgle, dont les murs restaient fendus. Alors, les idées de M. Grégoire furent bouleversées on égorgeait sa fille, on rasait sa maison, c'était donc vrai que ces mineurs pouvaient lui en vouloir, parce qu'il vivait en brave homme de leur travail? La femme de chambre, qui avait apporté une serviette et de l'eau de Cologne, répéta - Tout de mÃÂȘme, c'est drÎle, ils ne sont pas méchants. Mme Hennebeau, assise, trÚs pùle, ne se remettait pas de la secousse de son émotion; et elle retrouva seulement un sourire, lorsqu'on félicita Négrel. Les parents de Cécile remerciaient surtout le jeune homme, c'était maintenant un mariage conclu. M. Hennebeau regardait en silence, allait de sa femme à cet amant qu'il jurait de tuer le matin, puis à cette jeune fille qui l'en débarrasserait bientÎt sans doute. Il n'avait aucune hùte, une seule peur lui restait, celle de voir sa femme tomber plus bas, à quelque laquais peut-ÃÂȘtre. - Et vous, mes petites chéries, demanda Deneulin à ses filles, on ne vous a rien cassé? Lucie et Jeanne avaient eu bien peur, mais elles étaient contentes d'avoir vu ça. Elles riaient à présent. - Sapristi! continua le pÚre, voilà une bonne journée!... Si vous voulez une dot, vous feriez bien de la gagner vous-mÃÂȘmes; et attendez-vous encore à ÃÂȘtre forcées de me nourrir. Il plaisantait, la voix tremblante. Ses yeux se gonflÚrent, quand ses deux filles se jetÚrent dans ses bras. M. Hennebeau avait écouté cet aveu de ruine. Une pensée vive éclaira son visage. En effet, Vandame allait ÃÂȘtre à Montsou, c'était la compensation espérée, le coup de fortune qui le remettrait en faveur, prÚs de ces messieurs de la Régie. A chaque désastre de son existence, il se réfugiait dans la stricte exécution des ordres reçus, il faisait de la discipline militaire oÃÂč il vivait, sa part réduite de bonheur. Mais on se calmait, le salon tombait à une paix lasse, avec la lumiÚre tranquille des deux lampes et le tiÚde étouffement des portiÚres. Que se passait-il donc, dehors? Les braillards se taisaient, des pierres ne battaient plus la façade; et l'on entendait seulement de grands coups sourds, ces coups de cognée qui sonnent au lointain des bois. On voulut savoir, on retourna dans le vestibule risquer un regard par le panneau vitré de la porte. MÃÂȘme ces dames et ces demoiselles montÚrent se poster derriÚre les persiennes du premier étage. - Voyez-vous ce gredin de Rasseneur, en face, sur le seuil de ce cabaret? dit M. Hennebeau à Deneulin. Je l'avais flairé, il faut qu'il en soit. Pourtant, ce n'était pas Rasseneur, c'était Etienne qui enfonçait à coups de hache le magasin de Maigrat. Et il appelait toujours les camarades est-ce que les marchandises, là -dedans, n'appartenaient pas aux charbonniers? est-ce qu'ils n'avaient pas le droit de reprendre leur bien à ce voleur qui les exploitait depuis si longtemps, qui les affamait sur un mot de la Compagnie? Peu à peu, tous lùchaient l'hÎtel du directeur, accouraient au pillage de la boutique voisine. Le cri du pain! du pain! du pain! grondait de nouveau. On en trouverait, du pain, derriÚre cette porte. Une rage de faim les soulevait, comme si, brusquement, ils ne pouvaient attendre davantage, sans expirer sur cette route. De telles poussées se ruaient dans la porte, qu'Etienne craignait de blesser quelqu'un, à chaque volée de la hache. Cependant, Maigrat, qui avait quitté le vestibule de l'hÎtel, s'était d'abord réfugié dans la cuisine; mais il n'y entendait rien, il y rÃÂȘvait des attentats abominables contre sa boutique; et il venait de remonter pour se cacher derriÚre la pompe, dehors, lorsqu'il distingua nettement les craquements de la porte, les vociférations de pillage, oÃÂč se mÃÂȘlait son nom. Ce n'était donc pas un cauchemar s'il ne voyait pas, il entendait maintenant, il suivait l'attaque, les oreilles bourdonnantes. Chaque coup de cognée lui entrait en plein coeur. Un gond avait dû sauter, encore cinq minutes, et la boutique était prise. Cela se peignait dans son crùne en images réelles, effrayantes, les brigands qui se ruaient, puis les tiroirs forcés, les sacs éventrés, tout mangé, tout bu, la maison elle-mÃÂȘme emportée, plus rien, pas mÃÂȘme un bùton pour aller mendier au travers des villages. Non, il ne leur permettrait pas d'achever sa ruine, il préférait y laisser la peau. Depuis qu'il était là , il apercevait à une fenÃÂȘtre de sa maison, sur la façade en retour, la chétive silhouette de sa femme, pùle et brouillée derriÚre les vitres sans doute elle regardait arriver les coups, de son air muet de pauvre ÃÂȘtre battu. Au-dessous, il y avait un hangar, placé de telle sorte, que, du jardin de l'hÎtel, on pouvait y monter en grimpant au treillage du mur mitoyen; puis, de là , il était facile de ramper sur les tuiles, jusqu'à la fenÃÂȘtre. Et l'idée de rentrer ainsi chez lui le torturait à présent, dans son remords d'en ÃÂȘtre sorti. Peut-ÃÂȘtre aurait-il le temps de barricader le magasin avec des meubles; mÃÂȘme il inventait d'autres défenses héroïques, de l'huile bouillante, du pétrole enflammé, versé d'en haut. Mais cet amour de ses marchandises luttait contre sa peur, il rùlait de lùcheté combattue. Tout d'un coup, il se décida, à un retentissement plus profond de la hache. L'avarice l'emportait, lui et sa femme couvriraient les sacs de leur corps, plutÎt que d'abandonner un pain. Des huées, presque aussitÎt, éclatÚrent. - Regardez! regardez!... Le matou est là -haut! au chat, au chat! Là bande venait d'apercevoir Maigrat, sur la toiture du hangar. Dans sa fiÚvre, malgré sa lourdeur, il avait monté au treillage avec agilité, sans se soucier des bois qui cassaient; et, maintenant, il s'aplatissait le long des tuiles, il s'efforçait d'atteindre la fenÃÂȘtre. Mais la pente se trouvait trÚs raide, il était gÃÂȘné par son ventre, ses ongles s'arrachaient. Pourtant, il se serait traÃné jusqu'en haut s'il ne s'était mis à trembler, dans la crainte de recevoir des pierres; car la foule, qu'il ne voyait plus, continuait à crier, sous lui - Au chat! au chat!... Faut le démolir! Et, brusquement, ses deux mains lùchÚrent à la fois, il roula comme une boule, sursauta à la gouttiÚre, tomba en travers du mur mitoyen, si malheureusement, qu'il rebondit du cÎté de la route, oÃÂč il s'ouvrit le crùne, à l'angle d'une borne. La cervelle avait jailli. Il était mort. Sa femme, en haut, pùle et brouillée derriÚre les vitres, regardait toujours. D'abord, ce fut une stupeur. Etienne s'était arrÃÂȘté, la hache glissée des poings. Maheu, Levaque, tous les autres, oubliaient la boutique, les yeux tournés vers le mur, oÃÂč coulait lentement un mince filet rouge. Et les cris avaient cessé, un silence s'élargissait dans l'ombre croissante. Tout de suite, les huées recommencÚrent. C'étaient les femmes qui se précipitaient, prises de l'ivresse du sang. - Il y a donc un bon Dieu! Ah! cochon, c'est fini! Elles entouraient le cadavre encore chaud, elles l'insultaient avec des rires, traitant de sale gueule sa tÃÂȘte fracassée, hurlant à la face de la mort la longue rancune de leur vie sans pain. - Je te devais soixante francs, te voilà payé, voleur! dit la Maheude, enragée parmi les autres. Tu ne me refuseras plus de crédit... Attends! Attends! il faut que je t'engraisse encore. De ses dix doigts, elle grattait la terre, elle en prit deux poignées, dont elle lui emplit la bouche, violemment. - Tiens! mange donc!... Tiens! mange, mange, toi qui nous mangeais! Les injures redoublÚrent, pendant que le mort, étendu sur le dos, regardait, immobile, de ses grands yeux fixes, le ciel immense d'oÃÂč tombait la nuit. Cette terre, tassée dans sa bouche, c'était le pain qu'il avait refusé. Et il ne mangerait plus que de ce pain-là , maintenant. Ca ne lui avait guÚre porté bonheur, d'affamer le pauvre monde. Mais les femmes avaient à tirer de lui d'autres vengeances. Elles tournaient en le flairant, pareilles à des louves. Toutes cherchaient un outrage, une sauvagerie qui les soulageùt. On entendit la voix aigre de la Brûlé. - Faut le couper comme un matou! - Oui, oui! au chat! au chat!... Il en a trop fait, le salaud! Déjà , la Mouquette le déculottait, tirait le pantalon, tandis que la Levaque soulevait les jambes. Et la Brûlé, de ses mains sÚches de vieille, écarta les cuisses nues, empoigna cette virilité morte. Elle tenait tout, arrachant, dans un effort qui tendait sa maigre échine et faisait craquer ses grands bras. Les peaux molles résistaient, elle dut s'y reprendre, elle finit par emporter le lambeau, un paquet de chair velue et sanglante, qu'elle agita, avec un rire de triomphe - Je l'ai! je l'ai! Des voix aiguÃs saluÚrent d'imprécations l'abominable trophée. - Ah! bougre, tu n'empliras plus nos filles! - Oui, c'est fini de te payer sur la bÃÂȘte, nous n'y passerons plus toutes, à tendre le derriÚre pour avoir un pain. - Tiens! je te dois six francs, veux-tu prendre un acompte? moi, je veux bien, si tu peux encore! Cette plaisanterie les secoua d'une gaieté terrible. Elles se montraient le lambeau sanglant, comme une bÃÂȘte mauvaise, dont chacune avait eu à souffrir, et qu'elles venaient d'écraser enfin, qu'elles voyaient là , inerte, en leur pouvoir. Elles crachaient dessus, elles avançaient leurs mùchoires, en répétant, dans un furieux éclat de mépris - Il ne peut plus! il ne peut plus!... Ce n'est plus un homme qu'on va foutre dans la terre... Va donc pourrir, bon à rien! La Brûlé, alors planta tout le paquet au bout de son bùton; et, le portant en l'air, le promenant ainsi qu'un drapeau, elle se lança sur la route, suivie de la débandade hurlante des femmes. Des gouttes de sang pleuvaient, cette chair lamentable pendait, comme un déchet de viande à l'étal d'un boucher. En haut, à la fenÃÂȘtre, Mme Maigrat ne bougeait toujours pas; mais sous la derniÚre lueur du couchant, les défauts brouillés des vitres déformaient sa face blanche, qui semblait rire. Battue, trahie à chaque heure, les épaules pliées du matin au soir sur un registre, peut-ÃÂȘtre riait-elle, quand la bande des femmes galopa, avec la bÃÂȘte mauvaise, la bÃÂȘte écrasée, au bout du bùton. Cette mutilation affreuse s'était accomplie dans une horreur glacée. Ni Etienne, ni Maheu, ni les autres, n'avaient eu le temps d'intervenir ils restaient immobiles, devant ce galop de furies. Sur la porte de l'estaminet Tison, des tÃÂȘtes se montraient, Rasseneur blÃÂȘme de révolte, et Zacharie, et PhilomÚne, stupéfiés d'avoir vu. Les deux vieux, Bonnemort et Mouque, trÚs graves, hochaient la tÃÂȘte. Seul, Jeanlin rigolait, poussait du coude Bébert, forçait Lydie à lever le nez. Mais les femmes revenaient déjà , tournant sur elles-mÃÂȘmes, passant sous les fenÃÂȘtres de la Direction. Et, derriÚre les persiennes, ces dames et ces demoiselles allongeaient le cou. Elles n'avaient pu apercevoir la scÚne, cachée par le mur, elles distinguaient mal, dans la nuit devenue noire. - Qu'ont-elles donc au bout de ce bùton? demanda Cécile, qui s'était enhardie jusqu'à regarder. Lucie et Jeanne déclarÚrent que ce devait ÃÂȘtre une peau de lapin. - Non, non, murmura Mme Hennebeau, ils auront pillé la charcuterie, on dirait un débris de porc. A ce moment, elle tressaillit et elle se tut. Mme Grégoire lui avait donné un coup de genou. Toutes deux restÚrent béantes. Ces demoiselles, trÚs pùles, ne questionnaient plus, suivaient de leurs grands yeux cette vision rouge, au fond des ténÚbres. Etienne de nouveau brandit la hache. Mais le malaise ne se dissipait pas, ce cadavre à présent barrait la route et protégeait la boutique. Beaucoup avaient reculé. C'était comme un assouvissement qui les apaisait tous. Maheu demeurait sombre, lorsqu'il entendit une voix lui dire à l'oreille de se sauver. Il se retourna, il reconnut Catherine, toujours dans son vieux paletot d'homme, noire, haletante. D'un geste, il la repoussa. Il ne voulait pas l'écouter, il menaçait de la battre. Alors, elle eut un geste de désespoir, elle hésita, puis courut vers Etienne. - Sauve-toi, sauve-toi, voilà les gendarmes! Lui aussi la chassait, l'injuriait, en sentant remonter à ses joues le sang des gifles qu'il avait reçues. Mais elle ne se rebutait pas, elle l'obligeait à jeter la hache, elle l'entraÃnait par les deux bras, avec une force irrésistible. - Quand je te dis que voilà les gendarmes!... Ecoute-moi donc. C'est Chaval qui est allé les chercher et qui les amÚne, si tu veux savoir. Moi, ça m'a dégoûtée, je suis venue... Sauve-toi, je ne veux pas qu'on te prenne. Et Catherine l'emmena, à l'instant oÃÂč un lourd galop ébranlait au loin le pavé. Tout de suite, un cri éclata "Les gendarmes! les gendarmes!" Ce fut une débùcle, un sauve-qui-peut si éperdu, qu'en deux minutes la route se trouva libre, absolument nette, comme balayée par un ouragan. Le cadavre de Maigrat faisait seul une tache d'ombre sur la terre blanche. Devant l'estaminet Tison, il n'était resté que Rasseneur, qui, soulagé, la face ouverte, applaudissait à la facile victoire des sabres; tandis que, dans Montsou désert, éteint, dans le silence des façades closes, les bourgeois, la sueur à la peau, n'osant risquer un oeil, claquaient des dents. La plaine se noyait sous l'épaisse nuit, il n'y avait plus que les hauts fourneaux et les fours à coke incendiés au fond du ciel tragique. Pesamment, le galop des gendarmes approchait, ils débouchÚrent sans qu'on les distinguùt, en une masse sombre. Et, derriÚre eux, confiée à leur garde, la voiture du pùtissier de Marchiennes arrivait enfin, une carriole d'oÃÂč sauta un marmiton, qui se mit d'un air tranquille à déballer les croûtes des vol-au-vent. SIXIEME PARTIE VI, I La premiÚre quinzaine de février s'écoula encore, un froid noir prolongeait le dur hiver, sans pitié des misérables. De nouveau, les autorités avaient battu les routes le préfet de Lille, un procureur, un général. Et les gendarmes n'avaient pas suffi, de la troupe était venue occuper Montsou, tout un régiment, dont les hommes campaient de Beaugnies à Marchiennes. Des postes armés gardaient les puits, il y avait des soldats devant chaque machine. L'hÎtel du directeur, les Chantiers de la Compagnie, jusqu'aux maisons de certains bourgeois, s'étaient hérissés de baïonnettes. On n'entendait plus, le long du pavé, que le passage lent des patrouilles. Sur le terri du Voreux, continuellement, une sentinelle restait plantée, comme une vigie au-dessus de la plaine rase, dans le coup de vent glacé qui soufflait là -haut; et, toutes les deux heures, ainsi qu'en pays ennemi, retentissaient les cris de faction. - Qui vive?... Avancez au mot de ralliement! Le travail n'avait repris nulle part. Au contraire, la grÚve s'était aggravée CrÚvecoeur, Mirou, Madeleine arrÃÂȘtaient l'extraction, comme le Voreux; Feutry-Cantel et la Victoire perdaient de leur monde chaque matin; à Saint-Thomas, jusque-là indemne, des hommes manquaient. C'était maintenant une obstination muette, en face de ce déploiement de force, dont s'exaspérait l'orgueil des mineurs. Les corons semblaient déserts, au milieu des champs de betteraves. Pas un ouvrier ne bougeait, à peine en rencontrait-on un par hasard, isolé, le regard oblique, baissant la tÃÂȘte devant les pantalons rouges. Et, sous cette grande paix morne, dans cet entÃÂȘtement passif, se butant contre les fusils, il y avait la douceur menteuse, l'obéissance forcée et patiente des fauves en cage, les yeux sur le dompteur, prÃÂȘts à lui manger la nuque, s'il tournait le dos. La Compagnie, que cette mort du travail ruinait, parlait d'embaucher des mineurs du Borinage, à la frontiÚre belge; mais elle n'osait point; de sorte que la bataille en restait là , entre les charbonniers qui s'enfermaient chez eux, et les fosses mortes, gardées par la troupe. Dés le lendemain de la journée terrible, cette paix s'était produite, d'un coup, cachant une panique telle, qu'on faisait le plus de silence possible sur les dégùts et les atrocités. L'enquÃÂȘte ouverte établissait que Maigrat était mort de sa chute, et l'affreuse mutilation du cadavre demeurait vague, entourée déjà d'une légende. De son cÎté, la Compagnie n'avouait pas les dommages soufferts, pas plus que les Grégoire ne se souciaient de compromettre leur fille dans le scandale d'un procÚs, oÃÂč elle devrait témoigner. Cependant, quelques arrestations avaient eu lieu, des comparses comme toujours, imbéciles et ahuris, ne sachant rien. Par erreur, Pierron était allé, les menottes aux poignets, jusqu'à Marchiennes, ce dont les camarades riaient encore. Rasseneur, également, avait failli ÃÂȘtre emmené entre deux gendarmes. On se contentait, à la Direction, de dresser des listes de renvoi, on rendait les livrets en masse Maheu avait reçu le sien, Levaque aussi, de mÃÂȘme que trente-quatre de leurs camarades, au seul coron des Deux-Cent-Quarante. Et toute la sévérité retombait sur Etienne, disparu depuis le soir de la bagarre, et qu'on cherchait, sans pouvoir retrouver sa trace. Chaval, dans sa haine, l'avait dénoncé, en refusant de nommer les autres, supplié par Catherine qui voulait sauver ses parents. Les jours se passaient, on sentait que rien n'était fini, on attendait la fin, la poitrine oppressée d'un malaise. A Montsou, dÚs lors, les bourgeois s'éveillÚrent en sursaut chaque nuit, les oreilles bourdonnantes d'un tocsin imaginaire, les narines hantées d'une puanteur de poudre. Mais ce qui acheva de leur fÃÂȘler le crùne, ce fut un prÎne de leur nouveau curé, l'abbé Ranvier, ce prÃÂȘtre maigre aux yeux de braise rouge, qui succédait à l'abbé Joire. Comme on était loin de la discrétion souriante de celui-ci, de son unique soin d'homme gras et doux à vivre en paix avec tout le monde! Est-ce que l'abbé Ranvier ne s'était pas permis de prendre la défense des abominables brigands en train de déshonorer la région? Il trouvait des excuses aux scélératesses des grévistes, il attaquait violemment la bourgeoisie, sur laquelle il rejetait toutes les responsabilités. C'était la bourgeoisie qui, en dépossédant l'Eglise de ses libertés antiques pour en mésuser elle-mÃÂȘme, avait fait de ce monde un lieu maudit d'injustice et de souffrance; c'était elle qui prolongeait les malentendus, qui poussait à une catastrophe effroyable, par son athéisme, par son refus d'en revenir aux croyances, aux traditions fraternelles des premiers chrétiens. Et il avait osé menacer les riches, il les avait avertis que, s'ils s'entÃÂȘtaient davantage à ne pas écouter la voix de Dieu, sûrement Dieu se mettrait du cÎté des pauvres il reprendrait leurs fortunes aux jouisseurs incrédules, il les distribuerait aux humbles de la terre, pour le triomphe de sa gloire. Les dévotes en tremblaient, le notaire déclarait qu'il y avait là du pire socialisme, tous voyaient le curé à la tÃÂȘte d'une bande, brandissant une croix, démolissant la société bourgeoise de 89, à grands coups. M. Hennebeau, averti, se contenta de dire, avec un haussement d'épaules - S'il nous ennuie trop, l'évÃÂȘque nous en débarrassera. Et, pendant que la panique soufflait ainsi d'un bout à l'autre de la plaine, Etienne habitait sous terre, au fond de Réquillart, le terrier à Jeanlin. C'était là qu'il se cachait, personne ne le croyait si proche, l'audace tranquille de ce refuge, dans la mine mÃÂȘme, dans cette voie abandonnée du vieux puits, avait déjoué les recherches. En haut, les prunelliers et les aubépines, poussés parmi les charpentes abattues du beffroi, bouchaient le trou; on ne s'y risquait plus, il fallait connaÃtre la manoeuvre, se pendre aux racines du sorbier, se laisser tomber sans peur, pour atteindre les échelons solides encore; et d'autres obstacles le protégeaient, la chaleur suffocante du goyot, cent vingt mÚtres d'une descente dangereuse, puis le pénible glissement à plat ventre, d'un quart de lieue, entre les parois resserrées de la galerie, avant de découvrir la caverne scélérate, emplie de rapines. Il y vivait au milieu de l'abondance, il y avait trouvé du geniÚvre, le reste de la morue sÚche, des provisions de toutes sortes. Le grand lit de foin était excellent, on ne sentait pas un courant d'air, dans cette température égale, d'une tiédeur de bain. Seule, la lumiÚre menaçait de manquer. Jeanlin qui s'était fait son pourvoyeur, avec une prudence et une discrétion de sauvage ravi de se moquer des gendarmes, lui apportait jusqu'à de la pommade, mais ne pouvait arriver à mettre la main sur un paquet de chandelles. DÚs le cinquiÚme jour, Etienne n'alluma plus que pour manger. Les morceaux ne passaient pas, lorsqu'il les avalait dans la nuit. Cette nuit interminable, complÚte, toujours du mÃÂȘme noir, était sa grande souffrance. Il avait beau dormir en sûreté, ÃÂȘtre pourvu de pain, avoir chaud, jamais la nuit n'avait pesé si lourdement à son crùne. Elle lui semblait ÃÂȘtre comme l'écrasement mÃÂȘme de ses pensées. Maintenant, voilà qu'il vivait de vols! Malgré ses théories communistes, les vieux scrupules d'éducation se soulevaient, il se contentait de pain sec, rognait sa portion. Mais comment faire? il fallait bien vivre, sa tùche n'était pas remplie. Une autre honte l'accablait, le remords de cette ivresse sauvage, du geniÚvre bu dans le grand froid, l'estomac vide, et qui l'avait jeté sur Chaval, armé d'un couteau. Cela remuait en lui tout un inconnu d'épouvante, le mal héréditaire, la longue hérédité de soûlerie, ne tolérant plus une goutte d'alcool sans tomber à la fureur homicide. Finirait-il donc en assassin? Lorsqu'il s'était trouvé à l'abri, dans ce calme profond de la terre, pris d'une satiété de violence, il avait dormi deux jours d'un sommeil de brute, gorgée, assommée; et l'écoeurement persistait, il vivait moulu, la bouche amÚre, la tÃÂȘte malade, comme à la suite de quelque terrible noce. Une semaine s'écoula; les Maheu, avertis, ne purent envoyer une chandelle il fallut renoncer à voir clair, mÃÂȘme pour manger. Maintenant, durant des heures, Etienne demeurait allongé sur son foin. Des idées vagues le travaillaient, qu'il ne croyait pas avoir. C'était une sensation de supériorité qui le mettait à part des camarades, une exaltation de sa personne, à mesure qu'il s'instruisait. Jamais il n'avait tant réfléchi, il se demandait pourquoi son dégoût, le lendemain de la furieuse course au travers des fosses; et il n'osait se répondre, des souvenirs le répugnaient; la bassesse des convoitises, la grossiÚreté des instincts, l'odeur de toute cette misÚre secouée au vent. Malgré le tourment des ténÚbres, il en arrivait à redouter l'heure oÃÂč il rentrerait au coron. Quelle nausée, ces misérables en tas, vivant au baquet commun! Pas un avec qui causer politique sérieusement, une existence de bétail, toujours le mÃÂȘme air empesté d'oignon oÃÂč l'on étouffait! Il voulait leur élargir le ciel, les élever au bien-ÃÂȘtre et aux bonnes maniÚres de la bourgeoisie, en faisant d'eux les maÃtres; mais comme ce serait long! et il ne se sentait plus le courage d'attendre la victoire, dans ce bagne de la faim. Lentement, sa vanité d'ÃÂȘtre leur chef, sa préoccupation constante de penser à leur place, le dégageaient, lui soufflaient l'ùme d'un de ces bourgeois qu'il exécrait. Jeanlin, un soir, apporta un bout de chandelle, volé dans la lanterne d'un roulier; et ce fut un grand soulagement pour Etienne. Lorsque les ténÚbres finissaient par l'hébéter, par lui peser sur le crùne à le rendre fou, il allumait un instant; puis, dÚs qu'il avait chassé le cauchemar, il éteignait, avare de cette clarté nécessaire à sa vie, autant que le pain. Le silence bourdonnait à ses oreilles, il n'entendait que la fuite d'une bande de rats, le craquement des vieux boisages, le petit bruit d'une araignée filant sa toile. Et les yeux ouverts dans ce néant tiÚde, il retournait à son idée fixe, à ce que les camarades faisaient là -haut. Une détection de sa part lui aurait paru la derniÚre des lùchetés. S'il se cachait ainsi, c'était pour rester libre, pour conseiller et agir. Ses longues songeries avaient fixé son ambition en attendant mieux, il aurait voulu ÃÂȘtre Pluchart, lùcher le travail, travailler uniquement à la politique, mais seul, dans une chambre propre, sous le prétexte que les travaux de tÃÂȘte absorbent la vie entiÚre et demandent beaucoup de calme. Au commencement de la seconde semaine, l'enfant lui ayant dit que les gendarmes le croyaient passé en Belgique, Etienne osa sortir de son trou, dÚs la nuit tombée. Il désirait se rendre compte de la situation, voir si l'on devait s'entÃÂȘter davantage. Lui, pensait la partie compromise; avant la grÚve, il doutait du résultat, il avait simplement cédé aux faits; et, maintenant, aprÚs s'ÃÂȘtre grisé de rébellion, il revenait à ce premier doute, désespérant de faire céder la Compagnie. Mais il ne se l'avouait pas encore, une angoisse le torturait, lorsqu'il songeait aux misÚres de la défaite, à toute cette lourde responsabilité de souffrance qui pÚserait sur lui. La fin de la grÚve, n'était-ce pas la fin de son rÎle, son ambition par terre, son existence retombant à l'abrutissement de la mine et aux dégoûts du coron? Et, honnÃÂȘtement, sans bas calculs de mensonge, il s'efforçait de retrouver sa foi, de se prouver que la résistance restait possible, que le capital allait se détruire lui-mÃÂȘme, devant l'héroïque suicide du travail. C'était en effet, dans le pays entier, un long retentissement de ruines. La nuit, lorsqu'il errait par la campagne noire, ainsi qu'un loup hors de son bois, il croyait entendre les effondrements des faillites, d'un bout de la plaine à l'autre. Il ne longeait plus, au bord des chemins, que des usines fermées, mortes, dont les bùtiments pourrissaient sous le ciel blafard. Les sucreries surtout avaient souffert; la sucrerie Hoton, la sucrerie Fauvelle, aprÚs avoir réduit le nombre de leurs ouvriers, venaient de crouler tour à tour. A la minoterie Dutilleul, la derniÚre meule s'était arrÃÂȘtée le deuxiÚme samedi du mois, et la corderie Bleuze pour les cùbles de mine se trouvait définitivement tuée par le chÎmage. Du cÎté de Marchiennes, la situation s'aggravait chaque jour tous les feux éteints à la verrerie Gagebois, des renvois continuels aux ateliers de construction Sonneville, un seul des trois hauts fourneaux des Forges allumé, pas une batterie des fours à coke ne brûlant à l'horizon. La grÚve des charbonniers de Montsou, née de la crise industrielle qui empirait depuis deux ans, l'avait accrue, en précipitant la débùcle. Aux causes de souffrance, l'arrÃÂȘt des commandes de l'Amérique, l'engorgement des capitaux immobilisés dans un excÚs de production, se joignait maintenant le manque imprévu de la houille, pour les quelques chaudiÚres qui chauffaient encore; et, là , était l'agonie suprÃÂȘme, ce pain des machines que les puits ne fournissaient plus. Effrayée devant le malaise général, la Compagnie, en diminuant son extraction et en affamant ses mineurs, s'était fatalement trouvée, dÚs la fin de décembre, sans un morceau de charbon sur le carreau de ses fosses. Tout se tenait, le fléau soufflait de loin, une chute en entraÃnait une autre, les industries se culbutaient en s'écrasant, dans une série si rapide de catastrophes, que les contrecoups retentissaient jusqu'au fond des cités voisines, Lille, Douai, Valenciennes, oÃÂč des banquiers en fuite ruinaient des familles. Souvent, au coude d'un chemin, Etienne s'arrÃÂȘtait, dans la nuit glacée, pour écouter pleuvoir les décombres. Il respirait fortement les ténÚbres, une joie du néant le prenait, un espoir que le jour se lÚverait sur l'extermination du vieux monde, plus une fortune debout, le niveau égalitaire passé comme une faux, au ras du sol. Mais les fosses de la Compagnie surtout l'intéressaient, dans ce massacre. Il se remettait en marche, aveuglé d'ombre, il les visitait les unes aprÚs les autres, heureux quand il apprenait quelque nouveau dommage. Des éboulements continuaient à se produire, d'une gravité croissante, à mesure que l'abandon des voies se prolongeait. Au-dessus de la galerie nord de Mirou, l'affaissement du sol gagnait tellement, que la route de Joiselle, sur un parcours de cent mÚtres, s'était engloutie, comme dans la secousse d'un tremblement de terre; et la Compagnie, sans marchander, payait leurs champs disparus aux propriétaires, inquiÚte du bruit soulevé autour de ces accidents. CrÚvecoeur et Madeleine, de roche trÚs ébouleuse, se bouchaient de plus en plus. On parlait de deux porions ensevelis à la Victoire; un coup d'eau avait inondé Feutry-Cantel; il faudrait murailler un kilomÚtre de galerie à Saint-Thomas, oÃÂč les bois, mal entretenus, cassaient de toutes parts. C'étaient ainsi, d'heure en heure, des frais énormes, des brÚches ouvertes dans les dividendes des actionnaires, une rapide destruction des fosses, qui devait finir, à la longue, par manger les fameux deniers de Montsou, centuplés en un siÚcle. Alors, devant ces coups répétés, l'espoir renaissait chez Etienne, il finissait par croire qu'un troisiÚme mois de résistance achÚverait le monstre, la bÃÂȘte lasse et repue, accroupie là -bas comme une idole, dans l'inconnu de son tabernacle. Il savait qu'à la suite des troubles de Montsou, une vive émotion s'était emparée des journaux de Paris, toute une polémique violente entre les feuilles officieuses et les feuilles de l'opposition, des récits terrifiants, que l'on exploitait surtout contre l'Internationale, dont l'empire prenait peur, aprÚs l'avoir encouragée; et, la Régie n'osant plus faire la sourde oreille, deux des régisseurs avaient daigné venir pour une enquÃÂȘte, mais d'un air de regret, sans paraÃtre s'inquiéter du dénouement, si désintéressés, que trois jours aprÚs ils étaient repartis, en déclarant que les choses allaient le mieux du monde. Pourtant, on lui affirmait d'autre part que ces messieurs, durant leur séjour, siégeaient en permanence, déployaient une activité fébrile, enfoncés dans des affaires dont personne autour d'eux ne soufflait mot. Et il les accusait de jouer la confiance, il arrivait à traiter leur départ de fuite affolée, certain maintenant du triomphe, puisque ces terribles hommes lùchaient tout. Mais Etienne, la nuit suivante, désespéra de nouveau. La Compagnie avait les reins trop forts pour qu'on les lui cassùt si aisément elle pouvait perdre des millions, ce serait plus tard sur les ouvriers qu'elle les rattraperait, en rognant leur pain. Cette nuit-là , ayant poussé jusqu'à Jean-Bart, il devina la vérité, quand un surveillant lui conta qu'on parlait de céder Vandame à Montsou. C'était, disait-on, chez Deneulin, une misÚre pitoyable, la misÚre des riches, le pÚre malade d'impuissance, vieilli par le souci de l'argent, les filles luttant au milieu des fournisseurs, tùchant de sauver leurs chemises. On souffrait moins dans les corons affamés que dans cette maison de bourgeois, oÃÂč l'on se cachait pour boire de l'eau. Le travail n'avait pas repris à Jean-Bart, et il avait fallu remplacer la pompe de Gaston-Marie; sans compter que, malgré toute la hùte mise, un commencement d'inondation s'était produit, qui nécessitait de grandes dépenses. Deneulin venait de risquer enfin sa demande d'un emprunt de cent mille francs aux Grégoire, dont le refus, attendu d'ailleurs, l'avait achevé s'ils refusaient, c'était par affection, afin de lui éviter une lutte impossible; et ils lui donnaient le conseil de vendre. Il disait toujours non, violemment. Cela l'enrageait de payer les frais de la grÚve, il espérait d'abord en mourir, le sang à la tÃÂȘte, le cou étranglé d'apoplexie. Puis, que faire? il avait écouté les offres. On le chicanait, on dépréciait cette proie superbe, ce puits réparé, équipé à neuf, oÃÂč le manque d'avances paralysait seul l'exploitation. Bien heureux encore s'il en tirait de quoi désintéresser ses créanciers. Il s'était, pendant deux jours, débattu contre les régisseurs campés à Montsou, furieux de la façon tranquille dont ils abusaient de ses embarras, leur criant jamais, de sa voix retentissante. Et l'affaire en restait là , ils étaient retournés à Paris attendre patiemment son dernier rùle. Etienne flaira cette compensation aux désastres, repris de découragement devant la puissance invincible des gros capitaux, si forts dans la bataille, qu'ils s'engraissaient de la défaite en mangeant les cadavres des petits, tombés à leur cÎté. Le lendemain, heureusement, Jeanlin lui apporta une bonne nouvelle. Au Voreux, le cuvelage du puits menaçait de crever, les eaux filtraient de tous les joints; et l'on avait dû mettre une équipe de charpentiers à la réparation, en grande hùte. Jusque-là , Etienne avait évité le Voreux, inquiété par l'éternelle silhouette noire de la sentinelle, plantée sur le terri, au-dessus de la plaine. On ne pouvait l'éviter, elle dominait, elle était, en l'air, comme le drapeau du régiment. Vers trois heures du matin, le ciel devint sombre, il se rendit à la fosse, oÃÂč des camarades lui expliquÚrent le mauvais état du cuvelage mÃÂȘme leur idée était qu'il y avait urgence à le refaire en entier, ce qui aurait arrÃÂȘté l'extraction pendant trois mois. Longtemps, il rÎda écoutant les maillets des charpentiers taper dans le puits. Cela lui réjouissait le coeur, cette plaie qu'il fallait panser. Au petit jour, lorsqu'il rentra, il retrouva la sentinelle sur le terri. Cette fois, elle le verrait certainement. Il marchait, en songeant à ces soldats, pris dans le peuple, et qu'on armait contre le peuple. Comme le triomphe de la révolution serait devenu facile, si l'armée s'était brusquement déclarée pour elle! Il suffisait que l'ouvrier, que le paysan, dans les casernes, se souvÃnt de son origine. C'était le péril suprÃÂȘme, la grande épouvante, dont les dents des bourgeois claquaient, quand ils pensaient à une défection possible des troupes. En deux heures, ils seraient balayés, exterminés, avec les jouissances et les abominations de leur vie inique. Déjà , l'on disait que des régiments entiers se trouvaient infectés de socialisme. Etait-ce vrai? la justice allait-elle venir, grùce aux cartouches distribuées par la bourgeoisie? Et, sautant à un autre espoir, le jeune homme rÃÂȘvait que le régiment dont les postes gardaient les fosses, passait à la grÚve, fusillait la Compagnie en bloc et donnait enfin la mine aux mineurs. Il s'aperçut alors qu'il montait sur le terri, la tÃÂȘte bourdonnante de ces réflexions. Pourquoi ne causerait-il pas avec ce soldat? Il saurait la couleur de ses idées. D'un air indifférent, il continuait de s'approcher, comme s'il eût glané les vieux bois, restés dans les déblais. La sentinelle demeurait immobile. - Hein? camarade, un fichu temps! dit enfin Etienne. Je crois que nous allons avoir de la neige. C'était un petit soldat, trÚs blond, avec une douce figure pùle, criblée de taches de rousseur. Il avait, dans sa capote, l'embarras d'une recrue. - Oui, tout de mÃÂȘme, je crois, murmura-t-il. Et, de ses yeux bleus, il regardait longuement le ciel livide, cette aube enfumée, dont la suie pesait comme du plomb, au loin, sur la plaine. - Qu'ils sont bÃÂȘtes de vous planter là , à vous geler les os! continua Etienne. Si l'on ne dirait pas que l'on attend les Cosaques!... Avec ça, il souffle toujours un vent, ici! Le petit soldat grelottait sans se plaindre. Il y avait bien une cabane en pierres sÚches, oÃÂč le vieux Bonnemort s'abritait, par les nuits d'ouragan; mais, la consigne étant de ne pas quitter le sommet du terri, le soldat n'en bougeait pas, les mains si raides de froid, qu'il ne sentait plus son arme. Il appartenait au poste de soixante hommes qui gardait le Voreux; et, comme cette cruelle faction revenait fréquemment, il avait failli déjà y rester, les pieds morts. Le métier voulait ça, une obéissance passive achevait de l'engourdir, il répondait aux questions par des mots bégayés d'enfant qui sommeille. Vainement, pendant un quart d'heure, Etienne tùcha de le faire parler sur la politique. Il disait oui, il disait non, sans avoir l'air de comprendre; des camarades racontaient que le capitaine était républicain; quant à lui, il n'avait pas d'idée, ça lui était égal. Si on lui commandait de tirer, il tirerait, pour n'ÃÂȘtre pas puni. L'ouvrier l'écoutait, saisi de la haine du peuple contre l'armée, contre ces frÚres dont on changeait le coeur, en leur collant un pantalon rouge au derriÚre. - Alors, vous vous nommez? - Jules. - Et d'oÃÂč ÃÂȘtes-vous? - De Plogof, là -bas. Au hasard, il avait allongé le bras. C'était en Bretagne, il n'en savait pas davantage. Sa petite figure pùle s'animait, il se mit à rire, réchauffé. - J'ai ma mÚre et ma soeur. Elles m'attendent bien sûr. Ah! ce ne sera pas pour demain... Quand je suis parti, elles m'ont accompagné jusqu'à Pont-l'Abbé. Nous avions pris le cheval aux Lepalmec, il a failli se casser les jambes en bas de la descente d'Audierne. Le cousin Charles nous attendait avec des saucisses, mais les femmes pleuraient trop, ça nous restait dans la gorge... Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! comme c'est loin, chez nous! Ses yeux se mouillaient, sans qu'il cessùt de rire. La lande déserte de Plogof, cette sauvage pointe du Raz battue des tempÃÂȘtes, lui apparaissait dans un éblouissement de soleil, à la saison rose des bruyÚres. - Dites donc, demanda-t-il, si je n'ai pas de punitions, est-ce que vous croyez qu'on me donnera une permission d'un mois, dans deux ans? Alors, Etienne parla de la Provence, qu'il avait quittée tout petit. Le jour grandissait, des flocons de neige commençaient à voler dans le ciel terreux. Et il finit par ÃÂȘtre pris d'inquiétude, en apercevant Jeanlin qui rÎdait au milieu des ronces, l'air stupéfait de le voir là -haut. D'un geste, l'enfant le hélait. A quoi bon ce rÃÂȘve de fraterniser avec les soldats? Il faudrait des années et des années encore, sa tentative inutile le désolait, comme s'il avait compté réussir. Mais, brusquement, il comprit le geste de Jeanlin on venait relever la sentinelle; et il s'en alla, il rentra en courant se terrer à Réquillart, le coeur crevé une fois de plus par la certitude de la défaite; pendant que le gamin, galopant prÚs de lui, accusait cette sale rosse de troupier d'avoir appelé le poste pour tirer sur eux. Au sommet du terri, Jules était resté immobile, les regards perdus dans la neige qui tombait. Le sergent s'approchait avec ses hommes, les cris réglementaires furent échangés. - Qui vive?... Avancez au mot de ralliement! Et l'on entendit les pas lourds repartir, sonnant comme en pays conquis. Malgré le jour grandissant, rien ne bougeait dans les corons, les charbonniers se taisaient et s'enrageaient, sous la botte militaire. VI, II Depuis deux jours, la neige tombait; elle avait cessé le matin, une gelée intense glaçait l'immense nappe; et ce pays noir, aux routes d'encre, aux murs et aux arbres poudrés des poussiÚres de la houille, était tout blanc, d'une blancheur unique, à l'infini. Sous la neige, le coron des Deux-Cent-Quarante gisait, comme disparu. Pas une fumée ne sortait des toitures. Les maisons sans feu, aussi froides que les pierres des chemins, ne fondaient pas l'épaisse couche des tuiles. Ce n'était plus qu'une carriÚre de dalles blanches, dans la plaine blanche, une vision de village mort, drapé de son linceul. Le long des rues, les patrouilles qui passaient avaient seules laissé le gùchis boueux de leur piétinement. Chez les Maheu, la derniÚre pelletée d'escarbilles était brûlée depuis la veille; et il ne fallait plus songer à la glane sur le terri, par ce terrible temps, lorsque les moineaux eux-mÃÂȘmes ne trouvaient pas un brin d'herbe. Alzire, pour s'ÃÂȘtre entÃÂȘtée, ses pauvres mains fouillant la neige, se mourait. La Maheude avait dû l'envelopper dans un lambeau de couverture, en attendant le docteur Vanderhaghen, chez qui elle était allée deux fois déjà , sans pouvoir le rencontrer; la bonne venait cependant de promettre que Monsieur passerait au coron avant la nuit, et la mÚre guettait, debout devant la fenÃÂȘtre, tandis que la petite malade, qui avait voulu descendre, grelottait sur une chaise, avec l'illusion qu'il faisait meilleur là , prÚs du fourneau refroidi. Le vieux Bonnemort, en face, les jambes reprises, semblait dormir. Ni Lénore ni Henri n'étaient rentrés, battant les routes en compagnie de Jeanlin, pour demander des sous. Au travers de la piÚce nue, Maheu seul marchait pesamment, butait à chaque tour contre le mur, de l'air stupide d'une bÃÂȘte qui ne voit plus sa cage. Le pétrole aussi était fini; mais le reflet de la neige, au-dehors, restait si blanc, qu'il éclairait vaguement la piÚce, malgré la nuit tombée. Il y eut un bruit de sabots, et la Levaque poussa la porte en coup de vent, hors d'elle, criant dÚs le seuil à Maheude - Alors, c'est toi qui as dit que je forçais mon logeur à me donner vingt sous, quand il couchait avec moi! L'autre haussa les épaules. - Tu m'embÃÂȘtes, je n'ai rien dit... D'abord, qui t'a dit ça? - On m'a dit que tu l'as dit, tu n'as pas besoin de savoir... MÃÂȘme tu as dit que tu nous entendais bien faire nos saletés derriÚre ta cloison, et que la crasse s'amassait chez nous parce que j'étais toujours sur le dos... Dis encore que tu ne l'as pas dit, hein! Chaque jour, des querelles éclataient, à la suite du continuel bavardage des femmes. Entre les ménages surtout qui logeaient porte à porte, les brouilles et les réconciliations étaient quotidiennes. Mais jamais une méchanceté si aigre ne les avait jetés les uns sur les autres. Depuis la grÚve, la faim exaspérait les rancunes, on avait le besoin de cogner une explication entre deux commÚres finissait par une tuerie entre les deux hommes. Justement, Levaque arrivait à son tour, en amenant de force Bouteloup. - Voici le camarade, qu'il dise un peu s'il a donné vingt sous à ma femme, pour coucher avec. Le logeur, cachant sa douceur effarée dans sa grande barbe, protestait, bégayait. - Oh! ça, non, jamais rien, jamais! Du coup, Levaque devint menaçant, le poing sous le nez de Maheu. - Tu sais, ça ne me va pas. Quand on a une femme comme ça, on lui casse les reins... C'est donc que tu crois ce qu'elle a dit? - Mais, nom de Dieu! s'écria Maheu, furieux d'ÃÂȘtre tiré de son accablement, qu'est-ce que c'est encore que tous ces potins? Est-ce qu'on n'a pas assez de ses misÚres? Fous-moi la paix ou je tape!... Et, d'abord, qui a dit que ma femme l'avait dit? - Qui l'a dit?... C'est la Pierronne qui l'a dit. La Maheude éclata d'un rire aigu; et, revenant vers la Levaque - Ah! c'est la Pierronne... Eh bien! je puis te dire ce qu'elle m'a dit, à moi. Oui! elle m'a dit que tu couchais avec tes deux hommes, l'un dessous et l'autre dessus! DÚs lors, il ne fut plus possible de s'entendre. Tous se fùchaient, les Levaque renvoyaient comme réponse aux Maheu que la Pierronne en avait dit bien d'autres sur leur compte, et qu'ils avaient vendu Catherine, et qu'ils s'étaient pourris ensemble, jusqu'aux petits, avec une saleté prise par Etienne au Volcan. - Elle a dit ça, elle a dit ça, hurla Maheu. C'est bon! j'y vais, moi, et si elle dit qu'elle l'a dit, je lui colle ma main sur la gueule. Il s'était élancé dehors, les Levaque le suivirent pour témoigner, tandis que Bouteloup, ayant horreur des disputes, rentrait furtivement. Allumée par l'explication, la Maheude sortait aussi, lorsqu'une plainte d'Alzire la retint. Elle croisa les bouts de la couverture sur le corps frissonnant de la petite, elle retourna se planter devant la fenÃÂȘtre, les yeux perdus. Et ce médecin qui n'arrivait pas! A la porte des Pierron, Maheu et les Levaque rencontrÚrent Lydie, qui piétinait dans la neige. La maison était close, un filet de lumiÚre passait par la fente d'un volet; et l'enfant répondit d'abord avec gÃÂȘne aux questions non, son papa n'y était pas, il était allé au lavoir rejoindre la mÚre Brûlé, pour rapporter le paquet de linge. Elle se troubla ensuite, refusa de dire ce que sa maman faisait. Enfin, elle lùcha tout, dans un rire sournois de rancune sa maman l'avait flanquée à la porte, parce que M. Dansaert était là , et qu'elle les empÃÂȘchait de causer. Celui-ci, depuis le matin, se promenait dans le coron, avec deux gendarmes, tùchant de racoler des ouvriers, pesant sur les faibles, annonçant partout que, si l'on ne descendait pas le lundi au Voreux, la Compagnie était décidée à embaucher des Borains. Et, comme la nuit tombait, il avait renvoyé les gendarmes, en trouvant la Pierronne seule; puis, il était resté chez elle à boire un verre de geniÚvre, devant le bon feu. - Chut! taisez-vous, faut les voir! murmura Levaque, avec un rire de paillardise. On s'expliquera tout à l'heure... Va-t'en, toi, petite garce! Lydie recula de quelques pas, pendant qu'il mettait un oeil à la fente du volet. Il étouffa de petits cris, son échine se renflait, dans un frémissement. A son tour, la Levaque regarda; mais elle dit, comme prise de coliques, que ça la dégoûtait. Maheu, qui l'avait poussée, voulant voir aussi, déclara qu'on en avait pour son argent. Et ils recommencÚrent, à la file, chacun son coup d'oeil, ainsi qu'à la comédie. La salle, reluisante de propreté, s'égayait du grand feu; il y avait des gùteaux sur la table, avec une grande bouteille et des verres; enfin, une vraie noce. Si bien que ce qu'ils voyaient là -dedans finissait par exaspérer les deux hommes, qui, en d'autres circonstances, en auraient rigolé six mois. Qu'elle se fÃt bourrer jusqu'à la gorge, les jupes en l'air, c'était drÎle. Mais, nom de Dieu! est-ce que ce n'était pas cochon, de se payer ça devant un si grand feu, et de se donner des forces avec des biscuits, lorsque les camarades n'avaient ni une lichette de pain, ni une escarbille de houille? - V'là papa! cria Lydie en se sauvant. Pierron revenait tranquillement du lavoir, le paquet de linge sur l'épaule. Tout de suite, Maheu l'interpella. - Dis donc, on m'a dit que ta femme avait dit que j'avais vendu Catherine et que nous nous étions tous pourris à la maison... Et, chez toi, qu'est-ce qu'il te la paie, ta femme, le monsieur qui est en train de lui user la peau? Etourdi, Pierron ne comprenait pas, lorsque la Pierronne, prise de peur en entendant le tumulte des voix, perdit la tÃÂȘte au point d'entrebùiller la porte, pour se rendre compte. On l'aperçut toute rouge, le corsage ouvert, la jupe encore remontée, accrochée à la ceinture; tandis que, dans le fond, Dansaert se reculottait éperdument. Le maÃtre-porion se sauva, disparut, tremblant qu'une pareille histoire n'arrivùt aux oreilles du directeur. Alors, ce fut un scandale affreux, des rires, des huées, des injures. - Toi qui dis toujours des autres qu'elles sont sales, criait la Levaque à la Pierronne, ce n'est pas étonnant que tu sois propre, si tu te fais récurer par les chefs! - Ah! ça lui va, de parler! reprenait Levaque. En voilà une salope qui a dit que ma femme couchait avec moi et le logeur, l'un dessous et l'autre dessus! Oui, oui, on m'a dit que tu l'as dit. Mais la Pierronne, calmée, tenait tÃÂȘte aux gros mots, trÚs méprisante, dans sa certitude d'ÃÂȘtre la plus belle et la plus riche. - J'ai dit ce que j'ai dit, fichez-moi la paix, hein!... Est-ce que ça vous regarde, mes affaires, tas de jaloux qui nous en voulez, parce que nous mettons de l'argent à la caisse d'épargne! Allez, allez, vous aurez beau dire, mon mari sait bien pourquoi monsieur Dansaert était chez nous. En effet, Pierron s'emportait, détendait sa femme. La querelle tourna, on le traita de vendu, de mouchard, de chien de la Compagnie, on l'accusa de s'enfermer pour se gaver des bons morceaux, dont les chefs lui payaient ses traÃtrises. Lui, répliquait, prétendait que Maheu lui avait glissé des menaces sous sa porte, un papier oÃÂč se trouvaient deux os de mort en croix, avec un poignard au-dessus. Et cela se termina forcément par un massacre entre les hommes, comme toutes les querelles de femmes, depuis que la faim enrageait les plus doux. Maheu et Levaque s'étaient rués sur Perron à coups de poing, il fallut les séparer. Le sang coulait à flots du nez de son gendre, lorsque la Brûlé, à son tour, arriva du lavoir. Mise au courant, elle se contenta de dire - Ce cochon-là me déshonore. La rue redevint déserte, pas une ombre ne tachait la blancheur nue de la neige; et le coron, retombé à son immobilité de mort, crevait de faim sous le froid intense. - Et le médecin? demanda Maheu, en refermant la porte. - Pas venu, répondit la Maheude, toujours debout devant la fenÃÂȘtre. - Les petits sont rentrés? - Non, pas rentrés. Maheu reprit sa marche lourde, d'un mur à l'autre, de son air de boeuf assommé. Raidi sur sa chaise, le pÚre Bonnemort n'avait pas mÃÂȘme levé la tÃÂȘte. Alzire non plus ne disait rien, tùchait de ne pas trembler, pour leur éviter de la peine; mais, malgré son courage à souffrir, elle tremblait si fort par moments, qu'on entendait contre la couverture le frisson de son maigre corps de fillette infirme; pendant que, de ses grands yeux ouverts, elle regardait au plafond le pùle reflet des jardins tout blancs, qui éclairait la piÚce d'une lueur de lune. C'était, maintenant, l'agonie derniÚre, la maison vidée, tombée au dénuement final. Les toiles des matelas avaient suivi la laine chez la brocanteuse; puis les draps étaient partis, le linge, tout ce qui pouvait se vendre. Un soir, on avait vendu deux sous un mouchoir du grand-pÚre. Des larmes coulaient, à chaque objet du pauvre ménage dont il fallait se séparer, et la mÚre se lamentait encore d'avoir emporté un jour, dans sa jupe, la boÃte de carton rose, l'ancien cadeau de son homme, comme on emporterait un enfant, pour s'en débarrasser sous une porte. Ils étaient nus, ils n'avaient plus à vendre que leur peau, si entamée, si compromise, que personne n'en aurait donné un liard. Aussi ne prenaient-ils mÃÂȘme pas la peine de chercher, ils savaient qu'il n'y avait rien, que c'était la fin de tout, qu'ils ne devaient espérer ni une chandelle, ni un morceau de charbon, ni une pomme de terre; et ils attendaient d'en mourir, ils ne se fùchaient que pour les enfants, car cette cruauté inutile les révoltait, d'avoir fichu une maladie à la petite, avant de l'étrangler. - Enfin, le voilà ! dit la Maheude. Une forme noire passait devant la fenÃÂȘtre. La porte s'ouvrit. Mais ce n'était point le docteur Vanderhaghen, ils reconnurent le nouveau curé, l'abbé Ranvier, qui ne parut pas surpris de tomber dans cette maison morte, sans lumiÚre, sans feu, sans pain. Déjà , il sortait de trois autres maisons voisines, allant de famille en famille, racolant des hommes de bonne volonté, ainsi que Dansaert avec ses gendarmes; et, tout de suite, il s'expliqua, de sa voix fiévreuse de sectaire. - Pourquoi n'ÃÂȘtes-vous pas venus à la messe dimanche, mes enfants? Vous avez tort, l'Eglise seule peut vous sauver... Voyons, promettez-moi de venir dimanche prochain. Maheu, aprÚs l'avoir regardé, s'était remis en marche, pesamment, sans une parole. Ce fut la Maheude qui répondit. - A la messe, monsieur le curé, pour quoi faire? Est-ce que le bon Dieu ne se moque pas de nous?... Tenez! qu'est-ce que lui a fait ma petite, qui est là , à trembler la fiÚvre? Nous n'avions pas assez de misÚre, n'est-ce pas? il fallait qu'il me la rendÃt malade, lorsque je ne puis seulement lui donner une tasse de tisane chaude. Alors, debout, le prÃÂȘtre parla longuement. Il exploitait la grÚve, cette misÚre affreuse, cette rancune exaspérée de la faim, avec l'ardeur d'un missionnaire qui prÃÂȘche des sauvages, pour la gloire de sa religion. Il disait que l'Eglise était avec les pauvres, qu'elle ferait un jour triompher la justice, en appelant la colÚre de Dieu sur les iniquités des riches. Et ce jour luirait bientÎt, car les riches avaient pris la place de Dieu, en étaient arrivés à gouverner sans Dieu, dans leur vol impie du pouvoir. Mais, si les ouvriers voulaient le juste partage des biens de la terre, ils devaient s'en remettre tout de suite aux mains des prÃÂȘtres, comme à la mort de Jésus les petits et les humbles s'étaient groupés autour des apÎtres. Quelle force aurait le pape, de quelle armée disposerait le clergé, lorsqu'il commanderait à la foule innombrable des travailleurs! En une semaine, on purgerait le monde des méchants, on chasserait les maÃtres indignes, ce serait enfin le vrai rÚgne de Dieu, chacun récompensé selon ses mérites, la loi du travail réglant le bonheur universel. La Maheude, qui l'écoutait, croyait entendre Etienne, aux veillées de l'automne, lorsqu'il leur annonçait la fin de leurs maux Seulement, elle s'était toujours méfiée des soutanes. - C'est trÚs bien, ce que vous racontez là , monsieur le curé, dit-elle. Mais c'est donc que vous ne vous accordez plus avec les bourgeois... Tous nos autres curés dÃnaient à la Direction, et nous menaçaient du diable, dÚs que nous demandions du pain. Il recommença, il parla du déplorable malentendu entre l'Eglise et le peuple. Maintenant, en phrases voilées, il frappait sur les curés des villes, sur les évÃÂȘques, sur le haut clergé, repu de jouissance, gorgé de domination, pactisant avec la bourgeoisie libérale, dans l'imbécillité de son aveuglement, sans voir que c'était cette bourgeoisie qui le dépossédait de l'empire du monde. La délivrance viendrait des prÃÂȘtres de campagne, tous se lÚveraient pour rétablir le royaume du Christ, avec l'aide des misérables; et il semblait ÃÂȘtre déjà à leur tÃÂȘte, il redressait sa taille osseuse, en chef de bande, en révolutionnaire de l'Evangile, les yeux emplis d'une telle lumiÚre, qu'ils éclairaient la salle obscure. Cette ardente prédication l'emportait en paroles mystiques, depuis longtemps les pauvres gens ne le comprenaient plus. - Il n'y a pas besoin de tant de paroles, grogna brusquement Maheu, vous auriez mieux fait de commencer par nous apporter un pain. - Venez dimanche à la messe, s'écria le prÃÂȘtre, Dieu pourvoira à tout! Et il s'en alla, il entra catéchiser les Levaque à leur tour, si haut dans son rÃÂȘve du triomphe final de l'Eglise, ayant pour les faits un tel dédain, qu'il courait ainsi les corons, sans aumÎnes, les mains vides au travers de cette armée mourant de faim, en pauvre diable lui-mÃÂȘme qui regardait la souffrance comme l'aiguillon du salut. Maheu marchait toujours, on n'entendait que cet ébranlement régulier, dont les dalles tremblaient. Il y eut un bruit de poulie mangée de rouille, le vieux Bonnemort cracha dans la cheminée froide. Puis, la cadence des pas recommença. Alzire, assoupie par la fiÚvre, s'était mise à délirer à voix basse, riant, croyant qu'il faisait chaud et qu'elle jouait au soleil. - Sacré bon sort! murmura la Maheude, aprÚs lui avoir touché les joues, la voilà qui brûle à présent... Je n'attends plus ce cochon, les brigands lui auront défendu de venir. Elle parlait du docteur et de la Compagnie. Pourtant, elle eut une exclamation de joie, en voyant la porte s'ouvrir de nouveau. Mais ses bras retombÚrent, elle resta toute droite, le visage sombre. - Bonsoir, dit à demi-voix Etienne, lorsqu'il eut soigneusement refermé la porte. Souvent, il arrivait ainsi, à la nuit noire. Les Maheu, dÚs le second jour, avaient appris sa retraite. Mais ils gardaient le secret, personne dans le coron ne savait au juste ce qu'était devenu le jeune homme. Cela l'entourait d'une légende. On continuait à croire en lui, des bruits mystérieux couraient il allait reparaÃtre avec une armée, avec des caisses pleines d'or; et c'était toujours l'attente religieuse d'un miracle, l'idéal réalisé, l'entrée brusque dans la cité de justice qu'il leur avait promise. Les uns disaient l'avoir vu au fond d'une calÚche, en compagnie de trois messieurs, sur la route de Marchiennes; d autres affirmaient qu'il était encore pour deux jours en Angleterre. A la longue, cependant, la méfiance commençait? des farceurs l'accusaient de se cacher dans une cave, ou la Mouquette lui tenait chaud; car cette liaison connue lui avait fait du tort. C'était, au milieu de sa popularité, une lente désaffection, la sourde poussée des convaincus pris de désespoir, et dont le nombre, peu à peu, devait grossir. - Quel chien de temps! ajouta-t-il. Et vous, rien de nouveau, toujours de pire en pire?... On m'a dit que le petit Négrel était parti en Belgique chercher des Borains. Ah! nom de Dieu, nous sommes fichus, si c'est vrai! Un frisson l'avait saisi, en entrant dans cette piÚce glacée et obscure, oÃÂč ses yeux durent s'accoutumer pour voir les malheureux, qu'il y devinait, à un redoublement d'ombre. Il éprouvait cette répugnance, ce malaise de l'ouvrier sorti de sa classe, affiné par l'étude, travaillé par l'ambition. Quelle misÚre, et l'odeur, et les corps en tas, et la pitié affreuse qui le serrait à la gorge! Le spectacle de cette agonie le bouleversait à un tel point qu'il cherchait des paroles, pour leur conseiller la soumission. Mais, violemment, Maheu s'était planté devant lui criant - Des Borains! ils n'oseront pas, les jean-foutre! Qu'ils fassent donc descendre des Borains, s'ils veulent que nous démolissions les fosses! D'un air de gÃÂȘne, Etienne expliqua qu'on ne pourrait pas bouger, que les soldats qui gardaient les fosses protégeraient la descente des ouvriers belges. Et Maheu serrait les poings, irrité surtout, comme il disait, d'avoir ces baïonnettes dans le dos. Alors, les charbonniers n'étaient plus les maÃtres chez eux? on les traitait donc en galériens, pour les forcer au travail, le fusil chargé? Il aimait son puits, ça lui faisait une grosse peine de n'y ÃÂȘtre pas descendu depuis deux mois. Aussi voyait-il rouge, à l'idée de cette injure, de ces étrangers qu'on menaçait d'y introduire. Puis, le souvenir qu'on lui avait rendu son livret, lui creva le coeur. - Je ne sais pas pourquoi je me fùche, murmura-t-il. Moi, je n'en suis plus, de leur baraque... Quand ils m'auront chassé d'ici, je pourrai bien crever sur la route. - Laisse donc! dit Etienne. Si tu veux, ils te le reprendront demain, ton livret. On ne renvoie pas les bons ouvriers. Il s'interrompit, étonné d'entendre Alzire, qui riait doucement, dans le délire de sa fiÚvre. Il n'avait encore distingué que l'ombre raidie du pÚre Bonnemort, et cette gaieté d'enfant malade l'effrayait. C'était trop, cette fois, Si les petits se mettaient à en mourir. La voix tremblante, il se décida. - Voyons, ça ne peut pas durer, nous sommes foutus... Il faut se rendre. La Maheude, immobile et silencieuse jusque-là , éclata tout d'un coup, lui cria dans la face, en le tutoyant et en jurant comme un homme - Qu'est-ce que tu dis? C'est toi qui dis ça, nom de Dieu! Il voulut donner des raisons, mais elle ne le laissait point parler. - Ne répÚte pas, nom de Dieu! ou, toute femme que je suis, je te flanque ma main sur la figure... Alors, nous aurions crevé pendant deux mois, j'aurais vendu mon ménage, mes petits en seraient tombés malades, et il n'y aurait rien de fait, et l'injustice recommencerait!... Ah! vois-tu, quand je songe à ça, le sang m'étouffe. Non! non! moi, je brûlerais tout, je tuerais tout maintenant, plutÎt que de me rendre. Elle désigna Maheu dans l'obscurité, d'un grand geste menaçant. - Ecoute ça, si mon homme retourne à la fosse, c'est moi qui l'attendrai sur la route, pour lui cracher au visage et le traiter de lùche! Etienne ne la voyait pas, mais il sentait une chaleur, comme une haleine de bÃÂȘte aboyante; et il avait reculé, saisi, devant cet enragement qui était son oeuvre. Il la trouvait si changée, qu'il ne la reconnaissait plus, de tant de sagesse autrefois, lui reprochant sa violence, disant qu'on ne doit souhaiter la mort de personne, puis à cette heure refusant d'entendre la raison, parlant de tuer le monde. Ce n'était plus lui, c'était elle qui causait politique, qui voulait balayer d'un coup les bourgeois, qui réclamait la république et la guillotine, pour débarrasser la terre de ces voleurs de riches, engraissés du travail des meurt-de-faim. - Oui, de mes dix doigts, je les écorcherais... En voilà assez, peut-ÃÂȘtre! notre tour est venu, tu le disais toi-mÃÂȘme... Quand je pense que le pÚre, le grand-pÚre, le pÚre du grand-pÚre, tous ceux d'auparavant, ont souffert ce que nous souffrons, et que nos fils, les fils de nos fils le souffriront encore, ça me rend folle, je prendrais un couteau... L'autre jour, nous n'en avons pas fait assez. Nous aurions dû foutre Montsou par terre, jusqu'à la derniÚre brique. Et, tu ne sais pas? je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir pas laissé le vieux étrangler la fille de la Piolaine... On laisse bien la faim étrangler mes petits, à moi! Ses paroles tombaient comme des coups de hache, dans la nuit. L'horizon fermé n'avait pas voulu s'ouvrir, l'idéal impossible tournait en poison, au fond de ce crùne fÃÂȘlé par la douleur. - Vous m'avez mal compris, put encore dire Etienne, qui battait en retraite. On devrait arriver à une entente avec la Compagnie je sais que les puits souffrent beaucoup, sans doute elle consentirait à un arrangement. - Non, rien du tout! hurla-t-elle. Justement, Lénore et Henri, qui rentraient, arrivaient les mains vides. Un monsieur leur avait bien donné deux sous; mais, comme la soeur allongeait toujours des coups de pied au petit frÚre, les deux sous étaient tombés dans la neige; et, Jeanlin s'étant mis à les chercher avec eux, on ne les avait plus retrouvés. - OÃÂč est-il, Jeanlin? - Maman, il a filé, il a dit qu'il avait des affaires. Etienne écoutait, le coeur fendu. Jadis, elle menaçait de les tuer, s'ils tendaient jamais la main. Aujourd'hui, elle les envoyait elle-mÃÂȘme sur les routes, elle parlait d'y aller tous, les dix mille charbonniers de Montsou, prenant le bùton et la besace des vieux pauvres, battant le pays épouvanté. Alors, l'angoisse grandit encore, dans la piÚce noire. Les mioches rentraient avec la faim, ils voulaient manger, pourquoi ne mangeait-on pas? et ils grognÚrent, se traÃnÚrent, finirent par écraser les pieds de leur soeur mourante, qui eut un gémissement. Hors d'elle, la mÚre les gifla, au hasard des ténÚbres. Puis, comme ils criaient plus fort en demandant du pain, elle fondit en larmes, tomba assise sur le carreau, les saisit d'une seule étreinte, eux et la petite infirme; et, longuement, ses pleurs coulÚrent, dans une détente nerveuse qui la laissait molle, anéantie, bégayant à vingt reprises la mÃÂȘme phrase, appelant la mort "Mon Dieu, pourquoi ne nous prenez-vous pas? mon Dieu, prenez-nous par pitié, pour en finir!" Le grand-pÚre gardait son immobilité de vieil arbre tordu sous la pluie et le vent, tandis que le pÚre marchait de la cheminée au buffet, sans tourner la tÃÂȘte. Mais la porte s'ouvrit, et cette fois c'était le docteur Vanderhaghen. - Diable! dit-il, la chandelle ne vous abÃmera pas la vue... DépÃÂȘchons, je suis pressé. Ainsi qu'à l'ordinaire, il grondait, éreinté de besogne. Il avait heureusement des allumettes, le pÚre dut en enflammer six, une à une, et les tenir, pour qu'il pût examiner la malade. Déballée de sa couverture, elle grelottait sous cette lueur vacillante, d'une maigreur d'oiseau agonisant dans la neige, si chétive qu'on ne voyait plus que sa bosse. Elle souriait pourtant, d'un sourire égaré de moribonde, les yeux trÚs grands, tandis que ses pauvres mains se crispaient sur sa poitrine creuse. Et, comme la mÚre, suffoquée, demandait si c'était raisonnable de prendre, avant elle, la seule enfant qui l'aidùt au ménage, si intelligente, si douce, le docteur se fùcha. - Tiens! la voilà qui passe... Elle est morte de faim, ta sacrée gamine. Et elle n'est pas la seule, j'en ai vu une autre, à cÎté... Vous m'appelez tous, je n'y peux rien, c'est de la viande qu'il faut pour vous guérir. Maheu, les doigts brûlés, avait lùché l'allumette; et les ténÚbres retombÚrent sur le petit cadavre encore chaud. Le médecin était reparti en courant. Etienne n'entendait plus dans la piÚce noire que les sanglots de la Maheude, qui répétait son appel de mort, cette lamentation lugubre et sans fin - Mon Dieu, c'est mon tour, prenez-moi!... Mon Dieu, prenez mon homme, prenez les autres, par pitié, pour en finir! VI, III Ce dimanche-là , dÚs huit heures, Souvarine resta seul dans la salle de l'Avantage, à sa place accoutumée, la tÃÂȘte contre le mur. Plus un charbonnier ne savait oÃÂč prendre les deux sous d'une chope, jamais les débits n'avaient eu moins de clients. Aussi Mme Rasseneur, immobile au comptoir, gardait-elle un silence irrité; pendant que Rasseneur, debout devant la cheminée de fonte, semblait suivre, d'un air réfléchi, la fumée rousse du charbon. Brusquement, dans cette paix lourde des piÚces trop chauffées, trois petits coups secs, tapés contre une vitre de la fenÃÂȘtre, firent tourner la tÃÂȘte à Souvarine. Il se leva, il avait reconnu le signal dont plusieurs fois déjà Etienne s'était servi pour l'appeler, lorsqu'il le voyait du dehors fumant sa cigarette, assis à une table vide. Mais, avant que le machineur eût gagné la porte, Rasseneur l'avait ouverte; et, reconnaissant l'homme qui était là , dans la clarté de la fenÃÂȘtre, il lui disait - Est-ce que tu as peur que je ne te vende?... Vous serez mieux pour causer ici que sur la route. Etienne entra. Mme Rasseneur lui offrit poliment une chope, qu'il refusa d'un geste. Le cabaretier ajoutait - Il y a longtemps que j'ai deviné oÃÂč tu te caches. Si j'étais un mouchard comme tes amis le disent, je t'aurais depuis huit jours envoyé les gendarmes. - Tu n'as pas besoin de te défendre, répondit le jeune homme, je sais que tu n'as jamais mangé de ce pain-là ... On peut ne pas avoir les mÃÂȘmes idées et s'estimer tout de mÃÂȘme. Et le silence régna de nouveau. Souvarine avait repris sa chaise, le dos à la muraille, les yeux perdus sur la fumée de sa cigarette; mais ses doigts fébriles étaient agités d'une inquiétude, il les promenait le long de ses genoux, cherchant le poil tiÚde de Pologne, absente ce soir-là ; et c'était un malaise inconscient, une chose qui lui manquait, sans qu'il sût au juste laquelle. Assis de l'autre cÎté de la table, Etienne dit enfin - C'est demain que le travail reprend au Voreux. Les Belges sont arrivés avec le petit Négrel. - Oui, on les a débarqués à la nuit tombée, murmura Rasseneur resté debout. Pourvu qu'on ne se tue pas encore! Puis, haussant la voix - Non, vois-tu, je ne veux pas recommencer à nous disputer, seulement ça finira par du vilain, si vous vous entÃÂȘtez davantage... Tiens! votre histoire est tout à fait celle de ton Internationale. J'ai rencontré Pluchart avant-hier à Lille, oÃÂč j'avais des affaires. Ca se détraque, sa machine, paraÃt-il. Il donna des détails. L'Association, aprÚs avoir conquis les ouvriers du monde entier, dans un élan de propagande, dont la bourgeoisie frissonnait encore, était maintenant dévorée, détruite un peu chaque jour, par la bataille intérieure des vanités et des ambitions. Depuis que les anarchistes y triomphaient, chassant les évolutionnistes de la premiÚre heure, tout craquait, le but primitif, la réforme du salariat, se noyait au milieu du tiraillement des sectes, les cadres savants se désorganisaient dans la haine de la discipline. Et déjà l'on pouvait prévoir l'avortement final de cette levée en masse, qui avait menacé un instant d'emporter d'une haleine la vieille société pourrie. - Pluchart en est malade, poursuivit Rasseneur. Avec ça, il n'a plus de voix du tout. Pourtant, il parle quand mÃÂȘme, il veut aller parler à Paris... Et il m'a répété à trois reprises que notre grÚve était fichue. Etienne, les yeux à terre, le laissait tout dire, sans l'interrompre. La veille, il avait causé avec des camarades, il sentait passer sur lui des souffles de rancune et de soupçon, ces premiers souffles de l'impopularité, qui annoncent la défaite. Et il demeurait sombre, il ne voulait pas avouer son abattement, en face d'un homme qui lui avait prédit que la foule le huerait à son tour, le jour oÃÂč elle aurait à se venger d'un mécompte. - Sans doute la grÚve est fichue, je le sais aussi bien que Pluchart, reprit-il. Mais c'était prévu, ça. Nous l'avons acceptée à contrecoeur, cette grÚve, nous ne comptions pas en finir avec la Compagnie... Seulement, on se grise, on se met à espérer des choses, et quand ça tourne mal on oublie qu'on devait s'y attendre, on se lamente et on se dispute comme devant une catastrophe tombée du ciel. - Alors, demanda Rasseneur, si tu crois la partie perdue, pourquoi ne fais-tu pas entendre raison aux camarades? Le jeune homme le regarda fixement. - Ecoute, en voilà assez... Tu as tes idées, j'ai les miennes. Je suis entré chez toi, pour te montrer que je t'estime quand mÃÂȘme. Mais je pense toujours que, si nous crevons à la peine, nos carcasses d'affamés serviront plus la cause du peuple que toute ta politique d'homme sage... Ah! si un de ces cochons de soldats pouvait me loger une balle en plein coeur, comme ce serait crùne de finir ainsi! Ses yeux s'étaient mouillés, dans ce cri oÃÂč éclatait le secret désir du vaincu, le refuge oÃÂč il aurait voulu perdre à jamais son tourment. - Bien dit! déclara Mme Rasseneur, qui, d'un regard, jetait à son mari tout le dédain de ses opinions radicales. Souvarine; les yeux noyés, tùtonnant de ses mains nerveuses, ne semblait pas avoir entendu. Sa face blonde de fille, au nez mince, aux petites dents pointues, s'ensauvageait dans une rÃÂȘverie mystique, oÃÂč passaient des visions sanglantes. Et il s'était mis à rÃÂȘver tout haut, il répondait à une parole de Rasseneur sur l'Internationale, saisie au milieu de la conversation. - Tous sont des lùches, il n'y avait qu'un homme pour faire de leur machine l'instrument terrible de la destruction. Mais il faudrait vouloir, personne ne veut, et c'est pourquoi la révolution avortera une fois encore. Il continua, d'une voix de dégoût, à se lamenter sur l'imbécillité des hommes, pendant que les deux autres restaient troublés de ces confidences de somnambule, faites aux ténÚbres. En Russie, rien ne marchait, il était désespéré des nouvelles qu'il avait reçues. Ses anciens camarades tournaient tous aux politiciens, les fameux nihilistes dont l'Europe tremblait, des fils de pope, des petits bourgeois, des marchands, ne s'élevaient pas au-delà de la libération nationale, semblaient croire à la délivrance du monde, quand ils auraient tué le despote; et, dÚs qu'il leur parlait de raser la vieille humanité comme une moisson mûre, dÚs qu'il prononçait mÃÂȘme le mot enfantin de république, if se sentait incompris, inquiétant, déclassé désormais, enrÎlé parmi les princes ratés du cosmopolitisme révolutionnaire. Son coeur de patriote se débattait pourtant, c'était avec une amertume douloureuse qu'il répétait son mot favori - Des bÃÂȘtises!... Jamais ils n'en sortiront, avec leurs bÃÂȘtises! Puis, baissant encore la voix, en phrases amÚres, il dit son ancien rÃÂȘve de fraternité. Il n'avait renoncé à son rang et à sa fortune, il ne s'était mis avec les ouvriers, que dans l'espoir de voir se fonder enfin cette société nouvelle du travail en commun. Tous les sous de ses poches avaient longtemps passé aux galopins du coron, il s'était montré pour les charbonniers d'une tendresse de frÚre, souriant à leur défiance, les conquérant par son air tranquille d'ouvrier exact et peu causeur. Mais, décidément, la fusion ne se faisait pas, il leur demeurait étranger, avec son mépris de tous les liens, sa volonté de se garder brave, en dehors des glorioles et des jouissances. Et il était surtout, depuis le matin, exaspéré par la lecture d'un fait divers qui courait les journaux. Sa voix changea, ses yeux s'éclaircirent, se fixÚrent sur Etienne, et il s'adressa directement à lui. - Comprends-tu ça, toi? ces ouvriers chapeliers de Marseille qui ont gagné le gros lot de cent mille francs, et qui, tout de suite, ont acheté de la rente, en déclarant qu'ils allaient vivre sans rien faire!... Oui, c'est votre idée, à vous tous, les ouvriers français, déterrer un trésor, pour le manger seul ensuite, dans un coin d'égoïsme et de fainéantise. Vous avez beau crier contre les riches, le courage vous manque de rendre aux pauvres l'argent que la fortune vous envoie... Jamais vous ne serez dignes du bonheur, tant que vous aurez quelque chose à vous, et que votre haine des bourgeois viendra uniquement de votre besoin enragé d'ÃÂȘtre des bourgeois à leur place. Rasseneur éclata de rire, l'idée que les deux ouvriers de Marseille auraient dû renoncer au gros lot lui semblait stupide. Mais Souvarine blÃÂȘmissait, son visage décomposé devenait effrayant, dans une de ces colÚres religieuses qui exterminent les peuples. Il cria - Vous serez tous fauchés, culbutés, jetés à la pourriture. Il naÃtra, celui qui anéantira votre race de poltrons et de jouisseurs. Et, tenez! vous voyez mes mains, si mes mains le pouvaient, elles prendraient la terre comme ça, elles la secoueraient jusqu'à la casser en miettes, pour que vous restiez tous sous les décombres. - Bien dit! répéta Mme Rasseneur, de son air poli et convaincu. Il se fit encore un silence. Puis, Etienne reparla des ouvriers du Borinage. Il questionnait Souvarine sur les dispositions qu'on avait prises, au Voreux. Mais le machineur, retombé dans sa préoccupation, répondait à peine, savait seulement qu'on devait distribuer des cartouches aux soldats qui gardaient la fosse; et l'inquiétude nerveuse de ses doigts sur ses genoux s'aggravait à un tel point, qu'il finit par avoir conscience de ce qui leur manquait, le poil doux et calmant du lapin familier. - OÃÂč donc est Pologne? demanda-t-il. Le cabaretier eut un nouveau rire, en regardant sa femme. AprÚs une courte gÃÂȘne, il se décida. - Pologne? elle est au chaud. Depuis son aventure avec Jeanlin, la grosse lapine, blessée sans doute, n'avait plus fait que des lapins morts; et, pour ne pas nourrir une bouche inutile, on s'était résigné, le jour mÃÂȘme, à l'accommoder aux pommes de terre. - Oui, tu en as mangé une cuisse ce soir... Hein? tu t'en es léché les doigts! Souvarine n'avait pas compris d'abord. Puis, il devint trÚs pùle, une nausée contracta son menton; tandis que, malgré sa volonté de stoïcisme, deux grosses larmes gonflaient ses paupiÚres. Mais on n'eut pas le temps de remarquer cette émotion, la porte s'était brutalement ouverte, et Chaval avait paru, poussant devant lui Catherine. AprÚs s'ÃÂȘtre grisé de biÚre et de fanfaronnades dans tous les cabarets de Montsou, l'idée lui était venue d'aller à l'Avantage montrer aux anciens amis qu'il n'avait pas peur. Il entra, en disant à sa maÃtresse - Nom de Dieu! je te dis que tu vas boire une chope là -dedans, je casse la gueule au premier qui me regarde de travers! Catherine, à la vue d'Etienne, saisie, restait toute blanche. Quand il l'eut aperçu à son tour, Chaval ricana d'un air mauvais. - Madame Rasseneur, deux chopes! Nous arrosons la reprise du travail. Sans une parole, elle versa, en femme qui ne refusait sa biÚre à personne. Un silence s'était fait, ni le cabaretier, ni les deux autres n'avaient bougé de leur place. - J'en connais qui ont dit que j'étais un mouchard, reprit Chaval arrogant, et j'attends que ceux-là me le répÚtent un peu en face, pour qu'on s'explique à la fin. Personne ne répondit, les hommes tournaient la tÃÂȘte, regardaient vaguement les murs. - Il y a les feignants, et il y a les pas feignants, continua-t-il plus haut. Moi je n'ai rien à cacher, j'ai quitté la sale baraque à Deneulin, je descends demain au Voreux avec douze Belges, qu'on m'a donnés à conduire, parce qu'on m'estime. Et, si ça contrarie quelqu'un, il peut le dire, nous en causerons. Puis, comme le mÃÂȘme silence dédaigneux accueillait ses provocations, il s'emporta contre Catherine. - Veux-tu boire, nom de Dieu!... Trinque avec moi à la crevaison de tous les salauds qui refusent de travailler! Elle trinqua, mais d'une main si tremblante, qu'on entendit le tintement léger des deux verres. Lui, maintenant, avait tiré de sa poche une poignée de monnaie blanche, qu'il étalait par une ostentation d'ivrogne, en disant que c'était avec sa sueur qu'on gagnait ça, et qu'il défiait les feignants de montrer dix sous. L'attitude des camarades l'exaspérait, il en arriva aux insultes directes. - Alors, c'est la nuit que les taupes sortent? Il faut que les gendarmes dorment pour qu'on rencontre les brigands? Etienne s'était levé, trÚs calme, résolu. - Ecoute, tu m'embÃÂȘtes... Oui, tu es un mouchard, ton argent pue encore quelque traÃtrise, et ça me dégoûte de toucher à ta peau de vendu. N'importe! je suis ton homme, il y a assez longtemps que l'un des deux doit manger l'autre. Chaval serra les poings. - Allons donc! il faut t'en dire pour t'échauffer, bougre de lùche!... Toi tout seul, je veux bien! et tu vas me payer les cochonneries qu'on m'a faites! Les bras suppliants, Catherine s'avançait entre eux; mais ils n'eurent pas la peine de la repousser, elle sentit la nécessité de la bataille, elle recula d'elle-mÃÂȘme, lentement. Debout, contre le mur, elle demeura muette, si paralysée d'angoisse, qu'elle ne frissonnait plus, les yeux grands ouverts sur ces deux hommes qui allaient se tuer pour elle. Mme Rasseneur, simplement, enlevait les chopes de son comptoir, de peur qu'elles ne fussent cassées. Puis, elle se rassit sur la banquette, sans témoigner de curiosité malséante. On ne pouvait pourtant laisser deux anciens camarades s'égorger ainsi. Rasseneur s'entÃÂȘtait à intervenir, et il fallut que Souvarine le prÃt par une épaule, le ramenùt prÚs de la table, en disant - Ca ne te regarde pas... Il y en a un de trop, c'est au plus fort de vivre. Déjà , sans attendre l'attaque, Chaval lançait dans le vide ses poings fermés. Il était le plus grand, dégingandé, visant à la figure, par de furieux coups de taille, des deux bras, l'un aprÚs l'autre, comme s'il eût manoeuvré une paire de sabres. Et il causait toujours, il posait pour la galerie, avec des bordées d'injures, qui l'excitaient. - Ah! sacré marlou, j'aurai ton nez! C'est ton nez que je veux me foutre quelque part!... Donne donc ta gueule, miroir à putains, que j'en fasse de la bouillie pour les cochons, et nous verrons aprÚs si les garces de femmes courent aprÚs toi! Muet, les dents serrées, Etienne se ramassait dans sa petite taille, jouant le jeu correct, la poitrine et la face couvertes de ses deux poings; et il guettait, il les détendait avec une raideur de ressorts, en terribles coups de pointe. D'abord, ils ne se firent pas grand mal. Les moulinets tapageurs de l'un, l'attente froide de l'autre, prolongeaient la lutte. Une chaise fut renversée, leurs gros souliers écrasaient le sable blanc, semé sur les dalles. Mais ils s'essoufflÚrent à la longue, on entendit le ronflement de leur haleine, tandis que leur face rouge se gonflait comme d'un brasier intérieur, dont on voyait les flammes, par les trous clairs de leurs yeux. - Touché! hurla Chaval, atout sur ta carcasse! En effet, son poing, pareil à un fléau lancé de biais, avait labouré l'épaule de son adversaire. Celui-ci retint un grognement de douleur, il n'y eut qu'un bruit mou, la sourde meurtrissure des muscles. Et il répondit par un coup droit en pleine poitrine, qui aurait défoncé l'autre, s'il ne s'était garé, dans ses continuels sauts de chÚvre. Pourtant, le coup l'atteignit au flanc gauche, si rudement encore, qu'il chancela, la respiration coupée. Une rage le prit, de sentir ses bras mollir dans la souffrance, et il rua comme une bÃÂȘte, il visa le ventre pour le crever du talon. - Tiens! à tes tripes! bégaya-t-il de sa voix étranglée. Faut que je les dévide au soleil! Etienne évita le coup, si indigné de cette infraction aux rÚgles d'un combat loyal, qu'il sortit de son silence. - Tais-toi donc, brute! Et pas les pieds, nom de Dieu! ou je prends une chaise pour t'assommer! Alors, la bataille s'aggrava. Rasseneur, révolté, serait intervenu de nouveau, sans le regard sévÚre de sa femme, qui le maintenait est-ce que deux clients n'avaient pas le droit de régler une affaire chez eux? Il s'était mis simplement devant la cheminée, car il craignait de les voir se culbuter dans le feu. Souvarine, de son air paisible, avait roulé une cigarette, qu'il oubliait cependant d'allumer. Contre le mur, Catherine restait immobile; ses mains seules, inconscientes, venaient de monter à sa taille; et, là , elles s'étaient tordues, elles arrachaient l'étoffe de sa robe, dans des crispations réguliÚres. Tout son effort était de ne pas crier, de ne pas en tuer un, en criant sa préférence, si éperdue d'ailleurs, qu'elle ne savait mÃÂȘme plus qui elle préférait. BientÎt, Chaval s'épuisa, inondé de sueur, tapant au hasard. Malgré sa colÚre, Etienne continuait à se couvrir, parait presque tous les coups, dont quelques-uns l'éraflaient. Il eut l'oreille fendue, un ongle lui emporta un lambeau du cou, et dans une telle cuisson, qu'il jura à son tour, en lançant un de ses terribles coups droits. Une fois encore, Chaval gara sa poitrine d'un saut; mais il s'était baissé, le poing l'atteignit au visage, écrasa le nez enfonça un oeil. Tout de suite, un jet de sang partit des narines, l'oeil enfla, se tuméfia, bleuùtre. Et le misérable, aveuglé par ce flot rouge, étourdi de l'ébranlement de son crùne, battait l'air de ses bras égarés, lorsqu'un autre coup, en pleine poitrine enfin, l'acheva. Il y eut un craquement, il tomba sur le dos, de la chute lourde d'un sac de plùtre qu'on décharge. Etienne attendit. - RelÚve-toi. Si tu en veux encore, nous allons recommencer. Sans répondre, Chaval, aprÚs quelques secondes d'hébétement, se remua par terre, détira ses membres. Il se ramassait avec peine, il resta un instant sur les genoux, en boule, faisant de sa main, au fond de sa poche, une besogne qu'on ne voyait pas. Puis, quand il fut debout, il se rua de nouveau, la gorge gonflée d'un hurlement sauvage. Mais Catherine avait vu; et, malgré elle, un grand cri lui sortit du coeur et l'étonna, comme l'aveu d'une préférence ignorée d'elle-mÃÂȘme. - Prends garde! il a son couteau! Etienne n'avait eu que le temps de parer le premier coup avec son bras. La laine du tricot fut coupée par l'épaisse lame, une de ces lames qu'une virole de cuivre fixe dans un manche de buis. Déjà , il avait saisi le poignet de Chaval, une lutte effrayante s'engagea, lui se sentant perdu s'il lùchait, l'autre donnant des secousses, pour se dégager et frapper. L'arme s'abaissait peu à peu, leurs membres raidis se fatiguaient, deux fois Etienne eut la sensation froide de l'acier contre sa peau; et il dut faire un effort suprÃÂȘme, il broya le poignet dans une telle étreinte, que le couteau glissa de la main ouverte. Tous deux s'étaient jetés par terre, ce fut lui qui le ramassa, qui le brandit à son tour. Il tenait Chaval renversé sous son genou, il menaçait de lui ouvrir la gorge. - Ah! nom de Dieu de traÃtre, tu vas y passer! Une voix abominable, en lui, l'assourdissait. Cela montait de ses entrailles, battait dans sa tÃÂȘte à coups de marteau, une brusque folie du meurtre, un besoin de goûter au sang. Jamais la crise ne l'avait secoué ainsi. Pourtant, il n'était pas ivre. Et il luttait contre le mal héréditaire, avec le frisson désespéré d'un furieux d'amour qui se débat au bord du viol. Il finit par se vaincre, il lança le couteau derriÚre lui, en balbutiant d'une voix rauque - RelÚve-toi, va-t'en! Cette fois, Rasseneur s'était précipité, mais sans trop oser se risquer entre eux, dans la crainte d'attraper un mauvais coup. Il ne voulait pas qu'on s'assassinùt chez lui, il se fùchait si fort, que sa femme, toute droite au comptoir, lui faisait remarquer qu'il criait toujours trop tÎt. Souvarine, qui avait failli recevoir le couteau dans les jambes, se décidait à allumer sa cigarette. C'était donc fini? Catherine regardait encore, stupide devant les deux hommes, vivants l'un et l'autre. - Va-t'en! répéta Etienne, va-t'en ou je t'achÚve! Chaval se releva, essuya d'un revers de main le sang qui continuait à lui couler du nez; et, la mùchoire barbouillée de rouge, l'oeil meurtri, il s'en alla en traÃnant les jambes, dans la rage de sa défaite. Machinalement, Catherine le suivit. Alors, il se redressa, sa haine éclata en un flot d'ordures. - Ah! non, ah! non, puisque c'est lui que tu veux, couche avec lui, sale rosse! Et ne refous pas les pieds chez moi, si tu tiens à ta peau! Il fit claquer violemment la porte. Un grand silence régna dans la salle tiÚde, oÃÂč l'on entendit le petit ronflement de la houille. Par terre, il ne restait que la chaise renversée et qu'une pluie de sang, dont le sable des dalles buvait les gouttes. VI, IV Quand ils furent sortis de chez Rasseneur, Etienne et Catherine marchÚrent en silence. Le dégel commençait, un dégel froid et lent, qui salissait la neige sans la fondre. Dans le ciel livide, on devinait la lune pleine, derriÚre de grands nuages, des haillons noirs qu'un vent de tempÃÂȘte roulait furieusement, trÚs haut; et, sur la terre, aucune haleine ne soufflait, on n'entendait que l'égouttement des toitures, d'oÃÂč tombaient des paquets blancs, d'une chute molle. Etienne, embarrassé de cette femme qu'on lui donnait, ne trouvait rien à dire, dans son malaise. L'idée de la prendre et de la cacher avec lui, à Réquillart, lui semblait absurde. Il avait voulu la conduire au coron, chez ses parents; mais elle s'y était refusée, d'un air de terreur non, non, tout plutÎt que de se remettre à leur charge, aprÚs les avoir quittés si vilainement! Et ni l'un ni l'autre ne parlaient plus, ils piétinaient au hasard, par les chemins qui se changeaient en fleuves de boue. D'abord, ils étaient descendus vers le Voreux; puis ils tournÚrent à droite, ils passÚrent entre le terri et le canal. - Il faut pourtant que tu couches quelque part, dit-il enfin. Moi, si j'avais seulement une chambre, je t'emmÚnerais bien... Mais un accÚs de timidité singuliÚre l'interrompit. Leur passé lui revenait, leurs gros désirs d'autrefois, et les délicatesses, et les hontes qui les avaient empÃÂȘchés d'aller ensemble. Est-ce qu'il voulait toujours d'elle, pour se sentir si troublé, peu à peu chauffé au coeur d'une envie nouvelle? Le souvenir des gifles qu'elle lui avait allongées, à Gaston-Marie, l'excitait maintenant, au lieu de l'emplir de rancune. Et il restait surpris, l'idée de la prendre à Réquillart devenait toute naturelle et d'une exécution facile. - Voyons, décide-toi, oÃÂč veux-tu que je te mÚne?... Tu me détestes donc bien, que tu refuses de te mettre avec moi? Elle le suivait lentement, retardée par les glissades pénibles de ses sabots dans les orniÚres; et, sans lever la tÃÂȘte, elle murmura - J'ai assez de peine, mon Dieu! ne m'en fais pas davantage. A quoi ça nous avancerait-il, ce que tu demandes, aujourd'hui que j'ai un galant et que tu as toi-mÃÂȘme une femme? C'était de la Mouquette dont elle parlait. Elle le croyait avec cette fille, comme le bruit en courait depuis quinze jours; et, quand il lui jura que non, elle hocha la tÃÂȘte, elle rappela le soir oÃÂč elle les avait vus se baiser à pleine bouche. - Est-ce dommage, toutes ces bÃÂȘtises? reprit-il à mi-voix, en s'arrÃÂȘtant. Nous nous serions si bien entendus! Elle eut un petit frisson, elle répondit - Va, ne regrette rien, tu ne perds pas grand-chose, si tu savais quelle patraque je suis, guÚre plus grosse que deux sous de beurre, si mal fichue que je ne deviendrai jamais une femme, bien sûr! Et elle continua librement, elle s'accusait comme d'une faute de ce long retard de sa puberté. Cela, malgré l'homme qu'elle avait eu, la diminuait, la reléguait parmi les gamines. On a une excuse encore, lorsqu'on peut faire un enfant. - Ma pauvre petite! dit tout bas Etienne, saisi d'une grande pitié. Ils étaient au pied du terri, cachés dans l'ombre du tas énorme. Un nuage d'encre passait justement sur la lune, ils ne distinguaient mÃÂȘme plus leurs visages, et leurs souffles se mÃÂȘlaient, leurs lÚvres se cherchaient, pour ce baiser dont le désir les avait tourmentés pendant des mois. Mais, brusquement, la lune reparut, ils virent au-dessus d'eux, en haut des roches blanches de lumiÚre, la sentinelle détachée du Voreux, toute droite. Et, sans qu'ils se fussent baisés enfin, une pudeur les sépara, cette pudeur ancienne oÃÂč il y avait de la colÚre, une vague répugnance et beaucoup d'amitié. Ils repartirent pesamment, dans le gùchis jusqu'aux chevilles. - C'est décidé, tu ne veux pas? demanda Etienne. - Non, dit-elle. Toi, aprÚs Chaval, hein? et, aprÚs toi, un autre... Non, ça me dégoûte, je n'y ai aucun plaisir, pour quoi faire alors? Ils se turent, marchÚrent une centaine de pas, sans échanger un mot. - Sais-tu oÃÂč tu vas au moins? reprit-il. Je ne puis te laisser dehors par une nuit pareille. Elle répondit simplement - Je rentre, Chaval est mon homme, je n'ai pas à coucher ailleurs que chez lui. - Mais il t'assommera de coups! Le silence recommença. Elle avait eu un haussement d'épaules résigné. Il la battrait, et quand il serait las de la battre, il s'arrÃÂȘterait ne valait-il pas mieux ça, que de rouler les chemins comme une gueuse? Puis, elle s'habituait aux gifles, elle disait, pour se consoler, que, sur dix filles, huit ne tombaient pas mieux qu'elle. Si son galant l'épousait un jour, ce serait tout de mÃÂȘme bien gentil de sa part. Etienne et Catherine s'étaient dirigés machinalement vers Montsou, et à mesure qu'ils s'en approchaient, leurs silences devenaient plus longs. C'était comme s'ils n'avaient déjà plus été ensemble. Lui, ne trouvait rien pour la convaincre, malgré le gros chagrin qu'il éprouvait à la voir retourner avec Chaval. Son coeur se brisait, il n'avait guÚre mieux à offrir, une existence de misÚre et de fuite, une nuit sans lendemain, si la balle d'un soldat lui cassait la tÃÂȘte. Peut-ÃÂȘtre, en effet, était-ce plus sage de souffrir ce qu'on souffrait, sans tenter une autre souffrance. Et il la reconduisait chez son galant, la tÃÂȘte basse, et il n'eut pas de protestation, lorsque, sur la grande route, elle l'arrÃÂȘta au coin des Chantiers, à vingt mÚtres de l'estaminet Piquette, en disant - Ne viens pas plus loin. S'il te voyait, ça ferait encore du vilain. Onze heures sonnaient à l'église, l'estaminet était fermé, mais des lueurs passaient par les fentes. - Adieu, murmura-t-elle. Elle lui avait donné sa main, il la gardait, et elle dut la retirer péniblement, d'un lent effort, pour le quitter. Sans retourner la tÃÂȘte, elle rentra par la petite porte, avec sa loquette. Mais lui ne s'éloignait point, debout à la mÃÂȘme place, les yeux sur la maison, anxieux de ce qui se passait là . Il tendait l'oreille, il tremblait d'entendre des hurlements de femme battue. La maison demeurait noire et silencieuse, il vit seulement s'éclairer une fenÃÂȘtre du premier étage; et, comme cette fenÃÂȘtre s'ouvrait et qu'il reconnaissait l'ombre mince qui se penchait sur la route, il s'avança. Catherine, alors, souffla d'une voix trÚs basse - Il n'est pas rentré, je me couche... Je t'en supplie, va-t'en! Etienne s'en alla. Le dégel augmentait, un ruissellement d'averse tombait des toitures, une sueur d'humidité coulait des murailles, des palissades, de toutes les masses confuses de ce faubourg industriel, perdues dans la nuit. D'abord, il se dirigea vers Réquillart, malade de fatigue et de tristesse, n'ayant plus que le besoin de disparaÃtre sous la terre, de s'y anéantir. Puis, l'idée du Voreux le reprit, il songeait aux ouvriers belges qui allaient descendre, aux camarades du coron exaspérés contre les soldats, résolus à ne pas tolérer des étrangers dans leur fosse. Et il longea de nouveau le canal, au milieu des flaques de neige fondue. Comme il se retrouvait prÚs du terri, la lune se montra trÚs claire. Il leva les yeux, regarda le ciel, oÃÂč passait le galop des nuages, sous les coups de fouet du grand vent qui soufflait là -haut; mais ils blanchissaient, ils s'effiloquaient, plus minces, d'une transparence brouillée d'eau trouble sur la face de la lune; et ils se succédaient si rapides que l'astre, voilé par moments, reparaissait sans cesse dans sa limpidité. Le regard empli de cette clarté pure, Etienne baissait la tÃÂȘte, lorsqu'un spectacle, au sommet du terri, l'arrÃÂȘta. La sentinelle, raidie par le froid, s'y promenait maintenant, faisant vingt-cinq pas tournée vers Marchiennes, puis revenait tournée vers Montsou. On voyait la flamme blanche de la baïonnette, au-dessus de cette silhouette noire, qui se découpait nettement dans la pùleur du ciel. Et ce qui intéressait le jeune homme, c'était, derriÚre la cabane oÃÂč s'abritait Bonnemort pendant les nuits de tempÃÂȘte, une ombre mouvante, une bÃÂȘte rampante et aux aguets, qu'il reconnut tout de suite pour Jeanlin, à son échine de fouine, longue et désossée. La sentinelle ne pouvait l'apercevoir, ce brigand d'enfant préparait à coup sûr une farce, car il ne décolérait pas contre les soldats, il demandait quand on serait débarrassé de ces assassins, qu'on envoyait avec des fusils tuer le monde. Un instant, Etienne hésita à l'appeler, pour l'empÃÂȘcher de faire quelque bÃÂȘtise. La lune s'était cachée, il l'avait vu se ramasser sur lui-mÃÂȘme, prÃÂȘt à bondir; mais la lune reparaissait, et l'enfant restait accroupi. A chaque tour, la sentinelle s'avançait jusqu'à la cabane, puis tournait le dos et repartait. Et, brusquement, comme un nuage jetait ses ténÚbres, Jeanlin sauta sur les épaules du soldat, d'un bond énorme de chat sauvage, s'y agrippa de ses griffes, lui enfonça dans la gorge son couteau grand ouvert. Le col de crin résistait, il dut appuyer des deux mains sur le manche, s'y pendre de tout le poids de son corps. Souvent, il avait saigné des poulets, qu'il surprenait derriÚre les fermes. Cela fut si rapide, qu'il y eut seulement dans la nuit un cri étouffé, pendant que le fusil tombait avec un bruit de ferraille. Déjà , la lune, trÚs blanche, luisait. Immobile de stupeur, Etienne regardait toujours. L'appel s'étranglait au fond de sa poitrine. En haut, le terri était vide, aucune ombre ne se détachait plus sur la fuite effarée des nuages. Et il monta au pas de course, il trouva Jeanlin à quatre pattes, devant le cadavre, étalé en arriÚre, les bras élargis. Dans la neige, sous la clarté limpide, le pantalon rouge et la capote grise tranchaient durement. Pas une goutte de sang n'avait coulé, le couteau était encore dans la gorge, jusqu'au manche. D'un coup de poing, irraisonné, furieux, il abattit l'enfant prÚs du corps. - Pourquoi as-tu fait ça? bégayait-il éperdu. Jeanlin se ramassa, se traÃna sur les mains, avec le renflement félin de sa maigre échine; et ses larges oreilles, ses yeux verts, ses mùchoires saillantes, frémissaient et flambaient, dans la secousse de son mauvais coup. - Nom de Dieu! pourquoi as-tu fait ça? - Je ne sais pas, j'en avais envie. Il se buta à cette réponse. Depuis trois jours, il en avait envie. Ca le tourmentait, la tÃÂȘte lui en faisait du mal, là , derriÚre les oreilles, tellement il y pensait. Est-ce qu'on avait à se gÃÂȘner, avec ces cochons de soldats qui embÃÂȘtaient les charbonniers chez eux? Des discours violents dans la forÃÂȘt, des cris de dévastation et de mort hurlés au travers des fosses, cinq ou six mots lui étaient restés, qu'il répétait en gamin jouant à la révolution. Et il n'en savait pas davantage, personne ne l'avait poussé, ça lui était venu tout seul, comme lui venait l'envie de voler des oignons dans un champ. Etienne, épouvanté de cette végétation sourde du crime au fond de ce crùne d'enfant, le chassa encore, d'un coup de pied, ainsi qu'une bÃÂȘte inconsciente. Il tremblait que le poste du Voreux n'eût entendu le cri étouffé de la sentinelle, il jetait un regard vers la fosse, chaque fois que la lune se découvrait. Mais rien n'avait bougé, et il se pencha, il tùta les mains peu à peu glacées, il écouta le coeur, arrÃÂȘté sous la capote. On ne voyait, du couteau, que le manche d'os, oÃÂč la devise galante, ce mot simple "Amour", était gravée en lettres noires. Ses yeux allÚrent de la gorge au visage. Brusquement, il reconnut le petit soldat c'était Jules, la recrue, avec qui il avait causé, un matin. Et une grande pitié le saisit, en face de cette douce figure blonde, criblée de taches de rousseur. Les yeux bleus, largement ouverts, regardaient le ciel, de ce regard fixe dont il lui avait vu chercher à l'horizon le pays natal. OÃÂč se trouvait-il, ce Plogof, qui lui apparaissait dans un éblouissement de soleil? Là -bas, là -bas. La mer hurlait au loin, par cette nuit d'ouragan. Ce vent qui passait si haut, avait peut-ÃÂȘtre soufflé sur la lande. Deux femmes étaient debout, la mÚre, la soeur, tenant leurs coiffes emportées, regardant, elles aussi, comme si elles avaient pu voir ce que faisait à cette heure le petit, au-delà des lieues qui les séparaient. Elles l'attendraient toujours, maintenant. Quelle abominable chose, de se tuer entre pauvres diables, pour les riches! Mais il fallait faire disparaÃtre ce cadavre. Etienne songea d'abord à le jeter dans le canal. La certitude qu'on l'y trouverait, l'en détourna. Alors, son anxiété devint extrÃÂȘme, les minutes pressaient, quelle décision prendre? Il eut une soudaine inspiration s'il pouvait porter le corps jusqu'à Réquillart, il saurait l'y enfouir à jamais. - Viens ici, dit-il à Jeanlin. L'enfant se méfiait. - Non, tu veux me battre. Et puis, j'ai des affaires. Bonsoir. En effet, il avait donné rendez-vous à Bébert et à Lydie, dans une cachette, un trou ménagé sous la provision des bois, au Voreux. C'était toute une grosse partie, de découcher, pour en ÃÂȘtre, si l'on cassait les os des Belges à coups de pierres, quand ils descendraient. - Ecoute, répéta Etienne, viens ici, ou j'appelle les soldats, qui te couperont la tÃÂȘte. Et, comme Jeanlin se décidait, il roula son mouchoir, en banda fortement le cou du soldat, sans retirer le couteau, qui empÃÂȘchait le sang de couler. La neige fondait, il n'y avait, sur le sol, ni flaque rouge, ni piétinement de lutte. - Prends les jambes. Jeanlin prit les jambes, Etienne empoigna les épaules aprÚs avoir attaché le fusil derriÚre son dos; et tous deux, lentement, descendirent le terri, en tùchant de ne pas faire débouler les roches. Heureusement, la lune s'était voilée. Mais, comme ils filaient le long du canal, elle reparut trÚs claire ce fut miracle si le poste ne les vit pas. Silencieux, ils se hùtaient, gÃÂȘnés par le ballottement du cadavre, obligés de le poser à terre tous les cent mÚtres. Au coin de la ruelle de Réquillart, un bruit les glaça, ils n'eurent que le temps de se cacher derriÚre un mur, pour éviter une patrouille. Plus loin, un homme les surprit, mais il était ivre, il s'éloigna en les injuriant. Et ils arrivÚrent enfin à l'ancienne fosse, couverts de sueur, si bouleversés, que leurs dents claquaient. Etienne s'était bien douté qu'il ne serait pas commode de faire passer le soldat par le goyot des échelles. Ce fut une besogne atroce. D'abord, il fallut que Jeanlin, resté en haut, laissùt glisser le corps, pendant que lui, pendu aux broussailles, l'accompagnait, pour l'aider à franchir les deux premiers paliers, oÃÂč des échelons se trouvaient rompus. Ensuite, à chaque échelle, il dut recommencer la mÃÂȘme manoeuvre, descendre en avant, puis le recevoir dans ses bras; et il eut ainsi trente échelles, deux cent dix mÚtres, à le sentir tomber continuellement sur lui. Le fusil raclait son échine, il n'avait pas voulu que l'enfant allùt chercher le bout de chandelle, qu'il gardait en avare. A quoi bon? la lumiÚre les embarrasserait, dans ce boyau étroit. Pourtant, lorsqu'ils furent arrivés à la salle d'accrochage, hors d'haleine, il envoya le petit prendre la chandelle. Il s'était assis, il l'attendait au milieu des ténÚbres, prÚs du corps, le coeur battant à grands coups. DÚs que Jeanlin reparut avec de la lumiÚre, Etienne le consulta, car l'enfant avait fouillé ces anciens travaux, jusqu'aux fentes oÃÂč les hommes ne pouvaient passer Ils repartirent, ils traÃnÚrent le mort prÚs d'un kilomÚtre, par un dédale de galeries en ruine. Enfin, le toit s'abaissa, ils se trouvaient agenouillés, sous une roche ébouleuse, que soutenaient des bois à demi rompus. C'était une sorte de caisse longue, oÃÂč ils couchÚrent le petit soldat comme dans un cercueil; ils déposÚrent le fusil contre son flanc; puis, à grands coups de talon, ils achevÚrent de casser les bois, au risque d'y rester eux-mÃÂȘmes. Tout de suite, la roche se fendit, ils eurent à peine le temps de ramper sur les coudes et sur les genoux. Lorsque Etienne se retourna, pris du besoin de voir, l'affaissement du toit continuait, écrasait lentement le corps, sous la poussée énorme. Et il n'y eut plus rien, rien que la masse profonde de la terre. Jeanlin, de retour chez lui, dans son coin de caverne scélérate, s'étala sur le foin, en murmurant, brisé de lassitude - Zut! les mioches m'attendront, je vais dormir une heure. Etienne avait soufflé la chandelle, dont il ne restait qu'un petit bout. Lui aussi était courbaturé, mais il n'avait pas sommeil, des pensées douloureuses de cauchemar tapaient comme des marteaux dans son crùne. Une seule bientÎt demeura, torturante, le fatiguant d'une interrogation à laquelle il ne pouvait répondre pourquoi n'avait-il pas frappé Chaval, quand il le tenait sous le couteau? et pourquoi cet enfant venait-il d'égorger un soldat, dont il ignorait mÃÂȘme le nom? Cela bousculait ses croyances révolutionnaires, le courage de tuer, le droit de tuer. Etait-ce donc qu'il fût lùche? Dans le foin, l'enfant s'était mis à ronfler, d'un ronflement d'homme soûl, comme s'il eût cuvé l'ivresse de son meurtre. Et, répugné, irrité, Etienne souffrait de le savoir là , de l'entendre. Tout d'un coup, il tressaillit, le souffle de la peur lui avait passé sur la face. Un frÎlement léger, un sanglot lui semblait ÃÂȘtre sorti des profondeurs de la terre. L'image du petit soldat, couché là -bas avec son fusil, sous les roches, lui glaça le dos et fit dresser ses cheveux. C'était imbécile, toute la mine s'emplissait de voix, il dut rallumer la chandelle, il ne se calma qu'en revoyant le vide des galeries, à cette clarté pùle. Pendant un quart d'heure encore, il réfléchit, toujours ravagé par la mÃÂȘme lutte, les yeux fixés sur cette mÚche qui brûlait. Mais il y eut un grésillement, la mÚche se noyait, et tout retomba aux ténÚbres. Il fut repris d un frisson, il aurait giflé Jeanlin, pour l'empÃÂȘcher de ronfler si fort. Le voisinage de l'enfant lui devenait si insupportable, qu'il se sauva, tourmenté d'un besoin de grand air, se hùtant par les galeries et par le goyot, comme s'il avait entendu une ombre s'essouffler derriÚre ses talons. En haut, au milieu des décombres de Réquillart, Etienne put enfin respirer largement. Puisqu'il n'osait tuer, c'était à lui de mourir; et cette idée de mort, qui l'avait effleuré déjà , renaissait, s'enfonçait dans sa tÃÂȘte, comme une espérance derniÚre. Mourir crùnement, mourir pour la révolution, cela terminerait tout, réglerait son compte bon ou mauvais, l'empÃÂȘcherait de penser davantage. Si les camarades attaquaient les Borains, il serait au premier rang, il aurait bien la chance d'attraper un mauvais coup. Ce fut d'un pas raffermi qu'il retourna rÎder autour du Voreux. Deux heures sonnaient, un gros bruit de voix sortait de la chambre des porions, oÃÂč campait le poste qui gardait la fosse. La disparition de la sentinelle venait de bouleverser ce poste, on était allé réveiller le capitaine, on avait fini par croire à une désertion, aprÚs un examen attentif des lieux. Et, aux aguets dans l'ombre, Etienne se souvenait de ce capitaine républicain, dont le petit soldat lui avait parlé. Qui sait si on ne le déciderait pas à passer au peuple? la troupe mettrait la crosse en l'air, cela pouvait ÃÂȘtre le signal du massacre des bourgeois. Un nouveau rÃÂȘve l'emporta, il ne songea plus à mourir, il resta des heures, les pieds dans la boue, la bruine du dégel sur les épaules, enfiévré par l'espoir d'une victoire encore possible. Jusqu'à cinq heures, il guetta les Borains. Puis, il s'aperçut que la Compagnie avait eu la malignité de les faire coucher au Voreux. La descente commençait, les quelques grévistes du coron des Deux-Cent-Quarante, postés en éclaireurs, hésitaient à prévenir les camarades. Ce fut lui qui les avertit du bon tour, et ils partirent en courant, tandis qu'il attendait derriÚre le terri, sur le chemin de halage. Six heures sonnÚrent, le ciel terreux pùlissait, s'éclairait d'une aube rougeùtre, lorsque l'abbé Ranvier déboucha d un sentier, avec sa soutane relevée sur ses maigres jambes. Chaque lundi, il allait dire une messe matinale à la chapelle d'un couvent, de l'autre cÎté de la fosse. - Bonjour, mon ami, cria-t-il d'une voix forte, aprÚs avoir dévisagé le jeune homme de ses yeux de flamme. Mais Etienne ne répondit pas. Au loin, entre les tréteaux du Voreux, il venait de voir passer une femme, et il s'était précipité, pris d'inquiétude, car il avait cru reconnaÃtre Catherine. Depuis minuit, Catherine battait le dégel des routes. Chaval, en rentrant et en la trouvant couchée, l'avait mise debout d'un soufflet. Il lui criait de passer tout de suite par la porte, si elle ne voulait pas sortir par la fenÃÂȘtre; et, pleurante, vÃÂȘtue à peine, meurtrie de coups de pied dans les jambes, elle avait dû descendre, poussée dehors d'une derniÚre claque. Cette séparation brutale l'étourdissait, elle s'était assise sur une borne, regardant la maison, attendant toujours qu'il la rappelùt; car ce n'était pas possible, il la guettait, il lui dirait de remonter, quand il la verrait grelotter ainsi, abandonnée, sans personne pour la recueillir. Puis, au bout de deux heures, elle se décida, mourant de froid, dans cette immobilité de chien jeté à la rue. Elle sortit de Montsou, revint sur ses pas, n'osa ni appeler du trottoir ni taper à la porte. Enfin, elle s'en alla par le pavé, sur la grande route droite, avec l'idée de se rendre au coron, chez ses parents. Mais, quand elle y fut, une telle honte la saisit, qu'elle galopa le long des jardins dans la crainte d'ÃÂȘtre reconnue de quelqu'un, malgré le lourd sommeil, appesanti derriÚre les persiennes closes. Et, dÚs lors, elle vagabonda, effarée au moindre bruit, tremblante d'ÃÂȘtre ramassée et conduite, comme une gueuse, à cette maison publique de Marchiennes, dont la menace la hantait d'un cauchemar depuis des mois. Deux fois, elle buta contre le Voreux, s'effraya des grosses voix du poste? courut essoufflée, avec des regards en arriÚre, pour voir si on ne la poursuivait pas. La ruelle de Réquillart était toujours pleine d'hommes soûls, elle y retournait pourtant, dans l'espoir vague d'y rencontrer celui qu'elle avait repoussé, quelques heures plus tÎt. Chaval, ce matin-là , devait descendre; et cette pensée ramena Catherine vers la fosse, bien qu'elle sentÃt l'inutilité de lui parler c'était fini entre eux. On ne travaillait plus à Jean-Bart, il avait juré de l'étrangler, si elle reprenait du travail au Voreux, oÃÂč il craignait d'ÃÂȘtre compromis par elle. Alors, que faire? partir ailleurs, crever la faim, céder sous les coups de tous les hommes qui passeraient? Elle se traÃnait, chancelait au milieu des orniÚres, les jambes rompues, crottée jusqu'à l'échine. Le dégel roulait maintenant par les chemins en fleuve de fange, elle s'y noyait, marchant toujours, n'osant chercher une pierre oÃÂč s'asseoir Le jour parut. Catherine venait de reconnaÃtre le dos de Chaval qui tournait prudemment le terri, lorsqu'elle aperçut Lydie et Bébert, sortant le nez de leur cachette, sous la provision des bois. Ils y avaient passé la nuit aux aguets, sans se permettre de rentrer chez eux, du moment oÃÂč l'ordre de Jeanlin était de l'attendre; et, tandis que ce dernier, à Réquillart, cuvait l'ivresse de son meurtre, les deux enfants s'étaient pris aux bras l'un de l'autre, pour avoir chaud. Le vent sifflait entre les perches de chùtaignier et de chÃÂȘne, ils se pelotonnaient, comme dans une hutte de bûcheron abandonnée. Lydie n'osait dire à voix haute ses souffrances de petite femme battue, pas plus que Bébert ne trouvait le courage de se plaindre des claques dont le capitaine lui enflait les joues; mais, à la fin, celui-ci abusait trop, risquant leurs os dans des maraudes folles, refusant ensuite tout partage; et leur coeur se soulevait de révolte, ils avaient fini par s'embrasser, malgré sa défense, quittes à recevoir une gifle de l'invisible, ainsi qu'il les en menaçait. La gifle ne venant pas, ils continuaient de se baiser doucement, sans avoir l'idée d'autre chose, mettant dans cette caresse leur longue passion combattue, tout ce qu'il y avait en eux de martyrisé et d'attendri. La nuit entiÚre, ils s'étaient ainsi réchauffés, si heureux au fond de ce trou perdu, qu'ils ne se rappelaient pas l'avoir été davantage, mÃÂȘme à la Sainte-Barbe, quand on mangeait des beignets et qu'on buvait du vin. Une brusque sonnerie de clairon fit tressaillir Catherine. Elle se haussa, elle vit le poste du Voreux qui prenait les armes. Etienne arrivait au pas de course, Bébert et Lydie avaient sauté d'un bond hors de leur cachette. Et, là -bas, sous le jour grandissant, une bande d'hommes et de femmes descendaient du coron, avec de grands gestes de colÚre. VI, V On venait de fermer toutes les ouvertures du Voreux; et les soixante soldats, l'arme au pied, barraient la seule porte restée libre, celle qui menait à la recette, par un escalier étroit, oÃÂč s'ouvraient la chambre des porions et la baraque. Le capitaine les avait alignés sur deux rangs, contre le mur de briques, pour qu'on ne pût les attaquer par-derriÚre. D'abord, la bande des mineurs descendue du coron se tint à distance. Ils étaient une trentaine au plus, ils se concertaient en paroles violentes et confuses. La Maheude, arrivée la premiÚre, dépeignée sous un mouchoir noué à la hùte, ayant au bras Estelle endormie, répétait d'une voix fiévreuse - Que personne n'entre et que personne ne sorte! Faut les pincer tous là -dedans! Maheu approuvait, lorsque le pÚre Mouque, justement, arriva de Réquillart. On voulut l'empÃÂȘcher de passer. Mais il se débattit, il dit que ses chevaux mangeaient tout de mÃÂȘme leur avoine et se fichaient de la révolution. D'ailleurs, il y avait un cheval mort, on l'attendait pour le sortir. Etienne dégagea le vieux palefrenier, que les soldats laissÚrent monter au puits. Et, un quart d'heure plus tard, comme la bande de grévistes, peu à peu grossie, devenait menaçante, une large porte se rouvrit au rez-de-chaussée, des hommes parurent, charriant la bÃÂȘte morte, un paquet lamentable, encore serré dans le filet de corde, qu'ils abandonnÚrent au milieu des flaques de neige fondue. Le saisissement fut tel, qu'on ne les empÃÂȘcha pas de rentrer et de barricader la porte de nouveau. Tous avaient reconnu le cheval, à sa tÃÂȘte repliée et raidie contre le flanc. Des chuchotements coururent. - C'est Trompette, n'est-ce pas? c'est Trompette. C'était Trompette, en effet. Depuis sa descente, jamais il n'avait pu s'acclimater. Il restait morne, sans goût à la besogne, comme torturé du regret de la lumiÚre. Vainement, Bataille, le doyen de la mine, le frottait amicalement de ses cÎtes, lui mordillait le cou, pour lui donner un peu de la résignation de ses dix années de fond. Ces caresses redoublaient sa mélancolie, son poil frémissait sous les confidences du camarade vieilli dans les ténÚbres; et tous deux, chaque fois qu'ils se rencontraient et qu'ils s'ébrouaient ensemble, avaient l'air de se lamenter, le vieux d'en ÃÂȘtre à ne plus se souvenir, le jeune de ne pouvoir oublier. A l'écurie, voisins de mangeoire, ils vivaient la tÃÂȘte basse, se soufflant aux naseaux, échangeant leur continuel rÃÂȘve du jour, des visions d'herbes vertes, de routes blanches, de clartés jaunes, à l'infini. Puis, quand Trompette, trempé de sueur, avait agonisé sur sa litiÚre, Bataille s'était mis à le flairer désespérément, avec des reniflements courts, pareils à des sanglots. Il le sentait devenir froid, la mine lui prenait sa joie derniÚre, cet ami tombé d'en haut, frais de bonnes odeurs, qui lui rappelaient sa jeunesse au plein air. Et il avait cassé sa longe, hennissant de peur, lorsqu'il s'était aperçu que l'autre ne remuait plus. Mouque, du reste, avertissait depuis huit jours le maÃtre-porion. Mais on s'inquiétait bien d'un cheval malade, en ce moment-là ! Ces messieurs n'aimaient guÚre déplacer les chevaux. Maintenant, il fallait pourtant se décider à le sortir. La veille, le palefrenier avait passé une heure avec deux hommes, ficelant Trompette. On attela Bataille, pour l'amener jusqu'au puits. Lentement, le vieux cheval tirait, traÃnait le camarade mort, par une galerie si étroite, qu'il devait donner des secousses, au risque de l'écorcher; et, harassé, il branlait la tÃÂȘte, en écoutant le long frÎlement de cette masse attendue chez l'équarrisseur. A l'accrochage, quand on l'eut dételé, il suivit de son oeil morne les préparatifs de la remonte, le corps poussé sur des traverses, au-dessus du puisard, le filet attaché sous une cage. Enfin, les chargeurs sonnÚrent à la viande, il leva le cou pour le regarder partir, d'abord doucement, puis tout de suite noyé de ténÚbres, envolé à jamais en haut de ce trou noir. Et il demeurait le cou allongé, sa mémoire vacillante de bÃÂȘte se souvenait peut-ÃÂȘtre des choses de la terre. Mais c'était fini, le camarade ne verrait plus rien, lui-mÃÂȘme serait ainsi ficelé en un paquet pitoyable, le jour oÃÂč il remonterait par là . Ses pattes se mirent à trembler, le grand air qui venait des campagnes lointaines l'étouffait; et il était comme ivre, quand il rentra pesamment à l'écurie. Sur le carreau, les charbonniers restaient sombres, devant le cadavre de Trompette. Une femme dit à demi-voix - Encore un homme, ça descend si ça veut! Mais un nouveau flot arrivait du coron, et Levaque qui marchait en tÃÂȘte, suivi de la Levaque et de Bouteloup, criait - A mort, les Borains! pas d'étrangers chez nous! à mort! à mort! Tous se ruaient, il fallut qu'Etienne les arrÃÂȘtùt. Il s'était approché du capitaine, un grand jeune homme mince, de vingt-huit ans à peine, à la face désespérée et résolue; et il lui expliquait les choses, il tùchait de le gagner, guettant l'effet de ses paroles. A quoi bon risquer un massacre inutile? est-ce que la justice ne se trouvait pas du cÎté des mineurs? On était tous frÚres, on devait s'entendre. Au mot de république, le capitaine avait eu un geste nerveux. Il gardait une raideur militaire, il dit brusquement - Au large! ne me forcez pas à faire mon devoir. Trois fois, Etienne recommença. DerriÚre lui, les camarades grondaient. Le bruit courait que M. Hennebeau était à la fosse, et on parlait de le descendre par le cou, pour voir s'il abattrait son charbon lui-mÃÂȘme. Mais c'était un faux bruit, il n'y avait là que Négrel et Dansaert, qui tous deux se montrÚrent un instant à une fenÃÂȘtre de la recette le maÃtre-porion se tenait en arriÚre, décontenancé depuis son aventure avec la Pierronne; tandis que l'ingénieur, bravement, promenait sur la foule ses petits yeux vifs, souriant du mépris goguenard dont il enveloppait les hommes et les choses. Des huées s'élevÚrent, ils disparurent. Et à leur place, on ne vit plus que la face blonde de Souvarine. Il était justement de service, il n'avait pas quitté sa machine un seul jour, depuis le commencement de la grÚve, ne parlant plus, absorbé peu à peu dans une idée fixe, dont le clou d'acier semblait luire au fond de ses yeux pùles. - Au large! répéta trÚs haut le capitaine. Je n'ai rien à entendre, j'ai l'ordre de garder le puits, je le garderai... Et ne vous poussez pas sur mes hommes, ou je saurai vous faire reculer. Malgré sa voix ferme, une inquiétude croissante le pùlissait, à la vue du flot toujours montant des mineurs. On devait le relever à midi; mais, craignant de ne pouvoir tenir jusque-là , il venait d'envoyer à Montsou un galibot de la fosse, pour demander du renfort. Des vociférations lui avaient répondu. - A mort les étrangers! à mort les Borains!... Nous voulons ÃÂȘtre les maÃtres chez nous! Etienne recula, désolé. C'était la fin, il n'y avait plus qu'à se battre et à mourir. Et il cessa de retenir les camarades, la bande roula jusqu'à la petite troupe. Ils étaient prÚs de quatre cents, les corons du voisinage se vidaient, arrivaient au pas de course. Tous jetaient le mÃÂȘme cri, Maheu et Levaque disaient furieusement aux soldats - Allez-vous-en! nous n'avons rien contre vous, allez-vous-en! - Ca ne vous regarde pas, reprenait la Maheude. Laissez-nous faire nos affaires. Et, derriÚre elle, la Levaque ajoutait, plus violente - Est-ce qu'il faudra vous manger pour passer? On vous prie de foutre le camp! MÃÂȘme on entendit la voix grÃÂȘle de Lydie, qui s'était fourrée au plus épais avec Bébert, dire sur un ton aigu - En voilà des andouilles de lignards! Catherine, à quelques pas, regardait, écoutait, l'air hébété par ces nouvelles violences, au milieu desquelles le mauvais sort la faisait tomber. Est-ce qu'elle ne souffrait pas trop déjà ? quelle faute avait-elle donc commise, pour que le malheur ne lui laissùt pas de repos? La veille encore, elle ne comprenait rien aux colÚres de la grÚve, elle pensait que, lorsqu'on a sa part de gifles, il est inutile d'en chercher davantage; et, à cette heure, son coeur se gonflait d'un besoin de haine, elle se souvenait de ce qu'Etienne racontait autrefois à la veillée, elle tùchait d'entendre ce qu'il disait maintenant aux soldats. Il les traitait de camarades, il leur rappelait qu'ils étaient du peuple eux aussi, qu'ils devaient ÃÂȘtre avec le peuple, contre les exploiteurs de la misÚre. Mais il y eut dans la foule une longue secousse, et une vieille femme déboula. C'était la Brûlé, effrayante de maigreur, le cou et les bras à l'air, accourue d'un tel galop, que des mÚches de cheveux gris l'aveuglaient. - Ah! nom de Dieu, j'en suis! balbutiait-elle, l'haleine coupée. Ce vendu de Pierron qui m'avait enfermée dans la cave! Et, sans attendre, elle tomba sur l'armée, la bouche noire, vomissant l'injure. - Tas de canailles! tas de crapules! ça lÚche les bottes de ses supérieurs, ça n'a de courage que contre le pauvre monde! Alors, les autres se joignirent à elle, ce furent des bordées d'insultes. Quelques-uns criaient encore "Vivent les soldats! au puits l'officier!" Mais bientÎt il n'y eut plus qu'une clameur "A bas les pantalons rouges!" Ces hommes qui avaient écouté, impassibles, d'un visage immobile et muet, les appels à la fraternité, les tentatives amicales d'embauchage, gardaient la mÃÂȘme raideur passive, sous cette grÃÂȘle de gros mots. DerriÚre eux, le capitaine avait tiré son épée; et, comme la foule les serrait de plus en plus, menaçant de les écraser contre le mur, il leur commanda de croiser la baïonnette. Ils obéirent, une double rangée de pointes d'acier s'abattit devant les poitrines des grévistes. - Ah! les jean-foutre! hurla la Brûlé, en reculant. Déjà , tous revenaient, dans un mépris exalté de la mort. Des femmes se précipitaient, la Maheude et la Levaque clamaient - Tuez-nous, tuez-nous donc! Nous voulons nos droits. Levaque, au risque de se couper, avait saisi à pleines mains un paquet de baïonnettes, trois baïonnettes, qu'il secouait, qu'il tirait à lui, pour les arracher; et il les tordait, dans les forces décuplées de sa colÚre, tandis que Bouteloup, à l'écart, ennuyé d'avoir suivi le camarade, le regardait faire tranquillement. - Allez-y, pour voir, répétait Maheu, allez-y un peu, si vous ÃÂȘtes de bons bougres! Et il ouvrait sa veste, et il écartait sa chemise, étalant sa poitrine nue, sa chair velue et tatouée de charbon. Il se poussait sur les pointes, il les obligeait à reculer, terrible d'insolence et de bravoure. Une d'elles l'avait piqué au sein, il en était comme fou et s'efforçait qu'elle entrùt davantage, pour entendre craquer ses cÎtes. - Lùches, vous n'osez pas... Il y en a dix mille derriÚre nous. Oui, vous pouvez nous tuer, il y en aura dix mille à tuer encore. La position des soldats devenait critique, car ils avaient reçu l'ordre sévÚre de ne se servir de leurs armes qu'à la derniÚre extrémité. Et comment empÃÂȘcher, ces enragés-là de s'embrocher eux-mÃÂȘmes? D'autre part, l'espace diminuait, ils se trouvaient maintenant acculés contre le mur, dans l'impossibilité de reculer davantage. Leur petite troupe, une poignée d'hommes, en face de la marée montante des mineurs, tenait bon cependant, exécutait avec sang-froid les ordres brefs donnés par le capitaine. Celui-ci, les yeux clairs, les lÚvres nerveusement amincies, n'avait qu'une peur, celle de les voir s'emporter sous les injures. Déjà , un jeune sergent, un grand maigre dont les quatre poils de moustaches se hérissaient, battait des paupiÚres d'une façon inquiétante. PrÚs de lui, un vieux chevronné, au cuir tanné par vingt campagnes, avait blÃÂȘmi, quand il avait vu sa baïonnette tordue comme une paille. Un autre, une recrue sans doute, sentant encore le labour, devenait trÚs rouge, chaque fois qu'il s'entendait traiter de crapule et de canaille. Et les violences ne cessaient pas, les poings tendus, les mots abominables, des pelletées d'accusations et de menaces qui les souffletaient au visage. Il fallait toute la force de la consigne pour les tenir ainsi, la face muette, dans le hautain et triste silence de la discipline militaire. Une collision semblait fatale, lorsqu'on vit sortir, derriÚre la troupe, le porion Richomme, avec sa tÃÂȘte blanche de bon gendarme, bouleversée d'émotion. Il parlait tout haut. - Nom de Dieu, c'est bÃÂȘte à la fin! On ne peut pas permettre des bÃÂȘtises pareilles. Et il se jeta entre les baïonnettes et les mineurs. - Camarades, écoutez-moi... Vous savez que je suis un vieil ouvrier et que je n'ai jamais cessé d'ÃÂȘtre un des vÎtres. Eh bien! nom de Dieu! je vous promets que, si l'on n'est pas juste avec vous, ce sera moi qui dirai aux chefs leurs quatre vérités... Mais en voilà de trop, ça n'avance à rien de gueuler des mauvaises paroles à ces braves gens et de vouloir se faire trouer le ventre. On écoutait, on hésitait. En haut, malheureusement, reparut le profil aigu du petit Négrel. Il craignait sans doute qu'on ne l'accusùt d'envoyer un porion, au lieu de se risquer lui-mÃÂȘme; et il tùcha de parler. Mais sa voix se perdit au milieu d'un tumulte si épouvantable, qu'il dut quitter de nouveau la fenÃÂȘtre, aprÚs avoir simplement haussé les épaules. Richomme, dÚs lors, eut beau les supplier en son nom, répéter que cela devait se passer entre camarades on le repoussait, on le suspectait. Mais il s'entÃÂȘta, il resta au milieu d'eux. - Nom de Dieu! qu'on me casse la tÃÂȘte avec vous, mais je ne vous lùche pas, tant que vous serez si bÃÂȘtes! Etienne, qu'il suppliait de l'aider à leur faire entendre raison, eut un geste d'impuissance. Il était trop tard, leur nombre maintenant montait à plus de cinq cents. Et il n'y avait pas que des enragés, accourus pour chasser les Borains des curieux stationnaient, des farceurs qui s'amusaient de la bataille. Au milieu d'un groupe, à quelque distance, Zacharie et PhilomÚne regardaient comme au spectacle, si paisibles, qu'ils avaient amené les deux enfants, Achille et Désirée. Un nouveau flot arrivait de Réquillart, dans lequel se trouvaient Mouquet et la Mouquette lui, tout de suite, alla en ricanant taper sur les épaules de son ami Zacharie; tandis qu'elle, trÚs allumée, galopait au premier rang des mauvaises tÃÂȘtes. Cependant, à chaque minute, le capitaine se tournait vers la route de Montsou. Les renforts demandés n'arrivaient pas, ses soixante hommes ne pouvaient tenir davantage. Enfin, il eut l'idée de frapper l'imagination de la foule, il commanda de charger les fusils devant elle. Les soldats exécutÚrent le commandement, mais l'agitation grandissait, des fanfaronnades et des moqueries. - Tiens! ces feignants, ils partent pour la cible! ricanaient les femmes, la Brûlé, la Levaque et les autres. La Maheude, la gorge couverte du petit corps d'Estelle, qui s'était réveillée et qui pleurait, s'approchait tellement, que le sergent lui demanda ce qu'elle venait faire, avec ce pauvre mioche. - Qu'est-ce que ça te fout? répondit-elle. Tire dessus, si tu l'oses. Les hommes hochaient la tÃÂȘte de mépris. Aucun ne croyait qu'on pût tirer sur eux. - Il n'y a pas de balles dans leurs cartouches, dit Levaque. - Est-ce que nous sommes des Cosaques? cria Maheu. On ne tire pas contre des Français, nom de Dieu! D'autres répétaient que, lorsqu'on avait fait la campagne de Crimée, on ne craignait pas le plomb. Et tous continuaient à se jeter sur les fusils. Si une décharge avait eu lieu à ce moment, elle aurait fauché la foule. Au premier rang, la Mouquette s'étranglait de fureur, en pensant que des soldats voulaient trouer la peau à des femmes. Elle leur avait craché tous ses gros mots, elle ne trouvait pas d'injure assez basse, lorsque, brusquement, n'ayant plus que cette mortelle offense à bombarder au nez de la troupe, elle montra son cul. Des deux mains, elle relevait ses jupes, tendait les reins, élargissait la rondeur énorme. - Tenez, v'là pour vous! et il est encore trop propre, tas de salauds! Elle plongeait, culbutait, se tournait pour que chacun en eût sa part, s'y reprenait à chaque poussée qu'elle envoyait. - V'là pour l'officier! v'là pour le sergent! v'là pour les militaires! Un rire de tempÃÂȘte s'éleva, Bébert et Lydie se tordaient, Etienne lui-mÃÂȘme, malgré son attente sombre, applaudit à cette nudité insultante. Tous, les farceurs aussi bien que les forcenés, huaient les soldats maintenant, comme s'ils les voyaient salis d'un éclaboussement d'ordure; et il n'y avait que Catherine, à l'écart, debout sur d'anciens bois, qui restùt muette, le sang à la gorge, envahie de cette haine dont elle sentait la chaleur monter. Mais une bousculade se produisit. Le capitaine, pour calmer l'énervement de ses hommes, se décidait à faire des prisonniers. D'un saut, la Mouquette s'échappa, en se jetant entre les jambes des camarades. Trois mineurs, Levaque et deux autres, furent empoignés dans le tas des plus violents, et gardés à vue, au fond de la chambre des porions. D'en haut, Négrel et Dansaert criaient au capitaine de rentrer, de s'enfermer avec eux. Il refusa, il sentait que ces bùtiments, aux portes sans serrure, allaient ÃÂȘtre emportés d'assaut, et qu'il y subirait la honte d'ÃÂȘtre désarmé. Déjà sa petite troupe grondait d'impatience, on ne pouvait fuir devant ces misérables en sabots. Les soixante, acculés au mur, le fusil chargé, firent de nouveau face à la bande. Il y eut d'abord un recul, un profond silence. Les grévistes restaient dans l'étonnement de ce coup de force. Puis, un cri monta, exigeant les prisonniers, réclamant leur liberté immédiate. Des voix disaient qu'on les égorgeait là -dedans. Et, sans s'ÃÂȘtre concertés, emportés d'un mÃÂȘme élan, d'un mÃÂȘme besoin de revanche, tous coururent aux tas de briques voisins, à ces briques dont le terrain marneux fournissait l'argile, et qui étaient cuites sur place. Les enfants les charriaient une à une, des femmes en emplissaient leurs jupes. BientÎt, chacun eut à ses pieds des munitions, la bataille à coups de pierres commença. Ce fut la Brûlé qui se campa la premiÚre. Elle cassait les briques, sur l'arÃÂȘte maigre de son genou, et de la main droite, et de la main gauche, elle lùchait les deux morceaux. La Levaque se démanchait les épaules, si grosse, si molle, qu'elle avait dû s'approcher pour taper juste, malgré les supplications de Bouteloup, qui la tirait en arriÚre, dans l'espoir de l'emmener, maintenant que le mari était à l'ombre. Toutes s'excitaient, la Mouquette, ennuyée de se mettre en sang, à rompre les briques sur ses cuisses trop grasses, préférait les lancer entiÚres. Des gamins eux-mÃÂȘmes entraient en ligne, Bébert montrait à Lydie comment on envoyait ça, par-dessous le coude. C'était une grÃÂȘle, des grÃÂȘlons énormes, dont on entendait les claquements sourds. Et, soudain, au milieu de ces furies, on aperçut Catherine, les poings en l'air, brandissant elle aussi des moitiés de brique, les jetant de toute la force de ses petits bras. Elle n'aurait pu dire pourquoi elle suffoquait, elle crevait d'une envie de massacrer le monde. Est-ce que ça n'allait pas ÃÂȘtre bientÎt fini, cette sacrée existence de malheur? Elle en avait assez, d'ÃÂȘtre giflée et chassée par son homme, de patauger ainsi qu'un chien perdu dans la boue des chemins, sans pouvoir seulement demander une soupe à son pÚre, en train d'avaler sa langue comme elle. Jamais ça ne marchait mieux, ça se gùtait au contraire depuis qu'elle se connaissait; et elle cassait des briques, et elle les jetait devant elle, avec la seule idée de balayer tout, les yeux si aveuglés de sang, qu'elle ne voyait mÃÂȘme pas à qui elle écrasait les mùchoires. Etienne, resté devant les soldats, manqua d'avoir le crùne fendu. Son oreille enflait, il se retourna, il tressaillit en comprenant que la brique était partie des poings fiévreux de Catherine; et, au risque d'ÃÂȘtre tué, il ne s'en allait pas, il la regardait. Beaucoup d'autres s'oubliaient également là , passionnés par la bataille, les mains ballantes. Mouquet jugeait les coups, comme s'il eût assisté à une partie de bouchon oh! celui-là , bien tapé! et cet autre, pas de chance! Il rigolait, il poussait du coude Zacharie, qui se querellait avec PhilomÚne, parce qu'il avait giflé Achille et Désirée, en refusant de les prendre sur son dos, pour qu'ils pussent voir. Il y avait des spectateurs, massés au loin, le long de la route. Et, en haut de la pente, à l'entrée du coron, le vieux Bonnemort venait de paraÃtre, se traÃnant sur une canne, immobile maintenant, droit dans le ciel couleur de rouille. DÚs les premiÚres briques lancées, le porion Richomme s'était planté de nouveau entre les soldats et les mineurs. Il suppliait les uns, il exhortait les autres, insoucieux du péril, si désespéré que de grosses larmes lui coulaient des yeux. On n'entendait pas ses paroles au milieu du vacarme, on voyait seulement ses grosses moustaches grises qui tremblaient. Mais la grÃÂȘle des briques devenait plus drue, les hommes s'y mettaient, à l'exemple des femmes. Alors, la Maheude s'aperçut que Maheu demeurait en arriÚre. Il avait les mains vides, l'air sombre. - Qu'est-ce que tu as, dis? cria-t-elle. Est-ce que tu es lùche? est-ce que tu vas laisser conduire tes camarades en prison?... Ah! si je n'avais pas cette enfant, tu verrais! Estelle, qui s'était cramponnée à son cou en hurlant, l'empÃÂȘchait de se joindre à la Brûlé et aux autres. Et, comme son homme ne semblait pas entendre, elle lui poussa du pied des briques dans les jambes. - Nom de Dieu! veux-tu prendre ça! Faut-il que je te crache à la figure devant le monde, pour te donner du coeur? Redevenu trÚs rouge, il cassa des briques, il les jeta. Elle le cinglait, l'étourdissait, aboyait derriÚre lui des paroles de mort, en étouffant sa fille sur sa gorge, dans ses bras crispés; et il avançait toujours, il se trouva en face des fusils. Sous cette rafale de pierres, la petite troupe disparaissait. Heureusement, elles tapaient trop haut, le mur en était criblé. Que faire? l'idée de rentrer, de tourner le dos, empourpra un instant le visage pùle du capitaine; mais ce n'était mÃÂȘme plus possible, on les écharperait, au moindre mouvement. Une brique venait de briser la visiÚre de son képi, des gouttes de sang coulaient de son front. Plusieurs de ses hommes étaient blessés; et il les sentait hors d'eux, dans cet instinct débridé de la défense personnelle, oÃÂč l'on cesse d'obéir aux chefs. Le sergent avait lùché un nom de Dieu! l'épaule gauche à moitié démontée, la chair meurtrie par un choc sourd, pareil à un coup de battoir dans du linge. Eraflée à deux reprises, la recrue avait un pouce broyé, tandis qu'une brûlure l'agaçait au genou droit est-ce qu'on se laisserait embÃÂȘter longtemps encore? Une pierre ayant ricoché et atteint le vieux chevronné sous le ventre, ses joues verdirent, son arme trembla, s'allongea, au bout de ses bras maigres. Trois fois, le capitaine fut sur le point de commander le feu. Une angoisse l'étranglait, une lutte interminable de quelques secondes heurta en lui des idées, des devoirs, toutes ses croyances d'homme et de soldat. La pluie des briques redoublait, et il ouvrait la bouche, il allait crier Feu! lorsque les fusils partirent d'eux-mÃÂȘmes, trois coups d'abord, puis cinq, puis un roulement de peloton, puis un coup tout seul, longtemps aprÚs, dans le grand silence. Ce fut une stupeur. Ils avaient tiré, la foule béante restait immobile, sans le croire encore. Mais des cris déchirants s'élevÚrent, tandis que le clairon sonnait la cessation du feu. Et il y eut une panique folle, un galop de bétail mitraillé, une fuite éperdue dans la boue. Bébert et Lydie s'étaient affaissés l'un sur l'autre, aux trois premiers coups, la petite frappée à la face, le petit troué au-dessous de l'épaule gauche. Elle, foudroyée, ne bougeait plus. Mais lui, remuait, la saisissait à pleins bras, dans les convulsions de l'agonie, comme s'il eût voulu la reprendre, ainsi qu'il l'avait prise, au fond de la cachette noire, oÃÂč ils venaient de passer leur nuit derniÚre. Et Jeanlin, justement, qui accourait enfin de Réquillart, bouffi de sommeil, gambillant au milieu de la fumée, le regarda étreindre sa petite femme, et mourir. Les cinq autres coups avaient jeté bas la Brûlé et le porion Richomme. Atteint dans le dos, au moment oÃÂč il suppliait les camarades, il était tombé à genoux; et, glissé sur une hanche, il rùlait par terre, les yeux pleins des larmes qu'il avait pleurées. La vieille, la gorge ouverte, s'était abattue toute raide et craquante comme un fagot de bois sec, en bégayant un dernier juron dans le gargouillement du sang. Mais alors le feu de peloton balayait le terrain, fauchait à cent pas les groupes de curieux qui riaient de la bataille. Une balle entra dans la bouche de Mouquet, le renversa, fracassé, aux pieds de Zacharie et de PhilomÚne, dont les deux mioches furent couverts de gouttes rouges. Au mÃÂȘme instant, la Mouquette recevait deux balles dans le ventre. Elle avait vu les soldats épauler, elle s'était jetée, d'un mouvement instinctif de bonne fille, devant Catherine, en lui criant de prendre garde; et elle poussa un grand cri, elle s'étala sur les reins, culbutée par la secousse. Etienne accourut, voulut la relever, l'emporter; mais, d'un geste, elle disait qu'elle était finie. Puis, elle hoqueta, sans cesser de leur sourire à l'un et à l'autre, comme si elle était heureuse de les voir ensemble, maintenant qu'elle s'en allait. Tout semblait terminé, l'ouragan des balles s'était perdu trÚs loin, jusque dans les façades du coron, lorsque le dernier coup partit, isolé, en retard. Maheu, frappé en plein coeur, vira sur lui-mÃÂȘme et tomba la face dans une flaque d'eau, noire de charbon. Stupide, la Maheude se baissa. - Eh! mon vieux, relÚve-toi. Ce n'est rien, dis? Les mains gÃÂȘnées par Estelle, elle dut la mettre sous un bras, pour retourner la tÃÂȘte de son homme. - Parle donc! oÃÂč as-tu mal? Il avait les yeux vides, la bouche baveuse d'une écume sanglante. Elle comprit, il était mort. Alors, elle resta assise dans la crotte, sa fille sous le bras comme un paquet, regardant son vieux d'un air hébété. La fosse était libre. De son geste nerveux, le capitaine avait retiré, puis remis son képi coupé par une pierre; et il gardait sa raideur blÃÂȘme devant le désastre de sa vie; pendant que ses hommes, aux faces muettes, rechargeaient leurs armes. On aperçut les visages effarés de Négrel et de Dansaert, à la fenÃÂȘtre de la recette. Souvarine était derriÚre eux, le front barré d'une grande ride, comme si le clou de son idée fixe se fût imprimé là , menaçant. De l'autre cÎté de l'horizon, au bord du plateau, Bonnemort n'avait pas bougé, calé d'une main sur sa canne, l'autre main aux sourcils pour mieux voir, en bas, l'égorgement des siens. Les blessés hurlaient, les morts se refroidissaient dans des postures cassées, boueux de la boue liquide du dégel, çà et là envasés parmi les taches d'encre du charbon, qui reparaissaient sous les lambeaux salis de la neige. Et, au milieu de ces cadavres d'hommes, tout petits, l'air pauvre avec leur maigreur de misÚre, gisait le cadavre de Trompette, un tas de chair morte, monstrueux et lamentable. Etienne n'avait pas été tué. Il attendait toujours, prÚs de Catherine tombée de fatigue et d'angoisse, lorsqu'une voix vibrante le fit tressaillir. C'était l'abbé Ranvier, qui revenait de dire sa messe, et qui, les deux bras en l'air, dans une fureur de prophÚte, appelait sur les assassins la colÚre de Dieu. Il annonçait l'Úre de justice, la prochaine extermination de la bourgeoisie par le feu du ciel, puisqu'elle mettait le comble à ses crimes en faisant massacrer les travailleurs et les déshérités de ce monde. SEPTIEME PARTIE VII, I Les coups de feu de Montsou avaient retenti jusqu'à Paris, en un formidable écho. Depuis quatre jours, tous les journaux de l'opposition s'indignaient, étalaient en premiÚre page des récits atroces vingt-cinq blessés, quatorze morts, dont deux enfants et trois femmes; et il y avait encore les prisonniers, Levaque était devenu une sorte de héros, on lui prÃÂȘtait une réponse au juge d'instruction, d'une grandeur antique. L'empire, atteint en pleine chair par ces quelques balles, affectait le calme de la toute-puissance, sans se rendre compte lui-mÃÂȘme de la gravité de sa blessure. C'était simplement une collision regrettable, quelque chose de perdu, là -bas, dans le pays noir, trÚs loin du pavé parisien qui faisait l'opinion. On oublierait vite, la Compagnie avait reçu l'ordre officieux d'étouffer l'affaire et d'en finir avec cette grÚve, dont la durée irritante tournait au péril social. Aussi, dÚs le mercredi matin, vit-on débarquer à Montsou trois des régisseurs. La petite ville, qui n'avait osé jusque-là se réjouir du massacre, le coeur malade, respira et goûta la joie d'ÃÂȘtre enfin sauvée. Justement, le temps s'était mis au beau, un clair soleil, un de ces premiers soleils de février dont la tiédeur verdit les pointes des lilas. On avait rabattu toutes les persiennes de la Régie, le vaste bùtiment semblait revivre; et les meilleurs bruits en sortaient, on disait ces messieurs trÚs affectés par la catastrophe, accourus pour ouvrir des bras paternels aux égarés des corons. Maintenant que le coup se trouvait porté, plus fort sans doute qu'ils ne l'eussent voulu, ils se prodiguaient dans leur besogne de sauveurs, ils décrétaient des mesures tardives et excellentes. D'abord, ils congédiÚrent les Borains, en menant grand tapage de cette concession extrÃÂȘme à leurs ouvriers. Puis, ils firent cesser l'occupation militaire des fosses, que les grévistes écrasés ne menaçaient plus. Ce furent eux encore qui obtinrent le silence, au sujet de la sentinelle du Voreux disparue on avait fouillé le pays sans retrouver ni le fusil ni le cadavre, on se décida à porter le soldat déserteur, bien qu'on eût le soupçon d'un crime. En toutes choses, ils s'efforcÚrent ainsi d'atténuer les événements, tremblant de la peur du lendemain, jugeant dangereux d'avouer l'irrésistible sauvagerie d'une foule, lùchée au travers des charpentes caduques du vieux monde. Et, d'ailleurs, ce travail de conciliation ne les empÃÂȘchait pas de conduire à bien les affaires purement administratives; car on avait vu Deneulin retourner à la Régie, oÃÂč il se rencontrait avec M. Hennebeau. Les pourparlers continuaient pour l'achat de Vandame, on assurait qu'il allait accepter les offres de ces messieurs. Mais ce qui remua particuliÚrement le pays, ce furent de grandes affiches jaunes que les régisseurs firent coller à profusion sur les murs. On y lisait ces quelques lignes, en trÚs gros caractÚres "Ouvriers de Montsou, nous ne voulons pas que les égarements dont vous avez vu ces jours derniers les tristes effets privent de leurs moyens d'existence les ouvriers sages et de bonne volonté. Nous rouvrirons donc toutes les fosses lundi matin, et lorsque le travail sera repris, nous examinerons avec soin et bienveillance les situations qu'il pourrait y avoir lieu d'améliorer. Nous ferons enfin tout ce qu'il sera juste et possible de faire." En une matinée, les dix mille charbonniers défilÚrent devant ces affiches. Pas un ne parlait, beaucoup hochaient la tÃÂȘte, d'autres s'en allaient de leur pas traÃnard, sans qu'un pli de leur visage immobile eût bougé. Jusque-là , le coron des Deux-Cent-Quarante s'était obstiné dans sa résistance farouche. Il semblait que le sang des camarades qui avait rougi la boue de la fosse en barrait le chemin aux autres. Une dizaine à peine étaient redescendus, Pierron et des cafards de son espÚce, qu'on regardait partir et rentrer d'un air sombre, sans un geste ni une menace. Aussi une sourde méfiance accueillit-elle l'affiche, collée sur l'église. On ne parlait pas des livrets rendus là -dedans est-ce que la Compagnie refusait de les reprendre? et la peur des représailles, l'idée fraternelle de protester contre le renvoi des plus compromis, les faisaient tous s'entÃÂȘter encore. C'était louche, il fallait voir, on retournerait au puits, quand ces messieurs voudraient bien s'expliquer franchement. Un silence écrasait les maisons basses, la faim elle-mÃÂȘme n'était plus rien, tous pouvaient mourir, depuis que la mort violente avait passé sur les toits. Mais une maison parmi les autres, celle des Maheu, restait surtout noire et muette, dans l'accablement de son deuil. Depuis qu'elle avait accompagné son homme au cimetiÚre, la Maheude ne desserrait pas les dents. AprÚs la bataille, elle avait laissé Etienne ramener chez eux Catherine, boueuse, à demi morte; et, comme elle la déshabillait devant le jeune homme, pour la coucher, elle s'était imaginé un instant que sa fille, elle aussi, lui revenait avec une balle au ventre, car la chemise avait de larges taches de sang. Mais elle comprit bientÎt, c'était le flot de la puberté qui crevait enfin, dans la secousse de cette journée abominable. Ah! une chance encore, cette blessure! un beau cadeau, de pouvoir faire des enfants, que les gendarmes, ensuite, égorgeraient! Et elle n'adressait pas la parole à Catherine, pas plus d'ailleurs qu'elle ne parlait à Etienne. Celui-ci couchait avec Jeanlin, au risque d'ÃÂȘtre arrÃÂȘté, saisi d'une telle répugnance à l'idée de retourner dans les ténÚbres de Réquillart, qu'il préférait la prison un frisson le secouait, l'horreur de la nuit aprÚs toutes ces morts, la peur inavouée du petit soldat qui dormait là -bas, sous les roches. D'ailleurs, il rÃÂȘvait de la prison comme d'un refuge, au milieu du tourment de sa défaite; mais on ne l'inquiétait mÃÂȘme pas, il traÃnait des heures misérables, ne sachant à quoi fatiguer son corps. Parfois, seulement, la Maheude les regardait tous les deux, lui et sa fille, d'un air de rancune, en ayant l'air de leur demander ce qu'ils faisaient chez elle. De nouveau, on ronflait tous en tas, le pÚre Bonnemort occupait l'ancien lit des deux mioches, qui dormaient avec Catherine, maintenant que la pauvre Alzire n'enfonçait plus sa bosse dans les cÎtes de sa grande soeur. C'était en se couchant que la mÚre sentait le vide de la maison, au froid de son lit devenu trop large. Vainement elle prenait Estelle pour combler le trou, ça ne remplaçait pas son homme; et elle pleurait sans bruit pendant des heures. Puis, les journées recommençaient à couler comme auparavant toujours pas de pain, sans qu'on eût pourtant la chance de crever une bonne fois; des choses ramassées à droite et à gauche, qui rendaient aux misérables le mauvais service de les faire durer. Il n'y avait rien de changé dans l'existence, il n'y avait que son homme de moins. L'aprÚs-midi du cinquiÚme jour, Etienne, que la vue de cette femme silencieuse désespérait, quitta la salle et marcha lentement, le long de la rue pavée du coron. L'inaction, qui lui pesait, le poussait à de continuelles promenades, les bras ballants, la tÃÂȘte basse, torturé par la mÃÂȘme pensée. Il piétinait ainsi depuis une demi-heure, lorsqu'il sentit, à un redoublement de son malaise, que les camarades se mettaient sur les portes pour le voir. Le peu qui restait de sa popularité s'en était allé au vent de la fusillade, il ne passait plus sans rencontrer des regards dont la flamme le suivait. Quand il leva la tÃÂȘte, des hommes menaçants étaient là , des femmes écartaient les petits rideaux des fenÃÂȘtres; et, sous l'accusation muette encore, sous la colÚre contenue de ces grands yeux, élargis par la faim et les larmes, il devenait maladroit, il ne savait plus marcher. Toujours, derriÚre lui, le sourd reproche augmentait. Une telle crainte le prit d'entendre le coron entier sortir pour lui crier sa misÚre, qu'il rentra, frémissant. Mais, chez les Maheu, la scÚne qui l'attendait acheva de le bouleverser. Le vieux Bonnemort était prÚs de la cheminée froide, cloué sur sa chaise, depuis que deux voisins, le jour de la tuerie, l'avaient trouvé par terre, sa canne en morceaux, abattu comme un vieil arbre foudroyé. Et, pendant que Lénore et Henri, pour amuser leur faim, grattaient avec un bruit assourdissant une vieille casserole, oÃÂč des choux avaient bouilli la veille, la Maheude toute droite, aprÚs avoir posé Estelle sur la table, menaçait du poing Catherine. - RépÚte un peu, nom de Dieu! répÚte ce que tu viens de dire! Catherine avait dit son intention de retourner au Voreux. L'idée de ne pas gagner son pain, d'ÃÂȘtre ainsi tolérée chez sa mÚre, comme une bÃÂȘte encombrante et inutile, lui devenait chaque jour plus intolérable; et, sans la peur de recevoir quelque mauvais coup de Chaval, elle serait redescendue dÚs le mardi. Elle reprit en bégayant - Qu'est-ce que tu veux? on ne peut pas vivre sans rien faire. Nous aurions du pain au moins. La Maheude l'interrompit. - Ecoute, le premier de vous autres qui travaille, je l'étrangle... Ah! non, ce serait trop fort, de tuer le pÚre et de continuer ensuite à exploiter les enfants! En voilà assez, j'aime mieux vous voir tous emporter entre quatre planches, comme celui qui est parti déjà . Et, furieusement, son long silence creva en un flot de paroles. Une belle avance, ce que lui apporterait Catherine! à peine trente sous, auxquels on pouvait ajouter vingt sous, si les chefs voulaient bien trouver une besogne pour ce bandit de Jeanlin. Cinquante sous, et sept bouches à nourrir! Les mioches n'étaient bons qu'à engloutir de la soupe. Quant au grand-pÚre, il devait s'ÃÂȘtre cassé quelque chose dans la cervelle, en tombant, car il semblait imbécile; à moins qu'il n'eût les sangs tournés, d'avoir vu les soldats tirer sur les camarades. - N'est-ce pas? vieux, ils ont achevé de vous démolir. Vous aurez beau avoir la poigne encore solide, vous ÃÂȘtes fichu. Bonnemort la regardait de ses yeux éteints; sans comprendre. Il restait des heures le regard fixe, il n'avait plus que l'intelligence de cracher dans un plat rempli de cendre, qu'on mettait à cÎté de lui, par propreté. - Et ils n'ont pas réglé sa pension, poursuivit-elle, et je suis certaine qu'ils la refuseront, à cause de nos idées... Non! je vous dis qu'en voilà de trop, avec ces gens de malheur! - Cependant, hasarda Catherine, ils promettent sur l'affiche... - Veux-tu bien me foutre la paix, avec ton affiche!... Encore de la glu pour nous prendre et nous manger. Ils peuvent faire les gentils, à présent qu'ils nous ont troué la peau. - Mais, alors, maman, oÃÂč irons-nous? On ne nous gardera pas au coron, bien sûr. La Maheude eut un geste vague et terrible OÃÂč ils iraient? elle n'en savait rien, elle évitait d'y songer, ça la rendait folle. Ils iraient ailleurs, quelque part. Et, comme le bruit de la casserole devenait insupportable, elle tomba sur Lénore et Henri, les gifla. Une chute d'Estelle, qui s'était traÃnée à quatre pattes, augmenta le vacarme. La mÚre la calma d'une bourrade quelle bonne affaire, si elle s'était tuée du coup! Elle parla d'Alzire, elle souhaitait aux autres la chance de celle-là . Puis, brusquement, elle éclata en gros sanglots, la tÃÂȘte contre le mur. Etienne, debout, n'avait osé intervenir. Il ne comptait plus dans la maison, les enfants eux-mÃÂȘmes se reculaient de lui, avec défiance. Mais les larmes de cette malheureuse lui retournaient le coeur, il murmura - Voyons, voyons, du courage! on tùchera de s'en tirer. Elle ne parut pas l'entendre, elle se plaignait maintenant, d'une plainte basse et continue. - Ah! misÚre, est-ce possible? Ca marchait encore, avant ces horreurs. On mangeait son pain sec, mais on était tous ensemble... Et que s'est-il donc passé, mon Dieu! qu'est-ce que nous avons donc fait, pour que nous soyons dans un pareil chagrin, les uns sous la terre, les autres à n'avoir plus que l'envie d'y ÃÂȘtre?... C'est bien vrai qu'on nous attelait comme des chevaux à la besogne, et ce n'était guÚre juste, dans le partage, d'attraper les coups de bùton, d'arrondir toujours la fortune des riches, sans espérer jamais goûter aux bonnes choses. Le plaisir de vivre s'en va, lorsque l'espoir s'en est allé Oui, ça ne pouvait durer davantage, il fallait respirer un peu... Si l'on avait su pourtant! Est-ce possible, de s'ÃÂȘtre rendu si malheureux à vouloir la justice! Des soupirs lui gonflaient la gorge, sa voix s'étranglait dans une tristesse immense. - Puis, des malins sont toujours là , pour vous promettre que ça peut s'arranger, si l'on s'en donne seulement la peine... On se monte la tÃÂȘte, on souffre tellement de ce qui existe, qu'on demande ce qui n'existe pas. Moi, je rÃÂȘvassais déjà comme une bÃÂȘte, je voyais une vie de bonne amitié avec tout le monde, j'étais partie en l'air, ma parole! dans les nuages. Et l'on se casse les reins, en retombant dans la crotte... Ce n'était pas vrai, il n'y avait rien là -bas des choses qu'on s'imaginait voir. Ce qu'il y avait, c'était encore de la misÚre, ah! de la misÚre tant qu'on en veut, et des coups de fusil par-dessus le marché! Etienne écoutait cette lamentation dont chaque larme lui donnait un remords. Il ne savait que dire pour calmer la Maheude, toute brisée, de sa terrible chute, du haut de l'idéal. Elle était revenue au milieu de la piÚce, elle le regardait, maintenant; et, le tutoyant, dans un dernier cri de rage - Et toi, est-ce que tu parles aussi de retourner à la fosse, aprÚs nous avoir tous foutus dedans?... Je ne te reproche rien. Seulement, si j'étais à ta place, moi je serais déjà morte de chagrin, d'avoir fait tant de mal aux camarades. Il voulut répondre, puis il eut un haussement d'épaules désespéré à quoi bon donner des explications, qu'elle ne comprendrait pas, dans sa douleur? Et, souffrant trop, il s'en alla, il reprit dehors sa marche éperdue. Là encore, il retrouva le coron qui semblait l'attendre, les hommes sur les portes, les femmes aux fenÃÂȘtres. DÚs qu'il parut, des grognements coururent, la foule augmenta. Un souffle de commérages s'enflait depuis quatre jours, éclatait en une malédiction universelle. Des poings se tendaient vers lui, des mÚres le montraient à leurs garçons d'un geste de rancune, des vieux crachaient, en le regardant. C'était le revirement des lendemains de défaite, le revers fatal de la popularité, une exécration qui s'exaspérait de toutes les souffrances endurées sans résultat. Il payait pour la faim et la mort. Zacharie, qui arrivait avec PhilomÚne, bouscula Etienne, comme celui-ci sortait. Et il ricana, méchamment. - Tiens! il engraisse, ça nourrit donc la peau des autres! Déjà , la Levaque s'était avancée sur sa porte, en compagnie de Bouteloup. Elle parla de Bébert, son gamin tué d'une balle, elle cria - Oui, il y a des lùches qui font massacrer les enfants. Qu'il aille chercher le mien dans la terre, s'il veut me le rendre! Elle oubliait son homme prisonnier, le ménage ne chÎmait pas, puisque Bouteloup restait. Pourtant, l'idée lui en revint, elle continua d'une voix aiguà - Va donc! ce sont les coquins qui se promÚnent, quand les braves gens sont à l'ombre! Etienne, pour l'éviter, était tombé sur la Pierronne, accourue au travers des jardins. Celle-ci avait accueilli comme une délivrance la mort de sa mÚre, dont les violences menaçaient de les faire pendre; et elle ne pleurait guÚre non plus la petite de Pierron, cette gourgandine de Lydie, un vrai débarras. Mais elle se mettait avec les voisines, dans l'idée de se réconcilier. - Et ma mÚre, dis? et la fillette? On t'a vu, tu te cachais derriÚre elles, quand elles ont gobé du plomb à ta place! Quoi faire? étrangler la Pierronne et les autres, se battre contre le coron? Etienne en eut un instant l'envie. Le sang grondait dans sa tÃÂȘte, il traitait maintenant les camarades de brutes, il s'irritait de les voir inintelligents et barbares, au point de s'en prendre à lui de la logique des faits. Etait-ce bÃÂȘte! Un dégoût lui venait de son impuissance à les dompter de nouveau; et il se contenta de hùter le pas, comme sourd aux injures. BientÎt, ce fut une fuite, chaque maison le huait au passage, on s'acharnait sur ses talons, tout un peuple le maudissait d'une voix peu à peu tonnante, dans le débordement de la haine. C'était lui, l'exploiteur, l'assassin, la cause unique de leur malheur. Il sortit du coron, blÃÂȘme, affolé, galopant, avec cette bande hurlante derriÚre son dos. Enfin, sur la route, beaucoup le lùchÚrent; mais quelques-uns s'entÃÂȘtaient, lorsque, au bas de la pente, devant l'Avantage, il rencontra un autre groupe, qui sortait du Voreux. Le vieux Mouque et Chaval étaient là . Depuis la mort de la Mouquette, sa fille, et de son garçon, Mouquet, le vieux continuait son service de palefrenier, sans un mot de regret ni de plainte. Brusquement, quand il aperçut Etienne, une fureur le secoua, et des larmes crevÚrent de ses yeux, et une débùcle de gros mots jaillit de sa bouche noire et saignante, à force de chiquer. - Salaud! cochon! espÚce de mufle!... Attends, tu as mes pauvres bougres d'enfants à me payer, il faut que tu y passes! Il ramassa une brique, la cassa, en lança les deux morceaux. - Oui, oui, nettoyons-le! cria Chaval, qui ricanait, trÚs excité, ravi de cette vengeance. Chacun son tour... Te voilà collé au mur, sale crapule! Et lui aussi se rua sur Etienne, à coups de pierres. Une clameur sauvage s'élevait, tous prirent des briques, les cassÚrent et les jetÚrent, pour l'éventrer, comme ils avaient voulu éventrer les soldats. Etourdi, il ne fuyait plus, il leur faisait face, cherchant à les calmer avec des phrases. Ses anciens discours, si chaudement acclamés jadis, lui remontaient aux lÚvres. Il répétait les mots dont il les avait grisés, à l'époque oÃÂč il les tenait dans sa main, ainsi qu'un troupeau fidÚle; mais sa puissance était morte, des pierres seules lui répondaient; et il venait d'ÃÂȘtre meurtri au bras gauche, il reculait, en grand péril, lorsqu'il se trouva traqué contre la façade de l'Avantage. Depuis un instant, Rasseneur était sur sa porte. - Entre, dit-il simplement. Etienne hésitait, cela l'étouffait, de se réfugier là . - Entre donc, je vais leur parler. Il se résigna, il se cacha au fond de la salle, pendant que le cabaretier bouchait la porte de ses larges épaules. - Voyons, mes amis, soyez raisonnables... Vous savez bien que je ne vous ai jamais trompés, moi. Toujours j'ai été pour le calme, et si vous m'aviez écouté, vous n'en seriez pas, à coup sûr, oÃÂč vous en ÃÂȘtes. Dodelinant des épaules et du ventre, il continua longuement, il laissa couler son éloquence facile, d'une douceur apaisante d'eau tiÚde. Et tout son succÚs d'autrefois lui revenait, il reconquérait sa popularité sans effort, naturellement, comme si les camarades ne l'avaient pas hué et traité de lùche, un mois plus tÎt. Des voix l'approuvaient trÚs bien! on était avec lui! voilà comment il fallait parler! Un tonnerre d'applaudissements éclata. En arriÚre, Etienne défaillait, le coeur noyé d'amertume. Il se rappelait la prédiction de Rasseneur, dans la forÃÂȘt, lorsque celui-ci l'avait menacé de l'ingratitude des foules. Quelle brutalité imbécile! quel oubli abominable des services rendus! C'était une force aveugle qui se dévorait constamment elle-mÃÂȘme. Et, sous sa colÚre à voir ces brutes gùter leur cause, il y avait le désespoir de son propre écroulement, de la fin tragique de son ambition. Eh quoi! était-ce fini déjà ? Il se souvenait d'avoir, sous les hÃÂȘtres, entendu trois mille poitrines battre à l'écho de la sienne. Ce jour-là , il avait tenu sa popularité dans ses deux mains, ce peuple lui appartenait, il s'en était senti le maÃtre. Des rÃÂȘves fous le grisaient alors Montsou à ses pieds, Paris là -bas, député peut-ÃÂȘtre, foudroyant les bourgeois d'un discours, le premier discours prononcé par un ouvrier à la tribune d'un Parlement. Et c'était fini! il s'éveillait misérable et détesté, son peuple venait de le reconduire à coups de briques. La voix de Rasseneur s'éleva. - Jamais la violence n'a réussi, on ne peut pas refaire le monde en un jour. Ceux qui vous ont promis de tout changer d'un coup, sont des farceurs ou des coquins! - Bravo! bravo! cria la foule. Qui donc était le coupable? et cette question qu'Etienne se posait, achevait de l'accabler. En vérité, était-ce sa faute, ce malheur dont il saignait lui-mÃÂȘme, la misÚre des uns, l'égorgement des autres, ces femmes, ces enfants, amaigris et sans pain? Il avait eu cette vision lamentable, un soir, avant les catastrophes. Mais déjà une force le soulevait, il se trouvait emporté avec les camarades. Jamais, d'ailleurs, il ne les avait dirigés, c'étaient eux qui le menaient, qui l'obligeaient à faire des choses qu'il n'aurait pas faites, sans le branle de cette cohue poussant derriÚre lui. A chaque violence, il était resté dans la stupeur des événements, car il n'en avait prévu ni voulu aucun. Pouvait-il s'attendre, par exemple, à ce que ses fidÚles du coron le lapideraient un jour? Ces enragés-là mentaient, quand ils l'accusaient de leur avoir promis une existence de mangeaille et de paresse. Et, dans cette justification, dans les raisonnements dont il essayait de combattre ses remords, s'agitait la sourde inquiétude de ne pas s'ÃÂȘtre montré à la hauteur de sa tùche, ce toute du demi-savant qui le tracassait toujours. Mais il se sentait à bout de courage, il n'était mÃÂȘme plus de coeur avec les camarades, il avait peur d'eux, de cette masse énorme, aveugle et irrésistible du peuple, passant comme une force de la nature, balayant tout, en dehors des rÚgles et des théories. Une répugnance l'en avait détaché peu à peu, le malaise de ses goûts affinés, la montée lente de tout son ÃÂȘtre vers une classe supérieure. A ce moment, la voix de Rasseneur se perdit au milieu de vociférations enthousiastes. - Vive Rasseneur! il n'y a que lui, bravo, bravo! Le cabaretier referma la porte, pendant que la bande se dispersait; et les deux hommes se regardÚrent en silence. Tous deux haussÚrent les épaules. Ils finirent par boire une chope ensemble.' Ce mÃÂȘme jour, il y eut un grand dÃner à la Piolaine, oÃÂč l'on fÃÂȘtait les fiançailles de Négrel et de Cécile. Les Grégoire, depuis la veille, faisaient cirer la salle à manger et épousseter le salon. Mélanie régnait dans la cuisine, surveillant les rÎtis, tournant les sauces, dont l'odeur montait jusque dans les greniers. On avait décidé que le cocher Francis aiderait Honorine à servir. La jardiniÚre devait laver la vaisselle, le jardinier ouvrirait la grille. Jamais un tel gala n'avait mis en l'air la grande maison patriarcale et cossue. Tout se passa le mieux du monde. Mme Hennebeau se montra charmante pour Cécile, et elle sourit à Négrel, lorsque le notaire de Montsou, galamment, proposa de boire au bonheur du futur ménage. M. Hennebeau fut aussi trÚs aimable. Son air riant frappa les convives, le bruit courait que, rentré en faveur prÚs de la Régie, il serait bientÎt fait officier de la Légion d'honneur, pour la façon énergique dont il avait dompté la grÚve. On évitait de parler des derniers événements, mais il y avait du triomphe dans la joie générale, le dÃner tournait à la célébration officielle d'une victoire. Enfin, on était donc délivré, on recommençait à manger et à dormir en paix! Une allusion fut discrÚtement faite aux morts dont la boue du Voreux avait à peine bu le sang c'était une leçon nécessaire, et tous s'attendrirent, quand les Grégoire ajoutÚrent que, maintenant, le devoir de chacun était d'aller panser les plaies, dans les corons. Eux, avaient repris leur placidité bienveillante, excusant leurs braves mineurs, les voyant déjà , au fond des fosses, donner le bon exemple d'une résignation séculaire. Les notables de Montsou, qui ne tremblaient plus, convinrent que la question du salariat demandait à ÃÂȘtre étudiée prudemment. Au rÎti, la victoire devint complÚte, lorsque M. Hennebeau lut une lettre de l'évÃÂȘque, oÃÂč celui-ci annonçait le déplacement de l'abbé Ranvier. Toute la bourgeoisie de la province commentait avec passion l'histoire de ce prÃÂȘtre, qui traitait les soldats d'assassins. Et le notaire, comme le dessert paraissait, se posa trÚs résolument en libre penseur. Deneulin était là , avec ses deux filles. Au milieu de cette allégresse, il s'efforçait de cacher la mélancolie de sa ruine. Le matin mÃÂȘme, il avait signé la vente de sa concession de Vandame à la Compagnie de Montsou. Acculé, égorgé, il s'était soumis aux exigences des régisseurs, leur lùchant enfin cette proie guettée si longtemps, leur tirant à peine l'argent nécessaire pour payer ses créanciers. MÃÂȘme il avait accepté, au dernier moment, comme une chance heureuse, leur offre de le garder à titre d'ingénieur divisionnaire, résigné à surveiller ainsi, en simple salarié, cette fosse oÃÂč il avait englouti sa fortune. C'était le glas des petites entreprises personnelles, la disparition prochaine des patrons, mangés un à un par l'ogre sans cesse affamé du capital, noyés dans le flot montant des grandes Compagnies. Lui seul payait les frais de la grÚve, il sentait bien qu'on buvait à son désastre, en buvant à la rosette de M. Hennebeau; et il ne se consolait un peu que devant la belle crùnerie de Lucie et de Jeanne, charmantes dans leurs toilettes retapées, riant à la débùcle, en jolies filles garçonniÚres, dédaigneuses de l'argent. Lorsqu'on passa au salon prendre le café, M. Grégoire emmena son cousin à l'écart et le félicita du courage de sa décision. - Que veux-tu? ton seul tort a été de risquer à Vandame le million de ton denier de Montsou. Tu t'es donné un mal terrible, et le voilà fondu dans ce travail de chien, tandis que le mien, qui n'a pas bougé de mon tiroir, me nourrit encore sagement à ne rien faire, comme il nourrira les enfants de mes petits-enfants. VII, II Le dimanche, Etienne s'échappa du coron, dÚs la nuit tombée. Un ciel trÚs pur, criblé d'étoiles, éclairait la terre d'une clarté bleue de crépuscule. Il descendit vers le canal, il suivit lentement la berge, en remontant du cÎté de Marchiennes. C'était sa promenade favorite, un sentier gazonné de deux lieues, filant tout droit, le long de cette eau géométrique, qui se déroulait pareille à un lingot sans fin d'argent fondu. Jamais il n'y rencontrait personne. Mais, ce jour-là , il fut contrarié, en voyant venir à lui un homme. Et, sous la pùle lumiÚre des étoiles, les deux promeneurs solitaires ne se reconnurent que face à face. - Tiens! c'est toi, murmura Etienne. Souvarine hocha la tÃÂȘte sans répondre. Un instant, ils restÚrent immobiles; puis, cÎte à cÎte, ils repartirent vers Marchiennes. Chacun semblait continuer ses réflexions, comme trÚs loin l'un de l'autre. - As-tu vu dans le journal le succÚs de Pluchart à Paris? demanda enfin Etienne. On l'attendait sur le trottoir, on lui a fait une ovation, au sortir de cette réunion de Belleville... Oh! le voilà lancé, malgré son rhume. Il ira oÃÂč il voudra, désormais. Le machineur haussa les épaules. Il avait le mépris des beaux parleurs, des gaillards qui entrent dans la politique comme on entre au barreau, pour y gagner des rentes, à coups de phrases. Etienne, maintenant, en était à Darwin. Il en avait lu des fragments, résumés et vulgarisés dans un volume à cinq sous; et, de cette lecture mal comprise, il se faisait une idée révolutionnaire du combat pour l'existence, les maigres mangeant les gras, le peuple fort dévorant la blÃÂȘme bourgeoisie. Mais Souvarine s'emporta, se répandit sur la bÃÂȘtise des socialistes qui acceptent Darwin, cet apÎtre de l'inégalité scientifique, dont la fameuse sélection n'était bonne que pour des philosophes aristocrates. Cependant, le camarade s'entÃÂȘtait, voulait raisonner, et il exprimait ses doutes par une hypothÚse la vieille société n'existait plus, on en avait balayé jusqu'aux miettes; eh bien, n'était-il pas à craindre que le monde nouveau ne repoussùt gùté lentement des mÃÂȘmes injustices, les uns malades et les autres gaillards, les uns plus adroits, plus intelligents, s'engraissant de tout, et les autres imbéciles et paresseux, redevenant des esclaves? Alors, devant cette vision de l'éternelle misÚre, le machineur cria d'une voix farouche que, si la justice n'était pas possible avec l'homme, il fallait que l'homme disparût. Autant de sociétés pourries, autant de massacres, jusqu'à l'extermination du dernier ÃÂȘtre. Et le silence retomba. Longtemps, la tÃÂȘte basse, Souvarine marcha sur l'herbe fine, si absorbé, qu'il suivait l'extrÃÂȘme bord de l'eau, avec la tranquille certitude d'un homme endormi, rÃÂȘvant le long des gouttiÚres. Puis, il tressaillit sans cause, comme s'il s'était heurté contre une ombre. Ses yeux se levÚrent, sa face apparut, trÚs pùle; et il dit doucement à son compagnon - Est-ce que je t'ai conté comment elle est morte? - Qui donc? - Ma femme, là -bas, en Russie. Etienne eut un geste vague, étonné du tremblement de la voix, de ce brusque besoin de confidence, chez ce garçon impassible d'habitude, dans son détachement stoïque des autres et de lui-mÃÂȘme. Il savait seulement que la femme était une maÃtresse, et qu'on l'avait pendue, à Moscou. - L'affaire n'avait pas marché, raconta Souvarine, les yeux perdus à présent sur la fuite blanche du canal, entre les colonnades bleuies des grands arbres. Nous étions restés quatorze jours au fond d'un trou, à miner la voie du chemin de fer; et ce n'est pas le train impérial, c'est un train de voyageurs qui a sauté... Alors, on a arrÃÂȘté Annouchka. Elle nous apportait du pain tous les soirs, déguisée en paysanne. C'était elle aussi qui avait allumé la mÚche, parce qu'un homme aurait pu ÃÂȘtre remarqué... J'ai suivi le procÚs, caché dans la foule, pendant six longues journées... Sa voix s'embarrassa, il fut pris d'un accÚs de toux, comme s'il étranglait. - Deux fois, j'ai eu envie de crier, de m'élancer par-dessus les tÃÂȘtes, pour la rejoindre. Mais à quoi bon? un homme de moins, c'est un soldat de moins; et je devinais bien qu'elle me disait non, de ses grands yeux fixes, lorsqu'elle rencontrait les miens. Il toussa encore. - Le dernier jour, sur la place, j'étais là ... Il pleuvait, les maladroits perdaient la tÃÂȘte, dérangés par la pluie battante. Ils avaient mis vingt minutes, pour en pendre quatre autres la corde cassait, ils ne pouvaient achever le quatriÚme... Annouchka était tout debout, à attendre. Elle ne me voyait pas, elle me cherchait dans la foule. Je suis monté sur une borne, et elle m'a vu, nos yeux ne se sont plus quittés. Quand elle a été morte, elle me regardait toujours... J'ai agité mon chapeau, je suis parti. Il y eut un nouveau silence. L'allée blanche du canal se déroulait à l'infini, tous deux marchaient du mÃÂȘme pas étouffé, comme retombés chacun dans son isolement. Au fond de l'horizon, l'eau pùle semblait ouvrir le ciel d'une mince trouée de lumiÚre. - C'était notre punition, continua durement Souvarine. Nous étions coupables de nous aimer... Oui, cela est bon qu'elle soit morte, il naÃtra des héros de son sang, et moi, je n'ai plus de lùcheté au coeur... Ah! rien, ni parents, ni femme, ni ami! rien qui fasse trembler la main, le jour oÃÂč il faudra prendre la vie des autres ou donner la sienne! Etienne s'était arrÃÂȘté, frissonnant, sous la nuit fraÃche. Il ne discuta pas, il dit simplement - Nous sommes loin, veux-tu que nous retournions? Ils revinrent vers le Voreux, avec lenteur, et il ajouta, au bout de quelques pas - As-tu vu les nouvelles affiches? C'étaient de grands placards jaunes que la Compagnie avait encore fait coller dans la matinée. Elle s'y montrait plus nette et plus conciliante, elle promettait de reprendre le livret des mineurs qui redescendraient le lendemain. Tout serait oublié, le pardon était offert mÃÂȘme aux plus compromis. - Oui, j'ai vu, répondit le machineur. - Eh bien! qu'est-ce que tu en penses? - J'en pense, que c'est fini...... Le troupeau redescendra. Vous ÃÂȘtes tous trop lùches. Etienne, fiévreusement, excusa les camarades un homme peut ÃÂȘtre brave, une foule qui meurt de faim est sans force. Pas à pas, ils étaient revenus au Voreux; et, devant la masse noire de la fosse, il continua, il jura de ne jamais redescendre, lui; mais il pardonnait à ceux qui redescendraient. Ensuite, comme le bruit courait que les charpentiers n'avaient pas eu le temps de réparer le cuvelage, il désira savoir. Etait-ce vrai? la pesée des terrains contre les bois qui faisaient au puits une chemise de charpente, les avait-elle tellement renflés à l'intérieur, qu'une des cages d'extraction frottait au passage, sur une longueur de plus de cinq mÚtres? Souvarine, redevenu silencieux, répondait briÚvement. Il avait encore travaillé la veille, la cage frottait en effet, les machineurs devaient mÃÂȘme doubler la vitesse, pour passer à cet endroit. Mais tous les chefs accueillaient les observations de la mÃÂȘme phrase irritée c'était du charbon qu'on voulait, on consoliderait mieux plus tard. - Vois-tu que ça crÚve! murmura Etienne. On serait à la noce. Les yeux fixés sur la fosse, vague dans l'ombre, Souvarine conclut tranquillement - Si ça crÚve, les camarades le sauront, puisque tu conseilles de redescendre. Neuf heures sonnaient au clocher de Montsou; et, son compagnon ayant dit qu'il rentrait se coucher, il ajouta, sans mÃÂȘme tendre la main - Eh bien! adieu. Je pars. - Comment, tu pars? - Oui, j'ai redemandé mon livret, je vais ailleurs. Etienne, stupéfait, émotionné, le regardait. C'était aprÚs deux heures de promenade, qu'il lui disait ça, et d'une voix si calme, lorsque la seule annonce de cette brusque séparation lui serrait le coeur, à lui. On s'était connu, on avait peiné ensemble ça rend toujours triste, l'idée de ne plus se voir. - Tu pars, et oÃÂč vas-tu? - Là -bas, je n'en sais rien. - Mais je te reverrai? - Non, je ne crois pas. Ils se turent, ils restÚrent un moment face à face, sans trouver rien autre à se dire. - Alors, adieu. - Adieu. Pendant qu'Etienne montait au coron, Souvarine tourna le dos, revint sur la berge du canal; et là , seul maintenant, il marcha sans fin, la tÃÂȘte basse, si noyé de ténÚbres, qu'il n'était plus qu'une ombre mouvante de la nuit. Par instants. il s'arrÃÂȘtait, il comptait les heures, au loin. Lorsque minuit sonna, il quitta la berge et se dirigea vers le Voreux. A ce moment, la fosse était vide, il n'y rencontra qu'un porion, les yeux gros de sommeil. On devait chauffer seulement à deux heures, pour la reprise du travail. D'abord, il monta prendre au fond d'une armoire une veste qu'il feignait d'avoir oubliée. Des outils, un vilebrequin armé de sa mÚche, une petite scie trÚs forte, un marteau et un ciseau, se trouvaient roulés dans cette veste. Puis, il repartit. Mais, au lieu de sortir par la baraque, il enfila l'étroit couloir qui menait au goyot des échelles. Et, sa veste sous le bras, il descendit doucement, sans lampe, mesurant la profondeur en comptant les échelles. Il savait que la cage frottait à trois cent soixante-quatorze mÚtres, contre la cinquiÚme passe du cuvelage inférieur. Quand il eut compté cinquante-quatre échelles, il tùta de la main, il sentit le renflement des piÚces de bois. C'était là . Alors, avec l'adresse et le sang-froid d'un bon ouvrier qui a longtemps médité sur sa besogne, il se mit au travail. Tout de suite, il commença par scier un panneau dans la cloison du goyot, de maniÚre à communiquer avec le compartiment d'extraction. Et, à l'aide d'allumettes vivement enflammées et éteintes, il put se rendre compte de l'état du cuvelage et des réparations récentes qu'on y avait faites. Entre Calais et Valenciennes, le fonçage des puits de mine rencontrait des difficultés inouïes, pour traverser les masses d'eau séjournant sous terre, en nappes immenses, au niveau des vallées les plus basses. Seule, la construction des cuvelages, de ces piÚces de charpente jointes entre elles comme les douves d'un tonneau, parvenait à contenir les sources affluentes, à isoler les puits, au milieu des lacs dont les vagues profondes et obscures en battaient les parois. Il avait fallu, en fonçant le Voreux, établir deux cuvelages; celui du niveau supérieur, dans les sables ébouleux et les argiles blanches qui avoisinent le terrain crétacé, fissuré de toutes parts, gonflé d'eau comme une éponge; puis, celui du niveau inférieur, directement au-dessus du terrain houiller, dans un sable jaune d'une finesse de farine, coulant avec une fluidité liquide; et c'était là que se trouvait le Torrent, cette mer souterraine, la terreur des houillÚres du Nord, une mer avec ses tempÃÂȘtes et ses naufrages, une mer ignorée, insondable, roulant ses flots noirs, à plus de trois cents mÚtres du soleil. D'ordinaire, les cuvelages tenaient bon, sous la pression énorme. Ils ne redoutaient guÚre que le tassement des terrains voisins, ébranlés par le travail continu des anciennes galeries d'exploitation, qui se comblaient. Dans cette descente des roches, parfois des lignes de cassure se produisaient, se propageaient lentement jusqu'aux charpentes, qu'elles déformaient à la longue, en les repoussant à l'intérieur du puits; et le grand danger était là , une menace d'éboulement et d'inondation, la fosse emplie de l'avalanche des terres et du déluge des sources. Souvarine, à cheval dans l'ouverture pratiquée par lui, constata une déformation trÚs grave de la cinquiÚme passe du cuvelage. Les piÚces de bois faisaient ventre, en dehors des cadres; plusieurs mÃÂȘme étaient sorties de leur épaulement. Des filtrations abondantes, des "pichoux", comme disent les mineurs, jaillissaient des joints, au travers du brandissage d'étoupes goudronnées dont on les garnissait. Et les charpentiers, pressés par le temps, s'étaient contentés de poser aux angles des équerres de fer, avec une telle insouciance, que toutes les vis n'étaient pas mises. Un mouvement considérable se produisait évidemment derriÚre, dans les sables du Torrent. Alors, avec son vilebrequin, il desserra les vis des équerres, de façon à ce qu'une derniÚre poussée pût les arracher toutes. C'était une besogne de témérité folle, pendant laquelle il manqua vingt fois de culbuter, de faire le saut des cent quatre-vingts mÚtres qui le séparaient du fond. Il avait dû empoigner les guides de chÃÂȘne, les madriers oÃÂč glissaient les cages; et, suspendu au-dessus du vide, il voyageait le long des traverses dont ils étaient reliés de distance en distance, il se coulait, s'asseyait, se renversait, simplement arc-bouté sur un coude ou sur un genou, dans un tranquille mépris de la mort. Un souffle l'aurait précipité, à trois reprises il se rattrapa, sans un frisson. D'abord, il tùtait de la main, puis il travaillait, n'enflammant une allumette que lorsqu'il s'égarait, au milieu de ces poutres gluantes. AprÚs avoir desserré les vis, il s'attaqua aux piÚces mÃÂȘmes; et le péril grandit encore. Il avait cherché la clef, la piÚce qui tenait les autres; il s'acharnait contre elle, la trouait, la sciait, l'amincissait, pour qu'elle perdÃt de sa résistance; tandis que, par les trous et les fentes, l'eau qui s'échappait en jets minces l'aveuglait et le trempait d'une pluie glacée. Deux allumettes s'éteignirent. Toutes se mouillaient, c'était la nuit, une profondeur sans fond de ténÚbres. DÚs ce moment, une rage l'emporta. Les haleines de l'invisible le grisaient, l'horreur noire de ce trou battu d'une averse le jetait à une fureur de destruction. Il s'acharna au hasard contre le cuvelage, tapant oÃÂč il pouvait, à coups de vilebrequin, à coups de scie, pris du besoin de l'éventrer tout de suite sur sa tÃÂȘte. Et il y mettait une férocité, comme s'il eût joué du couteau dans la peau d'un ÃÂȘtre vivant, qu'il exécrait. Il la tuerait à la fin, cette bÃÂȘte mauvaise du Voreux, à la gueule toujours ouverte, qui avait englouti tant de chair humaine! On entendait la morsure de ses outils, son échine s'allongeait, il rampait, descendait, remontait, se tenant encore par miracle, dans un branle continu, un vol d'oiseau nocturne au travers des charpentes d'un clocher, Mais il se calma, mécontent de lui. Est-ce qu'on ne pouvait faire les choses froidement? Sans hùte, il souffla, il rentra dans le goyot des échelles, dont il boucha le trou, en replaçant le panneau qu'il avait scié. C'était assez, il ne voulait pas donner l'éveil par un dégùt trop grand, qu'on aurait tenté de réparer tout de suite. La bÃÂȘte avait sa blessure au ventre, on verrait si elle vivait encore le soir; et il avait signé, le monde épouvanté saurait qu'elle n'était pas morte de sa belle mort. Il prit le temps de rouler méthodiquement les outils dans sa veste, il remonta les échelles avec lenteur. Puis, quand il fut sorti de la fosse sans ÃÂȘtre vu, l'idée d'aller changer de vÃÂȘtements ne lui vint mÃÂȘme pas. Trois heures sonnaient. Il resta planté sur la route, il attendit. A la mÃÂȘme heure, Etienne, qui ne dormait pas, s'inquiéta d'un bruit léger, dans l'épaisse nuit de la chambre. Il distinguait le petit souffle des enfants, les ronflements de Bonnemort et de la Maheude; tandis que, prÚs de lui, Jeanlin sifflait une note prolongée de flûte. Sans doute, il avait rÃÂȘvé, et il se renfonçait, lorsque le bruit recommença. C'était un craquement de paillasse, l'effort étouffé d'une personne qui se lÚve. Alors, il s'imagina que Catherine se trouvait indisposée. - Dis, c'est toi? qu'est-ce que tu as? demanda-t-il à voix basse. Personne ne répondit, seuls les ronflements des autres continuaient. Pendant cinq minutes, rien ne bougea. Puis, il y eut un nouveau craquement. Et, certain cette fois de ne pas s'ÃÂȘtre trompé, il traversa la chambre, il envoya les mains dans les ténÚbres, pour tùter le lit d'en face. Sa surprise fut grande, en y rencontrant la jeune fille assise, l'haleine suspendue, éveillée et aux aguets. - Eh bien! pourquoi ne réponds-tu pas? qu'est-ce que tu fais donc? Elle finit par dire - Je me lÚve. - A cette heure, tu te lÚves? - Oui, je retourne travailler à la fosse. TrÚs ému, Etienne dut s'asseoir au bord de la paillasse, pendant que Catherine lui expliquait ses raisons. Elle souffrait trop de vivre ainsi, oisive, en sentant peser sur elle de continuels regards de reproche; elle aimait mieux courir le risque d'ÃÂȘtre bousculée là -bas par Chaval; et, si sa mÚre refusait son argent, quand elle le lui apporterait, eh bien! elle était assez grande pour se mettre à part et faire elle-mÃÂȘme sa soupe. - Va-t'en, je vais m'habiller. Et ne dis rien, n'est-ce pas? si tu veux ÃÂȘtre gentil. Mais il demeurait prÚs d'elle, il l'avait prise à la taille, dans une caresse de chagrin et de pitié. En chemise, serrés l'un contre l'autre, ils sentaient la chaleur de leur peau nue, au bord de cette couche, tiÚde du sommeil de la nuit. Elle, d'un premier mouvement, avait essayé de se dégager; puis, elle s'était mise à pleurer tout bas, en le prenant à son tour par le cou, pour le garder contre elle, dans une étreinte désespérée. Et ils restaient sans autre désir, avec le passé de leurs amours malheureuses, qu'ils n'avaient pu satisfaire. Etait-ce donc à jamais fini? n'oseraient-ils s'aimer un jour, maintenant qu'ils étaient libres. Il n'aurait fallu qu'un peu de bonheur, pour dissiper leur honte, ce malaise qui les empÃÂȘchait d'aller ensemble, à cause de toutes sortes d'idées, oÃÂč ils ne lisaient pas clairement eux-mÃÂȘmes. - Recouche-toi, murmura-t-elle. Je ne veux pas allumer, ça réveillerait maman... Il est l'heure, laisse-moi. Il n'écoutait point, il la pressait éperdument, le coeur noyé d'une tristesse immense. Un besoin de paix, un invincible besoin d'ÃÂȘtre heureux l'envahissait; et il se voyait marié, dans une petite maison propre, sans autre ambition que de vivre et de mourir là , tous les deux. Du pain le contenterait; mÃÂȘme s'il n'y en avait que pour un, le morceau serait pour elle. A quoi bon autre chose? est-ce que la vie valait davantage? Elle, cependant, dénouait ses bras nus. - Je t'en prie, laisse. Alors, dans un élan de son coeur, il lui dit à l'oreille - Attends, je vais avec toi. Et lui-mÃÂȘme s'étonna d'avoir dit cette chose. Il avait juré de ne pas redescendre, d'oÃÂč venait donc cette décision brusque, sortie de ses lÚvres, sans qu'il y eût songé, sans qu'il l'eût discutée un instant? Maintenant, c'était en lui un tel calme, une guérison si complÚte de ses doutes, qu'il s'entÃÂȘtait, en homme sauvé par le hasard, et qui avait trouvé enfin l'unique porte à son tourment. Aussi refusa-t-il de l'entendre, lorsqu'elle s'alarma, comprenant qu'il se dévouait pour elle, redoutant les mauvaises paroles dont on l'accueillerait à la fosse. Il se moquait de tout, les affiches promettaient le pardon, et cela suffisait. - Je veux travailler, c'est mon idée... Habillons-nous et ne faisons pas de bruit. Ils s'habillÚrent dans les ténÚbres, avec mille précautions. Elle, secrÚtement avait préparé la veille ses vÃÂȘtements de mineur; lui, dans l'armoire, prit une veste et une culotte; et ils ne se lavÚrent pas, par crainte de remuer la terrine. Tous dormaient, mais il fallait traverser le couloir étroit, oÃÂč couchait la mÚre. Quand ils partirent, le malheur voulut qu'ils butÚrent contre une chaise. Elle s'éveilla, elle demanda, dans l'engourdissement du sommeil - Hein? qui est-ce? Catherine, tremblante, s'était arrÃÂȘtée, en serrant violemment la main d'Etienne. - C'est moi, ne vous inquiétez pas, dit celui-ci. J'étouffe, je sors respirer un peu. - Bon, bon. Et la Maheude se rendormit. Catherine n'osait plus bouger. Enfin, elle descendit dans la salle, elle partagea une tartine qu'elle avait réservée sur un pain, donné par une dame de Montsou. Puis, doucement, ils refermÚrent la porte, ils s'en allÚrent. Souvarine était demeuré debout, prÚs de l'Avantage, à l'angle de la route. Depuis une demi-heure, il regardait les charbonniers qui retournaient au travail, confus dans l'ombre, passant avec leur sourd piétinement de troupeau. Il les comptait, comme les bouchers comptent les bÃÂȘtes, à l'entrée de l'abattoir; et il était surpris de leur nombre, il ne prévoyait pas, mÃÂȘme dans son pessimisme, que ce nombre de lùches pût ÃÂȘtre si grand. La queue s'allongeait toujours, il se raidissait, trÚs froid, les dents serrées, les yeux clairs. Mais il tressaillit. Parmi ces hommes qui défilaient, et dont il ne distinguait pas les visages, il venait pourtant d'en reconnaÃtre un, à sa démarche. Il s'avança, il l'arrÃÂȘta. - OÃÂč vas-tu? Etienne, saisi, au lieu de répondre, balbutiait. - Tiens! tu n'es pas encore parti! Puis, il avoua, il retournait à la fosse. Sans doute, il avait juré; seulement, ce n'était pas une existence, d'attendre les bras croisés des choses qui arriveraient dans cent ans peut-ÃÂȘtre; et, d'ailleurs, des raisons à lui le décidaient. Souvarine l'avait écouté, frémissant. Il l'empoigna par une épaule, il le rejeta vers le coron. - Rentre chez toi, je le veux, entends-tu! Mais, Catherine s'étant approchée, il la reconnut, elle aussi. Etienne protestait, déclarait qu'il ne laissait à personne le soin de juger sa conduite. Et les yeux du machineur allÚrent de la jeune fille au camarade; tandis qu'il reculait d'un pas, avec un geste de brusque abandon. Quand il y avait une femme dans le coeur d'un homme, l'homme était fini, il pouvait mourir. Peut-ÃÂȘtre revit-il, en une vision rapide, là -bas, à Moscou, sa maÃtresse pendue, ce dernier lien de sa chair coupé, qui l'avait rendu libre de la vie des autres et de la sienne. Il dit simplement - Va. GÃÂȘné, Etienne s'attardait, cherchait une parole de bonne amitié, pour ne pas se séparer ainsi. - Alors, tu pars toujours? - Oui. - Eh bien! donne-moi la main, mon vieux. Bon voyage et sans rancune. L'autre lui tendit une main glacée. Ni ami, ni femme. - Adieu, pour tout de bon, cette fois. - Oui, adieu. Et Souvarine, immobile dans les ténÚbres, suivit du regard Etienne et Catherine, qui entraient au Voreux. VII, III A quatre heures, la descente commença. Dansaert, installé en personne au bureau du marqueur, dans la lampisterie, inscrivait chaque ouvrier qui se présentait, et lui faisait donner une lampe. Il les prenait tous, sans une observation, tenant la promesse des affiches. Cependant, lorsqu'il aperçut au guichet Etienne et Catherine, il eut un sursaut, trÚs rouge, la bouche ouverte pour refuser l'inscription; puis, il se contenta de triompher, d'un air goguenard ah! ah! le fort des forts était donc par terre? la Compagnie avait donc du bon, que le terrible tombeur de Montsou revenait lui demander du pain? Silencieux, Etienne emporta sa lampe et monta au puits, avec la herscheuse. Mais c'était là , dans la salle de recette, que Catherine craignait les mauvaises paroles des camarades. Justement dÚs l'entrée, elle reconnut Chaval au milieu d'une vingtaine de mineurs, attendant qu'une cage fût libre. Il s'avançait furieusement vers elle, lorsque la vue d'Etienne l'arrÃÂȘta. Alors, il affecta de ricaner, avec des haussements d'épaules outrageux. TrÚs bien! il s'en foutait, du moment que l'autre avait occupé la place toute chaude; bon débarras! ca regardait le monsieur, s'il aimait les restes; et, sous l'étalage de ce dédain, il était repris d'un tremblement de jalousie, ses yeux flambaient. D'ailleurs, les camarades ne bougeaient pas, muets, les yeux baissés. Ils se contentaient de jeter un regard oblique aux nouveaux venus; puis, abattus et sans colÚre, ils se remettaient à regarder fixement la bouche du puits, leur lampe à la main, grelottant sous la mince toile de leur veste, dans les courants d'air continus de la grande salle. Enfin, la cage se cala sur les verrous, on leur cria d'embarquer. Catherine et Etienne se tassÚrent dans une berline, oÃÂč Pierron et deux haveurs se trouvaient déjà . A cÎté, dans l'autre berline, Chaval disait au pÚre Mouque, trÚs haut, que la Direction avait bien tort de ne pas profiter de l'occasion pour débarrasser les fosses des chenapans qui les pourrissaient; mais le vieux palefrenier, déjà retombé à la résignation de sa chienne d'existence, ne se fùchait plus de la mort de ses enfants, répondait simplement d'un geste de conciliation. La cage se décrocha, on fila dans le noir. Personne ne parlait. Tout d'un coup, comme on était aux deux tiers de la descente, il y eut un frottement terrible. Les fers craquaient, les hommes furent jetés les uns contre les autres. - Nom de Dieu! gronda Etienne, est-ce qu'ils vont nous aplatir! Nous finirons par tous y rester, avec leur sacré cuvelage. Et ils disent encore qu'ils l'ont réparé! Pourtant, la cage avait franchi l'obstacle. Elle descendait maintenant sous une pluie d'orage, si violente, que les ouvriers écoutaient avec inquiétude ce ruissellement. Il s'était donc déclaré bien des fuites, dans le brandissage des joints? Pierron, interrogé, lui qui travaillait depuis plusieurs jours, ne voulut pas montrer sa peur, qui pouvait ÃÂȘtre considérée comme une attaque à la Direction; et il répondit - Oh! pas de danger! C'est toujours comme ça. Sans doute qu'on n'a pas eu le temps de brandir les pichoux. Le torrent ronflait sur leurs tÃÂȘtes, ils arrivÚrent au fond, au dernier accrochage, sous une véritable trombe d'eau. Pas un porion n'avait eu l'idée de monter par les échelles, pour se rendre compte. La pompe suffirait, les brandisseurs visiteraient les joints, la nuit suivante. Dans les galeries, la réorganisation du travail donnait assez de mal. Avant de laisser les haveurs retourner à leur chantier d'abattage, l'ingénieur avait décidé que, pendant les cinq premiers jours, tous les hommes exécuteraient certains travaux de consolidation, d'une urgence absolue. Des éboulements menaçaient partout, les voies avaient tellement souffert, qu'il fallait raccommoder les boisages sur des longueurs de plusieurs centaines de mÚtres. En bas, on formait donc des équipes de dix hommes, chacune sous la conduite d'un porion; puis, on les mettait à la besogne, aux endroits les plus endommagés. Quand la descente fut finie, on compta que trois cent vingt-deux mineurs étaient descendus, environ la moitié du nombre qui travaillait, lorsque la fosse se trouvait en pleine exploitation. Justement, Chaval compléta l'équipe dont Catherine et Etienne faisaient partie; et il n'y eut pas là un hasard, il s'était caché d'abord derriÚre les camarades, puis il avait forcé la main au porion. Cette équipe-là s'en alla déblayer, dans le bout de la galerie nord, à prÚs de trois kilomÚtres, un éboulement qui bouchait une voie de la veine Dix-Huit-Pouces. On attaqua les roches éboulées à la pioche et à la pelle. Etienne, Chaval et cinq autres déblayaient, tandis que Catherine, avec deux galibots, roulaient les terres au plan incliné. Les paroles étaient rares, le porion ne les quittait pas. Cependant, les deux galants de la herscheuse furent sur le point de s'allonger des gifles. Tout en grognant qu'il n'en voulait plus, de cette traÃnée, l'ancien s'occupait d'elle, la bousculait sournoisement, si bien que le nouveau l'avait menacé d'une danse, s'il ne la laissait pas tranquille. Leurs yeux se mangeaient, on dut les séparer. Vers huit heures, Dansaert passa donner un coup d'oeil au travail. Il paraissait d'une humeur exécrable, il s'emporta contre le porion; rien ne marchait, les bois demandaient à ÃÂȘtre remplacés au fur et à mesure, est-ce que c'était fichu, de la besogne pareille! Et il partit, en annonçant qu'il reviendrait avec l'ingénieur. Il attendait Négrel depuis le matin, sans comprendre la cause de ce retard. Une heure encore s'écoula. Le porion avait arrÃÂȘté le déblaiement, pour employer tout son monde à étayer le toit. MÃÂȘme la herscheuse et les deux galibots ne roulaient plus, préparaient et apportaient les piÚces du boisage. Dans ce fond de galerie, l'équipe se trouvait comme aux avant-postes, perdue à une extrémité de la mine, sans communication désormais avec les autres chantiers. Trois ou quatre fois, des bruits étranges, de lointains galops firent bien tourner la tÃÂȘte aux travailleurs qu'était-ce donc? on aurait dit que les voies se vidaient, que les camarades remontaient déjà , et au pas de course. Mais la rumeur se perdait dans le profond silence, ils se remettaient à caler les bois, étourdis par les grands coups de marteau. Enfin, on reprit le déblaiement, le roulage recommença. DÚs le premier voyage, Catherine, effrayée, revint en disant qu'il n'y avait plus personne au plan incliné. - J'ai appelé, on n'a pas répondu. Tous ont fichu le camp. Le saisissement fut tel, que les dix hommes jetÚrent leurs outils pour galoper. Cette idée, d'ÃÂȘtre abandonnés, seuls au fond de la fosse, si loin de l'accrochage, les affolait. Ils n'avaient gardé que leur lampe, ils couraient à la file, les hommes, les enfants, la herscheuse; et le porion lui-mÃÂȘme perdait la tÃÂȘte, jetait des appels, de plus en plus effrayé du silence, de ce désert des galeries qui s'étendait sans fin. Qu'arrivait-il, pour qu'on ne rencontrùt pas une ùme? Quel accident avait pu emporter ainsi les camarades? Leur terreur s'accroissait de l'incertitude du danger, de cette menace qu'ils sentaient là , sans la connaÃtre. Enfin, comme ils approchaient de l'accrochage, un torrent leur barra la route. Ils eurent tout de suite de l'eau jusqu'aux genoux; et ils ne pouvaient plus courir, ils fendaient péniblement le flot, avec la pensée qu'une minute de retard allait ÃÂȘtre la mort. - Nom de Dieu! c'est le cuvelage qui a crevé, cria Etienne. Je le disais bien que nous y resterions! Depuis la descente, Pierron, trÚs inquiet, voyait augmenter le déluge qui tombait du puits. Tout en embarquant les berlines avec deux autres, il levait la tÃÂȘte, la face trempée des grosses gouttes, les oreilles bourdonnantes du ronflement de la tempÃÂȘte, là -haut. Mais il trembla surtout, quand il s'aperçut que, sous lui, le puisard, le bougnou profond de dix mÚtres, s'emplissait déjà , l'eau jaillissait du plancher, débordait sur les dalles de fonte; et c'était une preuve que la pompe ne suffisait plus à épuiser les fuites. Il l'entendait s'essouffler, avec un hoquet de fatigue. Alors, il avertit Dansaert, qui jura de colÚre, en répondant qu'il fallait attendre l'ingénieur. Deux fois, il revint à la charge, sans tirer de lui autre chose que des haussements d'épaules exaspérés. Eh bien! l'eau montait, que pouvait-il y faire? Mouque parut avec Bataille, qu'il conduisait à la corvée; et il dut le tenir des deux mains, le vieux cheval somnolent s'était brusquement cabré, la tÃÂȘte allongée vers le puits, hennissant à la mort. - Quoi donc, philosophe? qu'est-ce qui t'inquiÚte?... Ah! c'est parce qu'il pleut. Viens donc, ça ne te regarde pas. Mais la bÃÂȘte frissonnait de tout son poil, il la traÃna de force au roulage. Presque au mÃÂȘme instant, comme Mouque et Bataille disparaissaient au fond d'une galerie, un craquement eut lieu en l'air, suivi d'un vacarme prolongé de chute. C'était une piÚce du cuvelage qui se détachait, qui tombait de cent quatre-vingts mÚtres, en rebondissant contre les parois. Pierron et les autres chargeurs purent se garer, la planche de chÃÂȘne broya seulement une berline vide. En mÃÂȘme temps, un paquet d'eau, le flot jaillissant d'une digue crevée, ruisselait. Dansaert voulut monter voir; mais il parlait encore, qu'une seconde piÚce déboula. Et, devant la catastrophe menaçante, effaré, il n'hésita plus, il donna l'ordre de la remonte, lança des porions pour avertir les hommes, dans les chantiers. Alors, commença une effroyable bousculade. De chaque galerie, des files d'ouvriers arrivaient au galop, se ruaient à l'assaut des cages. On s'écrasait, on se tuait pour ÃÂȘtre remonté tout de suite. Quelques-uns, qui avaient eu l'idée de prendre le goyot des échelles, redescendirent en criant que le passage y était bouché déjà . C'était l'épouvante de tous, aprÚs chaque départ d'une cage celle-là venait de passer, mais qui savait si la suivante passerait encore, au milieu des obstacles dont le puits s'obstruait? En haut, la débùcle devait continuer, on entendait une série de sourdes détonations, les bois qui se fendaient, qui éclataient dans le grondement continu et croissant de l'averse. Une cage bientÎt fut hors d'usage, défoncée, ne glissant plus entre les guides, rompues sans doute. L'autre frottait tellement, que le cùble allait casser bien sûr. Et il restait une centaine d'hommes à sortir, tous rùlaient, se cramponnaient, ensanglantés, noyés. Deux furent tués par des chutes de planches. Un troisiÚme, qui avait empoigné la cage, retomba de cinquante mÚtres et disparut dans le bougnou. Dansaert, cependant, tùchait de mettre de l'ordre. Armé d'une rivelaine, il menaçait d'ouvrir le crùne au premier qui n'obéirait pas; et il voulait les ranger à la file, il criait que les chargeurs sortiraient les derniers, aprÚs avoir emballé les camarades. On ne l'écoutait pas, il avait empÃÂȘché Pierron, lùche et blÃÂȘme, de filer un des premiers. A chaque départ, il devait l'écarter d'une gifle. Mais lui-mÃÂȘme claquait des dents, une minute de plus, et il était englouti tout crevait là -haut, c'était un fleuve débordé, une pluie meurtriÚre de charpentes. Quelques ouvriers accouraient encore, lorsque, fou de peur, il sauta dans une berline, en laissant Pierron y sauter derriÚre lui. La cage monta. A ce moment, l'équipe d'Etienne et de Chaval débouchait dans l'accrochage. Ils virent la cage disparaÃtre, ils se précipitÚrent; mais il leur fallut reculer, sous l'écroulement final du cuvelage le puits se bouchait, la cage ne redescendrait pas. Catherine sanglotait, Chaval s'étranglait à crier des jurons. On était une vingtaine, est-ce que ces cochons de chefs les abandonneraient ainsi? Le pÚre Mouque, qui avait ramené Bataille, sans hùte, le tenait encore par la bride, tous les deux stupéfiés, le vieux et la bÃÂȘte, devant la hausse rapide de l'inondation. L'eau déjà montait aux cuisses. Etienne muet, les dents serrées, souleva Catherine entre ses bras. Et les vingt hurlaient, la face en l'air, les vingt s'entÃÂȘtaient, imbéciles, à regarder le puits, ce trou éboulé qui crachait un fleuve, et d'oÃÂč ne pouvait plus leur venir aucun secours. Au jour, Dansaert, en débarquant, aperçut Négrel qui accourait. Mme Hennebeau, par une fatalité, l'avait, ce matin-là , au saut du lit, retenu à feuilleter des catalogues, pour l'achat de la corbeille. Il était dix heures. - Eh bien! qu'arrive-t-il donc? cria-t-il de loin. - La fosse est perdue, répondit le maÃtre-porion. Et il conta la catastrophe, en bégayant, tandis que l'ingénieur, incrédule, haussait les épaules allons donc! est-ce qu'un cuvelage se démolissait comme ça? On exagérait, il fallait voir. - Personne n'est resté au fond, n'est-ce pas? Dansaert se troublait. Non, personne. Il l'espérait du moins. Pourtant, des ouvriers avaient pu s'attarder. - Mais, nom d'un chien! dit Négrel, pourquoi ÃÂȘtes-vous sorti, alors? Est-ce qu'on lùche ses hommes! Tout de suite, il donna l'ordre de compter les lampes. Le matin, on en avait distribué trois cent vingt-deux; et l'on n'en retrouvait que deux cent cinquante-cinq; seulement, plusieurs ouvriers avouaient que la leur était restée là -bas, tombée de leur main, dans les bousculades de la panique. On tùcha de procéder à un appel, il fut impossible d'établir un nombre exact des mineurs s'étaient sauvés, d'autres n'entendaient plus leur nom. Personne ne tombait d'accord sur les camarades manquants. Ils étaient peut-ÃÂȘtre vingt, peut-ÃÂȘtre quarante. Et, seule, une certitude se faisait pour l'ingénieur il y avait des hommes au fond, on distinguait leur hurlement, dans le bruit des eaux, à travers les charpentes écroulées, lorsqu'on se penchait à la bouche du puits. Le premier soin de Négrel fut d'envoyer chercher M. Hennebeau et de vouloir fermer la fosse. Mais il était déjà trop tard, les charbonniers qui avaient galopé au coron des Deux-Cent-Quarante, comme poursuivis par les craquements du cuvelage, venaient d'épouvanter les familles; et des bandes de femmes, des vieux, des petits, dévalaient en courant, secoués de cris et de sanglots. Il fallut les repousser, un cordon de surveillants fut chargé de les maintenir, car ils auraient gÃÂȘné les manoeuvres. Beaucoup des ouvriers remontés du puits demeuraient là , stupides, sans penser à changer de vÃÂȘtements, retenus par une fascination de la peur, en face de ce trou effrayant oÃÂč ils avaient failli rester. Les femmes, éperdues autour d'eux, les suppliaient, les interrogeaient, demandaient les noms. Est-ce que celui-ci en était? et celui-là ? et cet autre? Ils ne savaient pas, ils balbutiaient, ils avaient de grands frissons et des gestes de fous, des gestes qui écartaient une vision abominable, toujours présente. La foule augmentait rapidement, une lamentation montait des routes. Et, là -haut, sur le terri, dans la cabane de Bonnemort, il y avait, assis par terre, un homme, Souvarine, qui ne s'était pas éloigné, et qui regardait. - Les noms! les noms! criaient les femmes, d'une voix étranglée de larmes. Négrel parut un instant, jeta ces mots - DÚs que nous saurons les noms nous les ferons connaÃtre. Mais rien n'est perdu, tout le monde sera sauvé... Je descends. Alors, muette d'angoisse, la foule attendit. En effet, avec une bravoure tranquille, l'ingénieur s'apprÃÂȘtait à descendre. Il avait fait décrocher la cage, en donnant l'ordre de la remplacer, au bout du cùble, par un cuffat; et, comme il se doutait que l'eau éteindrait sa lampe, il commanda d'en attacher une autre sous le cuffat, qui la protégerait. Des porions, tremblants, la face blanche et décomposée, aidaient à ces préparatifs. - Vous descendrez avec moi, Dansaert, dit Négrel d'une voix brÚve. Puis, quand il les vit tous sans courage, quand il vit la maÃtre-porion chanceler, ivre d'épouvante, il l'écarta d'un geste de mépris. - Non, vous m'embarrasseriez... J'aime mieux ÃÂȘtre seul. Déjà , il était dans l'étroit baquet, qui vacillait à l'extrémité du cùble; et, tenant d'une main sa lampe, serrant de l'autre la corde du signal, il criait lui-mÃÂȘme au machineur - Doucement! La machine mit en branle les bobines, Négrel disparut dans le gouffre, d'oÃÂč montait le hurlement des misérables. En haut, rien n'avait bougé. Il constata le bon état du cuvelage supérieur. Balancé au milieu du puits, il virait, il éclairait les parois les fuites, entre les joints, étaient si peu abondantes, que sa lampe n'en souffrait pas. Mais, à trois cents mÚtres, lorsqu'il arriva au cuvelage inférieur, elle s'éteignit selon ses prévisions, un jaillissement avait empli le cuffat. DÚs lors, il n'eut plus pour y voir que la lampe pendue, qui le précédait dans les ténÚbres. Et, malgré sa témérité, un frisson le pùlit, en face de l'horreur du désastre. Quelques piÚces de bois restaient seules, les autres s'étaient effondrées avec leurs cadres; derriÚre, d'énormes cavités se creusaient, les sables jaunes, d'une finesse de farine, coulaient par masses considérables; tandis que les eaux du Torrent, de cette mer souterraine aux tempÃÂȘtes et aux naufrages ignorés, s'épanchaient en un dégorgement d'écluse. Il descendit encore, perdu au centre de ces vides qui augmentaient sans cesse, battu et tournoyant sous la trombe des sources, si mal éclairé par l'étoile rouge de la lampe, filant en bas, qu'il croyait distinguer des rues, des carrefours de ville détruite, trÚs loin, dans le jeu des grandes ombres mouvantes. Aucun travail humain n'était plus possible. Il ne gardait qu'un espoir, celui de tenter le sauvetage des hommes en péril. A mesure qu'il s'enfonçait, il entendait grandir le hurlement; et il lui fallut s'arrÃÂȘter, un obstacle infranchissable barrait le puits, un amas de charpentes, les madriers rompus des guides, les cloisons fendues des goyots, s'enchevÃÂȘtrant avec les guidonnages arrachés de la pompe. Comme il regardait longuement, le coeur serré, le hurlement cessa tout d'un coup. Sans doute, devant la crue rapide, les misérables venaient de fuir dans les galeries, si le flot ne leur avait pas déjà empli la bouche. Négrel dut se résigner à tirer la corde du signal, pour qu'on le remontùt. Puis, il se fit arrÃÂȘter de nouveau. Une stupeur lui restait, celle de cet accident, si brusque, dont il ne comprenait pas la cause. Il désirait se rendre compte, il examina les quelques piÚces du cuvelage qui tenaient bon. A distance, des déchirures, des entailles dans le bois, l'avaient surpris. Sa lampe agonisait, noyée d'humidité, et il toucha de ses doigts, il reconnut trÚs nettement des coups de scie, des coups de vilebrequin, tout un travail abominable de destruction. Evidemment, on avait voulu cette catastrophe. Il demeurait béant, les piÚces craquÚrent, s'abÃmÚrent avec leurs cadres, dans un dernier glissement qui faillit l'emporter lui-mÃÂȘme. Sa bravoure s'en était allée, l'idée de l'homme qui avait fait ça dressait ses cheveux, le glaçait de la peur religieuse du mal, comme si, mÃÂȘlé aux ténÚbres, l'homme eût encore été là , énorme, pour son forfait démesuré. Il cria, il agita le signal d'une main furieuse; et il était grand temps d'ailleurs, car il s'aperçut, cent mÚtres plus haut, que le cuvelage supérieur se mettait à son tour en mouvement les joints s'ouvraient, perdaient leur brandissage d'étoupe, lùchaient des ruisseaux. Ce n'était à présent qu'une question d'heures, le puits achÚverait de se décuveler, et s'écroulerait. Au jour, M. Hennebeau anxieux attendait Négrel. - Eh bien! quoi? demanda-t-il. Mais l'ingénieur, étranglé, ne parlait point. Il défaillait. - Ce n'est pas possible, jamais on n'a vu ça... As-tu examiné? Oui, il répondait de la tÃÂȘte, avec des regards défiants. Il refusait de s'expliquer en présence des quelques porions qui écoutaient, il emmena son oncle à dix mÚtres, ne se jugea pas assez loin, recula encore; puis, trÚs bas, à l'oreille, il lui dit enfin l'attentat, les planches trouées et sciées, la fosse saignée au cou et rùlant. Devenu blÃÂȘme, le directeur baissait aussi la voix, dans le besoin instinctif qui fait le silence sur la monstruosité des grandes débauches et des grands crimes. Il était inutile d'avoir l'air de trembler devant les dix mille ouvriers de Montsou plus tard, on verrait. Et tous deux continuaient à chuchoter, atterrés qu'un homme eût trouvé le courage de descendre, de se pendre au milieu du vide, de risquer sa vie vingt fois, pour cette effroyable besogne. Ils ne comprenaient mÃÂȘme pas cette bravoure folle dans la destruction, ils refusaient de croire malgré l'évidence, comme on doute de ces histoires d'évasions célÚbres, de ces prisonniers envolés par des fenÃÂȘtres, à trente mÚtres du sol. Lorsque M. Hennebeau se rapprocha des porions, un tic nerveux tirait son visage. Il eut un geste de désespoir, il donna l'ordre d'évacuer la fosse tout de suite. Ce fut une sortie lugubre d'enterrement, un abandon muet, avec des coups d'oeil en arriÚre sur ces grands corps de briques, vides et encore debout, que rien désormais ne pouvait sauver. Et, comme le directeur et l'ingénieur descendaient les derniers de la recette, la foule les accueillit de sa clameur, répétée obstinément. - Les noms! les noms! dites les noms! Maintenant, la Maheude était là , parmi les femmes. Elle se rappelait le bruit de la nuit, sa fille et le logeur avaient dû partir ensemble, ils se trouvaient pour sûr au fond; et, aprÚs avoir crié que c'était bien fait, qu'ils méritaient d'y rester, les sans-coeur, les lùches, elle était accourue, elle se tenait au premier rang, grelottante d'angoisse. D'ailleurs, elle n'osait plus douter, la discussion qui s'élevait autour d'elle sur les noms la renseignait. Oui, oui, Catherine y était, Etienne aussi, un camarade les avait vus. Mais, au sujet des autres, l'accord ne se faisait toujours pas. Non, pas celui-ci, celui-là au contraire, peut-ÃÂȘtre Chaval, avec lequel pourtant un galibot jurait d'ÃÂȘtre remonté. La Levaque et la Pierronne, bien qu'elles n'eussent personne en péril, s'acharnaient, se lamentaient aussi fort que les autres. Sorti un des premiers, Zacharie, malgré son air de se moquer de tout, avait embrassé en pleurant sa femme et sa mÚre; et, demeuré prÚs de celle-ci, il grelottait avec elle, montrant pour sa soeur un débordement inattendu de tendresse, refusant de la croire là -bas, tant que les chefs ne l'auraient pas constaté officiellement. - Les noms! les noms! de grùce les noms! Négrel, énervé, dit trÚs haut aux surveillants - Mais faites-les donc taire! C'est à mourir de chagrin. Nous ne les savons pas, les noms. Deux heures s'étaient passées déjà . Dans le premier effarement, personne n'avait songé à l'autre puits, au vieux puits de Réquillart. M. Hennebeau annonçait qu'on allait tenter le sauvetage de ce cÎté, lorsqu'une rumeur courut cinq ouvriers justement venaient d'échapper à l'inondation, en remontant par les échelles pourries de l'ancien goyot hors d'usage; et l'on nommait le pÚre Mouque, cela causait une surprise, personne ne le croyait au fond. Mais le récit des cinq évadés redoublait les larmes quinze camarades n'avaient pu les suivre, égarés, murés par des éboulements, et il n'était plus possible de les secourir, car il y avait déjà dix mÚtres de crue dans Réquillart. On connaissait tous les noms, l'air s'emplissait d'un gémissement de peuple égorgé. - Faites-les donc taire! répéta Négrel furieux. Et qu'ils reculent! Oui, oui, à cent mÚtres! Il y a du danger, repoussez-les, repoussez-les. Il fallut se battre contre ces pauvres gens. Ils s'imaginaient d'autres malheurs, on les chassait pour leur cacher des morts; et les porions durent leur expliquer que le puits. allait manger la fosse. Cette idée les rendit muets de saisissement, ils finirent par se laisser refouler pas à pas; mais on fut obligé de doubler les gardiens qui les contenaient; car, malgré eux, comme attirés, ils revenaient toujours. Un millier de personnes se bousculaient sur la route, on accourait de tous les corons, de Montsou mÃÂȘme. Et l'homme, en haut, sur le terri, l'homme blond, à la figure de fille, fumait des cigarettes pour patienter, sans quitter la fosse de ses yeux clairs. Alors, l'attente commença. Il était midi, personne n'avait mangé, et personne ne s'éloignait. Dans le ciel brumeux, d'un gris sale, passaient lentement des nuées couleur de rouille. Un gros chien, derriÚre la haie de Rasseneur, aboyait violemment, sans relùche, irrité du souffle vivant de la foule. Et cette foule, peu à peu, s'était répandue dans les terres voisines, avait fait le cercle autour de la fosse, à cent mÚtres. Au centre du grand vide, le Voreux se dressait. Plus une ùme, plus un bruit, un désert; les fenÃÂȘtres et les portes, restées ouvertes, montraient l'abandon intérieur; un chat rouge, oublié, flairant la menace de cette solitude, sauta d'un escalier et disparut. Sans doute les foyers des générateurs s'éteignaient à peine, car la haute cheminée de briques lùchait de légÚres fumées, sous les nuages sombres; tandis que la girouette du beffroi grinçait au vent, d'un petit cri aigre, la seule voix mélancolique de ces vastes bùtiments qui allaient mourir. A deux heures, rien n'avait bougé. M. Hennebeau, Négrel, d'autres ingénieurs accourus, formaient un groupe de redingotes et de chapeaux noirs, en avant du monde; et eux non plus ne s'éloignaient pas, les jambes rompues de fatigue, fiévreux, malades d'assister impuissants à un pareil désastre, ne chuchotant que de rares paroles, comme au chevet d'un moribond. Le cuvelage supérieur devait achever de s'effondrer, on entendait de brusques retentissements, des bruits saccadés de chute profonde, auxquels succédaient de grands silences. C'était la plaie qui s'agrandissait toujours l'éboulement, commencé par le bas, montait, se rapprochait de la surface. Une impatience nerveuse avait pris Négrel, il voulait voir, et il s'avançait déjà , seul dans ce vide effrayant, lorsqu'on s'était jeté à ses épaules. A quoi bon? il ne pouvait rien empÃÂȘcher. Cependant, un mineur, un vieux, trompant la surveillance, galopa jusqu'à la baraque; mais il reparut tranquillement, il était allé chercher ses sabots. Trois heures sonnÚrent. Rien encore. Une averse avait trempé la foule, sans qu'elle reculùt d'un pas. Le chien de Rasseneur s'était remis à aboyer. Et ce fut à trois heures vingt minutes seulement, qu'une premiÚre secousse ébranla la terre. Le Voreux en frémit, solide, toujours debout. Mais une seconde suivit aussitÎt, et un long cri sortit des bouches ouvertes le hangar goudronné du criblage, aprÚs avoir chancelé deux fois, venait de s'abattre avec un craquement terrible. Sous la pression énorme, les charpentes se rompaient et frottaient si fort, qu'il en jaillissait des gerbes d'étincelles. DÚs ce moment, la terre ne cessa de trembler, les secousses se succédaient, des affaissements souterrains, des grondements de volcan en éruption. Au loin, le chien n'aboyait plus, il poussait des hurlements plaintifs, comme s'il eût annoncé les oscillations qu'il sentait venir; et les femmes, les enfants, tout ce peuple qui regardait, ne pouvait retenir une clameur de détresse, à chacun de ces bonds qui les soulevaient. En moins de dix minutes, la toiture ardoisée du beffroi s'écroula, la salle de recette et la chambre de la machine se fendirent, se trouÚrent d'une brÚche considérable. Puis les bruits se turent, l'effondrement s'arrÃÂȘta, il se fit de nouveau un grand silence. Pendant une heure, le Voreux resta ainsi, entamé, comme bombardé par une armée de barbares. On ne criait plus, le cercle élargi des spectateurs regardait. Sous les poutres en tas du criblage, on distinguait les culbuteurs fracassés, les trémies crevées et tordues. Mais c'était surtout à la recette que les débris s'accumulaient, au milieu de la pluie des briques, parmi des pans de murs entiers tombés en gravats. La charpente de fer qui portait les molettes avait fléchi, enfoncée à moitié dans la fosse; une cage était restée pendue, un bout de cùble arraché flottait; puis, il y avait une bouillie de berlines, de dalles de fonte, d'échelles. Par un hasard, la lampisterie demeurée intacte montrait à gauche les rangées claires de ses petites lampes. Et, au fond de sa chambre éventrée, on apercevait la machine, assise carrément sur son massif de maçonnerie les cuivres luisaient, les gros membres d'acier avaient un air de muscles indestructibles, l'énorme bielle, repliée en l'air, ressemblait au puissant genou d'un géant, couché et tranquille dans sa force. M. Hennebeau, au bout de cette heure de répit, sentit l'espoir renaÃtre. Le mouvement des terrains devait ÃÂȘtre terminé, on aurait la chance de sauver la machine et le reste des bùtiments. Mais il défendait toujours qu'on s'approchùt, il voulait patienter une demi-heure encore. L'attente devint insupportable, l'espérance redoublait l'angoisse, tous les coeurs battaient. Une nuée sombre, grandie à l'horizon, hùtait le crépuscule, une tombée de jour sinistre sur cette épave des tempÃÂȘtes de la terre. Depuis sept heures, on était là , sans remuer, sans manger. Et, brusquement, comme les ingénieurs s'avançaient avec prudence, une suprÃÂȘme convulsion du sol les mit en fuite. Des détonations souterraines éclataient, toute une artillerie monstrueuse canonnant le gouffre. A la surface, les derniÚres constructions se culbutaient, s'écrasaient. D'abord, une sorte de tourbillon emporta les débris du criblage et de la salle de recette. Le bùtiment des chaudiÚres creva ensuite, disparut. Puis, ce fut la tourelle carrée oÃÂč rùlait la pompe d'épuisement, qui tomba sur la face, ainsi qu'un homme fauché par un boulet. Et l'on vit alors une effrayante chose, on vit la machine, disloquée sur son massif, les membres écartelés, lutter contre la mort elle marcha, elle détendit sa bielle, son genou de géante, comme pour se lever; mais elle expirait, broyée, engloutie. Seule, la haute cheminée de trente mÚtres restait debout, secouée, pareille à un mùt dans l'ouragan. On croyait qu'elle allait s'émietter et voler en poudre, lorsque, tout d'un coup, elle s'enfonça d'un bloc, bue par la terre, fondue ainsi qu'un cierge colossal; et rien ne dépassait, pas mÃÂȘme la pointe du paratonnerre. C'était fini, la bÃÂȘte mauvaise, accroupie dans ce creux, gorgée de chair humaine, ne soufflait plus de son haleine grosse et longue. Tout entier, le Voreux venait de couler à l'abÃme. Hurlante, la foule se sauva. Des femmes couraient en se cachant les yeux. L'épouvante roula des hommes comme un tas de feuilles sÚches. On ne voulait pas crier, et on criait, la gorge enflée, les bras en l'air, devant l'immense trou qui s'était creusé. Ce cratÚre de volcan éteint, profond de quinze mÚtres, s'étendait de la route au canal, sur une largeur de quarante mÚtres au moins. Tout le carreau de la mine y avait suivi les bùtiments, les tréteaux gigantesques, les passerelles avec leurs rails, un train complet de berlines, trois wagons; sans compter la provision des bois, une futaie de perches coupées, avalées comme des pailles. Au fond, on ne distinguait plus qu'un gùchis de poutres, de briques, de fer, de plùtre, d'affreux restes pilés, enchevÃÂȘtrés, salis, dans cet enragement de la catastrophe. Et le trou s'arrondissait, des gerçures partaient des bords, gagnaient au loin, à travers les champs. Une fente montait jusqu'au débit de Rasseneur, dont la façade avait craqué. Est-ce que le coron lui-mÃÂȘme y passerait? jusqu'oÃÂč devait-on fuir, pour ÃÂȘtre à l'abri, dans cette fin de jour abominable, sous cette nuée de plomb, qui elle aussi semblait vouloir écraser le monde? Mais Négrel eut un cri de douleur. M. Hennebeau, qui avait reculé, pleura. Le désastre n'était pas complet, une berge se rompit, et le canal se versa d'un coup, en une nappe bouillonnante, dans une des gerçures. Il y disparaissait, il y tombait comme une cataracte dans une vallée profonde. La mine buvait cette riviÚre, l'inondation maintenant submergeait les galeries pour des années. BientÎt, le cratÚre s'emplit, un lac d'eau boueuse occupa la place oÃÂč était naguÚre le Voreux, pareil à ces lacs sous lesquels dorment des villes maudites. Un silence terrifié s'était fait, on n'entendait plus que la chute de cette eau, ronflant dans les entrailles de la terre. Alors, sur le terri ébranlé, Souvarine se leva. Il avait reconnu la Maheude et Zacharie, sanglotant en face de cet effondrement, dont le poids pesait si lourd sur les tÃÂȘtes des misérables qui agonisaient au fond. Et il jeta sa derniÚre cigarette, il s'éloigna sans un regard en arriÚre, dans la nuit devenue noire. Au loin, son ombre diminua, se fondit avec l'ombre. C'était là -bas qu'il allait, à l'inconnu. Il allait, de son air tranquille, à l'extermination, partout oÃÂč il y aurait de la dynamite, pour faire sauter les villes et les hommes. Ce sera lui, sans doute, quand la bourgeoisie agonisante entendra, sous elle, à chacun de ses pas, éclater le pavé des rues. VII, IV Dans la nuit mÃÂȘme qui avait suivi l'écroulement du Voreux, M. Hennebeau était parti pour Paris, voulant en personne renseigner les régisseurs, avant que les journaux pussent mÃÂȘme donner la nouvelle. Et, quand il fut de retour, le lendemain, on le trouva trÚs calme, avec son air de gérant correct. Il avait évidemment dégagé sa responsabilité, sa faveur ne parut pas décroÃtre, au contraire le décret qui le nommait officier de la Légion d'honneur fut signé vingt-quatre heures aprÚs. Mais, si le directeur restait sauf, la Compagnie chancelait sous le coup terrible. Ce n'étaient point les quelques millions perdus, c'était la blessure au flanc, la frayeur sourde et incessante du lendemain, en face de l'égorgement d'un de ses puits. Elle fut si frappée, qu'une fois encore elle sentit le besoin du silence. A quoi bon remuer cette abomination? Pourquoi, si l'on découvrait le bandit, faire un martyr, dont l'effroyable héroïsme détraquerait d'autres tÃÂȘtes, enfanterait toute une lignée d'incendiaires et d'assassins. D'ailleurs, elle ne soupçonna pas le vrai coupable, elle finissait par croire à une armée de complices, ne pouvant admettre qu'un seul homme eût trouvé l'audace et la force d'une telle besogne; et là , justement, était la pensée qui l'obsédait, cette pensée d'une menace désormais grandissante autour de ses fosses. Le directeur avait reçu l'ordre d'organiser un vaste systÚme d'espionnage, puis de congédier un à un, sans bruit, les hommes dangereux, soupçonnés d'avoir trempé dans le crime. On se contenta de cette épuration, d'une haute prudence politique. Il n'y eut qu'un renvoi immédiat, celui de Dansaert, le maÃtre-porion. Depuis le scandale chez la Pierronne, il était devenu impossible. Et l'on prétexta son attitude dans le danger, cette lùcheté du capitaine abandonnant ses hommes. D'autre part, c'était une avance discrÚte aux mineurs, qui l'exécraient. Cependant, parmi le public, des bruits avaient transpiré, et la Direction dut envoyer une note rectificative à un journal, pour démentir une version oÃÂč l'on parlait d'un baril de poudre, allumé par les grévistes. Déjà , aprÚs une rapide enquÃÂȘte, le rapport de l'ingénieur du gouvernement concluait à une rupture naturelle du cuvelage, que le tassement des terrains aurait occasionnée; et la Compagnie avait préféré se taire et accepter le blùme d'un manque de surveillance. Dans la presse, à Paris, dÚs le troisiÚme jour, la catastrophe était allée grossir les faits divers on ne causait plus que des ouvriers agonisant au fond de la mine, on lisait avidement les dépÃÂȘches publiées chaque matin. A Montsou mÃÂȘme, les bourgeois blÃÂȘmissaient et perdaient la parole au seul nom du Voreux, une légende se formait, que les plus hardis tremblaient de se raconter à l'oreille. Tout le pays montrait aussi une grande pitié pour les victimes, des promenades s'organisaient à la fosse détruite, on y accourait en famille se donner l'horreur des décombres, pesant si lourd sur la tÃÂȘte des misérables ensevelis. Deneulin, nommé ingénieur divisionnaire, venait de tomber au milieu du désastre, pour son entrée en fonction; et son premier soin fut de refouler le canal dans son lit, car ce torrent d'eau aggravait le dommage à chaque heure. De grands travaux étaient nécessaires, il mit tout de suite une centaine d'ouvriers à la construction d'une digue. Deux fois, l'impétuosité du flot emporta les premiers barrages. Maintenant, on installait des pompes, c'était une lutte acharnée, une reprise violente, pas à pas, de ces terrains disparus. Mais le sauvetage des mineurs engloutis passionnait plus encore. Négrel restait chargé de tenter un effort suprÃÂȘme, et les bras ne lui manquaient pas, tous les charbonniers accouraient s'offrir, dans un élan de fraternité. Ils oubliaient la grÚve, ils ne s'inquiétaient point de la paie; on pouvait ne leur donner rien, ils ne demandaient qu'à risquer leur peau, du moment oÃÂč il y avait des camarades en danger de mort. Tous étaient là , avec leurs outils, frémissant, attendant de savoir à quelle place il fallait taper. Beaucoup, malades de frayeur aprÚs l'accident, agités de tremblements nerveux, trempés de sueurs froides, dans l'obsession de continuels cauchemars, se levaient quand mÃÂȘme, se montraient les plus enragés à vouloir se battre contre la terre, comme s'ils avaient une revanche à prendre. Malheureusement, l'embarras commençait devant cette question d'une besogne utile que faire? comment descendre? par quel cÎté attaquer les roches? L'opinion de Négrel était que pas un des malheureux ne survivait, les quinze avaient à coup sûr péri, noyés ou asphyxiés; seulement, dans ces catastrophes des mines, la rÚgle est de toujours supposer vivants les hommes murés au fond; et il raisonnait en ce sens. Le premier problÚme qu'il se posait était de déduire oÃÂč ils avaient pu se réfugier. Les porions, les vieux mineurs consultés par lui, tombaient d'accord sur ce point devant la crue, les camarades étaient certainement montés, de galerie en galerie, jusque dans les tailles les plus hautes, de sorte qu'ils se trouvaient sans doute acculés au bout de quelque voie supérieure. Cela, du reste, s'accordait avec les renseignements du pÚre Mouque, dont le récit embrouillé donnait mÃÂȘme à croire que l'affolement de la fuite avait séparé la bande en petits groupes, semant les fuyards en chemin, à tous les étages. Mais les avis des porions se partageaient ensuite, dÚs qu'on abordait la discussion des tentatives possibles. Comme les voies les plus proches du sol étaient à cent cinquante mÚtres, on ne pouvait songer au fonçage d'un puits. Restait Réquillart, l'accÚs unique, le seul point par lequel on se rapprochait. Le pis était que la vieille fosse, inondée elle aussi, ne communiquait plus avec le Voreux, et n'avait de libre, au-dessus niveau des eaux, que des tronçons de galerie dépendant du premier accrochage. L'épuisement allait demander des années, la meilleure décision était donc de visiter ces galeries, pour voir si elles n'avoisinaient pas les voies submergées, au bout desquelles on soupçonnait la présence des mineurs en détresse. Avant d'en arriver là logiquement, on avait beaucoup discuté, pour écarter une foule de projets impraticables. DÚs lors, Négrel remua la poussiÚre des archives, et quand il eut découvert les anciens plans des deux fosses, il les étudia, il détermina les points oÃÂč devaient porter les recherches. Peu à peu, cette chasse l'enflammait, il était, à son tour, pris d'une fiÚvre de dévouement, malgré son ironique insouciance des hommes et des choses. On éprouva de premiÚres difficultés pour descendre, à Réquillart il fallut déblayer la bouche du puits, abattre le sorbier, raser les prunelliers et les aubépines; et l'on eut encore à réparer les échelles. Puis, les tùtonnements commencÚrent. L'ingénieur, descendu avec dix ouvriers, les faisait taper du fer de leurs outils contre certaines parties de la veine, qu'il leur désignait; et, dans un grand silence, chacun collait une oreille à la houille, écoutait si des coups lointains ne répondaient pas. Mais on parcourut en vain toutes les galeries praticables, aucun écho ne venait. L'embarras avait augmenté à quelle place entailler la couche? vers qui marcher, puisque personne ne paraissait ÃÂȘtre là ? On s'entÃÂȘtait pourtant, on cherchait, dans l'énervement d'une anxiété croissante. Depuis le premier jour, la Maheude arrivait le matin à Réquillart. Elle s'asseyait devant le puits, sur une poutre, elle n'en bougeait pas jusqu'au soir. Quand un homme ressortait, elle se levait, le questionnait des yeux rien? non, rien! et elle se rasseyait, elle attendait encore sans une parole, le visage dur et fermé. Jeanlin, lui aussi, en voyant qu'on envahissait son repaire, avait rÎdé, de l'air effaré d'une bÃÂȘte de proie dont le terrier va dénoncer les rapines il songeait au petit soldat, couché sous les roches, avec la peur qu'on n'allùt troubler ce bon sommeil; mais ce cÎté de la mine était envahi par les eaux, et d'ailleurs les fouilles se dirigeaient plus à gauche, dans la galerie ouest. D'abord, PhilomÚne était venue également, pour accompagner Zacharie, qui faisait partie de l'équipe de recherches; puis, cela l'avait ennuyée, de prendre froid sans nécessité ni résultat elle restait au coron, elle traÃnait ses journées de femme molle, indifférente, occupée à tousser du matin au soir. Au contraire, Zacharie ne vivait plus, aurait mangé la terre pour retrouver sa soeur. Il criait la nuit, il la voyait, il l'entendait, toute maigrie de faim, la gorge crevée à force d'appeler au secours. Deux fois, il avait voulu creuser sans ordre, disant que c'était là , qu'il le sentait bien. L'ingénieur ne le laissait plus descendre, et il ne s'éloignait pas de ce puits dont on le chassait, il ne pouvait mÃÂȘme s'asseoir et attendre prÚs de sa mÚre, agité d'un besoin d'agir, tournant sans relùche. On était au troisiÚme jour. Négrel, désespéré, avait résolu de tout abandonner le soir. A midi, aprÚs le déjeuner, lorsqu'il revint avec ses hommes, pour tenter un dernier effort, il fut surpris de voir Zacharie sortir de la fosse, trÚs rouge, gesticulant, criant - Elle y est! elle m'a répondu! Arrivez, arrivez donc! Il s'était glissé par les échelles, malgré le gardien, et il jurait qu'on avait tapé, là -bas, dans la premiÚre voie de la veine Guillaume. - Mais nous avons déjà passé deux fois oÃÂč vous dites, fit remarquer Négrel incrédule. Enfin, nous allons bien voir. La Maheude s'était levée; et il fallut l'empÃÂȘcher de descendre. Elle attendait tout debout, au bord du puits, les regards dans les ténÚbres de ce trou. En bas, Négrel tapa lui-mÃÂȘme trois coups, largement espacés; puis, il appliqua son oreille contre le charbon, en recommandant aux ouvriers le plus grand silence. Pas un bruit ne lui arriva, il hocha la tÃÂȘte évidemment, le pauvre garçon avait rÃÂȘvé. Furieux, Zacharie tapa à son tour; et lui entendait de nouveau, ses yeux brillaient, un tremblement de joie agitait ses membres. Alors, les autres ouvriers recommencÚrent l'expérience, les uns aprÚs les autres tous s'animaient, percevaient trÚs bien la lointaine réponse. Ce fut un étonnement pour l'ingénieur, il colla encore son oreille, il finit par saisir un bruit d'une légÚreté aérienne, un roulement rythmé à peine distinct, la cadence connue du rappel des mineurs, qu'ils battent contre la houille, dans le danger. La houille transmet les sons avec une limpidité de cristal, trÚs loin. Un porion qui se trouvait là , n'estimait pas à moins de cinquante mÚtres le bloc dont l'épaisseur les séparait des camarades. Mais il semblait qu'on pût déjà leur tendre la main, une allégresse éclatait. Négrel dut commencer à l'instant les travaux d'approche. Quand Zacharie, en haut, revit la Maheude, tous deux s'étreignirent. - Faut pas vous monter la tÃÂȘte, eut la cruauté de dire la Pierronne, venue ce jour-là en promenade, par curiosité. Si Catherine ne s'y trouvait pas, ça vous ferait trop de peine ensuite. C'était vrai, Catherine peut-ÃÂȘtre se trouvait ailleurs. - Fous-moi la paix, hein! cria rageusement Zacharie. Elle y est, je le sais! La Maheude s'était assise de nouveau, muette, le visage immobile. Et elle se remit à attendre. DÚs que l'histoire se fut répandue dans Montsou, il arriva un nouveau flot de monde. On ne voyait rien, et l'on demeurait là quand mÃÂȘme, il fallut tenir les curieux à distance. En bas, on travaillait jour et nuit. Par crainte de rencontrer un obstacle, l'ingénieur avait fait ouvrir, dans la veine, trois galeries descendantes, qui convergeaient vers le point oÃÂč l'on supposait les mineurs enfermés. Un seul haveur pouvait abattre la houille, sur le front étroit du boyau; on le relayait de deux heures en deux heures; et le charbon, dont on chargeait des corbeilles, était sorti de main en main Dar une chaÃne d'hommes, qui s'allongeait à mesure que le trou se creusait. La besogne, d'abord, marcha trÚs vite on fit six mÚtres en un jour. Zacharie avait obtenu d'ÃÂȘtre parmi les ouvriers d'élite mis à l'abattage. C'était un poste d'honneur qu'on se disputait. Et il s'emportait, lorsqu'on voulait le relayer, aprÚs ses deux heures de corvée réglementaire. Il volait le tour des camarades, il refusait de lùcher la rivelaine. Sa galerie bientÎt fut en avance sur les autres, il s'y battait contre la houille d'un élan si farouche, qu'on entendait monter du boyau le souffle grondant de sa poitrine, pareil au ronflement de quelque forge intérieure. Quand il en sortait, boueux et noir, ivre de fatigue, il tombait par terre, on devait l'envelopper dans une couverture. Puis, chancelant encore, il s'y replongeait, et la lutte recommençait, les grands coups sourds, les plaintes étouffées, un enragement victorieux de massacre. Le pis était que le charbon devenait dur, il cassa deux fois son outil, exaspéré de ne plus avancer si vite. Il souffrait aussi de la chaleur, une chaleur qui augmentait à chaque mÚtre d'avancement, insupportable au fond de cette trouée mince, oÃÂč l'air ne pouvait circuler. Un ventilateur à bras fonctionnait bien, mais l'aérage s'établissait mal, on retira à trois reprises des haveurs évanouis, que l'asphyxie étranglait. Négrel vivait au fond. avec ses ouvriers. On lui descendait ses repas, il dormait parfois deux heures, sur une botte de paille, roulé dans un manteau. Ce qui soutenait les courages, c'était la supplication des misérables, là -bas, le rappel de plus en plus distinct qu'ils battaient pour qu'on se hùtùt d'arriver. A présent, il sonnait trÚs clair, avec une sonorité musicale, comme frappé sur les lames d'un harmonica. On se guidait grùce à lui, on marchait à ce bruit cristallin, ainsi qu'on marche au canon dans les batailles. Chaque fois qu'un haveur était relayé, Négrel descendait, tapait, puis collait son oreille; et, chaque fois, jusqu'à présent, la réponse était venue, rapide et pressante. Aucun doute ne lui restait, on avançait dans la bonne direction; mais quelle lenteur fatale! Jamais on n'arriverait assez tÎt. En deux jours, d'abord, on avait bien abattu treize mÚtres; seulement, le troisiÚme jour, on était tombé à cinq; puis le quatriÚme, à trois. La houille se serrait, durcissait à un tel point, que, maintenant, on fonçait de deux mÚtres, avec peine. Le neuviÚme jour, aprÚs des efforts surhumains, l'avancement était de trente-deux mÚtres, et l'on calculait qu'on en avait devant soi une vingtaine encore. Pour les prisonniers, c'était la douziÚme journée qui commençait, douze fois vingt-quatre heures sans pain, sans feu, dans ces ténÚbres glaciales! Cette abominable idée mouillait les paupiÚres, raidissait les bras à la besogne. Il semblait impossible que des chrétiens vécussent davantage, les coups lointains s'affaiblissaient depuis la veille, on tremblait à chaque instant de les entendre s'arrÃÂȘter. RéguliÚrement, la Maheude venait toujours s'asseoir à la bouche du puits. Elle amenait, entre ses bras, Estelle qui ne pouvait rester seule du matin au soir. Heure par heure, elle suivait ainsi le travail, partageait les espérances et les abattements. C'était, dans les groupes qui stationnaient, et jusqu'à Montsou, une attente fébrile, des commentaires sans fin. Tous les coeurs du pays battaient là -bas, sous la terre. Le neuviÚme jour, à l'heure du déjeuner, Zacharie ne répondit pas, lorsqu'on l'appela pour le relais. Il était comme fou, il s'acharnait avec des jurons. Négrel, sorti un instant, ne put le faire obéir; et il n'y avait mÃÂȘme là qu'un porion, avec trois mineurs. Sans doute, Zacharie, mal éclairé, furieux de cette lueur vacillante qui retardait sa besogne, commit l'imprudence d'ouvrir sa lampe. On avait pourtant donné des ordres sévÚres, car des fuites de grisou s'étaient déclarées, le gaz séjournait en masse énorme, dans ces couloirs étroits, privés d'aérage. Brusquement, un coup de foudre éclata, une trombe de feu sortit du boyau, comme de la gueule d'un canon chargé à mitraille. Tout flambait, l'air s'enflammait ainsi que de la poudre, d'un bout à l'autre des galeries. Ce torrent de flamme emporta le porion et les trois ouvriers, remonta le puits, jaillit au grand jour en une éruption, qui crachait des roches et des débris de charpente. Les curieux s'enfuirent, la Maheude se leva, serrant contre sa gorge Estelle épouvantée. Lorsque Négrel et les ouvriers revinrent, une colÚre terrible les secoua. Ils frappaient la terre à coups de talon, comme une marùtre tuant au hasard ses enfants, dans les imbéciles caprices de sa cruauté. On se dévouait, on allait au secours de camarades, et il fallait encore y laisser des hommes! AprÚs trois grandes heures d'efforts et de dangers, quand on pénétra enfin dans les galeries, la remonte des victimes fut lugubre. Ni le porion ni les ouvriers n'étaient morts, mais des plaies affreuses les couvraient, exhalaient une odeur de chair grillée; ils avaient bu le feu, les brûlures descendaient jusque dans leur gorge; et ils poussaient un hurlement continu, suppliant qu'on les achevùt. Des trois mineurs, un était l'homme qui, pendant la grÚve, avait crevé la pompe de Gaston-Marie d'un dernier coup de pioche; les deux autres gardaient des cicatrices aux mains, les doigts écorchés, coupés, à force d'avoir lancé des briques sur les soldats. La foule, toute pùle et frémissante, se découvrit quand ils passÚrent. Debout, la Maheude attendait. Le corps de Zacharie parut enfin. Les vÃÂȘtements avaient brûlé, le corps n'était qu'un charbon noir, calciné, méconnaissable. Broyée dans l'explosion, la tÃÂȘte n'existait plus. Et, lorsqu'on eut déposé ces restes affreux sur un brancard, la Maheude les suivit d'un pas machinal, les paupiÚres ardentes, sans une larme. Elle tenait dans ses bras Estelle assoupie, elle s'en allait tragique, les cheveux fouettés par le vent. Au coron, PhilomÚne demeura stupide, les yeux changés en fontaines, tout de suite soulagée. Mais déjà la mÚre était retournée du mÃÂȘme pas à Réquillart elle avait accompagné son fils, elle revenait attendre sa fille. Trois jours encore s'écoulÚrent. On avait repris les travaux de sauvetage, au milieu de difficultés inouïes. Les galeries d'approche ne s'étaient heureusement pas éboulées, à la suite du coup de grisou; seulement, l'air y brûlait, si lourd et si vicié, qu'il avait fallu installer d'autres ventilateurs. Toutes les vingt minutes, les haveurs se relayaient. On avançait, deux mÚtres à peine les séparaient des camarades. Mais, à présent, ils travaillaient le froid au coeur, tapant dur uniquement par vengeance; car les bruits avaient cessé, le rappel ne sonnait plus sa petite cadence claire. On était au douziÚme jour des travaux, au quinziÚme de la catastrophe; et, depuis le matin, un silence de mort s'était fait. Le nouvel accident redoubla la curiosité de Montsou, les bourgeois organisaient des excursions, avec un tel entrain, que les Grégoire se décidÚrent à suivre le monde. On arrangea une partie, il fut convenu qu'ils se rendraient au Voreux dans leur voiture, tandis que Mme Hennebeau y amÚnerait dans la sienne Lucie et Jeanne. Deneulin leur ferait visiter son chantier, puis on rentrerait Dar Réquillart, oÃÂč ils sauraient de Négrel à quel point exact en étaient les galeries, et s'il espérait encore. Enfin, on dÃnerait ensemble le soir. Lorsque, vers trois heures, les Grégoire et leur fille Cécile descendirent devant la fosse effondrée, ils y trouvÚrent Mme Hennebeau, arrivée la premiÚre, en toilette bleu marine, se garantissant, sous une ombrelle, du pùle soleil de février. Le ciel, trÚs pur, avait une tiédeur de printemps. Justement, M. Hennebeau était là , avec Deneulin; et elle écoutait d'une oreille distraite les explications que lui donnait ce dernier sur les efforts qu'on avait dû faire pour endiguer le canal. Jeanne, qui emportait toujours un album, s'était mise à crayonner, enthousiasmée par l'horreur du motif; pendant que Lucie, assise à cÎté d'elle sur un débris de wagon, poussait aussi des exclamations d'aise, trouvant ça "épatant". La digue, inachevée, laissait passer des fuites nombreuses, dont les flots d'écume roulaient, tombaient en cascade dans l'énorme trou de la fosse engloutie. Pourtant, ce cratÚre se vidait, l'eau bue par les terres baissait, découvrait l'effrayant gùchis du fond. Sous l'azur tendre de la belle journée, c'était un cloaque, les ruines d'une ville abÃmée et fondue dans de la boue. - Et l'on se dérange pour voir ça! s'écria M. Grégoire, désillusionné. Cécile, toute rose de santé, heureuse de respirer l'air si pur, s'égayait, plaisantait, tandis que Mme Hennebeau faisait une moue de répugnance, en murmurant - Le fait est que ca n'a rien de joli. Les deux ingénieurs se mirent à rire. Ils tùchÚrent d'intéresser les visiteurs, en les promenant partout, en leur expliquant le jeu des pompes et la manoeuvre du pilon qui enfonçait les pieux. Mais ces dames devenaient inquiÚtes. Elles frissonnÚrent, lorsqu'elles surent que les pompes fonctionneraient des années, six, sept ans peut-ÃÂȘtre, avant que le puits fût reconstruit et que l'on eût épuisé toute l'eau de la fosse. Non, elles aimaient mieux penser à autre chose, ces bouleversements-là n'étaient bons qu'à donner de vilains rÃÂȘves. - Partons, dit Mme Hennebeau, en se dirigeant vers sa voiture. Jeanne et Lucie se récriÚrent. Comment, si vite! Et le dessin qui n'était pas fini! Elles voulurent rester, leur pÚre les amÚnerait au dÃner, le soir. M. Hennebeau prit seul place avec sa femme dans la calÚche, car lui aussi désirait questionner Négrel. - Eh bien! allez en avant, dit M. Grégoire. Nous vous suivons, nous avons une petite visite de cinq minutes à faire, là , dans le coron... Allez, allez, nous serons à Réquillart en mÃÂȘme temps que vous. Il remonta derriÚre Mme Grégoire et Cécile; et, tandis que l'autre voiture filait le long du canal, la leur gravit doucement la pente. C'était une pensée charitable, qui devait compléter l'excursion ion. La mort de Zacharie les avait emplis de pitié pour cette tragique famille des Maheu, dont tout le pays causait. Ils ne plaignaient pas le pÚre, ce brigand, ce tueur de soldats qu'il avait fallu abattre comme un loup. Seulement, la mÚre les touchait, cette pauvre femme qui venait de perdre son fils, aprÚs avoir perdu son mari, et dont la fille n'était peut-ÃÂȘtre plus qu'un cadavre, sous la terre; sans compter qu'on parlait encore d'un grand-pÚre infirme, d'un enfant boiteux à la suite d'un éboulement, d'une petite fille morte de faim, pendant la grÚve. Aussi, bien que cette famille eût mérité en partie ses malheurs, par son esprit détestable, avaient-ils résolu d'affirmer la largeur de leur charité, leur désir d'oubli et de conciliation, en lui portant eux-mÃÂȘmes une aumÎne. Deux paquets, soigneusement enveloppés, se trouvaient sous une banquette de la voiture. Une vieille femme indiqua au cocher la maison des Maheu, le numéro 16 du deuxiÚme corps. Mais, quand les Grégoire furent descendus, avec les paquets, ils frappÚrent vainement, ils finirent par taper à coups de poing dans la porte, sans obtenir davantage de réponse la maison résonnait lugubre, ainsi qu'une demeure vidée par le deuil, glacée et noire, abandonnée depuis longtemps. - Il n'y a personne, dit Cécile désappointée. Est-ce ennuyeux! qu'est-ce que nous allons faire de tout ça? Brusquement, la porte d'à cÎté s'ouvrit, et la Levaque parut. - Oh! monsieur et madame, mille pardons! excusez-moi, mademoiselle!... C'est la voisine que vous voulez. Elle n'y est pas, elle est à Réquillart... Dans un flux de paroles, elle leur racontait l'histoire, leur répétait qu'il fallait bien s'entraider, qu'elle gardait chez elle Lénore et Henri, pour permettre à la mÚre d'aller attendre, là -bas. Ses regards étaient tombés sur les paquets, elle en arrivait à parler de sa pauvre fille devenue veuve, à étaler sa propre misÚre, avec des yeux luisants de convoitise. Puis, d'un air hésitant, elle murmura - J'ai la clef. Si monsieur et madame y tiennent absolument... Le grand-pÚre est là . Les Grégoire, stupéfaits, la regardÚrent. Comment! le grand-pÚre était là ! mais personne ne répondait. Il dormait donc? Et, lorsque la Levaque se fut décidée à ouvrir la porte, ce qu'ils virent les arrÃÂȘta sur le seuil. Bonnemort était là , seul, les yeux larges et fixes, cloué sur une chaise, devant la cheminée froide. Autour de lui, la salle paraissait plus grande, sans le coucou, sans les meubles de sapin verni, qui l'animaient autrefois; et il ne restait, dans la crudité verdùtre des murs, que les portraits de l'Empereur et de l'Impératrice, dont les lÚvres roses souriaient avec une bienveillance officielle. Le vieux ne bougeait pas, ne clignait pas les paupiÚres sous le coup de lumiÚre de la porte, l'air imbécile, comme s'il n'avait pas mÃÂȘme vu entrer tout ce monde. A ses pieds, se trouvait son plat garni de cendre, ainsi qu'on en met aux chats, pour leurs ordures. - Ne faites pas attention, s'il n'est guÚre poli, dit la Levaque obligeamment. ParaÃt qu'il s'est cassé quelque chose dans la cervelle. Voilà une quinzaine qu'il n'en raconte pas davantage. Mais une secousse agitait Bonnemort, un raclement profond qui semblait lui monter du ventre; et il cracha dans le plat, un épais crachat noir. La cendre en était trempée, une boue de charbon, tout le charbon de la mine qu'il se tirait de la gorge. Déjà , il avait repris son immobilité. Il ne remuait plus, de loin en loin, que pour cracher. Troublés, le coeur levé de dégoût, les Grégoire tùchaient cependant de prononcer quelques paroles amicales et encourageantes. - Eh bien! mon brave homme, dit le pÚre, vous ÃÂȘtes donc enrhumé? Le vieux, les yeux au mur, ne tourna pas la tÃÂȘte. Et le silence retomba, lourdement. - On devrait vous faire un peu de tisane, ajouta la mÚre. Il garda sa raideur muette. - Dis donc, papa, murmura Cécile, on nous avait bien raconté qu'il était infirme; seulement, nous n'y avons plus songé ensuite... Elle s'interrompit, trÚs embarrassée. AprÚs avoir posé sur la table un pot-au-feu et deux bouteilles de vin, elle défaisait le deuxiÚme paquet, elle en tirait une paire de souliers énormes. C'était le cadeau destiné au grand-pÚre, et elle tenait un soulier à chaque main, interdite, en contemplant les pieds enflés du pauvre homme, qui ne marcherait jamais plus. - Hein? ils viennent un peu tard, n'est-ce pas, mon brave? reprit M. Grégoire, pour égayer la situation. Ca ne fait rien, ça sert toujours. Bonnemort n'entendit pas, ne répondit pas, avec son effrayant visage, d'une froideur et d'une dureté de pierre. Alors, Cécile, furtivement, posa les souliers contre le mur. Mais elle eut beau y mettre des précautions, les clous sonnÚrent; et ces chaussures énormes restÚrent gÃÂȘnantes dans la piÚce. - Allez, il ne dira pas merci! s'écria la Levaque, qui avait jeté sur les souliers un coup d'oeil de profonde envie. Autant donner une paire de lunettes à un canard, sauf votre respect. Elle continua, elle travailla pour entraÃner les Grégoire chez elle, comptant les y apitoyer. Enfin, elle imagina un prétexte, elle leur vanta Henri et Lénore, qui étaient bien gentils, bien mignons; et si intelligents, répondant comme des anges aux questions qu'on leur posait! Ceux-là diraient tout ce que monsieur et madame désireraient savoir. - Viens-tu un instant, fillette? demanda le pÚre, heureux de sortir. - Oui, je vous suis, répondit-elle. Cécile demeura seule avec Bonnemort. Ce qui la retenait là , tremblante et fascinée, c'était qu'elle croyait reconnaÃtre ce vieux oÃÂč avait-elle donc rencontré cette face carrée, livide, tatouée de charbon? et brusquement elle se rappela, elle revit un flot de peuple hurlant qui l'entourait, elle sentit des mains froides qui la serraient au cou. C'était lui, elle retrouvait l'homme, elle regardait les mains posées sur les genoux, des mains d'ouvrier accroupi dont toute la force est dans les poignets, solides encore malgré l'ùge. Peu à peu, Bonnemort avait paru s'éveiller, et il l'apercevait, et il l'examinait lui aussi, de son air béant. Une flamme montait à ses joues, une secousse nerveuse tirait sa bouche, d'oÃÂč coulait un mince filet de salive noire. Attirés, tous deux restaient l'un devant l'autre, elle florissante, grasse et fraÃche des longues paresses et du bien-ÃÂȘtre repu de sa race, lui gonflé d'eau, d'une laideur lamentable de bÃÂȘte fourbue, détruit de pÚre en fils par cent années de travail et de faim. Au bout de dix minutes, lorsque les Grégoire, surpris de ne pas voir Cécile, rentrÚrent chez les Maheu, ils poussÚrent un cri terrible. Par terre, leur fille gisait, la face bleue, étranglée. A son cou, les doigts avaient laissé l'empreinte rouge d'une poigne de géant. Bonnemort, chancelant sur ses jambes mortes, était tombé prÚs d'elle, sans pouvoir se relever. Il avait ses mains crochues encore, il regardait le monde de son air imbécile, les yeux grands ouverts. Et, dans sa chute, il venait de casser son plat, la cendre s'était répandue, la boue des crachats noirs avait éclaboussé la piÚce; tandis que la paire de gros souliers s'alignait, saine et sauve, contre le mur. Jamais il ne fut possible de rétablir exactement les faits. Pourquoi Cécile s'était-elle approchée? comment Bonnemort, cloué sur sa chaise, avait-il pu la prendre à la gorge? Evidemment, lorsqu'il l'avait tenue, il devait s'ÃÂȘtre acharné, serrant toujours, étouffant ses cris, culbutant avec elle, jusqu'au dernier rùle. Pas un bruit, pas une plainte, n'avait traversé la mince cloison de la maison voisine, il fallut croire à un coup de brusque démence, à une tentation inexplicable de meurtre, devant ce cou blanc de fille. Une telle sauvagerie stupéfia, chez ce vieil infirme qui avait vécu en brave homme, en brute obéissante, contraire aux idées nouvelles. Quelle rancune, inconnue de lui-mÃÂȘme, lentement empoisonnée, était-elle donc montée de ses entrailles à son crùne? L'horreur fit conclure à l'inconscience, c'était le crime d'un idiot. Cependant, les Grégoire, à genoux, sanglotaient, suffoquaient de douleur. Leur fille adorée, cette fille désirée si longtemps, comblée ensuite de tous leurs biens, qu'ils allaient regarder dormir sur la pointe des pieds, qu'ils ne trouvaient jamais assez bien nourrie, jamais assez grasse! Et c'était l'effondrement mÃÂȘme de leur vie, à quoi bon vivre, maintenant qu'ils vivraient sans elle? La Levaque, éperdue, criait - Ah! le vieux bougre, qu'est-ce qu'il a fait là ? Si l'on pouvait s'attendre à une chose pareille!... Et la Maheude qui ne reviendra que ce soir! Dites donc, si je courais la chercher. Anéantis, le pÚre et la mÚre ne répondaient pas. - Hein? ça vaudrait mieux... J'y vais. Mais, avant de sortir, la Levaque avisa les souliers. Tout le coron s'agitait, une foule se bousculait déjà . Peut-ÃÂȘtre bien qu'on les volerait. Et puis, il n'y avait plus d'homme chez les Maheu pour les mettre. Doucement, elle les emporta. Ca devait ÃÂȘtre juste le pied de Bouteloup. A Réquillart, les Hennebeau attendirent longtemps les Grégoire, en compagnie de Négrel. Celui-ci, remonté de la fosse, donnait des détails on espérait communiquer le soir mÃÂȘme avec les prisonniers; mais on ne retirerait certainement que des cadavres, car le silence de mort continuait. DerriÚre l'ingénieur, la Maheude, assise sur la poutre, écoutait toute blanche, lorsque la Levaque arriva lui conter le beau coup de son vieux. Et elle n'eut qu'un grand geste d'impatience et d'irritation. Pourtant, elle la suivit. Mme Hennebeau défaillait. Quelle abomination! cette pauvre Cécile, si gaie ce jour-là , si vivante une heure plus tÎt! Il fallut que Hennebeau fÃt entrer un instant sa femme dans la masure du vieux Mouque. De ses mains maladroites, il la dégrafait, troublé par l'odeur de musc qu'exhalait le corsage ouvert. Et, comme, ruisselante de larmes, elle étreignait Négrel, effaré de cette mort qui coupait court au mariage, le mari les regarda se lamenter ensemble, délivré d'une inquiétude. Ce malheur arrangeait tout, il préférait garder son neveu, dans la crainte de son cocher. VII, V En bas du puits, les misérables abandonnés hurlaient de terreur. Maintenant, ils avaient de l'eau jusqu'au ventre. Le bruit du torrent les étourdissait, les derniÚres chutes du cuvelage leur faisaient croire à un craquement suprÃÂȘme du monde; et ce qui achevait de les affoler, c'étaient les hennissements des chevaux enfermés dans l'écurie, un cri de mort, terrible, inoubliable, d'animal qu'on égorge. Mouque avait lùché Bataille. Le vieux cheval était là , tremblant, l'oeil dilaté et fixe sur cette eau qui montait toujours. Rapidement, la salle de l'accrochage s'emplissait, on voyait grandir la crue verdùtre, à la lueur rouge des trois lampes, brûlant encore sous la voûte. Et, brusquement, quand il sentit cette glace lui tremper le poil, il partit des quatre fers, dans un galop furieux, il s'engouffra et se perdit au fond d'une des galeries de roulage. Alors, ce fut un sauve-qui-peut, les hommes suivirent cette bÃÂȘte. - Plus rien à foutre ici! criait Mouque. Faut voir par Réquillart. Cette idée qu'ils pourraient sortir par la vieille fosse voisine, s'ils y arrivaient avant que le passage fût coupé, les emportait maintenant. Les vingt se bousculaient à la file, tenant leurs lampes en l'air, pour que l'eau ne les éteignÃt pas. Heureusement, la galerie s'élevait d'une pente insensible, ils allÚrent pendant deux cents mÚtres, luttant contre le flot, sans ÃÂȘtre gagnés davantage. Des croyances endormies se réveillaient dans ces ùmes éperdues, ils invoquaient la terre, c'était la terre qui se vengeait, qui lùchait ainsi le sang de la veine, parce qu'on lui avait tranché une artÚre. Un vieux bégayait des priÚres oubliées en pliant ses pouces en dehors, pour apaiser les mauvais esprits de la mine. Mais, au premier carrefour, un désaccord éclata. Le palefrenier voulait passer à gauche, d'autres juraient qu'on raccourcirait, si l'on prenait à droite. Une minute fut perdue. - Eh! laissez-y la peau, qu'est-ce que ca me fiche! s'écria brutalement Chaval. Moi, je file par là . Il prit la droite, deux camarades le suivirent. Les autres continuÚrent à galoper derriÚre le pÚre Mouque, qui avait grandi au fond de Réquillart. Pourtant, il hésitait lui-mÃÂȘme, ne savait par ou tourner. Les tÃÂȘtes s'égaraient, les anciens ne reconnaissaient plus les voies, dont l'écheveau s'était comme embrouillé devant eux. A chaque bifurcation, une incertitude les arrÃÂȘtait court, et il fallait se décider pourtant. Etienne courait le dernier, retenu par Catherine, que paralysaient la fatigue et la peur. Lui, aurait filé à droite, avec Chaval, car il le croyait dans la bonne route; mais il l'avait lùché, quitte à rester au fond. D'ailleurs, la débandade continuait, des camarades avaient encore tiré de leur cÎté, ils n'étaient plus que sept derriÚre le vieux Mouque. - Pends-toi à mon cou, je te porterai, dit Etienne à la jeune fille, en la voyant faiblir. - Non, laisse, murmura-t-elle, je ne peux plus, j'aime mieux mourir tout de suite. Ils s'attardaient, de cinquante mÚtres en arriÚre, et il la soulevait malgré sa résistance, lorsque la galerie brusquement se boucha un bloc énorme qui s'effondrait et les séparait des autres. L'inondation détrempait déjà les roches, des éboulements se produisaient de tous cÎtés. Ils durent revenir sur leurs pas. Puis, ils ne surent plus dans quel sens ils marchaient. C'était fini, il fallait abandonner l'idée de remonter par Réquillart. Leur unique espoir était de gagner les tailles supérieures, oÃÂč l'on viendrait peut-ÃÂȘtre les délivrer, si les eaux baissaient. Etienne reconnut enfin la veine Guillaume. - Bon! dit-il, je sais oÃÂč nous sommes. Nom de Dieu! nous étions dans le vrai chemin; mais va te faire fiche, maintenant!... Ecoute, allons tout droit, nous grimperons par la cheminée. Le flot battait leur poitrine, ils marchaient trÚs lentement. Tant qu'ils auraient de la lumiÚre, ils ne désespéraient pas; et ils soufflÚrent l'une des lampes, pour en économiser l'huile, avec la pensée de la vider dans l'autre. Ils atteignaient la cheminée, lorsqu'un bruit, derriÚre eux, les fit se tourner. Etaient-ce donc les camarades, barrés à leur tour, qui revenaient? Un souffle ronflait au loin, ils ne s'expliquaient pas cette tempÃÂȘte qui se rapprochait, dans un éclaboussement d'écume. Et ils criÚrent, quand ils virent une masse géante, blanchùtre, sortir de l'ombre et lutter pour les rejoindre, entre les boisages trop étroits, oÃÂč elle s'écrasait. C'était Bataille. En partant de l'accrochage, il avait galopé le long des galeries noires, éperdument. Il semblait connaÃtre son chemin, dans cette ville souterraine, qu'il habitait depuis onze années; et ses yeux voyaient clair, au fond de l'éternelle nuit oÃÂč il avait vécu. Il galopait, il galopait, pliant la tÃÂȘte, ramassant les pieds, filant par ces boyaux minces de la terre, emplis de son grand corps. Les rues se succédaient, les carrefours ouvraient leur fourche, sans qu'il hésitùt. OÃÂč allait-il? là -bas peut-ÃÂȘtre, à cette vision de sa jeunesse, au moulin oÃÂč il était né, sur le bord de la Scarpe, au souvenir confus du soleil, brûlant en l'air comme une grosse lampe. Il voulait vivre, sa mémoire de bÃÂȘte s'éveillait, l'envie de respirer encore de l'air des plaines le poussait droit devant lui, jusqu'à ce qu'il eût découvert le trou, la sortie sous le ciel chaud, dans la lumiÚre. Et une révolte emportait sa résignation ancienne, cette fosse l'assassinait, aprÚs l'avoir aveuglé. L'eau qui le poursuivait, le fouettait aux cuisses, le mordait à la croupe. Mais à mesure qu'il s'enfonçait, les galeries devenaient plus étroites abaissant le toit, renflant le mur. Il galopait quand mÃÂȘme, il s'écorchait, laissait aux boisages des lambeaux de ses membres. De toutes parts, la mine semblait se resserrer sur lui, pour le prendre et l'étouffer. Alors, Etienne et Catherine, comme il arrivait prÚs d'eux, l'aperçurent qui s'étranglait entre les roches. Il avait buté, il s'était cassé les deux jambes de devant. D'un dernier effort, il se traÃna quelques mÚtres; mais ses flancs ne passaient plus, il restait enveloppé, garrotté par la terre. Et sa tÃÂȘte saignante s'allongea, chercha encore une fente, de ses gros yeux troubles. L'eau le recouvrait rapidement, il se mit à hennir, du rùle prolongé, atroce, dont les autres chevaux étaient morts déjà , dans l'écurie. Ce fut une agonie effroyable, cette vieille bÃÂȘte, fracassée, immobilisée, se débattant à cette profondeur, loin du jour. Son cri de détresse ne cessait pas, le flot noyait sa criniÚre, qu'il le poussait plus rauque, de sa bouche tendue et grande ouverte. Il y eut un dernier ronflement, le bruit sourd d'un tonneau qui s'emplit. Puis un grand silence tomba. - Ah! mon Dieu! emmÚne-moi, sanglotait Catherine Ah! mon Dieu! j'ai peur, je ne veux pas mourir. EmmÚne-moi! emmÚne-moi! Elle avait vu la mort. Le puits écroulé, la fosse inondée, rien ne lui avait soufflé à la face cette épouvante, cette clameur de Bataille agonisant. Et elle l'entendait toujours, ses oreilles en bourdonnaient, toute sa chair en frissonnait. - EmmÚne-moi! emmÚne-moi! Etienne l'avait saisie et l'emportait. D'ailleurs, il était grand temps, ils montÚrent dans la cheminée, trempés jusqu'aux épaules. Lui, devait l'aider, car elle n'avait plus la force de s'accrocher aux bois. A trois reprises, il crut qu'elle lui échappait, qu'elle retombait dans la mer profonde, dont la marée grondait derriÚre eux. Cependant, ils purent respirer quelques minutes, quand ils eurent rencontré la premiÚre voie, libre encore. L'eau reparut, il fallut se hisser de nouveau. Et, durant des heures, cette montée continua, la crue les chassait de voie en voie, les obligeait à s'élever toujours. Dans la sixiÚme, un répit les enfiévra d'espoir, il leur semblait que le niveau demeurait stationnaire. Mais une hausse plus forte se déclara, ils durent grimper à la septiÚme, puis à la huitiÚme. Une seule restait, et quand ils y furent, ils regardÚrent anxieusement chaque centimÚtre que l'eau gagnait. Si elle ne s'arrÃÂȘtait pas, ils allaient donc mourir, comme le vieux cheval, écrasés contre le toit, la gorge emplie par le flot? Des éboulements retentissaient à chaque instant. La mine entiÚre était ébranlée, d'entrailles trop grÃÂȘles, éclatant de la coulée énorme qui la gorgeait. Au bout des galeries, l'air refoulé s'amassait, se comprimait, partait en explosions formidables, parmi les roches fendues et les terrains bouleversés. C'était le terrifiant vacarme des cataclysmes intérieurs, un coin de la bataille ancienne, lorsque les déluges retournaient la terre, en abÃmant les montagnes sous les plaines. Et Catherine, secouée, étourdie de cet effondrement continu, joignait les mains, bégayait les mÃÂȘmes mots, sans relùche - Je ne veux pas mourir... Je ne veux pas mourir... Pour la rassurer, Etienne jurait que l'eau ne bougeait plus. Leur fuite durait bien depuis six heures, on allait descendre à leur secours. Et il disait six heures sans savoir, la notion exacte du temps leur échappait. En réalité, un jour entier s'était écoulé déjà , dans leur montée au travers de la veine Guillaume. Mouillés, grelottants, ils s'installÚrent. Elle se déshabilla sans honte, pour tordre ses vÃÂȘtements; puis, elle remit la culotte et la veste, qui achevÚrent de sécher sur elle. Comme elle était pieds nus, lui, qui avait ses sabots, la força à les prendre. Ils pouvaient patienter maintenant, ils avaient baissé la mÚche de la lampe, ne gardant qu'une lueur faible de veilleuse. Mais des crampes leur déchirÚrent l'estomac, tous deux s'aperçurent qu'ils mouraient de faim. Jusque-là , ils ne s'étaient pas senti vivre. Au moment de la catastrophe, ils n'avaient point déjeuné, et ils venaient de retrouver leurs tartines, gonflées par l'eau, changées en soupe. Elle dut se fùcher pour qu'il voulût bien accepter sa part. DÚs qu'elle eut mangé, elle s'endormit de lassitude, sur la terre froide. Lui, brûlé d'insomnie, la veillait, le front entre les mains, les yeux fixes. Combien d'heures s'écoulÚrent ainsi? Il n'aurait pu le dire. Ce qu'il savait, c'était que devant lui, par le trou de la cheminée, il avait vu reparaÃtre le flot noir et mouvant, la bÃÂȘte dont le dos s'enflait sans cesse pour les atteindre. D'abord, il n'y eut qu'une ligne mince, un serpent souple qui s'allongea; puis, cela s'élargit en une échine grouillante, rampante; et bientÎt ils furent rejoints, les pieds de la jeune fille endormie trempÚrent. Anxieux, il hésitait à la réveiller. N'était-ce pas cruel de la tirer de ce repos, de l'ignorance anéantie qui la berçait peut-ÃÂȘtre dans un rÃÂȘve de grand air et de vie au soleil? Par oÃÂč fuir, d'ailleurs? Et il cherchait, et il se rappela que le plan incliné, établi dans cette partie de la veine, communiquait, bout à bout, avec le plan qui desservait l'accrochage supérieur. C'était une issue. Il la laissa dormir encore, le plus longtemps qu'il fut possible, regardant le flot gagner, attendant qu'il les chassùt. Enfin, il la souleva doucement, et elle eut un grand frisson. - Ah! mon Dieu! c'est vrai!... Ca recommence, mon Dieu! Elle se souvenait, elle criait, de retrouver la mort prochaine. - Non, calme-toi, murmura-t-il. On peut passer, je te jure. Pour se rendre au plan incliné, ils durent marcher ployés en deux, de nouveau mouillés jusqu'aux épaules. Et la montée recommença, plus dangereuse, par ce trou boisé entiÚrement, long d'une centaine de mÚtres. D'abord, ils voulurent tirer le cùble, afin de fixer en bas l'un des chariots; car si l'autre était descendu, pendant leur ascension, il les aurait broyés. Mais rien ne bougea, un obstacle faussait le mécanisme. Ils se risquÚrent, n'osant se servir de ce cùble qui les gÃÂȘnait, s'arrachant les ongles contre les charpentes lisses. Lui, venait le dernier, la retenait du crùne, quand elle glissait, les mains sanglantes. Brusquement, ils se cognÚrent contre des éclats de poutre, qui barraient le plan. Des terres avaient coulé, un éboulement empÃÂȘchait d'aller plus haut. Par bonheur, une porte s'ouvrait là , et ils débouchÚrent dans une voie. Devant eux, la lueur d'une lampe les stupéfia. Un homme leur criait rageusement - Encore des malins aussi bÃÂȘtes que moi! Ils reconnurent Chaval, qui se trouvait bloqué par l'éboulement, dont les terres comblaient le plan incliné; et les deux camarades, partis avec lui, étaient mÃÂȘme restés en chemin, la tÃÂȘte fendue. Lui, blessé au coude, avait eu le courage de retourner sur les genoux prendre leurs lampes et les fouiller, pour voler leurs tartines. Comme il s'échappait, un dernier effondrement, derriÚre son dos, avait bouché la galerie. Tout de suite, il se jura de ne point partager ses provisions avec ces gens qui sortaient de terre. Il les aurait assommés. Puis, il les reconnut à son tour, et sa colÚre tomba, il se mit à rire de joie mauvaise. - Ah! c'est toi, Catherine! Tu t'es cassé le nez, et tu as voulu rejoindre ton homme. Bon! bon! nous allons la danser ensemble. Il affectait de ne pas voir Etienne. Ce dernier, bouleversé de la rencontre, avait eu un geste pour protéger la herscheuse, qui se serrait contre lui. Pourtant, il fallait bien accepter la situation. Il demanda simplement au camarade, comme s'ils s'étaient quittés bons amis, une heure plus tÎt - As-tu regardé au fond? On ne peut donc passer par les tailles? Chaval ricanait toujours. - Ah! ouiche! par les tailles! Elles se sont éboulées aussi, nous sommes entre deux murs, une vraie souriciÚre... Mais tu peux t'en retourner par le plan, si tu es un bon plongeur. En effet, l'eau montait, on l'entendait clapoter. La retraite se trouvait coupée déjà . Et il avait raison, c'était une souriciÚre, un bout de galerie que des affaissements considérables obstruaient en arriÚre et en avant. Pas une issue, tous trois étaient murés. - Alors, tu restes? ajouta Chaval goguenard. Va, c'est ce que tu feras de mieux, et si tu me fiches la paix, moi je ne te parlerai seulement pas. Il y a encore ici de la place pour deux hommes... Nous verrons bientÎt lequel crÚvera le premier, à moins qu'on ne vienne, ce qui me semble difficile. Le jeune homme reprit - Si nous tapions, on nous entendrait peut-ÃÂȘtre. - J'en suis las, de taper... Tiens! essaie toi-mÃÂȘme avec cette pierre. Etienne ramassa le morceau de grÚs, que l'autre avait émietté déjà , et il battit contre la veine, au fond, le rappel des mineurs, le roulement prolongé, dont les ouvriers en péril signalent leur présence. Puis, il colla son oreille, pour écouter. A vingt reprises, il s'entÃÂȘta. Aucun bruit ne répondait. Pendant ce temps, Chaval affecta de faire froidement son petit ménage. D'abord, il rangea ses trois lampes contre le mur une seule brûlait, les autres serviraient plus tard. Ensuite, il posa sur une piÚce du boisage les deux tartines qu'il avait encore. C'était le buffet, il irait bien deux jours avec ça, s'il était raisonnable. Il se tourna, en disant - Tu sais, Catherine, il y en aura la moitié pour toi, quand tu auras trop faim. La jeune fille se taisait. Cela comblait son malheur, de se retrouver entre ces deux hommes. Et l'affreuse vie commença. Ni Chaval ni Etienne n'ouvraient la bouche, assis par terre, à quelques pas. Sur la remarque du premier, le second éteignit sa lampe, un luxe de lumiÚre inutile; puis, ils retombÚrent dans leur silence. Catherine s'était couchée prÚs du jeune homme, inquiÚte des regards que son ancien galant lui jetait. Les heures s'écoulaient, on entendait le petit murmure de l'eau montant sans cesse; tandis que, de temps à autre, des secousses profondes, des retentissements lointains, annonçaient les derniers tassements de la mine. Quand la lampe se vida et qu'il fallut en ouvrir une autre, pour l'allumer, la peur du grisou les agita un instant; mais ils aimaient mieux sauter tout de suite, que de durer dans les ténÚbres; et rien ne sauta, il n'y avait pas de grisou. Ils s'étaient allongés de nouveau, les heures se remirent à couler. Un bruit émotionna Etienne et Catherine, qui levÚrent la tÃÂȘte. Chaval se décidait à manger il avait coupé la moitié d'une tartine, il mùchait longuement, pour ne pas ÃÂȘtre tenté d'avaler tout. Eux, que la faim torturait, le regardÚrent. - Vrai, tu refuses? dit-il à la herscheuse, de son air provocant. Tu as tort. Elle avait baissé les yeux, craignant de céder, l'estomac déchiré d'une telle crampe, que des larmes gonflaient ses paupiÚres. Mais elle comprenait ce qu'il demandait; déjà , le matin, il lui avait soufflé sur le cou; il était repris d'une de ses anciennes fureurs de désir, en la voyant prÚs de l'autre. Les regards dont il l'appelait avaient une flamme qu'elle connaissait bien, la flamme de ses crises jalouses, quand il tombait sur elle à coups de poing, en l'accusant d'abominations avec le logeur de sa mÚre. Et elle ne voulait pas, elle tremblait, en retournant à lui, de jeter ces deux hommes l'un sur l'autre, dans cette cave étroite oÃÂč ils agonisaient. Mon Dieu! est-ce qu'on ne pouvait finir en bonne amitié! Etienne serait mort d'inanition, plutÎt que de mendier à Chaval une bouchée de pain. Le silence s'alourdissait, une éternité encore parut se prolonger, avec la lenteur des minutes monotones, qui passaient une à une, sans espoir. Il y avait un jour qu'ils étaient enfermés ensemble. La deuxiÚme lampe pùlissait, ils allumÚrent la troisiÚme. Chaval entama son autre tartine, et il grogna - Viens donc, bÃÂȘte! Catherine eut un frisson. Pour la laisser libre, Etienne s'était détourné. Puis, comme elle ne bougeait pas, il lui dit à voix basse - Va, mon enfant. Les larmes qu'elle étouffait ruisselÚrent alors. Elle pleurait longuement, ne trouvant mÃÂȘme pas la force de se lever, ne sachant plus si elle avait faim, souffrant d'une douleur qui la tenait dans tout le corps. Lui, s'était mis debout, allait et venait, battait vainement le rappel des mineurs, enragé de ce reste de vie qu'on l'obligeait à vivre là , collé au rival qu'il exécrait. Pas mÃÂȘme assez de place pour crever loin l'un de l'autre! DÚs qu'il avait fait dix pas, il devait revenir et se cogner contre cet homme. Et elle, la triste fille, qu'ils se disputaient jusque dans la terre! Elle serait au dernier vivant, cet homme la lui volerait encore, si lui partait le premier. Ca n'en finissait pas, les heures suivaient les heures, la révoltante promiscuité s'aggravait, avec l'empoisonnement des haleines, l'ordure des besoins satisfaits en commun. Deux fois, il se rua sur les roches, comme pour les ouvrir à coups de poing. Une nouvelle journée s'achevait, et Chaval s'était assis prÚs de Catherine, partageant avec elle sa derniÚre moitié de tartine. Elle mùchait les bouchées péniblement, il les lui faisait payer chacune d'une caresse, dans son entÃÂȘtement de jaloux qui ne voulait pas mourir sans la ravoir, devant l'autre. Epuisée, elle s'abandonnait. Mais, lorsqu'il tùcha de la prendre, elle se plaignit. - Oh! laisse, tu me casses les os. Etienne, frémissant, avait posé son front contre les bois, pour ne pas voir. Il revint d'un bond, affolé. - Laisse-la, nom de Dieu! - Est-ce que ça te regarde? dit Chaval. C'est ma femme, elle est à moi peut-ÃÂȘtre! Et il la reprit, et il la serra, par bravade, lui écrasant sur la bouche ses moustaches rouges, continuant - Fiche-nous la paix, hein! Fais-nous le plaisir de voir là -bas si nous y sommes. Mais Etienne, les lÚvres blanches, criait - Si tu ne la lùches pas, je t'étrangle! Vivement, l'autre se mit debout, car il avait compris, au sifflement de la voix, que le camarade allait en finir. La mort leur semblait trop lente, il fallait que, tout de suite, l'un des deux cédùt la place. C'était l'ancienne bataille qui recommençait, dans la terre oÃÂč ils dormiraient bientÎt cÎte à cÎte; et ils avaient si peu d'espace, qu'ils ne pouvaient brandir leurs poings sans les écorcher. - Méfie-toi, gronda Chaval. Cette fois, je te mange. Etienne, à ce moment, devint fou. Ses yeux se noyÚrent d'une vapeur rouge, sa gorge s'était congestionnée d'un flot de sang. Le besoin de tuer le prenait, irrésistible, un besoin physique, l'excitation sanguine d'une muqueuse qui détermine un violent accÚs de toux. Cela monta, éclata en dehors de sa volonté, sous la poussée de la lésion héréditaire. Il avait empoigné, dans le mur, une feuille de schiste, et il l'ébranlait, et il l'arrachait, trÚs large, trÚs lourde. Puis, à deux mains, avec une force décuplée, il l'abattit sur le crùne de Chaval. Celui-ci n'eut pas le temps de sauter en arriÚre. Il tomba, la face broyée, le crùne fendu. La cervelle avait éclaboussé le toit de la galerie, un jet pourpre coulait de la plaie, pareil au jet continu d'une source. Tout de suite, il y eut une mare, oÃÂč l'étoile fumeuse de la lampe se refléta. L'ombre envahissait ce caveau muré, le corps semblait, par terre, la bosse noire d'un tas d'escaillage. Et, penché, l'oeil élargi, Etienne le regardait. C'était donc fait, il avait tué. Confusément, toutes ses luttes lui revenaient à la mémoire, cet inutile combat contre le poison qui dormait dans ses muscles, l'alcool lentement accumulé de sa race. Pourtant, il n'était ivre que de faim, l'ivresse lointaine des parents avait suffi. Ses cheveux se dressaient devant l'horreur de ce meurtre, et malgré la révolte de son éducation, une allégresse faisait battre son coeur, la joie animale d'un appétit enfin satisfait. Il eut ensuite un orgueil, l'orgueil du plus fort. Le petit soldat lui était apparu, la gorge trouée d'un couteau, tué par un enfant. Lui aussi, avait tué. Mais Catherine, toute droite, poussait un grand cri. - Mon Dieu! il est mort! - Tu le regrettes? demanda Etienne farouche. Elle suffoquait, elle balbutiait. Puis, chancelante, elle se jeta dans ses bras. - Ah! tue-moi aussi, ah! mourons tous les deux! D'une étreinte, elle s'attachait à ses épaules, et il l'étreignait également, et ils espérÚrent qu'ils allaient mourir. Mais la mort n'avait pas de hùte, ils dénouÚrent leurs bras. Puis, tandis qu'elle se cachait les yeux, il traÃna le misérable, il le jeta dans le plan incliné, pour l'Îter de l'espace étroit oÃÂč il fallait vivre encore. La vie n'aurait plus été possible, avec ce cadavre sous les pieds. Et ils s'épouvantÚrent, lorsqu'ils l'entendirent plonger, au milieu d'un rejaillissement d'écume. L'eau avait donc empli déjà ce trou? Ils l'aperçurent, elle déborda dans la galerie. Alors, ce fut une lutte nouvelle. Ils avaient allumé la derniÚre lampe, elle s'épuisait en éclairant la crue, dont la hausse réguliÚre, entÃÂȘtée, ne s'arrÃÂȘtait pas. Ils eurent d'abord de l'eau aux chevilles, puis elle leur mouilla les genoux. La voie montait, ils se réfugiÚrent au fond, ce qui leur donna un répit de quelques heures. Mais le flot les rattrapa, ils baignÚrent jusqu'à la ceinture. Debout, acculés, l'échine collée contre la roche, ils la regardaient croÃtre, toujours, toujours. Quand elle atteindrait leur bouche, ce serait fini. La lampe, qu'ils avaient accrochée, jaunissait la houle rapide des petites ondes; elle pùlit, ils ne distinguÚrent plus qu'un demi-cercle diminuant sans cesse, comme mangé par l'ombre qui semblait grandir avec le flux; et, brusquement, l'ombre les enveloppa, la lampe venait de s'éteindre, aprÚs avoir craché sa derniÚre goutte d'huile. C'était la nuit complÚte, absolue, cette nuit de la terre qu'ils dormiraient, sans jamais rouvrir leurs yeux à la clarté du soleil. - Nom de Dieu! jura sourdement Etienne. Catherine, comme si elle eût senti les ténÚbres la saisir, s'était abritée contre lui. Elle répéta le mot des mineurs, à voix basse - La mort souffle la lampe. Pourtant, devant cette menace, leur instinct luttait, une fiÚvre de vivre les ranima. Lui, violemment, se mit à creuser le schiste avec le crochet de la lampe, tandis qu'elle l'aidait de ses ongles. Ils pratiquÚrent une sorte de banc élevé, et lorsqu'ils s'y furent hissés, tous les deux, ils se trouvÚrent assis, les jambes pendantes, le dos ployé, car la voûte les forçait à baisser la tÃÂȘte. L'eau ne glaçait plus que leurs talons; mais ils ne tardÚrent pas à en sentir le froid leur couper les chevilles, les mollets, les genoux, dans un mouvement invincible et sans trÃÂȘve. Le banc, mal aplani, se trempait d'une humidité si gluante, qu'ils devaient se tenir fortement pour ne pas glisser. C'était la fin, combien attendraient-ils, réduits à cette niche, oÃÂč ils n'osaient risquer un geste, exténués, affamés, n'ayant plus ni pain ni lumiÚre? Et ils souffraient surtout des ténÚbres, qui les empÃÂȘchaient de voir venir la mort. Un grand silence régnait, la mine gorgée d'eau ne bougeait plus. Ils n'avaient maintenant, sous eux, que la sensation de cette mer, enflant, du fond des galeries, sa marée muette. Les heures se succédaient, toutes également noires, sans qu'ils pussent en mesurer la durée exacte, de plus en plus égarés dans le calcul du temps. Leurs tortures, qui auraient dû allonger les minutes, les emportaient, rapides. Ils croyaient n'ÃÂȘtre enfermés que depuis deux jours et une nuit, lorsqu'en réalité la troisiÚme journée déjà se terminait. Toute espérance de secours s'en était allée, personne ne les savait là , personne n'avait le pouvoir d'y descendre, et la faim les achÚverait, si l'inondation leur faisait grùce. Une derniÚre fois, ils avaient eu la pensée de battre le rappel; mais la pierre était restée sous l'eau. D'ailleurs, qui les entendrait? Catherine, résignée, avait appuyé contre la veine sa tÃÂȘte endolorie, lorsqu'un tressaillement la redressa. - Ecoute! dit-elle. D'abord, Etienne crut qu'elle parlait du petit bruit de l'eau montant toujours. Il mentit, il voulut la tranquilliser. - C'est moi que tu entends, je remue les jambes. - Non, non, pas ça... Là -bas, écoute! Et elle collait son oreille au charbon. Il comprit, il fit comme elle. Une attente de quelques secondes les étouffa. Puis, trÚs lointains, trÚs faibles, ils entendirent trois coups, largement espacés. Mais ils doutaient encore, leurs oreilles sonnaient, c'étaient peut-ÃÂȘtre des craquements dans la couche. Et ils ne savaient avec quoi frapper pour répondre. Etienne eut une idée. - Tu as les sabots. Sors les pieds, tape avec les talons. Elle tapa, elle battit le rappel des mineurs; et ils écoutÚrent, et ils distinguÚrent de nouveau les trois coups, au loin. Vingt fois ils recommencÚrent, vingt fois les coups répondirent. Ils pleuraient, ils s'embrassaient, au risque de perdre l'équilibre. Enfin, les camarades étaient là , ils arrivaient. C'était un débordement de joie et d'amour qui emportait les tourments de l'attente, la rage des appels longtemps inutiles, comme si les sauveurs n'avaient eu qu'à fendre la roche du doigt, pour les délivrer. - Hein! criait-elle gaiement, est-ce une chance que j'aie appuyé la tÃÂȘte! - Oh! tu as une oreille! disait-il à son tour. Moi, je n'entendais rien. DÚs ce moment, ils se relayÚrent, toujours l'un d'eux écoutait, prÃÂȘt à correspondre, au moindre signal. Ils saisirent bientÎt des coups de rivelaine on commençait les travaux d'approche, on ouvrait une galerie. Pas un bruit ne leur échappait. Mais leur joie tomba. Ils avaient beau rire, pour se tromper l'un l'autre, le désespoir les reprenait peu à peu. D'abord, ils s'étaient répandus en explications on arrivait évidemment par Réquillart, la galerie descendait dans la couche, peut-ÃÂȘtre en ouvrait-on plusieurs, car il y avait trois hommes à l'abattage. Puis ils parlÚrent moins, ils finirent par se taire, quand ils en vinrent à calculer la masse énorme qui les séparait des camarades. Muets, ils continuaient leurs réflexions, ils comptaient les journées et les journées qu'un ouvrier mettrait à percer un tel bloc. Jamais on ne les rejoindrait assez tÎt, ils seraient morts vingt fois. Et mornes, n'osant plus échanger une parole dans ce redoublement d'angoisse, ils répondaient aux appels d'un roulement de sabots, sans espoir, en ne gardant que le besoin machinal de dire aux autres qu'ils vivaient encore. Un jour, deux jours, se passÚrent. Ils étaient au fond depuis six jours. L'eau, arrÃÂȘtée à leurs genoux, ne montait ni ne descendait; et leurs jambes semblaient fondre, dans ce bain de glace. Pendant une heure, ils pouvaient bien les retirer; mais la position devenait alors si incommode, qu'ils étaient tordus de crampes atroces et qu'ils devaient laisser retomber les talons. Toutes les dix minutes, ils se remontaient d'un coup de reins, sur la roche glissante. Les cassures du charbon leur défonçaient l'échine, ils éprouvaient à la nuque une douleur fixe et intense, d'avoir à la tenir ployée constamment, pour ne pas se briser le crùne. Et l'étouffement croissait, l'air refoulé par l'eau se comprimait dans l'espÚce de cloche oÃÂč ils se trouvaient enfermés. Leur voix, assourdie, paraissait venir de trÚs loin. Des bourdonnements d'oreilles se déclarÚrent, ils entendaient les volées d'un tocsin furieux, le galop d'un troupeau sous une averse de grÃÂȘle, interminable. D'abord, Catherine souffrit horriblement de la faim. Elle portait à sa gorge ses pauvres mains crispées, elle avait de grands souffles creux, une plainte continue, déchirante, comme si une tenaille lui eût arraché l'estomac. Etienne, étranglé par la mÃÂȘme torture, tùtonnait fiévreusement dans l'obscurité, lorsque, prÚs de lui, ses doigts rencontrÚrent une piÚce du boisage, à moitié pourrie, que ses ongles émiettaient. Et il en donna une poignée à la herscheuse, qui l'engloutit goulûment. Durant deux journées, ils vécurent de ce bois vermoulu, ils le dévorÚrent tout entier, désespérés de l'avoir fini, s'écorchant à vouloir entamer les autres, solides encore, et dont les fibres résistaient. Leur supplice augmenta, ils s'enrageaient de ne pouvoir mùcher la toile de leurs vÃÂȘtements. Une ceinture de cuir qui le serrait à la taille les soulagea un peu. Il en coupa de petits morceaux avec les dents, et elle les broyait, s'acharnait à les avaler. Cela occupait leurs mùchoires, leur donnait l'illusion qu'ils mangeaient. Puis, quand la ceinture fut achevée, ils se remirent à la toile, la suçant pendant des heures. Mais, bientÎt, ces crises violentes se calmÚrent, la faim ne fut plus qu'une douleur profonde, sourde, l'évanouissement mÃÂȘme, lent et progressif, de leurs forces. Sans doute, ils auraient succombé, s'ils n'avaient pas eu de l'eau, tant qu'ils en voulaient. Ils se baissaient simplement, buvaient dans le creux de leur main; et cela à vingt reprises, brûlés d'une telle soif, que toute cette eau ne pouvait l'étancher. Le septiÚme jour, Catherine se penchait pour boire, lorsqu'elle heurta de la main un corps flottant devant elle. - Dis donc, regarde... Qu'est-ce que c'est? Etienne tùta dans les ténÚbres. - Je ne comprends pas, on dirait la couverture d'une porte d'aérage. Elle but, mais comme elle puisait une seconde gorgée, le corps revint battre sa main. Et elle poussa un cri terrible. - C'est lui, mon Dieu! - Qui donc? - Lui, tu sais bien? J'ai senti ses moustaches. C'était le cadavre de Chaval, remonté du plan incliné, poussé jusqu'à eux par la crue. Etienne allongea le bras, sentit aussi les moustaches, le nez broyé; et un frisson de répugnance et de peur le secoua. Prise d'une nausée abominable, Catherine avait craché l'eau qui lui restait à la bouche. Elle croyait qu'elle venait de boire du sang, que toute cette eau profonde, devant elle, était maintenant le sang de cet homme. - Attends, bégaya Etienne, je vais le renvoyer. Il donna un coup de pied au cadavre, qui s'éloigna. Mais, bientÎt, ils le sentirent de nouveau qui tapait dans leurs jambes. - Nom de Dieu! va-t'en donc! Et, la troisiÚme fois, Etienne dut le laisser. Quelque courant le ramenait. Chaval ne voulait pas partir, voulait ÃÂȘtre avec eux, contre eux. Ce fut un affreux compagnon, qui acheva d'empoisonner l'air. Pendant toute cette journée, ils ne burent pas, luttant, aimant mieux mourir; et, le lendemain seulement, la souffrance les décida ils écartaient le corps à chaque gorgée, ils buvaient quand mÃÂȘme. Ce n'était pas la peine de lui casser la tÃÂȘte, pour qu'il revÃnt entre lui et elle, entÃÂȘté dans sa jalousie. Jusqu'au bout, il serait là , mÃÂȘme mort, pour les empÃÂȘcher d'ÃÂȘtre ensemble. Encore un jour, et encore un jour. Etienne, à chaque frisson de l'eau, recevait un léger coup de l'homme qu'il avait tué, le simple coudoiement d'un voisin qui rappelait sa présence. Et, toutes les fois, il tressaillait. Continuellement, il le voyait, gonflé, verdi, avec ses moustaches rouges, dans sa face broyée. Puis, il ne se souvenait plus, il ne l'avait pas tué, l'autre nageait et allait le mordre. Catherine, maintenant, était secouée de crises de larmes, longues, interminables, aprÚs lesquelles un accablement l'anéantissait. Elle finit par tomber dans un état de somnolence invincible. Il la réveillait, elle bégayait des mots, elle se rendormait tout de suite, sans mÃÂȘme soulever les paupiÚres; et, de crainte qu'elle ne se noyùt, il lui avait passé un bras à la taille. C'était lui, maintenant, qui répondait aux camarades. Les coups de rivelaine approchaient, il les entendait derriÚre son dos. Mais ses forces diminuaient aussi, il avait perdu tout courage à taper. On les savait là , pourquoi se fatiguer encore? Cela ne l'intéressait plus, qu'on pût venir. Dans l'hébétement de son attente, il en était, pendant des heures, à oublier ce qu'il attendait. Un soulagement les réconforta un peu. L'eau baissait, le corps de Chaval s'éloigna. Depuis neuf jours, on travaillait à leur délivrance, et ils faisaient, pour la premiÚre fois, quelques pas dans la galerie, lorsqu'une épouvantable commotion les jeta sur le sol. Ils se cherchÚrent, ils restÚrent aux bras l'un de l'autre, fous, ne comprenant pas, croyant que la catastrophe recommençait. Rien ne remuait plus, le bruit des rivelaines avait cessé. Dans le coin oÃÂč ils se tenaient assis, cÎte à cÎte, Catherine eut un léger rire. - Il doit faire bon dehors... Viens, sortons d'ici. Etienne, d'abord, lutta contre cette démence. Mais une contagion ébranlait sa tÃÂȘte plus solide, il perdit la sensation juste du réel. Tous leurs sens se faussaient, surtout ceux de Catherine, agitée de fiÚvre, tourmentée à présent d'un besoin de paroles et de gestes. Les bourdonnements de ses oreilles étaient devenus des murmures d'eau courante, des chants d'oiseaux; et elle sentait un violent parfum d'herbes écrasées, et elle voyait clair, de grandes taches jaunes volaient devant ses yeux, si larges, qu'elle se croyait dehors, prÚs du canal, dans les blés, par une journée de beau soleil. - Hein? fait-il chaud!... Prends-moi donc, restons ensemble, oh! toujours, toujours! Il la serrait, elle se caressait contre lui, longuement, continuant dans un bavardage de fille heureuse - Avons-nous été bÃÂȘtes d'attendre si longtemps! Tout de suite, j'aurais bien voulu de toi, et tu n'as pas compris, tu as boudé... Puis, tu te rappelles, chez nous, la nuit, quand nous ne dormions pas, le nez en l'air, à nous écouter respirer, avec la grosse envie de nous prendre? Il fut gagné par sa gaieté, il plaisanta les souvenirs de leur muette tendresse. - Tu m'as battu une fois, oui, oui! des soufflets sur les deux joues! - C'est que je t'aimais, murmura-t-elle. Vois-tu, je me défendais de songer à toi, je me disais que c'était bien fini; et, au fond, je savais qu'un jour ou l'autre nous nous mettrions ensemble... Il ne fallait qu'une occasion, quelque chance heureuse, n'est-ce pas? Un frisson le glaçait, il voulut secouer ce rÃÂȘve, puis il répéta lentement - Rien n'est jamais fini, il suffit d'un peu de bonheur pour que tout recommence. - Alors, tu me gardes, c'est le bon coup, cette fois? Et, défaillante, elle glissa. Elle était si faible, que sa voix assourdie s'éteignait. Effrayé, il l'avait retenue sur son coeur. - Tu souffres? Elle se redressa, étonnée. - Non, pas du tout... Pourquoi? Mais cette question l'avait éveillée de son rÃÂȘve. Elle regarda éperdument les ténÚbres, elle tordit ses mains, dans une nouvelle crise de sanglots. - Mon Dieu! mon Dieu! qu'il fait noir! Ce n'étaient plus les blés, ni l'odeur des herbes, ni le chant des alouettes, ni le grand soleil jaune; c'étaient la mine éboulée, inondée, la nuit puante, l'égouttement funÚbre de ce caveau oÃÂč ils rùlaient depuis tant de jours. La perversion de ses sens en augmentait l'horreur maintenant, elle était reprise des superstitions de son enfance, elle vit l'Homme noir, le vieux mineur trépassé qui revenait dans la fosse tordre le cou aux vilaines filles. - Ecoute, as-tu entendu? - Non, rien, je n'entends rien. - Si, l'Homme, tu sais?... Tiens! il est là ... La terre a lùché tout le sang de la veine, pour se venger de ce qu'on lui a coupé une artÚre; et il est là , tu le vois, regarde! plus noir que la nuit... Oh! j'ai peur, oh! j'ai peur! Elle se tut, grelottante. Puis, à voix trÚs basse, elle continua - Non, c'est toujours l'autre. - Quel autre? - Celui qui est avec nous, celui qui n'est plus. L'image de Chaval la hantait, et elle parlait de lui confusément, elle racontait leur existence de chien, le seul jour oÃÂč il s'était montré gentil, à Jean-Bart, les autres jours de sottises et de gifles, quand il la tuait de ses caresses, aprÚs l'avoir rouée de coups. - Je te dis qu'il vient, qu'il va nous empÃÂȘcher encore d'aller ensemble!... Ca le reprend, sa jalousie... Oh! renvoie-le, oh! garde-moi, garde-moi tout entiÚre! D'un élan, elle s'était pendue à lui, elle chercha sa bouche et y colla passionnément la sienne. Les ténÚbres s'éclairÚrent, elle revit le soleil, elle retrouva un rire calmé d'amoureuse. Lui, frémissant de la sentir ainsi contre sa chair, demie-nue sous la veste et la culotte en lambeaux, l'empoigna, dans un réveil de sa virilité. Et ce fut enfin leur nuit de noces, au fond de cette tombe, sur ce lit de boue, le besoin de ne pas mourir avant d'avoir eu leur bonheur, l'obstiné besoin de vivre, de faire de la vie une derniÚre fois. Ils s'aimÚrent dans le désespoir de tout, dans la mort. Ensuite, il n'y eut plus rien. Etienne était assis par terre, toujours dans le mÃÂȘme coin, et il avait Catherine sur les genoux, couchée, immobile. Des heures, des heures s'écoulÚrent. Il crut longtemps qu'elle dormait; puis, il la toucha, elle était trÚs froide, elle était morte. Pourtant, il ne remuait pas, de peur de la réveiller. L'idée qu'il l'avait eue femme le premier, et qu'elle pouvait ÃÂȘtre grosse, l'attendrissait. D'autres idées, l'envie de partir avec elle, la joie de ce qu'ils feraient tous les deux plus tard, revenaient par moments, mais si vagues, qu'elles semblaient effleurer à peine son front, comme le souffle mÃÂȘme du sommeil. Il s'affaiblissait, il ne lui restait que la force d'un petit geste, un lent mouvement de la main, pour s'assurer qu'elle était bien là , ainsi qu'une enfant endormie, dans sa raideur glacée. Tout s'anéantissait, la nuit elle-mÃÂȘme avait sombré, il n'était nulle part, hors de l'espace, hors du temps. Quelque chose tapait bien à cÎté de sa tÃÂȘte, des coups dont la violence se rapprochait; mais il avait eu d'abord la paresse d'aller répondre, engourdi d'une fatigue immense; et, à présent, il ne savait plus, il rÃÂȘvait seulement qu'elle marchait devant lui et qu'il entendait le léger claquement de ses sabots. Deux jours se passÚrent, elle n'avait pas remué, il la touchait de son geste machinal, rassuré de la sentir si tranquille. Etienne ressentit une secousse. Des voix grondaient, des roches roulaient jusqu'à ses pieds. Quand il aperçut une lampe, il pleura. Ses yeux clignotants suivaient la lumiÚre, il ne se lassait pas de la voir, en extase devant ce point rougeùtre qui tachait à peine les ténÚbres. Mais des camarades l'emportaient, il les laissa introduire, entre ses dents serrées, des cuillerées de bouillon. Ce fut seulement dans la galerie de Réquillart qu'il reconnut quelqu'un, l'ingénieur Négrel, debout devant lui; et ces deux hommes qui se méprisaient, l'ouvrier révolté, le chef sceptique, se jetÚrent au cou l'un de l'autre, sanglotÚrent à grands sanglots, dans le bouleversement profond de toute l'humanité qui était en eux. C'était une tristesse immense, la misÚre des générations, l'excÚs de douleur oÃÂč peut tomber la vie. Au jour, la Maheude, abattue prÚs de Catherine morte, jeta un cri, puis un autre, puis un autre, de grandes plaintes trÚs longues, incessantes. Plusieurs cadavres étaient déjà remontés et alignés par terre Chaval que l'on crut assommé sous un éboulement, un galibot et deux haveurs également fracassés, le crùne vide de cervelle, le ventre gonflé d'eau. Des femmes, dans la foule, perdaient la raison, déchiraient leurs jupes, s'égratignaient la face. Lorsqu'on le sortit enfin, aprÚs l'avoir habitué aux lampes et nourri un peu, Etienne apparut décharné, les cheveux tout blancs; et on s'écartait, on frémissait devant ce vieillard. La Maheude s'arrÃÂȘta de crier, pour le regarder stupidement, de ses grands yeux fixes. VII, VI Il était quatre heures du matin. La fraÃche nuit d'avril s'attiédissait de l'approche du jour. Dans le ciel limpide, les étoiles vacillaient, tandis qu'une clarté d'aurore empourprait l'orient. Et la campagne noire, assoupie, avait à peine un frisson, cette vague rumeur qui précÚde le réveil. Etienne, à longues enjambées, suivait le chemin de Vandame. Il venait de passer six semaines à Montsou, dans un lit de l'hÎpital. Jaune encore et trÚs maigre, il s'était senti la force de partir, et il partait. La Compagnie, tremblant toujours pour ses fosses, procédant à des renvois successifs, l'avait averti qu'elle ne pourrait le garder. Elle lui offrait d'ailleurs un secours de cent francs, avec le conseil paternel de quitter le travail des mines, trop dur pour lui désormais. Mais il avait refusé les cent francs. Déjà , une réponse de Pluchart, une lettre oÃÂč se trouvait l'argent du voyage, l'appelait à Paris. C'était son ancien rÃÂȘve réalisé. La veille, en sortant de l'hÎpital, il avait couché au Bon-Joyeux, chez la veuve Désir. Et il se levait de grand matin, une seule envie lui restait, dire adieu aux camarades, avant d'aller prendre le train de huit heures, à Marchiennes. Un instant, sur le chemin qui devenait rose, Etienne s'arrÃÂȘta. Il faisait bon respirer cet air si pur du printemps précoce. La matinée s'annonçait superbe. Lentement, le jour grandissait, la vie de la terre montait avec le soleil. Et il se remit en marche, tapant fortement son bùton de cornouiller, regardant au loin la plaine sortir des vapeurs de la nuit. Il n'avait revu personne, la Maheude était venue une seule fois à l'hÎpital, puis n'avait pu revenir sans doute. Mais il savait que tout le coron des Deux-Cent-Quarante descendait à Jean-Bart maintenant, et qu'elle-mÃÂȘme y avait repris du travail. Peu à peu, les chemins déserts se peuplaient, des charbonniers passaient continuellement prÚs d'Etienne, la face blÃÂȘme, silencieux. La Compagnie, disait-on, abusait de son triomphe. AprÚs deux mois et demi de grÚve, vaincus par la faim, lorsqu'ils étaient retournés aux fosses, ils avaient dû accepter le tarif de boisage, cette baisse de salaire déguisée, exécrable à présent, ensanglantée du sang des camarades. On leur volait une heure de travail, on les faisait mentir à leur serment de ne pas se soumettre, et ce parjure imposé leur restait en travers de la gorge, comme une poche de fiel. Le travail recommençait partout, à Mirou, à Madeleine, à CrÚvecoeur, à la Victoire. Partout, dans la brume du matin, le long des chemins noyés de ténÚbres, le troupeau piétinait, des files d'hommes trottant le nez vers la terre, ainsi que du bétail mené à l'abattoir. Ils grelottaient sous leurs minces vÃÂȘtements de toile, ils croisaient les bras, roulaient les reins, gonflaient le dos, que le briquet, logé entre la chemise et la veste, rendait bossu. Et, dans ce retour en masse, dans ces ombres muettes, toutes noires, sans un rire, sans un regard de cÎté, on sentait les dents serrées de colÚre, le coeur gonflé de haine, l'unique résignation à la nécessité du ventre. Plus il approchait de la fosse, et plus Etienne voyait leur nombre s'accroÃtre. Presque tous marchaient isolés, ceux qui venaient par groupes, se suivaient à la file, éreintés déjà , las des autres et d'eux-mÃÂȘmes. Il en aperçut un, trÚs vieux, dont les yeux luisaient, pareils à des charbons, sous un front livide. Un autre, un jeune soufflait, d'un souffle contenu de tempÃÂȘte. Beaucoup avaient leurs sabots à la main; et l'on entendait à peine sur le sol le bruit mou de leurs gros bas de laine. C'était un ruissellement sans fin, une débùcle, une marche forcée d'armée battue, allant toujours la tÃÂȘte basse, enragée sourdement du besoin de reprendre la lutte et de se venger. Lorsque Etienne arriva, Jean-Bart sortait de l'ombre, les lanternes accrochées aux tréteaux brûlaient encore, dans l'aube naissante. Au-dessus des bùtiments obscurs, un échappement s'élevait comme une aigrette blanche, délicatement teintée de carmin. Il passa par l'escalier du criblage, pour se rendre à la recette. La descente commençait, des ouvriers montaient de la baraque. Un instant, il resta immobile, dans ce vacarme et cette agitation. Des roulements de berlines ébranlaient des dalles de fonte, les bobines tournaient, déroulaient les cùbles, au milieu des éclats du porte-voix, de la sonnerie des timbres, des coups de massue sur le billot du signal; et il retrouvait le monstre avalant sa ration de chair humaine, les cages émergeant, replongeant, engouffrant des charges d'hommes, sans un arrÃÂȘt, avec le coup de gosier facile d'un géant vorace. Depuis son accident, il avait une horreur nerveuse de la mine. Ces cages qui s'enfonçaient, lui tiraient les entrailles. Il dut tourner la tÃÂȘte, le puits l'exaspérait. Mais, dans la vaste salle encore sombre, que les lanternes épuisées éclairaient d'une clarté louche, il n'apercevait aucun visage ami. Les mineurs qui attendaient là , pieds nus, la lampe à la main, le regardaient de leurs gros yeux inquiets, puis baissaient le front, se reculaient d'un air de honte. Eux, sans doute, le connaissaient, et ils n'avaient plus de rancune contre lui, ils semblaient au contraire le craindre, rougissant à l'idée qu'il leur reprochait d'ÃÂȘtre des lùches. Cette attitude lui gonfla le coeur, il oubliait que ces misérables l'avaient lapidé, il recommençait le rÃÂȘve de les changer en héros, de diriger le peuple, cette force de la nature qui se dévorait elle-mÃÂȘme. Une cage embarqua des hommes, la fournée disparut, et comme d'autres arrivaient, il vit enfin un de ses lieutenants de la grÚve, un brave qui avait juré de mourir. - Toi aussi! murmura-t-il, navré. L'autre pùlit, les lÚvres tremblantes; puis, avec un geste d excuse - Que veux-tu? j'ai une femme. Maintenant, dans le nouveau flot monté de la baraque, il les reconnaissait tous. - Toi aussi! toi aussi! toi aussi! Et tous frémissaient, bégayaient d'une voix étouffée - J'ai une mÚre... J'ai des enfants... Il faut du pain. La cage ne reparaissait pas, ils l'attendirent, mornes, dans une telle souffrance de leur défaite, que leurs regards évitaient de se rencontrer, fixés obstinément sur le puits. - Et la Maheude? demanda Etienne. Ils ne répondirent point. Un fit signe qu'elle allait venir. D'autres levÚrent leurs bras, tremblants de pitié ah! la pauvre femme! quelle misÚre! Le silence continuait, et quand le camarade leur tendit la main, pour leur dire adieu, tous la lui serrÚrent fortement, tous mirent dans cette étreinte muette la rage d'avoir cédé, l'espoir fiévreux de la revanche. La cage était là , ils s'embarquÚrent, ils s'abÃmÚrent, mangés par le gouffre. Pierron avait paru, avec la lampe à feu libre des Dorions, fixée dans le cuir de sa barrette. Depuis huit jours, il était chef d'équipe à l'accrochage, et les ouvriers s'écartaient, car les honneurs le rendaient fier. La vue d'Etienne l'ennuya, il s'approcha pourtant, finit par se rassurer, lorsque le jeune homme lui eut annoncé son départ. Ils causÚrent. Sa femme tenait maintenant l'estaminet du ProgrÚs, grùce à l'appui de tous ces messieurs, qui se montraient si bons pour elle. Mais, s'interrompant, il s'emporta contre le pÚre Mouque, qu'il accusait de n'avoir pas remonté le fumier de ses chevaux, à l'heure réglementaire. Le vieux l'écoutait, courbait les épaules. Puis, avant de descendre, suffoqué de cette réprimande, il donna lui aussi une poignée de main à Etienne, la mÃÂȘme que celle des autres, longue, chaude de colÚre rentrée, frémissante des rébellions futures. Et cette vieille main qui tremblait dans la sienne, ce vieillard qui lui pardonnait ses enfants morts, l'émotionna tellement, qu'il le regarda disparaÃtre, sans dire un mot. - La Maheude ne vient donc pas ce matin? demanda-t-il à Pierron, au bout d'un instant. D'abord, ce dernier affecta de n'avoir pas compris, car la mauvaise chance s'empoignait des fois, rien qu'à en parler. Puis, comme il s'éloignait, sous prétexte de donner un ordre, il dit enfin - Hein? la Maheude. La voici. En effet, la Maheude arrivait de la baraque, avec sa lampe, vÃÂȘtue de la culotte et de la veste, la tÃÂȘte serrée dans le béguin. C'était par une exception charitable que la Compagnie, apitoyée sur le sort de cette malheureuse, si cruellement frappée, avait bien voulu la laisser redescendre à l'ùge de quarante ans; et, comme il semblait difficile de la remettre au roulage, on l'employait à la manoeuvre d'un petit ventilateur, qu'on venait d'installer dans la galerie nord, dans ces régions d'enfer, sous le Tartaret, oÃÂč l'aérage ne se faisait pas. Pendant dix heures, les reins cassés, elle tournait sa roue, au fond d'un boyau ardent, la chair cuite par quarante degrés de chaleur. Elle gagnait trente sous. Lorsque Etienne l'aperçut, lamentable dans ses vÃÂȘtements d'homme, la gorge et le ventre comme enflés encore de l'humidité des tailles, il bégaya de saisissement, il ne trouvait pas les phrases pour expliquer qu'il partait et qu'il avait désiré lui faire ses adieux. Elle le regardait sans l'écouter, elle dit enfin, en le tutoyant - Hein? ça t'étonne de me voir... C'est bien vrai que je menaçais d'étrangler le premier des miens qui redescendrait; et voilà que je redescends, je devrais m'étrangler moi-mÃÂȘme, n'est-ce pas?... Ah! va, ce serait déjà fait, s'il n'y avait pas le vieux et les petits à la maison! Et elle continua, de sa voix basse et fatiguée. Elle ne s'excusait pas, elle racontait simplement les choses, qu'ils avaient failli crever, et qu'elle s'était décidée, pour qu'on ne les renvoyùt pas du coron. - Comment se porte le vieux? demanda Etienne. - Il est toujours bien doux et bien propre. Mais la caboche s'en est allée complÚtement... On ne l'a pas condamné pour son affaire, tu sais? Il était question de le mettre chez les fous, je n'ai pas voulu, on lui aurait fichu son paquet dans un bouillon... Son histoire nous a causé tout de mÃÂȘme beaucoup de tort, car il n'aura jamais sa pension, un de ces messieurs m'a dit que ce serait immoral, si on lui en donnait une. - Jeanlin travaille? - Oui, ces messieurs lui ont trouvé de la besogne, au jour. Il gagne vingt sous... Oh! je ne me plains pas, les chefs se sont montrés trÚs bons, comme ils me l'ont expliqué eux-mÃÂȘmes... Les vingt sous du gamin, et mes trente sous à moi, ça fait cinquante sous. Si nous n'étions pas six, on aurait de quoi manger. Estelle dévore maintenant, et le pis, c'est qu'il faudra attendre quatre ou cinq ans, avant que Lénore et Henri soient en ùge de venir à la fosse. Etienne ne put retenir un geste douloureux. - Eux aussi! Une rougeur était montée aux joues blÃÂȘmes de la Maheude, tandis que ses yeux s'allumaient. Mais ses épaules s'affaissÚrent, comme sous l'écrasement du destin. - Que veux-tu? eux aprÚs les autres... Tous y ont laissé la peau, c'est leur tour. Elle se tut, des moulineurs qui roulaient des berlines les dérangÚrent. Par les grandes fenÃÂȘtres poussiéreuses, le petit jour entrait, noyant les lanternes d'une lueur grise; et le branle de la machine reprenait toutes les trois minutes, les cùbles se déroulaient, les cages continuaient à engloutir des hommes. - Allons, les flùneurs, dépÃÂȘchons-nous! cria Pierron. Embarquez, jamais nous n'en finirons aujourd'hui. La Maheude, qu'il regardait, ne bougea pas. Elle avait déjà laissé passer trois cages, elle dit, comme se réveillant et se souvenant des premiers mots d'Etienne - Alors, tu pars? - Oui, ce matin. - Tu as raison, vaut mieux ÃÂȘtre ailleurs, quand on le peut... Et ça me fait plaisir de t'avoir vu, parce que tu sauras au moins que je n'ai rien sur le coeur contre toi. Un moment, je t'aurais assommé, aprÚs toutes ces tueries. Mais on réfléchit, n'est-ce pas? on s'aperçoit qu'au bout du compte ce n'est la faute de personne... Non, non, ce n'est pas ta faute, c'est la faute de tout le monde. Maintenant, elle causait avec tranquillité de ses morts, de son homme, de Zacharie, de Catherine; et des larmes parurent seulement dans ses yeux, lorsqu'elle prononça le nom d'Alzire. Elle était revenue à son calme de femme raisonnable, elle jugeait trÚs sagement les choses. Ca ne porterait pas chance aux bourgeois, d'avoir tué tant de pauvres gens. Bien sûr qu'ils en seraient punis un jour, car tout se paie. On n'aurait pas mÃÂȘme besoin de s'en mÃÂȘler, la boutique sauterait seule, les soldats tireraient sur les patrons, comme ils avaient tiré sur les ouvriers. Et, dans sa résignation séculaire, dans cette hérédité de discipline qui la courbait de nouveau, un travail s'était ainsi fait, la certitude que l'injustice ne pouvait durer davantage, et que, s'il n'y avait plus de bon Dieu il en repousserait un autre, pour venger les misérables. Elle parlait bas, avec des regards méfiants. Puis, comme Pierron s'était rapproché, elle ajouta tout haut - Eh bien! si tu pars, il faut prendre chez nous tes affaires... Il y a encore deux chemises, trois mouchoirs, une vieille culotte. Etienne refusa du geste ces quelques nippes, échappées aux brocanteurs. - Non, ça n'en vaut pas la peine, ce sera pour les enfants... A Paris, je m'arrangerai. Deux cages encore étaient descendues, et Pierron se décida à interpeller directement la Maheude. - Dites donc, là -bas, on vous attend! Est-ce bientÎt fini, cette causette? Mais elle tourna le dos. Qu'avait-il à faire du zÚle, ce vendu? Ca ne le regardait pas, la descente. Ses hommes l'exécraient assez déjà , à son accrochage. Et elle s'entÃÂȘtait, sa lampe aux doigts, glacée dans les courants d'air, malgré la douceur de la saison. Ni Etienne, ni elle, ne trouvaient plus une parole. Ils demeuraient face à face, ils avaient le coeur si gros, qu'ils auraient voulu se dire encore quelque chose. Enfin, elle parla pour parler. - La Levaque est enceinte, Levaque est toujours en prison, c'est Bouteloup qui le remplace, en attendant. - Ah! oui, Bouteloup. - Et, écoute donc, t'ai-je raconté?... PhilomÚne est partie. - Comment, partie? - Oui, partie avec un mineur du Pas-de-Calais. J'ai eu peur qu'elle ne me laissùt les deux mioches. Mais non, elle les a emportés... Hein? une femme qui crache le sang et qui a l'air continuellement d'avaler sa langue! Elle rÃÂȘva un instant, puis elle continua d'une voix lente - En a-t-on dit sur mon compte!... Tu te souviens, on disait que je couchais avec toi. Mon Dieu! aprÚs la mort de mon homme, ça aurait trÚs bien pu arriver, si j'avais été plus jeune, n'est-ce pas? Mais, aujourd'hui, j'aime mieux que ça ne se soit pas fait, car nous en aurions du regret pour sûr. - Oui, nous en aurions du regret, répéta Etienne simplement. Ce fut tout, ils ne parlÚrent pas davantage. Une cage l'attendait, on l'appelait avec colÚre en la menaçant d'une amende. Alors, elle se décida, elle lui serra la main. TrÚs ému, il la regardait toujours, si ravagée et finie, avec sa face livide, ses cheveux décolorés débordant du béguin bleu, son corps de bonne bÃÂȘte trop féconde, déformée sous la culotte et la veste de toile. Et, dans cette poignée de main derniÚre, il retrouvait encore celle de ses camarades, une étreinte longue, muette, qui lui donnait rendez-vous pour le jour oÃÂč l'on recommencerait. Il comprit parfaitement, elle avait au fond des yeux sa croyance tranquille. A bientÎt, et cette fois, ce serait le grand coup. - Quelle nom de Dieu de feignante! cria Pierron. Poussée, bousculée, la Maheude s'entassa au fond d'une berline, avec quatre autres. On tira la corde du signal pour taper à la viande, la cage se décrocha, tomba dans la nuit; et il n'y eut plus que la fuite rapide du cùble. Alors, Etienne quitta la fosse. En bas, sous le hangar du criblage, il aperçut un ÃÂȘtre assis par terre, les jambes allongées, au milieu d'une épaisse couche de charbon. C'était Jeanlin, employé comme "nettoyeur de gros". Il tenait un bloc de houille entre ses cuisses, il le débarrassait, à coups de marteau, des fragments de schiste; et une fine poudre le noyait d'un tel flot de suie, que jamais le jeune homme ne l'aurait reconnu, si l'enfant n'avait levé son museau de singe, aux oreilles écartées, aux petits yeux verdùtres. Il eut un rire de blague, il cassa le bloc d'un dernier coup, disparut dans la poussiÚre noire qui montait. Dehors, Etienne suivit un moment la route, absorbé. Toutes sortes d'idées bourdonnaient en lui. Mais il eut une sensation de plein air, de ciel libre, et il respira largement. Le soleil paraissait à l'horizon glorieux, c'était un réveil d'allégresse, dans la campagne entiÚre. Un flot d'or roulait de l'orient à l'occident, sur la plaine immense. Cette chaleur de vie gagnait, s'étendait, en un frisson de jeunesse, oÃÂč vibraient les soupirs de la terre, le chant des oiseaux, tous les murmures des eaux et des bois. Il faisait bon vivre, le vieux monde voulait vivre un printemps encore. Et, pénétré de cet espoir, Etienne ralentit sa marche, les yeux perdus à droite et à gauche, dans cette gaieté de la nouvelle saison. Il songeait à lui, il se sentait fort, mûri par sa dure expérience au fond de la mine. Son éducation était finie, il s'en allait armé, en soldat raisonneur de la révolution, ayant déclaré la guerre à la société, telle qu'il la voyait et telle qu'il la condamnait. La joie de rejoindre Pluchart, d'ÃÂȘtre comme Pluchart un chef écouté, lui soufflait des discours, dont il arrangeait les phrases. Il méditait d'élargir son programme, l'affinement bourgeois qui l'avait haussé au-dessus de sa classe le jetait à une haine plus grande de la bourgeoisie. Ces ouvriers dont l'odeur de misÚre le gÃÂȘnait maintenant, il éprouvait le besoin de les mettre dans une gloire, il les montrerait comme les seuls grands, les seuls impeccables, comme l'unique noblesse et l'unique force oÃÂč l'humanité pût se retremper. Déjà , il se voyait à la tribune, triomphant avec le peuple, si le peuple ne le dévorait pas. TrÚs haut, un chant d'alouette lui fit regarder le ciel. De petites nuées rouges, les derniÚres vapeurs de la nuit, se fondaient dans le bleu limpide; et les figures vagues de Souvarine et de Rasseneur lui apparurent. Décidément, tout se gùtait, lorsque chacun tirait à soi le pouvoir. Ainsi, cette fameuse Internationale qui aurait dû renouveler le monde, avortait d'impuissance, aprÚs avoir vu son armée formidable se diviser, s'émietter dans des querelles intérieures. Darwin avait-il donc raison, le monde ne serait-il qu'une bataille, les forts mangeant les faibles, pour la beauté et la continuité de l'espÚce? Cette question le troublait, bien qu'il tranchùt, en homme content de sa science. Mais une idée dissipa ses doutes, l'enchanta, celle de reprendre son explication ancienne de la théorie, la premiÚre fois qu'il parlerait. S'il fallait qu'une classe fût mangée? n'était-ce pas le peuple, vivace, neuf encore, qui mangerait la bourgeoisie épuisée de jouissance? Du sang nouveau ferait la société nouvelle. Et, dans cette attente d'un envahissement des barbares, régénérant les vieilles nations caduques, reparaissait sa foi absolue à une révolution prochaine, la vraie, celle des travailleurs, dont l'incendie embraserait la fin du siÚcle de cette pourpre de soleil levant, qu'il regardait saigner au ciel. Il marchait toujours, rÃÂȘvassant, battant de sa canne de cornouiller les cailloux de la route; et, quand il jetait les yeux autour de lui, il reconnaissait des coins du pays. Justement, à la Fourche-aux-Boeufs, il se souvint qu'il avait pris là le commandement de la bande, le matin du saccage des fosses. Aujourd'hui, le travail de brute, mortel, mal payé, recommençait. Sous la terre, là -bas, à sept cents mÚtres, il lui semblait entendre des coups sourds, réguliers, continus c'étaient les camarades qu'il venait de voir descendre, les camarades noirs, qui tapaient, dans leur rage silencieuse. Sans doute ils étaient vaincus, ils y avaient laissé de l'argent et des morts; mais Paris n'oublierait pas les coups de feu du Voreux, le sang de l'empire lui aussi coulerait par cette blessure inguérissable; et, si la crise industrielle tirait à sa fin, si les usines rouvraient une à une, l'état de guerre n'en restait pas moins déclaré, sans que la paix fût désormais possible. Les charbonniers s'étaient comptés, ils avaient essayé leur force, secoué de leur cri de justice les ouvriers de la France entiÚre. Aussi leur défaite ne rassurait-elle personne, les bourgeois de Montsou, envahis dans leur victoire du sourd malaise des lendemains de grÚve, regardaient derriÚre eux si leur fin n'était pas là quand mÃÂȘme, inévitable, au fond de ce grand silence. Ils comprenaient que la révolution renaÃtrait sans cesse, demain peut-ÃÂȘtre, avec la grÚve générale, l'entente de tous les travailleurs ayant des caisses de secours, pouvant tenir pendant des mois, en mangeant du pain. Cette fois encore, c'était un coup d'épaule donné à la société en ruine, et ils en avaient entendu le craquement sous leurs pas, et ils sentaient monter d'autres secousses, toujours d'autres, jusqu'à ce que le vieil édifice, ébranlé, s'effondrùt, s'engloutÃt comme le Voreux, coulant à l'abÃme. Etienne prit à gauche le chemin de Joiselle. Il se rappela, il y avait empÃÂȘché la bande de se ruer sur Gaston-Marie. Au loin, dans le soleil clair, il voyait les beffrois de plusieurs fosses, Mirou sur la droite, Madeleine et CrÚvecoeur, cÎte à cÎte. Le travail grondait partout, les coups de rivelaine qu'il croyait saisir, au fond de la terre, tapaient maintenant d'un bout de la plaine à l'autre. Un coup, et un coup encore, et des coups toujours, sous les champs, les routes, les villages, qui riaient à la lumiÚre tout l'obscur travail du bagne souterrain, si écrasé par la masse énorme des roches, qu'il fallait le savoir là -dessous, pour en dist Topic Elle se fait prendre par un CHEVAL, elle est hospitalisĂ©e ! du 09-04-2021 13:43:34 sur les forums de jeuxvideo.com
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CindySander se fait insulter. Lors d'une Ă©mission sur France 5, une personne du public prend la parole. Il s'agit d'un jeune chanteur qui fait un peu sa pub et dit ce qu'il pense de Cidny Sander. On peut dire qu'il est pas hypocrite, il va carrĂ©ment la LA DROGUE LA PLUS DANGEREUSE AU MONDE N'EST PAS LA COCAÏNE, L'HEROÏNE OU LE CRYSTAL METH, MAIS PLUTOT UNE DROGUE COURAMMENT PRESCRITE PAR LES MEDECINS QUI REÇOIVENT DE SOMPTUEUSES PRIMES POUR L'AVOIR CONSOMMEE. Cinquante fois plus forte que l'hĂ©roĂŻne pure, cette drogue a tuĂ© plus de 100 000 AmĂ©ricains l'annĂ©e derniĂšre, mĂȘme lorsqu'elle Ă©tait prise conformĂ©ment aux prescriptions de leur mĂ©decin charlatan qui vendait de la drogue. Ce factoĂŻde est selon le CDC. Cette drogue s'appelle le fentanyl, et c'est la drogue la plus dangereuse distribuĂ©e par les mĂ©decins agréés et par les trafiquants de drogue dans les rues d'AmĂ©rique. Le fentanyl est la vĂ©ritable pandĂ©mie en AmĂ©rique, pas le COVID-19. Disponible sur les rĂ©seaux sociaux, le fentanyl tue chaque annĂ©e plus de personnes que toute autre drogue, lĂ©gale ou illĂ©gale Autre forme de rĂ©ductionnisme dĂ©mographique , la drogue la plus dangereuse au monde est disponible presque partout. Vous avez mal ? Les mĂ©decins le distribuent. Vous voulez vous sentir bien ? Les trafiquants de drogue dans la rue le distribuent. Vous avez de l'argent ? Les adolescents et les jeunes adultes le trouvent sur les rĂ©seaux sociaux. Une dose lĂ©tale n'est que de 2 milligrammes. Cette quantitĂ© est souvent vendue en capsules dans la rue, par des personnes ayant des ordonnances qu'elles continuent Ă  renouveler inutilement. Dites simplement au mĂ©decin que vous avez mal et le tour est jouĂ©, vous ĂȘtes un trafiquant de drogue instantanĂ©. Chaque annĂ©e, cela s'aggrave de façon exponentielle. Une seule poignĂ©e peut tuer des centaines de personnes, et elle franchit la frontiĂšre sud des États-Unis plus rapidement qu'un camion rempli de paysagistes. L'opioĂŻde synthĂ©tique n'a ni goĂ»t ni odeur. Les mĂ©decins l'utilisent pour les patients atteints de cancer afin de les endormir dans la mort. Les mĂ©decins prĂ©tendent que c'est un mĂ©dicament de dernier recours, mais ils le distribuent ensuite pour tout, de l'amygdalite aux maux de dos invĂ©rifiables. Les mĂ©decins laissent les patients remplir le mĂ©dicament jusqu'Ă  8 fois sans nouvelle visite au bureau. Saint-Louis est l'Ă©picentre de la pandĂ©mie amĂ©ricaine de fentanyl, et la vidĂ©o intĂ©grĂ©e au bas de cet article dĂ©taille l'horrible histoire. La plupart des gens qui achĂštent de la drogue dans la rue reçoivent du fentanyl sans mĂȘme le savoir. Cela conduit Ă  des surdoses plus qu'autre chose. Les laboratoires en Chine proposent aux trafiquants de drogue de venir visiter et de voir comment c'est fait. Est-ce que ça se passe aussi aux USA ? Tout le monde peut commander du fentanyl sur les applications de mĂ©dias sociaux et les applications tĂ©lĂ©phoniques cryptĂ©es Il y a toute une liste de faux mĂ©dicaments sur ordonnance qui circulent Ă  travers le pays. Certaines personnes pensent qu'ils sont rĂ©els. Ils pensent qu'ils achĂštent le produit pharmaceutique prescrit par un mĂ©decin Ă  quelqu'un d'autre, alors qu'en rĂ©alitĂ©, un scientifique voyou ou un scientifique en herbe pensez Ă  Jesse de Breaking Bad ici le prĂ©pare dans son sous-sol ou son camping-car, puis le met dans des capsules. et l'appelant quelque chose qui semble lĂ©gitime. Vous en avez peut-ĂȘtre dĂ©jĂ  entendu parler percocet, xanax alias barres ou "benzos" , adderall a-train ou "addy", ecstasy MDMA ou mollies, hydrocodone 357's et oxycodone 30's, 40's, 80's ou 'fait'. Parfois, le fentanyl est mĂ©langĂ© Ă  de la cocaĂŻne Ă  base de crack et appelĂ©e blue ou applejack, ou cuit avec de l'hĂ©roĂŻne birria, ou concoctĂ© en laboratoire avec du crystal meth amp, bump ou 'crank', puis sniffĂ©, fumĂ©, avalĂ© ou injectĂ©. Certaines personnes les appellent 8 boules » ou boulets de canon ». Certains sont coupĂ©s mĂ©langĂ©s avec des laxatifs pour bĂ©bĂ©s et mĂȘme des non-consommables chargĂ©s de produits chimiques. Certaines de ces concoctions contiennent de l'antigel ou un insecticide pour des effets hallucinatoires supplĂ©mentaires et une dĂ©pendance plus profonde. Plus la descente » est mauvaise, plus le toxicomane a besoin d'une autre solution. Big pharma le sait aussi. Les mĂ©decins qui les vendent comme ordonnances le savent Ă©galement. Les mĂ©decins reçoivent des primes de dĂźner raffinĂ©es et de gros spiffs» pour des discours lors de congrĂšs de mĂ©decins / santĂ© sur l'efficacitĂ© du fentanyl contre la douleur Certains mĂ©decins auraient reçu plus de 10 000 $ juste pour imposer du fentanyl Ă  leurs patients. Des millions de dollars sont distribuĂ©s aux mĂ©decins de l'État pour l'Ă©linguer. Avez-vous des douleurs de quelque nature que ce soit ? Mal aux dents ? Maux de tĂȘte chroniques ? Mal au dos ou au cou ? Genoux blessĂ©s ? Les mĂ©decins amĂ©ricains ont du fentanyl pour vous, la drogue la plus dangereuse de la planĂšte qui peut vous tuer si vous ne prenez que 2 milligrammes. Achetez-le auprĂšs d'un ami, d'un parent ou d'un collĂšgue Ă  qui on l'a prescrit pour la douleur, et vous risquez de recevoir du fentanyl contaminĂ©. Demandez simplement aux gens de Saint-Louis qui meurent en masse Ă  cause de la prise de fentanyl sur ordonnance ». Regardez ce court documentaire et vous serez choquĂ© par la VRAIE PANDÉMIE qui se passe en AmĂ©rique 5i14s7h.
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  • elle se fait baisser par un cheval