* Ip L\ ' *' WĂ ' M *Sr^% S \ ' ~J%"Ă i>- p>. » /S73 Ă -\Ăr ' ' â ĂDITION PORTATIVE DES REVERIES, O u MEMOIRES $UR L'ART DE LA GUERRE , PAR MAURICE COMTE DE SAXE, me DE CVRLANDE ET DE SEMIGALLE, MarĂ©chal gĂ©nĂ©ral des arme'es de s. m. t. c, &c ,&c. Edition revue U corrigĂ©e exaclemem fur le Manuscrit original augmentĂ©e de VAbrĂ©gĂ© de la Vie de r Auteur , & de plusieurs pieces fur lâArt de la Guerre , relatives aujjjiĂȘme de M. le MarĂ©chal de Saxe. Ăź^e tout dirigĂ© par M. de Viols* ancien Officier dâArtillerie» A DRESDE, Aux dĂ©pens de lâEditeur; ^ V* P *! ' kĂŹ X»»s>X .j j f v â ^ ĂŹ â ^ > 'HĂš* -3+Ă MXDWM JĂâŹÂ» 4 »ĂĂ~ dit ? toâą\X*X*X$ ± - ^âĄac3icii=Ev^jt>^za^EraiiriaĂ^ A MESSIEURS LES OFFICIERS GENERAUX. ]V1essieurs, Cet ouvrage, que jâai Thon- neur de vous dĂ©dier, ne peut qu ĂȘtre bien reçu , venant dâun Auteur si illustre câest dans cette confiance que jâose vous le prĂ©senter. A qui pouvois-je mieux soffrir quâĂ vous, Messieurs , puisquâiĂ nâa Ă©tĂ© fait que pour votre usage ? Recevez-le donc aij Ăv comme un bien qui vous appar- tenoit, que je ne fais que vous restituer, & non comme un hommage que vous rend un vil adulateur dans une Ă©pĂźtre dictĂ©e par la flatterie ou lâintĂ©rĂȘt. Je souhaite , Messieurs,- que mon. zele puisse vous ĂȘtre agrĂ©able. Je suis avec une trĂšs-profonde vĂ©nĂ©ration , MESSIEURS , j Votre trĂšs-humble & trĂšsĂŹ ebĂ©ijfant serviteur * * * V avertissement. X 'Empressement du Public Ă se procurer les diffĂ©rends Editions de ces MĂ©moires , fait a ff e q connoĂtre la bontĂ© de l ou- yrage , & nous a dĂ©terminĂ©s Ă le reproduirefous une nouvelle forme. La plupart des autres Editions ont Ă©tĂ© faites dâaprĂšs celle qui parut Ă la Haye en un volume in-folio , publiĂ©e par M. de Bonneville , qui tira une copie du Manuscrit original que M. le MarĂ©chal de S axe avoit donnĂ© Ă M. le Comte deScĂ nt-Ger- main , dont M. de Bonneville Ă©toit SecrĂ©taire . Aucune de ces Editions ne nous a paru affe^ commode, surtout pour Messieurs les e lles font toutes exĂ©cutĂ©es avec Jl peu de foin , qu il semble qu on aiij vj AVERTISSEMENT. ait ase clĂ© de copier les fautes mĂȘmes dâimpression qui avoient Ă©chappĂ© Ă la vigilance du premier Editeur,fans sâĂȘtre embarrassĂ© dâimiter la beautĂ© de U exĂ©cution. Cette nouvelle Edition joint Ă Vavantage dâĂȘtre portative , celui d' avoir Ă©tĂ© faite fous les yeux de plusieurs connoijfeurs. Au refle elle a Ă©tĂ© revue fur une copie manuscrite que M. le MarĂ©chal de Saxe avoit donnĂ©e sous le sceau du secret Ă un Officier distinguĂ©, tant par sa naissance que parses exploits militaires, qui a bien voulu nous aider de ses conseils. II s 3 efl fait , ains que nous , un scrupule de toucher au fond des matiĂšres mais il n 'a point hĂ©stĂ© Ă changer quelques expressions peu Françoises , ou quelques tours de phrases peu intelligibles ! C 3 es encore par son avis que nous avons mis Ă la tĂȘte de ces. AVERTISSEMENT, vĂŹj MĂ©moires un abrĂ©gĂ© succint de la, vie de M. le MarĂ©chal de Saxe , persuadĂ©s que les Lecteurs seront charmĂ©s de connoitre les principales actions de ce grand Capitaine . Nous avons terminĂ© ces MĂ©moires par des morceaux relatifs aux vĂ»es de M. le MarĂ©chal de Saxe, & qui nous ont Ă©tĂ© envoyĂ©s par des Officiers d'un mĂ©rite connu. Mes» ficurs les Militaires conviendront qu 'il seroit Ă propos , pour la perfection dâun Art qui f ait les HĂ©ros , que ces idĂ©es fussent mises Ă exĂ©cution. A u fi nous ne doutons pas que le MinistĂšre , toujours attentif Ă la gloire de la Nation, n y donne quelque jour tous ses foins. Cette Edition n a pas a la vĂ©ritĂ© lâavantage des figures dont les autres font plus ou moins ornĂ©es. Mais outre qu elles ne nous ont P as paru absolument nĂ©cessaires, viij AVERTISSEMENT. nous y avens suppléé par une ex~ plication claire & prĂ©cise des Ope- rations ; & un Lecteur intelligent les regrettera dââautant moins , qu il connoĂt les variations journaliĂšres qui arrivent dans les diffĂ©rentes manoeuvres dâune armĂ©e . IX ABRĂGĂ DE LA VIE DE M. LE MARĂCHAL DE SAXE. M Auric e , Comte deSaxe, naquit Ă Dresde le 19 Octobre 1696. II Ă©toit fils naturel de Frederic- Auguste II. Electeur de Saxe, Roi de Pologne, & Grand Duc de Lithuanie, & de la Comtesse Aurore de Konis- marck, dâune des plus illustres Maisons de Suede. Le jeune Comte de Saxe fut Ă©levĂ© avec le mĂȘme soin que le Prince Electoral, & donna dĂšs son enfance des marques dĂ©cidĂ©es de son inclination pour les armes. Au Ăortir du berceau il ne lui falloir que des tambours & des tymbales> a v X AbrĂ©gĂ© de la Pâte don r le bruit lui plaisoit tant quâil est faisoit son unique amusement. A mesure quâil grandiĂsoit il couroit avec une aviditĂ© singuliĂšre voir faire lâexer- cĂŹce aux troupes, & Ă peine Ă©toit-il rentrĂ© dans son appartement quâil faisoit venir des enfans de son Ăąge , avec lesquels il imitoit en petit ce quâil avoir vĂ» exĂ©cuter en grand. Les armes lâaĂ- fectoient tellement quâil ne vouloit entendre parler dâaucune Ă©tude ; on eut bien de la peine mĂȘme Ă lui faire apprendre Ă lire & Ă Ă©crire le cheval & le fleuret lâoccupoient entierement. On ne parvenoit Ă le faire Ă©tudier quelques heures le matin quâen lui promettant quâil monteroit Ă cheval lâa- prĂšs-midi. II aimoit Ă avoir des François auprĂšs de lui, & câest pour cette raison que la Langue Françoise fut la seule Langue Ă©trangĂšre quâil voulut bien apprendre par principes. Le Comte de Saxe suivit ensuite l'Electeur son pere dans toutes ses expĂ©ditions militaires ; il se trouva au siĂšge de Lille en 1708 , Ă lâĂąge de 12 ans , en qualitĂ© dâAide Major GĂ©nĂ©ral du Comte de Schullembourg, GĂ©nĂ©- de M. de Saxe. xj rai des troupes Saxonnes, & monta plusieurs fois Ă la tranchĂ©e tant de la Jille que de la Citadelle fous les yeux Ă Roi son pere , qui dĂšs-lors conçut de grandes idĂ©es du jeune Prince. II ne marqua pas moins d'intrĂ©piditĂ© au ĂĂŹege de Tournay qui se fit lâannĂ©e sui- J an te , oĂč il manqua pĂ©rir âą plusieurs Ăźois ; mais oĂč il se fit plus admirer Ă cet Ăąge-lĂ , ce fut Ă la Bataille de Mal- plaquet le 11 Septembre de la mĂȘme annĂ©e, oĂč il fit des prodiges de valeur; ĂȘc loin dâĂȘtre rebutĂ© par 1 horrible carnage de ce combat, il dit le soir , quâ2/ doit content de fa journĂ©e. La Campagne de 17x0 ne lui sut pas moins glorieuse ; les GĂ©nĂ©raux Marlborough & Eugene firent publiquement son Ă©loge. Il suivit en 1711 le Roi de Pologne Ă Stratsund , oĂč il passa la riviĂšre Ă la fiage Ă la vue des ennemis, le piĂlolet Ă la main; il vit pĂ©rir Ă ses cotĂ©s, pendant ce passage, trois Officiers & plus de vingt soldats fans en paroĂźtre plus dmu. , L e retour Ă Dresde, le Roi qui avoir tte tĂ©moin de son courage & de sa a v] jdj AbrĂ©gĂ© de la VĂźe capacitĂ© lui fit lever un RĂ©giment c?Ă© Cavalerie le Comte de Saxe nâeut dâautre occupation tout lâhyver que de faire exĂ©cuter par son RĂ©giment les nouvelles Ă©volutions quâil avoit imaginĂ©es, & le mena lâannĂ©e suivante contre les SuĂ©dois. II se trouva en 1712 Ă la sanglante Bataille de Gudel- bush, oĂč son RĂ©giment quâil avoit ramenĂ© trois fois Ă la charge, souffrit considĂ©rablement. AprĂšs cette Campagne Madame de Konismark fa mere lui fit Ă©pouser la jeune Comtesse de Loben , Demoiselle riche & belle , qui avoit le nom de VtBoire. M. le Comte de Saxe a dit depuis ,. que ce nom avoit autant contribuĂ© Ă le dĂ©cider pour la Comtesse de Loben, que fa beautĂ© & ses gros revenus. II eut de ce mariage un fils qui mourut fort jeune nĂ©anmoins tous les avantages quâil avoit trouvĂ©s dans cet Ă©tablissement, ne furent point capables de le retenir dans les liens du mariage ; il le fit dissoudre ; il promit cependant Ă la Comtesse de ne jamais se remarier , & il lui tint parole. La Comtesse nâen fit pas de mĂȘme ; de M. de Saxe. x elle se remaria avec un Officier Saxon, dont elle eut trois enfans, 6 c avec qui elle vĂ©cut en trĂšs-bonne intelligence. Cette Princesse ne consentit Ă la dissolution de son mariage quâavec beaucoup de rĂ©pugnance car elle aimoit tendrement le Comte de Saxe ; celui- ci sâest repenti plusieurs fois dâavoir fait cette dĂ©marche. Le Comte de Saxe continua Ă se distinguer dans la guerre contre les SuĂ©dois ; il se trouva au mois de DĂ©cembre 171 s au siĂšge deStratsund oĂč Charles XII. Ă©toit renfermĂ©. Le dĂ©sir de voir ce HĂ©ros le faisoit sâexposer un des premiers Ă toutes les sorties des assiĂ©gĂ©s j & Ă la prise dâun ouvrage Ă cornes, il eut la satisfaction de le voir au milieu de ses Grenadiers la maniĂ©rĂ© dont ce fameux Guerrier se com- portoit, fit concevoir au Comte de Saxe une grande vĂ©nĂ©ration, que ce Seigneur a toujours conservĂ©e depuis pour fa mĂ©moire. Peu de tems aprĂšs ayant obtenu k permission dâaller servir en Hongrie contre les Turcs, il arriva au camp de Belgrade le 2 Juillet 1717 , oĂč le xĂŹv AbrĂ©gĂ© de la P~le Prince Eugene lui fit lâaccueil le plus gracieux. 11 ne fe paĂsa aucune action oĂč notre jeune HĂ©ros ne signalĂąt son courage , & prit beaucoup de goĂ»t pour les MĂ©chaniques. Il refusa en 1733 le commandement de lâarmĂ©e Polonnoise , que le Roi son frerelui offrit; il aima mieux le signaler fur l e Rhin sous les ordres du MarĂ©chal de Berwick, surtout aux lignes d El- lingen & au siĂšge de PhiliĂbourg , aprĂšs lequel il fut fait Lieutenant General le premier AoĂ»t ĂŻ734. La guerre sâĂ©tant rallumĂ©e aprĂšs la mort de lâEmpereur Charles VI. le Comte de Saxe fut de 1 armĂ©e de BohĂȘme , & prit dâassaut la Ville de Prague le 26 Septembre 1741 , puis Lgra & Ellebogen il leva ensuite un RĂ©giment de Hullans , & ramena 1 armee de M. le MarĂ©chal de Broglio * ur le Rhin } oĂč il Ă©tablit diffĂ©rend xviĂŻj AbrĂ©gĂ© de la ĂŻ r ie postes, & sâempara des lignes de LaV"- terbourg. M. le Comte de Saxe fut fait MarĂ©chal de France le 26 Mars 1744; & commanda en chef un Corps dâar- mĂ©e en Flandres. II observa si exactement les ennemis qui Ă©toient supĂ©rieurs en nombre, & fit de si belles manĆuvres quâil les rĂ©duisit dans lâin- naction , & quâils nâoferent rien. Cette Campagne de Flandres lui fit beaucoup d'honneur , & passa en France pour un chef-dâĆuvre de lâArt militaire. II gagna fous les ordres du Roi la fameuse Bataille de Fontenoy, le 11 Mai 1745 , oĂč quoique malade & languissant, il donna ses ordres avec une prĂ©sence dâesprit, une vigilance, un courage , & une capacitĂ© qui le firent admirer de toute farinĂ©e. Cette Victoire sut suivie de la prise de Tournay, dont les François fai- sĂŽient le siĂšge , ainsi que de Gand , de Bruges , dâOudenarde, dâOstende, dâAtss, Sec. & dans le temps que lâon croyoit la Campagne finie, M. le MarĂ©chal de Saxe se rendit maĂźtre ds Bruxelles le 28 FĂ©vrier 1746. de M. de Saxe. xix La Campagne suivante fut auflĂŹ trĂšs- glorieuse au Comte de Saxe. II gagna la Bataille de Raucoux le 11 Octobre *74d. Sa MajestĂ© pour le rĂ©compenser dâune suite si constante de ses services , le dĂ©clara MarĂ©chal GĂ©nĂ©ral de ses Camps & ArmĂ©es le 12 Janvier I 747* Tant de succĂšs firent trembler les Hollandois ; ils crurent .pouvoir en arrĂȘter le cours par la crĂ©ation dâun Stadhouder, & ils Ă©lurent le 4 Mai suivant le Prince Guillaume de Nassau rn'ais cette Election nâempĂȘcha pas la supĂ©rioritĂ© des armĂ©es Françoises ; le MarĂ©chal fit entrer des troupes en Zelande, gagna la Bataille de Law- feldt le 2 Juillet suivant, approuvai siĂšge de Berg-op-Zoom, dont M. de Lowendalh se rendit maĂźtre , & prit la Ville de Maestrich le 7 Mai 1748» Tant de succĂšs forcerent les ennemis de la France Ă demander la paix, laquelle fut conclue Ă Aix-la-Chapelle I e 18 Octobre de la mĂȘme annĂ©e J 748. Le Maréçhal de Saxe couvert de XX AbrĂ©gĂ© de la Vie , gloire, & nâayant plus rien Ă faire pour aflurer l'immcrtalitĂ© de ses succĂšs, fixa son sĂ©jour Ă Chambord, Maison Royale que Sa MajestĂ© lui avoir donnĂ©e. II y fit venir son RĂ©giment de Hullans, & y entretint un haras de chevaux sauvages, plus propres pour les troupes lĂ©geres que ceux dont nous nous servons. Quelque temps aprĂšs il fit un voyage Ă Berlin , oĂč le Roi de Prusse lui fit un accueil des plus favorable , & passa plusieurs nuits Ă sâentretenir avec lui. De retour Ă Paris il projetta rĂ©tablissement dâune Colonie dans lâIste de Tabaco ; mais F Angleterre & la Hollande sâĂ©tant opposĂ©es Ă cette Ă©tablissement , le MarĂ©chal ne pensa plus quâĂ jouir paisiblement de quelques annĂ©es, dont une foible santĂ© devoir bientĂŽt terminer le cours. Enfin, comblĂ© de biens & dâhonneurs, & jouissant de la plus haute rĂ©putation, il mourut Ă Chambort aprĂšs neuf jours de maladie, le 30 Novembre 1750, AgĂ© de y 4 ans. II nâest pas possible dâexprimer ici de M. de Saxe. xxj combien toute la France sut sensible Ă la perte de ce grand homme ; ce fut un deuil universel son corps fut transportĂ© avec pompe Ă Strasbourg, sc dĂ©posĂ© dans le Temple neuf de Saint Thomas , oĂč Sa MajestĂ© fait Ă©lever un magnifique MausolĂ©e dâaprĂšs le modelĂ© du cĂ©lĂ©brĂ© Pigal, Sculpteur. Peu de temps avant fa mort ce grand Capitaine, pensant Ă la gloire dont il avoit joui, se tourna vers son MĂ©decin , 8e lui dit, M. Senac , jâai fait un beau songe il avoir Ă©tĂ© Ă©levĂ©, 8t il mourut dans la Religion LuthĂ©rienne ; ce qui fit dire Ă une Princefle vertueuse ĂȘc Catholique, quĂč/ Ă©toit bien fĂącheux cpĂŻon ne pĂ»t dire un De ProfUNDIS four un homme qui avoit fait chanter tant de Te Deum. H y avoit quelque tems quâil avoit composĂ© son TraitĂ© sur la Guerre, intitulĂ© mes RĂȘveries. II le lĂ©gua Ă M. le Comte de Frise son neveu ; celui-ci cn donna deux copies , lâune Ă M. le Comte de Saint-Germain, & lâautre u M. le Duc de .... Lâun Sc lâautre jaloux de laisser Ă la Nation des mĂ©-. Sftcij AbrĂ©gĂ© de la Fte moires intĂ©retĂans pour fa gloire, en ont procurĂ© volontiers lâimpreffion, comme le seul moyen de les rendr publics. On ne peut douter que le MarĂ©chal de Saxe nâait Ă©tĂ© un grand Guerrier, & un habile GĂ©nĂ©ral la supĂ©rioritĂ© de son gĂ©nie, lâĂ©tendue de ses connoissances dans lâArt militaire, le courage & lâintrĂ©piditĂ© quâil a feit voir dans toutes les occasions , la victoire de Fontenoy, la conquĂȘte des principales Villes de la Flandre Autrichienne , & dâune partie du Brabant ; la prise de Bruxelles & de Ma es- tricht, fa prudence , fa capacitĂ©, .& une expĂ©rience consommĂ©e dans toutes les parties de la guerre , & dans les siĂšges de plus de seize places quâil conduisit avec vigueur , au milieu de lâhy ver & des eaux ; fa belle Campagne de 1744, oii il tint les ennemis en Ă©chec & dans lâinaction, quoiquâinfĂni- ment infĂ©rieur en hommes ; & enfin, une fuite constante de glorieux succĂšs depuis quâil fut mis Ă la tĂȘte des armĂ©es de France , transmettront sa mĂ©- de M. de Saxe. xxitj ĂĂŻioire Ă la postĂ©ritĂ© la plus reculĂ©e , & le feront toujours placer parmi les grands GĂ©nĂ©raux. Heureux sâil eĂ»t pĂ» dompter ^inclination quâil eut toute fa vie pour le sexe, avec autant de facilitĂ© quâil domptoit ses ennemis ! Cette passion fut pour ce grand homme une chaĂźne de douleurs, & ne contribua pas peu Ă abrĂ©ger ses jours. DISCOURS DISCOURS PRELIMINAIRE. S J la plupart de ceux qui ont Ă©crit sur la science militaire eussent fait cette rĂ©flexion , quâil ne sufiSt pas d avoir de la thĂ©orie, mais qu'il faut encore beaucoup dâexpĂ©- ri ence pour ĂȘtre en droit de donner des prĂ©ceptes , l'on ne v erroit pas tant de mauvais livres . L' art de la guerre ejĂź de tous , celui qui demande le plus de pratique & dĂ© application , il n appartient qii Ă ces guerriers qui joignent a lâintelligence & Ă d esprit , une expĂ©rience consommĂ©e , de nous en donner une saine thĂ©orie. Qu ils J on t rares ces grands hommes ! & qu Ă» y a peu d'ouvrages sortis de eurs plumes ! Au contraire , que 2 } DISCOURS dâauteurs prĂ©somptueux J & cornĂ©lien de ces compilateurs dont lafotte vanitĂ© a enfantĂ© une infinitĂ© de volumes, qid , depuis quelques annĂ©es , ont accablĂ© le Public de tout ce que la stupiditĂ© & la pĂ©danterie militaire ont jamais produit ! Les uns ont prĂ©tendu prescrire des rĂšgles pour f aire mouvoir des annĂ©es, pendant qu ils ignoroient les principes de P art,fur lesquels ils nous ont dĂ©bitĂ© mille absurditĂ©s & mille folies qui ne mentent pas Vattention des gens sensĂ©s. Les autres ont pillĂ© & rapf'o- diĂ© des ouvrages , qu ils ont disent- ils rendus moins prolixes L plus intelligibles j mais qui dans la vĂ©ritĂ© font toujours refilĂ©s les mĂȘmes , & oĂč don n apperçoit d'autre changement que des titres pompeux , des observations aufifii ridicules que. dĂ©pourvues de sens, des citations tirĂ©es de Moyse & des prophĂštes, & plusieurs autres semblables rhiseres . PRELIMINAIRE. z Ces messieurs veulent fans doute fe faire une rĂ©putation parleurs Ă©crits. Ces petits auteurs fe croiroient-ils grands hommes ? Que fçait-on ? fous ombre de cette fausse modestie quilsfont paroĂźtre dans leurs prĂ©faces & dans leurs Ă©pures , peut-ĂȘtre leur vanitĂ©va-t-elle jusqu Ă sâimaginer qu on les croira dignes de commander les armĂ©es. Que des militaires lisent les ouvrages dâun ConĂ h,d'un Turen- ne, dâun MontĂ©cuculĂŹ^ dâun EugĂšne j ils y trouveront de futile ; mais Ăą quoi bon ceux d'un guerrier qui ne s âefl point signalĂ©, & qui nâ a pas donnĂ© des preuves de fa capacitĂ© i ? Malheureusement pour nous , ces grands hommes ont peu Ă©crit furies talens quilspoffĂ©doient , &, des mĂ©moires quils nous ont laissĂ©s , Ă peine formeroit-on deux in-quarto ; mais ils disent cependant A ij 4 DISCOURS beaucoup , bien dijfĂ©rens en cela de certains ouvrages volumineux qui ne disent rien. Peu de gens ont feu ce que câĂ©- toit que les Reveries de feu M. le MarĂ©chal de Saxe { * j Von a cru que ce titre n annoncoit que des projets chimĂ©riques , & des innovations ridicules& des ennemis jaloux de la gloire & de la mĂ©moire de ce grand homme , n ont pas manquĂ© dâappuyer fur la mauvaise opinion que lâon sâen Ă©toit formĂ©e. Ce n efl pas feulement pour fatisr faire la-curiositĂ© du Public , que jâai f ait imprimer cet ouvrage; mais encore pour remplir les vues de son ili Luflre auteur, qui ne Va fans doute Ă©crit que pour en faire part aux militaires. Ceux qui font pourvus de * II disoit qus toutes les actions de la vie nâĂ©toient que des rĂȘves ; & câeĂt appa^ remment pourquoi il a donnĂ© Ă cet ouvrage le titre de Reve&ies. PRELIMINAIRE. 5 bon sens , & qui ont de V expĂ©rien- Ce j verront sâd contient des choses ridicules. Ily a des idĂ©es quiparoi- tront peut-ĂȘtre telles Ă certains officiers qui , quoique novices Ă laguer- re 3 y occupent les premiers grades , lux quels ils n ont Ă©tĂ© Ă©levĂ©s que par la faveur ou V intĂ©rĂȘt , qui leĂ»r ont tenu heu de mĂ©rite & de capacitĂ© y mais on fera peu de cas de la façon de penser de ces messieurs ce nefi P as Ă la dĂ©cision dâun goujas * qu on s*en rapportera fur les beautĂ©s ou les dĂ©fauts de U architecture d un palais y ce fera fans doute au. jugement des grands maĂźtres & des connoiffieurs. Je crois devoir avertir ici les lecteurs, que , pour bien comprendre les idĂ©es de Vauteur , il ejl nĂ©cessaire qu ils lisent avec attention Vouvrage dâun bout Ă Vautre , au * Un goujas est un manoeuvre qui porte h mortier aux maçons, A iij 6 DISCOURS, lieu de sauter les chapitres indiffĂ©remment , comme laplupart ont coutume de faire. II y en aura qui trouveront fans doute bien des fautes dans le Jlyle> oĂč il y a beaucoup de rĂ©pĂ©titions , des mots & des termes qu on appelle usĂ©s mais il ne sâa- gitpoĂŹntici d* une piĂšce dâĂ©loquence ; & Ion ne sçauroit rĂ©peter ajse^sou- vent 3 ni avec trop desmplicitĂ© , les choses que lâon veut bien faire entendre , surtout lorsqu âil ejl que lion de matiĂšres sĂ©rieuses & inflruclives. AVANT - PROPOS* -L a guerre est une science couverte de tĂ©nĂšbres-, dans lâobscurkĂ© descelles on ne peut marcher d un pas assurĂ© la routine & les prĂ©jugĂ©s, fuite naturelle de lâignorance, font la base Ă e cet art. Toutes ĂŹes sciences ont des principes Se des rĂšgles * ,1a guerre feule nâen a point. Les grands capitaines qui en ont Ă©crit ne nous en ont point donnĂ©. II faut ĂȘtre consommĂ© pour les entendre ; Se il est ĂŹmpofĂlble de fe former le jugement fur les historiens qui ne parlent de la guerre que selon quâelle fe peint Ă leur imagination. Quant aux capitaines qui en ont Ă©crit, ils ont plus * La guerre a des rĂšgles dans les parties de dctails ; mais elle nâen a point dans les sublimes. Aiv ge,pA'-s3ĂŹ>^>-.=g 8 A FA N T -PROPOS. songĂ© Ă plaire quâĂ instruire ; parce que la mĂ©chanique de la guerre est dâune nature seche &c ennuyeuse. Les livres qui nous donnent des principes ne font quâune fortune mĂ©diocre, & ne peuvent avoir leur mĂ©rite que lorsque le temps a tout effacĂ©. Ceux qui traitent de la guerre en historiens nâont pas le mĂ©me fort ; ils font recherchĂ©s par les curieux, & conservĂ©s dans les bibliothĂšques. Câest ce qui fait que nous nâa- vons quâune idĂ©e confuse de la discipline des Grecs & des Romains. Gustave-Adolphe a créé une mĂ©thode que ses disciples ont suivie, & Ăźls opt fait tous de grandes choses. Depuis ce temps-lĂ nous avons dĂ©rogĂ© successivement, parce que lâon nâavoit appris que par routine de-lĂ vient la confusion des usages, oĂč chacun a augmentĂ© ou retranchĂ©. Ces usages font cependant respectĂ©s, Ă cause de leur illustre origine. Mais quand on lit AvA NT- PROPOS. 9 JMontĂ©cuculi , qui Ă©toit contemporain, ĂŽc qui est le seul GĂ©nĂ©ral qu. soit entrĂ© dans quelque dĂ©tail , 1 on sâapperçoit trĂšs - bien que nous nous sommes dĂ©ja plus Ă©cartĂ©s de la me " thode dĂš Gustave - Adolphe , quâil ns sâĂ©toit Ă©loignĂ© de celle des Romains. II n 5 y a donc plus que des usages dont les principes nous font inconnus. Jâapprouve la noble hardiesse d u Chevalier de Follaid, qui a Ă©tĂ© le seul qui ait osĂ© franchir les bornes des prĂ©juges. Rien n'est fi pitoyable que dâen etre 1 esclave câest encore une fuite de lâigno- rance , ĂŽc rien ne la prouve tant. Mais il va trop loin il avance une opinion qui en dĂ©termine le succĂšs , fans faire attention que ce succĂšs dĂ©pend d une infinitĂ© de circonstances que la prudence humaine ne fçauroit prĂ©voir. II suppose toujours les hommes braves , fans faire attention que la valeur des troupes est journaliĂšre, que rien nâest si varia- io AVANT- P ROP OS. ble, & que la vraie habiletĂ© dâun GĂ©nĂ©ral consiste Ă sçavoir sâen garantir, par les dispositions, par les positions & par ces traits de lumiĂšre qui caractĂ©risent les grands capitaines. Peut-ĂȘtre sâest-il rĂ©servĂ© cette matiĂšre, qui est immense; peut-ĂȘtre aussi nâya-t-il passait attention. Câest pourtant de toutes les parties de la guerre la plus nĂ©cessaire Ă Ă©tudier. Telles troupes seront infailliblement battues dans des retranchemens, qui, en attaquant, auroient Ă©tĂ© victorieuses peu de gens en donnent une bonne raison ; elle est dans le cĆur des humains, & on doit lây chercher. Personne nâa traitĂ© cette matiĂšre , qui est la plus considĂ©rable dans le mĂ©tier de la guerre ,1a plus sçavante, la plus profonde, &sans laquelle on ne peut se flatter que des faveurs de la fortune, qui quelquefois est bien inconstante. Je vais rapporter un fait entre mille autres, pour persuader mon opinion sur l'imbĂ©cillitĂ© du cĆur humain. ArANT-P ROFOS u A U bataille de Friedlingen , lâinfan- Ăźerie Françoise , aprĂšs avoir repoussĂ© celle des ImpĂ©riaux avec une valeur incomparable , aprĂšs savoir enfoncĂ©e plusieurs fois , Sc savoir poursuivie au travers dâun bois jusques dans une plai- ne qui Ă©toĂŹt au-delĂ , quelquâun sâavi- sa de dire que sonĂ©toit coupĂ© il parut deux escadrons François peut-ĂȘtre ; toute cette infanterie victorieuse sâenfuit dans un dĂ©sordre affreux, sans que personne lâattaquĂąt ni la suivĂźt. Elle repas- lu le bois, Sc ne sâarrtta que par de-la fo champ de bataille. Le marĂ©chal - de FtllĆts Sc les GĂ©nĂ©raux firent de vains efforts pour ramener le soldat. La bataille etoit cependant gagnĂ©e, Ăc la cavalerie Françoise avoit dĂ©fait slmpĂ©rĂŹa- le de façon' que lâon ne voyoit plus dâenn'emis. CâĂ©toit pourtant les mĂȘmes hommes qui venoient de vaincre, dont tĂne terreur panique avoit troublĂ© leS sens, Sc qui avoit perdu contenance au A vj IX AFANT-PROPOS. point de ne pouvĂČir la reprendre. Câest de M. le marĂ©chal de Villars que je tiens ce fait il me lâa racontĂ© Ă Vaux- villars, en me montrant les plans des batailles quâil a donnĂ©es Qui voudroit chercher de pareils exemples, en trou- yeroit quantitĂ© chez toutes les nations» Celui-ci prouve aĂTez la variĂ©tĂ© du cĆur humain , & le cas quâon en doit faire» Mais, avant que de passer Ă des parties fi Ă©levĂ©es, il faut examiner les moindres , je veux dire les principes de lâart» Quoique ceux qui sâoccupent des dĂ©tails passent pour des gens bornĂ©s , iL me paroĂźt pourtant que cette partie est essentielle j parce quâelle est le fondement du mĂ©tier , & quâil est impossible de faire aucun Ă©difice , ni dâĂ©tablir aucune mĂ©thode, fans en fçavoir les principes. Je me servirai ici dâune comparaison» Tel homme a du goĂ»t pour lâar- çhitecture, & Ăçait dessiner ;il feratrĂšs- hien le plan & le dessein dâun palais fi AVANT-PROFO S. iZ t'cs-le lui exĂ©cuter ;sâil ne sçait la coupe des pierres, & sâil ne sçait asseoir les son- demens de ledifice, tout sâĂ©croulera bientĂŽt. II en est de mĂȘme dâun GĂ©nĂ©ral qu* ne connoĂźr point les principes de lâart, ni comment ses troupes doivent etre composĂ©es ; ce qui doit servir comme de base Ă tout ce qui se fait Ă la guerre. Lhs principaux succĂšs que les Romains ont toujours eus avec de petites arme es contre des multitudes de barba- res , ne doivent sâattribuer Ă autre cho- & quâĂ lâexcellente composition de leurs troupes. Ce nâest pas que jĂ© prĂ©tende } pour cela, quâun homme dâesprit ne puisse se tirer dâaffaire , quand il se trou- Veroit commander une armĂ©e de Tar- tares. II est plus aisĂ© de prendre les gens comme ils font, que de les former comme ils doivent ĂȘtre; & lâon ne dispose pas des opinions, des prĂ©jugĂ©s 8e des volontĂ©s. Ă4 AVANT- P R OPO S. Je commencerai par la mĂ©thode ds lever des troupes, celle de les habiller f celle de les entretenir, celle de les for' mer, & celle de combattre. II seroit hardi de dire que toutes les mĂ©thodes que lâon emploie Ă prĂ©sent ne valent rien ; car câest faire un sacrilĂšge que dâattaquer les usages , moins grand cependant que trelui dâĂ©tablir des nouveautĂ©s. Je dĂ©clare donc que je tacherai seulement de faire voir les abus dans lesquels nous sommes tombĂ©s» . K âyy r? ' .5 II _ ... Ă â [I ^ jf, livre premier» Des parties de dĂ©tails. CHAPITRE PREMIER. De la maniĂšre de lever des troupes , de celle de les habiller, de les entretenir , de les payer , de les exercer , & de les former pour le combat . article premier. De la maniĂ©rĂ© de lever les troupes, O N leve les troupes par engagement avec capitulation , fans capitulation,, par force quelquefois , & le plus fou- vent par supercherie, 16 - MĂ©mo r s e s. Quand on fait des recrues avec CĂĄ* pitulation j il' est injuste & inhumain de ns la pas tenir ; parce que ces hommes croient libres lorsquâils ont contractĂ© rengagement qui les lie ; Ăc il est con-, tre toutes les loix divines & humaines » de ne leur pas tenir ce quâon leur a promis. On nâen fait cependant rien ; quâen arĂiye-t-il ? Ces gens dĂ©sertent peut- on z avec justice, leur faire leur procĂšs ? On a violĂ© la bonne foi qui rend les conditions Ă©gales. Si on ne fait point dâactes de sĂ©vĂ©ritĂ©, on perd la discipline militaire; & , fi on en fait, on commet, des actions odieuses. II se trouve cependant plusieurs soldats, au commeii- cement dâune Campagne, dont le temps de servir est fini les capitaines, quiveu- lent ĂȘtre complets , les entraĂźnent pan force de-lĂ on tombe dans le cas que e viens de dire. Les levĂ©es qui se font par supercherie font tout aussi odieuses ; on naet de MĂ©moires. 17 lâargent dans la poche dâun homme, & on lui dit quâil est soldat. Celles qui se fontpar force le sont encore plus j câeft une dĂ©solation publique, dont le bourgeois & lâhabitant ne se sauvent quâĂ force dâargent >, & dont la cause est toujours un moyen affreux. Ne vaudroit-il pas mieux Ă©tablir, par une loi, que tout homme , de quelr que condition quâiĂŹ fĂ»t, seroit obligĂ© de servir son prince & sa patrie pendant Ă q ans? Cette loi ne sçauroit ĂȘtre dĂ©sapprouvĂ©e ; paree quâil est naturel & juste que les citoyens sâemploient pour la dĂ©fense de lâĂtat. En les choisiflant entre vingt 8c trente ans, il ne rĂ©sulte- roit aucun inconvĂ©nient. Ce sont les annĂ©es du libertinage, oh la Jeunesse va chercher fortune , court le pays , & e st de peu de soulagement Ă ses parens. Ce ne seroit pas une dĂ©solation publique ; parce que lâon seroit sĂ»r que, les ssmq annĂ©es rĂ©volues, on seroit congĂ©- i S MĂ©moires. diĂ©. Cette mĂ©thode -de lever des troupes seroit un fonds inĂ©puisable de belles & bonnes recrues, qui ne seroient pa§ sujettes Ă dĂ©serter. Lâon se seroit mĂȘme, par la suite , un honneur & un devoir de remplir sa tĂąche. Mais, pour y parvenir, il faudroit nâcn excepter aucune condition, ĂȘtre sĂ©vĂšre fur ce point, & sâattacher Ă faire exĂ©cuter cette loi, par prĂ©fĂ©rence aux nobLs & aux riches. Personne nâenmurmureroit. Alors ceux qui auroient servi leur temps verroient avec mĂ©pris ceux qui rĂ©pugneroient Ă ' cette loi, & insensiblement on se seroit un honneur de servir le pauvre bourgeois seroit consolĂ© par lâexemple du riche ; & celui-ci nâoseroit se plaindre, voyant servir le noble. La guerre est un mĂ©tier honorable. Combien de princes ont portĂ© le mousquet ! & Ă combien dâofficiers nâai-je pas vu le reprendre, aprĂšs une rĂ©forme j plutĂŽt que de vivre dans une condition vile ! Ce nâest donc MĂ©moires. ' 19 que la mollesse qui feroitparoĂźtre Ă quelqu un cette loi dure. Quel spectacle nous prĂ©sentent aujourdâhui les nations ? On voit quelques hommes riches, oisifs & voluptueux, qui font leur bonheur aux dĂ©pens dâune multitude qui flatte leurs passions, ĂŽc qui ne peut subsister quâen leur prĂ©parant sans cesse de nouvelles voluptĂ©s. Cet assemblage dâhommes oppresseurs & opprimĂ©s forme ce quâon appelle 'la sociĂ©tĂ© ; ĂŽc cette sociĂ©tĂ© rassemble ce quâelle a de plus vil & de plus mĂ©prisable, & en fait ses soldats. Ce nâest pas- avec de pareilles mĆurs, ni avec de pareils bras, que les Romains ont vaincu, lâunivers. MĂąis toutes les choses ont un bon & un mauvais cĂŽtĂ©. II est certain quâiĂź nây arien de si avantageux pour la bontĂ© des troupes, que dâobliger les provinces Ă fournir les recrues ; mais il en rĂ©sulte un grand inconvĂ©nient, qui est 20 MĂ©moire s. que les officiers nâont aucun foin de leurs soldats. Jâai vu presque toujours pĂ©rir chez les ImpĂ©riaux une grande moitiĂ© des recrues, quelquefois les trois quarts cela vient du peu dâattention que les officiers font Ă la conservation du soldat. Sâil tombe malade j ils 3e laissent pĂ©rir faute de secours,, parce qu il en conte pour le soigner. Il y a un remede Ă cet abus, qui est biĂšn simple ; eâest de faire payer les recrues aux officiers. II faut que les provinces les fournissent ; mais les officiers dis-je, doivent les payer & cet argent' doit retomber dans la caisse militaire ; ce qui ne laide pas que de faire un obipt, & tend Ă la conservation. Car supposĂ© quâil saille vingt mille recrues dans une armĂ©e , & que le capitaine soit obligĂ© de payer cinquante livres par chacune H en reviendra un million dans l'Ă©par- gne militaire , & il sâen faudra bien qu K. ÂŁĂtat y perde tant dâhommes. MĂ©moires 2Ăź Cette maniĂšre de lever des troupes est trĂšs-bonne dans des Ătats bien peuplĂ©s , comme est la France, Se qui peuvent se passer dâĂ©trangers. Il y a des puissances , il est vrai, qui font obligĂ©es de recruter chez toutes les nations mais ne pourroient - elles pas aussi former une milice nationale fur pied? Et ces puissances, qui font dans la nĂ©cessitĂ© de former la plus grande partie de leurs armĂ©es dâĂ©trĂĄngers, ne font- elles pas bien plus obligĂ©es Ă tenir la capitulation quâelles ont faite a ces recrues Ă©trangĂšres, quâĂ leurs propres sujets? Ce feroit, assurĂ©ment, le moyen d en trouver facilement. ARTICLE SECOND. De Ăhabillcmcnt. N otre habillement est trĂ©s- coĂ»teux, & trĂšs-incommode ^ le soldat 22 MĂ©moire s. nâest ni chaussĂ© , ni vĂȘtu, ni couvert. Lâamour du coup dâĆii lâemporte sur Jes Ă©gards que lâon doit Ă la santĂ©, qui est un des grands points auquel il faut faire attention. En campagne, les cheveux font un ornement trĂšs-fale pour le soldat ; He quand la saison pluvieuse est une fois arrivĂ©e , fa tĂȘte ne se sĂšche plus. Son habit ne le couvre point. A lâĂ©- gard des pieds, il nâen est pas question ; les bas-, les souliers & les pieds pourrissent ensemble , parce que le soldat nâa pas de quoi changer ; &, quand il Tau. roit, cela ne lui servĂŹroit de rien, parce quâun moment aprĂšs il seroit dans le mĂȘme Ă©tat. Ge pauvre soldat est donc bientĂŽt envoyĂ© Ă lâhĂŽpital. Les guĂȘtres blanches ne font propres que pour un jour de parade , & le ruinent en blanchissage cette chaussure est trĂšs-incommode, trĂšs - mal - faine 9 de nulle utilitĂ©, & trĂšs-coĂ»teuse. Le MemOĂŻRES. 2 z. chapeau perd bientĂŽt sa forme & sa grĂące il ne sçauroit rĂ©sister aux fatigues & aux pluies dâune campagne, il est bientĂŽt percĂ© ; &, dĂšs que le soldat est couchĂ©, il lui tombe de la tĂȘte ; cet homme , accablĂ© de lassitude , sâendort a la pluie Le au serein , la tĂȘte nue ; S c le lendemain il a la fiĂšvre. Je voudrois que le soldat eĂ»t les cheveux courts ; & quâil eĂ»t une petite perruque de peau dâagneau dâEs- P a gne, de couleur grisaille ou noire, quâil mettroit lors des mauvais temps. Cette perruque imite les cheveux naiĂ- sans au point de sây tromper, Ăt coeffe trĂšs-bien , quand la coupe en est bien faite ; elle coĂ»te environ vingt fols, & on nâen volt pas la fin. Cela est trĂšs- chaud, garantit des rhumes & des fluxions , 8c a tout-Ă -fait bonne grĂące» Au lieu de chapeau, je leur voudrois des casques Ă la Romaine ; ils ne pĂšsent pas plus, ne font point du tout incom- 24 M H M O I H E S. modes, garantissent du coup de sabre , & font un ornement. Je voudrois quâil fĂ»t vĂȘtu de maniĂšre quâil eĂ»t une veste un peu ample , avec une petite veste de dessous en forme de gillet *, un manteau Ă la Turque a-vec un capuchon * * . Ces manteaux couvrent bien , & ne contiennent que deux aulnes & demie de drap , pesent peu , & coĂ»tent peu. Ils mettent la tĂȘte & le col du soldat Ă couvert de la pluie &4u vent; & , lorsquâil est couchĂ© , il est conservĂ© & a le corps sec ; parce habillement ne colle point, & le soldat le seche Ă lâair, dĂšs quâil fait un moment de beau temps. Il nâen est pas de mĂȘme dâun habit ; car dĂšs quâil est mouillĂ©, le soldat en * Presque toute la cavalerie Allemande est habillĂ©e de mĂȘme. A la vĂ©ritĂ© , Ă quoĂscrcĂ un habit ce que nous appelions les pans ou les plis» lorsque lâon a un manteau pour se garantir du froid & dt L\ pluie? ** Ces manteaux ne doiycntpas passer le haut da gras de la jambe. ressent X MĂ©moires. 2 5* ressent lâhumiditĂ© jusquâĂ la peau , & il faĂ»t quâil lui seclie sur le corps. L on ne doit donc pas ĂȘtre Ă©tonnĂ© de voir tant de maladies dans une armĂ©e ; les plus robustes y rĂ©sistent le plus longtemps mais Ă la fi n il faut quâilssuc- combent. Si lâon ajoute Ă ce que je viens de dire , le service que sont obligĂ©s de faire çeux qui se portent encore bien , pour ceux qui sont malades - morts, ou blessĂ©s , pu qui ont dĂ©sertĂ© ; on ne doit pas ĂȘtre Ă©tonnĂ© devoir, Ă la fin dâune campagne , des bataillons rĂ©duits Ă cent hommes. Voil a comme les plus petites choses influent fur les plu§ grandes. Mais je reviens Ă mes manteaux. Comme ils contiennent peu dâĂ©toffe , & quâils font lĂ©gers > ils peuvent se rouler & sâatta- cher le long de la giberne fur le dos ; ce qui ne fait point du tout un vilain effet > St le soldat lorsquâĂŹl est sous les B 26 MĂ©moires, armes, & quâil fait beau, a toujours lâair ingambe & leste. Ces manteaux peuvent durer trois Ă quatre ans ainsi Thabillement seroit moins coĂ»teux, plus sain , & pour le moins auffi parant. Quant Ă la chaussure , je voudrois que les soldats eussent des souliers dâun cuir dĂ©liĂ© , avec des talons bas ; ce qui chausse parfaitement biep , & fait marcher de meilleure grĂące ; parce que les talons bas font porter la pointe du pied en dehors, tendre le jarret, ĂŽc effacer par consĂ©quent les Ă©paules. II faut quâils soient chauffĂ©s Ă nud fur le pied, & graissĂ©s avec du suif ou de la graisse. Les damerets trouveront cela bien Ă©tranger mais lâexpĂ©rience fait voir que tous les vieux soldats-François en usent ainsi, parce quâavec cette prĂ©caution ils ne sâĂ©corchent jamais les pieds dans les marches ; & lâhumiditĂ© ne les pĂ©nĂštre pas si aisĂ©ment, parce quâelle ne prend pas fur la graisse ; le MĂ©moires. zj cuir du soulier ne se racornit point, & ne sçauroit blesser. Les Allemands, qui font porter Ă leur infanterie des bas de laine , ont toujours une quantitĂ© dâestropiĂ©s, parce quâil leur vient des ampoules, des loups, & toutes sortes de maladies aux pieds & aux jambes, la laine envenimant la peau dâailleurs-, ces bas se percent par les bouts, restent humides, & pourrissent avec les pieds. A ces escarpins, il faut ajouter des guĂȘtres dâun cuir dĂ©liĂ©, chaussĂ©es aussi Ă nud fur la jambe. Les culottes doivent ĂȘtre de peau, lesquelles arrĂȘteront les guĂȘtres avec des boutons au-dessus du genouil ; moyennant quoi, lâon Ă©vite les jarretiĂšres ; ce qui nâest pas une petite affaire. Les soldats en ont jusquâĂ trois, lâune fur jâautre ; une pour tenir le bas, lâautre pour fermer la culotte, & la troisiĂšme pour arrĂȘter les guĂȘtres ; ce qui est un vrai martyre , & leur gĂąte le nerf. 28 MĂ©moires. A cette chaussure, il faut ajoutes des sandales ou galoches, semelĂ©es de bois de lâĂ©paisseur dâun pouce ce qui empĂȘche les pieds de se mouiller dans les boues ni Ă la rosĂ©e, & surtout lorsque le soldat est en faction *. Dans les temps secs, pour les combats & pour la parade , on les leur fe- roit quitter au premier de novembre on leur donneroit de gros bas de laine, quâils chausseroient par dessus les souliers & la guĂȘtre, lesquels seroient aussi arrĂȘtĂ©s par le haut. Ces bas seroient semelĂ©s dâun cuir mince, qui remontĂąt un peu fur les cĂŽtĂ©s & fur le bout du pied, pour ĂȘtre ensuite chaussĂ©s dans les sandales. * Beaucoup de soldats François font eux-mĂȘmes $e ces galoches, en iiyver, avec leurs vieux souliers, MĂ©moires. 2 - ARTICLE TROISIEME. De Ventretien des troupes. I L est avantageux , pour 1s bon ordre , pour le mĂ©nage , & pour la santĂ© , de faire faire ordinaire aux troupes le soldat ne devient point libertin, me joue pas son prĂȘt, & est trĂšs-bien nourri. Mais cela ne laisse pas que d'a- voir ses inconvĂ©niens ; parce que le soldat se tue , aprĂšs une marche, Ă aller chercher du bois , de lâeau , &c. il devient maraudeur ; il est toujours sale & mal-propre ; son habillement se perd Ă porter, dâun camp Ă lâautre , toutes les choses nĂ©cessaires Ă son mĂ©nage; & sa santĂ© sâaltĂšre par toutes les fatigues que cela lui cause. Mais aussi il y a un remĂšde Ă ces inconvĂ©niens. Comme je dispose mes troupes en centuries, je voudrois quâil B iij Z c> MĂ©moires. y eĂ»t Ă chacune un vivandier, avec quatre chariots attelĂ©s de deux bĆufs chacun ; quâil y eĂ»t une grande marmite , pour faire la soupe Ă toute la centurie , & que lâon donnĂąt Ă chaque soldat fa portion, Ă midi, en soupe avec du bouilli, & le soir en rĂŽti, dans une Ă©cuelle de bois Ă chacun. Ce se toit aux officiers Ă voir quâon ne les trompĂąt point, & quâils nâeussent pas Ă se plaindre. Le gain quâil seroit permis aux vivandiers de faire, seroit sur la boisson , le fromage, le tabac , les peaux qui lui resteroient des bestiaux quâils auroient tuĂ©s , &c. Les vivandiers prendroient les bestiaux aux vivres; &, lorfquâon se trouveroit dans un lieu oĂč il y auroip des lĂ©gumes, lâon yenverroit avec ordre. Cela paroĂźt dâabord un peu difficile Ă arranger ; mais, avec un peu dâat- tention, tout le monde doit y trouver MĂ©moires. 31 son compte. .Lorsque les soldats iroienc en dĂ©tachement, ils prendroient pour un ou deux jours de rĂŽti avec eux; cela ne fait point dâembarras. II faut plus de bois, dâeau & de chaudrons, poux faire la soupe Ă cent hommes,quâil nâen fau- droit pour mille, de la façon dont je le propose ; & la soupe nâest jamais si bonne. Dâailleurs, les soldats mangent toutes sortes de choses mal-saines, qui les font tomber malades, comme du cochon , du fruit qui nâest pas mĂ»r ; & iâofficierne sçauroity avoir lâĆil, comme il feroit Ă une seule marmite oĂč il y en auroit toujours un prĂ©sent, Ă chaque repas, pour voir si les soldats nâont pas lieu de se plaindre. Lorsquâil y auroit des marches forcĂ©es, ou que les Ă©quipages ne pourroient pas joindre, on distribueroit des bestiaux aux troupes , & les soldats feroient des broches de bois pour rĂŽtir leur viande ; cela ne fait point dâembarras, & ne dure B iv H 2 M E M O I R,E S. que quelques jours. Que lâon balance notre mĂ©thode avec celle-lĂ , & lâon verra quelle est la meilleure. Les Turcs en usent ainsi, & sont parfaitement bien nourris auffi distingue-t-on bien leurs cadavres, aprĂšs les batailles, dâavec ceux des troupes Allemandes, qui font baves & dĂ©charnĂ©s. Cela a auffi un autre avantage, dans certains cas on mĂ©nage la bourse du maĂźtre , en leur donnant leur prĂȘt en entier, & en leur vendant des vivres. II y a des pays, comme la Pologne & lâAllemagne, qui fourmillent de bestiaux lorsquâon demande aux habitans des contributions, pour quâils puiflent les soutenir , on prend moitiĂ© en vivres, moitiĂ© en argent , & on vend les vivres aux troupes ainsi la paye du soldat fait une navette continuelle, &c il se trouve quâon a de lâargent & des contributions de reste. Il en rĂ©sulte encore une grande utilitĂ© , lorsquâon a Ă©tĂ© obligĂ© de faire des MĂ©moires* zz magasins, & quâil est temps de les consommer. On y envoye des troupes; fur quoi il y a toujours beaucoup moins de perte pour le maĂźtre, fans que les soldats aient lieu de sâen plaindre. Ir ne faut jamais donner de pain aux soldats en campagne , mais les accoutumer au biscuit ; parce quâil se conserve cinquante ans & plus dans les magasins , & quâun soldat en emporte aisĂ©ment avec lui pour sept ou huit jours il est sain il nây a quâĂ sâinformer'Ă des officiers qui aient servi chez les VĂ©nitiens , pour sçavoir le cas quâon en doit faire. Celui des Moscovites , quâils nomment foukari , est le meilleur de tous, parce quâil ne sâĂ©miette pas ii est quartĂ©, de la grosseur dâune noisette; & il ne faut pas tant de chariots pour le transporter, quâil en faut pour le pain- Les pourvoyeurs des vivres font accroire , tant quâils peuvent, que le pain vaut mieux pour le soldat ; mais B v 34 M e m o t r e y; ceĂŹa est faux , & ce nâest que pour avoir occasion de friponner, quâils cherchent Ă le persuader. IĂŹs ne cuisent leur pain quâĂ moitiĂ©, & y mĂȘlent toutes fortes- de choses mal-saines , qui, avec la quantitĂ© dâeau quâil contient, augmentent du double le poids» & le volume- Outre cela, ils ont un train de boulangers » de valets, de chariots & de. chevaux, fur quoi ils gagnent beaucoup. Tout ce train est embarrassant dans une armĂ©e ; il leur faut des quartiers , des moulins & des dĂ©tachemens pour les garder. Enfin , lâon ne fçau- roit croire les voleries qui se commettent ; les troubles qui naissent de toutes ces choses , les maladies qui rĂ©sultent du mauvais pain , les fatigues que cela cause aux troupes , dans quel embarras ceĂŹa jette un GĂ©nĂ©ral, & quelles en font les suites. La certitude dans laquelle lâennemi est presque toujours de ce que vous allez faire par MĂ©moires. 3 y ĂŹâarrangement de vos fours & de vos cuissons, me suffira pour nâen pas dire davantage. Si je voulois mâamufer Ă prouver tout ce que jâavance , par des faits, je nâaurois pas sitĂŽt fini; mais je fuis persuadĂ© que lâon Ă©prouve beaucoup de mauvais succĂšs, dont on attribue la cause Ă autre chose, qui proviennent cependant de celle-lĂ . Il faut mĂȘme accoutumer quelquefois les soldats Ă se passer de biscuit, & leur distribuer du grain , quâil faut leur apprendre Ă cuire sur des palettes de fer, aprĂšs savoir broyĂ© & rĂ©duit en pĂąte. M. le marĂ©chal de Turenne dit quelque chose Ă cet Ă©gard, dans ses' mĂ©moires ; & jâai oui dire Ă de grands» capitaines que, quand mĂȘme roient du pain , ils en laisseroient quelquefois manquer aux troupes, afin de les accoutumer Ă sçavoir sâen passer,- Jâai fait des campagnes de dix-huit mois; avec des troupes qui y Ă©toient accou- z6 MĂ©moires. tumĂ©es, fans que jâaie entendu murmĂč- rer jâen ai fait plusieurs autres avec des troupes qui nâĂ©toient point accoutumĂ©es Ă se passer de pain; dĂšs quâil man- quoit un jour , tout Ă©toit perdu cela faisoit que lâon ne pouvoit faire un pas en avant, ni aucune marche hardie. Pour la viande , on est toujours Ă portĂ©e dâen avoir ; parce que les bestiaux suivent par-tout, & le transport nâen coĂ»te rien. Je ne sçais pas mĂȘme comment on peut en manquer. Que lâon compte quâun bĆuf pĂšse cinq cent livres , quâon donne une demi-livre de viande Ă chaque homme, alors un bĆuf nourrira mille soldats cinquante mille hommes consommeront donc cinquante bĆufs par jour. SupposĂ© que la campagne dure deux cens jours, cela ne fait jamais que dix mille bĆufs, qui suivent & pĂąturent par-tout ; lâon en fait diffĂ©rens dĂ©pĂŽts, quâon fait avancer Ă mesure^ quâon en a besoin. s MĂ©moires, ^7 Je ne dois pas passer ici sous silence un usage Ă©tabli chez les Romains, par lequel ils-prĂ©yenoicnt les maladies & les mortalitĂ©s , qui se mettent dans les armĂ©es par les cbangemens de climats» On doit aussi attribuer Ă cet usage, une partie des prodigieux succĂšs quâĂls ont eus. Un grand tiers des armĂ©es Allemandes pĂ©rit en arrivant en Italie , & en Hongrie. En 1718, presque en sortant des quartiers , nous entrĂąmes au nombre de cinquante mille hommes dans le camp de Belgrade * il est fur une hauteur , l'air y est sain , lâeau de source y est bonne, & nous avions abondance de toutes choses le jour de la bataille, qui Ă©toit le 18 AoĂ»t, il ne" se trouva que vingt-deux mille com- battans fous les armes tout le reste Ă©toit mort, ou hors dâĂ©tat dâagir. Je pourrois citer de pareils Ă©vĂ©nenaens * * M. le marĂ©chal fit cette campagne comme to- lontaire, Z 8 MeiĂŹĂoires. chez dâautres nations c'est le chafigĂ©- ment de climat qui en est la cause. Lâon ne volt point de ces exemples chez les Romains , tant que le vinaigre ne leur manqua pas mais dĂšs que Yacetum leur manquoit, ils Ă©toient sujets aux mĂȘmes accidens que nos troupes le font Ă prĂ©sent. Câest un fait auquel, peut- tre, peu de personnes ont fait attention, & qui cependant est dâune grande consĂ©quence pour les conquĂ©rans & pour les succĂšs. Quant Ă la maniĂ©rĂ© de sâen servir , les Romains faisoient distribuer le vinaigre par ordre chaque soldat avoit sa portion , qui lui servoit plusieurs jours, & il en versoit quelques Routes dans lâeau quâil buvoit. Je laisse aux mĂ©decins Ă pĂ©nĂ©trer les causes dâun effet si salutaire ce que je rapporte est usait bien MEMOIRES. Z- ARTICLE QUATRIĂME, De la paye. S a ns entrer dans Le dĂ©tail des diffĂ©ren tes payes, je dirai seulement que la paye doit ĂȘtre sorte il vaut mieux avoir un- petit nombre de troupes bien entretenues & bien disciplinĂ©es, que dâen avoir beaucoup qui ne le soient pas ce ne font pas les grandes armĂ©es qui gagnent les batailles , ce font les bonnes. LâĂ©co- nomie ne peutĂȘtre poussĂ©e quâĂ un certain point; elle a ses bornes , aprĂšs quoi elle dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© en lĂ©sine. Si vous ne donnez pas des appointemens honnĂȘtes aux officiers, vous nâaurez que des gens riches qui servent par libertinage , ou des misĂ©rables dont le courage est abbatu. Je fais peu de cas de la plupart des premiers ; parce quâils ne tiennent pas aĂč mai-ĂȘtre, ni Ă la ri- 4o MĂ©moires. gueur de la discipline ; leurs propos font toujours sĂ©ditieux, & ce ne sont que de francs libertins. Les seconds font si abbattus, que lâon nâen sçauroit attendre grahde vertu leur ambition est bornĂ©e ; parce que lâobjet quâils ont devant eux ne les intĂ©resse guĂšres 7 je veux dire lâavancement; &, misĂ©r rables pour misĂ©rables, ils aiment autant rester ce quâils font ; surtout lorsque le grade leur devient Ă charge. LâeĂpĂ©rance fait tout endurer & tout entreprendre aux hommes ; si vous la leur ĂŽtez, ou quâelle soit trop Ă©loignĂ©e , vous leur ĂŽtez lâamĂ©. II faut que le capitaine soit mieux que le lieutenant ; ainsi de tous les grades. II faut que le pauvre gentilhomme regarde comme une fortune trĂšs-considĂ©rable , & non- comme une charge dâavoir un rĂ©giment; & quâil soit moralement fur de parvenir par ses aĂ©lions & ses services. Lorsque toutes ces choses sont bien com- MĂ©moires. 41 passĂ©es , vous pouvez contenir vos troupes dans la discipline la plus austĂšre. II nây a de vraiement bons officiers que les pauvres gentilshommes qui nâont que la cape & lâĂ©pĂ©e ; mais il faut quâils puissent vivre honnĂȘtement de leur emploi. Lâhomme qui se voue Ă la guerre doit la regarder comme un ordre dans lequel il entre ; il ne doit avoir ni connoĂźtre âș dâautre domicile que fa troupe, & doit se tenir honorĂ© de son emploi. Un jeune homme de naissance regarde comme un mĂ©pris que la cour fait de lui, si elle ne lui confie pas un rĂ©giment Ă sage de dix-huit ou vingt ans. Cela ĂŽte toute Ă©mulation au reste des officiers , Sc Ă toute la pauvre Noblesse , qui est presque dans la certitude de ne pouvoir jamais avoir de rĂ©giment, & par consĂ©quent les postes les plus considĂ©rables, dont la gloire puisse la dĂ©dommager des peines Sc dessoufĂran- 42 M E M O I K E $. ces dâune vie laborieuse, quâelle sacrifie avec confiance Ă un avenir flatteur, & Ă la renommĂ©e. Je ne prĂ©tends pas, pour cela, que lâon ne puisse marquer quelque prĂ©fĂ©rence Ă des Princes j Ou autres personnes dâun rang illustre ; mais il saut que cette marque de prĂ©fĂ©rence soit justifiĂ©e par un mĂ©rite distinguĂ©. Alors on peut leur faire la grĂące de leur permettre dâacheter un rĂ©giment dâun pauvre gentilhomme que les infirmitĂ©s ou Page mettent hors dâĂ©tat desservir; & câest une rĂ©compense pour ce pauvre gentilhomme , ou cet officier de fortune. Mais ce seigneunriche ne doit pas, pour cela, ĂȘtre en droit de revendre fa troupe Ă un autre on lui a sait assez de grĂące en lui permettant de Tacheter; & elle doit redevenir le prix des services & de la vertu. ARTICLE CINQUIĂME. De lâexercice. CZj 5 e s t une chose nĂ©cessaire que lâexercice ou maniement des armes, pour dĂ©gager le soldat, & le rendre adroit mais on ne doit pas y mettre toute son attention. Câest mĂȘme de toutes les parties de la guerre, celle Ă laquelle il en faut faire le moins; fi lâon en excepte celle dâĂ©viter les mouve- mens qui font dangereux , comme de faire porter le fusil fur le bras gauche,' & de faire tirer par pelotons; ce qui a souvent causĂ© des dĂ©faites honteuses. Apkeâs cette attention, le principal de lâexercice font les jambes, & non pas les bras. Câest dans les jambes quâest tout le secret des manĆuvres, des combats; & câest aux jambes quâil faut sâappliquer. Quiconque fait autrement ^âą4 MĂ©moire s en faisant feu de temps en temps, jusquâĂ ce quâil soit arrivĂ© dans les intervalles des bataillons, lesquels doivent dĂ©jĂ ĂȘtre en mouvement. Selon cette disposition, le capitaine des armĂ©s Ă la lĂ©gere doit avoir arrangĂ© ses gens , de maniĂ©rĂ© quâils se placent par dix MĂ©moires. 87 tĂźans Ăźes intervalles des bataillons. Les rĂ©gimens pendant ce temps-lĂ , doivent avoir doublĂ© les rangs , en faisant un mouvement en avant, pour se mettre sur huit de hauteur. II doit y avoir , Ă trente pas derriere chaque rĂ©giment, deux troupes de cavalerie, de trente maĂźtres chacune. Le tout marchant en avant dâun pas lĂ©ger, comme on le suppose , lâenne- mi doit en ĂȘtre dĂ©contenancĂ©. Que fe- ra-t-il ? Rompra-t-il ses bataillons, pour prendre ces centuries par les flancs ?II ne le peut, ni ne lâose ; parce que les intervalles ne sont que de dix pas, & quâilssont occupĂ©s parles armĂ©s Ă la lĂ©gere ; outre cela, les armes de longueur s'y croisent. Comment rĂ©- fistera-t-il donc nâĂ©tant quâĂ quatre de hauteur ,- aprĂšs avoir Ă©tĂ© harcelĂ© par les armĂ©s Ă la lĂ©gere , sâil rencontre des gens tous frais, qui, fur le mĂȘme front, se trouvent Ă huit, ĂŽc quV viennent ra- s§ MĂŻmoire j; pidement sur lui, qui doit ĂȘtre emKar-» rafle dâaiileurs par un grand flottement y & qui Ă peine Ă se mouvoir ? II-y a apparence quâil sera battu &, dans le moment quâil lĂąche le pied, il est perdu fans ressource ; car les armĂ©s Ă la lĂ©gere, se mettant Ă ses trousses avec les deux troupes de cavalerie, ils en doivent faire une furieuse destruction. Ces foi- .xante-dix cavaliers, & ces soixante-dix armĂ©s Ă la lĂ©gere, doivent dĂ©truire un bataillon qui fuit, en un moment, 6c avant quâil ait eusse temps de faire cent p^s. Les centuries doivent toujours demeurer en ordre, pour recueillir leur cavalerie & leurs armĂ©s Ă la lĂ©gere ; elles doivent ĂȘtre prĂȘtes Ă recommencer une nouvelle charge- Je ne puis niâempĂȘcher de me flatter & de croire que, de toutes, les dispositions , câest la meilleure 8c la plus belle pour un jour de combat. Mais, me dira-t-on, on lĂąchera,de MĂ©moires. 89 la cavalerie sur vçs armĂ©s Ă la lĂ©gere. On ne lâoĂeroit. Mais tant mieux, si cela arrive. Ne sont-ils pas Ă mĂȘme de l'e retirer ? Et cette cavalerie peut-elle subsister entre moi & l'ennemi ? Tirera- t-il sur ces soixante-dix hommes Ă©parpillĂ©s le long du front de mon rĂ©giment? Ceseroit tirer sur une poignĂ©e de puces. Ah ! les ennemis feront la mĂȘme chose, & auront auffi des armĂ©s Ă la lĂ©gere. VoilĂ donc ce qui prouve- roit la bontĂ© de mon systĂšme , si cela les incommode au point quâils soient obligĂ©s de mâimiter mais ce ne fera quâaprĂšs savoir bien appris Ă leur dĂ©pens , & aprĂšs avoir Ă©tĂ© bien Ă©trillĂ©s pendant deux ou trois campagnes , quâils sâen aviseront ; & ils nâopposeront que de nouveaux armĂ©s Ă la lĂ©gere aux miens qui seront bien exercĂ©s Ă cette manĆuvre. Mais par oĂč fe- ront-ils retirer ces armĂ©s Ă la lĂ©gere pu ces grenadiers ? Sera-ce fur les aĂŻ- ÂŁo MĂŻmoieh; les, en faisant un mouvement tout le long de leur front, oh il nây a point ^'intervalles f Je dois avant que dĂ©finir ce chapitre, faire un petit calcul du feu de mes armĂ©s Ă la lĂ©gere. Supposons quâils commencent Ă tirer de trois cens pas de distance, qui est celle Ă laquelle ils font exercĂ©s ils pourront donc tirer l'efpace du temps quâil faut Ă lâennemi pour faire ces trois cens pas ; & il leur faudra toujours six Ă sept minutes. Or un armĂ© Ă la lĂ©gere peut tirer six coups par minute ; mais mettons quâil n'en tire que quatre. Chacun aura donc tirĂ© trente coups, avant que le bataillon ennemi ait fait les trois cent pas. De-lĂ , il est clair que chaque bataillon aura essuyĂ© , avant le choc, deux mille coupspourle moins ; & de qui ? De gens qui passent leur vie Ă tirer dâune plus grande distance au but, qui ne font point serrĂ©s, qui tirent Ă lâaife & ne font point contraints par le MĂ©moires. pi ĂŻommandement de faire feu, ni par lâat- titude gĂȘnante quâon leur fait tenir dans ĂŹes rangs , oĂč ils se poussent, sâempĂȘ- chent de voir & dâajuster leur coup. Je tiens quâun coup tirĂ© par un armĂ© Ă la lĂ©gere, ainsi exercĂ© , en vaut bien dix tirĂ©s par un autre. Et si lâennemi est en front de bandiere , il essuiera plus de quatre Ă cinq mille coups de fusils par bataillon, avant que nous nous soyons abordĂ©s. Quâon ne croye pas que trois cens pas soient une trop grande distance un fusil Ă secret porte quatre cens pas de but en blanc; & si vous lâĂ©levez Ă vingt ou vingt-cinq degrĂ©s, il portera au-delĂ de mille pas. A cela, je joins le feu des armes que jâai nommĂ©es amuscttes. Jâai dĂ©ja dit quâil ne failoit que deux ou trois soldats pour en mener une & la servir; Ă quoi je destine les capitaines dâarmes, avec des soldats que lâon prendra dans char que centurie. §2 M E M O I R fe Si Ces amusettes doivent Te mener est avant, avec les armĂ©s Ă la lĂ©gere, un jour de combat. Comme elles tirent au- de-lĂ de trois mille pas, elles doivent causer un furieux dommage Ă l'ennemĂź lorsquâil se forme , soit au sortir dâun bois, dâun dĂ©filĂ© ou dâun village, quand il marche efi colonne, & quâi-1 se met en bataille ; ce qui prend du temps. Or, ces amusettes peuvent tirer au-delĂ de deux cens coups par heure. Jâen mets une par centurie on peut y joindre celles de la seconde ligne, & les rassembler toutes fur une hauteur lâeffet quâelles produiront sera considĂ©rable. Les capitaines dâarmes doivent ĂȘtre exercĂ©s Ă tirer avec lâamusette elle est infiniment plus juste que le canon ; & tire plus loin. Comme il y en a quatre par rĂ©giment, il y en aura seize par lĂ©gion ces seize machines rassemblĂ©es un jour de comb at, feront taire dans un, moment une batterie ennemie» MĂ©moires. 5*5 âą "Les nombres pairs, Sc ĂŹa racine quarrĂ©e , doivent ĂȘtre un principe fur lequel il faut tabler pour la composition des corps de mon infanterie, & dont on ne doit jamais sâĂ©carter ainsi il faut quatre centuries par rĂ©giment, quatre manipules ou pelotons par centurie , & quatre rĂ©gimens par lĂ©gion. A lâĂ©gard de mes piques, si quelquâun trouve que , dans les endroits inĂ©gaux, escarpĂ©s, dans les pays de montagnes, ejles soient inutiles, je lui dirai quâen ce cas on en est quitte pour les poser Ă terre ; mes soldats ayant leurs fusils en Ă©charpe, alors ils sâen serviront. On me dira encore que cela est incommode Ă porter ; mais je ne ferai point de cas de cette objection insensĂ©e. Le soldat nâest-il pas obligĂ© de porter des bĂątops de tentes ? II nây a quâĂ faire faire les tentes de façon que les piques puissent servir de bĂątons, en y attachant un cordon par le milieu. Quâimr porte que le haut de la pique passe la 5>4 MĂ©moires, tente i Au contraire, cela fera un trĂšs- bel effet ; & mĂȘme un ornement dans un camp. Ces piques, avec leur fer, nepefent que cinq livres, & ne fouettent pas comme les autres, parce quâel- les font creuses les piques dont on fe senroit ci-devant pefoient jusquâĂ dix- sept livres, & Ă©toienttrĂšs-incommĂłdes Ă manier. Je soutiens quâon peut tirer de grands services dâun tel corps, surtout si le GĂ©nĂ©ral lĂ©gionnaire est un homme intelligent. Lorsque le GĂ©nĂ©ral de famĂ©e aura besoin dâoccuper un poste , de barrer lâennemi dans ses projets, enfin, en cent diffĂ©rens cas qui fe trouvent Ă la guerre , il nâa quâĂ ordonner aune tellefĂ©giĂłnde marcher comme elle a tout ce quâillui faut pour fe fortifier, elle peut, en peu de temps, se mettre hors dâinfulte ; 8c, en quatre Ă cinq jours, elle doit ĂȘtre en Ă©tat de soutenir un siĂšge , ĂŽc dâarreter une ar- MĂ©e ennemie* MĂ©moires. Le projet de fortifications que j e donnerai çi-aprĂšs en dĂ©montrera la possibilitĂ©. Cette disposition de lâinfanterie me paroĂźt d'autant plus convenable, quâelle est juste dans toutes ses parties ; & la rĂ©putation de la premiere, seconde ou troisiĂšme lĂ©gion , fera impression furies autres, & mĂȘme chez lâenne- mi. Un corps pareil fait cause commune de sa rĂ©putation; il sera toujours Ă©mu. du dĂ©sir dâĂ©galer ou de surpasser celle dâun autre. Les actions dâun corps qui a un nom stable sâoublient bien moins que celles de ceux qui portent le nom de leurs officiers ; parce que ces noms changent, & que les actions sâoublient avec eux. Dâailleurs, il est dans le cĆur de f homme de sâintĂ©resser moins aux choses qui regardent moins son semblable, quâĂ celles qui lui font pe» formelles, dĂšs quâon sâen fait une honneur or cet honneur est bien plus aiĂ I §6 MĂ©moires. Ă faire naĂźtre dans un corps qui porte son nom avec lui, que dans un autre qui porte celui du colonel j lequel bien souvent nâest pas aimĂ©. Bien des gens ne sçavent pas pourquoi tous les rĂ©gimens qui portent les noms de provinces en France ont toujours si bien fait; ils disent pour toute raison c*est lâesprit du corps. Ce nâen est pas une ; je viens de dire la vĂ©ritable. VoilĂ comme les choses qui font le plus de consĂ©quence roulent sur un point imperceptible. Dâailleurs, ces lĂ©gions font une espece de patrie militaire, oĂč Ăźes prĂ©jugĂ©s des diffĂ©rentes nations se trouvent confondus ce qui est un j grand point pour un monarque, pour un conquĂ©rant ; car , partout oĂč il trouve des hommes , il trouve des soir j dats. Ceux qui croyent que les lĂ©gions i -Romaines Ă©toient toutes composĂ©es stç Romains de R,pme mĂȘme » se trompent MĂ©moires. pent fort ; elles lâĂ©toient de toutes les Nations mais leur pied , leur discipline , & leur mĂ©thode de combattre , Ă©toient meilleures que celles de leurs ennemis ; câest pourquoi ils les ont tous vaincus ; & ce nâest que lorsque la discipline a dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© chez les Romains, MhmoĂŹkes. ßÎß ble, & Ă ne jamais se dĂ©bander. Elle ne doit faire dâautre service , dans une armĂ©e , que celui des grandes gardes ; jamais dâefcortes, jamais de dĂ©tache- mens Ă©loignĂ©s , ni de courses ; & il faut la regarder comme la grosse artillerie , qui ne marche quâavec farinĂ©e ; auĂtĂź ne doit-elle servir que dans les combats. Elle doit ĂȘtre montĂ©e fur des chevaux forts & Ă©pais les chevaux Allemands font les meilleurs ils ne doivent jamais ĂȘtre au-dessous de cinq pieds deux pouces. Les cavaliers doivent ĂȘtre armĂ©s de toutes pieces; & le premier rang doit avoir des lances, pendues Ă une courroie mince au pommeau de la selle. Ils doivent avoir une bonne Ă©pĂ©e , roide , Ă trois quarts, longue de quatre pieds ; une carabine ; point de pistolets ils ne fervent quâĂ faire du poids ; des Ă©triers en chapelets ; point E iij / 102 MEMOIRES, de selle , mais un arçon avec deux bĂątĂźmes rembourrĂ©es, une peau de mouton noire par-dessus , qui sert de housse & de couverture, laquelle croise sur le poitrail. Pour cette cavalerie , il saut des hommes choisis, de cinq pieds six Ă sept pouces, Ă©lancĂ©s, & point ventrus. A lâĂ©gard des dragons, il en faut su moins le double ; mais les rĂ©gimens doivent ĂȘtre composĂ©s de mĂȘme, pour le nombre ^ & doivent avoir des chevaux qui ne soient pas au-dessus de quatre pieds huit pouces, ni au-dessous de quatre pieds six. Lâexercice de ces dragons doit ĂȘtre rempli de cĂ©lĂ©ritĂ© ; ils doivent sçavoir celui de l'infanterie en perfection. Leurs armes doivent ĂȘtre le fusil, lâĂ©pĂ©e , & la lance ; & ces lances doivent leur servir de piques , lorsquâils mettent pied Ă terre. Leurs selles & siamois seront comme ceux de la cavalerie. Les hommes dpi- MemoĂres. Ă03 vent ĂȘtre petits, dâe la taille de cinq pieds Ă cinq pieds un pouce , pas au- dessus de deux. Ils se formeront par escadron Ă trois de hauteur, ainsi que la cavalerie, & devront marcher de mĂȘme. Lorsquâils mettent pied Ă terre il faut quâils soient Ă rangs ouverts, quâils fassent tous Ă droite par demi- quart de rang ; ce qui forme un escadron de huit files. Ils sortent par ces files, aprĂšs avoir occupĂ© leurs chevaux, & se forment oĂč. lâescadron faisoit front les hommes de la droite de ces huit files restent Ă cheval, ainsi que ceux de la gauche. VoilĂ , Ă peu prĂšs, les manĆuvres quâil faut leur apprendre , ainsi que je lâexpliquerai plus au long i-aprĂšs. Le troisiĂšme rang doit sçavoir voltiger , escarmoucher & toujours se rallier Ă lâescadron par les intervalles mais les premier 6c second rangs doi~ E iy 104 MĂ©moires. vent ĂȘtre inĂ©branlables, & aussi solides que de la grosse cavalerie. Leurs fusils doivent ĂȘtre passĂ©s en Ă©charpe. Ce font ces dragons qui doivent faire petit service de FarinĂ©e, courir les quartiers , faire les escortes , & aller Ă la guerre. VoilĂ , en gĂ©nĂ©ral, ce qui concerne la cavalerie. II est maintenant Ă propos dâentrer dans un plus grand dĂ©tail. ARTICLE SECOND. Des armures de la cavalerie. J E ne sçais pourquoi on a quittĂ© les armures j car rien iFest si beau, ni si avantageux. Lâon dira peut-ĂȘtre que câest lâusage de la poudre qui les a abolis mais point du tout ; car , du temps de Henri IV, & depuis, jus- quâen lâannĂ©e i 66 j, on en a portĂ© - & il y avoit dĂ©ja bien longtemps que la MĂ©moires'. 10/ poudre Ă©toit en usage mais vous verrez que câest la chere commoditĂ© quĂ les a fait quitter. Il est certain quâun escadron tous nud, comme on est Ă prĂ©sent, nâau- roit pas beau jeu contre des gens armĂ©s de toutes pieces car par oĂč prendroit- on ces hommes pour les percer ? II nây' a donc dâautre ressource que de tirer- Câest un avantage trĂšs-grand de mettre la cavalerie dans cette nĂ©cessitĂ© ; & Cette idĂ©e mĂ©rite dâĂȘtre examinĂ©e. Jâai fait faire une armure entiere de feuilles de tĂŽle minces , appliquĂ©es fur un buffle trĂšs - fort, & elle ne pesois pas plus de trente livres. Cette armure est Ă lâĂ©preuve de lâepĂ©e & de la pique je ne puis avancer quâelle garantisse du coup de feu , surtout de celui quâon nomme le coup de la baraque ; mais je puis assurer que tous les coups mal chargĂ©s , tous ceux qui font Ă©ventĂ©s- vu Ă©branlĂ©s par le mouvement du che- E v 1 06 MĂ©moires. val, ne percent point, non plus que tous ceux qui viennent de biais. Mais laiĂsons-lĂ le feu celui de la cavalerie nâest pas fort redoutable ; & jâai toujours oui dire que celle qui sâavisoit de tirer Ă©toit battue. Si cela est, il faut donc tĂącher de lâobliger Ă tirer. On ne le peut plus aisĂ©ment, quâen donnant des armures lĂ©geres, comme celles que je propose ; parce que ces hommes se trouvant invulnĂ©rables Ă lâĂ©pĂ©e , il faudra que lâennemi prenne le parti de tirer. Quâarrivera-t-il, sâil tire f DĂšs que la cavalerie , ainsi armĂ©e , aura essuyĂ© ce feu , elle se jettera Ă corps perdu fur son ennemi; parce quâelle nâa plus rien Ă craindre , & quâelle dĂ©sirera se venger du pĂ©ril quâelle a couru. Que feront ces hommes , pour ainsi dire tout nuds, contre dâaulres qui seront invul nĂ© rĂąbles ? Car, pour peu quâun homme se remue, je dĂ©fie quâon le tue. Sâil y ayoit seulement deux rĂ©gimens comme MemoikĂȘsi cens livres quelquefois âą lâon reste la nuit dehors 3 & il est impossible que lat Evj IZ2 M E M O I R 1 s cavalerie ne sâabysme Ă ne faire que ce mĂ©tier-lĂ . Si vous. marchez dans des chemins creux ou dans des dĂ©filĂ©s , quâune trousse se rompe, quâelle tombe , quâun cheval sâabatte, voilĂ toute, la cavalerie, arrĂȘtĂ©e. Cela arrive cepen» dant. Ă tout moment. Les autres chevaux ,. qui ne peuvent supporter, leurs, charges, sâinquiettent, ils toupillent. & se heurtent ; voilĂ tout aussi-tĂŽt vingt, trousses Ă bas. Quand il pleut, les chevaux enfoncent,.glissent & sâabattent les trousses traĂźnent dans les boues, le. dessus nâest bon quâĂ jetter ; de façon quâiĂŻ y a toujours un grand tiers- de perte. Câest une misere, en vĂ©ritĂ© iL vaudroit mieux ne rien donner aux chevaux , que de le leur faire payer si cher.. De la maniĂ©rĂ© que je propose de fourager, il nây a point de perte ni dâembarras y lâon nâestropie point les chevaux x & lâon ap orte plus de fou- JVĂ E M- O I R ĂY. 13 3 rage au camp. A quoi lâon peut ajouter le dĂ©sordre qui arrive , lorsque le eamp est Ă©loignĂ©, & que les fourageurs font attaquĂ©s; alors toutes les trousses se perdent. Mais le plus grand mat arrive dans la dĂ©route ; car les fourageurs sâenfuient toujours, & alors Dieu fçait quelle confusion il-y a. Sâils trouvent un pont, un guĂ© ou un dĂ©filĂ©, vous les verrez fe prĂ©cipiter par mit liers, fans aucune considĂ©ration, comme de s bĂȘtes effarouchĂ©es la peur leur trouble tellement les sens , quâils fe noient & sâĂ©crasent les uns les autres. Suivant ma mĂ©thode , cela ne peut pas arriver ; & bien certainement Lâen- nemi., averti de votre disposition, ne vous attaquera pas ; parce quâil seroit certain de livrer, un grand combat de cavalerie, oĂč il ne, trouveroit pas fou avantage , Ă moins quâil ne vienne avec toute son armĂ©e or cela fe Ăçait, & ne, ÂŁe fait pas avec la mĂȘme facilitĂ© quâau- 134 MĂ©moires; roit un parti de cavalerie de sâembus- quer pour donner dans vos fourages. ARTICLE SIXIĂME, Des fourages au sec. C ette forte de fourage commence au mois de septembre. Pour le faire en sĂ»retĂ© , il faut pousser des partis en avant, & mettre de l'infanterie dans les villages ; les gardes de cavalerie doivent ĂȘtre au dehors, & lâescorte au centre , pour se porter dans lâendroit qui seroit attaquĂ©. Lorsque le fourage est fait, on rassemble toutes les escortes , qui font lâarriere garde. Si lâon craint pour les flancs, on envoie des dĂ©tachemens qui les cĂŽtoient, & occupent les passages, les gorges & les hauteurs, &c. Les cavaliers battent une partie de leur fourage , sâil est en grain z ils cou- MĂ©moires.; 13/ petit la paille par la moitiĂ©, & mettent le tout dans le sac. II nây a point de perte, comme avec les trousses , oit tout le grain se rĂ©pand par les chemins. ARTICLE SEPTIEâME. Des tentes & de la maniĂ©rĂ© de camper - de la cavalerie , JâA i dit que les lances dĂ©voient servir de bĂątons de tentes il est aisĂ© de voir que toute une centurie ou escadron est Ă couvert sous une pareille tente, tant les hommes que les chevaux. II est dâune consĂ©quence infinie pour la cavalerie que les chevaux soient Ă couvert & chaudement, sur-tout en automne, lorss que les nuits deviennent fraĂźches ; ce qui. est encore une des grandes raisons pour laquelle la cavalerie se fond Ă vue dâĆil ,, Úà devient Ă rien pendant cette saison.. M E S O I R ĂŻ S. Les chevaux, dis-je, seront sĂšchement & chaudement sous ces tentes , snr-tout si les cavaliers mettent quelques branchages 1 Ă lâentour , & y ba^ laient le fumier; ce qui formera une muraille autour de la tente. Avec ces prĂ©cautions, les chevaux sâentretien- drĂŽnt avec la moitiĂ© moins de nourriture , & par consĂ©quent ne seront pas si fatiguĂ©s Ă aller chercher !e fourage. Par la mĂȘme raison, farinĂ©e subsistera plus longtemps dans un pays, & elle tiendra la campagne bien plus longtemps que Pennemi, qui nâaura pas ces moyens ; ce qui me paroi t dâune assez grande consĂ©quence, pour quâon y fasse une sĂ©rieuse attention. II est certain que la plus grande partie du fourage se perd en fumier , parce que , lorsquâil pleut, le cheval, en trĂ©pignant', fait de la boue sous lui âą le cavalier, pour le soulager , lui fait une nouvelle Ăźitiere ; mais, dans un moment, elle est rĂ©duite en- MĂ©moires. 137 boue. Le cheval ne peut pas se coucher dans lâeau, ĂŹl reste les quatre pieds & la tĂȘte ensemble , se morfond, la colique le prend, & le voilĂ aufĂi-tĂŽt mort que malade. Sous ces tentes, on ne lui fait point de litiere, parce quâil y fait sec z & par consĂ©quent, on Ă©pargne au moins la moitiĂ© du fourage. Or, si l'on fait cette Ă©pargne , il nâen faut plus apporter que la moitiĂ©. Ainsi vous mĂ©nagez votre cavalerie, & vous subsistez plus longtemps dans un pays. Si toutes ces choses font bien combinĂ©es 8c bien pesĂ©es, lâon concevra aisĂ©ment que ce que je propose est bon car , si lâon compare ma façon de soulager avec celle qui est usitĂ©e , les acci- dens qui arrivent, la perte quâon fait fur le fourage en lui-mĂȘme , la fatigue, le temps que je subsiste, & la maniĂ©rĂ© -dont je me conserve, je crois que lâon . en fera bien convaincu. i%8 MĂŻmoishs, On me demandera peut-ĂȘtre, comment porter avec soi ces grandes tentes ? Avec des chevaux de bĂąt. Dâail- leurs, on peut les faire de façon quâel- les se dĂ©montent par pieces & par morceaux , & on peut en donner un Ă chaque cavalier. Elles contiennent prĂšs de cinquante aunes de toile moins qu'il nâen faut pour les tentes dâun escadron de cent trente hommes, suivant quâon les fait aujourdâhui. Cela paroĂźtra extraordinaire ; mais ceux qui seront curieux nâauront quâĂ calculer. ARTICLE HUITIEâME. Des partis ou dĂ©tachemens de la cavalerie lĂ©ger e. L e pays oĂč lâon fait la guerre doit dĂ©cider de futilitĂ© & du succĂšs des partis. Rarement les grands partis de cavalerie aboutissent Ă quelque choie de M E M O I R E S. I Z9 bon, Ă moins que ce ne soit pour faire quelquâexpĂ©dition prompte & vigoureuse , pour enlever un convoi, surprendre un poste, soutenir des partis dâinfanterie que vous aurez poussĂ©s en avant pour couvrir votre marche ; alors ils font de grande utilitĂ©. Car, supposĂ© que lâennemi ait dessein dâattaquer votre arriere-garde ou vos Ă©quipages avec quelques dĂ©tachemens considĂ©rables, il ne Tosera , si vous avez poussĂ© un gros parti la veille de votre marche du cĂŽtĂ© opposĂ© ; parce quâil craindra de se mettre entre ce quâil veut attaquer & ce dĂ©tachement, quâil sçaura bien sĂ»rement ĂȘtre sorti, sans sçavoir positivement quelle route il tient, ni dans quel endroit il est. Les troupes de ces dĂ©tachemens doivent toujours ĂȘtre de cinquante hommes , & le dĂ©tachement toujours fort. II faut un homme habile & nourri Ă la guerre pour le conduire ; ĂŽc câest Ă4 patience. MĂ©moires. *43 CHAPITRE QUATRIĂME. DĂŹJJertation sur la grande manĆuvre. J E suis persuadĂ© que toute troupe qui nâest point soutenue est une troupe battue , & que les principes que nous a donnĂ©s lĂ -deflus M. de MontecuculĂŹ, dans ses mĂ©moires, font certains. II dit quâil faut toujours soutenir lâinsanterie Svec de la cavalerie , Sc celle-ci avec de lâinsanterie. Nous nâen saisons cependant rien ; nous mettons fur les ailes toute la cavalerie , qui nâest soutenue ^ue par de la cavalerie ; Sc dans le cen- tre toute lâinfanterie , soutenue par de ^infanterie. Eb,comment soutenue f De ^inq Ă six cens pas de distance. Par cette pofition feule vos troupes font intimidĂ©es, fans en sçavoir la raison ; car tout homme quj ne yoit rien derriere lui pour ,1e soutenir Sc le secourir,est Ă demi battu j 144 MĂ©moires.' & câest ce qui fait que souvent la secon* de ligne lĂąche le pied, pendant que la premiere combat jâai vĂ» cela plus dâune fois, &, je pense, bien dâautres que moi l'ont vĂ» auĂsi ; mais personne nâen a peut-ĂȘtre cherchĂ© la raison ; elle est dans le cĆur humain. Voici ce que dit lâillustre Montecuculi Ă ce sujet dans ĂĂšs mĂ©moires. -> Dans les armĂ©es anciennes , cha- » que rĂ©giment dâinfanterie contenoit » une certaine quantitĂ© de cavalerie » & dâartillerie de ces cavaliers , les j -> uns avoient des cuirasses, & les au- ! » tres Ă©toient plus lĂ©gĂšrement armĂ©s. j -> Pourquoi mĂȘler ensemble plusieurs sortes dâarmes dans un mĂȘme corps , *> sinon pour faire voir lâextrĂȘme besoin y quâelies ont lâune de lâautre , & les » secours quâelles peuvent se donner rĂ©- -> ciproquement ? Dans les ordonnait- » ces modernes, oĂč toute lâinfanterie » se met ordinairement au centre de la bataille , MĂ©moires; 14 f » bataille , & la cavalerie sur les ailes » qui sâĂ©tendent Ă plusieurs milliers de » pas ; en bonne foi, quels secours ces » deux corps peuvent-ils recevoir lâun » de lâautre f II est clair que les ailes » Ă©tant battues , lâinfanterie , qui de- » meure abandonnĂ©e, est dĂ©couverte » par les flancs, & ne peut manquer » dâĂȘtre dĂ©faite, au moins Ă coups de » canon, si ce nâest autrement, comme » il arriva aux bataillons SuĂ©dois en » 1634. Les SuĂ©dois sâapperçurent de » la faute, quand leur cavalerie eut Ă©tĂ© » chassĂ©e du champ de bataille j 8 c , s> pour y remĂ©dier, ils mirent des pelo- 3» tons de mousquetaires entre les efca- » drons. Mais le remede nâĂ©toit pas » suffisant ; parce que les escadrons *> Ă©tant rompus, il falloir que les pelo- » tons fussent passĂ©s au fil de lâĂ©pĂ©e ; -> ce quâils Ă©prouvĂšrent, parce quâils 30 nâavoient point auprĂšs dâeux de corps ? oh s e Ă©tirer, ni de piquiers qui Les G 14 6 MĂ©moires, » soutinĂfenti Eh , comment auroieht» » ils pu recourir Ă leur infanterie st Ă©loi- » gnĂ©e dâeux ? » Câest pourquoi je mets de petites troupes de cavalerie Ă trente pas der-» riere mon infanterie, S c des bataillons quarrĂ©s , fraisĂ©s de piques , entre mes deux ailes de cavalerie, derriere lesquels elle puisse se rallier, au cas quâelle soit battue ou repoussĂ©e. * Il est certain que ma cavalerie de la seconde ligne ne sâenfuira pas , tant quâelle verra ces bataillons quarrĂ©s devant elle j & fa contenance rassur rera celle de la premiere ligne. Mes * On poiirroit objecter que fa propre cavalerie , venant Ă ĂȘtre repoussĂ©e par IVnnemi, se culbu- feroit en dĂ©sordre Ăur cep bataillons quarrĂ©s. Mais on doit observer que M. le marĂ©chal ne propose ces bataillons quâĂ moins quâils ne soient fraisĂ©s de piques , avec lesquelles on peut rĂ©sister au choc. Au reste, les intervalles qui font entre les bataillons quarrĂ©s font fi considĂ©rables , quâil nâcst pas vraisemblable que Cette cavalerie , quelquâĂ©pou- vantĂ©e quâelle soit , aille se jetter sur ces bataillons > lesquels on pourroit encore couvrir de chevaux de frise roulans. M E M O I R 2 S. bataillons quarrĂ©s se dĂ©fendront bien , parce quâils espĂ©reront un prompt secours de la cavalerie , qui, Ă la faveur de leur feu & de leprs piques, repa- roĂźtra dans Pinstant , & voudra rĂ©parer en quelque façon la honte de fa dĂ©faite outre cela, ces bataillons couvrent les flancs de votre infanterie. In y en a qui veulent mettre de petites troupes dâinfanterie dans les intervalles de la cavalerie ; cela ne vaut rien. La faiblesse de cet ordre intimide feule des troupes dâinfanterie ; parce que ces pauvres misĂ©rables sentent quâils font perdus, fi la cavalerie qui sâest flattĂ©e de leur secours , dĂšs quâelĂźe fait un mouvement un peu brusque ce qui est de son essence , ne le voyant plus, est toute dĂ©concertĂ©e. Si votre aile de cavalerie est battue , PennemĂź vous prend tout Ă Passe en flanc, & cela dans le moment, Dâautres gardent Piissantene avec Gij MĂ©moires. {les escadrons de cavalerie ; cela ne vaut rien du tout, parce que, quand lâin- fanterie ennemie vient vous attaquer , elle tire Ă©galement fur ces escadrons, comme fur lâinfanterie j il y a des chevaux de tuĂ©s, la confusion se met bientĂŽt partout, ces troupes de cavalerie lĂąchent le pied il nâen faut pas davantage pour faire tourner la tĂȘte Ă lâinfan- terie, Sc la faire fuir auĂfi. Que feront ces escadrons ainsi plar çés ? Sâabandonneront-ils fur lâinfan- terie ennemie ? Ou bien resteront - ils comme des termes, combattant de pied ferme, lâĂ©pĂ©e Ă la main , contre des gens qui viennent les attaquer avec la bayonnette > Se Ă grands coups de fusil dans le nez? Veut-on quâils sâabandon- nent fur cette infanterie f Sâils font repoussĂ©s , comme il y a grande apparence , ils fe renverseront fur lâinfanterie, & la mettront en dĂ©sordre ; parce quâils retrouveront difficilement leur poste j MĂ©moires; & les intervalles Ă©tant petits, ferons assurĂ©ment bouchĂ©s. Car il faut remarquer un inconvĂ©nient considĂ©rable dans lequel on tombe avec les bataillons for- ĂnĂ©s selon lâusage reçu lorsque les files se brouillent, soit par le mouvement , par le canon, ou par le doublement de s rangs , tout est en confusion ; personne nâest plus Ă son poste ; les divisions', leur ordre & leur nombre ne se trouvent plus; &il nây a personne quĂź puisse dĂ©mĂȘler cette fusĂ©e. II nâen est pas de mĂȘme avec mes centuries elles suivent chacune leur enseigne, & restent en troupe ; on les met facilement en ordre ; &, quand elles nây seroient pas , le mal ne feroit pas grand, pendant quâelles font guidĂ©es par les enseignes , lesquelles sâalignent fur celle de la lĂ©gion les officiers rajustent les rangs ; ce qui ne se fait pas de mĂȘme dans un bataillon. Câest un des grands dĂ©fauts de la colonne du chevalier de G iij i ye MĂ©moires. FollarĂą. Ceci me donne occafion dâen parler. De la Colonne. Bien que jâestime infiniment M. le chevalier Follard , & que je fasse grand cas de ses ouvrages , je ne puis toutefois me ranger Ă son avis fur les colonnes. Cette idĂ©e mâavoit dâabord sĂ©duit elle est belle, & paroi t dangereuse pour ĂŹâennemi ; mais lâexĂ©cution mâen a fait revenir. II faut que jâen fasse lâanalyse , pour en faire connoĂźtre les dĂ©fauts câest une affaire de calcul bien aisĂ©. II faut un pied sc demi, ou dix - huit pouces de distance , Ă un homme , quand il est en bataille. Les flancs de la colonne deviennent front or , de quelque façon quâon veuille la faire cette colonne, ses flancs seront toujours composĂ©s, pour le moins, de quarante files de profondeur fur vingt-quatre rangs dâĂ©paisseur. II faut, pour fa longueur, soixante Memoises. ĂJâi pieds , Ăorfquâelie fait face j dĂšs quâellĂ© marche 3 il lui en faut cent vingt, ce qui est le double de la distance quâelle vient dâoccuper ; parce quâun homme ne fçau- foit marcher fur dix-huit pouces , Ă moins de piĂ©tonner , & qu'il lui faut trois pieds pour marcher de forte que, quand la tĂȘte de cette colonne marchera, la queue demeurera & , lorsque la tĂȘte sera arrĂȘtĂ©e , la queue marchera encore lâefpace de soixante pieds ; ce qui fera dans les flans de votre colonne des vuides trĂšs- dangereux. Si on la fait plus longue , le dĂ©faut augmente toujours Ă proportion de fa longueur ainsi une colonne de deux cent quarante files auroit,pour fa position naturelle, trois cent soixante pieds de longueur ; &, pour pouvoir marcher, il lui en faudroit sept cent vingt. Que vous arrive-t-il, quand vous avez percĂ© ? Vous faites Ă gauche &>Ă droite avee vos deux flancs, qui de- Ăź$ĂČ. MĂ©moires. viennent faces ,. pour prendre en flanc lâennemi que vous avez percĂ©, mais vous vous trouvez Ă files ouvertes , parcs que vous occupez justement une fois plus de terrein que vous ne devez ; ainĂĂŹ il fe fait des trouĂ©es considĂ©rables, surtout fi vous avez fait ce mouvement brusquement, ce qui doit ĂȘtre le propre de la colonne. Le chevalier se trompe fort de croire quâelle soit aisĂ©e Ă remuer câest le corps le plus lourd que je connoiste , sur-tout quand il est Ă vingt-quatre dâĂ©- paisseur. Sâil arrive que les files se brouillent une fois, soit par la marche, lâinĂ©- galitĂ© du terrein, ou par le canon qui doit y faire un furieux dĂ©sordre, il nây a tĂȘte dâhomme qui puisse venir Ă bout de la remettre en ordre. Cette colonne devient alors une masse de soldats qui nâont plus ni rangs, ni ordre, & oĂč tout est confondu. . Je crois son] poids de peu de consĂ©- MĂ©moires. ipz qĂčence quoiquâen dise M. le cheva_ lier, les hommes ne se poussent pas ainsi les uns les autres de lâĂ©paule ; bailleurs , ils ne sçauroient le faire , puis- quâils ont trois pieds de distance de lâun Ă lâautre , lorsquâils marchent. Dans la retraite , je la trouve meilleure que les bataillons quartĂ©s ; non quâelle marche plus vĂźte , mais parcs quâelle coule par-tout fans sâarrĂȘter ; 8c que, sâil arrivoit quâon la perçùt avec de la cavalerie, on nâen seroit pas plus- avancĂ©, parcs que lâon recevroit des- coups de fusil par derriere , & que la troupe seroit bientĂŽt rejointe & refermĂ©e, Mais, pour cela , deux bataillons 1 â dos Ă dos suffisent; je veux dire, qu! marchent en contre - marche , faisant front, quand il le faut, Ă droite & Ă gau-" che. Cette retraite ne peut se faire que trĂ©s-lentemerit, parcs quâil faut sauver' la queue , qui, sans cela, Ăeroit bientĂŽt sĂ©parĂ©e du corps, Ă cause des trois G- v i;'4 MĂ©moires; pieds quâil faut au soldat pour marcher. Mais de croire que ce corps soit lĂ©ger , & quâil se remue aisĂ©ment, câest de quoi je suis bien revenu. Je le crois mĂȘme dangereux Ă vingt-quatre & Ă seize dâĂ©pailseur, Ă cause du dĂ©sordre qui sây met quand on a Ă le former. II ne faut jamais faire la colonne que de deux bataillons dâĂ©paisseur, Ă quatre de hauteur chacun ; ce qui ne dĂ©range pas lâordre naturel des bataillons. Ce que je viens de dire a u sujet des trois pieds de distance quâil faut Ă un homme pour marcher, dĂ©termine la raison du danger quâil y a Ă faire des mauve mens en contre-marche ; câest-Ă - dire, de changer son front en flanc mouvement dont lâennemi profite toujours , parce quâil lui crĂšve les yeux. Si vous le faites a portĂ©e de lui, pour regagner un intervalle , vous ĂȘtes perdu z car votre bataillon, occupera le MĂ©moires. iyy -double du terrein quâil occupoit, & il .lui faudra le double de temps pour se remettre comme il doit ĂȘtre J parce que , supposĂ© que votre bataillon contienne six cens hommes, il occupera un . terrein de deux cent vingt-cinq pieds si lâon fait un mouvement Ă droite , votre soldat de la droite aura fait deux cent vingt-cinq pieds avant que celui de la gauche ait encore bougĂ© ; sc, quand celui de la droite fera arrĂȘtĂ© , votre soldat de la gauche aura encore deux cent vingt-cinq pieds de distance Ă faire, avant que le bataillon puisse ĂȘtre en ordre, & faire face j ce qui fait .ensemble le temps quâil faut pour faire quatre cent cinquante pieds , ou cent quatre-vingt pas. Si donc lâennemi se .trouve Ă cent pas de vous , & quâil vous prenne au pied levĂ© , il sâen faudra le temps nĂ©cessaire pour faire quatre-vingt pas, que vous ne soyez en âąordre» i $6 MĂ©moires; Plus vous avez de troupes qui otĂŻt ce mouvement Ă faire, & plus il est dangereux ; car, st vous avez seulement quatre bataillons, vous ĂȘtes dans le mĂȘme danger, lâennemĂ fĂ»t-il Ă huit cens pas de vous. Cela est gĂ©omĂ©trique , aĂŹirsi que bien dâautres choses Ă la guerre. Le taSf ou la cadence peut seul remĂ©dier Ă ces dĂ©fauts, qui dĂ©cident de tout dans les combats; & je me fuis exprĂšs Ă©tendu fur cette matiĂšre , pour faire voir lâĂŻgnorance de nos militaires, & la consĂ©quence du taéÏ car ils conviendront de tous ces dĂ©fauts, fans savoir dâautre remede que de marcher lentement. On ne sçauroit faire charger un bataillon Ă quatre de hauteur seulement, que lâon ne tombe dans le cas que je viens de dire. A moins que lâon ne marche comme des fourmis, on arrivera toujours fur lâennemĂŹ Ă rang» M E M O I K E s; ĂŻj '7 ouverts quel dĂ©faut Ă©norme ! Câest-lĂ la source de la tirerie ; parce que , pour charger autrement , il faut marcher vĂźte , & ensemble ; & quâon ne le peut., puisquâen ne fcauroit marcher fur dix» huit pouces, fans le tact. Il est impossible aussi que les Romains & les MacĂ©doniens aient pĂ» combattre fans 1e tact ou la cadence , parce qu'ils Ă©toient fur un ordre ferrĂ© &- profond» Tout le monde en a parlĂ© ; mais personne nâen a pĂ©nĂ©trĂ© , ce me semble, le secret. Jâai souvent Ă©tĂ© surpris quâon ne sâappliquĂąt pas Ă attaquer , par colonne, lâennemi dans les marches. II est constant quâune grande armĂ©e occupe toujours trois ou quatre fois plus de terrein dans la marche , quâil ne lui err faut pour fe ranger, quoique I on fasse marcher furplusieurs colonnet. Si donc vous pouvez ĂȘtre averti de quel cĂŽtĂ© lâennemi marche, que vous sçachiez; ĂŻ$$ MĂ©mo i se s. ĂŹâheure de son dĂ©part, quand il seroĂt Ă Ăix lieues de vous , vous arriverez toujours Ă temps pour lâattaquer ; car fa tĂȘte fera arrivĂ©e au camp quâil veut occuper, avant que son arriere-garde soit sortie de celui quâil quitte. âą Il est impossible de pouvoir rallier des troupes fur une pareille distance , quâil ne sây fasse de grands vuides, & une confusion horrible. Jâai cependant vu faire ce mouvement bien souvent, sans que lâennemi ait songĂ© Ă profiter de lâavantage que lui fournissoit lâoccasion ; & jâai crĂ» quâon lâavoit enchantĂ©. Il y auroit un beau chapitre Ă faire sur ce que je viens de dire. Car combien de diverses situations ne produit pas une telle marche ? En combien dâendroits ne peut-on pas lâattaquer, fans rien risquer ? Combien de fois une armĂ©e qui marche nâest-elle pas sĂ©parĂ©e par des ravins ; des riviĂšres, des ruis- MĂ©moires, ipp seaux, &c ? Combien de situations ne vous mettent-elles pas Ă couvert dâune partie de cette armĂ©e qui marche ? Combien de fois nâĂȘtes-vous pas en Ă©tat, quoiquâinfĂ©rieur , dâen sĂ©parer une partie Ă votre choix , & de tenir le reste en Ă©chec avec un petit nombre de troupes ? Mais toutes ces choses font aussi, diverses que les situations qui les produisent. II ne sâagit que dâavoir de lâin- telligence, connoĂźtreleterrein, & oser; car vous ne risquez rien , ces affaires- lĂ nâĂ©tant jamais dĂ©cisives pour vous ; mais elles peuvent lâĂȘtre pour 1*ennemi.. Ce font les tĂȘtes de vos colonnes qui attaquent Ă mesure quâelles arrivent, lesquelles font soutenues par dâautres troupes qui les suivent cela fait disposition de foi-mĂȘme, & vous donnez fur des corps qui ne font point disposĂ©s ni soutenus. Voila Ă quoi la colonne peut ĂȘtre bonne mais je mâapperçois que je vais Ă6Ă» M E M O I R Ă 5. Ăąu-delĂ des premiers principes de lâaft* & il nâest pas encore temps de passer Ă des parties si Ă©levĂ©es. CHAPITRE CINQUIEME. Des armes Ă feu , & de la mĂ©thode de tirer. Jâai dĂ©ja dit que la maniĂ©rĂ© de faire tirer par commandement , gĂȘnoit le soldat & ĂŽtoit au feu tout son effet, je veux dire la justesse ; & quâil est dangereux de tirer, quand on a affĂ»te Ă de lâinfanterie, oĂč lâon peut sâaborder parce quâil faut s'atrĂȘter pour tirer, & quâinfailliblement vous vous faites battre , si vous tirez contre des gens qui marchent Ă vous avec cĂ©lĂ©ritĂ© - parce que votre troupe , qui fe flattoit que ce feu alloit exterminer lâennemi, voyant le peu dâeffet quâil aura produit, vous abandonnera certainement. Ainsi il ne faut point tirer fur lâennemi que l'on peut aborder ; mais bien derriĂšre MĂ©moires. i6Ăź 3es haies , lorsquâun fossĂ© , une riviĂšre, un ravin Ăc autres choses semblables vous sĂ©parent de lui alors il faut sça- Voir tirer, & faire un feu si terrible , que rien ne puisse y rĂ©sister. Je mây prends ainsi. Jâai dĂ©ja dit ĂłP devant, que je voulois que tous mes soldats eussent des fusils avec un dĂ© Ă secret; ils tirent plus loin, & se chargent plus vĂźte ; le coup en est plus net & plus violent. Dans lâĂ©motion que cause le combat, les soldats, tout de mĂȘme, ne bourrent pas la moitiĂ© du temps, & font sujets Ă mettre la cartouche dans le canon, fans lâouvrir ; ce qui rend beaucoup dâarmes inutiles. Je veux donc que les cartouches soient de carton, plus grosses que le calibre du fusil, afin que les soldats ne puissent pas , par distraction , les y faire entrer; quâelles soient fermĂ©es avec un parchemin collĂ© dessus, afin quâils puissent aisĂ©ment les dĂ©coĂ«sser avec les Iffi qÂŁ Ji jjr j^ ****** in ****** ÂŁJ r r jr ^ ^r'T'^ LIVRE SECOND. Des parties sublimes . CHAPITRE PREMIER. De la fortification , attaque & dĂ©fense des places. J E mâĂ©tonne toujours comment on ne revient pas de lâabus de fortifier les villes. Ce propos paroĂźtra extraordinaire , & je dois le justifier. Examinons premierement lâutilitĂ© dâune forteresse. Elle sert Ă couvrir un pays ; Ă obliger Pennemi Ă lâattaquer avant que de passer outre ; Ă sây retirer avec des troupes , pour les y mettre Ă couvert, y former des magasins, &; y mettre en MĂ©moires. 185 sĂ»retĂ© , pendant lâhyver, de TartiUe- rie , des munitions , &c. Si lâon examine bien ces choses , on trouvera quâil est avantageux que les forteresses soient placĂ©es aux con- fluens des riviĂšres ; parce que, pour les investir, il faut partager les armĂ©es en trois corps diffĂ©rens, quâon peut en battre un avant quâil soit secouru des deux autres , quâavant lâinvestissement on a toujours deux cĂŽtĂ©s libres , & quâil est impossible que lâennemi forme cet investissement dans un jour ; quâil faut lâattirail de trois ponts ^ & que lâon a les hazards pour foi, je veux dire les orages Sc les inondations qui arrivent ordinairement lâĂ©tĂ©. Outre quâen occupant de tels postes, on est maĂźtre du pays ,1âĂ©tant des riviĂšres ; on empĂȘche le cours de celles-ci , Sc lâon a la facilitĂ© de ravitailler aisĂ©ment les forteresses, dây former des magasins, dây transporter des muni' 186 MĂ©moires. tions & toutes les choses nĂ©cessaires Ă la guerre. Au dĂ©faut des riviĂšres , on trouve des endroits fortifiĂ©s par la nature , quâil est prefquâimpossible rĂ©investir, & quâon ne peut attaquer que dâun seul cĂŽtĂ© ; qui, avec peu de dĂ©pense , pourroient se rendre , pour ainsi dire, imprenables ; car je compte la nature infiniment plus forte que Fart. Pourquoi donc nâen pas profiter f Peu de Villes ont Ă©tĂ© fondĂ©es Ă ces fins ; le nĂ©goce a causĂ© leur augmentation, & le hasard a choisi leur situation. Ces villes, par la succession des temps, se sont accrues, les bourgeois les ont enceintes de murailles , pour se dĂ©fendre contre les courses des ennemis, & pour se garantir des troubles intestins qui agitent les Etats. Jusques-lĂ tout est dictĂ© par la raison ; les bourgeois les ont fortifiĂ©es pour leur conservation, ils les ont dĂ©fendues mais pourquoi MĂ©moires. i 8^ les princes se sont-ils avisĂ©s de les fortifier ? Ils pourroient avoir eu en cela quelquâapparence de raison, du temps que la chrĂ©tientĂ© vivoit dans la barbarie , que lâon dĂ©vaĂĂŹoit les pays mais Ă prĂ©sent que lâon sait la guerre avec plus de modĂ©ration, parce que le vainqueur mĂȘme y trouve son avantage > quâa-t-on Ă craindre f Est-ce quâune ville qui fera enceinte dâune bonne muraille , & dâun boulevard oĂč lâon mettra trois ou quatre cens hommes de garnison, joints Ă la bourgeoisie , avec quelques pieces de canon de fer, ne fera pas aussi bien en sĂ»retĂ© , que sâil y avoit plusieurs milliers dâhommes ? Car je soutiens que ceux-ci ne se dĂ©fendront pas plus longtemps que ces quatre cens hommes, & que la capitulation pour le bourgeois ne fera pas meilleure. Outre cela , quand lâenne- mi aura pris cette ville , quâen fera- t-il ? La fortifiera-t-iĂŹ f Je pense que *88 M EMOI RE Sinon ; ainsi il se contentera dâune contribution & passera outre , peut-ĂȘtre mĂȘme ne lâaffiĂ©gera-t-il pas, parce quâil ne sçauroit la Conserver de se bavarder dây laisser une petite garnison, câest ce quâil ne fera jamais ; & dây en mettre une grosse, il le fera encore moins , parce quâelle ne seroit pas en sĂ»retĂ©. Une raison plus forte encore me persuade que les villes fortifiĂ©es font de mauvaise dĂ©fense \ câest que , supposĂ© que lâon fasse des magasins de vivres pour trois mois de garnison, dĂšs quâune ville est investie , il nây en a pas pour huit jours ; parce quâon nâa pas comptĂ© fur dix, vingt ou trente mille bouches quâil faut nourrir, par la raison que la plupart des habitans de la campagne sây rĂ©fugient avec leurs effets , & augmentent le nombre des bourgeois. Les richesses dâun prince ne dĂ©tendent pas Ă faire de pareils magasins pour tout un pays dans toutes les places MĂ©moires. i8p qui sont en risque dâĂȘtre attaquĂ©es , non plus qu a les renouveller tous les ans ; Sc quand il auroit la pierre philo- sophale, il ne le pourroit pas, parcs quâil mettroit la famine dans ses Etats. Jâentends dire Ă quelquâun Je mettrai Ă la porte les bourgeois qui ne pourront faire leur provision. Câest une dĂ©solation pire que celle que peut causer lâennemi car çombien y en a-t-tl dans une ville qui ne vivent quâau jour la journĂ©e ? Outre cela , est-on certain que lâon fera investi f Mais si cela est, lâennemi verra-t-il tranquillement la retraite de ce peuple ? II le rechassera dans la ville. Quâest-ce que fera mom- sieurle gouverneur? LaĂssera-t-ilmourir de faim ces misĂ©rables? Pourra-t-il justifier cette conduite devant son souverain ? Que sera-t-il donc ? II faudra quâil leur fasse part de son magasin , & quâil se rende au bout de huit ou quinze jours. Car } supposĂ© quâil y ait dan§ uns ĂŻ $o MĂ©moires. yille cinq mille hommes de garnison, quâil y ait outre cela trente mille douches , que les magasins soient pour trois mois ; les trente - cinq mille bouches mangeront en un jour ce que les autres auroient mangĂ© en huit ou neuf ; ainsi la place ne peut tenir quâenviron dix Ă douze jours. Mettons quâelle en tienne vingt ce nâest pas la peine de'lâatta- quer ; elle est obligĂ©e de se rendre dâelle-mĂȘme , & tous les millions que lâon a employĂ©s pour la fortifier font perdus. Il me semble, que ce que je Viens de dire doit bien persuader des dĂ©fauts irrĂ©mĂ©diables des villes /fortifiĂ©es, & quâil est plus avantageux Ă un souverain dâĂ©tablir ses places dâarmes dans des endroits aidĂ©s de la nature & propres Ă couvrir un pays, que de fortifier des villes avec des dĂ©penses immenses, ou dâaugmenter leurs fortifications, IlĂaudroitau contraire, aprĂšs MĂ©moires, 191 en avoir Ă©tabli dâautres, les raser toutes jusquâaux remparts. Du moins ne faudroit-il plus songer Ă en fortifier &ç \ employer tant dâargent inutilement,. Quoique ce que je dis lĂ soit fondĂ© sur la raison , je sçais bien que per- ĂČnne ne sâen avisera , tant lâusage est me belle chose , & tant il a de puis- Ă nce sur les hommes. Une place cornue celle que je suppose , peut tenir plusieurs mois de tranchĂ©e & mĂȘme des annĂ©es ; parce que la bourgeoisie ne lâembarrasse pas, & que , lorsquâil y a des vivres, on sçait combien le siĂšge doit durer. Les siĂšges que lâon a faits en Bra^ bant nâauroient pas eu des succĂšs si rapides , si les gouverneurs nâavoient calculĂ© le temps de leur rĂ©sistance avec celui de la durĂ©e de leurs vivres ; câest pourquoi ils dĂ©siroient autant que lâen^ nemi que la brĂšche fĂ»t bientĂŽt prĂȘte , pour pouvoir se rendre honorablement z r§2 MĂ©moires. & malgrĂ© cette bonne volontĂ© mutuelle, jâai vu plusieurs gouverneurs ĂȘtre obligĂ©s de le faire, fans avoir eu l'honneur de sortir par la brĂšche. Jâai remarquĂ© dans les siĂšges que, dĂšs le commencement, lâon garnit beaucoup le chemin couvert, que lâon y fait un grand feu de mousqueterie, & que ce feu ne fait pas un grand dommage. Cela ne vaut absolument rien, parce quâon fatigue les troupes de façon quâon les excede. Le soldat, que lâon sait tirer toute la nuit, sâennuie ; son fusil se casse ou se dĂ©mantibule ; il passe le lendemain une partie du jour Ă le nettoyer, Ă le rajuster & Ă faire des cartouches. Enfin cela lui emporte tout le repos quâil devroit prendre - chose qui est dâune consĂ©quence infinie , & qui entraĂźne aprĂšs foi, si lâon nây fait attention , des maladies & un dĂ©goĂ»t auxquels la bonne volontĂ© ne dĂ©siste pas. Câçst cependant fur la fin dâun MĂ©moires. dâun siĂšge oĂ» il faut marquer plus de vigueur ; parce que câest alors quâil est question de coups de main, & que plus vous faites voir dâactivitĂ©, plus lâenne- mi se dĂ©goĂ»te ; dâautant que les maladies se mettent dans son camp , que les sourages & les vivres lui manquent, & ensin que tout concourt Ă fa ruine ; ce qui dĂ©courage & officiers & soldats si avec cela ils sentent que la rĂ©sistance devient plus forte & quâelle augmente Ă mesure quâils se flattent de la voir diminuer , ils ne sçavent plus ou ils en font, & se dĂ©goĂ»tent totalement. Câest pourquoi il faut toujours rĂ©server les meilleures troupes pour les coups de main , ne leur pas seulement permettre de mettre le nez sur le rempart, & sur-tout ne les point faire veiller ; mais, dĂšs quâelles ont fait leur expĂ©dition , les renvoyer Ă leur quartier. Pour revenir au feu du chemin couvert ou des remparts fur les travailleurs pendant la nuit, ce nâest que da I i5>4 MĂ©moires. bruit ; car les soldats , pour ne point se donner la peine de bourrer, parce que cela les fatigue - prennent la poudre Ă poignĂ©e , la jettent dans le fusil, mettent une baie par-deĂsus, puis tirent. OĂč tirent-ils ? En Pair; parce quâĂ force de tirer, PĂ©paule leur devient douloureuse ; & comme , dans lâobscuritĂ©, lâcĂficier ne peut les voir, ils passent le bout du fusil sur la palissade , & la baie va oĂč elle peut. Il vaut beaucoup mieux placer, vers la fin du jour, plusieu/s batteries de çanons Ă barbettes, soit dans les chemins couverts, soit sur les remparts , les aligner avec de la craie pour les faire tirer dans les environs oĂč lâon croit quâĂŹl en est besoin pendant toute la nuit, puis les ĂŽter Ă la pointe du jour. Ce feu fera bien plus meurtrier que celui de la mousqueterie, parce quâil percera gabions & fascines les baies Ă©tant grosses comme des noix , balaieront continuellement toute la lar- M EMOlRESf 1$f geur dĂ© la tranchĂ©e, & iront par bonds & ricochets bien loin au-delĂ de leur portĂ©e. Le canon de 1-ennemi ne sçau- roit les faire taire pendant la nuit, & cela tue comme mouches les travailleurs & ceux qui fervent les batteries. Enfin , pour servir douze pieces de carton ainsi disposĂ©es, il rte faut que trente-six soldats & douze canoniers; & je me persuade quâils feront plus de masque mille hommes Ă qui l'on auroie fait passer la nuit dans le chemin couvert. Pendant ce temps, vos troupes se reposent tranquillement, & sont le lendemain en Ă©tat de relever les postes , ou d'ĂȘtre employĂ©es au travail. âą Que l'on ne mâobjeĂ©te pas que cela consume beaucoup de poudre ; les soldats en gaspillent plus pendant la nuit quâils nâen tirent au reste on nâa quâĂ tirer ayec moins de pieces ; il en rĂ©sultera-toujours un avantage considĂ©rable , en ce que vos troupes seront moins fatiguĂ©es , & que par consĂ©quent vous lij i $6 MĂ©moires. aurez moins de malades car rien ne cause tant de maladies que les veilles. Je dois dire ici un seul mot en passant sur nos ouvrages de fortifications, qui est que tous les anciens ne valent rien, & les modernes pas beaucoup plus j ainsi que je le ferai connoĂźtre Ă la fin du second chapitre. Le roi de Pologne * a formĂ© un systĂšme de fortifications qui est admirable mais parc? quâon ne fait pas les places comme on les souhaiteroit, & quâil faut sâen servir comme elles font, il faudroitau moins tĂącher de remĂ©dier aux dĂ©fauts les plus absurdes. -Tous les ouvrages dĂ©tachĂ©s, par exemple , font escarpĂ©s Ă la gorge mauvais systĂšme. Pour y remĂ©dier , il faut y pratiquer des rampes pour pouvoir les râattaquer par derriere lâĂ©pĂ©e Ă la main car quand les ennemis sây font logĂ©s, leur logement contient peu de monde , parce que les couvreurs 6c âą* Auguste II. pcfe de lâiureur, MĂ©moires. Ipz travailleurs font obligĂ©s de fe retirer. Or, fi vous pouvez venir Ă eux & les attaquer en plus grand nombre, indubitablement vous les chasserez ; & avant quâils aient commandĂ© un nouvel assaut & de nouveaux travailleurs, leur logement fera comblĂ©. Vous le pouvez en toute sĂ»retĂ©, parce que vous nâĂȘtes pas vĂ» de leur canon, ni du feu de leur tranchĂ©e ; il faut donc quâils donnent un nouvel assaut, oĂč vous leur tuez une infinitĂ© de monde , parce quâils font obligĂ©s de venir en force. Quand leur logement est fait de nouveau , & que leurs couvreurs font retirĂ©s , vous recommencez. Rien nâest si meurtrier & ne dĂ©sole tant lâaĂfiĂ©geant, & lâavantage est toujours du cĂŽtĂ© des assiĂ©gĂ©s. Tout ouvrage escarpĂ© par la gorge est un ouvrage perdu, lorsquâil est une fois emportĂ© ; par la raison quâon ne sçauroit y aller, que lâennemi y est en sĂ»retĂ© , &c que vous ne pouvez lây Iiij i des bestiaux , des Vivres, en un mot, tout ce qui regarde la subsistance & toutes les choses nĂ©cessaires aux armĂ©es. Et si lâon veut y joindre les avantages que la nature nous donne ou nous offre Ă chaque pas , on conCevra aisĂ©ment que l'on fera des postes de trĂšs-grande importance , surtout si lâon y ajoute des ouvrages avancĂ©s. Car plus les places font grandes & les ouvrages Ă©tendus, plus il saut de monde pour en faire le siĂšge; telles font Lille, Bruxelles, Metz, &c. oĂč il faut des armĂ©es de cent mille hommes pour les investir mais aussi il faut considĂ©rablement de monde pour les dĂ©fendre. Jâai trouvĂ© moyen , par des tours, de supplĂ©er Ă ce dĂ©faut quâont les petites places dâĂȘtre investies avec peu de monde ; & par ce mĂȘme moyen il ne fa u droit pas moins que cent mille L iij 2.^6 Me m o r r e s. hommes pour lâinvestissement dâun fofĂ tel que celui que je viens de projetter. Ces tours avancĂ©es valent infiniment mieux que les redoutes que plusieurs emploient pour rendre une place spacieuse. Ces redoutes sont bientĂŽt prises, Ă moins quâon ne veuille risquer dây perdre son canon & ses troupes dâailleurs, il faut beaucoup de monde pour les garder ; ce qui fatigue votre garnison, Sc lâaffoiblit extrĂȘmement. Je place ces tours Ă deux mille pas de mes ouvrages ; parce que , de-lĂ , je puis les battre avec mon canon, lorsque lâennemi sâen est- emparĂ©. Elles doivent ĂȘtre construites de briques , de façon quâil nây ait quâune simple mu- Ă raille du cĂŽtĂ© de la place ; câest-Ă -dire, quâil faut partager la tour par son diamĂštre , que la moitiĂ© qui est du cĂŽtĂ© de la campagne soit pleine, & que celle j qui est du cĂŽtĂ© de la place soit vuide. Il y a j du centre du corps de ma M E M O I K E S. 247 place jusquâĂ ces tours, trois mille pas de rayon ; ce qui fait, par consĂ©quent, dix-huit mille & quelques pas de circonfĂ©rence ainsi il me faudra trente- six de ces tours pour faire lâenceinte , en les plaçant Ă cinq cens pas de distance lâune de lâautre j & il faudra les joindre par un bon sosie. Rien ne pourra pasier entre deux ; parce que les coups de feu y croisent ; & que , si lâon vou- loit y pasier en poussant des boyaux , lâon seroit vu Le plongĂ© ainsi il faudra que lâennemi Ă©tablisse des batteries, & quâil ouvre la tranchĂ©e , pour des dĂ©truire. JâĂ©tablirai fur ces tours quatre Ă cinq de ces armes que - jâappelle ama- settes lâennemi ne viendra pas fe camper Ă leur portĂ©e j &, sâil le fait, je lui ferai bientĂŽt lever son camp. II faudra donc quâil aille camper Ă quatre mille pas de mes tours. Ajoutez quatre mille pas de rayon aux trois que font mes ouvrages, cela fera quatorze mille pas de diamĂštre, & par consĂ©quent qua- Liv 248 MĂ©moires. rante-deux mille de circonfĂ©rence, & dâavantage. Je veux quâun bataillon , ou un escadron , occupe cent pas de distance il faudroit quatre cent vingt bataillons pour occuper la circonval- lation , & autant pour la contrevalla- tion ; ce qui feroit huit cent quarante bataillons cela est monstrueux. II faut cependant garder ces lignes ; & lâon conçoit aisĂ©ment que les travaux ne se feront pas fort tranquillement. Que lâon ne croie pas quâen menant du canon Ă barbette , on dĂ©truise ces tours fi facilement; il faut absolument ouvrir la tranchĂ©e , & y Ă©tablir des batteries ; & il pourroit se faire que lâon tireroit plus de huit jours , avant que, - - 18-0-0 Largeur R - - 2-0-0 J Profondeur - - 1 - 4- 0 J 1586-4,-0 1 375-0-0 ^201It- 4 - 3 > 60-0-0 En quarante heures trois quarts, quatre cens travailleurs & deux cens rĂ©galeurs feront le front dâun peligĂŽ- ne ; ainsi quatre mille huit cens feront les lunettes , le chemin couvert, & le glacis de huit poligĂŽnes, en quarante heures trois quarts. Suivant le calcul ci-dessus, quatre mille huit cens hommes construiront un poligĂŽne en quatorze heures & de^ MĂ©moires. 255 mie ; &, par consĂ©quent, le fort entier en onze Ă douze jours de dix heures chacun. Bien que tous ces calculs soient rĂ©els, on ne doit cependant pas y compter pour la pratique je ne les ai faits que pour donner une idĂ©e de la chose ; mais, en y ajoutant le double > ou le triple du temps , on ne fçauroit assurĂ©ment sây mĂ©prendre. La meilleure façon dâemployer les travailleurs, est de les faire travailler par quart ; câest-Ă -dire, de les faire relever toutes les deux heures & demie alors le travail va vĂźte , & toutes ler troupes font employĂ©es fans ĂȘtre fatiguĂ©es. Le soldat qui ne travaille que trois heures par jour , fait fa tĂąche de bon cĆur , & on peut mĂȘme le presser. Mais on doit travailler au son du tambour , & des instrumens de guerre en cadence. Câest ainsi que les LacĂ©- dĂ©moniens, fous Lyfandre , avec un dĂ©tachement de trois mille hommes 3 2y6 MĂ©moires. dĂ©truisirent le PyrĂ©e, au son de la flĂ»te , en six heures de temps. II nous est mĂȘme restĂ© quelque chose de cette mĂ©thode de travailler ; & il nây a que peu dâannĂ©es que lâon fit faire aux forçats des galĂšres de Marseille un grand remuement de dĂ©combres mĂȘlĂ©es de poutres Ă©normes, en cadence, & au son du tambourin. Ir faut, autant quâil se peut, jetter les terres Ă la pelle, de berme en berme , ou de relais en relais. Le brouĂ«t- tage a plusieurs inconvĂ©niens i°. La dĂ©pense des brouettes, leur entretien , & 1âembarras de les transporter 2 ". Les rampes douces quâil faut pratiquer pour rouler les terres ; ce qui allonge considĂ©rablement la marche, qui nâest jamais Ă©gale & fans embarras ; parce que le plus fort est obligĂ© de se rĂ©gler sur le plus Ăoible. Le soldat peut facilement jetter sa pelletĂ©e de terre de huit pieds de profondeur ; & , lorsquâil se trouve plus bas, il faut lui faire porter MĂ©moires. 277 la terre Ă la hotte. Les pionniers laisseront, en fouillant, des banquettes 011 des dames , pour que les hotteurs piaillent se reposer pendant quâon les charge ; aprĂšs quoi , ils partent, & vont les dĂ©charger aux endroits qui leur font indiquĂ©s. II faut que la hotte ait environ trois pieds de hauteur ; quâelle soit Ă©troite par le bas; & quâelle contienne deux pieds cubes , qui ne feront gueres plus que le poids de cent cinquante livres, quâun homme peut porter. Dâailleurs, celui qui porte ne se fatigue pas tant que celui qui poulie une brouette dont la charge fera de moitiĂ© moins pesante. Le soldat renverse facilement sa hotte, en se penchant de cĂŽtĂ© ; parce quâelle est de la forme dâun cĂŽne renversĂ©. Mais, comme je lâai dĂ©ja dit, il faut que tout cela se fasse en cadence, & au son de quel- quâinstrument. Il est absolument nĂ©cessaire de faire travailler le soldat. Quâon lise, dans 2/8 M E M 0 I R Ă S 269 rence de plus de cent bataillons fur les deux armĂ©es ; car le prince Eugene fut obligĂ© de jetter du monde dans toutes les places voisines. Le marĂ©chal de Villars, voyant que les alliĂ©s ne pou- Voient plus faire de siĂšges, tous les magasins Ă©tant pris, tira des garnisons Voisines plus de cinquante bataillons , qui grossirent tellement son armĂ©e, que le prince Eugene , nâofant plus tenir la campagne , fut obligĂ© de jetter dans le Quefnoi tout son canon, qui y fut pris. Lorsque les villes font situĂ©es au confluent des riviĂšres , il est toujours possible Ă une armĂ©e qui vient au secours des aĂsiĂ©gĂ©s, de rompre les ponts qui fervent Ă la communication de celle des aĂsiĂ©geans z moyennant quoi, cette armĂ©e sĂ©parĂ©e , lâon en battra une partie, & lâautre-ne sera gueres mieux traitĂ©e voilĂ donc le siĂšge levĂ©. Ceux qui viennent au secours dâune place assiĂ©gĂ©e ne craignent rien dâattaquer 27o MĂ©moire s. une contrevallation ; parce que lâaĂTie- geant nâoseroit sortir de son poste, Ă cause de la supĂ©rioritĂ© quâiltrouveroit, & de la grandeur du terrein, qui va toujours en sâĂ©largissant , lorsqu'on avance. Lâobligation de rester derriere ses retranchemens le rend timide, & donne au contraire de lâaudace Ă celui qui attaque, parce quâil ne craint rien ; ce qui fait plus des trois quarts du gain dâune affaire. A lâĂ©gard du passage de riviĂšres de vive force, je crois quâil nâest gueres possible de lâempĂȘcher ; surtout lors- quâil est soutenu d'un grand feu dâar- tillerie, qui donne le temps Ă la tĂȘte de se retrancher, & de faire un ouvrage pour couvrir le pont. Il nây a rien Ă faire pendant le jour ; mais, pendant la nuit, on peut attaquer cet ouvrage &, sâil se trouve que ce soit dans le temps que lâarmĂ©e ennemie commence Ă passer , la confusion se mettra partout , & ceux qui seront dĂ©ja passĂ©s MĂ©moires. _ 271 font perdus. Mais il faut y aller en force & 3 Ăi vous passez la nuit, vous trouverez le lendemain toute FarmĂ©e passĂ©e alors ce nâest plus une affaire de dĂ©tail, mais bien gĂ©nĂ©rale, que des raisons dâEtat ne permettent pas toujours de bazarder. Il y a , au reste , quantitĂ© de ruses pour le passage des riviĂšres, que chacun emploie , dans Foccasion , selon quâil est plus ou moins habile & ingĂ©nieux. Lâaffaire de Denain me fait ressouvenir dâune chose quâil faut que je conte ici en passant. Le combat fini , la cavalerie Françoise mit pied Ă terre. Le marĂ©chal de Villars passant le long de la ligne, comme il Ă©toit toujours gai, parlant Ă des soldats dâun rĂ©giment qui Ă©toit fur fa droite , il leur dit Eh bien , mes en f ans, nous les avons battus. Quelques-uns se mirent Ă crier vive le roi, Ă jetter leurs chapeaux, en lâair, & Ă tirer ; la cavalerie sâen mĂȘla M iv 2^2 M E M O I R E S. cela effraya tellement les chevaux quâils sâarracherent des mains des cavaliers , & sâenfuirent tous. Sâil y avoir eu quatre hommes qui eussent couru devant eux, ils les auroient menĂ©s Ă ĂŹâennemi. Cela fit un dĂ©sordre & un dommage considĂ©rable il y eut beaucoup de monde blessĂ©, & quantitĂ© d'armes perdues. Jâai voulu raconter ce fait, afin de dire ce que câest que de donner le haraux ; il nây a que peu de partisans qui le sçachent. Donner le harattx , est une maniĂ©rĂ© dâenlever les chevaux de la cavalerie Ă la pĂąture ou au fou rage , qui est trĂšs-plaisante. On se mĂȘle, dĂ©guisĂ©, Ă cheval, parmi les fourageurs ou les pĂątureurs, du cĂŽtĂ© que lâon veut fuir. On commence Ă tirer quelques coups ceux qui doivent serrer la queue y rĂ©pondent Ă jJâautre extrĂ©mitĂ© de la pĂąture ou du fourage puis lâon se met de toute part Ă courir vers lâendroit oĂč lâon Yeut amener les chevaux, en criant MĂ©moires. ' 27^ & en tirant tous les chevaux se mettent Ă fuir de ce cĂŽtĂ©-lĂ , couplĂ©s ou non couplĂ©s , arrachent les piquets , jettent Ă bas leurs cavaliers & les trousses ; &, fussent-ils cent mille, on les amene ainsi plusieurs lieues, en courant. On entre dans un endroit entourĂ© de haies ou de sosies, oĂč lâon sâarrĂȘte fans faire de bruit ; puis les chevaux se laissent prendre tranquillement. CâeĂl un tour qui dĂ©sole lâennemi. Je l ai vĂ» jouer une fois mais, comme toutes les bonnes choses sâoublient, je pense que lâon nây songe plus Ă prĂ©sent. CHAPITRE SIXIĂME. Des diffĂ©rentes situations , -pour camper les armĂ©es & pour combattre. U N GĂ©nĂ©ral habile doit sçavoir profiter de toutes les diffĂ©rentes situations que la nature lui prĂ©sente je veux dire des plaines, des montagnes , des ra- M y 274 MĂ©moires. vins, des chemins creux, des chaĂźne? dâĂ©tangs, des riviĂšres, des ruisseaux , des bois, & dâune infinitĂ© dâautres choses qui lui font dâune utilitĂ© merveilleuse , lorsque la nature lâa douĂ© de sens commun. Mais, comme ces choses, qui changent si fort la situation & la question , nesâapperçoivent, comme lâon dit, que lorsquâon a le nez sur lâenfant, & quâa- lors il est trop tard , je vais entrer dans quelque raisonnement. Supposons donc un terrein coupĂ© par un ruisseau & des Ă©tangs *. Si une armĂ©e venoit mâattaquer, je mettrois toute mon infanterie fur une ligne, pour masquer les Ă©tangs. DĂšs que lâennemi seroit Ă portĂ©e, je les dĂ©masqueras, en faisant passer, par les intervalles ou digues, mon infanterie pour former une seconde ligne ; * Il est toujours facile de former des Ă©tangs avec un ruisseau , en arrĂȘtant son cours, de distance en distance, par des digues ; & en le dĂ©tournant , lorsque les Ă©tangs font pleins. MĂ©moires. 275 & je serois pafl'er ma cavalerie, qui se prĂ©senteroit, pour tenir en Ă©chec lâaĂźle gauche de lâennemi ce mouvement seul le dĂ©concerte. Sâilfaisoitminedâat- taquer cette aĂźle de cavalerie, je lui serois passer les intervalles, & y laisse- rois des postes dâinĂanterie pour la garder. Cette manĆuvre auroit engagĂ© lâennemi en avant, & il nâauroit plus le temps de se jetter sur la droite ; parce pie, sitĂŽt que ma cavalerie est arrivĂ©e Ă ma droite, jâattaque en mĂȘme temps- tout ce qui se trouve entre le ruisseau & moi , câest-Ă -dire, lâaĂźle droite de lâennemi ; & il y a quelquâapparence que jây mettrois de la confusion. Cette droite Ă©tant battue , le reste seroit bientĂŽt pris en tĂȘte & en queue par mes deux ailes de cavalerie, & en flanc par toute mon infanterie. Si lâennemi faisoit le moindre mouvement pour prĂ©senter le front Ă mon infanterie , elle prĂȘteroit le flanc Ă mes petites troupes; M vj ' 276 MĂ©moires. qui sont sur les digues, & Ă ma cavale-' rie de la droite. Ce seul mouvement, quâil seroit obligĂ© de faire, le mettroit en dĂ©sordre. Selon cet ordre, je suppose lâennemi une fois plus fort que moi. Mais lâon me dira votre cavalerie de la droite court risque dâĂȘtre Ă©crasĂ©e. Tant mieux; parce que , plus lâennemi fera occupĂ© de lâobjet quâil a devant lui, & plus il sâenfournera je lui tomberai fur le dos ; &c dâailleurs ma cavalerie auroit bien du malheur , fi elle. ne se retiroit sur les chaussĂ©es des Ă©tangs , oĂč lâennemi nâoseroit assurĂ©ment la poursuivre. Venons Ă une autre supposition. Lâ e n n e m 1 vient mâattaquer. Jâai trois bonnes redoutes Ă trois cens pas du front de mon armĂ©e, garnies chacune de deux bataillons, & de ce quâil faut pour se dĂ©fendre. Jâai de la cavalerie dĂ©tachĂ©e , en embuscade ; & deux batteries dont le feu flanque , & croise dans la plaine, Jâai de plus Memoihes. 277 deux bataillons dans deux petites redoutes pour couvrir les batteries. Je veux que lâennemi soit une sois plus fort que moi ; comment mâatta- quera-t-il dans ce poste ? Viendra-t-Ăl en front de bandiere ? II ne le peut, fans se rompre ; parce quâil faut auparavant quâil emporte les redoutes cette opĂ©ration le met en dĂ©sordre ; mes deux batteries des flancs l'incommodent ; & il ne peut passer outre , & laisser ces redoutes derriere lui. Sâil les fait attaquer par des dĂ©tachemens, jâen ferai pour les soutenir, & 1a partie ne sera pas Ă©gale ; parce que mon canon le prend en Ă©charpe. Sâil avance, avec tout son corps dâarmĂ©e, jusqifa ces redoutes , je fais le signal pour faire avancer, Ă toutes jambes, ma cavalerie , qui est embusquĂ©e derriere quelque bois, par exemple, & qui lui tombera- fur le dos ; je mâĂ©branlerai en, mĂȘme temps , & lâattaquerai. EmbarrassĂ© de ces redoutes, un peu en dĂ©- 278 MĂ©moires» Ă'ordre 6e pris en queue , il y a apparence que jâen aurai bon marchĂ©. Ceci est bon, Iorsquâon Ăçait que iâennemi est dans la volontĂ© , ou dans la nĂ©cessitĂ© de vous attaquer ; car il faut bien se garder de vouloir jamais ce quâil veut câest un principe Ă la guerre, exceptĂ© dans des cas extraordinaires qui, rĂ©admettent point de rĂ©glĂ©s. Mais, lorsquâon a des raisons pour lâattaquer, on ne sçauroit traĂźner la situation aprĂšs foi ; . il faut faire ses dispositions selon que cette situation se prĂ©sente ; & ne le point attaquer, si elle ne vous est point avantageuse. Jâappelle_ avantageuse, lorsque vos flancs sont bien couverts ; que vous pouvez attaquer, avec la plus grande partie de vos troupes,, la moindre, partie des siennes; que vous pouvez lâamuser 6e le tenir en panne, quand une petite riviere le sĂ©pare, un marais , ou autre chose enfin. Alors vous pouvez hardiment lâattaquer avec des troupes beaucoup infĂ©rieures en MĂ©moires. 279 ombre ; car vous risquez peu. Supposeâ quâil soit Ă cheval sur une riviere , & que je marche pour lâatta- quer, je ferai ainsi ma disposition. Je tiendrai, avec ma droite, sa gauche en panne ; & je ferai tous mes efforts, avec ma gauche , pour culbuter fa droite. Je la percerai, selon toute apparence , le long de la riviere ; parce quâil faut supposer que le fort emportera le foible. Si donc je perce lâenne- mi, il est battu ; parce que toute sa gauche , oĂč est le fort de ses troupes » ne peut plus venir Ă son secours , qui, au contraire, se voyant prise en tĂȘte & en flanc, se retirera sans doute. Passons Ă une autre supposition. Quâil y ait entre deux armĂ©es un ruisseau , & quâil soit guĂ©able, comme il sâen trouve partout. On se campe ordinairement sur les bords de ces ruisseaux ; tant pour se mettre un peu Ă couvert, que pour la commoditĂ© de Peau. Les choses Ă©tant donc ainsi dis- 28a MĂ©moires. posĂ©es, en arrivant vers le soir, je me campe devant lâennemi. Comme il nâaura pas envie de se commettre Ă un combat douteux, il ne passera certainement pas le ruisseau pour mâatta- quer la nuit, & ne quittera pas lâavan- tage de son poste je crois, au contraire , quâil sâoccupera toute la nuit Ă faire fa disposition pour la dĂ©fense de son ruisseau. De mon cĂŽtĂ© , je ne laisserai quâune simple ligne lĂ©gĂšrement garnie devant lui ; je marcherai toute la nuit avec le reste de mes troupes, 6c me mettrai fur fa gauche A devant lui. Je nâai rien Ă craindre , en faisant ce mouvement ; car certainement il ne passera pas le ruifleau , ni ne le dĂ©garnira pas fur de simples soupçons. Le jour arrivant, il me volt dans une position des plus favorables. Quelque mouvement quâil fasse, il ne peut que lui causer du dĂ©sordre ; & je serai sur lui, avant quâil ait pĂ» former son ordre de bataille ? si toutefois il en veut for- MĂ©moires. 281 mer un ; car sa grande attention sera toujours fur son ruisseau , que je ferai attaquer en mĂȘme temps. 11 enverra fur fa gauche quelques brigades , qui arriveront en dĂ©tail, & feront battues de mĂȘme ; parce quâelles donneront dans un corps dâarmĂ©e en ordre j &il fera battu avant quâil ait pĂ»-se persuader que ce fĂ»t la vĂ©ritable attaque & quand son habiletĂ© irok Ă sâen apper- cevoir, il nâest plus le maĂźtre dây remĂ©dier , quelque chose quâil fasse; sans parler de la crainte qui se mettra dans ses troupes. Passons encore Ă une autre supposition. Que ParmĂ©e ennemie soit rĂ©pandue , en diffĂ©rens corps , tout le long dâune grosse riviere , fur une grande distance, pour couvrir une province» comme il arrive souvent. Je me rĂ©pandrai de mĂȘme. Ordinairement les grandes riviĂšres ont des plaines des deux cĂŽtĂ©s , lesquelles font bornĂ©es par des Montagnes dâoĂč coulent de petites- MĂ©moires. riviĂšres ou des ruisseaux , quelquefois assez considĂ©rables, qui vont se jetter dans la grosse riviere. Or, il faut tĂącher , par le moyen de votre ruisseau, de construire un pont, fans que lâen- nemi sâen apperçoive car câest toujours la grande difficultĂ© au passage des riviĂšres. Vous construirez donc votre pont tout le long du ruifleau , & vous. le ferez couler dans lâendroit de la riviere oĂč le ruisseau se jette, & oĂč vous ferez un passage de vive force ; ce qui vous rĂ©ussira , surtout st vous faites deux fausses attaques, en mĂȘm,e temps, en deux endroits Ă©galement Ă©loignĂ©s de votre pont. Lâennemi isolera dĂ©garnir nulle part. Les GĂ©nĂ©raux nâexĂ©cu- teront pas les ordres qu'ils recevront ; parce quâils se verront attaquĂ©s, &, que chacun croira lâattaque vĂ©ritable ils supposeront mĂȘme, avec raison, que le GĂ©nĂ©ral nâen sçauroit ĂȘtre informĂ©. Pendant tout ce temps-lĂ , lâessort se fait au centre, entre la petite riviere MĂ©moires. 28Z & la montagne dâou elle coule. II faudra d'abord sâemparer des hauteurs alors lâennemi voit son armĂ©e sĂ©parĂ©e en deux. 11 ne peut se flatter dâarriver en mĂȘme temps des deux cĂŽtĂ©s pour vous attaquer ; sâil le faisoit, il seroit bientĂŽt massacrĂ©. Cela le meuroit d'au- tant plus en dĂ©sordre , que vous vous feriez emparĂ© de ses dĂ©pĂŽts , fans avoir que peu risquĂ© car votre paflage a rĂ©ussis ou non ; ce qui ne sçauroit jamais ĂȘtre bien cher pour vous, surtout si vous avez bien pris vos prĂ©cautions, & que votre disposition ait Ă©tĂ© bien faite. Si une fois vous avez pris poste , & que votre pont soit fait, ce qui sera lâafFaire de quatre heures, il en faut quatre autres pour passer trente mille hommes ; & jâen donne vingt-quatre Ă lâennemi avant quâil sçache Ă quoi sâen tenir, & vingt-quatre autres avant quâil ait rassemblĂ© une de ses moitiĂ©s, & quâil soit arrivĂ© oĂč il faut. Et avec quoi arrivera- t - il sur une riviĂšre que je suppose 284 MĂ©moire § . bonne ? Sans quoi je ne prĂ©tends paĂą entreprendre de ces sortes de passages. II fera donc bridĂ©, dâun cĂŽtĂ© par la montagne , & de lâautre par la riviere. Toutes les grandes riviĂšres que jâai vues produisent quantitĂ© de situations oĂč des passages pareils font pra- tiquables les mĂ©diocres de mĂȘme , mais rarement elles font aussi bonnes ; parce que les plaines & les montagnes qui les environnent ne font pas fi avantageuses , & que les ruisseaux ne font pas si considĂ©rables. Enfin , je repete quâil ne faut que du discernement , pour fçavoir profiter de mille fortes de situations qui fe prĂ©sentent Ă nous ; fans quoi un GĂ©nĂ©ral ne peut fe flatter de faire de grandes choses, mĂȘme avec les plus nombreuses armĂ©es. Je ne veux pas finir cĂ© chapitre, fans parler de lâaffaire de Malplaquet. Si, au lieu de mettre les troupes Fran- çoifes dans de mauvais retranchemens , on eĂ»tfunplement fait des abattis des MĂ©moires. 285 trois bois vis-Ă -vis de la trouĂ©e, & que lâon eĂ»t placĂ© dans ces trouĂ©es trois ou quatre redoutes, ie crois que les choses auroient tournĂ© bien diffĂ©remment. Quâauroient fait les alliĂ©s ? Au- roient-ils attaquĂ© ces redoutes soutenues de plusieurs brigades ? Je pense quâils sâen seroient mal trouvĂ©s ; ils y auroient perdu une infinitĂ© de monde , & ils ne les auroient certainement pas emportĂ©es. Câest le propre de la nation Françoise dâattaquer. Mais, lorsquâun GĂ©nĂ©ral se mĂ©fie du grand ordre quâil faut observer dans les batailles,& de lâexacte discipline des troupes, il doit faire naĂźtre les occasions de combattre en dĂ©tail , & faire attaquer par brigades ; assurĂ©ment il sâen trouvera bien. Le premier choc des François ejĂŹ terrible 3 mais il faut sçavoir le renouvelles par dâhabiles dispositions câest lâaffai- re du GĂ©nĂ©ral. Rien nây est si propre que ces redoutes vous y enyoyez toy* 286 MĂ©moires. jours des troupes nouvelles, pour attaquer celles de lâennemi qui attaquent. Rien ne lui cause tant de distraction , Sc ne le rend si craintif car, tandis quâil attaque , il craint toujours dâĂȘtre pris par ses flancs ; & vos troupes y vont de meilleur cĆur, parce quâelles sentent que leur retraite est assurĂ©e, Sc que lâennemi nâoseroit les suivre Ă travers ces redoutes. Câest dans cette occasion oĂč vous pouvez tirer les plus grands avantages dse l'impĂ©tuositĂ© de vos troupes mais les mettre derriere des retranchemens, câest les faire battre , ou au moins leur ĂŽter les moyens de vaincre. Que seroit-il arrivĂ© Ă Malplaquet , si monsieur le marĂ©chal de FĂŹllars eĂ»t pris la plus grande partie de son armĂ©e , Sc eĂ»t Ă©tĂ© attaquer une moitiĂ© de celle des alliĂ©s, qui avoient eu lâim- prudence de se mettre de maniĂ©rĂ© quâils croient sĂ©parĂ©s par un bois", fans pouvoir se communiquer ? Les derriĂšres MĂ©moires. 287 & les flancs de lâarmĂ©e Françoise au- roient Ă©tĂ© Ă couvert. II y a plus dâhabiletĂ© quâon ne pense Ă faire de mauvaises dispositions ; parce quâil faut sçavoir les chailger en bonnes dans lâinstant. Rien nâĂ©tonne plus lâennemi il a comptĂ© fur quelque chose , sâest arrangĂ© en consĂ©quence ; Lc , dans le moment quâil attaque , il ne tient plus rien. Je le dis encore , & je le repete , rien ne dĂ©concerte tant lâennemi , & ne lâengage plus Ă faire des sautes. Sâil ne change pas fa disposition , il est battu ; & , sâil la change en prĂ©sence de son ennemi, il Test en- core. 81 le MarĂ©chal de Villars eĂ»t abandonnĂ© son retranchement Ă lâapproche des alliĂ©s , en se mettant dans lâordre que je propose , il me semble quâune contre-marche adroite faisoit lâaflĂ ire. tzo yftP* s88 MĂ©moires. CHAPITRE SEPTIĂME. Des retranchemens & des lignes . J E ne suis ni pour lâun ni pour lâautre 'de ces ouvrages j & je crois toujours entendre parler des murailles de, la Chine , quand on me parle de lignes. Les bonnes font celles que la nature a faites , & les bons retranchemens font ĂŹes bonnes dispositions &Pgxacte discipline des troupes. Je nâai presque jamais oui dire quâil y ait eu des lignes ou des retranchemens attaquĂ©s, qui nâaient pas Ă©tĂ© forcĂ©s. S x lâon est infĂ©rieur en nombre, on ne tiendra pas derriere des retranche- chemens, oĂč Pennemi porte toutes ses forces en deux ou trois endroits Ăi lâon est Ă©gal, on nây tiendra pas non plus si lâon est supĂ©rieur, on nâen a pas besoin. Pourquoi donc fe donner la peine dâen faire MĂ©moires. 289 L A certitude dans laquelle est lâennemi que vous nâen sortirez pas, le rend audacieux j il ruse devant vous , & hazarde des mouvemens de cĂŽtĂ©, quâil nâoseroit faire Ăi vous nâĂ©tiez pas retranchĂ©. Cette audace gagne & officiers Sc soldats ; parce que lâhomme craint toujours plus les suites du danger, que le danger mĂȘme. Jâen donne- rois une quantitĂ© de preuves. Supposeâ quâune colonne attaque un retranchement, Sc que la tĂȘte soit fur le bord du fossĂ© ; sâil paroĂt, Ă cent pas de-lĂ , une poignĂ©e de gens hors du retranchement, il est certain que la tĂȘte de cette colonne sâarrĂȘtera, ou ne fera pas suivie. Pourquoi cela? Jâen trouve la cauĂe dans le cĆur humain. Que dix hommes mettent le pied fur un retranchement, tout ce qui est derriĂšre fuira, & les bataillons entiers iâaban- donneront. Quâils y voient entrer une troupe de cavalerie, Ă une demi-lĂźeue dâeux, tout se mettra Ă fuir, N 3$o MĂ©moires. Lors donc que lâon est obligĂ© de dĂ©fendre des retranchemens , il faut bien fe garder de mettre les bataillons tout contre le parapet ; par ce que , si lâennemi a une fois le pied dessus, ce qui est derriere se sauvera. Cela vient de ce que la tĂȘte tourne toujours aux hommes, lorĂquâil leur arrive des choses auxquelles ils ne^sâattendent point, Cette rĂ©glĂ© est gĂ©nĂ©rale -Ă la guerre ; elle dĂ©cide de toutes les batailles & de toutes ' les affaires. Câest ce que Rappelle le cĆur humain ; je ne pense pas que personne se soit jamais avisĂ© de chercher la raison de la plupart des mauvais succĂšs j & câest ce qui, mâa faĂç Composer cet ouvrage. Quand donc vous mettez vos trou» pe$ derriere un parapet, elles esperent, par Içur feu , empĂȘcher que l'ennem! jne passe le fossĂ© & nây monte si cela arrive malgrĂ© ce feu, les voilĂ perdues; $a tĂȘte leur tourne , & elles fuient. II yaudroit mieux y mettre un seul rang M E M O I K E S. 291 de soldats, avec des armes de longueur ; parce que ces hommes se proposeroiect de repousser Ă coups de piques ceux qui voudroient monter fur le parapet. Certainement ils exĂ©cuteront leur projet ; parce quâils se le seront proposĂ©, & quâils attendront lâennemi lĂ . Si, avec cela , vous mettez des troupes dâinfanterie Ă trente pas du retranchement , ces troupes verront quâelles font placĂ©es ainsi , pour charger lâen- nemi Ă mesure quâil entre 5c quâil veut se former ; elles ne seront point Ă©tonnĂ©es de le voir entrer, parce quâelles sây attendent ; & elles le chargeront vigoureusement au lieu que, si elles avoient Ă©tĂ© placĂ©es toutes contre le retranchement, elles auroient pris la fuite. VoilĂ comme un rien change tout Ă la guerre, & comme les foibles mot> tels ne se menent que par lâopinion. A cela, il faut ajouter la misere de notre maniĂ©rĂ© de se former pour dĂ©fendre des retranchemens. Nous met- .Nij a_p2 ^ MĂ©moires; tons nos bataillons Ă quatre-hommes de hauteur, que nous plaçons contre le parapet. Ainsi j il nây a que le premier rang qui puisse tirer avec quelque succĂšs , parce quâil est fur la banquette. Si lâon fait monter les autres rangs Ă mesure que le premier aura tirĂ©, les coups ne porteront pas ; parce que les soldats fe pressent, & quâils ne visent fur aucun objet. Outre cela, cette mar n oeuvre met les bataillons en une te» rible confusion ; & Fennemi vous y trouve , lorfquâil arrive fur le parapet. Ces bataillons vous font donc totalet ment inutiles , pour le repousser du haut en bas du parapet, Ă mesure qu'il sây montre ; parce que vous ne fçarn- riez lâatteindre avec vos fusils armĂ©s de baĂŻonnettes, & que vous n avez pas dâarroes de longueur. Vcs soldats rer muent fans cesse dans les bataillons ; pu plutĂŽt tous vos bataillons remuent, en confusion, comme des fourmis dans une fourmilsiere. .Chacun ne songe quâĂ M EMOI II E S. 293 tirer; &, Ă mesure que ĂŹâennemi monte sur le parapet, vos bataillons sâen Ă©loignent. Je ferois une autre disposition que celle-lĂ , si jâavois Ă dĂ©fendre des retran- chemens. La voici. Je mets des centuries tout le long du parapet, en deux rangs ; câest-Ă - dire , un rang armĂ© de fusils fur la banquette , & le deuxiĂšme rang armĂ© de piques au pied de la banquette , avec les officiers & bas officiers. Ensuite, je fais doubler le premier rang qui est fur la banquette , par les armĂ©s Ă lalĂ©gere. Ainsi, il se trouve cent hommes environ au premier rang par centurie, Sc cinquante au second, sans les officiers. Comme jâĂ©leve mon parapet de six pieds, lâennemi, qui ordinairement se met sur la berme pour tirer par-dessus le parapet, ne sçauroit se servir de cet avantage L il est donc obligĂ© de grimper dessus ; alors mon second rang armĂ© de piques le culbutera bientĂŽt. Les N iij 2^4 MĂ©moires. officiers & bas officiers qui font au fĂ©cond rang, avec des armes de longueur , font attention aux mouvemens des soldats , les animent, & leur font allonger des coups de piques du pied de la banquette - car il fe trouve toujours derriere , de cinq en cinq hommes, un officier ou bas officier. Mais il faut bien imprimer aux soldats, quâils ne doivent point croire que leur feu arrĂȘtera Jâennemi ; que le haut du parapet est le lieu oĂ ils doivent combattre, afin quâils ne soient point effrayĂ©s de le voir se jettes dans le fossĂ©. Car lâennemi aura pris ne ferme rĂ©solution dâessuyer le feu , & il lâessuiera ; vous devez vous y attendre. Sâil sâavise de vouloir occuper la berme du retranchement, comme cela arrive assez souvent, pour vous chasser de la banquette , vous pouvez lâatteindre avec vos armes de longueur, & jetter Ă bas homme par homme , Ă mesure quâil se dĂ©couvre ; &, s'il entre enfin , Lc quâil veuille commencer Ă MĂ©moires. 299 se formes, vous le chargez en dĂ©tail par centuries. Ces centuries ne ĂĂšront point Ă©tonnĂ©es de le voir, parce quâelles sây attendent ; & elles le chargeront vigoureusement. Voila ce qui regarde la dĂ©fense des retranchemens. Mais on doit toujours avoir diffĂ©rentes rĂ©serves, pour les porter dans les endroits oĂč lâon voit que lâennemi a le plus de troupes ; ce quâil nâest pas toujours aisĂ© de voir car, sâil est habile , vous nâen verrez rien. II faut donc placer ces rĂ©serves le plus Ă portĂ©e , & le plus avantageusement que lâon pourra ; ce que la situation du terrein doit dĂ©cider, tant dehors que dedans les retranchemens. Vous ne devez pas craindre que lâennemi vous attaque dans des endroits oĂč le terrein est uni Ă une grande distance ; parce quâil ne voudra pas faire voir le gros de ses troupes dans ces endroits ; il nây fera quâĂ un bataillon de hauteur. Mais, sâil y a une colline, un vallon » Niv 2$6 MĂ©moires; ou la moindre chose par oĂč il puisse venir Ă couvert, câest-lĂ oĂč il fera tous ses efforts ; parce quâil espĂ©rera que vous ne verrez pas fa manĆuvre Sc la quantitĂ© de troupes quâil y porte. Si vous pouvez pratiquer des passages dans vos retranchemens, & que vous failliez sortir Ă propos une troupe ou deux , dans le moment que la tĂȘte des colonnes est arrivĂ©e fur le bord du fossĂ© , elle sâarrĂȘtera infailliblement, quand mĂȘme elle auroit forcĂ© le retranchement , & quâil y en auroit dĂ©ja une partie dâentrĂ©e ; parce que ces colonnes , qui nâont pas comptĂ© lĂ -dessus, craindront pour leurs stancs & leurs derriĂšres ; & il y a apparence quâelles sâenfuiront , mĂȘme fans scavoir pourquoi. Voici deux exemples, entre mille autres , qui autorisent mes idĂ©es, Sc âąque je vais donner par prĂ©fĂ©rence. . Au siĂšge dâAmiens par les Gaulois, CĂ©sar , voulant secourir cette place, se MĂ©moires. 297 rendit avec son armĂ©e, qui nâĂ©toit que de sept mille hommes, le long dâun ruisseau oĂč il se retrancha Ă son arrivĂ©e avec tant de prĂ©cipitation, que les Barbares, persuadĂ©s que CĂ©sar les craignoit, attaquĂšrent ses retranche- mens quâil ne Ă'ongeoit point du tout Ă dĂ©fendre. Car , au contraire , dans le temps que les Gaulois travailloient Ă combler le fossĂ© & Ă sâemparer du parapet , il sortit avec ses cohortes, & les surprit tellement, quâils prirent tous la fuite, fans quâun seul se fĂ»t mis en dĂ©fense. Au siĂšge dâAlĂ©sie par les Romains, les Gaulois beaucoup supĂ©rieurs en nombre vinrent les attaquer dans leurs lignes. CĂ©sar ordonna Ă ses troupes dâen sortir , au lieu de les dĂ©fendre j & de se jetter sur lâennemi dâun cĂŽtĂ© , pendant quâil lâattaqueroit de lâautre ce qui rĂ©ussit encore avec tant de succĂšs, que les Barbares y firent une perte considĂ©rable , fans compter plus de vingt Nv 298 MĂ©moires. mille hommes qui furent faits prisonniers avec leur GĂ©nĂ©ral. Sx lâon veut considĂ©rer la maniĂ©rĂ© dont je range mes troupes , on concevra aisĂ©ment quâelles doivent se remuer avec plus de facilitĂ© que les longs bataillons. Car Ă quoi peuvent servir plusieurs bataillons fur quatre de hauteur, les uns devant les autres ? Ils font lourds Ă remuer ; tout les embarrasse, le terrein, le doublement &, si le premier est culbutĂ© , il se renverse sur le second. Mais supposons quâils ne se rompent pas, il faudra toujours au second bataillon un long espace de temps avant quâil puisse attaquer ; parce quâil faut que celui qui a Ă©tĂ© rompu se soit rangĂ©, ce qui est long car il faut quâil sâĂ©tende entre lâennemi & le bataillon qui le soutient ; & , si lâennemi nâa la bontĂ© de se tenir les bras croisĂ©s, il vous renversera certainement ce bataillon sur lâautre, & celui-lĂ sur le troisiĂšme. Car , lorsquâil aura renversĂ© le MĂ©moires. 299 premier, il nâa quâĂ pousser brusquement en avant ; sussent-ils trente, il les renversera tous les uns fur les autres. Voila cependant ce qu'on appelle attaquer en colonne par bataillons quelle, misere ! Mon ordonnance est bien diffĂ©rente. En effet, que le premier bataillon soit renversĂ© , celui qui le suit charge dans Tinstant; cela va coup fur coup je fuis Ă huit de hauteur , & n'ai aucun embarras Ă craindre; mon choc est rude, & ma marche rapide je ne crains point la confusion , & je dĂ©borde toujours lâennemi, quoi- quâen mĂȘme nombre. Câest , en vĂ©ritĂ©, une misere que lâordre sur lequel nous combattons ; & je ne conçois pas Ă quoi les GĂ©nĂ©raux ont pense de ne savoir pas changĂ©. Ce que je propose nâest point une nouveautĂ© ; câest Tordre des Fvomains avec cet ordre , ils ont vaincu toutes, les nations. Les Grecs Ă©toient trĂšs- habiĂŹes dans T art de la guerre, & trĂš&- 300 MĂ©moires. bien disciplinĂ©s j cependant leur grande phalange nâa jamais pu tenir contre ces petites troupes disposĂ©es en Ă©chiquier. Aussi Polybe donne-t-il la prĂ©fĂ©rence Ă lâordre des Romains. Que feroient donc nos bataillons, qui nâont ni corps ni ame, contre ce mĂȘme ordre ? Quâon place ces centuries de telle maniĂ©rĂ© que lâon voudra , dans la plaine, dans des pays coupĂ©s ; quâon les faste sortir dâune gorge ou de quelquâendroit que ce soit ; & quâon voie avec quelle cĂ©lĂ©ritĂ© elles se rangeront. On peut les faire courir Ă toutes-jambes pour sâem- parer dâun dĂ©filĂ© , dâune haie, dâune hauteur ; &, dans lâinstant que les drapeaux seront arrivĂ©s , elles seront alignĂ©es & formĂ©es. Câest ce qui est impossible avec de longs bataillons ; car, pour se mettre comme il faut, & pour bien marcher, ils ont besoin dâun ter- rein fait exprĂšs & dâun temps considĂ©rable. Cela mâa fait pitiĂ© Ă voir, & mâa souvent donnĂ© le cochemar. M E M O I K E S. 30 ÂŁ J E rĂavals point lĂą Polybe en son entier ; lorsque jâachevai cet ouvrage. Voici ce que fy trouve sur iaphalange des Grecs , O fur l'orare de combattre des Romains. JesuisfiattĂ©dâa- voir pensĂ© comme lui, qui Ă©toit contemporain de Scipion , dâAnnibal & de Philippe; & qui 9 pendant le cours des guerres que ces grands hommes ont soutenues , sâest trouvĂ© dans les diffĂ©rentes armĂ©es , & y a eu des commande- mens distinguĂ©s. Un auteurs illustre ne peut que justifier mes idĂ©es. Câ est P oly b e quiparle. x D ans mon sixiĂšme livre, f ai pro~ x mis de saisir la premiĂšre occasion qui x se prĂ©senteroit de comparer ensemble -r les armes des MacĂ©doniens & celles x des Romains , lâordre de bataille des x uns & des autres ; 8c de marquer en r quoi lâun est supĂ©rieur ou infĂ©rieur Ă x lâautre. Lâaction que je viens de ra- x conter me lâostre, cette occasion ; il » faut que je tienne ma parole. x Autke fois rordonnance des Ma- x cĂ©doniens surpaffoit celle des Asiati- x ques & des Grecs. Câest un fait que » les victoires quâelle a produites ne » nous permettent pas de rĂ©voquer en 502 MĂ©moires. » doute & il nâĂ©toit pas dâordonnance -> en Afrique & en Europe , qui ne le » cĂ©dĂąt Ă celle des Romains. Aujour- 30 dâhui que ces diffĂ©rens ordres de ba- 30 taille se sont trouvĂ©s opposĂ©s les uns 30 aux autres, il est bon de rechercher 30 en quoi ils diffĂšrent, & pourquoi 30 lâavantage est du cĂŽtĂ© des Romains. 3o Apparemment que , quand on fera 30 bien instruit fur cette matiĂšre, on ne 30 sâavisera plus de rapporter le succĂšs » des Ă©venemens Ă la fortune, & quâon os ne louera pas les vainqueurs fans con- 30 noissance de cause , comme ont cou- 30 tume de faire les personnes non Ă©clai- 33 rĂ©es ; mais quâon sâaccoutumera en-' 30 fin Ă les louer par principe & par 33 raison. 33 Je ne crois pas devoir avertir quâil - ne faut pas juger de ces deux manie- 30 res de se ranger , par les combats 30 quâAnnibal a livrĂ©s aux Romains, Sc 33 par les victoires quâil a gagnĂ©es fur o» eux. Ce nâest, ni par la façon de sâar- MĂ©moires. 505. » mer, ni par celle de se ranger, quâAn> x nibal a vaincu ; câest par les ruses, -> & par fa dextĂ©ritĂ©. Nous savons fait » voir clairement dans le rĂ©cit que nous » avons donnĂ© de ses combats. Si lâon x en veut dâautres preuves, quâon jette x les yeux fur le succĂšs de la guerre, x DĂšs que les troupes Romaines eurent x Ă leur tĂȘte un GĂ©nĂ©ral dâĂ©gale force, x elles furent victorieuses. Quâon en x croie Annibal, Annibal lui-mĂȘme, x qui, auffi-tĂŽt aprĂšs la premiere ba- x taille, abandonna lâarmure Cartha- x ginoise ; & qui, ayant fait prendre x Ă ses troupes celle des Romains , nâa x jamais discontinuĂ© de sâen servir, x Pyrrhus fit encore plus ; car il ne se x contenta pas de prendre les armures, x il employa les troupes mĂȘmes dâItalie x dans les combats quâil donna auxRo- x mains. II rangeoit alternativement x une de leurs compagnies & une co- » horte en forme de phalange. Encore ce mĂ©lange ne lui servit-il de rien 304 MĂ©moires. » pour vaincre tous les avantages quâià » 1 remportĂ©s ont toujours Ă©tĂ© trĂšs- » Ă©quivoques. II Ă©toit nĂ©cessaire que -> je prĂ©vinsse ainsi mes lecteurs , afin » quâil ne se prĂ©sentĂąt rien ĂĄ leur esprit » qui parĂ»t peu conforme Ă ce que je -> dois dire dans la fuite. Je viens donc Ă la comparaison des deux diffĂ©rens -> ordres de bataille. » Câ E s T une chose constante, Sc 30 qui peut se justifier par mille erv- » droits > que , tant que la phalange se » maintient dans son Ă©tai propre Sc na~ 30 turel, rien ne peut lui rĂ©sister de front, 30 ni soutenir la violence de son choc. 30 Dans cette ordonnance , on donne 30 aux soldats en armes trois pieds de 30 terrein. La sarisse Ă©toit longue de oo seize coudĂ©es ; depuis, elle a Ă©tĂ© rac- 30 courcie de deux, pour la rendre plus » commode Sc aprĂšs ce retranche- 30 ment, il reste , depuis l'en droit oĂč le soldat la tient, jusquâau bout qui 30 passe derriĂšre lui, Sc qui sert comme » MĂ©moires. z 05 de contre-poids Ă lâautre bout, qua- » tre coudĂ©es & par consĂ©quent, si » la sarifle est poussĂ©e des deux mains » contre lâennemi, elle sâĂ©tend de dix » coudĂ©es devant le soldat qui lapous- » se. Ainsi, quand la phalange est dans » son Ă©tat propre, & que le soldat qui est Ă cĂŽtĂ© ou par derriere joint son » voisin autant quâil le doit, les saisisses des second, troisiĂšme & quatriĂšme » rangs sâayancent au-delĂ du premier » plus que celles du cinquiĂšme, qui ne » les dĂ©borde que de deux coudĂ©es. » Or * comme la phalange est rangĂ©e » fur seize de profondeur , on peut ai- * sĂšment se figurer quel est le choc, le * poids & la force de cette ordonnance. * Il est vrai cependant quâau-delĂ du * cinquiĂšme rang les saisisses ne font * dâucun usage pour le combat auĂßÏ * ne les allonge-t-on pas en avant; * mais on les appuie fur les Ă©paules du * ran g prĂ©cĂ©dent la pointe en haut ; * afin que, pressĂ©es les unes contre les -3 o 6 MĂ©moires. - autres, elles rompent lâimpĂ©tuositĂ© -> des traits qui passent au-delĂ des pre- » miers rangs, veut quâil se remue commodĂ©ment. » Chaque Romain , combattant » contre une phalange, a donc deux -> hommes & dix sarisses Ă forcer or , » quand on en vient aux mains, il ne les » peut forcer, ni en coupant, ni en » rompant ; & les rangs qui le suivent » ne lui sont, pour cela , dâaucun se- - cours. La violence du choc lui leroit - Ă©galement inutile, &c son Ă©pĂ©e ne -> feroit nul effet. -> Jâai donc eu raison de dire que la » phalange , tant quâelle se conserve » dans son Ă©tat propre & naturel, est -> invincible de front ; & que nulle au- » tre ordonnance nâen peut soutenir lâes- » set. DâoĂč vient donc les Romains » sont-ils victorieux ? Pourquoi la pha- -> lange est-elle vaincue ? Câest que , -> dans la guerre, le temps & lĂ© lieu » des combats varient en une infinitĂ© » de maniĂ©rĂ©s, & que la phalange nâest » propre que dans un temps & dâune zo8 MĂ©moires. -, seule façon. Qand il sâagit dâune ac- » tion dĂ©cisive , si lâennemi est forcĂ© -> dâavoir affaire Ă la phalange dans un » temps ou dans un terrein qui lui soient - convenables, nous savons dĂ©jĂ dit, » il y a apparence que tout lâavantage » fera du cĂŽtĂ© de la phalange mais, 11 l'on peut Ă©viter lâun & l'autre , com- -, me il est aisĂ© de le faire, quây a-t-il de -> si redoutable dans cette ordonnance ? -> Que pour tirer parti dâune phalange, » il soit nĂ©cessaire de lui trouver un ter-, -> rein plat, dĂ©couvert, uni, sans fof- -, sĂ©s , fans fondriĂšres , fans gorges, - fans Ă©minences, fans riviĂšres ; câest -> une chose avouĂ©e de tout le monde. - Dâun autre cĂŽtĂ© , l'on ne disconvient -, pas quâil est impossible , ou du moins -, trĂšs-rare, de rencontrer un terrein de -, vingt stades ou plus, qui nâoffre quel- »ques-uns de ces obstacles. Quel x> usage ferez-vous de votre phalange , -, si votre ennemi, au lieu de venir à » vous dans cet heureux terrein, fe rĂ©- MĂ©moires. zo- λ pand dans le pays, ravage les villes, » & fait le dĂ©gĂąt dans les terres de vos » alliĂ©s ? Ce corps restant dans le poste o» qui }ui est avantageux, non seulement oo ne sera dâaucun secours Ă vos amis, v il ne pourra se conserver lui-mĂȘme. v Lâennemi, maĂźtre de la campagne, o° sans trouver personne qui lui rĂ©siste, » lui enlevera ses convois , de quel- oo quâendroit quâils viennent. Sâil quitte v son poste pour entreprendre quelque -> chcse, ses forces lui manquent, & il oo devient le jouet de ses ennemis. Ac~ » cordons encore quâon ira l'attaquer oo fur son terrein mais st lâennemi ne oo prĂ©sente pas Ă la phalange toute son r> armĂ©e en mĂȘme temps , & quâau mo- * ment du combat il l Ă©vite en se reti* -o rant, quâarrivera-t-il de votre ordon-» oo nance ? II est facile dâen juger par la oo manĆuvre que font aujourdâhui les » Romains. Car nous ne nous fondons » pas icj fur de simples raifonnemens , » pais fur des faits qui font ençorg tout 3 io MĂ©moires. » rĂ©cens. Les Romains rĂ©emploient pas a> toutes leurs troupes pour faire un 33 front Ă©gal Ă celui de la phalange ; mais 35 ils en mettent une partie en rĂ©serve , 3> & nâoppofent que lâautre aux enne- 3> mis alors, soit que la phalange rom- 35 pe la ligne quâelle a en tĂȘte, ou quâel- » le soit elle-mĂȘme enfoncĂ©e, elle sort 35 de la disposition qui lui est propre ; » jquâelle poursuive des fuiards, ou » quâelle fuie devant ceux qui la prĂȘt- 33 sent, elle perd toute la force car, 30 dans lâun & lâautre cas , il fe fait des 35 intervalles que la rĂ©serve saisit pour 35 attaquer, non de front, mais en flanc, 35 & par les derriĂšres. 5o En gĂ©nĂ©ral, puisquâil est facile dâĂ©- 3> virer le temps & toutes les autres cir- 30 constances qui donnent lâavantage Ă 3o la phalange, & quâil ne lui est pas 3o possible dâĂ©viter toutes celles qui lui 35 sont contraires, nâen est-ce pas assez 3o pour vous faire concevoir combien sa cette ordonnance est au-dessous de MĂ©moires. zn » celle des Romains ? Ajoutons que -> ceux qui rangent en phalange te trou- » vent dans le cas dĂ©marcher par toutes » sortes dâendroits , de camper , de » sâemparer des postes avantageux , » dâassiĂ©ger , dâĂȘtre assiĂ©gĂ©s ; de tomber » fur la marche des ennemis ? lorsqu ils -> ne sây attendent pas car tous ces ac-i » cidens font partie de la guerre ; sou- » vent la victoire en dĂ©pend , quelque» » fois du moins ils y contribuent beau- -> coup. Or 3 dans toutes ces occasions, -> il est difficile dâemployer b phalange, -> ou on lâemploieroit inutilement ; par- - ce quâelle ne peut alors combattre, -> ni par cohorte, ni dâhornme Ă homme » au lieu que ^ordonnance Romaine , » dansces rencontres mĂȘmes, ne souffre » aucun embarras. Tout lieu , tout -> temps lui convient l'ennsmi ne la » surprend jamais , de quelque part ?» quâelje se prĂ©sente. Le soldat Romain » est toujours prĂȘt Ă combattre, soit v avcç lâarmĂ©e entiers, soit avec quel- MĂ©moire s. -> quâune de ses parties, soit par çom- » pagnie, soit dâhomme Ă homme. » Avec un ordre de bataille dont 30 toutes les parties agissent avec tant de 33 facilitĂ©, doit-on ĂȘtre surpris que les 3o Romains , pour lâordinaire, viennent 30 plus aisĂ©ment Ă bout de leurs entre- 30 prises, que ceux qui combattent dans 30 un autre ? Au reste , je me fuis obligĂ© 30 de traiter au long cette matiĂšre ; parce 30 quâaujourdâhui la plupart des Grecs 30 sâimaginent que câest une espĂšce de » prodige que les MacĂ©doniens aient » Ă©tĂ© vaincus & que dâautres ignorent » comment & pourquoi lâordonnance 30 Romaine est supĂ©rieure Ă la pha-, 33 lange 30. 1 CHAPITRE MĂ©moires. Si 3 CHAPITRE HUITIEâME. De l'attaque des retranchemens. L Orsquâon yeut attaquer un retranchement, il faut toujours tĂącher de sâĂ©tendre le plus que lâon peut, pour donner de lâinquiĂ©tude par-tout Ă lâenne- mi ; afin quâil ne dĂ©garnisse aucun endroit , pour porter des troupes dans ceux quâonveut attaquer, quand mĂȘme il le verroit, & ce font autant de troupes inutiles. Alors tous les bataillons qui font pour faire montre doivent ĂȘtre Ă quatre de hauteur, & marcher en ligne tout le reste de la manĆuvre doit fe faire derriere ceux-lĂ ; & câest ce qui sâappelie masquer lâattaque. Cette partie de lâart militaire dĂ©pend de ii- magination un GĂ©nĂ©ral peut broder ĂŹĂ -destus tant quâil lui plaĂźt. Tout est bon car la certitude oĂč il est de nâĂȘ- kre point attaquĂ©, lui permet de faire ce O I 314 MĂ©moires.' quâil juge Ă propos ; & il peut profiter 4 tous les vallons, ravins, hayes , Sc de raille autres choses ; tout lui rĂ©ussira. En faisant charger par centuries, lâon nâa point de confusion Ă craindre chaque centurion se fera une affaire particuliĂšre de lâhonneur de son drapeau; & il est impossible que , dans le nombre , il nây ait des hommes qui cherchent Ă risquer de sacrifier leur vie pour se distinguer ; parce que cela se voit par les drapeaux qui sont reconnoiffables $ç remarquables, chacun en particulier. En approchant du retranchement, on doit envoyer en avant des armĂ©s Ă fa lĂ©gere, pour attirer le feu on doit les soutenir par dâautres troupes. Enfin, lorsquâon voit la tiraillerie en train, ses centuries doivent arriver & donner avec furie. Si les premiĂšres font repoussĂ©es , les autres doivent leur succĂ©der , avant quâelles aient eu le temps de fuir ; Sc la force Sc le nombre surmontent les obstacles, En mĂȘme temps* U r M O I k L 5. zry les centuries Ă quatre de hauteur doivent arriver , si vous ĂȘtes entrĂ© par plusieurs endroits Ă la-fois. Les bataillons ennemis qui font entre deux, Sc qui voient avancer la ligne , sâenfuient. Cette ligne se met sur le parapet ; ensuite lâon se forme , ĂŽt lâennemi, pendant ce temps-lĂ fe retire ; parce quâii sâimagine avoir fait tout ce quâil voit faire. Il y a encore une autre maniĂ©rĂ© dâat- taquer des retranchemens, toute diffĂ©rente de celle-ci, Se qui est bien aussi bonne ; mais il faut que le terrein le permette , & il faut le connoĂźtre parfaitement. Lorfquâil y a des ravins ou des fonds proche du retranchement, oĂ lâon peut faire couler des troupes pendant la marche, fans que lâennemi sâen apperçoive , alors on marche Ă lui par plusieurs colonnes, Ă grande distance lâun de lâautre. II attache toute son attention sur ces colonnes , dispose ses troupes, Sc dĂ©garnit son retranchement. O ij 5i 6 MĂ©moires. jLors donc que ces colonnes attaquent ; tout court Ă elles ; puis, tout dâun coup, les troupes qui Ăe sont cachĂ©es paraissent, &c donnent dans les endroits du retranchement que l'on a abandonnĂ©s. Ceux qui sâopposent aux attaques des colonnes, voyant cela , se dĂ©concertent la tĂȘte leur tourne, parce quâils ne se sont point attendus Ă cela. Ils quittent donc ces attaques , sous prĂ©texte de courir Ă la dĂ©fense du retranchement attaquĂ© par les autres ; inais la peur les fait fuir. La dĂ©fense des retranchemens est yne partie de la guerre bien difficile ; parce que câest une manĆuvre qui intimide &c ĂŽte le courage aux troupes ; & quoique jâaie dit ce qui me paroit de mieux Ă faire Ă ce sujet, & quâil me semT ble que ce soit, de toutes les maniĂ©rĂ©s de dĂ©fendre des retranchemens, la meilleure , cependant je nâen fais pas grand ça§ ; &, tant quâil dĂ©pendra de moi, je Ă;e ferai point dâayis quâon en faste usa-? MĂ©moires; 317 ge. Les redoutes font mes ouvrages favoris ; 6c 11 faut que jâen parle. CHAPITRE NEUVIEâME, Ăes redoutes , & de leur excellence dans les ordres de batailles. ĂŻ l me reste Ă justifier , par des faits J la bontĂ© de mon opinion fur les redoutes. Avant la bataille de Pultavva , les armĂ©es de Charles XII, roi de,Suede 3 avoient toujours Ă©tĂ© victorieuses. La supĂ©rioritĂ© quâelles avoient fur celles des Moscovites est prefquâincroyable lâon a vu souvent dix Ă douze mille SuĂ©dois forcer des retranchemens gardĂ©s par cinquante j soixante & quatre vingt mille Moscovites, quâils ont dĂ©faits 6c taillĂ©s en piĂšces. Les SuĂ©dois ne sâin- formoient jamais du nombre des Russes , mais seulement du lieu oĂ ils Ă©toient. Oiij Zi8 Memoibe s, Le Pia-re, le plus grand homme de son siĂ©cle , rĂ©sista , avec une patience Ă©gale Ă la grandeur de son gĂ©nie, aux mauvais succĂšs de cette guerre , & ne cessoit de donner des combats pour aguerrir ses troupes. Dans le cours de ses adversitĂ©s, le roi de SuĂ©de mit le siĂ©gĂ© devant Pulta- âąwa. Le Czar tint un conseil de guerre , oĂč les avis furent long-tems partagĂ©s. Les uns vouloient quâon investĂźt le roi de Suede avec lâarmĂ©e Moscovite ; quâon fĂźt un grand retranchement pourlâobli- ger Ă se rendre dâautres GĂ©nĂ©raux vouloient quâon brĂ»lĂąt tout lĂ© pays Ă cent lieues Ă la ronde , pour affamer le roi de SuĂ©de & son armĂ©e ; cet avis nâĂ©- toit pas le plus mauvais, & le Czar y inclinoit d ? autres, GĂ©nĂ©raux dirent quâil Ă©toit toujours Ă temps dâen venir Ă cet expĂ©dient ; mais quâil falloit auparavant bazarder encore une bataille; parcs que Pultawa & fa garnison courroient risque dâĂȘtre emportĂ©s par lâopiniĂątretĂ© MĂ©moires. 319 3u roi de SuĂ©de , qui y trouveroit un grand magasin & de quoi subsister, pour passer le dĂ©sert qu'on prĂ©tendoit faire Ă Pentour de lui. On sâarrĂȘta Ă cette opinion. Alors le Czar, ayant pris la parole , dit Puisque nous nous dĂ©terminons Ă combattre le roi de SuĂ©de , il faut convenir de la maniĂ©rĂ© , & cboisir la meilleure. Les SuĂ©dois font impĂ©tueux j bien disciplinĂ©s 3 bien exercĂ©s, & adroits nos troupes ne manquent pas de fermetĂ© ; mais elles ne possĂšdent pas ces avantages il faut donc Rappliquer Ă rendre ceux des SuĂ©dois inutiles. Ils ont souvent forcĂ© nos retran- chemens ; en rase campagne- nous avons toujours Ă©tĂ© battus , par Part & la facilitĂ© avec lesquels ils manĆuvrent il faut donc rompre cette manĆuvre, & la rendre inutile. Pour cela , je fuis dâa- vĂŹs de mâapprocher du roi de SuĂ©de ; de faire Ă©lever, fur le front de notre infanterie, plusieurs redoutes, dont les fossĂ©s seront profonds j les faire fraiser O iv H 22 MĂ©moire?. & paliĂsader, 6e les garnir dâinfanterie ; cela ne demande que quelques heures de travail & nous attendrons lâennemi derriere ces redoutes. II faudra quâil le rompe pour les attaquer il y perdra du monde, fera aĂFoibli & en dĂ©sordre, lorsquâil nous attaquera. Car il nâest pas douteux quâil ne leve le Ăßége, pour venir Ă nous, dĂšs quâil nou? verra Ă portĂ©e de lui; II faut donc marcher de maniĂ©rĂ© que nous arrivions, vers la fin du jour, en fa prĂ©sence, afin quâil remette au lendemain Ă nous attaquer ; & pendant la nuit nous Ă©lĂšverons ces redoutes. Ainsi parla le souverain des Russes, 6c tout le conseil approuva cette disposition. liâon donna les ordres pour la marche, pour les outils, les fascines, les chevaux de frise, &c ; & le 8 Juillet 170P, le Czar arriva, vers la fin du jour, en prĂ©sence du roi de SuĂ©de. Ce prince, quoique blessĂ©, ne manqua pas de dĂ©clarer Ă ses GĂ©nĂ©raux quâil vouloir attaquer le lendemain lâarmĂ©e MĂ©moires, Z2r Ăes Moscovites. On fit des dispositions, lâon sâarrangea, & lâon se mit en marche un peu avant le jour. Le Czar avoir Ă©tabli sept redoutes fur le front de son infanterie elles Ă©toient construites avec foin. II y avoir deux bataillons dans chacune j & toute lâinfanterie Moscovite Ă©toit derriere , ayant sa cavalerie sur les ailes. II Ă©toit donc impossible dâaller Ă lâinfanterie Moscovite, sans prendre ces redoutes ; parce quâcn ne pouvoit les laisser derriere foi j ni passer entre deux, fans courir risque dâĂȘtre abysmĂ© par le feu. Le roi de SuĂ©de & ses GĂ©nĂ©raux , qui ne sçavoient rien de cette disposition , ne virent de quoi il Ă©toit question que lors- quâils eurent le nez dessus. Mais, comme la machine avoir Ă©tĂ© mise en mou- -vement, il fut impossible de lâarrĂȘter , 6c de sâen dĂ©dire. La cavalerie SuĂ©doise renversa dâa- bord celle des Moscovites,& sâempor- ta mĂȘme trop loin j mais lâinfanterie fut O y ^22 MĂ©moires. arrĂȘtĂ©e par ces redoutes. Les SuĂ©dois les attaquĂšrent, & y trouvĂšrent une grande rĂ©sistance. II nây a point d'homme de guerre qui. ne fçache que , pour emporter une bonne redoute, il ne taille une disposition entiere ; que lâon emploie plusieurs Bataillons , pour lâatta- quer de plusieurs cĂŽtĂ©s Ă la fois, & que, bien souvent, lâon sây caste le nez. Les SuĂ©dois en prirent cependant trois, non fans une grande perte, & furent repoussĂ©s aux autres avec grand carnage. II nâĂ©toit pas possible que toute 1 infanterie SuĂ©doise ne sĂ»t rompue, en attaquant cea redoutes ; pendant que celle des Moscovites, rangĂ©e en ordre , re- gardoit de deux cens pas ce spectacle fort tranquillement. Le roi & les GĂ©nĂ©raux SuĂ©dois virent le pĂ©ril oĂ ils Ă©toient ; mais iâinae- tion des Moscovites leur laissa entrevoir sespĂ©rance de se retirer; II nây avoit pas moyen de pouvoir le faire en ordre ? cartout Ă©toit rompu, attaquoit inutile- M E M 0 Ăź B Ă S. ment,ou se laissoit tuer; & se retirer,Ă©toit le seul parti que lâon pĂ»t prendre. On retira donc les troupes qui sâĂ©toient emparĂ©es des redoutes, 6c celles qui se lailsoient abysmer auprĂšs des autres. Il nây avoir pas moyen, dis-je, de les former Ă portĂ©e du feu qui sortoit de ces redoutes ainsi le tout se retira mĂȘlĂ©,- & en dĂ©sordre. Sur ces entrefaites , le Czar fit appeller ses GĂ©nĂ©raux, & leur demanda ce quâil convenoit de faire. Monsieur Allart , un des moins anciens , lans donner le temps aux autres de dire leur avis, adressant la parole Ă son maĂźtre, lui dit Si votre MajestĂ© nâattaque pas les SuĂ©dois dans ce moment , il nâen fera plus temps aprĂšs. Sur le champ, la ligne sâĂ©branla , 6c marcha en bon ordre Ă travers les intervalles des redoutes, qu'on laissa garnies pour favoriser la retraite, en cas dâĂ©vĂ©nement. A peine les SuĂ©dois sâĂ©toient ils arrĂȘtĂ©s pour se former'& pour se mettre O vj 524 MĂ©moires. en ordre, quâils virent les Moscovites iur leurs talons le dĂ©sordre se mit parmi eux , & la confusion fut gĂ©nĂ©rale. Cependant ils ne fuirent pas encore ; ils firent mĂȘme un effort de valeur, en retournant comme pour charger mais Ăźâordre , PĂąme des batailles, nây Ă©tant pas, ils furent dissipĂ©s fans rĂ©sistance. Les Moscovites, qui nâĂ©toient pas accoutumĂ©s Ă vaincre, nâoserent les suivre ; & les SuĂ©dois se retirerent en dĂ©sordre , jusquâau BoristhĂ©ne , oĂč ils furent tous faits prisonniers. VoilĂ comme on peut, par dâhabiles dispositions, se rendre la fortune favorable. Si celle-ci a fait vaincre les Moscovites, qui nâĂ©toient point encore aguerris, & durant le cours de leurs adversitĂ©s, quel succĂšs nâen peut-on pas espĂ©rer chez une nation bien disciplinĂ©e, & dont le propre est dâattaquer ? Car , que lâon soit sur la dĂ©fensive dans cette disposition , lâon conserve en plein lâavantage attachĂ© Ă ceux qui attaquent ; parce quâon fait M EMOIRĂS. Z2^ charger PennemĂŹ par des brigades que lâon fait avancer Ă mesure que ces redoutes font attaquĂ©es. Ce choc se renouvelle souvent, & toujours avec de nouvelles troupes elles en attendent lâordre avec imp atience , &, le font vigoureusement; parce quâelles font vĂ»es & soutenues , & sur-tout quâelles ne craignent pas pour leur retraite. La terreur , qui sâempare quelquefois des armĂ©es, nâest point ici Ă craindre ; & vous vous rendez , pour ainsi, dire > le maĂźtre du moment favorable qui se trouve dans les batailles ; je veux dire celui oĂč Pennemi se dĂ©concerte. Quel avantage , quand on peut Pattendre, ce moment, avec aĂsurance ! Les Moscovites nâont pas profitĂ© de tout ce que cette disposition leur offroit dâavantageux car ils ont tranquillement laissĂ© prendre trois de ces redoutes Ă leur barbe, fans les secourir ; ce qui devoir dĂ©courager ceux qui les dĂ©fendoient j intimider leurs troupes 3 16 MĂ©moires; & augmenter lâaudacedes SuĂ©dois. On peut donc dire , avec apparence de vĂ©ritĂ©, que cette disposition seule a vaincu les SuĂ©dois, fans que les troupes Moscovites aient beaucoup contribuĂ© Ă la victoire. Ces redoutas font dâautant plus avantageuses, quâil faut peu de temps pour les construire, & quâellessont propres Ă une infinitĂ© de circonstances, oĂč une feule suffit souvent pour arrĂȘter toute une armĂ©e dans un terrein resserrĂ© ; peur empĂȘcher quâon ne vous trou. ble dans une marche critique ; pour ap- puier une de vos ailes ; pour partager un terrein en deux ; pour occuper un grand terrein , lorfquâon nâa pas assez de troupes, &c. Calcul du temps, b de ce quâil faut pour construire une redoute . Excavation du fossĂ©-144' il faudra Avec les rĂ©galeurs- -288 hommes. Pour les fascines-500 Pour les piquets- zoo Pour les palissades - -400 1488 Quatorze cens quatre-vingt-huit hommes fĂ©rent une redoute en cinq heures de temps. MĂ©moires» Z2? CHAPITRE DIXIEME. Des espions & des guides. O N ne sçauroit trop faire attention sux espions 8e aux guides. M. de Mon- tecucttli dit quâils servent comme les yeux de la tĂȘte , 8e quâils font auflĂŹ nĂ©cessaires Ă un GĂ©nĂ©ral. II a raison on ne sçauroit trop employer dâargent pour les avoir bons. Ces gens doivent ĂȘtre choisis dans les pays oĂč lâon fait la guerre. II fautvles prendre intelligens 8e adroits j en disperser par-tout cher les officiers gĂ©nĂ©raux, chez les vivandiers , 8e sur-tout chez les pourvoyeurs des vivres ; parce que les approvision- nemens , les dĂ©pĂŽts 8e les cuisions font juger des desseins de l'ennemi. Il faut que ces espions ne fe con- noissent pas les uns les autres ; 8e il en faut de plusieurs ordres les. uns propres Ă fe faufiler dans les compagnies, Z 28 MEMOIRE Si dâautres courant lâarmĂ©e pour acheter & pour vendre. Ceux-ci doivent con- noĂźtfe chacun un de leurs compagnons du premier ordre, pour en recevoir ce quâils doivent aller porter au GĂ©nĂ©ral qui les paie. II faut charger de ce dĂ©tail quelquâun qui soit fidele & intelligent j lui faire rendre compte tous les jours, & ĂȘtre sĂ»r quâil ne puisse pas ĂȘtre corrompu. Je ne m'Ă©tendrai pas plus au long fur cette matiĂšre , qui, au reste , est un dĂ©tail qui dĂ©pend de plusieurs circonstances , desquelles un GĂ©nĂ©ral peut profiter par fa prudence & par ses intrigues. CHAPITRE ONZIĂME. Des indices . I l y a des indices Ă la guerre quâil est nĂ©cessaire dâĂ©tudier , & fur lesquels on peut juger-avec une espece de certitude. MEMOIRES. Z 29 La conooiffance quâon a de lâenne-* mi &c de ses usages y contribue beaucoup ii y en a de communs Ă toutes les nations. Par exemple , lorsque , dans un siĂšge , vous voyez vers le soir, Ă sho- tison & fur des hauteurs, des gens attroupĂ©s & dĂ©sĆuvrĂ©s qui regardent vers la ville , vous devez ĂȘtre sĂ»r quâil y aura une attaque considĂ©rable ; parcs que, dans les difFĂ©rens corps, il sâest fait des dĂ©tachemens ; ce qui est cause que toute lâarmĂ©e sçait quâil y aura une attaque, &c que les dĂ©sĆuvrĂ©s choisissent les endroits Ă©minens, vers la fin' du jour, pour pouvoir regarder Ă leur aise. Quand on entend beaucoup tirer dans le camp des ennemis, & que lâon est campĂ© Ă fa portĂ©e, lâon doit sâatten- dre Ă avoir le lendemain une affaire ; parce que les soldats nettoyent & dĂ©chargent leurs armes. On peut juger, par la poussiĂšre, sâil '530 MĂ©moires; se fait un grand mouvement dans farinĂ©e ennemie ; ce qui nâarrive jamais fans quelques raisons. La poussiĂšre des fourageurs nâest pas de mĂȘme que celle des colonnes ; mais il faut sçavoir sây connoĂźtre. On juge aussi, Ă la lueur des armes > quand le soleil donne dessus , de quel cĂŽtĂ© se sait le mouvement. Si les rayons sont perpendiculaires ,1âennemi marche Ă vous ; sâils sont variĂ©s & peu frĂ©quens, il se retire ; sâils vont de la droite Ă la gauche, il marche vers fa gauche ; sâils -vont, au contraire , de la gauche Ă la droite , il marche vers fa droite. Sâil y a beaucoup de poussiĂšre dans son camp, quâil nâait pas fait de fourage , & que cette poussiĂšre soit gĂ©nĂ©rale, il renvoie ses vivandiers 8e ses Ă©quipages ; 8e vous devez vous assurerquâil marchera bientĂŽt. Cela vous donne le temps de faire vos dispositions, pour lâattaquer dans fa marche z parce que vous devez sçavoir sâil peut venir Ă vous, si câest son MĂ©moires. zzr intention, & de quel cĂŽtĂ© il doit marcher vous en jugez par fa position , fes dĂ©pĂŽts, fes approvisionnemens, par le tĂȘrrein , Se enfin-par toute fa contenance. Quelquefois il a fes fours fur fa droite, ou fur fa gauche. Si vous pouvez fçavoir le temps & la quantitĂ© de fa cuisson , & quâune petite riviere vous couvre , vous pouvez faire un mouvement de cĂŽtĂ© ; puis, vous revenez brusquement sur vos pas , Ăc vous envoyez dix Ă douze mille hommes pour attaquer ces fours ; vous les soutenez par toute votre armĂ©e qui arrive Ă mesure j & f expĂ©dition doit ĂȘtre faite avant quâil ait pĂ» y remĂ©dier ; parce que vous avez toujours quelques heures fur lui avant quâil soit averti de votre mouvement ; outre quâil fe passe encore un temps de lâavertissement Ă la certitude quâil voudra toujours avoir avant que de sâĂ©branler; de maniĂ©rĂ© quâil recevra la nouvelle de lâattaque § 3 2 MĂ©moires; de son dĂ©pĂŽt, avant quâil ait otdonrte son mouvement. Ir, y a une infinitĂ© de pareilles ruseS Ă la guerre , quâon peut employer sans trop se commettre, dont les suites font dâune auĂfi grande consĂ©quence que âącelles dâune victoire çomplette, Sc qu! obligent quelquefois lâennĂ«mi Ă venir vous attaquer Ă son dĂ©savantage > ou Ă se retirer honteusement, quoique supĂ©rieur en nombre z Sc vous nâavez 3 dis-je ,que peu ou point risquĂ©. CHAPITRE DOUZIEâME. Des qualitĂ©s que doit avoir un GĂ©nĂ©ral dâarmĂ©e. J E me forme une idĂ©e du GĂ©nĂ©ral ' dâarmĂ©e qui nâest point chimĂ©rique ; jâai vu de s hommes tels que je vais les peindre. La premiere de toutes les qualitĂ©s est la valeur, fans laquelle je fais peu de cas des autres, parce quâelles MEMOIRES. 333 deviennent inutiles. La seconde est lâ^sprit -, un GĂ©nĂ©ral doit ĂȘtre coura* geux &c fertile en expĂ©diens. La troL siĂ©me est la santĂ©. Ir faut avoir le talent des promptes & heureuses ressources, lâart de pĂ©nĂ©trer les hommes, & de leur ĂȘtre impĂ©nĂ©trable , la capacitĂ© de se prĂȘter Ă tout , lâactivitĂ© jointe Ă lâintelligence, FhabiletĂ© de faire en tout un choix convenable, & la justesse du discerne., ment. Un GĂ©nĂ©ral doit ĂȘtre doux, & nâa-^ voir aucune espece dâhumeur ; ne sça» voir ce que câest que la haine ; punir sans misĂ©ricorde , & sur-tout ceux qui lui sont les plus chers ; mais jamais ne se fĂącher ; ĂȘtre toujours affligĂ© de se voir dans la nĂ©cessitĂ© de suivre , Ă la rigueur, les rĂ©glĂ©s de la discipline militaire , & avoir toujours devant les yeux Fexemple de Mml'tus s sâĂŽter dc FidĂ©e que câest lui qui punit, & se per* suader Ă Jui-mĂȘine , & aux autres , quâi 534 Me moi re, s. ne fait quâadministrer les loix militaires. Avec ces qualitĂ©s, il se fera aimer,' craindre , 6c sans doute obĂ©ir. Les parties dâun GĂ©nĂ©ral font infinies sart de sçavoir faire subsister une armĂ©e , de la mĂ©nager ; celui de se placer de façon quâil ne puisse ĂȘtre obligĂ© de combattre que lorsquâil le veut ; de choisir ses postes ; de ranger ses troupes en une infinitĂ© de maniĂ©rĂ©s ; enfin, de profiter du moment favorable qui fe trouve dans les batailles , ĂŽc qui dĂ©cide de leur succĂšs toutes ces choses font immenses, & auffi variĂ©esr que les lieux & les hasards qui les produisent. Pour les voir, il faut quâun GĂ©nĂ©ral dâarmĂ©e ne soit-occupĂ© de rien un jour dâaffaire. Lâexamen des lieux, 6c celui de son arrangement pour ses troupes , doivent ĂȘtre prompts comme le vol dâune aigle- Sa disposition doit ĂȘtre courte & simple ; il doit se contenter dç dire L& prmiere ligne attaqmra , U MĂ©moires. 335- seconde soutiendra ; ou , tel corps attaquera , & tel soutiendra. Il faudroit que les GĂ©nĂ©raux qui font fous lui fuĂfent bien bornĂ©s, sâils ne fçavoient pas exĂ©cuter cet ordre ĂŽc faire la manĆuvre qui convient, chacun Ă fa division. Ainsi le GĂ©nĂ©ral ne doit pas sâen occuper , ni sâen embarrasser car , sâil veut faire le sergent de bataille & ĂȘtre par-tout, il sera prĂ©cisĂ©ment comme la mouche de la fable , qui croyoit faire marcher un coche. Il faut donc quâun jour dâaffaire un GĂ©nĂ©ral dâarmĂ©e ne fasse rien il en verra mieux, fe conservera le jugement plus libre , & sera plus en Ă©tat de profiter des situations oĂč fe trouve lâenne- mi pendant la durĂ©e du combat ; 6c, quand il verra fa belle, il devra baisser la main , pour fe porter Ă toutes jambes dans lâendroit dĂ©fectueux, prendre les premieres troupes quâil trouvera Ă portĂ©e , les faire avancer rapidement, & payer de fa personne çâest C ç quj Zz6 Memoikes; gagne les batailles, & les dĂ©cide. Je ne dis point oĂč, ni comment cela doit se faire ; parce que la variĂ©tĂ© des lieux & celle des dispositions que le combat produit, doivent le dĂ©montrer le tout est de le voir, & de fçavoir en profiter; M. le Prince EugĂšne possĂ©doit, dans la grande perfection, cette partie, qui est la plus sublime du mĂ©tier, & qui prouve le plus un grand gĂ©nie je me fiais fait une application dâĂ©tudier ce grand homme ; &c , fur ce point, jâoĂe croire que je lâai pĂ©nĂ©trĂ©. Bien des GĂ©nĂ©raux en chef ne font occupĂ©s, un jour dâaffaire, que de faire marcher les troupes bien droites, de voir si elles conservent bien leurs distances , de rĂ©pondre aux questions que les aides de camp leur viennent faire » dâen envoyer par-tout, & de courir eux-mĂȘmes fans cesse enfin , ils veulent tout faire ; moyennant quoi, ils ne ÂŁont rien. Je les regarde comme des gens Ă qui la tĂȘte tourne , ĂȘc qui ne yoienç MEMOIRES. 537 Voient plus rien , qui ne Ăçavent faire que ce quâils ont fait toute leur vie , je veux dire mener des troupes mĂ©thodiquement. DâoĂč vient cela ? Câest que trĂšs-peu de gens sâoccupent des grandes parties de la guerre ; que les officiers passent leur vie Ă faire exercer des troupes, Sc croient que lâart militaire consiste dans cette partie feule lorsquâils parviennent au commandement des armĂ©es , ils y font tout neufs; Sc faute de fçavoir faire ce quâilfaut, ils ne font que ce quâils fçavent. Lâune de ces parties est mĂ©thodique J je veux dire la discipline, Sc la maniĂ©rĂ© de combattre ; Sc ĂŹâautre est sublime. Aussi ne faut-il point choisir, pour celle-ci, des hommes ordinaires pour lâadministrer. ' . Si un homme nâest pas nĂ© avec les talens de la guerre, Sc que ces talens ne soient pas perfectionnĂ©s, il ne fera jamais quâun GĂ©nĂ©ral mĂ©diocre. Ii en est de mĂȘme de tous ies talens il faut ÂŁ MĂ©moires; ĂȘtre nĂ© avec celui de la peinture, pour ĂȘtre un excellent peintre ; avec celu 1 de la musique, pour en composer de bonne , &c. Toutes les choses qui visent au sublime sont de mĂȘme câest pourquoi lâon volt si rarement des gens qui excellent dans une science , quâil se passe des siĂ©cles fans en produire. Inapplication rectifie les idĂ©es , mais elle ne donne jamais lâame ; câest lâouvrage de Ja nature. Jâai vu de fort bons colonels devenir de trĂšs-mauvais GĂ©nĂ©raux. Jâen ai connu dâautres qui Ă©toient grands preneurs de villes, excellens pour manĆuvrer dans une armĂ©e', qui, Ă les ĂŽter de-lĂ , nâĂ©toient pas capables de mener mille chevaux Ă la guerre, Ă qui la tĂȘte tournoit totalement, & qui ne sçavoient prendre aucun parti. Si un pareil homme vient Ă commander une armĂ©e , il cherchera Ă se sauver par les dispositions ; parce quâil nâaura point dâau- Ăres ressources, Pour les faire mieujĂź MĂ©moires. Comprendre, il embrouillera la tĂȘte Ă toute son armĂ©e Ă force d Ă©critures. La moindre circonstance changeant tout Ă la guerre , il voudra changer fa disposition , mettra tout dans une confusion horrible, & infailliblement il fe fera battre. On doit, une fois pour toutes , Ă©tablir une maniĂ©rĂ© de combattre, que les troupes doivent fçavoir, ainsi que les GĂ©nĂ©raux qui les menent. Ce font des rĂ©glĂ©s gĂ©nĂ©rales ; comme , quâil faut garder ses distances dans la marche ; que , lorsque lâon charge, il saut lĂ© faire vigoureusement ; que , sâil fe fait des trouĂ©es dans la premiere ligne, câest Ă la seconde Ă les boucher. II ne faut point dâĂ©critures pour cela câest lâA, B, C des troupes ; rien nâest si aisĂ© ; & le GĂ©nĂ©ral ne doit pas y donner toute son attention, comme la plupart le sont. Mais ce dont il doit bien sâoccuper, câest dâĂłbferver la contenance de lâen- tiemi } le? mouvemens quâil fait, oĂč i] Pif 54° . MĂ©moires. porte des troupes; de chercher Ă lui don* jjer du soupçon dans un endroit, pour lui faire faire quelque fausse dĂ©marche; le dĂ©concerter ; de profiter des momens, & de sçavoir porter le coup de la mort oh il faut. Mais, pour tout cela, on doit se conserver le jugement libre, &nâĂȘtre point occupĂ© des petites choses. Je ne fuis cependant point pour Jes batailles, fur-tout au commencement dâune guerre ; & je fuis persuadĂ© quâun habile GĂ©nĂ©ral pourroit la faire toute sa vie s sans sây voir obligĂ© rien ne rĂ©duit tant lâennemi que cette mĂ©thode, & nâavance plus les affaires. II faut donner de frĂ©quens combats, & fondre , pour ainsi dire , lâennemi petit Ă petit ; aprĂšs quoi, il est obligĂ© de se cacher, ' Je ne prĂ©tends point dire, pour cela,â quâon nâattaque pas lâennemi, quand pn trouve lâ de JâĂ©crafer, ĂŽc quâon ne profite pas des fausses dĂ©mar* ches quâil peyt faire mais je veux dirç Memoikes. 341 que lâon peut faire la guerre, sans rien donner au hazard; & câest le plus haut point de perfection & dâhabiletĂ© dâun GĂ©nĂ©ral. Mais, quand on fait tant que de donner bataille , il faut fçavoir tirer profit de la victoire; & fur-tout ne point se contenter dâavoir gagnĂ© un champ de bataille , comme on fait ordinairement. On suit rĂ©guliĂšrement les paroles dâun proverbe qui dit , quâil faut faire un pont dâor Ă ĂŹâennemi. Cela est faux ; au contraire faut le pousser , & le poursuivre Ă toute outrance toute cette retraite , qui paroĂźt fi belle , se convertira bientĂŽt en dĂ©route. Dix mille hommes dĂ©tachĂ©s dĂ©truiront une armĂ©e de cent mille qui fuit rien nâinse pire tant la terreur, & ne cause tant de dommage Ă lâennemi, duquel on se dĂ©fait souvent pour une bonne fois. Mais bien des GĂ©nĂ©raux ne se soucient pas de finir la guerre sitĂŽt. Si je voulois citer des exemples 3 Piij Z4-2 MĂ©moires; pour appuier ce que je viens de dire; j en trouverois une infinitĂ© ; mais je me contenterai de rapporter celui-ci. A la bataille de RamillĂŹes , comme lâarmĂ©e Françoise se retiroit, en trĂšs- bon ordre, fur un plateau assez Ă©troit bordĂ© des deux cĂŽtĂ©s de profonds ravins-, la cavalerie des alliĂ©s la suivoit Ă petit pas, comme Ă un exercice ; sc lâarmĂ©e Françoise marchoit auĂfi fort doucement sur vingt lignes, & plus peut-ĂȘtre, parce que le terrein Ă©toiç Ă©troit. Un escadron Anglois sâapprocha de deux bataillons François, & se mit Ă tirailler ces deux bataillons, croyant quâils alloient ĂȘtre attaquĂ©s, firent volte face , & firent une dĂ©charge fur cet escadron. Quâarriva-t-il? Toutes les troupes Françoises lĂąchĂšrent pied au bruit de ce feu ; la cavalerie sâenfuit Ă toutes jambes, & toute lâinfanterie se prĂ©cipita dans les deux ravins avec une confusion horrible ; de façon que, dans un moment, le terrein fut libre j sc l'on ne vit plus personne, MĂ©moires» 543 Que lâon vienne me vantes , aprĂšs cela , le bon ordre des retraites, ĂŽe la prudence de ceux qui font un pont dâoe Ă lâennemi, aprĂšs quâils lâont dĂ©fait en bataille je dirai quâils servent mal leutf maĂźtre. Je ne dis pas quâil faille sâaban- donner, avec toutes ses troupes , pour suivre lâennemi. Mais il faut dĂ©tacher des corps, & leur ordonner de pousser, tant que le jour durera, en bon ordre. Car, lorsque lâennerai fuit une fois, on le chasseroit avec des vessies. Si le corps que vous envoyez se met Ă escaĂŽronner &c Ă marcher avec prĂ©caution, câest-Ă -dire, quâil fasse la manĆuvre , ce nâest pas la peine de lâenvoyer* IIfaut quâil attaque, pousse & poursuive sans cesse. Toutes les manĆuvres font bonnes alors ; les sages seules ne valent rien. Ainsi je ne parlerai pas ici de retraites dans un chapitre particulier ; & je finirai en disant quâelles dĂ©pendent $n tout de la capacitĂ© des GĂ©nĂ©raux, Piv J 44 MĂ©moires. des diffĂ©rentes circonstances, & des situations. Au reste, ii nây a de belie retraite que lorsquâelle se sait devant un ennemi qui agit mollement car, sâil poursuit Ă toute outrance, elle se convertira bientĂŽt en dĂ©route. *-*-*-& ĂȘ Ă 34; 'J'Ăf" ^ âlj' IjJ* l^i i^Ă> ijc Ă^4 , 4>Ă4' 'L »4-4-444> Ii7 'M"i*'Ăź"Ăź-i' jG RĂFLEXIONS Sur la propagation de lâespece humaine * . AĂźkeâs avoir traitĂ© dâun art qui nous instruit , avec mĂ©thode, Ă la destruction du genre humain , je vais tĂącher de faire connoĂźtre les moyens aux- *} Mon intention tFĂ©toit pas dâsbord do mettra ces rĂ©flexions au jour mais je mây fuis dĂ©terminĂ© , afin de faire connoĂźtre que ce ne font pas des sottises ni des infamies , comme certaines personnes ont voulu le persuader quoiquâelles ne les enflent jamais lues, & quâelles nâcn ont amais rien Içû que par oui-dire. On,verra, au contraire, que tout ce que Fauteur dit Ă ce sujet est Ă bonne intention ; puisqu'il croyoit que ce seroit un moyen de peupler le monde , en dĂ©truisant la dĂ©bauche &le libertinage; mais, sâil sâest trompĂ©, doit-on regarder cette erreur comme un crime ? Je pense , & jc crois que tout le monde pensera de mĂȘme, .que M. le MarĂ©chal de Saxe Ă©toit plus grand GĂ©nĂ©ral que grand LĂ©giste, & que ces mariages limitĂ©s qu'il propose , 'au lieu de faire un bien , feroient au contraire un dĂ©sordre afh'eux dans la sociĂ©tĂ©. Car, combien dâenfans fans biens,fans Ă©ducation t pĂ©riioient de misere , lorsquâils seroiens- Pv 34 6 RĂ©flexions. quels on pourroit avoir recours, pour en faciliter la propagation. Il nây a sortes de choses dont on ne sâavise, lorsquâon nâa rien Ă faire on abandonnĂ©s par le caprice dâun pĂšre , ou dâune mere ! Ne vaudroit-il pas mieux que la terre ne fĂ»t habitĂ©e que par peu dâhommes qui fussent Ă leur aise , que dâĂštre peuplĂ©e dâune multitude de misĂ©rables & de vagabonds, qui nous retraceroient les ravages de ces nations barbares qui innonderent & dĂ©solĂšrent toute lâEurope Ăź Cette libertĂ© de fe marier & de fe quitter feroit, dâailleurs, de bien petite consĂ©quence pour la propagation. Quây gagneroit-on ! Rien ; linon que lâon feroit, par arrĂȘts autentiques, ce que lâon fait dĂ©ja tacitement. Si le nombre des hommes diminue , nâen attribuons point la cause aux liens du mariage malheureusement aujourdâhui lâon nâest rien moins quâefclave de la foi conjugale; & , lorsque les Ă©poux ne sâaccotnmodent plus, chacun cherche de son cĂŽtĂ© ; moyennant quoi, peu de chose se perd. Il y a eu autrefois des maladies Ă©pidĂ©miques, comme la peste, lalepre & la ladrerie, qui ont fait des ravages affreux ; & ce mal, que nous appelions vĂ©nĂ©rien , nâa fait que remplacer dâautres maladies qui nous font inconnues Ă prĂ©sent. Toutes ces miferes humaines nâont pas tant fait de ravages dans le monde, que ce mal contagieux qui rĂ©gnĂ© aujourdâhui, je veux dire , le luxe & la mollejje , qui font cette maladie contraire Ă la propagation. Autrefois âą" elle nâĂ©toit connue que dans les palais des Grands, maintenant elle gagne jusques dans les hameaux. Câest elle qui multiplie nos besoins, & qui fait que les enfans deviennent Ă charge aux peres & aux me- res ; parce qtiâil leur coure beaucoup de les Ă©lever , & de les entretenir. Nous ne sommes plus dans ces temps heureux, oĂč la /implicite & la frugalitĂ© nâĂ©- toient pas une honte aujourdâhui le fils dâun manant est Ă©levĂ© avec plus de faste & de dĂ©licatesse que RĂ©flexions; 347 rĂ©flĂ©chit sur les plus Ă©lev Ă©es, ainsi que fur les moindres. La diminution extraordinaire dans le monde, depuis Jules CĂ©sar, a souvent attirĂ© mon attention. II est certain que les peuples innombrables qui habitoient lâAsie, la Grece, la Scythie , la Germanie, les le fils de son prince. Que lâon examine la prodigieuse quantitĂ© de personnes mariĂ©es & non mariĂ©es qui vivent dans le cĂ©libat. & qui renoncent aux loix du mariage, fous prĂ©texte de la rĂ©pugnance quâelles ont de Iaider des enfans pauvres ; & lâon verra que câest une des causes qui contribuent le plus Ă la dĂ©population. Mais, aĂŻ, reste, si lâon fait rĂ©flexion combien Mute la nature est sujette Ă des rĂ©volutions , lâon fera portĂ© Ă .roire que , dans le cours des temps , il se rencontre des siéçles qui font les uns plus, les autres moins propres Ă la propagation. Les productions de la terre ne sont-elles pas variĂ©es ? Et ne remarquons-nous pas des annĂ©es abondantes & stĂ©riles ; Sâilya des influences qui causent la stĂ©rilitĂ© de la terre, nâest-il pas vraisemblable quâil y en a qui agissent Ă©galement furies animaux! Nâen doutons pas ; puisque nous voyons des climats bien plus favorables Ă la propagation les uns que les autres , comme la province de Kianshi, Ă la Chine, cĂčles femmes font si fĂ©condes, quâelles font toujours enceintes , & mettent trois Ă quatre enfans au monde Ă la fois. Cetre fĂ©conditĂ© peuple le pays dâune si grande multitude dâhabitans, que son abondance Sc fa fertilitĂ© ne peuvent les nourrir, quoique la rĂ©colte sây fasse deux Ă trois fois TannĂ©e enserre que la plupart font obligĂ©s dâaller chercher fortune ailleurs , Si de vivre errans dans les diffĂ©rons Etat dâAfie, '348 RĂ©flexions. Gaules , lâItalie & lâAfrique , ont disparu Ă mesure que la religion ChrĂ©tienne sâest Ă©tendue en Europe , Lc la MahomĂ©tane dans les autres parties da Monde. Cette diminution va toujours en augmentant. II y a environ soixante ans que M. de Vauban fit le dĂ©nombrement des habitans qui Ă©toient eu France ; il sâen trouva vingt millipns il sâen faut bien que ce nombre y soit Ă prĂ©sent. Je suis persuadĂ© que lâon sera y n jour obligĂ© de faire quelque changement dans la religion Ă cet Ă©gard car, fi lâon considĂ©rĂ© combien les usages qui y font Ă©tablis font contraires Ă la propagation , lâon ne fera point Ă©tonnĂ© de cette diminution. Le mariage y est opposĂ© , ainsi que lâĂ©ducation. Les plus belles annĂ©es se passent dans lâattente dâun mari; la nature cependant ne perd point ses droits, & la Jeunesse fait des choses qui dĂ©truisent les parties de la gĂ©nĂ©ration. La coquetterie, la dĂ©bau- REFLEXIONS. tĂźie Raccompagnent partout ; & la rĂ©putation de passer pour vierge ne contribue pas peu Ă la diminution de lâefpece» Il faut ajouter Ă cela, que telle femme qui ne fait point dâenfant avec le mari quâelĂźe a, en Ăeroit avec un autre ; parce que souvent les dĂ©goĂ»ts sâen mĂȘlent , le mari & la femme ne font que languir ensemble ; & tout le systĂšme en gĂ©nĂ©ral est contraire aux loix de la nature. Selon la sainte Ă©criture, le premier commandement que Dieu fit Ă lâhomme est Croisez, & multipliez, de tous, câest celui auqueĂŹ on fait le moins dâattention. Si l'on refuse Ă la nature ce qu 7 elle demande , la facultĂ© d'engendrer se perd ; & de cent femmes qui fe livrent au manĂšge des filles, Ă peine y en a- t-il dix capables de gĂ©nĂ©ration. Combien donc de femmes inutiles dans ua Etat, & peu propres Ă remplir les devoirs pour lesquels Fauteur de la na- 5/0 RĂ©flexions. ture les a créées ! Quâon examine par s tout, dans les villes & Ă h campagne, si lâon ne trouvera pas dix filles, contre une femme, en Ă©tat dâavoir des en- fans. U n LĂ©gislateur qui formeroit un systĂšme sur la propagation , en faisant des loix sages, dĂ©truiroit la dĂ©bauche ; parce quâelle nâest point dans la nature , & quâelle ne tire son origine que des loix qui sont opposĂ©es Ă la propagation. Ce LĂ©gislateur formeroit les fondemens dâune monarchie redoutable Ă toute la terre. Pour cela, il fau- droit Ă©tablir , par lâĂ©ducation, que la stĂ©rilitĂ© vient de la dĂ©bauche, & y attacher de la honte dĂšs lâĂąge de quinze ans ; que plus une femme auroit dâen- fans, plus fa situation seroit heureuse ; ce qui pourroit se Ăairp, en ordonnant que le dixiĂšme jour, soit du revenu des enfans, ou de lâouvrage de leurs mains, seroit consacrĂ© Ă la mere ; alors cette mere emploieroit toute son indus- RĂ©flexions. 3 $$ trie Ă les Ă©lever, pour se faire, par leur nombre, un avenir heureux. II Ăaudroit aussi faire une ordonnance, par laquelle chaque mere qui auroit une sois prĂ©sentĂ© au magistrat dix en- fans vivans , auroit ioo Ă©cus de pension ; celle qui en auroit prĂ©sentĂ© quinze , yoo ; & celle qui en prĂ©senteroic vingt, 1000. Cette perspective , pour des gens du commun, feroit quâils em- ploieroient toute leur industrie Ă les bien Ă©lever, & sâen feroient, dĂšs leur jeunesse, un point capital ; les meres ne prĂȘcberoient autre chose Ă leurs filles. On pourroit mâobjecter que les peres craindroient de se charger de trop dâenfans. Mais je rĂ©ponds Ă cela quâils coĂ»tent peu tant quâils font petits ; & lâon a toujours remarquĂ© que plus un artisan ou un paysan a dâenfans , mieux vont ses affaires ; parce que , dĂšs sage de dix-sept ans, il les emploie Ă quelque chose, 35*2 RĂ©flexions. Mais, pour parvenir plus efficacement Ă bien peupler, il faudroit Ă©tablir, parlesloix, quâaucun mariage, Ă lâavenir, ne se feroit que pour cinq annĂ©es ; & quâil ne pourroit se renouveler sans dispense, sâil nâĂ©toit nĂ© aucun enfant pendant ce temps mais aussi, que les mĂȘmes Ă©poux qui au- roient renouvelle leur mariage jusquâĂ trois fois, & qui auroient eu des en- fans, seroient insĂ©parables, & devroient vivre ensemble le reste de leur vie. Tous les ThĂ©ologiens du Monde ne Ăçauroient prouver l'impiĂ©tĂ© de ce systĂšme , parce que le mariage nâest Ă©tabli que pour la population. Si la religion ChrĂ©tienne est contraire Ă la propagation , en rendant les mariages'indissolubles, & en ne permettant quâune feule femme, la MahomĂ©tane ne lâest pas moins, qui en accorde la pluralitĂ© car, dans ce grand nombre de femmes enfermĂ©es , une feule ordinairement sâempare du cĆur ZyZ de son maĂźtre ; & les autres, qui deviennent ses servantes , restent inutiles. ,Tous les hommes exercent un pouvoir tyrannique fur ce sexe charmant ; parce que ce sont eux qui ont fait les loix, & que ces loix leur sont commodes. Les Turcs les enferment, & nous les tyrannisons par les prĂ©jugĂ©s. VoilĂ dâoĂč vient la faussetĂ© dans les femmes; parce quâelles font continuellement contraintes de dĂ©guiser ce quâelles pensent , tout notre systĂšme Ă leur Ă©gard hâĂ©tant point dans la nature. Si les femmes Ă©toient en droit de se choisir des maris selon leur inclination, & pour un temps limitĂ© , on ne leur verroit point faire de choses contraires Ă la nature, ni de celles oĂč elles courent risque de la vie ; le temps des amours viendroit, & ce temps seroit tout employĂ© Ă lâamour ; lâon ne verroit point de dĂ©bauche, parce que les hommes , ni les femmes nây auroient point recours pour satisfaire aux loix de ĂŹa z 54 RĂ©flexions; nature, qui est sage ; & cette facilitĂ© de se marier & de se quitter seroit que tout le monde se marieroit. On arrĂȘte- roit par-lĂ les progrĂšs continuels du mal contagieux qui insecte toute la terre, & qui altĂ©rĂ© de jour en jour lâes- pece des hommes. Pour ĂȘtre certain de cette vĂ©ritĂ©, il nây a quâĂ considĂ©rer la diffĂ©rence entre les peuples oĂč ce mal a commencĂ© Ă faire ses premiers progrĂšs, & ceux oĂč il est moins connu. Voyons, par un calcul raisonnĂ©, la diffĂ©rence du plus ou du moins que cela apporteroit Ă la propagation. Lossque les femmes ne produisent quâune fille chacune , que nous nommerons femme , une femme nâaura produit , Ă la dixiĂšme gĂ©nĂ©ration, quâune femme Ă lâEtat. Nous voulons prendre six gĂ©nĂ©rations chacune de 30 ansj ce qui fera 180 ans. REFLEXIONS. SSl Si une femme en produit deux ta premĂŹere .. a Lis r fĂ©condes .... 4 Les 4 troisiĂšmes .... S Les 8 quatriĂšmes . âą . iS Les 16 cinquiĂšmes . . zr Les 31 sixiĂšmes .... 64 femmes en 180 ans. Ainsi la diffĂ©rence fera de 1 d 6^, Ji elles en font deux au lieu iâune. Si elles en produisent en trente ans ; trois > qui est un nombre tout commun & tout ordinaire pour celles qui Ăe mettent Ă en faire; 6c que, parmi celles- lĂ , il sâen trouve qui passent ce nombre de beaucoup je suppose que toutes les femmes agissent de bonne foi, par principe de religion , par leur intĂ©rĂȘt » ou selon les loix de la nature La premiere . ⹠»... 8 La troisiĂšme âą âą...âą 9 La neuviĂšme ...... 27 La vingt - septiĂšme âąâą. 81 La quatre-vingt-uniĂšme. 163 La centsoixante-troĂŹjiĂȘm ^.^.%9 femmestn X80 an*i En y ajoutant autant d'hom- mes > cela feroit ... 978 Par consĂ©quent . 91*6 57800 978000 Dix femmes Cent . . Mille . > Cent mille ......... 9/800000 Va millioa 97800900e RĂ©flexions. Ainsi, un million de femmes, qui est Ă peu prĂšs la dixiĂšme partie de celles quâil y a en France, auront produit en cent quatre-vingts ans, neuf cent soixante - dix - huit millions dâames , lors- quâelles auront fait chacune six enfans. Ce nombre est Ă©norme ; lors mĂȘme quâon en retrancheroit les trois quarts 3 U seroit prodigieux. FIN, Ă AĂȘ-O-MGO-KKGAGGGO TABLE P ES CHAPITRE S. LIVRE PREMIER. Des parties de dĂ©tails. C Hapjtre Premier. De la maniĂ©rĂ© Ă e lever des troupes, de celle de les habiller, de les entretenir , de les payer , de les exercer , & de les fermer pour le combat , pag. iy Article Premier. De la maniĂ©rĂ© de lever les troupes , ibid. Art. II. De l'habillement , z i Art. III. DeientretĂŹen des troupes, 29 Art. IV. De la paye, 59 Art. V. De r exercice , Art. VI. De la maniĂ©rĂ© de former les troupes pour le combat, 44, CHAP. II. De la lĂ©gion, 6 3 Chap. III. De la cavalerie. De fe$ armures & de ses armes, Du pied de la cavalerie. Comment elle doit fe for-. TABLE mer , combattre.& marcher. D^ mou* vemens. Des fourages au verd & ait sec. Des pĂątures. Des tentes, & de la maniĂ©rĂ© de camper. Des partis ou dĂ©- tachemens , 9 8 Article Premier. je la cavalerie en gĂ©nĂ©ral, ibid. ART. II. Des armures de la cavalerie, 104 Art. III. Des armes du cavalier , & de rharnachement du cheval , m Art. IV. Dapied de la cavalerie. Comment elle doit se former , combattre & marcher, 120 Art. V. Des fourages au verd , & des pĂątures y 130 Art. VI. Des fourages aufec, 134 Art. VII. Des tentes ,& de la maniĂ©rĂ© de camper de la cavalerie , 135 Art. VIII. Des parties ou dĂ©tachemens de la cavalerie lĂ©gere , 138 Chap. IV. Dissertation fur la grande manĆuvre , 143 Chap. V. Des armes Ăą feu , & de la mĂ©thode de tirer, 160 Chap. VI. Des drapeaux ou enseignes , 16s CHAP. VII. Delâartillerie & du charoir, 169 Chap, VIII, De la discipline militaire, 17 5 . DES CHAPITRES. LIVRE SECOND, Des parties sublimes. C Hapitre Premier. De la fortification , attaque & dĂ©fense des places, pag. 184 Chap. II. RĂ©flexions fur la guerre en gĂ©nĂ©rai, zoo Description de la Pologne, & projet de guerre pour une pnijfance qui fc trouverait dans le cas de la faire Ă cette RĂ©publique , 210 Calcul du temps qtiĂŹl faudra Ă quarante mille huit cens hoĂiimes, pour construire unfort,suivant mon fyftĂšme , 2 j r Chap. III. De la guerre dans les mon* tagnes , 259 Chap. IV. Des pays coupĂ©s } remplis de haies & de f0fiĂ©s, z61 CHAP. V. Des passages de riviĂšres , 264 ChAP. VI. Des diffĂ©rentes situations, pour camper les armĂ©es & pour corn* battre , 27 ; Chap. VII. Des retranchement & des lignes, 288 Chap. VIII. jje /âattaque des retran - çhçmens, 3 1 j TABLE DES CHAPITRES. Chap. IX. Des redoutes, & de leur excellence dans les ordres de batailles t 3i7 Chap. X. Des espions & des guides , 327 Chap. XI. Des indices, 3 Chap. XIL Des qualitĂ©s que doit avoir un GĂ©nĂ©ral d'armĂ©e , 332, RĂ©flexions fur la propagation de Ăefpect humaine, 3 4 J FiĂi de la Table des Chapitres. AMUSE MENS SERIEUX? A MESSIEURS LES MILITAIRES» Pourservir de suite aux MĂ©moire4 prĂ©cĂ©dent. I L E S Ecrits suĂŹvans fartent de la plume dlOfficiers d'une expĂ©rience consommĂ©e ; ils tendent Ă la perfection dit grand Art de la guerre, & on ne peut que fçavoir grĂ© Ă lâEditeur de les avoir placĂ©s ici en forme de supplĂ©ment Ă un ouvrage compose pour la mĂȘme fin } çr universellement eslimĂ©. i RĂFLEXIONS SUR LA LECTURE, AdressĂ©es Ă Monsieur De ***** La LeBure eft particuliĂšrement nĂ©cejfairt aux Militaires, Les Militaires doivent ĂȘtre plus injlruits &* ' plus vertueux que les hommes des autres Etats. E S exhortations Ă la vertu font nĂ©cese JL âi faires ; mais le fruit nâen est pas certain r Elles y disposent le cĆur, & la lecture qui nous prĂ©sente Ă chaque pas des exemples de vertu , & qui nous en fait voir les rĂ©compenses , & la gloire immortelle qui la fuit, le persuade & lâentraĂne. Les couleurs avec lesquelles on peint les vices, peuvent bien frapper ^imagination & disposer le cĆur Ă ses fuir ; mais la lecture qui nous met devant les yeux les exemples des monstrueuses actions des hommes vicieux, & lâexccration. Ă©ternelle quelles leur ont at- a jj Ăźv REFLEXIONS tirĂ©e , porte dans le cĆur lâhorreur du vice J Sf le dĂ©termine Ă lâĂ©viter. Lâignorance & les fausses dĂ©marches caractĂ©risent la jeunesse de Fhomme. Les chan- gemens heureux quâon voit en lui Ă mesure quâil viellit, font les fruits de lâexpĂ©rience ; on consulte un vieillard on lui confie les affaires importantes ; cependant ce vieillard nâavoit » Ă©tant jeune, aucune considĂ©ration. Pourquoi ĂŻâĂ ge lui en donne-t-elle ? Câest fans doute parce quâayant vĂ©cu longtems, il a vĂ» beaucoup dâexemples de vertus & de vices. LâexpĂ©rience donne effectivement quelques leçons de conduite ; mais ces leçons font bornĂ©es & toujours dâune rĂ©glĂ© peu sure câest le hazard qui les donne. Qui se borne Ă ces leçons , court risque de ne savoir que peu de chose , ou de sçavoir pe quâil doit faire, quand lâĂąge lui ĂŽte le pouvoir dâagir. La lecture supplie Ă lâĂĄge ; elle fait acquĂ©rir en peu de tems ce que bien des annĂ©es ne peuvent jamais procurer, & donne aux jeune? gens des connoiĂlances prĂ©fĂ©rables Ă lâexpĂ©rience des vieillards. Câest par la lecture que nous pouvons faire revivre les hommes illustres de tous les siĂ©cles » converser avec eux, Ă©couter leurs leçons, examiner leurs dĂ©marches. Ce font des mqt SURLALECTURE. f ZĂ©lĂ©s qui nous montrent ce que nous devons ĂȘtre j & des guides qui nous tracent le chemin de la vertus La lecture Ă©tant donc utile aux liommĂ«s , examinons Ă quel Ă©tat elle est le plus nĂ©cessaire. Le Laboureur, & tous les hommes occupĂ©s dans les campagnes Ă la culture des terres » ont peu besoin de lecture. Ils naiĂĂŻĂšnt dans le sein dâune sociĂ©tĂ© dâhommes assez Ă©clairĂ©s par la simple religion, pour suivre les Joix innocentes de la Nature & de ĂâhonnĂ©te homme; & le travail pĂ©nible quâils commencent en naillĂ nt, pour ne le quitter quâen mourant, ne laide aucune prise Ă lâoisivetĂ© & Ă rambinon pour corrompre leurs mĆurs quelques lectures, cependant, peuvent les rendre plus habiles dans Tagnculture & supplĂ©er Ă lâex- pĂ©rience. La lecture nâest pas efßÚntielle aux Artistes; lâhabitude peut conduire leurs bras ils peuvent, en rĂ©pĂ©tant toujours le mĂȘme travail, parvenir Ă le faire, ou mieux, ou plus promptement ; & la perfection quâils remarquent clans les ouvrages des autres, peut leur faire naĂźtre le dĂ©sir dây atteindre, & leur servir de leçon. La lecture cependant de quelques TraitĂ©s relatifs Ă leurs Arts , & celle de la aiij v; REFLEXIONS vie & cĂźes ouvrages des Artistes cĂ©lĂ©brĂ©s ne peut que leur ĂȘtre trĂšs-avantageufe, soit pour les perfectionner, soit pour exciter en eux le dĂ©sir de se distinguer. Le NĂ©gociant doit Rappliquer Ă un genre de lecture aster Ă©tendue ; il risque une dĂ©cadence subite , sâil nâest quâambitieux de sâen- richir & sâil ne sçait que compter ; il doit connoĂźtre les pays qui lâenvironnent, les hommes qui les habitent , & sâen attirer la confiance ; il doit Ă©tudier les Ă©venemens, apprendre Ă les prĂ©voir & .Ă trouver des ressources Ă ceux quâil nâa pas prĂ©vus ; il doit avoir une connoistance sĂ»re de toutes les productions de la Nature & de lâArt, & des usages que les hommes en font, suivant les saisons & les climats quâils habitent. La lecture donne au Commerçant toutes ces connoisiances que lâexpĂ©rience & les voyages ne donnent quâim- parfaitement , trop lentement & toujours avec des risques infinis. LâĂ©tat le plus opulent & le plus fastueux semble nâavoir pas besoin de beaucoup de lecture. Le Financier ignorant, grossier & peu instruit, accumule des richesses & parvient au rang des Nobles. Sâil lisoit cependant, il pourroit devenir plus humain , & acquĂ©rir ce qui lui manque , potjr mĂ©riter la con- SUR LA LECTURE. vĂŻj fidĂ©ration & Pestime des honnĂȘtes gens. Le Magistrat est coupable, sâil ne lit pas. LâĂ©tude des Loix doit faire fa principale occupation , & il ne doit pas nĂ©gliger plusieurs lectures. Câest le moyen de fe former le jugement, &de sentir la noblesse, la dignitĂ©, les risques & les devoirs de son emploi. Lâhomme dâEglife fe fortifie dans ĂĂą religion par la lecture ; elle le met en Ă©tat de la maintenir & de lâĂ©tendre. Ce ne peut ĂȘtre P expĂ©rience , ce font la lecture & les mĂ©ditations qui font que lâhom- me dâEtat est digne de soutenir le thrĂłne , de procurer le bonheur des peuples, & de rendre les Rois capables de regner avec grandeur & justice. On conviendra ĂĂĄns peine quâil y a des lectures utiles, & quâil y en a mĂȘme dâindil- penfables pour les Ă©tats dont je viens de parler ; mais il nâen est pas de mĂȘme pour PĂ©tĂąt Militaire. Le plus grand nombre pense, que les personnes qui embraĂßÚnt le parti des armes nâont pas besoin de lecture ; plusieurs Militaires montrent aster par leur inapplication quâils en font persuadĂ©s. Cependant jâo/e dire que la lecture est particuliĂšrement nĂ©- cestaire au Militaire ; que de tous les Ă©tats, câest celui oĂč l'on en doit faire le plus grand viij REFLEXIONS & le plus universel usage. DĂ©veloppons cette vĂ©ritĂ© que vous connoissez si bien , & que tant le personnes semblent mĂ©connoĂźtre. LâArt de la guerre est le plus grand ; il est devenu le plus nĂ©cessaire. Câest ce grand Art qui fonde les ThrĂłnes & les soutient, qui forme & dĂ©truit les Empires, & qui peut changer la face de la terre. Cet Art pratiquĂ© par des hommes vertueux conserve les biens, protĂšge les Arts, les Sciences & le Commerce ; il veille Ă la conservation de la libertĂ© & de la vie, & fait regner lâabondance & la tranquillitĂ© dans les lieux oĂč fans ce mĂȘme Ait regneroient le trouble , la misere & toutes les horreurs des crimes & de lâinhumanitĂ© mais cet Art si grand , si noble & si nĂ©cessaire, est le plus difficile. Lâhomme vraiment militaire doit ĂȘtre GĂ©ographe & connoĂtre les parties de cette science les plus Ă©tendues & les plus dĂ©taillĂ©es; il doit ĂȘtre bon MathĂ©maticien. La science des langues , lâĂ©loquence , lâĂ©tude de lâhomme, la politique la plus profonde & tous les exercices du corps lui font nĂ©cessaires ; il doit possĂ©der sart de ranger les hommes dans une situation assez solide pour attaquer ou pour se dĂ©fendre, & de conformer cet arrangement aux obstacles que prĂ©sente le hazard f qui va- SUR LA LECTURE. Ăx rient jusquâĂ lâinfini ; il faut quâil sçache lâart de vaincre Ă chaque pas les obstacles imprĂ©vus que la Nature lui oppose, & de rendre inutiles tous ceux que lâArt, secondĂ© de la Nature & de la force, peut imaginer pour Far- rĂȘter & pour le dĂ©truire. Quâon lise quelques Histoires militaires, & lâon verra que suivant les occasions, les hommes de guerre ont pratiquĂ© avec succĂšs lâune ou Fa titre de ces con- noiflĂąnces, & que câest Ă ces connoiĂĂŻĂ nces employĂ©es Ă propos, quâest dĂ» le gain dâune bataille, le succĂšs dâune campagne , la rĂ©ussite dâune guerre, & quelquefois le salut du ThrĂłne '& de plusieurs milliers dâhommes. Ces connoissances immenses qui font nĂ©cessaires Ă f homme de guerre, & le talent prĂ©cieux de sçavoir sâen servir Ă propos , ne lui suffisent pas ; il faut quâil rĂ©unisse les vertus de tous les Ă©tats, & il en est plusieurs dâune pratique bien noble , mais bien difficile, qui caractĂ©risent le vrai Militaire, & le HĂ©ros, Sc fans lesquelles les connoiĂĂŻĂ nces les plus Ă©tendues lui deviennent inutiles. Un Militaire doit posseder au plus haut degrĂ© , la justice , la grandeur dâame , lâhu- manitĂ©, la force, FintrĂ©piditĂ© , lâaudace & la prudence; il doit ĂȘtre heureux fans orgueil , Sc malheureux avec dignitĂ© ; il ne doit faire sv X REFLEXIONS tjue changer de vertu, quand la fortune change de face ; il doit renoncer aux douceurs de la vie , & sâaccoutumer aux travaux les plus durs ; il doit ĂȘtre enfin assez vertueux pour entraĂźner par la force de lâexemple des milliers dâhommes Ă la pratique des vertus les plus Ă©minentes, & ĂȘtre toujours prĂȘt Ă sacrifier pour le service de son Roi & de ĂĂ pairie , fa fortune , sa santĂ© & fa vie. Tous ceux qui par la lecture ont acquis quelque connoissancedes affaires du monde, & des grands hommes qui y ont paru , & qui lâont servi, conviendront fans difficultĂ© que je nâai rien outrĂ© , & que tout est vrai dans Ăźe tableau que je viens de faire des connoif- sances immenses quâun Militaire doit avoir , & des vertus quâil doit pratiquer. Examinons a prĂ©sent Ci les exemples, les prĂ©ceptes A les exhortations peuvent les lui procurer. Lm Militaire doit ĂȘtre certain , autant quâil est donnĂ© aux hommes delâĂȘtre, que faction quâil va faire est bonne ; il ne lui faut jamais dâincertitude ; ses fautes peuvent ĂȘtre terribles; elles peuvent interresser le genre hu- \ main. Quelle expĂ©rience peut avoir un Militaire , & quelle connoissance utile peut-elle lui donner ? Si longtems quâil vieillisss dans les armĂ©es, il verra chaque jour quelque chofe SUR LA LECTURE. xj 2 e nouveau ; il sçaura ce quâil a vĂ» faire jus- quâĂ aujourd'hui mais il ne sçaura pas ce quâil doit faire demain les Ă©venemens de la guerre dĂ©pendent de tant de circonstances diffĂ©rentes, & font si prodigieusement variĂ©s , quâil faut la rĂ©volution de plusieurs siĂ©cles pour ramener Ă peu prĂšs les semblables. Je ne sçais fur quoi est fondĂ© cette considĂ©ration & cette confiance de prĂ©fĂ©rence quâon a pour un vieux Militaire qui nâa que lâexpĂ©rience. 11 fçait, & il raconte ce quâil a fait; mais ce quâon va faire est nouveau pour lui, il ne peut proposer que des incertitudes. Ne devroit-on pas plutĂŽt donner cette confiance Ă un jeune Militaire, qui a la vigueur du corps, & qui Ă lâamour naissant de la gloire, joint la lecture des Histoires militaires il a vĂ» tout ce qui sâest passĂ© dans tous les siĂ©cles ; il a conversĂ© avec tous les HĂ©ros ; il connoĂźt leurs grandes actions; il a remarquĂ© leurs fautes. Ces con- noissances ne font-elles pas infiniment au- deflus de celles que donne la simple expĂ©rience de 50 ou 60 annĂ©es ? La vieillesse dans le Militaire ne me semble devoir ĂȘtre considĂ©rĂ©e que dans le simple soldat ; il ne doit quâobĂ©ir & soutenir les fatigues ; il en acquiert lâhabitude en vieillissant. Ces rĂ©flexions fur lâexpĂ©nençe des anciens L vjr xij REFLEXIONS Officiers font nouvelles ; elles font totaĂźe* nient opposĂ©es au prĂ©jugĂ© mais je pense quâiĂ est utile c!e le dĂ©truire, & pour ne rien oublier de ce qui peut y contribuer, je vais joindre quelques exemples Ă mes rĂ©flexions. Lucius Lucullus, qui triompha du Grand Mithridate & du Roi Tigrane son gendre, nâavoit que peu ou point de pratique de la guerre , quand on lui donna le commandement des troupes pour aller Ă cette expĂ©dition. 11 apprit cependant la maniĂ©rĂ© de la taire, en lisant feulement les Histoires dans ion voyage en Asie. Voyez Monarch. Eccl. de Pineda. Tamerlan , Roi des Parthes, devant combattre contre Bajazet Empereur des Otto-, mans, fe fit lire les actions de ses prĂ©dĂ©cesseurs , afin que ce souvenir le soutĂźnt dans le combat, oĂč Bajazet fut fait prisonnier. Lorsque lâEmpereur SĂ©vere tenoit conseil fur quelques expĂ©ditions militaires, il y ap- pelloit les jterfonnes qui avoient une grande eonnoiflance de lâhistoire , cherchant celles qui fqavoient ce quâen pareil cas les anciens GĂ©nĂ©raux avoient fait. Au siĂšge de Berg-op-zoom un Officier du RĂ©giment que vous commandiez, saifoit avec distinction le service dâIngĂ©nieur» Plusieurs SUR tA LECTURE. xĂŻi} anciens Officiers le consultoient, & M. le MarĂ©chal de Lowendhal lâappelloit Ă ses conseils de guerre cependant e'Ă©toit le premier liĂšge oĂč cet Officier sc trouvoit ; il nâavoit aucune expĂ©rience. LâexpĂ©rience ne pouvant donc rien apprendre Ă un Militaire, ou du moins fort peu de chose ; examinons les connoissances que. les prĂ©ceptes & les leçons peuvent lui donner. Jâai fait voir les connoissances quâun Militaire doit avoir ; elles font si immenses que la vie la plus longue ne scffit pas pour les acquĂ©rir par la voye ordinaire des prĂ©ceptes» Supposons cependant que par leur moyen il puiĂĂźe devenir MathĂ©maticien, GĂ©ographe > Orateur, apprendre les langues, & tous les exercices d u corps, il lui restera Ă acquĂ©rir les connoissances les plus essentielles, dont aucun prĂ©cepte ne peut rinĂŽruire, la con- ßÏoissance de lâhomme, la politique, & la tactique , cette science que personne 'enseigne, & j'ose dire ne peut enseigner. Si donc par cette supposition, que je regarde comme trop sorte, il acquiert tomes les connoissances que les prĂ©ceptes & les leçons peuvent enseigner, le rendront-elles grand homme de guerre Ăź Non il fera avec toutes ees *Ăźv REFLEXIONS Ăciences beaucoup de fautes, & peut-ĂȘtre pĂźuĂ que dâautres, parcs quâil aura plus de confiance toutes ces connoiĂfimces, toutes ces sciences ne font rien Ă la guerre, sâil nâac- quiert pas celle de fçavoir les pratiquer Ă propos. Cette science fait valoir toutes les autres. Eh i qui peut lui donner cette science ? Câest la lecture ; il ne peut y avoir dâautre maĂźtre. Si quelquâun doute encore de cette vĂ©ritĂ©, qui vous est si connue, & si cĂ© que je dis pour en convaincre ne suffit pas, quâon lise dans Plutarque les vies des hommes illustres, & lâon verra quâils Ă©toient instruits dans lâhise toire quâon mĂ©dite les vies de ces hommes fi fort Ă©levĂ©s au-destiis des autres hommes , tels quâAlexandre, Annibal, Scipion, CĂ©sar, Maurice de Saxe, on verra que les plus grands Capitaines doivent leurs Ă©lĂ©vations Ă la lecture. Nous venons de voir que InexpĂ©rience & les prĂ©ceptes ordinaires des sciences ne suffisent pas pour former & instruire lâhomme de guerre ; examinons si les exhortations aux vernis militaires peuvent ĂȘtre assez puissantes pour le dĂ©terminer Ă les pratiquer, & les lui faire pratiquer Ă propos. Dans chaque Ă©tat on peut fçavoir les ver- SUR LA LECTURE. xv tus quâon a Ă pratiquer, nây ayant que certaines vertus qui y font eĂlĂšntielles. II est possible de fixer un plan dâexhortation pour celles qui y font propres; mais dans lâĂ©tat militaire, il nâen est pas de mĂȘme. Toutes les vertus lui Ă©tant nĂ©cessaires, ce plan dâexhortation devient immense 8c bien difficile. LâimmensitĂ© du plan dâexhortation aux vertus militaires le rend difficile; mais la pratique de ces vertus est st dĂ©pendante des occasions & des Ă©venemens, & par consĂ©quent fi variĂ© que je le crois impossible. En effet » la douceur & la fermetĂ© , la modĂ©ration & la sĂ©vĂ©ritĂ©, la libĂ©ralitĂ© & la prĂ©voyance, la force, lâintrĂ©piditĂ© & la prudence, & presque toutes les vertus ceĂßÚnt de porter ce beau nom, & peuvent mcme devenir des vices Ă la guerre , fi on les pratique mal-Ă -propos. Qui peut donc donner des exhortations aller fortes, allez lumineuses, pour montrer ces vertus dans les tĂ©nĂšbres du hazard & de lâa- venir f II ne faut point sâattendre Ă les recevoir des hommes avec qui nous vivons ; elles ne peuvent ĂȘtre donnĂ©es que par les hommes de tous les siĂ©cles rĂ©unis, câest-Ă -dire parla lecture de lâHistoire. Non-feulement lâimmensitĂ© du plan dâexhortation aux vertus militaires le rend ira- kvj REFLEXIONS possible ; mais les vertus propres Ă lâĂ©tat mĂź-* liĂaxres font dâune pratique si difficile , qus lâexhortation. ne peut suffire pour y porter les hommes. Quelle exhortation est astĂȘz forte pour arracher du sein de l'opulence & des voluptĂ©s qui raccompagnent, un homme qui en sent toutes les douceurs , pour le faire vivre au milieu des inquiĂ©tudes, des fatigues & des. travaux ; pour le dĂ©terminer Ă quitter fa patrie , Ă souffrir les intempĂ©ries des faisons & des climats, & les douleurs de la faim & de la soif ? Quelle exhortation peut iâassermir dans cette constante vertu qui le retient dans cette vie dure & terrible, pour assurer le repos & la tranquillitĂ© des autres hommes ? Quelle exhortation enfin aster puissante peut le dĂ©terminer Ă souffrir Volontairement la mort pour assurer la vie & le bonheur des hommes dont il a entrepris la dĂ©fense ? La vue de ces hommes grands & gĂ©nĂ©reux , du bien quâils ont fait, de la gloire immortelle quâ ils se sont acquise , est la feule exhortation qui puisse nous faire aimer & pratiquer leurs vertus ; & câest la lecture qui nous montre les grands hommes & leur gloire, & les grands Ă©venemens de tous les siĂ©cles. Ce feroit un travail trĂšs-indifferent que dâa- SUR LA LECTURE. xvi 'jroĂŹf seulement prouvĂ© que la lecture est nĂ©cessaire dans tous les Ă©tats ; dâautres lâont fait avant moi ; tout le monde en est persuadĂ© z mais avoir prouvĂ© quâeiie est particuliĂšrement & indiĂpensablement nĂ©cessaire Ă lâĂ©tat militaire ; quâun Militaire doit ĂȘtre plus fçavant, plus instruit, plus vertueux que tous les autres hommes, câest , je crois, un travail intĂ©ressant , puilque personne ne lâa encore fait ; & utile , puisque preĂque tout le monde pense quâun Militaire peut ĂȘtre inappliquĂ©, ignorant , & vicieux , & bien remplir les devoirs de son Ă©tat. Ce prĂ©jugĂ© n'est que trop fort ; ne voit-Ăłn pas souvent des peres faire entrer dans le plan dâĂ©ducation de leurs ensans destinĂ©s au fer- . vice, beaucoup de vices, peu de vertus, & une parfaite ignorance ? Nây a-t-il pas un grand nombre de Militaires Ăgnorans & vicieux par Ă©ducation & par principes, & qui restent toujours tels, parce quâils se persuadent quâĂ cause de leur Ă©tat il leur convient de F ĂȘtre ? LETTRES. xvĂij LETTRES De M. le Comte de Perigord & de AĂ. de AĂopinot, sur la nĂ©cessitĂ© dâa - nimer l'amour de la gloire & dâexciter VĂ©mulation dam les troupes Françoises. On propose dam ces lettres des moyens faciles dây rĂ©ussir, & le Plan de l'histoire du RĂ©giment de Normandie, Au ChĂąteau de C halais .... ; J L y a Iongtems que je nâai entendu parler de vous, Monsieur, comment vont vos ouvrages ? Seront-ils bientĂŽt imprimĂ©s ? Avez- vous fini avec M. le Marquis de BrezĂ© ? Comment va la curiositĂ© ? J'ai eu de quoi satisfaire la mienne dans le voyage que je viens de faire Ă Bagnieres & Ă Bareges. Perigueux est surtout rempli de restes de la magnificence des Romains ; mais ces restes commencent Ă ĂȘtre trop dĂ©labrĂ©s. Viendrez-vous cet hyver Ă Paris? Si vous nây venez pas, longez que je compte aller au RĂ©giment ce prin- tems passer un mois , & que vous mâavez promis de ne point demander de congĂ© pour cs LETTRES. xĂŻx mois car il est bien agrĂ©able de sâentretenir de son mĂ©tier avec quelquâun qui a banni les prĂ©jugĂ©s de Ăâufage & de la routine , pournâĂ©- coĂ»ter que ce que la raison dĂ©montre en ap-i profondistĂąnt les choses. Vous trouverez le RĂ©giment marchant Ă la Prussienne & quelques autres usages de cette nation. Lâigno- rance a beaucoup murmurĂ©, comme vous croyez bien mais cela ne mâa fait dâautre impression que de me confirmer dans ]a persĂ©vĂ©rance , en faisant exĂ©cuter ponctuellement ce que jâavois ordonnĂ©. Je compte toujours que vous veillerez Ă la traduction ces rĂ©gle- mens Prussiens car il doit y avoir des choies bien excellentes, Ă en juger par les particularitĂ©s qui sont venues juĂquâĂ nous. Adieu , Monsieur, je ne vous rĂ©itĂ©rĂ© point ici les assurances de mes sentimens, parce quâils vous sont connus , & quâils seront toujours les mĂȘmes. Talieyrand, Comte dePerigord, LETTRES Ă A Reims , le .... * MONSIEUR, JâAime mon mĂ©tier, & lâestime particuliĂšre que vous- voulez bien accorder mon goĂ»t, est pour moi un motif de le bien faire, presquâauĂĂŻĂŹ puissant que la noble Ă©mulation de se distinguer dans une carriĂšre qui nâa que la gloire pour but. Je viens dâenvoyef Ă M. le Marquis de BrezĂ© les reglemens nouveaux concernant le service des troupes en marche , & je travaille Ă plusieurs autres conformĂ©ment au plan quâil mâa laissĂ© pendant son sĂ©jour chez moi. Comme ce travail est difficile & fatiguant, je me dĂ©lasse quelquefois avec BrantĂŽme il dit de bonnes choses fur le militaire il parle quelquefois du RĂ©giment de Normandie, & toujours avantageusement. Cette lecture mâa fait naĂźtre une idĂ©e. Voulcz-vous bien que je vous la communique ? BrantĂŽme, lâIngĂ©nieur de campagne, & plusieurs autres auteurs, rapportent par occasion les actions des RĂ©giment; ils nomment mĂȘme les Officiers qui fe font distinguĂ©s, qui LETTRES. xx f nt Ă©tĂ© tuĂ©s , qui ont rendu des ĂĂšrvices particuliers ; us pourroit-on pas tirer de ces auteurs des matĂ©riaux pour construire Fhif- toire particuliĂšre de chaque RĂ©giment ? Dans le petit nombre de Campagnes qus j'ai eu Fa vanta gĂź de faire avec le RĂ©giment de Normandie , jâai remarquĂ© plusieurs actions dignes dâĂ©tre transmises Ă la postĂ©ritĂ©. Les principales font Les ĂĂšrvices de M. le Marquis de TalĂeyâ ra n d fous le MarĂ©chal de Saxe, & fa mort glorieuse au siĂšge de Tournay ; la promotion de M. de Salancy au grade de Brigadier fur le ehamp de bataille Ă Fontenoy. La vĂŽtre au grade de Colonel, a Ă©tĂ© accompagnĂ©e de circonstances bien belles; FaffĂ ire de Meslefournit aussi des faits honorables pour le RĂ©giment & pour quelques-uns de Ăes Officiers particuliers ; le siĂšge de Bruxelles que le RĂ©giment a fait, est digne aussi de quelques remarques. Le siĂšge de Berg-op-Zoom est, je crois , F Ă©poque la plus glorieuse pour le RĂ©giment ; tout le corps y a fait continuellement des prodiges. La nuit de lâattaque du chemin couvert a Ă©tĂ© signalĂ©e par Faction la plus honorable Ă la nation, & je ne Ăçais si les Romains peu- veut en citer une plus belle lâhonneur, la bravoure, Famour de h patrie, lâhustanjtĂ© sxij LETTRES, y ont paru dans toute kur puretĂ©. Vous sentez sans doute, que ces Ă©loges tombent fur ces jeunes officiers, qui, voyant les ennemis pour la premiere fois, & pour la premiere fois pa- roissant terribles Ă des troupes aguerries & accoutumĂ©es Ă vaincre, coururent en qualitĂ© de Volontaires aux travaux glorieux de cette nuit affreuse. Ils sây employerent en vrais officiers , & ils aidĂšrent de leur mieux Ă vaincre; faction tirant Ă se fin, & Ă©tant auffi dĂ©cidĂ©e que celles de cette espĂšce peuvent lâĂȘtre, ils se choisirent au milieu du feu, des pĂ©rils & de ĂŻa mort, une occupation qui rĂ©unit tous les scn- timens qui honorent l'homme. Tous les soldats prĂ©posĂ©s pour transporter les blessĂ©s fur des brancards, Ă©tant tuĂ©s ou blessĂ©s , les blessĂ©s restoient exposĂ©s au feu des deux partis ; ils pĂ©rissaient ou faute de secours, ou par de nouveaux coups. Ces jeunes officiers bravant mille pĂ©rilsâ, vont retirer leurs camarades du sein de la mort ; quelques-uns d'eux dans cet office gĂ©nĂ©reux, font atteints des coups de rennemi, & leur mort glorieuse semble donner un nouveau zĂ©lĂ© au reste de cette jeune Troupe. Tous les blessĂ©s font par elle enlevĂ©s, elle rassemble des brancards, elle en imagine, elle en fabrique fur le champ , elle se charge de ces nobles fardeaux , & conservant Ă Ăa i L E T T R E St xxiij nation ses anciens officiers, elle lui fait con- noĂźtre qiĂâelle en nourrit de capables de suivre leurs traces, & de les remplacer. Passez-moi mon enthousiasme ; faction est si belle quâil est difficile de ne pas sâĂ©chauffer en rĂ©crivant. La gloire que le RĂ©giment sâest acquise au jour de lâassaut, nâest pas d'un prix si prĂ©cieux, mais elle est plus Ă©clatante» Toute lâEurope sçait que le RĂ©giment de Normandie ayant Ă ĂĂ tĂȘte son Colonel, monta le premier Ă Passant ; mais elle ignore le dĂ©tail des belles actions que plusieurs officiers firent dans cette occasion & pendant tout le siĂšge. Moi, qui, comme vous sçavez, faisoit Ă ce siĂšge le service dâofficier dans votre RĂ©giment, celui dâofi- ficier major & dâingĂ©nieur, moi qui avois presque fixĂ© mon domicile dans la tranchĂ©e , j'en puis citer plusieurs. Pourquoi ne parieroit-on pas austi de tous nos soldats Ă©levĂ©s par leur valeur au grade dâofficiers t Je vois enfin dâun coup dâĆil bon nombre de faits capables de composer lâhistoire du RĂ©giment de Normandie , & dignes d'ĂȘtre Ă©crits. Pour Tordre de ce travail, voilĂ Ă peu prĂšs le plan quâil faudroit suivre. .i° ? La crĂ©ation du RĂ©giment? xxĂźv LETTRES. 2°. La fuite de ses Colonels depuis Ăa crĂ©ation 3 avec la vie ou TWoire militaire de chacun dâeux. 3°. Suivre le RĂ©giment dans toutes les Cam>- pagnes, dĂ©tailler toutes les actions oit il sâest trouvĂ©, les services quâii y a rendus en corps, & les faits distinguĂ©s de chaque officier particulier, II scroit indifpenfablement nĂ©cessaire pour faciliter ce travail, dâavoir lâagrĂ©ment du Ministre. de la guerre , & la communication des rĂ©gistres qui font dans Ăes bureaux. On y trouveroit la fuite des Colonels, leurs services, leur Ă©lĂ©vation aux diffĂ©rens grades, leurs rĂ©compenses, & presque de quoi composer leur histoire militaire. On y trouveroit la marche du RĂ©giment depuis fa crĂ©ation , & par consĂ©quent les actions oĂč il se seroit trouvĂ©, les Ă©tats des gratifications , pensions & autres grĂąces & distinctions accordĂ©es aux officiers, & le sujet qui y auroit donnĂ© lieu. Que je fois placĂ© Ă Versailles, & libre de fouiller dans les rĂ©gistres & armoires des bureaux de la guerre , ce travail pour le rĂ©giment fera bientĂŽt fait. La croix de Tordre militaire de S. Louis, pe donne de bien rĂ©el que la gloire de la porter?. » LETTRES. xxf ter cette gloire nâest que personnelle, & meurt avec celui qui en jouit cependant que de belles actions nâoccalĂŹonne-t-elle pas! Combien ne retient-elle pas dâofficiers au service ; câest lâobjet principal de lâambition de .presque tous les militaires. Lâhomme ne se contente pas de jouir de la gloire tant quâil vit ; il porte ce sentiment Ă©levĂ© plus loin , il aspire Ă en jouir aprĂšs ĂĂ mort, & câest une forte preuve de l'immortalitĂ© de son essence. II est bien agrĂ©able de vivre glorieusement mais câest le comble de la satisfaction de pouvoir transmettre sa gloire Ă la postĂ©ritĂ© , & d'ĂȘtre assurĂ© de sâimmortaliser dans la mĂ©moire des siĂ©cles Ă venir. Câest cette gloire immortelle que lâexĂ©cu- Ăion du travail que je propose , assure aux officiers qui se distingueront ; & câest cette mĂȘme gloire qui a fait tous les grand» hommes que nous connoissons encore chez les Romains, les Grecs & les autres Nations. Les François qui font aussi avides de la vraie gloire que lâĂ©toient ces peuples, sĂ»rs de mĂȘme quâeux des moyens dâen jouir, nesepor- teront-ils pas aussi aux actions qui peuvent Ja procurer ? Ces rĂ©flexions seules prouvent fortement !i b KXV] I, E T T R E S. bontĂ© Je lâouvrage Jont il est ici question , & dĂ©montre assez quâil ne peut porter que beaucoup dâĂ©mulation dans le cĆur des officier s François qui lâpnt naturellement Ă©levĂ©. Je puis dire dâailleurs que cet ouvrage deviendra un des beaux monumens du siĂ©cle de Louis XV ; il honorera par son exĂ©cution tous les sujets qui auront bien servi FEtat ; il transmettra au Royaume des registres dans lesquels il verra les vraies sources oĂč il faĂșt trouver ses dĂ©fenseurs & ses soutiens ; il donnera Ă la postĂ©ritĂ© une preuve Ă jamais subsistante de lâĂ©lĂ©vation des sentimens dâun Roi, qui, en comblant du bien le plus prĂ©cieux ceux qui Font bien servi, trouve en mĂȘme tems les moyens dâassermir les fondemens du Royaume, en y perpĂ©tuant la gloire de bien faire. Toutes les Nations sâĂ©levent, se soutiennent & sâaggrandissentpar les armes, & leur histoire est un composĂ© de faits militaires mĂȘlĂ©s de quelque politique. PreĂquâaucun Militaire nâa Ă©tĂ© Historien, & presque tous le? Historiens ont Ă©crit du fond dâun cabinet, dâoii ils ne font jamais sortis } des histoires composĂ©es de diffĂ©rens dĂ©tails dâarmement, de mouvemens dâarmĂ©e , dâattaques & de dĂ©fenses de places, dâactions, de combats & au- ptcpfiĂŻhĂš militaires^ ' LETTRES, xxvĂźj Toutes ces choses se dĂ©crivent mal par des gens qui ne connoissent pas & qui nâont pas pratiquĂ© lâart de la guerre si grand & si difficile ; aussi la plĂipart des Historiens font trĂšs- imparfaits ; ils nĂ©gligent les faits , les descriptions les plus intĂ©ressantes & qui honorent ls plus la Nation pour laquelle ils Ă©crivent ; ils ignorent mĂȘme jufquâaux termes dont ils doivent se servir; ils les emploient toujours au hazard qui les sert souvent bien mal, Voltaire mĂȘme, lâhistorien & lâhomme cĂ©lĂ©brĂ© de nos jours, nâest pas exempt de ces fautes il se Ăert quelquefois de termes dĂ©placĂ©s & laiĂĂźe trop Ă dĂ©sirer dans ses dĂ©tails militaires , qui font cependant la base de lâouvrage historique. Les histoires de chaque rĂ©giment nâĂ©tant composĂ©es que par des Militaires , seront exemptes de ces dĂ©fauts ; ayant le sceau de lâapprobation des GĂ©nĂ©raux & des principaux Officiers tĂ©moins des faits , elles seront toujours vraies , & passant dans le cabinet dâun Voltaire, elles deviendront lâhistoire fidelle de la Nation, & un monument Ă jamais utile & prĂ©cieux. Le projet que vous avez mâa enchantĂ© par les consĂ©quences dont il doit ĂȘtre ; car lâĂ©mu- laticn, chose si peu connue & si nĂ©cessaire e bij xxvHj LETTRES. France en ĂĂšroit une suite non-sĂȘulement dans le rĂ©giment , mais mĂȘme dans toutes les au- tres troupes. Si lorsque vous aurez, fini vos autres travaux /vous voulez entreprendre un ouvrage aussi louable, je me fais fort de vous obtenir la permission de fouiller dans tout le Bureau de la guerre. Je nâai jamais lĂ» ĂŹâhiĂV toire du rĂ©giment dâEu, qui a Ă©tĂ© le rĂ©giment deTuvenne, faite par un Officier de ce corps ; il nây auroit point de mal que vous la lussiez avant que dâentreprendre celle du rĂ©giment, afin de voir si la conduite de cet ouvrage est bonne, & en tirer celle qui vous paroitroit convenable. Je vous remets encore Ă Besançon pour vous parler de tout cela ; une lettrs ne peut contenir tout ce quâil y auroit Ă dire, & lâon sâexplique toujours plus clairement lorfquâon se parle. Je vais faire chercher cette histoire du rĂ©giment dâEu , afin de vous la faire lire lors de votre arrivĂ©e ici, au cas que vous nâayez pas pĂș la trouver. Je vous fournirai le fameux siĂšge de Grave, oĂč le rĂ©giment de Normandie sâest tant distinguĂ© ; çe livre est si rare que jâai Ă©tĂ© trois ans Ă le trouver , quoique je lâaye fait chercher .en Hollande. Jâai encore un autre livre fort rare, oĂč est dĂ©crite lâastaire de Chiary, & par consĂ©quent ouest f Ă©loge du rĂ©giment enfin, ja L Ă T Ăź R E S. XxĂźs chercherai de mon cĂŽtĂ© tout ce qui pourra ĂȘtre utile Ă ce projet, & je ne sçaurois trop vous louer de votre amour pour lâĂ©tude Sc pour votre mĂ©tier ; câest le seul moyen de passer agrĂ©ablement cet instant qu'on appelle la vie ; car lâĂ©tude fortifie la jeunesse & fait les charmes de lâĂĄge avancĂ© , dit Voltaire , si je ne me trompe. Ma santĂ©, quoique meilleure, nâest pas encore bien bonne. Je me fuis dĂ©terminĂ© Ă aller cette annĂ©e au rĂ©giment voir les progrĂšs quâil aura fait dans les instructions du major BienastĂŹfe. Le rĂ©giment dâinfanterie de Nassau est aussi Ă Besançon nous verrons lĂ un Ă©chantillon des divins Prussiens. Adieu , Monsieur, au plaisir de vous voir ; je me flatte que vous nâignorez point la sincĂ©ritĂ© de ma façon de penser pour vous, &c. Talliyrand , Comte de Perigord. MEMOIRE SUR LĂNFANTERIE» o u Proposition dâAcadĂ©mie militaire dans les principales garnisons du Royaume , pour servir de suite Ă sĂ©tablisiement de lâEcole Royale Militaire. Par M. DE Mopinot , ancien Capitaine dâInfanterie, Capitaine au premier Regtment de Cavalerie de Monseigneur le Dauphin , & IngĂ©nieur k la fuite des armĂ©es . AVIS. "T'A 1 vu ce MĂ©moire entre les mains I de plusieurs Officiers gĂ©nĂ©raux , qui rnâont tous paru en faire grand cas un d'eux a bien voulu ni en donner une copie que f ai multipliĂ©e autant de fois que jen ai trouvĂ© l'occafon , & toutes les personnes Ă qui f en ai procurĂ© la leElure en ont fait Ă©loge en effet , cet ouvrage efl traitĂ© avec tout le gĂ©nie dlun Militaire expĂ©rimentĂ© ; les rĂ©flexions fur chaque partie de la guerre font Ă©galement savantes , judicieuses & inflruElives ; & le bien qui doit suivre de iexĂ©cution des AcadĂ©mies proposĂ©es, ejl appuyĂ© fur des raifonnemens & des exemples f solides , qiton ne peut douter de leur utilitĂ© , Cet excellent ouvrage efl fans doute parvenu au MinĂŹflre de la guerre mais la quantitĂ© immense qu il en reçoit fous ce titre depuis quelques annces , lui en rend Eexamen impossible ; celui-ci efl cependant trop intĂ©ressant pour eire nĂ©gligĂ© ; & le seul ĂŹnoyen de le tirer de cette multitude , qui lĂ©sait oublier , efĂŹ de lâimprimer C efl cette voje qu'on devroit pren- xxxh dre pour tous les bons ouvrages qui ont pour objet des propositions utiles Ă l'Etat; ils font par ce moyen mis au grand jour , tout le monde peut les examiner , & la, Critique peut les perfeEHonner. Je donne au travail de lâAuteur des louanges , parce qui il en mĂ©rite mais je m puis m'empecher de blĂąmer son efpece de Philosophie , qui VempĂȘche de publier des ouvrages utiles Ă F Etat il ejl beau . fans doute, de mĂ©riter des louanges Ă" dâĂ©viter de les entendre mais il e/l encore , & plus beau & plus grand, de rapporter tontes ses aciions au bien public ; ce motif ejl trop- gĂ©nĂ©reux pour ne les pas justifier ; qtĂ©tl me serve ici , puisque c'ejl lui qui ma portĂ© Ă faire imprimer ce MĂ©moire & a nommer son Auteur. J'ai placĂ© les RĂ©flexions fur lâĂ©tat militaire Ăą la fuite de ce MĂ©moire , parce qu elles ont le meme objet, qui ejl de contribuer au succĂšs de VĂ©tablissement de F Ecole Royale Militaire ; j'aurois souhaitĂ© connoitre F Auteur pour le nommer ? garce que tout ce qu'il dit caractĂ©rise im Sujet , & un Officier d un mĂ©rite k devoir ĂȘtre connu &' distinguĂ©. xxxtf MEMOIRE Sur Vinfanterie , ou proportion dâAcadĂ©mie Militaire dans les principales garnisons du Royaume ,pour servir de suite Ă rĂ©tablissement de U Ecole Royale & Militaire. L 'Affection du Roi pour ses Sujets quĂŻ cnt eu part Ă la gloire de ses armes, les tĂ©moignages particuliers quâil veut bien leur donner de fa satisfaction , en accordant la noblesse Ă ceux que leurs services & leurs grades ont rendus dignes dâun honneur que la Nature leur avoir refusĂ©, ouvrent une carriĂšre brillante oĂč toute la Jeunesse Françoise va sâempresser de courir. Elle est naturellement portĂ©e Ă l'arnour de son Roi ; la gloire attachĂ©e Ă le servir, est le seul objet qui la guide ; sĂ»re dâobtenir, cette gloire , ensuivant son inclination , que ne doit-on pas en attendre ? La Noblesse Françoise conduite par les seuls principes de Fhoaneur, a toujours çon- b vj XXXV MEMOIRE, ĂribuĂ© par ses glorieux services Ă soutenir A perpĂ©tuer la splendeur du Royaume. De cette prĂ©cieuse-portion du peuple François, pinceurs, aprĂšs avoir consommĂ© leurs biens Ă la dĂ©fense & Ă Taggrandiflement de la Nation-, se trouvoient rĂ©duits Ă laisser leurs enfans fans Ă©ducation. Ils avoient la douleur de prĂ©voir lâavilissement de leurs noms , dans une postĂ©ritĂ© hors dâĂ©tat dâen soutenir le lustre. LâĂ©tablissement de lâEcole Royale Militaire reconnoĂt les enfans de ces Nobles guerriers; cette Ecole les rassemble , elle prend foin de leur Ă©ducation, elle les instruit des sciences militaires, elle les place dans les armĂ©es, & ne les perd plus de vue. Quelle gloire pour ce rĂ©gnĂ© ! Que de HĂ©ros pour le soutien & lâhonneur du Royaume ! La distinction que le premier de ces Ă©ta- blissemens attache Ă TĂ©tĂąt militaire , pour les sciences qui en dĂ©pendent, que le fĂ©cond rend nĂ©cessaire Ă tous ceux qui embrassent le parti des armes, ne peuvent manquer de remplir les armĂ©es dâOfticiers en'Ă©tat dâen soutenir & dâen augmenter la gloire. Les fruits prĂ©cieux qui doivent nĂ©cessairement Ă©clore de ces Ă©tablissemens si beaux & si dignes de notre RĂ©gnĂ© , ne sçauroĂent ĂȘtre conservĂ©s avec trop dâattention ; ils peuvent MĂMOIRE; xxxvĂŻ} dĂ©gĂ©nĂ©rer rĂ©tablissement dâune AcadĂ©mie Militaire dans les principales garnisons du Royaume , est un moyen sĂ»r de les conserver.' Lâexercice continuel est nĂ©cessaire aux troupes ; lâoisivetĂ©, merĂȘ de tous les vices; nâĂ©pargne ni lâofficier , ni le soldat. Les Histoires nous fournissent quantitĂ© dâexemples de ses funestes effets. Tant que les Romains ont exercĂ© leurs armĂ©es en paix., comme en guerre, ils ont Ă©tĂ© les maĂźtres du Monde, ils ont portĂ© leur nom & leurs conquĂȘtes par tout lâUnivers, & lâont embelli mais si-tĂŽtquâils fe font laissĂ©s entamer par la molessĂ«, ils ont vĂ» en peu TannĂ©es Ă©crouler leur nom, leur fortune, leurs conquĂȘtes, & leur RĂ©publique , & toutes ces belles possessions passer avec leur gloire 8C leur bonheur dans des mains Ă©trangĂšres. Que font nos troupes dans les garnisons ? Elles montent une garde de loin en loin, elles sâexercent quelquefois au maniement des armes & aux Ă©volutions ; le relie du tems est perdu dans une molle indolence, qui ne peut quâĂ©nerver la force & la valeur. LâoisivetĂ©, la vie douce & voluptueuse ont leurs appas Ă stage de dix - huit ans il est difficile de sâen dĂ©fendre ; on peut y ĂȘtre sensible , & se laisser entraĂźner Ă leurs douceurs, L xxxviij MEMOIRE, jeune Noblesse sortant des Ecoles Militaires pour entrer dans des RĂ©gimens, oĂč elle ne trouve prefquâaucune occupation fixe, ne ris- que-t-elle pas de perdre en peu de teins les fruits de l'Ă©ducation militaire quâelle y aura reçus ? Quelques rĂ©flexions fur les Ecoles de Cadets gentilshommes confirmeront ces craintes. Le soldat, qui passe tout le teins que dure la paix dans une perpĂ©tuelle oisivetĂ©, & par une fuite naturelle dans les dĂ©bauches, ne peut plus soutenir les travaux militaires, quand la guerre l'oblige de reparoĂźtre en campagne, Nâa-t-on pas vĂi, aprĂšs une paix de quelques annĂ©es, une armĂ©e des plus brillantes pĂ©rir de maladie dans les premieres campagnes ĂŹ Ce Projet RĂ©tablissement dâune AcadĂ©mie Militaire dans les principales garnisons du Royaume, est formĂ© fur la nouvelle crĂ©ation de lâEcole Royale Militaire, & il en est une fuite ; il assure le fruit de lâĂ©ducation que la Noblesse y doit recevoir ; il tient Fofficier & le soldat occupĂ©s de leur profession ; il les entretient, les exerce & les endurcit aux travaux guerriers ; il les rend enfin plus redoutables dans la guerre , en les employant utilement pour le bien du Royaume pendantls paix. MEMOIRE. xxxĂźs Si ce Projet paroĂźt devoir ĂȘtre utile , la dĂ©pense quâen occasionnerait lâexĂ©cution, ne doit point arrĂȘter. Je donnerai par un MĂ©moire particulier les moyens de tirer des fonds, pour lâentretien non-seulement de ces AcadĂ©mies projettĂ©es, mais aussi pour celui de lâEcole Royale Militaire le peuple ls payera volontiers, & fans se plaindre que ses charges en soient augmentĂ©es. ĂrĂ©ation & formation des Officiers J Sergens & Soldats deftĂŹnĂ©s aux tra~ vaux des AcadĂ©mies Militaires. II faudrait choisir dans chaque RĂ©giment» particuliĂšrement, dans le nombre des Capitaines , Lieutenans & Lieutenans en second rĂ©formĂ©s, deux Capitaines, un Lieutenan? & un Lieutenant en second , & les crĂ©er Officiers des travailleurs du RĂ©giment. Dans les RĂ©gimens, ou dans le nombre des Officiers rĂ©formĂ©s , il ne sâen trouve point actuellement en Ă©tat de remplir ces places t il en ferait choisi & envoyĂ© aux Ecoles Royales de MathĂ©matiques Ă la Fere , Besançon , Mets, Strasbourg & Grenoble , qui aprçs y avoir fait un cours de ThĂ©orie & de Pratique » & y avoir Ă©tĂ© examinĂ©s > feraient en Ă©tat dsr St M t M 0 Ă R Ă; femplir dignement ces places de forte quâefl une annĂ©e ou dix-hun mois, elles seroient occupĂ©es par des sujets capables. Ces places dâOfstciers des travailleurs ĂĂȘ- roient par la fuite remplies par les jeunes Gentilshommes qui fortiroient de lâEcole Royale Militaire. II faudroit choisir trois Sergens par bataillon les plus intelligens, & de prĂ©fĂ©rence ceux qui ont suivi les IngĂ©nieurs dans les travaux des'siĂ©ges, & les crĂ©er Sergens des travailleurs du RĂ©giment. On pourroit dans rĂ©tablissement former quelques Sergens dans les Ecoles dâĂĄrtillerie. Le Capitaine des travailleurs, du consentement des Commandasls des corps , choiĂĂź- roit quatre soldats par compagnie factionnaire , qui fussent robustes & en Ă©tat de bien travailler , & qui fçussent quelques mĂ©tiers propres Ă la guerre pour Ăervir dans les exercices militaires que je vais proposer, & en mĂȘme te ms pour ĂȘtre instruits de toutes les manĆuvres de cette profeffion , oĂč il faut joindre Fadresse Ă la force. Ces soldats Ăe- roient créés soldats travailleurs, & ouvriers des RĂ©gimens. Chaque Capitaine auroit attention dans ses recrues dâenrĂłler de prĂ©fĂ©rence gens sçachant quelques mĂ©tiers utiles MEMOIRE. sulj Ă la guerre , comme charrons, charpentiers» Ănenuisiers, bateliers, forgerons, maçons , scieurs de long. Cette attention ne rendroit pas les recrues plus co u tentes, puiĂquâactuel- lement il fe trouve des soldats de ces proses-. lions dans toutes- les Compagnies , & que la haute paye quâils auroient, en engageroit beaucoup Ă sâenrĂŽler. II ne faudroit en tems de paix quâune lĂ©- gere augmentation de paye, &aucune exemption fixe de service. Les Commandans des places & ceux des RĂ©gimens rĂ©gleroient, suivant les circonstances & les travaux , lâe- xemptĂźon de service quâil conviendroit dâac- corder. Mais en tems de guerre, les troupes de cette crĂ©ation Ă©tant presque toujours occupĂ©es , comme je le ferai voir, Ă des travaux utiles, pĂ©nibles, & pĂ©rilleux, il conviendroit dâexempter les Sergens attachĂ©s aux Officiers des travailleurs dâune partie du service, & de leur donner une paye plus forte ; cette distinction donneroit Ă tous les Sergens une Ă©mulation fructueuse pour le service, ils fe- roient beaucoup plus dâattention Ă tous les travaux , & Ă toutes les manĆuvres. Chacun dâeux tĂącheron de les bien apprendre pour pouvoir, Ă la premiĂšre occasion , obtenir *Ă»j M E M O I R E. une place plus distinguĂ©e & plus lucrative II feroit aulfi Ă propos en tems de guerre 'dâexempter les quatre soldats travailleurs dâune partie du service, & de leur donner une paye plus Forte pour les raisons que je viens de dire; outre cela, il faudroit que dans les quatre soldats par compagnie, il y eut deux payes diffĂ©rentes, & quâon put mettre le soldat qui a la haute paye Ă la petite , & celui qui a petite Ă la haute, afin que ces punitions & ces rĂ©compenses continĂßÚnt ks uns, Sc donnassent de TĂ©mulation aux autres. II feroit encore nĂ©cessaire dâajouter aux uniformes des Officiers, Sergens & soldats de cette crĂ©ation, une marque distinctive & uniforme dans tous les RĂ©gimens. II resteroit Ă changer quelque chose dans lâartnement & Ă©qffipement des soldats de cette crcat'on, en forte quâils en fussent moins embarrassĂ©s , & quâils porter les outils convenables Ă leurs occupations. MEMOIRE. JvLĂlj Exercices que les Officiers des travailleurs fer oient faire aux soldats travailleurs & ouvriers. Dans toutes les places de guerre , on trou- ve du terrein inutile > oĂč lâon peut manĆuvrer. II y a dans les arsenaux du canon, des mortiers, Sc toutes les choses nĂ©cessaires pour le service, & pour lesdiffĂ©rens exercices militaires. Exercice de Pyrotechnie. Les Officiers des travailleurs des RĂ©gi- mens choisiroient dans le nombre de leurs Soldats deux ou trois hommes par bataillon , en qui ils rĂ©connoĂźtroient de la disposition , Ă qui ils apprendroient la pratique de toutes les parties de la Pyrotechnie utiles Ă la guerre. Ils les instruiroient de lâuĂĂ ge quâon peut faire du souffre, du camphre, du borax , de la poudre , de lâhuile de pĂ©trĂ©ol » & de toutes les huiles ou graisses attachantes , pĂ©nĂ©trantes, & corrosives , & dâautres matiĂšres aisĂ©es Ă sâenflammer. Us leur apprendroient la composition des machines quâon a imaginĂ©es jusquâici, tant pour arranger ou enfermer les diffĂ©rens feux dâartifices, Ăiiivant lâuĂĂąge auquel on les destine, que pour les j ester. JĂiĂźv M E M O I R Ă. 'Exercice MĂ©canique. ĂIs exerceroient leurs soldats travailleurs & ouvriers Ă remuer des fardeaux, & Ă bien ĂĂȘ servir des leviers, Ă mettre une piece de Canon fur son affĂ»t, Ă la relever, Ă la faire parvenir au haut dâune montagne escarpĂ©e, & enfin Ă la pratique de toutes les parties , & de tous les instrumens de MĂ©canique utiles Ă la guerre. Exercice du canon & du mortierU Ils leur apprendroĂŹent la forme & la conÂŁ truction des plattes-formes, & des diffĂ©rentes batteries dĂš canon & de bombes ; les prĂ©cautions Ă prendre pour les construire lorĂ-i quâon est exposĂ© au feu de lâennemi, & tous les moyens de leur donner la soliditĂ© , la sĂ»retĂ©, & tout le bon ester possible. Us leur apprendroient lâusage de tous les ustenciles servants au canon & au mortier , ainsi que toutes les façons de les charger , de les pointer , & de les tirer. Enfin , il y auroit dans les garnisons un exercice du canon & du mortier, qui se rĂ©gleroitsur celui des Ecoles dâartillerie, MEMOIRE, Exercice de la sappe, xvf IIs leur apprendroient lâusege des outils servants au travail des sappes , la façon ds placer le mantelet ou gabion farci, suivant les endroits dâoĂč vient le feu , comment il faut poser les gabions, les emplir, & ĂĂš ga» rantir du danger de lâentre-deux. Us les inĂr truiroient enfin de la conduite que doivent tenir les bons fappeurs , tant pour se couvrir du feu de lâennemi, que pour bien conduire une tĂȘte de ĂĂ ppe & la perfectionner. Exercice de la mine. Us leur apprendroient lâusage de tous les outils servants aux Mineurs , le travail & les dimensions des galeries des mines,& de leurs chambres ; comment on doit placer la poudre dans les chambres ; comment on doit placer & conduire le saucisson ; comment H faut fermer & boucher les chambres & galeries des mines, & les prĂ©cautions quâon peut prendre dans toutes les circonstances pour jassiirer leur rĂ©ussie. Ils leur apprendroient aussi les moyens de .dĂ©couvrir si le Mineur ennemi travaille dese Ki?, dessous, ou Ă cĂŽtĂ© ; çeux de le prĂ©vepix fctvj MEMOIRE. Sc de le tuer , ou de lui faire abandonner soit travail, & enfin toutes les ruses & les chicanes de cette guerre souterraine. Exercice dâattaque & de dĂ©fense par retranchement , & de id manoeuvre & consintEHon des ponts. Suivant la nature du pays oĂč ĂeroĂŹt la garnison , ils ĂŹeur feroient construire & jetter des ponts, Sc de tems en tems exĂ©cuter quelques- uns des rctranehemens ou Ă©paulemens quâon pratique , soit pour lâattaque ou la dĂ©fense des places , soit pour le passage ou la dĂ©fense des postes, ponts, montagnes, dĂ©filĂ©s, villages ou maisons. Les soldats ouvriers feroient en mĂȘme tems exercĂ©s & occupĂ©s Ă la construction, & Ă lâufage de toutes les choses nĂ©cessaires pour ces travaux militaires. Les Commandans des places , conjointement avec ceux des RĂ©gimens, rĂ©gleroient conformĂ©ment au service de la place Tordre de ces exercices & travaux militaires ; ils or- donneroient les dĂ©tachemens ou piquets de soldats que les RĂ©gimens devroient fournir dans quelques-uns de ces travaux ils com- manderoient le nombre dâOfficiers de la ga'r- rdfon quâils jugeroient Ă propos pour ĂȘtre prĂ©- fctis à çes exercices & travaux militaires, M E M O I R E. OCCUPATIONS Des Officiers des travailleurs , & des Soldats travailleurs & ouvriers , & leur utilitĂ© dans toutes les circonstances de la guerre ou de La paix , Leur utilitĂ© dans lâattaque des Places. ConflruRĂŹon des ponts pour la communication des quartiers . I les quartiers dâune armĂ©e, qui forme le O siĂšge dâune place, font sĂ©parĂ©s par des riviĂšres, il faut faire des ponts pour communiquer. II faut que ces ponts soient construits promptement , solidement, & quâil y en ait trois ou quatre Ă chaque passage. Les ponts de batteaux se construisent promptement ; mais ils font trĂšs-siijets Ă ĂȘtre emportĂ©s par le courant des eaux ; & cet accident peut causer la perte dâune partie de lâarmĂ©e, K obliger Ă lever Ăe siĂšge. Les exemples nâen ^avĂŹĂŹj MEMOIRE, ĂĂČnt pas rares, & nous en avons un bien mĂ©morable dans le siĂšge de Valenciennes en ĂĂ56 j que les MarĂ©chaux de Turenne & de la FertĂ©-Sennectere furent obligĂ©s de lever, & oĂč ce dernier demeura prisonnier par un Ă©venement de cette nature , avec une perte de plusieurs milliers dâhommes. Les ponts fur des chevalets font plus sĂ»rs & plus fermes mais pour les construire promptement & solidement, il saut beaucoup dâouvriers & de personnes pour les observer, & les diriger. La quantitĂ© dâOfficiers des travailleurs & dâ rĂ©pandus dans les armĂ©es par c? projet, procure donc la construction prompte & solide des ponts de communication. Ligna de circonvallation & de contrevallation. II est trĂšs-fouvent nĂ©cestĂąire que les lignes de circonvallation & de contrevallation soient faites promptement, & toujours essentiel dâobserver le talus des fossĂ©s, & leur profondeur ; de recouper le talus intĂ©rieur, & de le fasciner, afin de soutenir les terres de derriĂšre fur un talus moindre que celui de devant , & que le soldat puisse joindre le para.» pet pfii faire feu par-deĂlĂčs, Le MEMOIRE. xlĂx Le soin de ces ouvrages par rapport aux mesures & façons quâIl faut leur donner, est lâaf- faire des Officiers gĂ©nĂ©raux , chacun Ă son quartier, & celle des IngĂ©nieurs ; ces ouvrages fe font par les paysans, les soldats, & ler cavaliers. Les lignes font toujours dâune trĂšs- grande Ă©tendue , la circonvallation des petites places a au moins cinq lieues de circuit. II est prefquâimpoffible que les Officiers gĂ©nĂ©raux, & les IngĂ©nieurs qui fe trouvent ordinairement dans les armĂ©es, puissent suffire pour bien faire exĂ©cuter, & prompte-, rnent, des travaux auĂG considĂ©rables ; mais la quantitĂ© dâOfficiers de travailleurs , de ĂĂšr- gens , & de travailleurs expĂ©rimentĂ©s que ce projet introduit dans les troupes , Ă©tant distribuĂ©e dans l'Ă©tendue des lignes, en procure la construction solide, & semblable Ă celle des lignes des Princes dâOrange, Maurice & FrĂ©dĂ©ric Henri , qui, par leur application Ă les bien faire, les rendoient si bonnes quâcm ne les a jamais forcĂ©es, quo jquâelles ayent Ă©tĂ© souvent attaquĂ©es. II y a dĂ©plus ici cet avantage, qu'on pourroit les faire en bien moins de tems que ces Princes, qui y employoient des mois entiers. c t MEMOIRE. PrĂ©paratif da parc d'artillerie. Quelques dĂ©tachemens de soldats travailleurs & ouvriers des RĂ©gimens seroient employĂ©s au parc pour y aider les soldats dâar- tiilerie Ă former le parc & le magasin Ă poudre , Ă monter les pieces fur les affĂ»ts, Ă prĂ©parer les plattes-sormes du canon & des mortiers, Ă ranger les bombes, boulets, grenades , & les outils, & Ă radouber ce qui en auroit besoin. Ce travail se sait pour lâordinaire par des soldats pris au hazard dans ParmĂ©e, qui, par leur peu dâexpĂ©rience, ou fervent souvent ĂźrĂšs-peu , ou mettent de la confusion dans lâarrangement des diffĂ©rentes munitions, ou sâestropient ; ce qui nâarriveroit sĂ»rement point fi ee travail Ă©toit fait par les soldats travailleurs des RĂ©gimens qui seroient exercĂ©s à çes manoeuvres. Parc d'artillerie. II y a une Compagnie dâouvriers de soixante hommes par chaque bataillon de Royal Artillerie , qui est employĂ©e dans le parc dâar- pllerie Ă construire les portiĂšres, les fron- tespH de mste, les blindes, les Ă©tayes, les MEMOIRE. i j Lois, les planches pour les mines, pour les descentes de fossĂ©s & autres parties des tranchĂ©es , & Ă radouber tout ce qui est endommagĂ©. Ceux qui se font trouves Ă des siĂšges considĂ©rables conviendront, quâune Compagnie dâouvriers de soixante hommes f Ă la supposer mĂȘme toujours complette ne peut suffire Ă la multiplicitĂ© de ces travaux ; & il est dâex- pĂ©rience que souvent la petite quantitĂ© dâou- vriers quâil y a dâordinaire dans les parcs , a retardĂ© les travaux , 8c a obligĂ© de se passer pendant quelque tems des choses nĂ©cessaires, ce qui cause toujours la perte de quelques hommes. En employant donc des dĂ©tachement de soldats ouvriers des RĂ©giment dans le parc dâartillerie , on se procure lâabondance & le prompt service de tous ces ouvrages si nĂ©cessaires pour lâavancement & la sĂ»retĂ© des travaux des siĂšges. Artificiers . Le Roi nâentretient dans ses armĂ©es que cinq artificiers, un pour chaque bataillon de Royal ArtiĂlerie. Tout le monde conviendra que ce nombre nâest pas suffisant, puisque l'artisicier dâun bataillon dâartillerie employĂ© Ă un siĂšge peut cij iĂŹj MEMOIRE, manquer dĂšs le commencement dâune Campagne , comme il est arrivĂ© au dernier siĂšge de lâEcluse j oĂč le sieur Benoist artificier fui emportĂ© dâun coup de canon , allant voir TeflĂšt de ses feux dâartifice. II est difficile, & on est toujours trĂšs-longtems Ă remplacer un homme, dont le travail demande de la science, Kr beaucoup dâexpĂ©ricnce. Les soldats artificiers des RĂ©gimens, instruits par les Officiers des travailleurs, levei- roient cet inconvĂ©nient dâailleurs, les tranchĂ©es seroient toujours abondamment fournies des feux dâartifice nĂ©cessaires pour lâatr laque des places, & ces feux seroient dâun effet plus sĂ»r , puisque tous les soldats qui tra- vaiileroient fous lâarfificier , seroient eux- mĂȘmes artificiers. Gabions f Les gabions doivent ĂȘtre de deux pieds & demi de haut, fur autant de diamĂštre, afin de les rendre plus maniables. Le diamĂštre du haut & du bas doit ĂȘtre Ă©gal, afin quâil y ait moins dâouverture entre deux gabions ; ils doivent ĂȘtre de bonne assiette, afin quâils soient plus vite posĂ©s. Les gabions ĂĂš font indiffĂ©remment par tous les soldats de lâarmĂ©e ? gui nâayant pe» M E M O I R E. liĂŹ; sonne pour les observer dans ce travail, les construisent suivant leur caprice , & presque toujours fort mal. Les Officiers des travailleurs des RĂ©gimensy chacun dans le leur , instruiroient les soldats ces dimensions quâil convient de donner aux gabions ; ils en feroient une exacte revue, Sc meuroient au rebut tout ce qui seroit dĂ©fectueux , sans souffrir quâil en fĂ»t portĂ© aucun Ă la tranchĂ©e qui ne fĂ»t rĂ©guliĂšrement fait. Cette attention Ă©pargneroit les frais dâuti bon tiers de gabions, qui se trouvent si mauvais quâon n'en peut faire aucun usage ; Ă©tant construits rĂ©guliĂšrement, de bonne assiette & Ă©gaux , ils feroient bien plus vĂźte posĂ©s, consĂ©quemment il pĂ©riroit bien moins de sapeurs & de travailleurs, puifquâils feroient moins longtems exposĂ©s. Saucissons. Les Officiers dâartillerie prĂ©venus avec raison du mauvais travail des soldats âą> lorsquâils nâont personne pour les diriger , veulent que les saucissons soient faits en leur prĂ©sence. La plĂ»part les font faire fur le terrein destinĂ© Ă la batterie. Les mouvemens pour amasser les fascines pour faire ces saucissons, & le tems employĂ© Ă la façon» laissent le soldat ex- c iij ĂźĂv MEMOIRE. posĂ© ĂŹl en pĂ©rit toujours pendant ce travail. Les Officiers des travailleurs les feroient faire rĂ©guliĂšrementchacun dans leur RĂ©giment; le service de Partillerie nâen iroitque beaucoup plus vite, & ce travail se faisant hors de la portĂ©e des coups, il nây pĂ©riroit personne. TranchĂ©e. On remarque dans tous les siĂšges que les travailleurs de jour , dont ont fournit toujours un grand nombre , ne travaillent jamais plus de deux heures, & quelquefois point du tout; que comme on les tient dans les travaux les plus avancĂ©s, il en pĂ©rit toujours beaucoup les bras croisĂ©s ; que malgrĂ© ce nombre de travailleurs les ouvertures, & les Ă©boulemens qui se font Ă la tranchĂ©e presque Ă chaque instant, restent longtems fans ĂȘtre rĂ©parĂ©s. Les IngĂ©nieurs attentifs Ă avancer les travaux , & souvent excĂ©dĂ©s de fatigue, font comme forcĂ©s de nĂ©gliger ce qui reste derriĂšre ; ils perfectionnent' les travaux, mais le dĂ©faut dâentretien les rend en peu de jours bien dĂ©fectueux. Câest cependant de ces travaux entretenus en Ă©tat de bonne dĂ©fense que dĂ©pend la sĂ»retĂ© de la tranchĂ©e , & la vie de bien des hommes. MĂMOIRE. tv Les Officiers des travailleurs marchant Ă la tranchĂ©e avec leurs RĂ©gimens , feroient par leurs soldats travailleurs rĂ©parer dans l'instant les dĂ©gradations qui arriveroient par le canon, les bombes & les mines , & entretenir en Ă©tai de bonne dĂ©fense les parallĂšles, & tout le terrein quâoccuperoient leurs RĂ©gimens. Par ce service des Officiers des travailleurs des RĂ©gimens , on Ă©pargnĂšrent au moins moitiĂ© des travailleurs de jour. Le soldat se- roit moins fatiguĂ© , lâOfficier ne marcheroit pas si souvent aux travailleurs, la tranchĂ©e seroit toujours en bon Ă©tat. Sappe. II nây a presque point de Capitaine , qui ne regrette quelques braves soldats pĂ©ris en faisant le service de sappeurs volontaires. Ce service est un vĂ©ritable mĂ©tier qui exige un apprentissage. Tout soldat qui, conduit paf la bravoure ou lâappas du gain , voudra sâen dispenser , est presquâassurĂ© de pĂ©rir, LâexpĂ©rience de lâincapacitĂ© des sappeurs volontaires a Ă©tĂ© cause quâon n ! a presque point poussĂ© pendant le jour les travaux du siĂšge de Berg-op-Zcom, que je prends ici pour exemple , comme un des plus fameux. Moi-mĂȘme q y faisois le service dâIngĂ©- c iv -*' Ăvj MEMOIRE, nieur, jâai Ă©tĂ© obligĂ© plusieurs fois de ceĂĂŹĂšr Ăźe travail de jour, tous mesĂĂąppeurs Ă©tant tuĂ©s, ou blessĂ©s, parce quâils ne sçavoient pas leur mĂ©tier. On a Ă©tĂ© obligĂ© de poser Ă sappe volante pendant la nuit dans les endroits les plus dangereux, pour gagner le tems quâon t toit obligĂ© de perdre le jour faute de bons ĂĂąppeurs. Les soldats travailleurs des RĂ©giment, exercĂ©s & instruits par leurs Officiers de la façon & des prĂ©cautions quâil convient de prendre pour bien condpire une tĂȘte de sappe , four- niroient une source inĂ©puisable de bons sap- peurs. Par-lĂ on seroit en Ă©tat de pousser plusieurs tĂȘtes de sappe, qui marcheroient jour & nuit, sans que les sappeurs fusiĂȘnt trop fatiguĂ©s. Par- lĂ , les siĂšges deviendroient bien moins meurtriers & moins longs. Artillerie. Les RĂ©giment fournissent tous les jours dans les siĂšges Ă lâartillerie, tant pour la corffi truction des batteries, que pour leur service journalier, un grand nombre de travailleurs ; il en pĂ©rit toujours beaucoup. Tous les Officiers dâartillerie , avec qui jâai conversĂ© Ă ce sujet, mâont dit avoir remarquĂ©, que pra- M E M O I R E, rvij portion du nombre, observĂ©e, il pĂ©riĂfoit au moins un tiers de travailleurs, plus que de soldats dâartillerie , parce que les travailleurs ne sçavent point les prĂ©cautions quâon peut & quâon doit prendre dans ces travaux, & quâils nây sont point exercĂ©s ; quâoutre cette perte, & par les mĂȘmes raisons, six travailleurs ne rendoient pas un aussi bon service que deux soldats dâartillesie. On ne fourniroit Ă lâartillerie que les soldats travailleurs de la crĂ©ation que je propose qui Ă©tant exercĂ©s par les Officiers des travailleurs des RĂ©gimens, Ă toutes les manĆuvres de lâartillerie, lui rendroient le mĂȘme service que leurs propres soldats, & avec les mĂȘmes prĂ©cautions. De-lĂ , lâartillerie dans les siĂšges seroit mieux servie ; on fourniroit moins de travailleurs , & il ne pĂ©riroit pas tant de soldats. Mines â Les Mineurs sont aussi obligĂ©s de se servie dans leurs travaux dâaides, ou de travailleurs- quâon tire indiffĂ©remment fur toute lâinfanterie. On leur fourniroit de mĂȘme des soldats- travailleurs exercĂ©s aux travaux d-es mines par leurs Officiers, par les mĂȘmes raisons, & avec les mĂȘmes avantages quâĂ lâarticle prĂ©cĂ©dente MEMOIRE. iviĂŹj Attaque du chemin couvert de vive force . Le signal pour lâattaque du chemin couvert Ă©tant donnĂ©, les troupes commandĂ©es passent brusquement par-dessus le parapet de la place dâarmes de la tranchĂ©e , marchent Ă grands pas au chemin couvert quâelles enveloppent de tous cĂŽtĂ©s, entrent ou Ăautent dedans pour tailler en pieces tout ce qui ĂĂš rencontre , & en chaĂĂźer l'ennemi. Les IngĂ©nieurs, aprĂšs avoir reconnu & sâĂȘtre distribuĂ© entrâeux une certaine Ă©tendue de terrein Ă chacun , suivent ces troupes avec un nombre de travailleurs quâils Ă©tablistĂšnt promptement fur le haut du parapet du chemin couvert pour y faire le logement. La place de son cĂŽtĂ© sĂš dĂ©fend , & met tout en usage pour repousser l'assiĂ©geant. Comme toute cette scene Ăe passe Ă dĂ©couvert de la part des assiĂ©geans, fous le feu de lâassiĂ©gĂ© , & quâelle dure une heure ou deux , & quelquefois plus, il y a toujours bien du sang de rĂ©pandu , &' il est moralement impossible quâil nây ait plusieurs IngĂ©nieurs de tuĂ©s ou de blessĂ©s. Les travailleurs, fous les ordres de LingĂ©- MEMOIRE. xĂx aieur qui est tuĂ©, nâayant plus personne pour les Ă©tablir fur le terrein oĂč ils doivent faire le logement , ne sçavenĂ oĂč se placer ; aprĂšs avoir jette beaucoup dâembarras & de confusion dans les travaux, & ĂȘtre restĂ©s pendant quelque tems exposĂ©s Ă tout le feu des assiĂ©gĂ©s , ce qui sâen est Ă©chappĂ©, se rejette dans la tranchĂ©e. Le logement ne se trouve point fait, les troupes qui ont attaquĂ© restent fans ĂȘtre logĂ©es , & pĂ©rissent pour la plupart. Si lâIngĂ©nieur n'est tuĂ© ou blessĂ© quâaprĂšs avoirdĂ©ja Ă©tabli ses travailleurs fur le terrein, oĂč le logement doit ĂȘtre fait, ou les travailleurs continuent mal ce quâils avoient bien commencĂ©, ou ils se contentent de se serrer de façon Ă ĂȘtre Ă lâabri du feu de la place » sans vouloir s'exposer davantage pour perfectionner l'ouvrage, & fans s'inquietter si les troupes, qui ont attaquĂ© , pourront sây loger. Enfin, il est certain que dans ce cas ils laissent lâouvrage si imparfait , qu'il vaudroit presquâautant quâil ne fĂ»t pas Ă©bauchĂ© , & que de-lĂ il s'ensuit de mĂȘme la perte de bien du monde. Quâon lise le Journal du siĂšge de Berg-op- Zootn, on verra la prise du chemin couvert de la droite de Tattaque, manquĂ©e par des ac~ cidens de cette nature. O a verra que dan ÂŁĂŻj IX MEMOIRE. cette partie, ou plusieurs IngĂ©nieurs ont Ă©tĂ© tuĂ©s ou blessĂ©s en diffĂ©rens tems, le logement Ă©tait fait dans quelques endroits , Ă©bauchĂ© dans d'autres , & quâailleurs il nâĂ©toit pas commencĂ©. Quâon continue de lire le Journal , on verra la quantitĂ© de journĂ©es & dâhom- mes dont ces accidens ont causĂ© la perte , & on sera en mĂȘme tems convaincu de la bontĂ© dâun projet qui peut les prĂ©venir, comme jâeĂpere le faire voir. Les travailleurs de la tranchĂ©e font divisĂ©s en piquets de 50 hommes. Chaque piquet est- conduit par un Capitaine & un Ce service dans chaque RĂ©giment se fait de la part des Officiers chacun Ă leur tour. Lâordre du service ordinaire pour marcher aux travailleurs de la tranchĂ©e, seroit interrompu , lorfquâil IĂšroit question dâattaque de chemin couvert. Ce ferait toujours les Officiers des travailleurs des RĂ©gimens qui y marcheraient dans. ces occasions sçavoir un Capitaine & deux Lieutenans par chaque piquet ; alors p ayant toujours trois de ces Officiers par 50 hommes , outre les IngĂ©nieurs ordinaires, il ferait preĂque certain, quelque vigoureuse que fĂąt la dĂ©fense des assiĂ©gĂ©s, quâil y resterait au moins par piquet une personne en Ă©tat de con- MEMOIRE, cfuĂźse ces travaux, & que par consĂ©quent le logement se feroit Ă©galement par-tout. LorĂquâil y auroit quelques asiĂąuts, les piquets des travailleurs destinĂ©s Ă faire les loge- mens fur les breches, ou dans les ouvrages, seroient aussi conduits par un Capitaine & deux Lieutenants de travailleurs, par les mĂȘmes raisons rapportĂ©es Ă lâarticle prĂ©cĂ©dent» UtilitĂ© res Soldats travailleurs. dans la dĂ©fense des Places. E Roi entretenois dans cette derniere - 1 âi guerre 300 IngĂ©nieurs, 300 Officiers' dâartillerie , ; Bataillons dâartillerie, composĂ©s' chacun de dix Compagnies de 100 hommes, 5 Compagnies de Mineurs de 75 hommes chacune, & ; Compagnies dâouvriers de 6 o. Dans presque toutes les guerres, la Franceâ a toujours eu plusieurs corps dâarmĂ©e en campagne elle nâen a jamais eu moins de deux, 6 souvent plus. En supposant quâil nây ait que deux armĂ©es en campagne , & dans chaque armĂ©e un cinquiĂšme de ces corps, il ne restera donc pour garnir toutes les places du Royaume , que 180 IngĂ©nieurs, 180 Officiers dâartillerie, 3000 Soldats dâartillerie, r. r5 Mineurs,. Sc 180 ouvriers. ixij MEMOIRE. Si on sait attention Ă la quantitĂ© de place» fortes quâil y a dans le Royaume , on voit sensiblement quâil ne peut y avoir dans chaque place que de trĂšs-foibles dĂ©tachemens de ces diffĂ©rentes troupes, si nĂ©cessaires pour leur dĂ©sunie & leur sĂ»retĂ©. II est mĂȘme assez commun en >tems de guerre de voir des places en ĂȘtre totalement dĂ©garnies. Je ne citerai quâun exemple pris de la derniere guerre en Flandres. Lorsque le Duc dâAremberg, aprĂšs avoir passĂ© une bonne partie de la campagne vis-Ă - vis de lâarmĂ©e de France, commandĂ©e par le MarĂ©chal de Saxe , & infĂ©rieure en nombre Ă la sienne , siins oser rien entreprendre, bazarda enfin de faire une irruption sur la ChĂątellenie de Lille , on fut obligĂ© de faire partir du camp de dessous Courtray des dĂ©tachemens dâĂ rtillerie fur des voitures en poste , pour les jetter dans Douay qui Ă©toit pour lors fans Canoniers, ni Bombardfers, ni Mineurs. Les besoins continuels quâon a dans les armĂ©es , dâartillerie, dâIngĂ©nieurs, de Mineurs & dâouvriers, occasionnant donc quâen tems de guerre il y a beaucoup de places oĂč il n en reste point, ou du moins trĂšs-peu, & Ă©tant dâailleurs dĂ©montrĂ© que ces dĂ©tachemens font MEMOIRE. ixĂĂf toujours nĂ©cefßà irement trĂšs-foibles, de-lĂ il Ă' enfuit la preuve de la bontĂ© de la crĂ©ation que je propose , puifouâon seroit aĂĂźurĂ© par son er^cutivn quâil y auroit dans toutes les places, Ă proportion de la grandeur Sc de la force de leurs garnisons, beaucoup dâOfficiers en Ă©tat de commander le service de l'artillerie & des Mines, des soldats exercĂ©s Ă leurs manĆuvres , & des travailleurs & des ouvriers pour exĂ©cuter tous les travaux praticables pour 1* dĂ©fense des places. Ils soulageroient aussi beaucoup lâartillerie & le gĂ©nie ; ils remplace- roient ceux qui par la mort, la maladie, ou les blessures, seroient hors de service. Les soldats travailleurs, & les ouvriers des RĂ©gimens seroient employĂ©s avec les mĂȘmes avantages pour la dĂ©fense des places, que ceux qui ont Ă©tĂ© observĂ©s pour Tattaque , soit pour combler & abattre ce qui peut couvrir Eennemi Ă la portĂ©e du canon de la place » soit pour construire des ouvrages propres Ă Ea frĂ©ter, ou Ă se garantir de ses coups, & particuliĂšrement pour l'artillerie, les mines , les artifices, la dĂ©fense des chemins couverts & des breches, & la construction des machines qui y peuvent servir» i»> MEMOIRE. Ouvriers . Dans les places assiĂ©gĂ©es on est obligĂ©, par la multiplicitĂ© des travaux, de se servir de tous les ouvriers, qui par hazard Ăe trouvent dans le nombre des soldats, & dâemployer tous ceux qui se trouvent dans les places. Dans les grandes Villes, comme Lille, Mets, je conviens quâon trouve beaucoup- dâĂČuvriers , & quâun habile Gouverneur peur en tirer de grands avantages pour la dĂ©fense de Ăa place mais le nombre des grandes places est rare ; il y en a beaucoup plus de foi- bles en habitans, & par consĂ©quent en ouvriers , quoique trĂšs-fortes par elles-mĂȘmes, & en Ă©tat de rĂ©sister longtems. Dâailleurs est - il possible, & mĂȘme vraisemblable , quâun ouvrier attachĂ© Ă sa petite fortune , & Ă sa famille , domiciliĂ© , & paisible habitant dâune Ville , se prĂȘte Ă travailler volontiers, & comme il faut, lorsque son travail lâexpose Ă quelque pĂ©ril ? II ne le sait quâen tremblant ; il ne marche que de force, & mĂȘme il cache ses talens, sâil lui est'possible ; enfin , il est certain quâun homme quâon occupe pour la dĂ©fense dâune place, doit pour bien faire son travail, ĂȘtre en mĂȘme tems boa ouvrier & bon soldat. MEMOIRE. lxV Par la crĂ©ation que je propose, il y auroit dans toutes les places, Ă proportion de la garnison, des ouvriers de toutes les eĂpeces utiles pour la dĂ©fense. Ces ouvriers Ă©trangers aussi braves soldats, quâexpĂ©rimentĂ©s, ne s'c P faroucheroient pas Ă la vue des travaux les plus pĂ©rilleux, & les exĂ©cuteroient toujours avec autant de courage que dâhabiletĂ©. De - lĂ , un Gouverneur pourrcit entre-* prendre tout ee que fa bravoure & fa fidĂ©litĂ© lui inspireroient pour le salut de fa place. De-lĂ , revivroient les dĂ©fenses des brecbes, telles que celles de Mets, par M. de Guise » & tant dâautres si brillantes & si connues cite» nos anciens. De-lĂ , deviendroĂent plus communes ces sça vantes dĂ©fenses des chemins couverts, telles que celle de Lille , qui soutint sept attaques » tant par la façon habile dont M. le Duc de Poussiers disposa son feu, que par les ouvrages & palissades quâil eut la facilitĂ© dây ajouter, en se servant des ouvriers quâil trouva dans cette grande Ville. Artillerie. Dans une place assiĂ©gĂ©e , on destine dĂšs le commencement du siĂšge une portion des troupes de la garnison, pour servir aux manĆu- ixvj MEMOIRE. vres de PaĂtillerie pendant tout le te mr de la durĂ©e du siĂšge. Le MarĂ©chal de Vauban , dans son excellent Livre de lâattaque des places, dit que lâartillerie des assiĂ©gĂ©s est bien-tĂłt rĂ©duite au silence par celle des assiĂ©geans, parce que cettĂȘ premiere est toujours mal servie. La judicieuse remarque de ce grand homme sâest vĂ©rifiĂ©e dans tous les siĂšges quâon a faits dans cette derniere guerre. Quâon ouvre en effet quelques Histoires militaires, on verra que lâartillerie des places, mise hors dâĂ©tat de servir , a Ă©tĂ© presque toujours un des motifs qui a dĂ©terminĂ© Ă capituler avec lâennemi ; & ce motif se trouvera toujours, tant que la forme du service actuel dans les places sera la mĂȘme. Mais, par la crĂ©ation que je propose, y ayant toujours dans les places une grande quantitĂ© de soldats exercĂ©s aux manoeuvres de lâartillerie , & des ouvriers pour la radouber , elle sera toujours bien servie, toujours bien entretenue , & elle pourra toujours faire tĂȘte Ă celle des assiĂ©geans ; par consĂ©quent le motif de lâartillerie dĂ©truite, qui sert de prĂ©texte , ou qui oblige Ă presque toutes les capitulations , disparoĂźtra ; & les dĂ©fenses seront, & bien plus longues, & bien plus vigoureuses, MEMOIRE. xxvij Mines. Les rĂ©sistances qui se sont par les mines, font de toutes, les plus belles, les plus longues , & les plus fçavantes. Câest pour ainsi dire l'art de rendre un siĂšge Ă©ternel. Un Val- liere assiĂ©gĂ© & Commandant dans un poste tel que la Citadelle de Tournay, tel que CondĂ©, Landaw, &c. Ă©tant dâailleurs bien pourvu de vivres, de munitions & de Mineurs , feroit morfondre les plus nombreuses armĂ©es , & pĂ©rir une infinitĂ© prodigieuse dâhommes. Les autres dĂ©fenses affoiblissent extrĂȘmement une garnison , & obligent souvent Ă se rendre, au lieu que les mines en se rendant les maĂźtresses du dessous, assirent le dessus, sont perdre un tems infini Ă lâassiĂ©geant, le dĂ©truisent, & conservent Ă la fois la garnison & la place. LâHistoire militaire , & en dernier lieu Berg-op-Zoom, nous montre Ă chaque pas la bontĂ© de cette seavante partie de la guerre, qui nâa cependant jamais Ă©tĂ© pratiquĂ©e quâim- parfaitement, & qui, si jâose le dire, est encore aujourdâhui extrĂȘmement nĂ©gligĂ©e. 'Dâailleurs , la petite quantitĂ© de Mineurs quâil y a dans nĂ©s troupes, ne permet pas tfcviij M E M O I R- Ă. dâen jetter communĂ©ment dans une place me- 1 nacce un dĂ©tachement plus fort que de 15 ou 20, qui peuvent au plus Ă©tablir quelques fourneaux , ça&lĂ , intimider lâennemi fans lui faire grand mal, ni beaucoup le retarder. Suivant mon projet, dans la grande quantitĂ© dâOfficiers des travailleurs qui feroient obligĂ©s de sâappliquer Ă la science des mines , qui joindraient la pratique Ă la thĂ©orie , erl exerçant dans les garnisons leurs soldats Ă ce genre de travail, ilsâyen trouverait quelques- Ăčns Ă coup sĂčr, qui se mettraient en Ă©tat de pratiquer le grand, le beau, & futile de cette sçavante partie de la guerre, & la quantitĂ© de Mineurs, qui est prouvĂ©e actuellement toujours nĂ©cessairement trĂšs-petite dans toutes les places, se trouverait beaucoup augmentĂ©e , & il y en auroit aĂßÚz pour exĂ©cuter tous les travaux que cette science apprend pour la dĂ©fense des places. Artifice. II y a trĂšs-peu de places oĂč 11 y ait des artificiers attachĂ©s au service de la place. De ce petit nombre , la plupart sâoccupent de la. Pyrotechnie amuĂĂ nte & rĂ©crĂ©ative, & nĂ©gligent les parties de cette science utiles pour la guerre. MEMOIRE. ixĂźx Cependant les personnes qui rĂ©flĂ©chiront sor les moyens qui peuvent retarder la priso des places , & mieux encore celles qui sc sont trouvĂ©es dans les places aĂĂŻĂŹĂ©gĂ©es , conviendront que la Pyrotechnie entre .pour beaucoup dans leur dĂ©fense, & que c elĂŹ un avantage considĂ©rable pour une place assiĂ©gĂ©e dâavoir plusieurs artificiers habiles. LâHiĂfoire ancienne nous fournit quantitĂ© dâexemples, qui prouvent la bontĂ© de ces sortes de dĂ©fenses , & le peu dâuĂĂ ge que les modernes en ont lait, a toujours eu du succĂšs. Les deux soldats par bataillon que les Oise- ciers des travailleurs des RĂ©gimens instruit roient, suivant mon projet, des parties ds cette science utiles Ă la guerre, fourniroient dan^ toutes les places du Royaume, un nombre dâartisiciers suffisans pour exĂ©cuter tout ce quâun Gouverneur habile pourroit tirer da cette partie pour le salut de sa place , & les dĂ©fenses en deviendroient plus faciles & plus belles, puisque par la pratique de cette science» on peut observer & dĂ©truire lâennemi & son travail, TĂ©pouvanter & JâarrĂȘter Ă chaque pas. De tout ce qui vient dâĂȘtre dit, tant au sujet de lâattnque , que pour la dĂ©fense des places } il esc trĂšs-senĂible La quantitĂ© de soldats ouvriers & travailleurs , & & des Professeurs militaires qui MEMOIRE. ĂŻjĂxxv Ănseighoient toutes les grandes parties de la guerre. Les grands GĂ©nĂ©raux de ces anciennes & illustres RĂ©publiques, les guerres fçavantes & les conquĂȘtes de ces Nations belliqueuses qui causent notre admiration, devroientbien nous engager Ă les imiter. Le RĂ©giment du Roi, oĂč Ăl y a un Professeur de science militaire entretenu , est une pĂ©piniĂšre dâoĂč lâon tire des Officiers qui commandent dans les armĂ©es , & dans les places avec distinction. Les grands Officiers que lâartillerie a fournis, & la distinction avec laquelle ce corps a servi, particuliĂšrement dans cette derniere guerre , font les fruits de rĂ©tablissement de ces cinq Ecoles. Tous ces Officiers font Ăçavans dans Part de la guerre, & les soldats capables de ces manĆuvres. Un Ministre toujours attentif au bien de lâEtat, ne recevoit dans le Corps du gĂ©nie que des sujets dâune capacitĂ© bien reconnue il les tenoit dans les places toujours occupĂ©s de leur mĂ©tier. Ausst combien ce Corps ne sâest-il pas illustrĂ© fous son MinistĂšre, & combien nâa-t-il pas contribuĂ© aux glorieuses conquĂȘtes de cette derniere guerre. ? LâAcadĂ©mie qui vient dâĂštre Ă©tablie Ă Me- zieres pour ce Corps, rĂ©parera les grand ĂŻxsxvj REFLEXIONS. pertes quâil avoit faites dans la guerre, & le ra un monument Ă jamais fructueux pour FEtat » & glorieux pour fĂłn Instituteur. Tous les Arts, toutes les Sciences ont leurs AcadĂ©mies j ils'leur doivent leur Ă©lĂ©vation. Pourquoi F Art de la guerre > protecteur de tous les Arts, protecteur de lâEtat, nâa-t-il pas les siennes ? L'artiilerie & le gĂ©nie ont les leurs mais; le corps dâinfanterie qui fait la principale force des armĂ©es, qui en est, pour ainsi dire, FamĂ©, nâa pas le mĂȘme avantage. Ce peuple de braves sçldats , Ă©nerve fa valeur naturelle dans F oisive tĂ© , il reste tout le tems de la paix sims ĂȘtre instruit des sciences militaires, ni exercĂ©' Ă ces travaux. II prodigue son lĂ ng, il est vrai, lorsque le service de lâEtat le demande ; mais la vie toujours prĂ©cieuse de sujets si zĂ©lĂ©s , pourroit ĂȘtre employĂ©e plus utilement. Des diffĂ©rents corps qui composent une armĂ©e , il nây en a point cependant de si nom-, breux , de si utile , & qui soit employĂ© Ă tant de divers travaux que celui de lâinfanterie. II a la valeur, il est exercĂ© au maniement des armes & aux Ă©volutions, il combat bien, mais on lâerrploye au service de lâartiilerie, au service des mines , au service de la fappe , Ă ap- planir tous les obstacles pour le passage des armĂ©es, Ă la construction, de toutes les fbrtĂą- REFLEXIONS, ixxxvĂźj fic'aribn passagĂšres. II est chargĂ© de PexĂ©cution de tous les travaux des attaques & dĂ©fenses des places ; il est tous les jours obligĂ© de fe fortifier dans-une- plaine , dans un pays ccu- yert , clans un chĂąteau , dans une maison ; ce corps-exĂ©cute quelquefois mal ces travaux , sây. Ă©tant jĂ mjisifxercĂ©, il lâes regarde comme ne faisant fias partie dĂ© son-mĂ©tier, il les ignore, souvent il rĂ©pare son ignorance par Peffusion de spn sang , il ne sçait que combatte. , parcs quâil nâest exercĂ© qui combattre. Cependant la valeur seule ne fait paslâhom- Bie de guerre , lâĂ©tude des sciences militaires doit la diriger, & la rendre fructueuse. Câest mal servir son Roi, que dâignorer les sciences- qui peuvent conserver la yie de ses sujets ; il fcut vaincre , mais il faut mĂ©nager le sang dut soldat. La valeur peut donner la victoire , l'Ă©tude des sciences militaires la rend plus ce r-, mine, moins coĂ»teuse, & en allure les fruits & la gloire. La bravoure est naturelle au soldat François, mais elle ne suffit pas pour- faire le bon soldat, il saut encore qtjsil soit fort, robuste, & endurci aux peines. & aux travaux militaires pour soutenir les fatigues de la guerre y oĂč la maladie le fait pĂ©rir plus sĂ»rement qua PĂ©pĂ©e de l'eimemi. II faut q-uâil connoiĂĂźe les travaux auxquels opfemploye ordinairement » ĂŹxxxvĂźij REFLEXIONS. & quâil y Ăoit accoutumĂ© ; ou il fait mal fojĂź service, & se sait tuer ou estropier infructueu- semen t, LâĂ©tablissement dâune AcadĂ©mie militaire, que je propose, dans toutes le s'garnisons du Royaume, rend nĂ©ceiĂŻĂ irement rOfficier vĂ©ritable homme de guerre , & le-soldat vĂ©ritablement bon soldat. f qrn. Jamais les Ecoles dâartillerie nâont Ă©tĂ© au point de perfection, oĂč elles sont sous ce rĂ©gnĂ©. LâEcole qui vient dâĂ©tre Ă©tablie Ă MezĂŹeres pour le gĂ©nie , ne peut manquer de soutenir lâhonneur de ce Corps. LâĂ©tabliĂsement de lâEcole Royale Militaire, & lâĂ©ducation quâon so propose dây donner Ă la jeune Noblesse , va servir de modele aux peres qui sont en Ă©tat de la procurer Ă leurs enfans, & rendre tout le corps dâOfficiers instruit dans lâArt de la guerre. InexĂ©cution de ce projet assurera les fruits de ces brillans Ă©tabliĂßÚmens ; il tiendra la milice Françoise toujours en Ă©tat de soutenir les fatigues de la guerre, & exercĂ©e Ă ces travaux > il rendra enfin ce Corps auflĂŹ f ormidable quâil le peut ĂȘtre, & le portera au point de perfection , qui fait l'objet des attentions du Ministre zĂ©lĂ© dâun Roi qui ne cherche Ă se rendre redoutable Ă ses ennemis, que pour assurer le bonheur de ses sujets, F I N. 1XXX1X POEME HEROIQUE Sur l'EtaMiJsement Ăąe lâEcole Rojale Militaire, Par M. M a r m o n t e l. J E consacre mes chants Ă ce Temple des Arts » Le Cirque de la Gloire , & FEcole de Mars, OĂč des Nobles François la Jeunesse Ă©levĂ©e , Sous les yeux de son Roi va fleurir cultivĂ©e. Vaine esclave des Cours, Muse, dont les accens Des favoris dâAuguste ont profanĂ© Fonçons, Va loin de mon HĂ©ros, perfide enchanteresse , Vendre Ă lâorgueil des Grands une indigne caresse. Mais toi, que FĂ©nelon imploroit autrefois, Lorsquâil formoit le cĆur des enssns de nos Rois, Toi, de la vĂ©ritĂ© noble & tend-e interprĂšte , Muse, inspire Ă mes vers cette douceur scerette, Ce charme impĂ©rieux dont tu sçais nous saisir, Et qui donne aux vertus les attraits du plaisir. 31 nâappai tient quâĂ toi de peindre un Roi sensible Qui gĂ©mit du besoin de se rendre terrible , Et dâun Ćil paternel veillant sur ses Etats, par amour pour la paix se prĂ©parç aux combatts Dis somment de nos Rois cette immortelle Fille, 1 a Noblesse Ă lâEtat compose une famille Dis comment fut conçu ce gĂ©nĂ©reux projet Dis quelle en fut la source , & quel en est Fobjet, Parle & ne flatte point tes pinceaux pour hommage Ne doivent Ă Louis offrir que fou image II fe juge lui-mĂȘme, & veut, sâil est louĂ© , Voir par la vĂ©ritĂ© son Ă©loge avouĂ©. Non loin de cette Ville en dĂ©lices fĂ©conde, DâoĂč le Luxe & les Arts dictent leurs Loix au monde, les Bourbons & la Gloire ont choisi pour sĂ©jour Un Palais, tel quâon peint celui du Die u du Jour. LĂ de Louis le Grand tout retrac e Filtrage. Pour rendre Ă ce HĂ©ros un immortel hommage, *c L 1 E C O L E les Arts , Ă qui son ame imprimoit sa grandeur,â Voulurent de son rĂ©gnĂ© y marquer la splendeur. Le pinceau dĂ©ploya fes plus savants prestiges , Le ciseau crĂ©ateur enfanta des prodiges, PraxitĂšle .En replis ondoyants tombent jusquâĂ sespiĂ©s. MILITAIRE. xcj Dans lâune de ses mains une Ă©pĂ©e Ă©tincelle. A ses cĂŽtĂ©s, semblable Ă lâauguste Cybele , Elie voitses cnfans au sortir du berceau Dâarmes & de'lauriers embrasser un faisceau. Le HĂ©ror reconnut la Noblesse Ă ces marques. Ses traits furent toujours si chers Ă nos Monarques ! âą Mais parmi tant de Rois , dont elle fut lâappui, Qui'jamais eut pour elle autant dâamour que lui ? II lui tendit la main. Cette imprĂ©vue ' la trĂłuble , la saisit. Elle baille la vĂ»e. Elle a vĂ» les dangers & la mort fans effroi, Et ne peut soutenir un regard de son Roi ; Tant de la MajestĂ© la redoutable empreinte, Sans affoiblir Ăâamour,peut inspirer la crainte. Elle approche. Sa voix se glace Ă son aspect ; Elle tombe Ă ses pieds tremblante de respect. Le Prince la releve. â O Fille auguste & chere , â Lui dit-il, votre Roi nâeft-il pas votre pere ? 5J Rassurez-vous, parlez,,, La Noblesse Ă ces mots? Dâun geste & dâun soupir rĂ©pondant au HĂ©ros, Lui montre ses enfans , son deuil, ses cicatrices ; Implore dâun regard ses bontĂ©s protectrices , Et ses pleurs Ă©chappĂ©s achevent dâĂ©noncer Des plaintes que fa bouche eĂ»t craint de prononcer. Telles de Jupiter ces Filles gĂ©missantes, Les PriĂ©ves , en pleurs , foibles & languissantes, Marchent les yeuxtaissĂ©s, & dâun pas chancelant. Vont aux pieds de ce Dieu sc jetter en tremblant LOUIS fut attendri. Que ces pleurs, ce silence Ont pour un Roi sensible une vive Ă©loquence ! Ma Fille , lui dit-il. je tâentens câtst assez. ,, Tes exploit- de mon cĆur ne font point effacĂ©s. â Les Lys se flĂ©triront avant que je tâoubliĂ©, â Tes malheurs, Ă mes yeux, nâont rien qui tâInimilie* ,, Jâai vĂ» couler ce sang le plus put de lâEtat, â Ce sang dont ta Valeur rehausse encor lâĂ©clat. â Jâai vĂ» cette Valeur franchir tous les obstacles. ,, Ma voix est ton signal, mes yeux font tes oracles » â Et lorsquâĂ la Victoire ils tâotu dit de voler , ,, Câcst un arrĂȘt du sort que ton sang va sceller. â Cependant tu -gĂ©mis. Les lauriers de la guerre, â Ces lauriers renaissans fous les coups du tonnerre» », Aujourdâhui fur ta tĂšte indignement fanĂ©s., bĂźcĂźj LâECOlE », A sĂ©cher dans Poubli seroient-ils condamnĂ©s I », Non j je dois un axile Ă ta gloire affligĂ©e. >, L'Olive de la paix maigre moi nĂ©gligĂ©e, », Dans nos champs dĂ©solĂ©s est lente n refleurir ; », Mais bientĂŽt de ses fruits elle va te couvrir. », J'ai dĂ» mes premiers foins Ă ce peuple innombrable â Des plus brillants succĂšs instrument dĂ©plorable, », Doutant plus malheureux que fa timide voix », Parvient plus lencemenr Ă Poreille de Que des travaux guerriers le seul accord dĂ©cide, Et que sans le concours de ses divers Moteurs Le plus sage projet accable ses Auteurs. 5 , Dâun indocile orgueil montrc-leur la bassesse. 93 Quâils fpchcnt is, epie mes nouveau*; bleL* â faits MILITAIRE. xçy j, Pour ce peuple si cher ne soient un nouveau faix ; ^ Vous croyez voir lâintrigue avide & mercenaire. â Vous croyez voir lâabus, par qui tout dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, ,, Saper les fondemens de mon nouveau projet ; ,, Vos craintes firmes foins ont eu le mĂȘme objet. â Mais les plus grands desseins ont les plus grands ,, obstacles. â Ces obstacles vaincus enfantent des miracles. â On craint peu les Ă©cueils quâon dĂ©couvre deloĂ»> ,, Tirons du superflu des secours au besoin. ,, bâart ne rend-il jamais un poison salutaire ! ,, Rendons de la vertu, le vice tributaire. â Que lâhomtnage du luxe & de lâoisivetĂ© â Soit dâun noble travail lâapanage affectĂ©. â Ainsi lâXEconomie en ressources fertile â Spait au progrĂšs du bien rendre le mal utile. ,, La Valeur, ce flĂ©au de stimulation, â Peut usurper les fruits de cette adoption; â.CâestĂ vous d'y veiller, Justice incorruptible. ,,.Scyez de ce jardin le dragon inflexible. â Que lâartifice en vain cherche Ă vous assoupir. ,, Point dâĂ©gard , point dâaccueil qui vous coule utl â soupir, ,, Bravez tout. Des vertus conservez lâhĂ©ritage. ,, Du Noble infortunĂ© , câeĂt ici le partage. ,, Que les plus malheureux soient les premiers admis ,, Que du pere aux enfans le mĂ©rite transmis , â De leur adoption soit la rĂ©glĂ© & le titre. â.De leurs droits consacrĂ©s, je vous nomme lâarbitre. â Un Pore , des Ayeux dĂ©vouĂ©s Ă stEtat, ,, Et blanchis dansles Camps , ou morts dans un comr â bat, ,, Lâ dĂ©laissĂ© fur la tombe dâun pere , , pupile ajoutant aux malheurs dâune mere â VoilĂ fur quels Tableaux vos regards attachĂ©s â Peuvent braver lâintrigue & ses dĂ©tours cachĂ©s. ,, Gloire , Justice, ĂŽ vous mes fidelles Compagnes, â HĂąt z-vous, parcourez mes CitĂ©s, mes Campagnes, ,, Assemblez les beaux Arts fous mes loix florissants, ,, Corhez-leurle foin de mes Guerriers naissants. -, Si dpns tous mes conseils admises lâune & stautre, ,, Votre voix fut la mienne, & mon rĂ©gnĂ© le vĂŽtre j ,, refusez pas Ă mon nouveau dessein. â» Lâcasiçce eĂ» le dĂ©pĂŽt rupĂșs dans voire sein j xcvj LâECOLE MILITAIRE. â Mais defoibles ruisseaux serpentans fous les herbe»,' j, Se changent dans leur cours en des fleuves superbes; ,, Du tribut de leur onde enrichissent leurs bords, â Et de leur humble source Ă©talent les trĂ©sors. Et toi de ces enfans auguste Sc tendre Mere, â Respire ils font heureux rieur Roi devient leur si Pere.,, O faveur ! ĂŽ discours que lâamour a dictĂ© ! Quâun Roi sensible est grand par son humanitĂ© ! La Noblesse oubliant ses malheurs, ses allarmes, Tombe aux pies du HĂ©ros, les baigne de ses larmes ; De larmes que la joye & lâamour font couler, De ces larmes, grand Roi, quâon a vit ruisseler, Quand des bords du tombeau la menaçante ParquĂšj A tes peuples tremblans a rendu leur Monarque. Mais bientĂŽt de ses pleurs interrompant le cours; Le cĆur de la Noblesse Ă©clate en ce discours. â Mon respect condamnoit mon amour au silence; â Mais au respect, Grand Roi, lâamour fait violence. ,, Quel bienfait! tout mon sang peut-il le mĂ©riter Ă ,, O mes enfuis, vous seuls pouvez nrâen acquitter. â Quel Jour brillant doit suivre une si belle Aurore,! ,, Du nom de ses Enfans votre Roi vous honore. â Quâil doit par ce grand titre Ă©lever vos esprits Ăź ,, Heureuses lâinfortune & la mort Ă ce prix ! â Allez, que de ses foins gĂ©nĂ©reuse rivale, â Votre reconnoislance au bienfait soit Ă©gale. ,, Pensez que vos Ayeux, de vos honneurs jaloux,' ,, Sâils nâĂ©toicnt surpassĂ©s, en rougiroient pour vous. ,, Vous ĂȘtes de lâEtat la famille chĂ©rie. â je vous donnai mon sang rendez-le Ă la Patrie. â Des Guerriers dont Louis se dĂ©clare lâappui, ,, Sâils ne font des HĂ©ros, font indignes de lui. Aces mots, dans leurs mains elle remet son glaive* Un nuage Ă lâĂnstant lâ Si l'enlcve. La Gloire, avec des yeux par lâespoir animĂ©s Reçoit entre ses bras ses nourrissons charmĂ©s La Justice la fuit, &lcur zele unanime Va remplir de Louis le dessein magnanime. Le HĂ©ros cependant goĂ»te ce calme heureux Que rĂ©pand la vertu dans un cĆur. gĂ©nĂ©reux, Quand laissant reposer sa sagesse profonde, H vient de travaillĂ©s pour le bonheur du Monde» FIN. 4/â f i » W»,M» Ă vyx co m H Band o. 3 c» O Ăź- F e z C C CO j" i ÂŁ m m z Xlmmb ? r m *1 o m o ! q ; s M3UIIZ H±a "ĂŻi », \Ă -Ăź? - ĂŹ' \ V -'-' \r?? -f *i fc XÂŁ* jwCTLacote dâun cheval correspond aux mises. Elle est donnĂ©e pour le jeu simple GAGNANT.. On dit que tel cheval est Ă 4/1, qui se dit 4 contre 1.. Cela signifie que pour chaque euro misĂ© sur ce cheval, 4 euros ont Ă©tĂ© misĂ©s sur lâensemble des autres chevaux.. Le principe est assez simple, mĂȘme sâil reste difficile Ă assimiler : on reverse aux gagnants leurs mises, plus lâensemble Download Free PDFDownload Free PDF2009Francois RivestThis PaperA short summary of this paper37 Full PDFs related to this paper Ill) La nuit envahie le ciel, un lĂ©ger courant d'air frais se glisse dans le cimetiĂšre, tandis que des sabots Ă©crasent lentement l'herbe. Ill avait une de ses Zola Germinal PREMIERE PARTIE I, I Dans la plaine rase, sous la nuit sans Ă©toiles, d'une obscuritĂ© et d'une Ă©paisseur d'encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes Ă Montsou, dix kilomĂštres de pavĂ© coupant tout droit, Ă travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait mĂÂȘme pas le sol noir, et il n'avait la sensation de l'immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacĂ©es d'avoir balayĂ© des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d'arbre ne tachait le ciel, le pavĂ© se dĂ©roulait avec la rectitude d'une jetĂ©e, au milieu de l'embrun aveuglant des tĂ©nĂšbres. L'homme Ă©tait parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d'un pas allongĂ©, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet, nouĂ© dans un mouchoir Ă carreaux, le gĂÂȘnait beaucoup; et il le serrait contre ses flancs, tantĂÂŽt d'un coude, tantĂÂŽt de l'autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains Ă la fois, des mains gourdes que les laniĂšres du vent d'est faisaient saigner. Une seule idĂ©e occupait sa tĂÂȘte vide d'ouvrier sans travail et sans gĂte, l'espoir que le froid serait moins vif aprĂšs le lever du jour. Depuis une heure, il avançait ainsi, lorsque sur la gauche Ă deux kilomĂštres de Montsou, il aperçut des feux rouges, trois brasiers brĂ»lant au plein air, et comme suspendus. D'abord, il hĂ©sita, pris de crainte; puis, il ne put rĂ©sister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains. Un chemin creux s'enfonçait. Tout disparut. L'homme avait Ă droite une palissade, quelque mur de grosses planches fermant une voie ferrĂ©e; tandis qu'un talus d'herbe s'Ă©levait Ă gauche, surmontĂ© de pignons confus, d'une vision de village aux toitures basses et uniformes. Il fit environ deux cents pas. Brusquement, Ă un coude du chemin, les feux reparurent prĂšs de lui, sans qu'il comprĂt davantage comment ils brĂ»laient si haut dans le ciel mort, pareils Ă des lunes fumeuses. Mais, au ras du sol, un autre spectacle venait de l'arrĂÂȘter. C'Ă©tait une masse lourde, un tas Ă©crasĂ© de constructions, d'oĂÂč se dressait la silhouette d'une cheminĂ©e d'usine; de rares lueurs sortaient des fenĂÂȘtres encrassĂ©es, cinq ou six lanternes tristes Ă©taient pendues dehors, Ă des charpentes dont les bois noircis alignaient vaguement des profils de trĂ©teaux gigantesques; et, de cette apparition fantastique, noyĂ©e de nuit et de fumĂ©e, une seule voix montait, la respiration grosse et longue d'un Ă©chappement de vapeur, qu'on ne voyait point. Alors, l'homme reconnut une fosse. Il fut repris de honte Ă quoi bon? il n'y aurait pas de travail. Au lieu de se diriger vers les bĂÂątiments, il se risqua enfin Ă gravir le terri sur lequel brĂ»laient les trois feux de houille, dans des corbeilles de fonte, pour Ă©clairer et rĂ©chauffer la besogne. Les ouvriers de la coupe Ă terre avaient dĂ» travailler tard, on sortait encore les dĂ©bris inutiles. Maintenant, il entendait les moulineurs pousser les trains sur les trĂ©teaux, il distinguait des ombres vivantes culbutant les berlines, prĂšs de chaque feu. - Bonjour, dit-il en s'approchant d'une des corbeilles. Tournant le dos au brasier, le charretier Ă©tait debout, un vieillard vĂÂȘtu d'un tricot de laine violette, coiffĂ© d'une casquette en poil de lapin; pendant que son cheval, un gros cheval jaune, attendait, dans une immobilitĂ© de pierre, qu'on eĂ»t vidĂ© les six berlines montĂ©es par lui. Le manoeuvre employĂ© au culbuteur, un gaillard roux et efflanquĂ©, ne se pressait guĂšre, pesait sur le levier d'une main endormie. Et, lĂ -haut, le vent redoublait, une bise glaciale, dont les grandes haleines rĂ©guliĂšres passaient comme des coups de faux. - Bonjour, rĂ©pondit le vieux. Un silence se fit. L'homme, qui se sentait regardĂ© d'un oeil mĂ©fiant, dit son nom tout de suite. - Je me nomme Etienne Lantier, je suis machineur... Il n'y a pas de travail ici? Les flammes l'Ă©clairaient, il devait avoir vingt et un ans, trĂšs brun, joli homme, l'air fort malgrĂ© ses membres menus. RassurĂ©, le charretier hochait la tĂÂȘte. - Du travail pour un machineur, non, non... Il s'en est encore prĂ©sentĂ© deux hier. Il n'y a rien. Une rafale leur coupa la parole. Puis, Etienne demanda, en montrant le tas sombre des constructions, au pied du terri - C'est une fosse, n'est-ce pas? Le vieux, cette fois, ne put rĂ©pondre. Un violent accĂšs de toux l'Ă©tranglait. Enfin, il cracha, et son crachat, sur le sol empourprĂ©, laissa une tache noire. - Oui, une fosse, le Voreux... Tenez! le coron est tout prĂšs. A son tour, de son bras tendu, il dĂ©signait dans la nuit le village dont le jeune homme avait devinĂ© les toitures. Mais les six berlines Ă©taient vides, il les suivit sans un claquement de fouet, les jambes raidies par des rhumatismes; tandis que le gros cheval jaune repartait tout seul, tirait pesamment entre les rails, sous une nouvelle bourrasque, qui lui hĂ©rissait le poil. Le Voreux, Ă prĂ©sent, sortait du rĂÂȘve. Etienne, qui s'oubliait devant le brasier Ă chauffer ses pauvres mains saignantes, regardait, retrouvait chaque partie de la fosse, le hangar goudronnĂ© du criblage, le beffroi du puits, la vaste chambre de la machine d'extraction, la tourelle carrĂ©e de la pompe d'Ă©puisement. Cette fosse, tassĂ©e au fond d'un creux, avec ses constructions trapues de briques, dressant sa cheminĂ©e comme une corne menaçante, lui semblait avoir un air mauvais de bĂÂȘte goulue, accroupie lĂ pour manger le monde. Tout en l'examinant, il songeait Ă lui, Ă son existence de vagabond, depuis huit jours qu'il cherchait une place; il se revoyait dans son atelier du chemin de fer, giflant son chef, chassĂ© de Lille, chassĂ© de partout; le samedi, il Ă©tait arrivĂ© Ă Marchiennes, oĂÂč l'on disait qu'il y avait du travail, aux Forges; et rien, ni aux Forges, ni chez Sonneville, il avait dĂ» passer le dimanche cachĂ© sous les bois d'un chantier de charronnage, dont le surveillant venait de l'expulser, Ă deux heures de la nuit. Rien, plus un sou, pas mĂÂȘme une croĂ»te qu'allait-il faire ainsi par les chemins, sans but, ne sachant seulement oĂÂč s'abriter contre la bise? Oui, c'Ă©tait bien une fosse, les rares lanternes Ă©clairaient le carreau, une porte brusquement ouverte lui avait permis d'entrevoir les foyers des gĂ©nĂ©rateurs, dans une clartĂ© vive. Il s'expliquait jusqu'Ă l'Ă©chappement de la pompe, cette respiration grosse et longue, soufflant sans relĂÂąche, qui Ă©tait comme l'haleine engorgĂ©e du monstre. Le manoeuvre du culbuteur, gonflant le dos, n'avait pas mĂÂȘme levĂ© les yeux sur Etienne, et celui-ci allait ramasser son petit paquet tombĂ© Ă terre, lorsqu'un accĂšs de toux annonça le retour du charretier. Lentement, on le vit sortir de l'ombre, suivi du cheval jaune, qui montait six nouvelles berlines pleines. - Il y a des fabriques Ă Montsou? demanda le jeune homme. Le vieux cracha noir, puis rĂ©pondit dans le vent - Oh! ce ne sont pas les fabriques qui manquent. Fallait voir ça, il y a trois ou quatre ans! Tout ronflait, on ne pouvait trouver des hommes, jamais on n'avait tant gagnĂ©... Et voilĂ qu'on se remet Ă se serrer le ventre. Une vraie pitiĂ© dans le pays, on renvoie le monde, les ateliers ferment les uns aprĂšs les autres... Ce n'est peut-ĂÂȘtre pas la faute de l'empereur; mais pourquoi va-t-il se battre en AmĂ©rique? Sans compter que les bĂÂȘtes meurent du cholĂ©ra, comme les gens. Alors, en courtes phrases, l'haleine coupĂ©e, tous deux continuĂšrent Ă se plaindre. Etienne racontait ses courses inutiles depuis une semaine; il fallait donc crever de faim? BientĂÂŽt les routes seraient pleines de mendiants. Oui, disait le vieillard, ça finirait par mal tourner, car il n'Ă©tait pas Dieu permis de jeter tant de chrĂ©tiens Ă la rue. - On n'a pas de la viande tous les jours. - Encore si l'on avait du pain! - C'est vrai, si l'on avait du pain seulement! Leurs voix se perdaient, des bourrasques emportaient les mots dans un hurlement mĂ©lancolique. - Tenez! reprit trĂšs haut le charretier en se tournant vers le midi, Montsou est lĂ ... Et, de sa main tendue de nouveau, il dĂ©signa dans les tĂ©nĂšbres des points invisibles, Ă mesure qu'il les nommait. LĂ -bas, Ă Montsou, la sucrerie Fauvelle marchait encore, mais la sucrerie Hoton venait de rĂ©duire son personnel, il n'y avait guĂšre que la minoterie Dutilleul et la corderie Bleuze pour les cĂÂąbles de mine, qui tinssent le coup. Puis, d'un geste large, il indiqua, au nord, toute une moitiĂ© de l'horizon les ateliers de construction Sonneville n'avaient pas reçu les deux tiers de leurs commandes habituelles; sur les trois hauts fourneaux des Forges de Marchiennes, deux seulement Ă©taient allumĂ©s; enfin, Ă la verrerie Gagebois, une grĂšve menaçait, car on parlait d'une rĂ©duction de salaire. - Je sais, je sais, rĂ©pĂ©tait le jeune homme Ă chaque indication. J'en viens. - Nous autres, ça va jusqu'Ă prĂ©sent, ajouta le charretier. Les fosses ont pourtant diminuĂ© leur extraction. Et regardez, en face, Ă la Victoire, il n'y a aussi que deux batteries de fours Ă coke qui flambent. Il cracha, il repartit derriĂšre son cheval somnolent, aprĂšs l'avoir attelĂ© aux berlines vides. Maintenant, Etienne dominait le pays entier. Les tĂ©nĂšbres demeuraient profondes, mais la main du vieillard les avait comme emplies de grandes misĂšres, que le jeune homme, inconsciemment, sentait Ă cette heure autour de lui, partout, dans l'Ă©tendue sans bornes. N'Ă©tait-ce pas un cri de famine que roulait le vent de mars, au travers de cette campagne nue? Les rafales s'Ă©taient enragĂ©es, elles semblaient apporter la mort du travail, une disette qui tuerait beaucoup d'hommes. Et, les yeux errants, il s'efforçait de percer les ombres, tourmentĂ© du dĂ©sir et de la peur de voir. Tout s'anĂ©antissait au fond de l'inconnu des nuits obscures, il n'apercevait, trĂšs loin, que les hauts fourneaux et les fours Ă coke. Ceux-ci, des batteries de cent cheminĂ©es, plantĂ©es obliquement, alignaient des rampes de flammes rouges; tandis que les deux tours, plus Ă gauche, brĂ»laient toutes bleues en plein ciel, comme des torches gĂ©antes. C'Ă©tait d'une tristesse d'incendie, il n'y avait d'autres levers d'astres, Ă l'horizon menaçant, que ces feux nocturnes des pays de la houille et du fer. - Vous ĂÂȘtes peut-ĂÂȘtre de la Belgique? reprit derriĂšre Etienne le charretier, qui Ă©tait revenu. Cette fois, il n'amenait que trois berlines. On pouvait toujours culbuter celles-lĂ un accident arrivĂ© Ă la cage d'extraction, un Ă©crou cassĂ©, allait arrĂÂȘter le travail pendant un grand quart d'heure. En bas du terri, un silence s'Ă©tait fait, les moulineurs n'Ă©branlaient plus les trĂ©teaux d'un roulement prolongĂ©. On entendait seulement sortir de la fosse le bruit lointain d'un marteau, tapant sur de la tĂÂŽle. - Non, je suis du Midi, rĂ©pondit le jeune homme. Le manoeuvre, aprĂšs avoir vidĂ© les berlines, s'Ă©tait assis Ă terre, heureux de l'accident; et il gardait sa sauvagerie muette, il avait simplement levĂ© de gros yeux Ă©teints sur le charretier, comme gĂÂȘnĂ© par tant de paroles. Ce dernier, en effet, n'en disait pas si long d'habitude. Il fallait que le visage de l'inconnu lui convĂnt et qu'il fĂ»t pris d'une de ces dĂ©mangeaisons de confidences, qui font parfois causer les vieilles gens tout seuls, Ă haute voix. - Moi, dit-il, je suis de Montsou, je m'appelle Bonnemort. - C'est un surnom? demanda Etienne Ă©tonnĂ©. Le vieux eut un ricanement d'aise, et montrant le Voreux - Oui, oui... On m'a retirĂ© trois fois de lĂ -dedans en morceaux, une fois avec tout le poil roussi, une autre avec de la terre jusque dans le gĂ©sier, la troisiĂšme avec le ventre gonflĂ© d'eau comme une grenouille... Alors, quand ils ont vu que je ne voulais pas crever, ils m'ont appelĂ© Bonnemort, pour rire. Sa gaietĂ© redoubla, un grincement de poulie mal graissĂ©e, qui finit par dĂ©gĂ©nĂ©rer en un accĂšs terrible de toux. La corbeille de feu, maintenant, Ă©clairait en plein sa grosse tĂÂȘte, aux cheveux blancs et rares, Ă la face plate, d'une pĂÂąleur livide, maculĂ©e de taches bleuĂÂątres. Il Ă©tait petit, le cou Ă©norme, les mollets et les talons en dehors, avec de longs bras dont les mains carrĂ©es tombaient Ă ses genoux. Du reste, comme son cheval qui demeurait immobile sur les pieds, sans paraĂtre souffrir du vent, il semblait en pierre, il n'avait l'air de se douter ni du froid ni des bourrasques sifflant Ă ses oreilles. Quand il eut toussĂ©, la gorge arrachĂ©e par un raclement profond, il cracha au pied de la corbeille, et la terre noircit. Etienne le regardait, regardait le sol qu'il tachait de la sorte. - Il y a longtemps, reprit-il, que vous travaillez Ă la mine? Bonnemort ouvrit tout grands les deux bras. - Longtemps, ah! oui!... Je n'avais pas huit ans, lorsque je suis descendu, tenez! juste dans le Voreux, et j'en ai cinquante-huit, Ă cette heure. Calculez un peu... J'ai tout fait lĂ -dedans, galibot d'abord, puis herscheur, quand j'ai eu la force de rouler, puis haveur pendant dix-huit ans. Ensuite, Ă cause de mes sacrĂ©es jambes, ils m'ont mis de la coupe Ă terre, remblayeur, raccommodeur, jusqu'au moment oĂÂč il leur a fallu me sortir du fond, parce que le mĂ©decin disait que j'allais y rester. Alors, il y a cinq annĂ©es de cela, ils m'ont fait charretier... Hein? c'est joli, cinquante ans de mine, dont quarante-cinq au fond! Tandis qu'il parlait, des morceaux de houille enflammĂ©s, qui, par moments, tombaient de la corbeille, allumaient sa face blĂÂȘme d'un reflet sanglant. - Ils me disent de me reposer, continua-t-il. Moi, je ne veux pas, ils me croient trop bĂÂȘte!... J'irai bien deux annĂ©es, jusqu'Ă ma soixantaine, pour avoir la pension de cent quatre-vingts francs. Si je leur souhaitais le bonsoir aujourd'hui, ils m'accorderaient tout de suite celle de cent cinquante. Ils sont malins, les bougres!... D'ailleurs, je suis solide, Ă part les jambes. C'est, voyez-vous, l'eau qui m'est entrĂ©e sous la peau, Ă force d'ĂÂȘtre arrosĂ© dans les tailles. Il y a des jours oĂÂč je ne peux pas remuer une patte sans crier. Une crise de toux l'interrompit encore. - Et ça vous fait tousser aussi? dit Etienne. Mais il rĂ©pondit non de la tĂÂȘte, violemment. Puis, quand il put parler - Non, non, je me suis enrhumĂ©, l'autre mois. Jamais je ne toussais, Ă prĂ©sent je ne peux plus me dĂ©barrasser... Et le drĂÂŽle, c'est que je crache, c'est que je crache... Un raclement monta de sa gorge, il cracha noir. - Est-ce que c'est du sang? demanda Etienne, osant enfin le questionner. Lentement, Bonnemort s'essuyait la bouche d'un revers de main. - C'est du charbon... J'en ai dans la carcasse de quoi me chauffer jusqu'Ă la fin de mes jours. Et voilĂ cinq ans que je ne remets pas les pieds au fond. J'avais ça en magasin, paraĂt-il, sans mĂÂȘme m'en douter. Bah! ça conserve! Il y eut un silence, le marteau lointain battait Ă coups rĂ©guliers dans la fosse, le vent passait avec sa plainte, comme un cri de faim et de lassitude venu des profondeurs de la nuit. Devant les flammes qui s'effaraient, le vieux continuait plus bas, remĂÂąchant des souvenirs. Ah! bien sĂ»r, ce n'Ă©tait pas d'hier que lui et les siens tapaient Ă la veine! La famille travaillait pour la Compagnie des mines de Montsou, depuis la crĂ©ation; et cela datait de loin, il y avait dĂ©jĂ cent six ans. Son aĂÂŻeul, Guillaume Maheu, un gamin de quinze ans alors, avait trouvĂ© le charbon gras Ă RĂ©quillart, la premiĂšre fosse de la Compagnie, une vieille fosse aujourd'hui abandonnĂ©e, lĂ -bas, prĂšs de la sucrerie Fauvelle. Tout le pays le savait, Ă preuve que la veine dĂ©couverte s'appelait la veine Guillaume, du prĂ©nom de son grand-pĂšre. Il ne l'avait pas connu, un gros Ă ce qu'on racontait, trĂšs fort, mort de vieillesse Ă soixante ans. Puis, son pĂšre, Nicolas Maheu dit le Rouge, ĂÂągĂ© de quarante ans Ă peine, Ă©tait restĂ© dans le Voreux, que l'on fonçait en ce temps-lĂ un Ă©boulement, un aplatissement complet, le sang bu et les os avalĂ©s par les roches. Deux de ses oncles et ses trois frĂšres, plus tard, y avaient aussi laissĂ© leur peau. Lui, Vincent Maheu, qui en Ă©tait sorti Ă peu prĂšs entier, les jambes mal d'aplomb seulement, passait pour un malin. Quoi faire, d'ailleurs? Il fallait travailler. On faisait ça de pĂšre en fils, comme on aurait fait autre chose. Son fils, Toussaint Maheu, y crevait maintenant, et ses petits-fils, et tout son monde, qui logeait en face, dans le coron. Cent six ans d'abattage, les mioches aprĂšs les vieux, pour le mĂÂȘme patron hein? beaucoup de bourgeois n'auraient pas su dire si bien leur histoire! - Encore, lorsqu'on mange! murmura de nouveau Etienne. - C'est ce que je dis, tant qu'on a du pain Ă manger, on peut vivre. Bonnemort se tut, les yeux tournĂ©s vers le coron, oĂÂč des lueurs s'allumaient une Ă une. Quatre heures sonnaient au clocher de Montsou, le froid devenait plus vif. - Et elle est riche, votre Compagnie? reprit Etienne. Le vieux haussa les Ă©paules, puis les laissa retomber, comme accablĂ© sous un Ă©croulement d'Ă©cus. - Ah! oui, ah! oui... Pas aussi riche peut-ĂÂȘtre que sa voisine, la Compagnie d'Anzin. Mais des millions et des millions tout de mĂÂȘme. On ne compte plus... Dix-neuf fosses, dont treize pour l'exploitation, le Voreux, la Victoire, CrĂšvecoeur, Mirou, Saint-Thomas, Madeleine, Feutry-Cantel, d'autres encore, et six pour l'Ă©puisement ou l'aĂ©rage, comme RĂ©quillart... Dix mille ouvriers, des concessions qui s'Ă©tendent sur soixante-sept communes, une extraction de cinq mille tonnes par jour, un chemin de fer reliant toutes les fosses, et des ateliers, et des fabriques!... Ah! oui, ah! oui, il y en a, de l'argent! Un roulement de berlines, sur les trĂ©teaux, fit dresser les oreilles du gros cheval jaune. En bas, la cage devait ĂÂȘtre rĂ©parĂ©e, les moulineurs avaient repris leur besogne. Pendant qu'il attelait sa bĂÂȘte, pour redescendre, le charretier ajouta doucement, en s'adressant Ă elle - Faut pas t'habituer Ă bavarder, fichu paresseux!... Si monsieur Hennebeau savait Ă quoi tu perds le temps! Etienne, songeur, regardait la nuit. Il demanda - Alors, c'est Ă monsieur Hennebeau, la mine? - Non, expliqua le vieux, monsieur Hennebeau n'est que le directeur gĂ©nĂ©ral. Il est payĂ© comme nous. D'un geste, le jeune homme montra l'immensitĂ© des tĂ©nĂšbres. - A qui est-ce donc, tout ça? Mais Bonnemort resta un instant suffoquĂ© par une nouvelle crise, d'une telle violence, qu'il ne pouvait reprendre haleine. Enfin, quand il eut crachĂ© et essuyĂ© l'Ă©cume noire de ses lĂšvres, il dit, dans le vent qui redoublait - Hein? Ă qui tout ça?... On n'en sait rien. A des gens. Et, de la main, il dĂ©signait dans l'ombre un point vague, un lieu ignorĂ© et reculĂ©, peuplĂ© de ces gens, pour qui les Maheu tapaient Ă la veine depuis plus d'un siĂšcle. Sa voix avait pris une sorte de peur religieuse, c'Ă©tait comme s'il eĂ»t parlĂ© d'un tabernacle inaccessible, oĂÂč se cachait le dieu repu et accroupi, auquel ils donnaient tous leur chair, et qu'ils n'avaient jamais vu. - Au moins si l'on mangeait du pain Ă sa suffisance! rĂ©pĂ©ta pour la troisiĂšme fois Etienne, sans transition apparente. - Dame, oui! si l'on mangeait toujours du pain, ça serait trop beau! Le cheval Ă©tait parti, le charretier disparut Ă son tour, d'un pas traĂnard d'invalide. PrĂšs du culbuteur, le manoeuvre n'avait point bougĂ©, ramassĂ© en boule, enfonçant le menton entre ses genoux, fixant sur le vide ses gros yeux Ă©teints. Quand il eut repris son paquet, Etienne ne s'Ă©loigna pas encore. Il sentait les rafales lui glacer le dos, pendant que sa poitrine brĂ»lait, devant le grand feu. Peut-ĂÂȘtre, tout de mĂÂȘme, ferait-il bien de s'adresser Ă la fosse le vieux pouvait ne pas savoir; puis, il se rĂ©signait, il accepterait n'importe quelle besogne. OĂÂč aller et que devenir, Ă travers ce pays affamĂ© par le chĂÂŽmage? Laisser derriĂšre un mur sa carcasse de chien perdu? Cependant, une hĂ©sitation le troublait, une peur du Voreux, au milieu de cette plaine rase, noyĂ©e sous une nuit si Ă©paisse. A chaque bourrasque, le vent paraissait grandir, comme s'il eĂ»t soufflĂ© d'un horizon sans cesse Ă©largi. Aucune aube ne blanchissait dans le ciel mort, les hauts fourneaux seuls flambaient, ainsi que les fours Ă coke, ensanglantant les tĂ©nĂšbres, sans en Ă©clairer l'inconnu. Et le Voreux, au fond de son trou, avec son tassement de bĂÂȘte mĂ©chante, s'Ă©crasait davantage, respirait d'une haleine plus grosse et plus longue, l'air gĂÂȘnĂ© par sa digestion pĂ©nible de chair humaine. I, II Au milieu des champs de blĂ© et de betteraves, le coron des Deux-Cent-Quarante dormait sous la nuit noire. On distinguait vaguement les quatre immenses corps de petites maisons adossĂ©es, des corps de caserne ou d'hĂÂŽpital, gĂ©omĂ©triques, parallĂšles, que sĂ©paraient les trois larges avenues, divisĂ©es en jardins Ă©gaux. Et, sur le plateau dĂ©sert, on entendait la seule plainte des rafales, dans les treillages arrachĂ©s des clĂÂŽtures. Chez les Maheu, au numĂ©ro 16 du deuxiĂšme corps, rien ne bougeait. Des tĂ©nĂšbres Ă©paisses noyaient l'unique chambre du premier Ă©tage, comme Ă©crasant de leur poids le sommeil des ĂÂȘtres que l'on sentait lĂ , en tas, la bouche ouverte, assommĂ©s de fatigue. MalgrĂ© le froid vif du dehors, l'air alourdi avait une chaleur vivante, cet Ă©touffement chaud des chambrĂ©es les mieux tenues, qui sentent le bĂ©tail humain. Quatre heures sonnĂšrent au coucou de la salle du rez-de-chaussĂ©e, rien encore ne remua, des haleines grĂÂȘles sifflaient, accompagnĂ©es de deux ronflements sonores. Et brusquement, ce fut Catherine qui se leva. Dans sa fatigue, elle avait, par habitude, comptĂ© les quatre coups du timbre, Ă travers le plancher, sans trouver la force de s'Ă©veiller complĂštement. Puis, les jambes jetĂ©es hors des couvertures, elle tĂÂątonna, frotta enfin une allumette et alluma la chandelle. Mais elle restait assise, la tĂÂȘte si pesante, qu'elle se renversait entre les deux Ă©paules, cĂ©dant au besoin invincible de retomber sur le traversin. Maintenant, la chandelle Ă©clairait la chambre, carrĂ©e, Ă deux fenĂÂȘtres, que trois lits emplissaient. Il y avait une armoire, une table, deux chaises de vieux noyer, dont le ton fumeux tachait durement les murs, peints en jaune clair. Et rien autre, des hardes pendues Ă des clous, une cruche posĂ©e sur le carreau, prĂšs d'une terrine rouge servant de cuvette. Dans le lit de gauche, Zacharie, l'aĂnĂ©, un garçon de vingt et un ans, Ă©tait couchĂ© avec son frĂšre Jeanlin, qui achevait sa onziĂšme annĂ©e; dans celui de droite, deux mioches, LĂ©nore et Henri, la premiĂšre de six ans, le second de quatre, dormaient aux bras l'un de l'autre; tandis que Catherine partageait le troisiĂšme lit avec sa soeur Alzire, si chĂ©tive pour ses neuf ans, qu'elle ne l'aurait mĂÂȘme pas sentie prĂšs d'elle, sans la bosse de la petite infirme qui lui enfonçait les cĂÂŽtes. La porte vitrĂ©e Ă©tait ouverte, on apercevait le couloir du palier, l'espĂšce de boyau oĂÂč le pĂšre et la mĂšre occupaient un quatriĂšme lit, contre lequel ils avaient dĂ» installer le berceau de la derniĂšre venue, Estelle, ĂÂągĂ©e de trois mois Ă peine. Cependant, Catherine fit un effort dĂ©sespĂ©rĂ©. Elle s'Ă©tirait, elle crispait ses deux mains dans ses cheveux roux, qui lui embroussaillaient le front et la nuque. Fluette pour ses quinze ans, elle ne montrait de ses membres, hors du fourreau Ă©troit de sa chemise, que des pieds bleuis, comme tatouĂ©s de charbon, et des bras dĂ©licats, dont la blancheur de lait tranchait sur le teint blĂÂȘme du visage, dĂ©jĂ gĂÂątĂ© par les continuels lavages au savon noir. Un dernier bĂÂąillement ouvrit sa bouche un peu grande, aux dents superbes dans la pĂÂąleur chlorotique des gencives; pendant que ses yeux gris pleuraient de sommeil combattu, avec une expression douloureuse et brisĂ©e, qui semblait enfler de fatigue sa nuditĂ© entiĂšre. Mais un grognement arriva du palier, la voix de Maheu bĂ©gayait, empĂÂątĂ©e - SacrĂ© nom! il est l'heure... C'est toi qui allumes, Catherine? - Oui, pĂšre... Ca vient de sonner, en bas. - DĂ©pĂÂȘche-toi donc, fainĂ©ante! Si tu avais moins dansĂ© hier dimanche, tu nous aurais rĂ©veillĂ©s plus tĂÂŽt... En voilĂ une vie de paresse! Et il continua de gronder, mais le sommeil le reprit Ă son tour, ses reproches s'embarrassĂšrent, s'Ă©teignirent dans un nouveau ronflement. La jeune fille, en chemise, pieds nus sur le carreau, allait et venait par la chambre. Comme elle passait devant le lit d'Henri et de LĂ©nore, elle rejeta sur eux la couverture, qui avait glissĂ©; et ils ne s'Ă©veillaient pas, anĂ©antis dans le gros sommeil de l'enfance. Alzire, les yeux ouverts, s'Ă©tait retournĂ©e pour prendre la place chaude de sa grande soeur, sans prononcer un mot. - Dis donc, Zacharie! et toi, Jeanlin, dis donc! rĂ©pĂ©tait Catherine, debout devant les deux frĂšres, qui restaient vautrĂ©s, le nez dans le traversin. Elle dut saisir le grand par l'Ă©paule et le secouer; puis, tandis qu'il mĂÂąchait des injures, elle prit le parti de les dĂ©couvrir, en arrachant le drap. Cela lui parut drĂÂŽle, elle se mit Ă rire, lorsqu'elle vit les deux garçons se dĂ©battre, les jambes nues. - C'est bĂÂȘte, lĂÂąche-moi! grogna Zacharie de mĂ©chante humeur, quand il se fut assis. Je n'aime pas les farces... Dire, nom de Dieu! qu'il faut se lever! Il Ă©tait maigre, dĂ©gingandĂ©, la figure longue, salie de quelques rares poils de barbe, avec les cheveux jaunes et la pĂÂąleur anĂ©mique de toute la famille. Sa chemise lui remontait au ventre, et il la baissa, non par pudeur, mais parce qu'il n'avait pas chaud. - C'est sonnĂ© en bas, rĂ©pĂ©tait Catherine. Allons, houp! le pĂšre se fĂÂąche. Jeanlin, qui s'Ă©tait pelotonnĂ©, referma les yeux, en disant - Va te faire fiche, je dors! Elle eut un nouveau rire de bonne fille. Il Ă©tait si petit, les membres grĂÂȘles, avec des articulations Ă©normes, grossies par des scrofules, qu'elle le prit, Ă pleins bras. Mais il gigotait, son masque de singe blafard et crĂ©pu, trouĂ© de ses yeux verts, Ă©largi par ses grandes oreilles, pĂÂąlissait de la rage d'ĂÂȘtre faible. Il ne dit rien, il la mordit au sein droit. - MĂ©chant bougre! murmura-t-elle en retenant un cri et en le posant par terre. Alzire, silencieuse, le drap au menton, ne s'Ă©tait pas rendormie. Elle suivait de ses yeux intelligents d'infirme sa soeur et ses deux frĂšres, qui maintenant s'habillaient. Une autre querelle Ă©clata autour de la terrine, les garçons bousculĂšrent la jeune fille, parce qu'elle se lavait trop longtemps. Les chemises volaient, pendant que, gonflĂ©s encore de sommeil, ils se soulageaient sans honte, avec l'aisance tranquille d'une portĂ©e de jeunes chiens, grandis ensemble. Du reste, Catherine fut prĂÂȘte la premiĂšre. Elle enfila sa culotte de mineur, passa la veste de toile, noua le bĂ©guin bleu autour de son chignon; et, dans ces vĂÂȘtements propres du lundi, elle avait l'air d'un petit homme, rien ne lui restait de son sexe, que le dandinement lĂ©ger des hanches. - Quand le vieux rentrera, dit mĂ©chamment Zacharie, il sera content de trouver le lit dĂ©fait... Tu sais, je lui raconterai que c'est toi. Le vieux, c'Ă©tait le grand-pĂšre, Bonnemort, qui, travaillant la nuit, se couchait au jour; de sorte que le lit ne refroidissait pas, il y avait toujours dedans quelqu'un Ă ronfler. Sans rĂ©pondre, Catherine s'Ă©tait mise Ă tirer la couverture et Ă la border. Mais, depuis un instant, des bruits s'entendaient derriĂšre le mur, dans la maison voisine. Ces constructions de briques, installĂ©es Ă©conomiquement par la Compagnie, Ă©taient si minces, que les moindres souffles les traversaient. On vivait coude Ă coude, d'un bout Ă l'autre; et rien de la vie intime n'y restait cachĂ©, mĂÂȘme aux gamins. Un pas lourd avait Ă©branlĂ© un escalier, puis il y eut comme une chute molle, suivie d'un soupir d'aise. - Bon! dit Catherine, Levaque descend, et voilĂ Bouteloup qui va retrouver la Levaque. Jeanlin ricana, les yeux d'Alzire eux-mĂÂȘmes brillĂšrent. Chaque matin, ils s'Ă©gayaient ainsi du mĂ©nage Ă trois des voisins, un haveur qui logeait un ouvrier de la coupe Ă terre, ce qui donnait Ă la femme deux hommes, l'un de nuit, l'autre de jour. - PhilomĂšne tousse, reprit Catherine aprĂšs avoir tendu l'oreille. Elle parlait de l'aĂnĂ©e des Levaque, une grande fille de dix-neuf ans, la maĂtresse de Zacharie, dont elle avait deux enfants dĂ©jĂ , si dĂ©licate de poitrine d'ailleurs, qu'elle Ă©tait cribleuse Ă la fosse, n'ayant jamais pu travailler au fond. - Ah, ouiche! PhilomĂšne! rĂ©pondit Zacharie, elle s'en moque, elle dort!... C'est cochon de dormir jusqu'Ă six heures! Il passait sa culotte, lorsqu'il ouvrit une fenĂÂȘtre, prĂ©occupĂ© d'une idĂ©e brusque. Au-dehors, dans les tĂ©nĂšbres, le coron s'Ă©veillait, des lumiĂšres pointaient une Ă une, entre les lames des persiennes. Et ce fut encore une dispute il se penchait pour guetter s'il ne verrait pas sortir de chez les Pierron, en face, le maĂtre-porion du Voreux, qu'on accusait de coucher avec la Pierronne; tandis que sa soeur lui criait que le mari avait, depuis la veille, pris son service de jour Ă l'accrochage, et que bien sĂ»r Dansaert n'avait pu coucher, cette nuit-lĂ . L'air entrait par bouffĂ©es glaciales, tous deux s'emportaient, en soutenant chacun l'exactitude de ses renseignements, lorsque des cris et des larmes Ă©clatĂšrent. C'Ă©tait, dans son berceau, Estelle que le froid contrariait. Du coup, Maheu se rĂ©veilla. Qu'avait-il donc dans les os? VoilĂ qu'il se rendormait comme un propre Ă rien. Et il jurait si fort, que les enfants, Ă cĂÂŽtĂ©, ne soufflaient plus. Zacharie et Jeanlin achevĂšrent de se laver, avec une lenteur dĂ©jĂ lasse. Alzire, les yeux grands ouverts, regardait toujours. Les deux mioches, LĂ©nore et Henri, aux bras l'un de l'autre, n'avaient pas remuĂ©, respirant du mĂÂȘme petit souffle, malgrĂ© le vacarme. - Catherine, donne-moi la chandelle! cria Maheu. Elle finissait de boutonner sa veste, elle porta la chandelle dans le cabinet, laissant ses frĂšres chercher leurs vĂÂȘtements, au peu de clartĂ© qui venait de la porte. Son pĂšre sautait du lit. Mais elle ne s'arrĂÂȘta point, elle descendit en gros bas de laine, Ă tĂÂątons, et alluma dans la salle une autre chandelle, pour prĂ©parer le cafĂ©. Tous les sabots de la famille Ă©taient sous le buffet. - Te tairas-tu, vermine! reprit Maheu, exaspĂ©rĂ© des cris d'Estelle, qui continuaient. Il Ă©tait petit comme le vieux Bonnemort, et il lui ressemblait en gras, la tĂÂȘte forte, la face plate et livide, sous les cheveux jaunes, coupĂ©s trĂšs courts. L'enfant hurlait davantage, effrayĂ©e par ces grands bras noueux qui se balançaient au-dessus d'elle. - Laisse-la, tu sais bien qu'elle ne veut pas se taire, dit la Maheude, en s'allongeant au milieu du lit. Elle aussi venait de s'Ă©veiller, et elle se plaignait, c'Ă©tait bĂÂȘte de ne jamais faire sa nuit complĂšte. Ils ne pouvaient donc partir doucement? Enfouie dans la couverture, elle ne montrait que sa figure longue, aux grands traits, d'une beautĂ© lourde, dĂ©jĂ dĂ©formĂ©e Ă trente-neuf ans par sa vie de misĂšre et les sept enfants qu'elle avait eus. Les yeux au plafond, elle parla avec lenteur, pendant que son homme s'habillait. Ni l'un ni l'autre n'entendait plus la petite qui s'Ă©tranglait Ă crier. - Hein? tu sais, je suis sans le sou, et nous voici Ă lundi seulement encore six jours Ă attendre la quinzaine... Il n'y a pas moyen que ça dure. A vous tous, vous apportez neuf francs. Comment veux-tu que j'arrive? Nous sommes dix Ă la maison. - Oh! neuf francs! se rĂ©cria Maheu. Moi et Zacharie, trois ça fait six... Catherine et le pĂšre, deux ça fait quatre; quatre et six, dix... Et Jeanlin, un, ça fait onze. - Oui, onze, mais il y a les dimanches et les jours de chĂÂŽmage... Jamais plus de neuf, entends-tu? Il ne rĂ©pondit pas, occupĂ© Ă chercher par terre sa ceinture de cuir. Puis, il dit en se relevant - Faut pas se plaindre, je suis tout de mĂÂȘme solide. Il y en a plus d'un, Ă quarante-deux ans, qui passe au raccommodage. - Possible, mon vieux, mais ça ne nous donne pas du pain... Qu'est-ce que je vais fiche, dis? Tu n'as rien, toi? - J'ai deux sous. - Garde-les pour boire une chope... Mon Dieu! qu'est-ce que je vais fiche? Six jours, ça n'en finit plus. Nous devons soixante francs Ă Maigrat, qui m'a mise Ă la porte avant-hier. Ca ne m'empĂÂȘchera pas de retourner le voir. Mais, s'il s'entĂÂȘte Ă refuser... Et la Maheude continua d'une voix morne, la tĂÂȘte immobile, fermant par instants les yeux sous la clartĂ© triste de la chandelle. Elle disait le buffet vide, les petits demandant des tartines, le cafĂ© mĂÂȘme manquant, et l'eau qui donnait des coliques, et les longues journĂ©es passĂ©es Ă tromper la faim avec des feuilles de choux bouillies. Peu Ă peu, elle avait dĂ» hausser le ton, car le hurlement d'Estelle couvrait ses paroles. Ces cris devenaient insoutenables. Maheu parut tout d'un coup les entendre, hors de lui, et il saisit la petite dans le berceau, il la jeta sur le lit de la mĂšre, en balbutiant de fureur - Tiens! prends-la, je l'Ă©craserais. Nom de Dieu d'enfant! ça ne manque de rien, ça tĂšte, et ça se plaint plus haut que les autres! Estelle s'Ă©tait mise Ă tĂ©ter, en effet. Disparue sous la couverture, calmĂ©e par la tiĂ©deur du lit, elle n'avait plus qu'un petit bruit goulu des lĂšvres. - Est-ce que les bourgeois de la Piolaine ne t'ont pas dit d'aller les voir? reprit le pĂšre au bout d'un silence. La mĂšre pinça la bouche, d'un air de doute dĂ©couragĂ©. - Oui, ils m'ont rencontrĂ©e, ils portent des vĂÂȘtements aux enfants pauvres... Enfin, je mĂšnerai ce matin chez eux LĂ©nore et Henri. S'ils me donnaient cent sous seulement. Le silence recommença. Maheu Ă©tait prĂÂȘt. Il demeura un moment immobile, puis il conclut de sa voix sourde - Qu'est-ce que tu veux? c'est comme ça, arrange-toi pour la soupe... Ca n'avance Ă rien d'en causer, vaut mieux ĂÂȘtre lĂ -bas au travail. - Bien sur, rĂ©pondit la Maheude. Souffle la chandelle, je n'ai pas besoin de voir la couleur de mes idĂ©es. Il souffla la chandelle. DĂ©jĂ , Zacharie et Jeanlin descendaient; il les suivit; et l'escalier de bois craquait sous leurs pieds lourds, chaussĂ©s de laine. DerriĂšre eux, le cabinet et la chambre Ă©taient retombĂ©s aux tĂ©nĂšbres. Les enfants dormaient, les paupiĂšres d'Alzire elle-mĂÂȘme s'Ă©taient closes. Mais la mĂšre restait maintenant les yeux ouverts dans l'obscuritĂ©, tandis que, tirant sur sa mamelle pendante de femme Ă©puisĂ©e, Estelle ronronnait comme un petit chat. En bas, Catherine s'Ă©tait d'abord occupĂ©e du feu, la cheminĂ©e de fonte, Ă grille centrale, flanquĂ©e de deux fours, et oĂÂč brĂ»lait constamment un feu de houille. La Compagnie distribuait par mois, Ă chaque famille, huit hectolitres d'escaillage, charbon dur ramassĂ© dans les voies. Il s'allumait difficilement, et la jeune fille qui couvrait le feu chaque soir, n'avait qu'Ă le secouer le matin, en ajoutant des petits morceaux de charbon tendre, triĂ©s avec soin. Puis, aprĂšs avoir posĂ© une bouillotte sur la grille, elle s'accroupit devant le buffet. C'Ă©tait une salle assez vaste, tenant tout le rez-de-chaussĂ©e, peinte en vert pomme, d'une propretĂ© flamande, avec ses dalles lavĂ©es Ă grande eau et semĂ©es de sable blanc. Outre le buffet de sapin verni, l'ameublement consistait en une table et des chaises du mĂÂȘme bois. CollĂ©es sur les murs, des enluminures violentes, les portraits de l'Empereur et de l'ImpĂ©ratrice donnĂ©s par la Compagnie, des soldats et des saints, bariolĂ©s d'or, tranchaient crĂ»ment dans la nuditĂ© claire de la piĂšce; et il n'y avait d'autres ornements qu'une boĂte de carton rose sur le buffet, et que le coucou Ă cadran peinturlurĂ©, dont le gros tic-tac semblait remplir le vide du plafond. PrĂšs de la porte de l'escalier, une autre porte conduisait Ă la cave. MalgrĂ© la propretĂ©, une odeur d'oignon cuit, enfermĂ©e depuis la veille, empoisonnait l'air chaud, cet air alourdi, toujours chargĂ© d'une ĂÂącretĂ© de houille. Devant le buffet ouvert, Catherine rĂ©flĂ©chissait. Il ne restait qu'un bout de pain, du fromage blanc en suffisance, mais Ă peine une lichette de beurre; et il s'agissait de faire les tartines pour eux quatre. Enfin, elle se dĂ©cida, coupa les tranches, en prit une qu'elle couvrit de fromage, en frotta une autre de beurre, puis les colla ensemble c'Ă©tait "le briquet", la double tartine emportĂ©e chaque matin Ă la fosse. BientĂÂŽt, les quatre briquets furent en rang sur la table, rĂ©partis avec une sĂ©vĂšre justice, depuis le gros du pĂšre jusqu'au petit de Jeanlin. Catherine, qui paraissait toute Ă son mĂ©nage, devait pourtant rĂÂȘvasser aux histoires que Zacharie racontait sur le maĂtre-porion et la Pierronne, car elle entrebĂÂąilla la porte d'entrĂ©e et jeta un coup d'oeil dehors. Le vent soufflait toujours, des clartĂ©s plus nombreuses couraient sur les façades basses du coron, d'oĂÂč montait une vague trĂ©pidation de rĂ©veil. DĂ©jĂ des portes se refermaient, des files noires d'ouvriers s'Ă©loignaient dans la nuit. Etait-elle bĂÂȘte, de se refroidir, puisque le chargeur Ă l'accrochage dormait bien sĂ»r, en attendant d'aller prendre son service, Ă six heures! Et elle restait, elle regardait la maison, de l'autre cĂÂŽtĂ© des jardins. La porte s'ouvrit, sa curiositĂ© s'alluma. Mais ce ne pouvait ĂÂȘtre que la petite des Pierron, Lydie, qui partait pour la fosse. Un bruit sifflant de vapeur la fit se tourner. Elle ferma, se hĂÂąta de courir l'eau bouillait et se rĂ©pandait, Ă©teignant le feu. Il ne restait plus de cafĂ©, elle dut se contenter de passer l'eau sur le marc de la veille; puis, elle sucra dans la cafetiĂšre, avec de la cassonade. Justement, son pĂšre et ses deux frĂšres descendaient. - Fichtre! dĂ©clara Zacharie, quand il eut mis le nez dans son bol, en voilĂ un qui ne nous cassera pas la tĂÂȘte! Maheu haussa les Ă©paules d'un air rĂ©signĂ©. - Bah! c'est chaud, c'est bon tout de mĂÂȘme. Jeanlin avait ramassĂ© les miettes des tartines et trempait une soupe. AprĂšs avoir bu, Catherine acheva de vider la cafetiĂšre dans les gourdes de fer-blanc. Tous quatre, debout, mal Ă©clairĂ©s par la chandelle fumeuse, avalaient en hĂÂąte. - Y sommes-nous Ă la fin!! dit le pĂšre. On croirait qu'on a des rentes! Mais une voix vint de l'escalier, dont ils avaient laissĂ© la porte ouverte. C'Ă©tait la Maheude qui criait - Prenez tout le pain, j'ai un peu de vermicelle pour les enfants! - Oui, oui! rĂ©pondit Catherine. Elle avait recouvert le feu, en calant, sur un coin de la grille, un restant de soupe, que le grand-pĂšre trouverait chaude, lorsqu'il rentrerait Ă six heures. Chacun prit sa paire de sabots sous le buffet, se passa la ficelle de sa gourde Ă l'Ă©paule, et fourra son briquet dans son dos, entre la chemise et la veste. Et ils sortirent, les hommes devant, la fille derriĂšre, soufflant la chandelle, donnant un tour de clef. La maison redevint noire. - Tiens! nous filons ensemble, dit un homme qui refermait la porte de la maison voisine. C'Ă©tait Levaque, avec son fils BĂ©bert, un gamin de douze ans, grand ami de Jeanlin. Catherine, Ă©tonnĂ©e, Ă©touffa un rire, Ă l'oreille de Zacharie quoi donc? Bouteloup n'attendait mĂÂȘme plus que le mari fĂ»t parti! Maintenant, dans le coron, les lumiĂšres s'Ă©teignaient. Une derniĂšre porte claqua, tout dormait de nouveau, les femmes et les petits reprenaient leur somme, au fond des lits plus larges. Et, du village Ă©teint au Voreux qui soufflait, c'Ă©tait sous les rafales un lent dĂ©filĂ© d'ombres, le dĂ©part des charbonniers pour le travail, roulant des Ă©paules, embarrassĂ©s de leurs bras, qu'ils croisaient sur la poitrine; tandis que, derriĂšre, le briquet faisait Ă chacun une bosse. VĂÂȘtus de toile mince, ils grelottaient de froid, sans se hĂÂąter davantage, dĂ©bandĂ©s le long de la route, avec un piĂ©tinement de troupeau. I, III Etienne, descendu enfin du terri, venait d'entrer au Voreux; et les hommes auxquels il s'adressait, demandant s'il y avait du travail, hochaient la tĂÂȘte, lui disaient tous d'attendre le maĂtre-porion. On le laissait libre, au milieu des bĂÂątiments mal Ă©clairĂ©s, pleins de trous noirs, inquiĂ©tants avec la complication de leurs salles et de leurs Ă©tages. AprĂšs avoir montĂ© un escalier obscur Ă moitiĂ© dĂ©truit, il s'Ă©tait trouvĂ© sur une passerelle branlante, puis avait traversĂ© le hangar du criblage, plongĂ© dans une nuit si profonde, qu'il marchait les mains en avant, pour ne pas se heurter. Devant lui, brusquement, deux yeux jaunes, Ă©normes, trouĂšrent les tĂ©nĂšbres. Il Ă©tait sous le beffroi, dans la salle de recette, Ă la bouche mĂÂȘme du puits. Un porion, le pĂšre Richomme, un gros Ă figure de bon gendarme, barrĂ©e de moustaches grises, se dirigeait justement vers le bureau du receveur. - On n'a pas besoin d'un ouvrier ici, pour n'importe quel travail? demanda de nouveau Etienne. Richomme allait dire non; mais il se reprit et rĂ©pondit comme les autres, en s'Ă©loignant - Attendez monsieur Dansaert, le maĂtre-porion. Quatre lanternes Ă©taient plantĂ©es lĂ , et les rĂ©flecteurs, qui jetaient toute la lumiĂšre sur le puits, Ă©clairaient vivement les rampes de fer, les leviers des signaux et des verrous, les madriers des guides, oĂÂč glissaient les deux cages. Le reste, la vaste salle, pareille Ă une nef d'Ă©glise, se noyait, peuplĂ©e de grandes ombres flottantes. Seule, la lampisterie flambait au fond, tandis que, dans le bureau du receveur, une maigre lampe mettait comme une Ă©toile prĂšs de s'Ă©teindre. L'extraction venait d'ĂÂȘtre reprise; et, sur les dalles de fonte, c'Ă©tait un tonnerre continu, les berlines de charbon roulĂ©es sans cesse, les courses des moulineurs, dont on distinguait les longues Ă©chines penchĂ©es, dans le remuement de toutes ces choses noires et bruyantes qui s'agitaient. Un instant, Etienne resta immobile, assourdi, aveuglĂ©. Il Ă©tait glacĂ©, des courants d'air entraient de partout. Alors, il fit quelques pas, attirĂ© par la machine, dont il voyait maintenant luire les aciers et les cuivres. Elle se trouvait en arriĂšre du puits, Ă vingt-cinq mĂštres, dans une salle plus haute, et assise si carrĂ©ment sur son massif de briques, qu'elle marchait Ă toute vapeur, de toute sa force de quatre cents chevaux, sans que le mouvement de sa bielle Ă©norme, Ă©mergeant et plongeant, avec une douceur huilĂ©e, donnĂÂąt un frisson aux murs. Le machineur, debout Ă la barre de mise en train, Ă©coutait les sonneries des signaux, ne quittait pas des yeux le tableau indicateur, oĂÂč le puits Ă©tait figurĂ©, avec ses Ă©tages diffĂ©rents, par une rainure verticale, que parcouraient des plombs pendus Ă des ficelles, reprĂ©sentant les cages. Et, Ă chaque dĂ©part, quand la machine se remettait en branle, les bobines, les deux immenses roues de cinq mĂštres de rayon, aux moyeux desquels les deux cĂÂąbles d'acier s'enroulaient et se dĂ©roulaient en sens contraire, tournaient d'une telle vitesse, qu'elles n'Ă©taient plus qu'une poussiĂšre grise. - Attention donc! criĂšrent trois moulineurs, qui traĂnaient une Ă©chelle gigantesque. Etienne avait manquĂ© d'ĂÂȘtre Ă©crasĂ©. Ses yeux s'habituaient il regardait en l'air filer les cĂÂąbles, plus de trente mĂštres de ruban d'acier, qui montaient d'une volĂ©e dans le beffroi, oĂÂč ils passaient sur les molettes, pour descendre Ă pic dans le puits s'attacher aux cages d'extraction. Une charpente de fer, pareille Ă la haute charpente d'un clocher, portait les molettes. C'Ă©tait un glissement d'oiseau, sans un bruit, sans un heurt, la fuite rapide, le continuel va-et-vient d'un fil de poids Ă©norme, qui pouvait enlever jusqu'Ă douze mille kilogrammes, avec une vitesse de dix mĂštres Ă la seconde. - Attention donc, nom de Dieu! criĂšrent de nouveau les moulineurs, qui poussaient l'Ă©chelle de l'autre cĂÂŽtĂ©, pour visiter la molette de gauche. Lentement, Etienne revint Ă la recette. Ce vol gĂ©ant sur sa tĂÂȘte l'ahurissait. Et, grelottant dans les courants d'air, il regarda la manoeuvre des cages, les oreilles cassĂ©es par le roulement des berlines. PrĂšs du puits, le signal fonctionnait, un lourd marteau Ă levier, qu'une corde tirĂ©e du fond laissait tomber sur un billot. Un coup pour arrĂÂȘter, deux pour descendre, trois pour monter c'Ă©tait sans relĂÂąche comme des coups de massue dominant le tumulte, accompagnĂ©s d'une claire sonnerie de timbre; pendant que le moulineur, dirigeant la manoeuvre, augmentait encore le tapage, en criant des ordres au machineur, dans un porte-voix. Les cages, au milieu de ce branle-bas, apparaissaient et s'enfonçaient, se vidaient et se remplissaient, sans qu'Etienne comprĂt rien Ă ces besognes compliquĂ©es. Il ne comprenait bien qu'une chose le puits avalait des hommes par bouchĂ©es de vingt et de trente, et d'un coup de gosier si facile, qu'il semblait ne pas les sentir passer. DĂšs quatre heures, la descente des ouvriers commençait. Ils arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe Ă la main, attendant par petits groupes d'ĂÂȘtre en nombre suffisant. Sans un bruit, d'un jaillissement doux de bĂÂȘte nocturne, la cage de fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec ses quatre Ă©tages contenant chacun deux berlines pleines de charbon. Des moulineurs, aux diffĂ©rents paliers, sortaient les berlines, les remplaçaient par d'autres, vides ou chargĂ©es Ă l'avance des bois de taille. Et c'Ă©tait dans les berlines vides que s'empilaient les ouvriers, cinq par cinq, jusqu'Ă quarante d'un coup, lorsqu'ils tenaient toutes les cases. Un ordre partait du porte-voix, un beuglement sourd et indistinct, pendant qu'on tirait quatre fois la corde du signal d'en bas, "sonnant Ă la viande", pour prĂ©venir de ce chargement de chair humaine. Puis, aprĂšs un lĂ©ger sursaut, la cage plongeait silencieuse, tombait comme une pierre, ne laissait derriĂšre elle que la fuite vibrante du cĂÂąble. - C'est profond? demanda Etienne Ă un mineur, qui attendait prĂšs de lui, l'air somnolent. - Cinq cent cinquante-quatre mĂštres, rĂ©pondit l'homme. Mais il y a quatre accrochages au-dessus, le premier Ă trois cent vingt. Tous deux se turent, les yeux sur le cĂÂąble qui remontait. Etienne reprit - Et quand ça casse? - Ah! quand ça casse... Le mineur acheva d'un geste. Son tour Ă©tait arrivĂ©, la cage avait reparu, de son mouvement aisĂ© et sans fatigue. Il s'y accroupit avec des camarades, elle replongea, puis jaillit de nouveau au bout de quatre minutes Ă peine, pour engloutir une autre charge d'hommes. Pendant une demi-heure, le puits en dĂ©vora de la sorte, d'une gueule plus ou moins gloutonne, selon la profondeur de l'accrochage oĂÂč ils descendaient, mais sans un arrĂÂȘt, toujours affamĂ©, de boyaux gĂ©ants capables de digĂ©rer un peuple. Cela s'emplissait, s'emplissait encore, et les tĂ©nĂšbres restaient mortes, la cage montait du vide dans le mĂÂȘme silence vorace. Etienne, Ă la longue, fut repris du malaise qu'il avait Ă©prouvĂ© dĂ©jĂ sur le terri. Pourquoi s'entĂÂȘter? ce maĂtre-porion le congĂ©dierait comme les autres. Une peur vague le dĂ©cida brusquement il s'en alla, il ne s'arrĂÂȘta dehors que devant le bĂÂątiment des gĂ©nĂ©rateurs. La porte, grande ouverte, laissait voir sept chaudiĂšres Ă deux foyers. Au milieu de la buĂ©e blanche, dans le sifflement des fuites, un chauffeur Ă©tait occupĂ© Ă charger un des foyers, dont l'ardente fournaise se faisait sentir jusque sur le seuil; et le jeune homme, heureux d'avoir chaud, s'approchait, lorsqu'il rencontra une nouvelle bande de charbonniers, qui arrivait Ă la fosse. C'Ă©taient les Maheu et les Levaque. Quand il aperçut, en tĂÂȘte, Catherine avec son air doux de garçon, l'idĂ©e superstitieuse lui vint de risquer une derniĂšre demande. - Dites donc, camarade, on n'a pas besoin d'un ouvrier ici, pour n'importe quel travail? Elle le regarda, surprise, un peu effrayĂ©e de cette voix brusque qui sortait de l'ombre. Mais, derriĂšre elle, Maheu avait entendu, et il rĂ©pondit, il causa un instant. Non, on n'avait besoin de personne. Ce pauvre diable d'ouvrier, perdu sur les routes, l'intĂ©ressait. Lorsqu'il le quitta, il dit aux autres - Hein! on pourrait ĂÂȘtre comme ça... Faut pas se plaindre, tous n'ont pas du travail Ă crever. La bande entra et alla droit Ă la baraque, vaste salle grossiĂšrement crĂ©pie, entourĂ©e d'armoires que fermaient des cadenas. Au centre, une cheminĂ©e de fer, une sorte de poĂÂȘle sans porte, Ă©tait rouge, si bourrĂ©e de houille incandescente, que des morceaux craquaient et dĂ©boulaient sur la terre battue du sol. La salle ne se trouvait Ă©clairĂ©e que par ce brasier, dont les reflets sanglants dansaient le long des boiseries crasseuses, jusqu'au plafond sali d'une poussiĂšre noire. Comme les Maheu arrivaient, des rires Ă©clataient dans la grosse chaleur. Une trentaine d'ouvriers Ă©taient debout, le dos tournĂ© Ă la flamme, se rĂÂŽtissant d'un air de jouissance. Avant la descente, tous venaient ainsi prendre et emporter dans la peau un bon coup de feu, pour braver l'humiditĂ© du puits. Mais, ce matin-lĂ , on s'Ă©gayait davantage, on plaisantait la Mouquette, une herscheuse de dix-huit ans, bonne fille dont la gorge et le derriĂšre Ă©normes crevaient la veste et la culotte. Elle habitait RĂ©quillart avec son pĂšre, le vieux Mouque, palefrenier, et Mouquet son frĂšre, moulineur; seulement, les heures de travail n'Ă©tant pas les mĂÂȘmes, elle se rendait seule Ă la fosse; et, au milieu des blĂ©s en Ă©tĂ©, contre un mur en hiver, elle se donnait du plaisir, en compagnie de son amoureux de la semaine. Toute la mine y passait, une vraie tournĂ©e de camarades, sans autre consĂ©quence. Un jour qu'on lui reprochait un cloutier de Marchiennes, elle avait failli crever de colĂšre, criant qu'elle se respectait trop, qu'elle se couperait un bras, si quelqu'un pouvait se flatter de l'avoir vue avec un autre qu'un charbonnier. - Ce n'est donc plus le grand Chaval? disait un mineur en ricanant. T'as pris ce petiot-lĂ ? Mais lui faudrait une Ă©chelle!... Je vous ai aperçus derriĂšre RĂ©quillart. A preuve qu'il est montĂ© sur une borne. - AprĂšs? rĂ©pondait la Mouquette en belle humeur. Qu'est-ce que ça te fiche? On ne t'a pas appelĂ© pour que tu pousses. Et cette grossiĂšretĂ© bonne enfant redoublait les Ă©clats des hommes, qui enflaient leurs Ă©paules, Ă demi cuites par le poĂÂȘle; tandis que, secouĂ©e elle-mĂÂȘme de rires, elle promenait au milieu d'eux l'indĂ©cence de son costume, d'un comique troublant, avec ses bosses de chair, exagĂ©rĂ©es jusqu'Ă l'infirmitĂ©. Mais la gaietĂ© tomba, Mouquette racontait Ă Maheu que Fleurance, la grande Fleurance, ne viendrait plus on l'avait trouvĂ©e, la veille, raide sur son lit, les uns disaient d'un dĂ©crochement du coeur, les autres d'un litre de geniĂšvre bu trop vite. Et Maheu se dĂ©sespĂ©rait encore de la malchance, voilĂ qu'il perdait une de ses herscheuses, sans pouvoir la remplacer immĂ©diatement! Il travaillait au marchandage, ils Ă©taient quatre haveurs associĂ©s dans sa taille, lui, Zacharie, Levaque et Chaval. S'ils n'avaient plus que Catherine pour rouler, la besogne allait souffrir. Tout d'un coup, il cria - Tiens! et cet homme qui cherchait de l'ouvrage! Justement, Dansaert passait devant la baraque. Maheu lui conta l'histoire, demanda l'autorisation d'embaucher l'homme; et il insistait sur le dĂ©sir que tĂ©moignait la Compagnie de substituer aux herscheuses des garçons, comme Ă Anzin. Le maĂtre-porion eut d'abord un sourire, car le projet d'exclure les femmes du fond rĂ©pugnait d'ordinaire aux mineurs, qui s'inquiĂ©taient du placement de leurs filles, peu touchĂ©s de la question de moralitĂ© et d'hygiĂšne. Enfin, aprĂšs avoir hĂ©sitĂ©, il permit, mais en se rĂ©servant de faire ratifier sa dĂ©cision par M. NĂ©grel, l'ingĂ©nieur. - Ah bien! dĂ©clara Zacharie, il est loin, l'homme, s'il court toujours! - Non, dit Catherine, je l'ai vu s'arrĂÂȘter aux chaudiĂšres. - Va donc, fainĂ©ante! cria Maheu. La jeune fille s'Ă©lança, pendant qu'un flot de mineurs montaient au puits, cĂ©dant le feu Ă d'autres. Jeanlin, sans attendre son pĂšre, alla lui aussi prendre sa lampe, avec BĂ©bert, gros garçon naĂÂŻf, et Lydie, chĂ©tive fillette de dix ans. Partie devant eux, la Mouquette s'exclamait dans l'escalier noir, en les traitant de sales mioches et en menaçant de les gifler, s'ils la pinçaient. Etienne, dans le bĂÂątiment aux chaudiĂšres, causait en effet avec le chauffeur, qui chargeait les foyers de charbon. Il Ă©prouvait un grand froid, Ă l'idĂ©e de la nuit oĂÂč il lui fallait rentrer. Pourtant, il se dĂ©cidait Ă partir, lorsqu'il sentit une main se poser sur son Ă©paule. - Venez, dit Catherine, il y a quelque chose pour vous. D'abord, il ne comprit pas. Puis, il eut un Ă©lan de joie, il serra Ă©nergiquement les mains de la jeune fille. - Merci, camarade... Ah! vous ĂÂȘtes un bon bougre, par exemple! Elle se mit Ă rire, en le regardant dans la rouge lueur des foyers, qui les Ă©clairaient. Cela l'amusait, qu'il la prĂt pour un garçon, fluette encore, son chignon cachĂ© sous le bĂ©guin. Lui, riait aussi de contentement; et ils restĂšrent un instant tous deux Ă se rire Ă la face, les joues allumĂ©es. Maheu, dans la baraque, accroupi devant sa caisse, retirait ses sabots et ses gros bas de laine. Lorsque Etienne fut lĂ , on rĂ©gla tout en quatre paroles trente sous par jour, un travail fatigant, mais qu'il apprendrait vite. Le haveur lui conseilla de garder ses souliers, et il lui prĂÂȘta une vieille barrette, un chapeau de cuir destinĂ© Ă garantir le crĂÂąne, prĂ©caution que le pĂšre et les enfants dĂ©daignaient. Les outils furent sortis de la caisse, oĂÂč se trouvait justement la pelle de Fleurance. Puis, quand Maheu y eut enfermĂ© leurs sabots, leurs bas, ainsi que le paquet d'Etienne, il s'impatienta brusquement. - Que fait-il donc, cette rosse de Chaval? Encore quelque fille culbutĂ©e sur un tas de pierres!... Nous sommes en retard d'une demi-heure, aujourd'hui. Zacharie et Levaque se rĂÂŽtissaient tranquillement les Ă©paules. Le premier finit par dire - C'est Chaval que tu attends?... Il est arrivĂ© avant nous, il est descendu tout de suite. - Comment! tu sais ça et tu ne m'en dis rien!... Allons! allons! dĂ©pĂÂȘchons. Catherine, qui chauffait ses mains, dut suivre la bande. Etienne la laissa passer, monta derriĂšre elle. De nouveau, il voyageait dans un dĂ©dale d'escaliers et de couloirs obscurs, oĂÂč les pieds nus faisaient un bruit mou de vieux chaussons. Mais la lampisterie flamboya, une piĂšce vitrĂ©e, emplie de rĂÂąteliers qui alignaient par Ă©tages des centaines de lampes Davy, visitĂ©es, lavĂ©es de la veille, allumĂ©es comme des cierges au fond d'une chapelle ardente. Au guichet, chaque ouvrier prenait la sienne, poinçonnĂ©e Ă son chiffre; puis, il l'examinait, la fermait lui-mĂÂȘme; pendant que le marqueur, assis Ă une table, inscrivait sur le registre l'heure de la descente. Il fallut que Maheu intervĂnt pour la lampe de son nouveau herscheur. Et il y avait encore une prĂ©caution, les ouvriers dĂ©filaient devant un vĂ©rificateur, qui s'assurait si toutes les lampes Ă©taient bien fermĂ©es. - Fichtre! il ne fait pas chaud ici, murmura Catherine grelottante. Etienne se contenta de hocher la tĂÂȘte. Il se retrouvait devant le puits, au milieu de la vaste salle, balayĂ©e de courants d'air. Certes, il se croyait brave, et pourtant une Ă©motion dĂ©sagrĂ©able le serrait Ă la gorge, dans le tonnerre des berlines, les coups sourds des signaux, le beuglement Ă©touffĂ© du porte-voix, en face du vol continu de ces cĂÂąbles, dĂ©roulĂ©s et enroulĂ©s Ă toute vapeur par les bobines de la machine. Les cages montaient, descendaient avec leur glissement de bĂÂȘte de nuit, engouffraient toujours des hommes, que la gueule du trou semblait boire. C'Ă©tait son tour maintenant, il avait trĂšs froid, il gardait un silence nerveux, qui faisait ricaner Zacharie et Levaque; car tous deux dĂ©sapprouvaient l'embauchage de cet inconnu, Levaque surtout, blessĂ© de n'avoir pas Ă©tĂ© consultĂ©. Aussi Catherine fut-elle heureuse d'entendre son pĂšre expliquer les choses au jeune homme. - Regardez, au-dessus de la cage, il y a un parachute, des crampons de fer qui s'enfoncent dans les guides, en cas de rupture. Ca fonctionne, oh! pas toujours... Oui, le puits est divisĂ© en trois compartiments, fermĂ©s par des planches, du haut en bas au milieu les cages, Ă gauche le goyot des Ă©chelles... Mais il s'interrompit pour gronder, sans se permettre de trop hausser la voix - Qu'est-ce que nous fichons lĂ , nom de Dieu! Est-il permis de nous faire geler de la sorte! Le porion Richomme, qui allait descendre lui aussi, sa lampe Ă feu libre fixĂ©e par un clou dans le cuir de sa barrette, l'entendit se plaindre. - MĂ©fie-toi, gare aux oreilles! murmura-t-il paternellement, en vieux mineur restĂ© bon pour les camarades. Faut bien que les manoeuvres se fassent... Tiens! nous y, sommes, embarque avec ton monde. La cage, en effet, garnie de bandes de tĂÂŽle et d'un grillage Ă petites mailles, les attendait, d'aplomb sur les verrous. Maheu, Zacharie, Levaque, Catherine se glissĂšrent dans une berline du fond; et, comme ils devaient y tenir cinq, Etienne y entra Ă son tour; mais les bonnes places Ă©taient prises, il lui fallut se tasser prĂšs de la jeune fille, dont un coude lui labourait le ventre. Sa lampe l'embarrassait, on lui conseilla de l'accrocher Ă une boutonniĂšre de sa veste. Il n'entendit pas, la garda maladroitement Ă la main. L'embarquement continuait, dessus et dessous, un enfournement confus de bĂ©tail. On ne pouvait donc partir, que se passait-il? Il lui semblait s'impatienter depuis de longues minutes. Enfin, une secousse l'Ă©branla, et tout sombra; les objets autour de lui s'envolĂšrent, tandis qu'il Ă©prouvait un vertige anxieux de chute, qui lui tirait les entrailles. Cela dura tant qu'il fut au jour, franchissant les deux Ă©tages des recettes, au milieu de la fuite tournoyante des charpentes. Puis, tombĂ© dans le noir de la fosse, il resta Ă©tourdi, n'ayant plus la perception nette de ses sensations. - Nous voilĂ partis, dit paisiblement Maheu. Tous Ă©taient Ă l'aise. Lui, par moments, se demandait s'il descendait ou s'il montait. Il y avait comme des immobilitĂ©s, quand la cage filait droit, sans toucher aux guides; et de brusques trĂ©pidations se produisaient ensuite, une sorte de dansement dans les madriers, qui lui donnait la peur d'une catastrophe. Du reste, il ne pouvait distinguer les parois du puits, derriĂšre le grillage oĂÂč il collait sa face. Les lampes Ă©clairaient mal le tassement des corps, Ă ses pieds. Seule, la lampe Ă feu libre du porion, dans la berline voisine, brillait comme un phare. - Celui-ci a quatre mĂštres de diamĂštre, continuait Maheu, pour l'instruire. Le cuvelage aurait bon besoin d'ĂÂȘtre refait, car l'eau filtre de tous cĂÂŽtĂ©s... Tenez! nous arrivons au niveau, entendez-vous? Etienne se demandait justement quel Ă©tait ce bruit d'averse. Quelques grosses gouttes avaient d'abord sonnĂ© sur le toit de la cage, comme au dĂ©but d'une ondĂ©e; et, maintenant, la pluie augmentait, ruisselait, se changeait en un vĂ©ritable dĂ©luge. Sans doute, la toiture Ă©tait trouĂ©e, car un filet d'eau, coulant sur son Ă©paule, le trempait jusqu'Ă la chair. Le froid devenait glacial, on enfonçait dans une humiditĂ© noire, lorsqu'on traversa un rapide Ă©blouissement, la vision d'une caverne oĂÂč des hommes s'agitaient, Ă la lueur d'un Ă©clair. DĂ©jĂ , on retombait au nĂ©ant. Maheu disait - C'est le premier accrochage. Nous sommes Ă trois cent vingt mĂštres. Regardez la vitesse. Levant sa lampe, il Ă©claira un madrier des guides, qui filait ainsi qu'un rail sous un train lancĂ© Ă toute vapeur; et, au-delĂ , on ne voyait toujours rien. Trois autres accrochages passĂšrent, dans un envolement de clartĂ©s. La pluie assourdissante battait les tĂ©nĂšbres. - Comme c'est profond! murmura Etienne. Cette chute devait durer depuis des heures. Il souffrait de la fausse position qu'il avait prise, n'osant bouger, torturĂ© surtout par le coude de Catherine. Elle ne prononçait pas un mot, il la sentait seulement contre lui, qui le rĂ©chauffait. Lorsque la cage, enfin, s'arrĂÂȘta au fond, Ă cinq cent cinquante-quatre mĂštres, il s'Ă©tonna d'apprendre que la descente avait durĂ© juste une minute. Mais le bruit des verrous qui se fixaient, la sensation sous lui de cette soliditĂ©, l'Ă©gaya brusquement; et ce fut en plaisantant qu'il tutoya Catherine. - Qu'as-tu sous la peau, Ă ĂÂȘtre chaud comme ça?... J'ai ton coude dans le ventre, bien sĂ»r. Alors, elle Ă©clata aussi. Etait-il bĂÂȘte, de la prendre encore pour un garçon! Il avait donc les yeux bouchĂ©s? - C'est dans l'oeil que tu l'as, mon coude, rĂ©pondit-elle, au milieu d'une tempĂÂȘte de rires, que le jeune homme, surpris, ne s'expliqua point. La cage se vidait, les ouvriers traversĂšrent la salle de l'accrochage, une salle taillĂ©e dans le roc, voĂ»tĂ©e en maçonnerie, et que trois grosses lampes Ă feu libre Ă©clairaient. Sur les dalles de fonte, les chargeurs roulaient violemment des berlines pleines. Une odeur de cave suintait des murs, une fraĂcheur salpĂÂȘtrĂ©e oĂÂč passaient des souffles chauds, venus de l'Ă©curie voisine. Quatre galeries s'ouvraient lĂ , bĂ©antes. - Par ici, dit Maheu Ă Etienne. Vous n'y ĂÂȘtes pas, nous avons Ă faire deux bons kilomĂštres. Les ouvriers se sĂ©paraient, se perdaient par groupes, au fond de ces trous noirs. Une quinzaine venaient de s'engager dans celui de gauche; et Etienne marchait le dernier, derriĂšre Maheu, que prĂ©cĂ©daient Catherine, Zacharie et Levaque. C'Ă©tait une belle galerie de roulage, Ă travers banc, et d'un roc si solide, qu'elle avait eu besoin seulement d'ĂÂȘtre muraillĂ©e en partie. Un par un, ils allaient, ils allaient toujours, sans une parole, avec les petites flammes des lampes. Le jeune homme butait Ă chaque pas, s'embarrassait les pieds dans les rails. Depuis un instant, un bruit sourd l'inquiĂ©tait, le bruit lointain d'un orage dont la violence semblait croĂtre et venir des entrailles de la terre. Etait-ce le tonnerre d'un Ă©boulement, Ă©crasant sur leurs tĂÂȘtes la masse Ă©norme qui les sĂ©parait du jour? Une clartĂ© perça la nuit, il sentit trembler le roc; et, lorsqu'il se fut rangĂ© le long du mur, comme les camarades, il vit passer contre sa face un gros cheval blanc, attelĂ© Ă un train de berlines. Sur la premiĂšre, tenant les guides, BĂ©bert Ă©tait assis; tandis que Jeanlin, les poings appuyĂ©s au bord de la derniĂšre, courait pieds nus. On se remit en marche. Plus loin, un carrefour se prĂ©senta, deux nouvelles galeries s'ouvraient, et la bande s'y divisa encore, les ouvriers se rĂ©partissaient peu Ă peu dans tous les chantiers de la mine. Maintenant, la galerie de roulage Ă©tait boisĂ©e, des Ă©tais de chĂÂȘne soutenaient le toit, faisaient Ă la roche Ă©bouleuse une chemise de charpente, derriĂšre laquelle on apercevait les lames des schistes, Ă©tincelants de mica, et la masse grossiĂšre des grĂšs, ternes et rugueux. Des trains de berlines pleines ou vides passaient continuellement, se croisaient, avec leur tonnerre emportĂ© dans l'ombre par des bĂÂȘtes vagues, au trot de fantĂÂŽme. Sur la double voie d'un garage, un long serpent noir dormait, un train arrĂÂȘtĂ©, dont le cheval s'Ă©broua, si noyĂ© de nuit, que sa croupe confuse Ă©tait comme un bloc tombĂ© de la voĂ»te. Des portes d'aĂ©rage battaient, se refermaient lentement. Et, Ă mesure qu'on avançait, la galerie devenait plus Ă©troite, plus basse, inĂ©gale de toit, forçant les Ă©chines Ă se plier sans cesse. Etienne, rudement, se heurta la tĂÂȘte. Sans la barrette de cuir, il avait le crĂÂąne fendu. Pourtant, il suivait avec attention, devant lui, les moindres gestes de Maheu, dont la silhouette sombre se dĂ©tachait sur la lueur des lampes. Pas un des ouvriers ne se cognait, ils devaient connaĂtre chaque bosse, noeud des bois ou renflement de la roche. Le jeune homme souffrait aussi du sol glissant, qui se trempait de plus en plus. Par moments, il traversait de vĂ©ritables mares, que le gĂÂąchis boueux des pieds rĂ©vĂ©lait seul. Mais ce qui l'Ă©tonnait surtout, c'Ă©taient les brusques changements de tempĂ©rature. En bas du puits, il faisait trĂšs frais, et dans la galerie de roulage, par oĂÂč passait tout l'air de la mine, soufflait un vent glacĂ©, dont la violence tournait Ă la tempĂÂȘte, entre les muraillements Ă©troits. Ensuite, Ă mesure qu'on s'enfonçait dans les autres voies, qui recevaient seulement leur part disputĂ©e d'aĂ©rage, le vent tombait, la chaleur croissait, une chaleur suffocante, d'une pesanteur de plomb. Maheu n'avait plus ouvert la bouche. Il prit Ă droite une nouvelle galerie, en disant simplement Ă Etienne, sans se tourner - La veine Guillaume. C'Ă©tait la veine oĂÂč se trouvait leur taille. DĂšs les premiĂšres enjambĂ©es, Etienne se meurtrit de la tĂÂȘte et des coudes. Le toit en pente descendait si bas que, sur des longueurs de vingt et trente mĂštres, il devait marcher cassĂ© en deux. L'eau arrivait aux chevilles. On fit ainsi deux cents mĂštres; et, tout d'un coup, il vit disparaĂtre Levaque, Zacharie et Catherine, qui semblaient s'ĂÂȘtre envolĂ©s par une fissure mince, ouverte devant lui. - Il faut monter, reprit Maheu. Pendez votre lampe Ă une boutonniĂšre, et accrochez-vous aux bois. Lui-mĂÂȘme disparut. Etienne dut le suivre. Cette cheminĂ©e, laissĂ©e dans la veine, Ă©tait rĂ©servĂ©e aux mineurs et desservait toutes les voies secondaires. Elle avait l'Ă©paisseur de la couche de charbon, Ă peine soixante centimĂštres. Heureusement, le jeune homme Ă©tait mince, car, maladroit encore, il s'y hissait avec une dĂ©pense inutile de muscles, aplatissant les Ă©paules et les hanches, avançant Ă la force des poignets, cramponnĂ© aux bois. Quinze mĂštres plus haut, on rencontra la premiĂšre voie secondaire; mais il fallut continuer, la taille de Maheu et consorts Ă©tait la sixiĂšme voie, dans l'enfer, ainsi qu'ils disaient; et, de quinze mĂštres en quinze mĂštres, les voies se superposaient, la montĂ©e n'en finissait plus, Ă travers cette fente qui raclait le dos et la poitrine. Etienne rĂÂąlait, comme si le poids des roches lui eĂ»t broyĂ© les membres, les mains arrachĂ©es, les jambes meurtries, manquant d'air surtout, au point de sentir le sang lui crever la peau. Vaguement, dans une voie, il aperçut deux bĂÂȘtes accroupies, une petite, une grosse, qui poussaient des berlines c'Ă©taient Lydie et la Mouquette, dĂ©jĂ au travail. Et il lui restait Ă grimper la hauteur de deux tailles! La sueur l'aveuglait, il dĂ©sespĂ©rait de rattraper les autres, dont il entendait les membres agiles frĂÂŽler le roc d'un long glissement. - Courage, ça y est! dit la voix de Catherine. Mais, comme il arrivait en effet, une autre voix cria du fond de la taille - Eh bien! quoi donc? est-ce qu'on se fout du monde...? J'ai deux kilomĂštres Ă faire de Montsou, et je suis lĂ le premier! C'Ă©tait Chaval, un grand maigre de vingt-cinq ans, osseux, les traits forts, qui se fĂÂąchait d'avoir attendu. Lorsqu'il aperçut Etienne, il demanda, avec une surprise de mĂ©pris - Qu'est-ce que c'est que ça? Et, Maheu lui ayant contĂ© l'histoire, il ajouta entre les dents - Alors, les garçons mangent le pain des filles! Les deux hommes Ă©changĂšrent un regard, allumĂ© d'une de ces haines d'instinct qui flambent subitement. Etienne avait senti l'injure, sans comprendre encore. Un silence rĂ©gna, tous se mettaient au travail. C'Ă©taient enfin les veines peu Ă peu emplies, les tailles en activitĂ©, Ă chaque Ă©tage, au bout de chaque voie. Le puits dĂ©vorateur avait avalĂ© sa ration quotidienne d'hommes, prĂšs de sept cents ouvriers, qui besognaient Ă cette heure dans cette fourmiliĂšre gĂ©ante, trouant la terre de toutes parts, la criblant ainsi qu'un vieux bois piquĂ© des vers. Et, au milieu du silence lourd, de l'Ă©crasement des couches profondes, on aurait pu, l'oreille collĂ©e Ă la roche, entendre le branle de ces insectes humains en marche, depuis le vol du cĂÂąble qui montait et descendait la cage d'extraction, jusqu'Ă la morsure des outils entamant la houille, au fond des chantiers d'abattage. Etienne, en se tournant, se trouva de nouveau serrĂ© contre Catherine. Mais, cette fois, il devina les rondeurs naissantes de la gorge, il comprit tout d'un coup cette tiĂ©deur qui l'avait pĂ©nĂ©trĂ©. - Tu es donc une fille? murmura-t-il, stupĂ©fait. Elle rĂ©pondit de son air gai, sans rougeur - Mais oui... Vrai! tu y as mis le temps! I, IV Les quatre haveurs venaient de s'allonger les uns au-dessus des autres, sur toute la montĂ©e du front de taille. SĂ©parĂ©s par les planches Ă crochets qui retenaient le charbon abattu, ils occupaient chacun quatre mĂštres environ de la veine; et cette veine Ă©tait si mince, Ă©paisse Ă peine en cet endroit de cinquante centimĂštres, qu'ils se trouvaient lĂ comme aplatis entre le toit et le mur, se traĂnant des genoux et des coudes, ne pouvant se retourner sans se meurtrir les Ă©paules. Ils devaient, pour attaquer la houille, rester couchĂ©s sur le flanc, le cou tordu, les bras levĂ©s et brandissant de biais la rivelaine, le pic Ă manche court. En bas, il y avait d'abord Zacharie; Levaque et Chaval s'Ă©tageaient au-dessus; et, tout en haut enfin, Ă©tait Maheu. Chacun havait le lit de schiste, qu'il creusait Ă coups de rivelaine; puis, il pratiquait deux entailles verticales dans la couche, et il dĂ©tachait le bloc, en enfonçant un coin de fer, Ă la partie supĂ©rieure. La houille Ă©tait grasse, le bloc se brisait, roulait en morceaux le long du ventre et des cuisses. Quand ces morceaux, retenus par la planche, s'Ă©taient amassĂ©s sous eux, les haveurs disparaissaient, murĂ©s dans l'Ă©troite fente. C'Ă©tait Maheu qui souffrait le plus. En haut, la tempĂ©rature montait jusqu'Ă trente-cinq degrĂ©s, l'air ne circulait pas, l'Ă©touffement Ă la longue devenait mortel. Il avait dĂ», pour voir clair, fixer sa lampe Ă un clou, prĂšs de sa tĂÂȘte; et cette lampe, qui chauffait son crĂÂąne, achevait de lui brĂ»ler le sang. Mais son supplice s'aggravait surtout de l'humiditĂ©. La roche, au-dessus de lui, Ă quelques centimĂštres de son visage, ruisselait d'eau, de grosses gouttes continues et rapides, tombant sur une sorte de rythme entĂÂȘtĂ©, toujours Ă la mĂÂȘme place. Il avait beau tordre le cou, renverser la nuque elles battaient sa face, s'Ă©crasaient, claquaient sans relĂÂąche. Au bout d'un quart d'heure, il Ă©tait trempĂ©, couvert de sueur lui-mĂÂȘme, fumant d'une chaude buĂ©e de lessive. Ce matin-lĂ , une goutte, s'acharnant dans son oeil, le faisait jurer. Il ne voulait pas lĂÂącher son havage, il donnait de grands coups, qui le secouaient violemment entre les deux roches, ainsi qu'un puceron pris entre deux feuillets d'un livre, sous la menace d'un aplatissement complet. Pas une parole n'Ă©tait Ă©changĂ©e. Ils tapaient tous, on n'entendait que ces coups irrĂ©guliers, voilĂ©s et comme lointains. Les bruits prenaient une sonoritĂ© rauque, sans un Ă©cho dans l'air mort. Et il semblait que les tĂ©nĂšbres fussent d'un noir inconnu, Ă©paissi par les poussiĂšres volantes du charbon, alourdi par des gaz qui pesaient sur les yeux. Les mĂšches des lampes, sous leurs chapeaux de toile mĂ©tallique, n'y mettaient que des points rougeĂÂątres. On ne distinguait rien, la taille s'ouvrait, montait ainsi qu'une large cheminĂ©e, plate et oblique, oĂÂč la suie de dix hivers aurait amassĂ© une nuit profonde. Des formes spectrales s'y agitaient, les lueurs perdues laissaient entrevoir une rondeur de hanche, un bras noueux, une tĂÂȘte violente, barbouillĂ©e comme pour un crime. Parfois, en se dĂ©tachant, luisaient des blocs de houille, des pans et des arĂÂȘtes, brusquement allumĂ©s d'un reflet de cristal. Puis, tout retombait au noir, les rivelaines tapaient Ă grands coups sourds, il n'y avait plus que le halĂštement des poitrines, le grognement de gĂÂȘne et de fatigue, sous la pesanteur de l'air et la pluie des sources. Zacharie, les bras mous d'une noce de la veille, lĂÂącha vite la besogne en prĂ©textant la nĂ©cessitĂ© de boiser, ce qui lui permettait de s'oublier Ă siffler doucement, les yeux vagues dans l'ombre. DerriĂšre les haveurs, prĂšs de trois mĂštres de la veine restaient vides, sans qu'ils eussent encore pris la prĂ©caution de soutenir la roche, insoucieux du danger et avares de leur temps. - Eh! l'aristo! cria le jeune homme Ă Etienne, passe-moi des bois. Etienne, qui apprenait de Catherine Ă manoeuvrer sa pelle, dut monter des bois dans la taille. Il y en avait de la veille une petite provision. Chaque matin, d'habitude, on les descendait tout coupĂ©s sur la mesure de la couche. - DĂ©pĂÂȘche-toi donc, sacrĂ©e flemme! reprit Zacharie, en voyant le nouveau herscheur se hisser gauchement au milieu du charbon, les bras embarrassĂ©s de quatre morceaux de chĂÂȘne. Il faisait, avec son pic une entaille dans le toit, puis une autre dans le mur; et il y calait les deux bouts du bois, qui Ă©tayait ainsi la roche. L'aprĂšs-midi, les ouvriers de la coupe Ă terre prenaient les dĂ©blais laissĂ©s au fond de la galerie par les haveurs, et remblayaient les tranchĂ©es exploitĂ©es de la veine, oĂÂč ils noyaient les bois, en ne mĂ©nageant que la voie infĂ©rieure et la voie supĂ©rieure, pour le roulage. Maheu cessa de geindre. Enfin, il avait dĂ©tachĂ© son bloc. Il essuya sur sa manche son visage ruisselant, il s'inquiĂ©ta de ce que Zacharie Ă©tait montĂ© faire derriĂšre lui. - Laisse donc ça, dit-il. Nous verrons aprĂšs dĂ©jeuner... Vaut mieux abattre, si nous voulons avoir notre compte de berlines. - C'est que, rĂ©pondit le jeune homme, ça baisse. Regarde, il y a une gerçure. J'ai peur que ça n'Ă©boule. Mais le pĂšre haussa les Ă©paules. Ah! ouiche! Ă©bouler! Et puis, ce ne serait pas la premiĂšre fois, on s'en tirerait tout de mĂÂȘme. Il finit par se fĂÂącher, il renvoya son fils au front de taille. Tous, du reste, se dĂ©tiraient. Levaque, restĂ© sur le dos, jurait en examinant son pouce gauche, que la chute d'un grĂšs venait d'Ă©corcher au sang. Chaval, furieusement, enlevait sa chemise, se mettait le torse nu, pour avoir moins chaud. Ils Ă©taient dĂ©jĂ noirs de charbon, enduits d'une poussiĂšre fine que la sueur dĂ©layait, faisait couler en ruisseaux et en mares. Et Maheu recommença le premier Ă taper, plus bas, la tĂÂȘte au ras de la roche. Maintenant, la goutte lui tombait sur le front, si obstinĂ©e, qu'il croyait la sentir lui percer d'un trou les os du crĂÂąne. - Il ne faut pas faire attention, expliquait Catherine Ă Etienne. Ils gueulent toujours. Et elle reprit sa leçon, en fille obligeante. Chaque berline chargĂ©e arrivait au jour telle qu'elle partait de la taille, marquĂ©e d'un jeton spĂ©cial pour que le receveur pĂ»t la mettre au compte du chantier. Aussi devait-on avoir grand soin de l'emplir et de ne prendre que le charbon propre autrement, elle Ă©tait refusĂ©e Ă la recette. Le jeune homme, dont les yeux s'habituaient Ă l'obscuritĂ©, la regardait, blanche encore, avec son teint de chlorose; et il n'aurait pu dire son ĂÂąge, il lui donnait douze ans, tellement elle lui semblait frĂÂȘle. Pourtant, il la sentait plus vieille, d'une libertĂ© de garçon, d'une effronterie naĂÂŻve, qui le gĂÂȘnait un peu elle ne lui plaisait pas, il trouvait trop gamine sa tĂÂȘte blafarde de Pierrot, serrĂ©e aux tempes par le bĂ©guin. Mais ce qui l'Ă©tonnait, c'Ă©tait la force de cette enfant, une force nerveuse oĂÂč il entrait beaucoup d'adresse. Elle emplissait sa berline plus vite que lui, Ă petits coups de pelle rĂ©guliers et rapides; elle la poussait ensuite jusqu'au plan inclinĂ©, d'une seule poussĂ©e lente, sans accrocs, passant Ă l'aise sous les roches basses. Lui, se massacrait, dĂ©raillait, restait en dĂ©tresse. A la vĂ©ritĂ©, ce n'Ă©tait point un chemin commode. Il y avait une soixantaine de mĂštres, de la taille au plan inclinĂ©; et la voie, que les mineurs de la coupe Ă terre n'avaient pas encore Ă©largie, Ă©tait un vĂ©ritable boyau, de toit trĂšs inĂ©gal, renflĂ© de continuelles bosses Ă certaines places, la berline chargĂ©e passait tout juste, le herscheur devait s'aplatir, pousser sur les genoux, pour ne pas se fendre la tĂÂȘte. D'ailleurs, les bois pliaient et cassaient dĂ©jĂ . On les voyait, rompus au milieu, en longues dĂ©chirures pĂÂąles, ainsi que des bĂ©quilles trop faibles. Il fallait prendre garde de s'Ă©corcher Ă ces cassures; et, sous le lent Ă©crasement qui faisait Ă©clater des rondins de chĂÂȘne gros comme la cuisse, on se coulait Ă plat ventre, avec la sourde inquiĂ©tude d'entendre brusquement craquer son dos. - Encore! dit Catherine en riant. La berline d'Etienne venait de dĂ©railler, au passage le plus difficile. Il n'arrivait point Ă rouler droit, sur ces rails qui se faussaient dans la terre humide; et il jurait, il s'emportait, se battait rageusement avec les roues, qu'il ne pouvait, malgrĂ© des efforts exagĂ©rĂ©s, remettre en place. - Attends donc, reprit la jeune fille. Si tu te fĂÂąches, jamais ça ne marchera. Adroitement, elle s'Ă©tait glissĂ©e, avait enfoncĂ© Ă reculons le derriĂšre sous la berline; et, d'une pesĂ©e des reins, elle la soulevait et la replaçait. Le poids Ă©tait de sept cents kilogrammes. Lui, surpris, honteux, bĂ©gayait des excuses. Il fallut qu'elle lui montrĂÂąt Ă Ă©carter les jambes, Ă s'arc-bouter les pieds contre les bois, des deux cĂÂŽtĂ©s de la galerie, pour se donner des points d'appui solides. Le corps devait ĂÂȘtre penchĂ©, les bras raidis, de façon Ă pousser de tous les muscles, des Ă©paules et des hanches. Pendant un voyage, il la suivit, la regarda filer, la croupe tendue, les poings si bas, qu'elle semblait trotter Ă quatre pattes, ainsi qu'une de ces bĂÂȘtes naines qui travaillent dans les cirques. Elle suait, haletait, craquait des jointures, mais sans une plainte, avec l'indiffĂ©rence de l'habitude, comme si la commune misĂšre Ă©tait pour tous de vivre ainsi ployĂ©. Et il ne parvenait pas Ă en faire autant, ses souliers le gĂÂȘnaient, son corps se brisait, Ă marcher de la sorte, la tĂÂȘte basse. Au bout de quelques minutes, cette position devenait un supplice, une angoisse intolĂ©rable, si pĂ©nible, qu'il se mettait un instant Ă genoux, pour se redresser et respirer. Puis, au plan inclinĂ©, c'Ă©tait une corvĂ©e nouvelle. Elle lui apprit Ă emballer vivement sa berline. En haut et en bas de ce plan, qui desservait toutes les tailles, d'un accrochage Ă un autre, se trouvait un galibot, le freineur en haut, le receveur en bas. Ces vauriens de douze Ă quinze ans se criaient des mots abominables; et, pour les avertir, il fallait en hurler de plus violents. Alors, dĂšs qu'il y avait une berline vide Ă remonter, le receveur donnait le signal, la herscheuse emballait sa berline pleine, dont le poids faisait monter l'autre, quand le freineur desserrait son frein. En bas, dans la galerie du fond, se formaient les trains que les chevaux roulaient jusqu'au puits. - OhĂ©! sacrĂ©es rosses! criait Catherine dans le plan, entiĂšrement boisĂ©, long d'une centaine de mĂštres, qui rĂ©sonnait comme un porte-voix gigantesque. Les galibots devaient se reposer, car ils ne rĂ©pondaient ni l'un ni l'autre. A tous les Ă©tages, le roulage s'arrĂÂȘta. Une voix grĂÂȘle de fillette finit par dire - Y en a un sur la Mouquette, bien sĂ»r! Des rires Ă©normes grondĂšrent, les herscheuses de toute la veine se tenaient le ventre. - Qui est-ce? demanda Etienne Ă Catherine. Cette derniĂšre lui nomma la petite Lydie, une galopine qui en savait plus long et qui poussait sa berline aussi raide qu'une femme, malgrĂ© ses bras de poupĂ©e. Quant Ă la Mouquette, elle Ă©tait bien capable d'ĂÂȘtre avec les deux galibots Ă la fois. Mais la voix du receveur monta, criant d'emballer. Sans doute, un porion passait en bas. Le roulage reprit aux neuf Ă©tages, on n'entendit plus que les appels rĂ©guliers des galibots et que l'Ă©brouement des herscheuses arrivant au plan, fumantes comme des juments trop chargĂ©es. C'Ă©tait le coup de la bestialitĂ© qui soufflait dans la fosse, le dĂ©sir subit du mĂÂąle, lorsqu'un mineur rencontrait une de ces filles Ă quatre pattes, les reins en l'air, crevant de ses hanches sa culotte de garçon. Et, Ă chaque voyage, Etienne retrouvait au fond l'Ă©touffement de la taille, la cadence sourde et brisĂ©e des rivelaines, les grands soupirs douloureux des haveurs s'obstinant Ă leur besogne. Tous les quatre s'Ă©taient mis nus, confondus dans la houille, trempĂ©s d'une boue noire jusqu'au bĂ©guin. Un moment, il avait fallu dĂ©gager Maheu qui rĂÂąlait, ĂÂŽter les planches pour faire glisser le charbon sur la voie. Zacharie et Levaque s'emportaient contre la veine, qui devenait dure, disaient-ils, ce qui allait rendre les conditions de leur marchandage dĂ©sastreuses. Chaval se tournait, restait un instant sur le dos, Ă injurier Etienne, dont la prĂ©sence, dĂ©cidĂ©ment, l'exaspĂ©rait. - EspĂšce de couleuvre! ça n'a pas la force d'une fille!... Et veux-tu remplir ta berline! Hein? c'est pour mĂ©nager tes bras... Nom de Dieu! je te retiens les dix sous, si tu nous en fais refuser une! Le jeune homme Ă©vitait de rĂ©pondre, trop heureux jusque-lĂ d'avoir trouvĂ© ce travail de bagne, acceptant la brutale hiĂ©rarchie du manoeuvre et du maĂtre ouvrier. Mais il n'allait plus, les pieds en sang, les membres tordus de crampes atroces, le tronc serrĂ© dans une ceinture de fer. Heureusement, il Ă©tait dix heures, le chantier se dĂ©cida Ă dĂ©jeuner. Maheu avait une montre qu'il ne regarda mĂÂȘme pas. Au fond de cette nuit sans astres, jamais il ne se trompait de cinq minutes. Tous remirent leur chemise et leur veste. Puis, descendus de la taille, ils s'accroupirent, les coudes aux flancs, les fesses sur leurs talons, dans cette posture si habituelle aux mineurs, qu'ils la gardent mĂÂȘme hors de la mine, sans Ă©prouver le besoin d'un pavĂ© ou d'une poutre pour s'asseoir. Et chacun, ayant sorti son briquet, mordait gravement Ă l'Ă©paisse tranche, en lĂÂąchant de rares paroles sur le travail de la matinĂ©e. Catherine, demeurĂ©e debout, finit par rejoindre Etienne, qui s'Ă©tait allongĂ© plus loin, en travers des rails, le dos contre les bois. Il y avait lĂ une place Ă peu prĂšs sĂšche. - Tu ne manges pas? demanda-t-elle, la bouche pleine, son briquet Ă la main. Puis, elle se rappela ce garçon errant dans la nuit, sans un sou, sans un morceau de pain peut-ĂÂȘtre. - Veux-tu partager avec moi? Et, comme il refusait, en jurant qu'il n'avait pas faim, la voix tremblante du dĂ©chirement de son estomac, elle continua gaiement - Ah! si tu es dĂ©goĂ»tĂ©!... Mais, tiens! je n'ai mordu que de ce cĂÂŽtĂ©-ci, je vais te donner celui-lĂ . DĂ©jĂ , elle avait rompu les tartines en deux. Le jeune homme, prenant sa moitiĂ©, se retint pour ne pas la dĂ©vorer d'un coup; et il posait les bras sur ses cuisses, afin qu'elle n'en vĂt point le frĂ©missement. De son air tranquille de bon camarade, elle venait de se coucher prĂšs de lui, Ă plat ventre, le menton dans une main, mangeant de l'autre avec lenteur. Leurs lampes, entre eux, les Ă©clairaient. Catherine le regarda un moment en silence. Elle devait le trouver joli, avec son visage fin et ses moustaches noires. Vaguement, elle souriait de plaisir. - Alors, tu es machineur, et on t'a renvoyĂ© de ton chemin de fer... Pourquoi? - Parce que j'avais giflĂ© mon chef. Elle demeura stupĂ©faite, bouleversĂ©e dans ses idĂ©es hĂ©rĂ©ditaires de subordination, d'obĂ©issance passive. - Je dois dire que j'avais bu, continua-t-il, et quand je bois, cela me rend fou, je me mangerais et je mangerais les autres... Oui, je ne peux pas avaler deux petits verres, sans avoir le besoin de manger un homme... Ensuite, je suis malade pendant deux jours. - Il ne faut pas boire, dit-elle sĂ©rieusement. - Ah! n'aie pas peur, je me connais! Et il hochait la tĂÂȘte, il avait une haine de l'eau-de-vie, la haine du dernier enfant d'une race d'ivrognes, qui souffrait dans sa chair de toute cette ascendance trempĂ©e et dĂ©traquĂ©e d'alcool, au point que la moindre goutte en Ă©tait devenue pour lui un poison. - C'est Ă cause de maman que ça m'ennuie d'avoir Ă©tĂ© mis Ă la rue, dit-il aprĂšs avoir avalĂ© une bouchĂ©e. Maman n'est pas heureuse, et je lui envoyais de temps Ă autre une piĂšce de cent sous. - OĂÂč est-elle donc, ta mĂšre? - A Paris... Blanchisseuse, rue de la Goutte-d'Or. Il y eut un silence. Quand il pensait Ă ces choses, un vacillement pĂÂąlissait ses yeux noirs, la courte angoisse de la lĂ©sion dont il couvait l'inconnu, dans sa belle santĂ© de jeunesse. Un instant, il resta les regards noyĂ©s au fond des tĂ©nĂšbres de la mine; et, Ă cette profondeur, sous le poids et l'Ă©touffement de la terre, il revoyait son enfance, sa mĂšre jolie encore et vaillante, lĂÂąchĂ©e par son pĂšre, puis reprise aprĂšs s'ĂÂȘtre mariĂ©e Ă un autre, vivant entre les deux hommes qui la mangeaient, roulant avec eux au ruisseau, dans le vin, dans l'ordure. C'Ă©tait lĂ -bas, il se rappelait la rue, des dĂ©tails lui revenaient le linge sale au milieu de la boutique, et des ivresses qui empuantissaient la maison, et des gifles Ă casser les mĂÂąchoires. - Maintenant, reprit-il d'une voix lente, ce n'est pas avec trente sous que je pourrai lui faire, des cadeaux... Elle va crever de misĂšre, c'est sĂ»r. Il eut un haussement d'Ă©paules dĂ©sespĂ©rĂ©, il mordit de nouveau dans sa tartine. - Veux-tu boire? demanda Catherine qui dĂ©bouchait sa gourde. Oh! c'est du cafĂ©, ça ne te fera pas de mal... On Ă©touffe, quand on avale comme ça. Mais il refusa c'Ă©tait bien assez de lui avoir pris la moitiĂ© de son pain. Pourtant, elle insistait d'un air de bon coeur, elle finit par dire - Eh bien! je bois avant toi, puisque tu es si poli... Seulement, tu ne peux plus refuser Ă prĂ©sent, ce serait vilain. Et elle lui tendit sa gourde. Elle s'Ă©tait relevĂ©e sur les genoux, il la voyait tout prĂšs de lui, Ă©clairĂ©e par les deux lampes. Pourquoi donc l'avait-il trouvĂ©e laide? Maintenant qu'elle Ă©tait noire, la face poudrĂ©e de charbon fin, elle lui semblait d'un charme singulier. Dans ce visage envahi d'ombre, les dents de la bouche trop grande Ă©clataient de blancheur, les yeux s'Ă©largissaient, luisaient avec un reflet verdĂÂątre, pareils Ă des yeux de chatte. Une mĂšche des cheveux roux, qui s'Ă©tait Ă©chappĂ©e du bĂ©guin, lui chatouillait l'oreille et la faisait rire. Elle ne paraissait plus si jeune, elle pouvait bien avoir quatorze ans tout de mĂÂȘme. - Pour te faire plaisir, dit-il, en buvant et en lui rendant la gourde. Elle avala une seconde gorgĂ©e, le força Ă en prendre une aussi, voulant partager, disait-elle; et ce goulot mince, qui allait d'une bouche Ă l'autre, les amusait. Lui, brusquement, s'Ă©tait demandĂ© s'il ne devait pas la saisir dans ses bras, pour la baiser sur les lĂšvres. Elle avait de grosses lĂšvres d'un rose pĂÂąle, avivĂ©es par le charbon, qui le tourmentaient d'une envie croissante. Mais il n'osait pas, intimidĂ© devant elle, n'ayant eu Ă Lille que des filles, et de l'espĂšce la plus basse, ignorant comment on devait s'y prendre avec une ouvriĂšre encore dans sa famille. - Tu dois avoir quatorze ans alors? demanda-t-il, aprĂšs s'ĂÂȘtre remis Ă son pain. Elle s'Ă©tonna, se fĂÂącha presque. - Comment! quatorze! mais j'en ai quinze!... C'est vrai, je ne suis pas grosse. Les filles, chez nous, ne poussent guĂšre vite. Il continua Ă la questionner, elle disait tout, sans effronterie ni honte. Du reste, elle n'ignorait rien de l'homme ni de la femme, bien qu'il la sentĂt vierge de corps, et vierge enfant, retardĂ©e dans la maturitĂ© de son sexe par le milieu de mauvais air et de fatigue oĂÂč elle vivait. Quand il revint sur la Mouquette, pour l'embarrasser, elle conta des histoires Ă©pouvantables, la voix paisible, trĂšs Ă©gayĂ©e. Ah! celle-lĂ en faisait de belles! Et, comme il dĂ©sirait savoir si elle-mĂÂȘme n'avait pas d'amoureux, elle rĂ©pondit en plaisantant qu'elle ne voulait pas contrarier sa mĂšre, mais que cela arriverait forcĂ©ment un jour. Ses Ă©paules s'Ă©taient courbĂ©es, elle grelottait un peu dans le froid de ses vĂÂȘtements trempĂ©s de sueur, la mine rĂ©signĂ©e et douce, prĂÂȘte Ă subir les choses et les hommes. - C'est qu'on en trouve, des amoureux, quand on vit tous ensemble, n'est-ce pas? - Bien sĂ»r. - Et puis, ça ne fait du mal Ă personne... On ne dit rien au curĂ©. - Oh! le curĂ©, je m'en fiche!... Mais il y a l'Homme noir. - Comment, l'Homme noir? - Le vieux mineur qui revient dans la fosse et qui tord le cou aux vilaines filles. Il la regardait, craignant qu'elle ne se moquĂÂąt de lui. - Tu crois Ă ces bĂÂȘtises, tu ne sais donc rien? - Si fait, moi, je sais lire et Ă©crire... Ca rend service chez nous, car du temps de papa et de maman, on n'apprenait pas. Elle Ă©tait dĂ©cidĂ©ment trĂšs gentille. Quand elle aurait fini sa tartine, il la prendrait et la baiserait sur ses grosses lĂšvres roses. C'Ă©tait une rĂ©solution de timide, une pensĂ©e de violence qui Ă©tranglait sa voix. Ces vĂÂȘtements de garçon, cette veste et cette culotte sur cette chair de fille, l'excitaient et le gĂÂȘnaient. Lui, avait avalĂ© sa derniĂšre bouchĂ©e. Il but Ă la gourde, la lui rendit pour qu'elle la vidĂÂąt. Maintenant, le moment d'agir Ă©tait venu, et il jetait un coup d'oeil inquiet vers les mineurs, au fond, lorsqu'une ombre boucha la galerie. Depuis un instant, Chaval, debout, les regardait de loin. Il s'avança, s'assura que Maheu ne pouvait le voir; et, comme Catherine Ă©tait restĂ©e Ă terre, sur son sĂ©ant, il l'empoigna par les Ă©paules, lui renversa la tĂÂȘte, lui Ă©crasa la bouche sous un baiser brutal, tranquillement, en affectant de ne pas se prĂ©occuper d'Etienne. Il y avait, dans ce baiser, une prise de possession, une sorte de dĂ©cision jalouse. Cependant, la jeune fille s'Ă©tait rĂ©voltĂ©e. - Laisse-moi, entends-tu! Il lui maintenait la tĂÂȘte, il la regardait au fond des yeux. Ses moustaches et sa barbiche rouges flambaient dans son visage noir, au grand nez en bec d'aigle. Et il la lĂÂącha enfin, et il s'en alla, sans dire un mot. Un frisson avait glacĂ© Etienne. C'Ă©tait stupide d'avoir attendu. Certes, non, Ă prĂ©sent, il ne l'embrasserait pas, car elle croirait peut-ĂÂȘtre qu'il voulait faire comme l'autre. Dans sa vanitĂ© blessĂ©e, il Ă©prouvait un vĂ©ritable dĂ©sespoir. - Pourquoi as-tu menti? dit-il Ă voix basse. C'est ton amoureux. - Mais non, je te jure! cria-t-elle. Il n'y a pas ça entre nous. Des fois, il veut rire... MĂÂȘme qu'il n'est pas d'ici, voilĂ six mois qu'il est arrivĂ© du Pas-de-Calais. Tous deux s'Ă©taient levĂ©s, on allait se remettre au travail. Quand elle le vit si froid, elle parut chagrine. Sans doute, elle le trouvait plus joli que l'autre, elle l'aurait prĂ©fĂ©rĂ© peut-ĂÂȘtre. L'idĂ©e d'une amabilitĂ©, d'une consolation la tracassait; et, comme le jeune homme, Ă©tonnĂ©, examinait sa lampe qui brĂ»lait bleue, avec une large collerette pale, elle tenta au moins de le distraire. - Viens, que je te montre quelque chose, murmura-t-elle d'un air de bonne amitiĂ©. Lorsqu'elle l'eut menĂ© au fond de la taille, elle lui fit remarquer une crevasse, dans la houille. Un lĂ©ger bouillonnement s'en Ă©chappait, un petit bruit, pareil Ă un sifflement d'oiseau. - Mets ta main, tu sens le vent... C'est du grisou. Il resta surpris. Ce n'Ă©tait que ça, cette terrible chose qui faisait tout sauter? Elle riait, elle disait qu'il y en avait beaucoup ce jour-lĂ , pour que la flamme des lampes fĂ»t si bleue. - Quand vous aurez fini de bavarder, fainĂ©ants! cria la rude voix de Maheu. Catherine et Etienne se hĂÂątĂšrent de remplir leurs berlines et les poussĂšrent au plan inclinĂ©, l'Ă©chine raidie, rampant sous le toit bossuĂ© de la voie. DĂšs le second voyage, la sueur les inondait et leurs os craquaient de nouveau. Dans la taille, le travail des haveurs avait repris. Souvent, ils abrĂ©geaient le dĂ©jeuner, pour ne pas se refroidir; et leurs briquets, mangĂ©s aussi loin du soleil, avec une voracitĂ© muette, leur chargeaient de plomb l'estomac. AllongĂ©s sur le flanc, ils tapaient plus fort, ils n'avaient que l'idĂ©e fixe de complĂ©ter un gros nombre de berlines. Tout disparaissait dans cette rage du gain disputĂ© si rudement. Ils cessaient de sentir l'eau qui ruisselait et enflait leurs membres, les crampes des attitudes forcĂ©es, l'Ă©touffement des tĂ©nĂšbres, oĂÂč ils blĂÂȘmissaient ainsi que des plantes mises en cave. Pourtant, Ă mesure que la journĂ©e s'avançait, l'air s'empoisonnait davantage, se chauffait de la fumĂ©e des lampes, de la pestilence des haleines, de l'asphyxie du grisou, gĂÂȘnant sur les yeux comme des toiles d'araignĂ©e, et que devait seul balayer l'aĂ©rage de la nuit. Eux, au fond de leur trou de taupe, sous le poids de la terre, n'ayant plus de souffle dans leurs poitrines embrasĂ©es, tapaient toujours. I, V Maheu, sans regarder Ă sa montre laissĂ©e dans sa veste, s'arrĂÂȘta et dit - BientĂÂŽt une heure... Zacharie, est-ce fait? Le jeune homme boisait depuis un instant. Au milieu de sa besogne, il Ă©tait restĂ© sur le dos, les yeux vagues, rĂÂȘvassant aux parties de crosse qu'il avait faites la veille. Il s'Ă©veilla, il rĂ©pondit - Oui, ça suffira, on verra demain. Et il retourna prendre sa place Ă la taille. Levaque et Chaval, eux aussi, lĂÂąchaient la rivelaine. Il y eut un repos. Tous s'essuyaient le visage sur leurs bras nus, en regardant la roche du toit, dont les masses schisteuses se fendillaient. Ils ne causaient guĂšre que de leur travail. - Encore une chance, murmura Chaval, d'ĂÂȘtre tombĂ© sur des terres qui dĂ©boulent!... Ils n'ont pas tenu compte de ça, dans le marchandage. - Des filous! grogna Levaque. Ils ne cherchent qu'Ă nous foutre dedans. Zacharie se mit Ă rire. Il se fichait du travail et du reste, mais ça l'amusait d'entendre empoigner la Compagnie. De son air placide, Maheu expliqua que la nature des terrains changeait tous les vingt mĂštres. Il fallait ĂÂȘtre juste, on ne pouvait rien prĂ©voir. Puis, les deux autres continuant Ă dĂ©blatĂ©rer contre les chefs, il devint inquiet, il regarda autour de lui. - Chut! en voilĂ assez! - Tu as raison, dit Levaque, qui baissa Ă©galement la voix. C'est malsain. Une obsession des mouchards les hantait, mĂÂȘme Ă cette profondeur, comme si la houille des actionnaires, encore dans la veine, avait eu des oreilles. - N'empĂÂȘche, ajouta trĂšs haut Chaval d'un air de dĂ©fi, que si ce cochon de Dansaert me parle sur le ton de l'autre jour, je lui colle une brique dans le ventre... Je ne l'empĂÂȘche pas, moi, de se payer les blondes qui ont la peau fine. Cette fois, Zacharie Ă©clata. Les amours du maĂtre-porion et de la Pierronne Ă©taient la continuelle plaisanterie de la fosse. Catherine elle-mĂÂȘme, appuyĂ©e sur sa pelle, en bas de la taille, se tint les cĂÂŽtes et mit d'une phrase Etienne au courant; tandis que Maheu se fĂÂąchait, pris d'une peur qu'il ne cachait plus. - Hein? tu vas te taire!... Attends d'ĂÂȘtre tout seul, si tu veux qu'il t'arrive du mal. Il parlait encore, lorsqu'un bruit de pas vint de la galerie supĂ©rieure. Presque aussitĂÂŽt, l'ingĂ©nieur de la fosse, le petit NĂ©grel, comme les ouvriers le nommaient entre eux, parut en haut de la taille, accompagnĂ© de Dansaert, le maĂtre-porion. - Quand je le disais! murmura Maheu. Il y en a toujours lĂ , qui sortent de la terre. Paul NĂ©grel, neveu de M. Hennebeau, Ă©tait un garçon de vingt-six ans, mince et joli, avec des cheveux frisĂ©s et des moustaches brunes. Son nez pointu, ses yeux vifs, lui donnaient un air de furet aimable, d'une intelligence sceptique, qui se changeait en une autoritĂ© cassante, dans ses rapports avec les ouvriers. Il Ă©tait vĂÂȘtu comme eux, barbouillĂ© comme eux de charbon; et, pour les rĂ©duire au respect, il montrait un courage Ă se casser les os, passant par les endroits les plus difficiles, toujours le premier sous les Ă©boulements et dans les coups de grisou. - Nous y sommes, n'est-ce pas? Dansaert, demanda-t-il. Le maĂtre-porion, un Belge Ă face Ă©paisse, au gros nez sensuel, rĂ©pondit avec une politesse exagĂ©rĂ©e - Oui, monsieur NĂ©grel... Voici l'homme qu'on a embauchĂ© ce matin. Tous deux s'Ă©taient laissĂ©s glisser au milieu de la taille. On fit monter Etienne. L'ingĂ©nieur leva sa lampe, le regarda, sans le questionner. - C'est bon, dit-il enfin. Je n'aime guĂšre qu'on ramasse des inconnus sur les routes... Surtout, ne recommencez pas. Et il n'Ă©couta point les explications qu'on lui donnait, les nĂ©cessitĂ©s du travail, le dĂ©sir de remplacer les femmes par des garçons, pour le roulage. Il s'Ă©tait mis Ă Ă©tudier le toit, pendant que les haveurs reprenaient leurs rivelaines. Tout d'un coup, il s'Ă©cria - Dites donc, Maheu, est-ce que vous vous fichez du monde!... Vous allez tous y rester, nom d'un chien! - Oh! c'est solide, rĂ©pondit tranquillement l'ouvrier. - Comment! solide!... Mais la roche tasse dĂ©jĂ , et vous plantez des bois Ă plus de deux mĂštres, d'un air de regret! Ah! vous ĂÂȘtes bien tous les mĂÂȘmes, vous vous laisseriez aplatir le crĂÂąne, plutĂÂŽt que de lĂÂącher la veine, pour mettre au boisage le temps voulu!... Je vous prie de m'Ă©tayer ça sur-le-champ. Doublez les bois, entendez-vous! Et, devant le mauvais vouloir des mineurs qui discutaient, en disant qu'ils Ă©taient bons juges de leur sĂ©curitĂ©, il s'emporta. - Allons donc! quand vous aurez la tĂÂȘte broyĂ©e, est-ce que c'est vous qui en supporterez les consĂ©quences? Pas du tout! ce sera la Compagnie, qui devra vous faire des pensions, Ă vous ou Ă vos femmes... Je vous rĂ©pĂšte qu'on vous connaĂt pour avoir deux berlines de plus le soir, vous donneriez vos peaux. Maheu, malgrĂ© la colĂšre dont il Ă©tait peu Ă peu gagnĂ©, dit encore posĂ©ment - Si l'on nous payait assez, nous boiserions mieux. L'ingĂ©nieur haussa les Ă©paules, sans rĂ©pondre. Il avait achevĂ© de descendre le long de la taille, il conclut seulement d'en bas - Il vous reste une heure, mettez-vous tous Ă la besogne; et je vous avertis que le chantier a trois francs d'amende. Un sourd grognement des haveurs accueillit ces paroles. La force de la hiĂ©rarchie les retenait seule, cette hiĂ©rarchie militaire qui, du galibot au maĂtre-porion, les courbait les uns sous les autres. Chaval et Levaque pourtant eurent un geste furieux, tandis que Maheu les modĂ©rait du regard et que Zacharie haussait gouailleusement les Ă©paules. Mais Etienne Ă©tait peut-ĂÂȘtre le plus frĂ©missant. Depuis qu'il se trouvait au fond de cet enfer, une rĂ©volte lente le soulevait. Il regarda Catherine rĂ©signĂ©e, l'Ă©chine basse. Etait-ce possible qu'on se tuĂÂąt Ă une si dure besogne dans ces tĂ©nĂšbres mortelles, et qu'on n'y gagnĂÂąt mĂÂȘme pas les quelques sous du pain quotidien? Cependant NĂ©grel s'en allait avec Dansaert, qui s'Ă©tait contentĂ© d'approuver d'un mouvement continu de la tĂÂȘte. Et leurs voix, de nouveau, s'Ă©levĂšrent ils venaient de s'arrĂÂȘter encore, ils examinaient le boisage de la galerie, dont les haveurs avaient l'entretien sur une longueur de dix mĂštres, en arriĂšre de la taille. - Quand je vous dis qu'ils se fichent du monde! criait l'ingĂ©nieur. Et vous, nom d'un chien! vous ne surveillez donc pas? - Mais si, mais si, balbutiait le maĂtre-porion. On est las de leur rĂ©pĂ©ter les choses. NĂ©grel appela violemment - Maheu! Maheu! Tous descendirent. Il continuait - Voyez ça, est-ce que ça tient?... C'est bĂÂąti comme quatre sous. VoilĂ un chapeau que les moutons ne portent dĂ©jĂ plus, tellement on l'a posĂ© Ă la hĂÂąte... Pardi! je comprends que le raccommodage nous coĂ»te si cher. N'est-ce pas? Pourvu que ça dure tant que vous en avez la responsabilitĂ©! Et puis tout casse, et la Compagnie est forcĂ©e d'avoir une armĂ©e de raccommodeurs... Regardez un peu lĂ -bas, c'est un vrai massacre. Chaval voulut parler, mais il le fit taire. - Non, je sais ce que vous allez dire encore. Qu'on vous paie davantage, hein? Eh bien! je vous prĂ©viens que vous forcerez la Direction Ă faire une chose oui, on vous paiera le boisage Ă part, et l'on rĂ©duira proportionnellement le prix de la berline. Nous verrons si vous y gagnerez... En attendant, reboisez-moi ça tout de suite. Je passerai demain. Et, dans le saisissement causĂ© par sa menace, il s'Ă©loigna. Dansaert, si humble devant lui, resta en arriĂšre quelques secondes, pour dire brutalement aux ouvriers - Vous me faites empoigner, vous autres... Ce n'est pas trois francs d'amende que je vous flanquerai, moi! Prenez garde! Alors, quand il fut parti, Maheu Ă©clata Ă son tour. - Nom de Dieu! ce qui n'est pas juste n'est pas juste. Moi, j'aime qu'on soit calme, parce que c'est la seule façon de s'entendre; mais, Ă la fin, ils vous rendraient enragĂ©s... Avez-vous entendu? La berline baissĂ©e, et le boisage Ă part! encore une façon de nous payer moins!... Nom de Dieu de nom de Dieu! Il cherchait quelqu'un sur qui tomber, lorsqu'il aperçut Catherine et Etienne, les bras ballants. - Voulez-vous bien me donner des bois! Est-ce que ça vous regarde?... Je vas vous allonger mon pied quelque part. Etienne alla se charger, sans rancune de cette rudesse, si furieux lui-mĂÂȘme contre les chefs, qu'il trouvait les mineurs trop bons enfants. Du reste, Levaque et Chaval s'Ă©taient soulagĂ©s en gros mots. Tous, mĂÂȘme Zacharie, boisaient rageusement. Pendant prĂšs d'une demi-heure, on n'entendit que le craquement des bois, calĂ©s Ă coups de masse. Ils n'ouvraient plus la bouche, ils soufflaient, s'exaspĂ©raient contre la roche, qu'ils auraient bousculĂ©e et remontĂ©e d'un renfoncement d'Ă©paules, s'ils l'avaient pu. - En voilĂ assez! dit enfin Maheu, brisĂ© de colĂšre et de fatigue. Une heure et demie... Ah! une propre journĂ©e, nous n'aurons pas cinquante sous!... Je m'en vais, ça me dĂ©goĂ»te. Bien qu'il y eĂ»t encore une demi-heure de travail, il se rhabilla. Les autres l'imitĂšrent. La vue seule de la taille les jetait hors d'eux. Comme la herscheuse s'Ă©tait remise au roulage, ils l'appelĂšrent en s'irritant de son zĂšle si le charbon avait des pieds, il sortirait tout seul. Et les six, leurs outils sous le bras, partirent, ayant Ă refaire les deux kilomĂštres, retournant au puits par la route du matin. Dans la cheminĂ©e, Catherine et Etienne s'attardĂšrent, tandis que les haveurs glissaient jusqu'en bas. C'Ă©tait une rencontre, la petite Lydie, arrĂÂȘtĂ©e au milieu d'une voie pour les laisser passer, et qui leur racontait une disparition de la Mouquette, prise d'un tel saignement de nez, que depuis une heure elle Ă©tait allĂ©e se tremper la figure quelque part, on ne savait pas oĂÂč. Puis, quand ils la quittĂšrent, l'enfant poussa de nouveau sa berline, Ă©reintĂ©e, boueuse, raidissant ses bras et ses jambes d'insecte, pareille Ă une maigre fourmi noire en lutte contre un fardeau trop lourd. Eux, dĂ©valaient sur le dos, aplatissaient leurs Ă©paules, de peur de s'arracher la peau du front; et ils filaient si raide, le long de la roche polie par tous les derriĂšres des chantiers, qu'ils devaient, de temps Ă autre, se retenir aux bois, pour que leurs fesses ne prissent pas feu, disaient-ils en plaisantant. En bas, ils se trouvĂšrent seuls. Des Ă©toiles rouges disparaissaient au loin, Ă un coude de la galerie. Leur gaietĂ© tomba, ils se mirent en marche d'un pas lourd de fatigue, elle devant, lui derriĂšre. Les lampes charbonnaient, il la voyait Ă peine, noyĂ©e d'une sorte de brouillard fumeux; et l'idĂ©e qu'elle Ă©tait une fille lui causait un malaise, parce qu'il se sentait bĂÂȘte de ne pas l'embrasser, et que le souvenir de l'autre l'en empĂÂȘchait. AssurĂ©ment, elle lui avait menti l'autre Ă©tait son amant, ils couchaient ensemble sur tous les tas d'escaillage, car elle avait dĂ©jĂ le dĂ©hanchement d'une gueuse. Sans raison, il la boudait, comme si elle l'eĂ»t trompĂ©. Elle pourtant, Ă chaque minute, se tournait, l'avertissait d'un obstacle, semblait l'inviter Ă ĂÂȘtre aimable. On Ă©tait si perdu, on aurait si bien pu rire en bons amis! Enfin, ils dĂ©bouchĂšrent dans la galerie de roulage, ce fut pour lui un soulagement Ă l'indĂ©cision dont il souffrait; tandis qu'elle, une derniĂšre fois, eut un regard attristĂ©, le regret d'un bonheur qu'ils ne retrouveraient plus. Maintenant, autour d'eux, la vie souterraine grondait, avec le continuel passage des porions, le va-et-vient des trains, emportĂ©s au trot des chevaux. Sans cesse, des lampes Ă©toilaient la nuit. Ils devaient s'effacer contre la roche, laisser la voie Ă des ombres d'hommes et de bĂÂȘtes, dont ils recevaient l'haleine au visage. Jeanlin, courant pieds nus derriĂšre son train, leur cria une mĂ©chancetĂ© qu'ils n'entendirent pas, dans le tonnerre des roues. Ils allaient toujours, elle silencieuse Ă prĂ©sent, lui ne reconnaissant pas les carrefours ni les rues du matin, s'imaginant qu'elle le perdait de plus en plus sous la terre; et ce dont il souffrait surtout, c'Ă©tait du froid, un froid grandissant qui l'avait pris au sortir de la taille, et qui le faisait grelotter davantage, Ă mesure qu'il se rapprochait du puits. Entre les muraillements Ă©troits, la colonne d'air soufflait de nouveau en tempĂÂȘte. Ils dĂ©sespĂ©raient d'arriver jamais, lorsque, brusquement, ils se trouvĂšrent dans la salle de l'accrochage. Chaval leur jeta un regard oblique, la bouche froncĂ©e de mĂ©fiance. Les autres Ă©taient lĂ , en sueur, dans le courant glacĂ©, muets comme lui, ravalant des grondements de colĂšre. Ils arrivaient trop tĂÂŽt, on refusait de les remonter avant une demi-heure, d'autant plus qu'on faisait des manoeuvres compliquĂ©es, pour la descente d'un cheval. Les chargeurs emballaient encore des berlines, avec un bruit assourdissant de ferrailles remuĂ©es, et les cages s'envolaient, disparaissaient dans la pluie battante qui tombait du trou noir. En bas, le bougnou, un puisard de dix mĂštres, empli de ce ruissellement, exhalait lui aussi son humiditĂ© vaseuse. Des hommes tournaient sans cesse autour du puits, tiraient les cordes des signaux, pesaient sur les bras des leviers, au milieu de cette poussiĂšre d'eau dont leurs vĂÂȘtements se trempaient. La clartĂ© rougeĂÂątre des trois lampes Ă feu libre, dĂ©coupant de grandes ombres mouvantes, donnait Ă cette salle souterraine un air de caverne scĂ©lĂ©rate, quelque forge de bandits, voisine d'un torrent. Maheu tenta un dernier effort. Il s'approcha de Pierron, qui avait pris son service Ă six heures. - Voyons, tu peux bien nous laisser monter. Mais le chargeur, un beau garçon, aux membres forts et au visage doux, refusa d'un geste effrayĂ©. - Impossible, demande au porion... On me mettrait Ă l'amende. De nouveaux grondements furent Ă©touffĂ©s. Catherine se pencha, dit Ă l'oreille d'Etienne - Viens donc voir l'Ă©curie. C'est lĂ qu'il fait bon! Et ils durent s'Ă©chapper sans ĂÂȘtre vus, car il Ă©tait dĂ©fendu d'y aller. Elle se trouvait Ă gauche, au bout d'une courte galerie. Longue de vingt-cinq mĂštres, haute de quatre, taillĂ©e dans le roc et voĂ»tĂ©e en briques, elle pouvait contenir vingt chevaux. Il y faisait bon en effet, une bonne chaleur de bĂÂȘtes vivantes, une bonne odeur de litiĂšre fraĂche, tenue proprement. L'unique lampe avait une lueur calme de veilleuse. Des chevaux au repos tournaient la tĂÂȘte, avec leurs gros yeux d'enfants, puis se remettaient Ă leur avoine, sans hĂÂąte, en travailleurs gras et bien portants, aimĂ©s de tout le monde. Mais, comme Catherine lisait Ă voix haute les noms, sur les plaques de zinc, au-dessus des mangeoires, elle eut un lĂ©ger cri, en voyant un corps se dresser brusquement devant elle. C'Ă©tait la Mouquette, effarĂ©e, qui sortait d'un tas de paille, oĂÂč elle dormait. Le lundi, lorsqu'elle Ă©tait trop lasse des farces du dimanche, elle se donnait un violent coup de poing sur le nez, quittait sa taille sous le prĂ©texte d'aller chercher de l'eau, et venait s'enfouir lĂ , avec les bĂÂȘtes, dans la litiĂšre chaude. Son pĂšre, d'une grande faiblesse pour elle, la tolĂ©rait, au risque d'avoir des ennuis. Justement, le pĂšre Mouque entra, court, chauve, ravagĂ©, mais restĂ© gros quand mĂÂȘme, ce qui Ă©tait rare chez un ancien mineur de cinquante ans. Depuis qu'on en avait fait un palefrenier, il chiquait Ă un tel point, que ses gencives saignaient dans sa bouche noire. En apercevant les deux autres avec sa fille, il se fĂÂącha. - Qu'est-ce que vous fichez lĂ , tous? Allons, houp! bougresses qui m'amenez un homme ici!... C'est propre de venir faire vos saletĂ©s dans ma paille. Mouquette trouvait ça drĂÂŽle, se tenait le ventre. Mais Etienne, gĂÂȘnĂ©, s'en alla, tandis que Catherine lui souriait. Comme tous trois retournaient Ă l'accrochage, BĂ©bert et Jeanlin y arrivaient aussi, avec un train de berlines. Il y eut un arrĂÂȘt pour la manoeuvre des cages, et la jeune fille s'approcha de leur cheval, le caressa de la main, en parlant de lui Ă son compagnon. C'Ă©tait Bataille, le doyen de la mine, un cheval blanc qui avait dix ans de fond. Depuis dix ans, il vivait dans ce trou, occupant le mĂÂȘme coin de l'Ă©curie, faisant la mĂÂȘme tĂÂąche le long des galeries noires, sans avoir jamais revu le jour. TrĂšs gras, le poil luisant, l'air bonhomme, il semblait y couler une existence de sage, Ă l'abri des malheurs de lĂ -haut. Du reste, dans les tĂ©nĂšbres, il Ă©tait devenu d'une grande malignitĂ©. La voie oĂÂč il travaillait avait fini par lui ĂÂȘtre si familiĂšre, qu'il poussait de la tĂÂȘte les portes d'aĂ©rage, et qu'il se baissait, afin de ne pas se cogner, aux endroits trop bas. Sans doute aussi il comptait ses tours, car lorsqu'il avait fait le nombre rĂ©glementaire de voyages, il refusait d'en recommencer un autre, on devait le reconduire Ă sa mangeoire. Maintenant, l'ĂÂąge venait, ses yeux de chat se voilaient parfois d'une mĂ©lancolie. Peut-ĂÂȘtre revoyait-il vaguement, au fond de ses rĂÂȘvasseries obscures, le moulin oĂÂč il Ă©tait nĂ©, prĂšs de Marchiennes, un moulin plantĂ© sur le bord de la Scarpe, entourĂ© de larges verdures, toujours Ă©ventĂ© par le vent. Quelque chose brĂ»lait en l'air, une lampe Ă©norme, dont le souvenir exact Ă©chappait Ă sa mĂ©moire de bĂÂȘte. Et il restait la tĂÂȘte basse, tremblant sur ses vieux pieds, faisant d'inutiles efforts pour se rappeler le soleil. Cependant, les manoeuvres continuaient dans le puits, le marteau des signaux avait tapĂ© quatre coups, on descendait le cheval; et c'Ă©tait toujours une Ă©motion, car il arrivait parfois que la bĂÂȘte, saisie d'une telle Ă©pouvante, dĂ©barquait morte. En haut, liĂ© dans un filet, il se dĂ©battait Ă©perdument; puis, dĂšs qu'il sentait le sol manquer sous lui, il restait comme pĂ©trifiĂ©, il disparaissait sans un frĂ©missement de la peau, l'oeil agrandi et fixe. Celui-ci Ă©tant trop gros pour passer entre les guides, on avait dĂ», en l'accrochant au-dessous de la cage, lui rabattre et lui attacher la tĂÂȘte sur le flanc. La descente dura prĂšs de trois minutes, on ralentissait la machine par prĂ©caution. Aussi, en bas, l'Ă©motion grandissait-elle. Quoi donc? Est-ce qu'on allait le laisser en route, pendu dans le noir? Enfin, il parut, avec son immobilitĂ© de pierre, son oeil fixe, dilatĂ© de terreur. C'Ă©tait un cheval bai, de trois ans Ă peine, nommĂ© Trompette. - Attention! criait le pĂšre Mouque, chargĂ© de le recevoir. Amenez-le, ne le dĂ©tachez pas encore. BientĂÂŽt, Trompette fut couchĂ© sur les dalles de fonte, comme une masse. Il ne bougeait toujours pas, il semblait dans le cauchemar de ce trou obscur, infini, de cette salle profonde, retentissante de vacarme. On commençait Ă le dĂ©lier, lorsque Bataille, dĂ©telĂ© depuis un instant, s'approcha, allongea le cou pour flairer ce compagnon, qui tombait ainsi de la terre. Les ouvriers Ă©largirent le cercle en plaisantant. Eh bien! quelle bonne odeur lui trouvait-il? Mais Bataille s'animait, sourd aux moqueries. Il lui trouvait sans doute la bonne odeur du grand air, l'odeur oubliĂ©e du soleil dans les herbes. Et il Ă©clata tout Ă coup d'un hennissement sonore, d'une musique d'allĂ©gresse, oĂÂč il semblait y avoir l'attendrissement d'un sanglot. C'Ă©tait la bienvenue, la joie de ces choses anciennes dont une bouffĂ©e lui arrivait, la mĂ©lancolie de ce prisonnier de plus qui ne remonterait que mort. - Ah! cet animal de Bataille! criaient les ouvriers Ă©gayĂ©s par ces farces de leur favori. Le voilĂ qui causĂ© avec le camarade. Trompette, dĂ©liĂ©, ne bougeait toujours pas. Il demeurait sur le flanc, comme s'il eĂ»t continuĂ© Ă sentir le filet l'Ă©treindre, garrottĂ© par la peur. Enfin, on le mit debout d'un coup de fouet, Ă©tourdi, les membres secouĂ©s d'un grand frisson. Et le pĂšre Mouque emmena les deux bĂÂȘtes qui fraternisaient. - Voyons, y sommes-nous, Ă prĂ©sent? demanda Maheu. Il fallait dĂ©barrasser les cages, et du reste dix minutes manquaient encore pour l'heure de la remonte. Peu Ă peu, les chantiers se vidaient, des mineurs revenaient de toutes les galeries. Il y avait dĂ©jĂ lĂ une cinquantaine d'hommes, mouillĂ©s et grelottants, sous les fluxions de poitrine qui soufflaient de partout. Pierron, malgrĂ© son visage doucereux, gifla sa fille Lydie, parce qu'elle avait quittĂ© la taille avant l'heure. Zacharie pinçait sournoisement la Mouquette, histoire de se rĂ©chauffer. Mais le mĂ©contentement grandissait, Chaval et Levaque racontaient la menace de l'ingĂ©nieur, la berline baissĂ©e de prix, le boisage payĂ© Ă part; et des exclamations accueillaient ce projet, une rĂ©bellion germait dans ce coin Ă©troit, Ă prĂšs de six cents mĂštres sous la terre. BientĂÂŽt, les voix ne se continrent plus, ces hommes souillĂ©s de charbon, glacĂ©s par l'attente, accusĂšrent la Compagnie de tuer au fond une moitiĂ© de ses ouvriers, et de faire crever l'autre moitiĂ© de faim. Etienne Ă©coutait, frĂ©missant. - DĂ©pĂÂȘchons! dĂ©pĂÂȘchons! rĂ©pĂ©tait aux chargeurs le porion Richomme. Il hĂÂątait la manoeuvre pour la remonte, ne voulant point sĂ©vir, faisant semblant de ne pas entendre. Cependant, les murmures devenaient tels, qu'il fut forcĂ© de s'en mĂÂȘler. DerriĂšre lui, on criait que ça ne durerait pas toujours et qu'un beau matin la boutique sauterait. - Toi qui es raisonnable, dit-il Ă Maheu, fais-les donc taire. Quand on n'est pas les plus forts, on doit ĂÂȘtre les plus sages. Mais Maheu, qui se calmait et finissait par s'inquiĂ©ter, n'eut point Ă intervenir. Soudain, les voix tombĂšrent NĂ©grel et Dansaert, revenant de leur inspection, dĂ©bouchaient d'une galerie, en sueur aussi tous les deux. L'habitude de la discipline fit ranger les hommes, tandis que l'ingĂ©nieur traversait le groupe, sans une parole. Il se mit dans une berline, le maĂtre-porion dans une autre; on tira cinq fois le signal, sonnant Ă la grosse viande, comme on disait pour les chefs; et la cage fila en l'air, au milieu d'un silence morne. I, VI Dans la cage qui le remontait, tassĂ© avec quatre autres, Etienne rĂ©solut de reprendre sa course affamĂ©e, le long des routes. Autant valait-il crever tout de suite que de redescendre au fond de cet enfer, pour n'y pas mĂÂȘme gagner son pain. Catherine, enfournĂ©e au-dessus de lui, n'Ă©tait plus lĂ , contre son flanc, d'une bonne chaleur engourdissante. Et il aimait mieux ne pas songer Ă des bĂÂȘtises, et s'Ă©loigner; car, avec son instruction plus large, il ne se sentait point la rĂ©signation de ce troupeau, il finirait par Ă©trangler quelque chef. Brusquement, il fut aveuglĂ©. La remonte venait d'ĂÂȘtre si rapide, qu'il restait ahuri du grand jour, les paupiĂšres battantes dans cette clartĂ© dont il s'Ă©tait dĂ©shabituĂ© dĂ©jĂ . Ce n'en fut pas moins un soulagement pour lui, de sentir la cage retomber sur les verrous. Un moulineur ouvrait la porte, le flot des ouvriers sautait des berlines. - Dis donc, Mouquet, murmura Zacharie Ă l'oreille du moulineur, filons-nous au Volcan, ce soir? Le Volcan Ă©tait un cafĂ©-concert de Montsou. Mouquet cligna l'oeil gauche, avec un rire silencieux qui lui fendait les mĂÂąchoires. Petit et gros comme son pĂšre, il avait le nez effrontĂ© d'un gaillard qui mangeait tout, sans nul souci du lendemain. Justement, la Mouquette sortait Ă son tour, et il lui allongea une claque formidable sur les reins, par tendresse fraternelle. Etienne reconnaissait Ă peine la haute nef de la recette, qu'il avait vue inquiĂ©tante, dans les lueurs louches des lanternes. Ce n'Ă©tait que nu et sale. Un jour terreux entrait par les fenĂÂȘtres poussiĂ©reuses. Seule, la machine luisait, lĂ -bas, avec ses cuivres; les cĂÂąbles d'acier, enduits de graisse, filaient comme des rubans trempĂ©s d'encre; et les molettes en haut, l'Ă©norme charpente qui les supportait, les cages, les berlines, tout ce mĂ©tal prodiguĂ© assombrissait la salle de leur gris dur de vieilles ferrailles. Sans relĂÂąche, le grondement des roues Ă©branlait les dalles de fonte; tandis que, de la houille ainsi promenĂ©e, montait une fine poudre de charbon, qui poudrait Ă noir le sol, les murs, jusqu'aux solives du beffroi. Mais Chaval, ayant donnĂ© un coup d'oeil au tableau des jetons, dans le petit bureau vitrĂ© du receveur, revint furieux. Il avait constatĂ© qu'on leur refusait deux berlines, l'une parce qu'elle ne contenait pas la quantitĂ© rĂ©glementaire, l'autre parce que la houille en Ă©tait malpropre. - La journĂ©e est complĂšte, cria-t-il. Encore vingt sous de moins!... Aussi est-ce qu'on devrait prendre des fainĂ©ants, qui se servent de leurs bras comme un cochon de sa queue! Et son regard oblique, dirigĂ© sur Etienne, complĂ©tait sa pensĂ©e. Celui-ci fut tentĂ© de rĂ©pondre Ă coups de poing. Puis, il se demanda Ă quoi bon, puisqu'il partait. Cela le dĂ©cidait absolument. - On ne peut pas bien faire le premier jour, dit Maheu pour mettre la paix. Demain, il fera mieux. Tous n'en restaient pas moins aigris, agitĂ©s d'un besoin de querelle. Comme ils passaient Ă la lampisterie rendre leurs lampes, Levaque s'empoigna avec le lampiste, qu'il accusait de mal nettoyer la sienne. Ils ne se dĂ©tendirent un peu que dans la baraque, oĂÂč le feu brĂ»lait toujours. MĂÂȘme on avait dĂ» trop le charger, car le poĂÂȘle Ă©tait rouge, la vaste piĂšce sans fenĂÂȘtre semblait en flammes, tellement les reflets du brasier saignaient sur les murs. Et ce furent des grognements de joie, tous les dos se rĂÂŽtissaient Ă distance, fumaient ainsi que des soupes. Quand les reins brĂ»laient, on se cuisait le ventre. La Mouquette, tranquillement, avait rabattu sa culotte pour sĂ©cher sa chemise. Des garçons blaguaient, on Ă©clata de rire, parce qu'elle leur montra tout Ă coup son derriĂšre, ce qui Ă©tait chez elle l'extrĂÂȘme expression du dĂ©dain. - Je m'en vais, dit Chaval qui avait serrĂ© ses outils dans sa caisse. Personne ne bougea. Seule, Mouquette se hĂÂąta, s'Ă©chappa derriĂšre lui, sous le prĂ©texte qu'ils rentraient l'un et l'autre Ă Montsou. Mais on continuait de plaisanter, on savait qu'il ne voulait plus d'elle. Catherine, cependant, prĂ©occupĂ©e, venait de parler bas Ă son pĂšre. Celui-ci s'Ă©tonna, puis il approuva d'un hochement de tĂÂȘte; et, appelant Etienne pour lui rendre son paquet - Ecoutez donc, murmura-t-il, si vous n'avez pas le sou, vous aurez le temps de crever avant la quinzaine... Voulez-vous que je tĂÂąche de vous trouver du crĂ©dit quelque part? Le jeune homme resta un instant embarrassĂ©. Justement, il allait rĂ©clamer ses trente sous et partir. Mais une honte le retint devant la jeune fille. Elle le regardait fixement, peut-ĂÂȘtre croirait-elle qu'il boudait le travail. - Vous savez, je ne vous promets rien, continua Maheu. Nous en serons quittes pour un refus. Alors, Etienne ne dit pas non. On refuserait. Du reste, ça ne l'engageait point, il pourrait toujours s'Ă©loigner, aprĂšs avoir mangĂ© un morceau. Puis, il fut mĂ©content de n'avoir pas dit non, en voyant la joie de Catherine, un joli rire, un regard d'amitiĂ©, heureuse de lui ĂÂȘtre venue en aide. A quoi bon tout cela? Quand ils eurent repris leurs sabots et fermĂ© leurs cases, les Maheu quittĂšrent la baraque, Ă la queue des camarades qui s'en allaient un Ă un, dĂšs qu'ils s'Ă©taient rĂ©chauffĂ©s. Etienne les suivit, Levaque et son gamin se mirent de la bande. Mais, comme ils traversaient le criblage, une scĂšne violente les arrĂÂȘta. C'Ă©tait dans un vaste hangar, aux poutres noires de poussiĂšre envolĂ©e, aux grandes persiennes d'oĂÂč soufflait un continuel courant d'air. Les berlines de houille arrivaient directement de la recette, Ă©taient versĂ©es ensuite par des culbuteurs sur les trĂ©mies, de longues glissiĂšres de tĂÂŽle; et, Ă droite et Ă gauche de ces derniĂšres, les cribleuses, montĂ©es sur des gradins, armĂ©es de la pelle et du rĂÂąteau, ramassaient les pierres, poussaient le charbon propre, qui tombait ensuite par des entonnoirs dans les wagons de la voie ferrĂ©e, Ă©tablie sous le hangar. PhilomĂšne Levaque se trouvait lĂ , mince et pĂÂąle, d'une figure moutonniĂšre de fille crachant le sang. La tĂÂȘte protĂ©gĂ©e d'un lambeau de laine bleue, les mains et les bras noirs jusqu'aux coudes, elle triait au-dessous d'une vieille sorciĂšre, la mĂšre de la Pierronne, la BrĂ»lĂ© ainsi qu'on la nommait, terrible avec ses yeux de chat-huant et sa bouche serrĂ©e comme la bourse d'un avare. Elles s'empoignaient toutes les deux, la jeune accusant la vieille de lui ratisser ses pierres, Ă ce point qu'elle n'en faisait pas un panier en dix minutes. On les payait au panier, c'Ă©taient des querelles sans cesse renaissantes. Les chignons volaient, les mains restaient marquĂ©es en noir sur les faces rouges. - Fous-lui donc un renfoncement! cria d'en haut Zacharie Ă sa maĂtresse. Toutes les cribleuses Ă©clatĂšrent. Mais la BrĂ»lĂ© se jeta hargneusement sur le jeune homme. - Dis donc, saletĂ©! tu ferais mieux de reconnaĂtre les deux gosses dont tu l'as emplie!... S'il est permis, une bringue de dix-huit ans, qui ne tient pas debout! Maheu dut empĂÂȘcher son fils de descendre, pour voir un peu, disait-il, la couleur de sa peau, Ă cette carcasse. Un surveillant accourait, les rĂÂąteaux se remirent Ă fouiller le charbon. On n'apercevait plus, du haut en bas des trĂ©mies, que les dos ronds des femmes, acharnĂ©es Ă se disputer les pierres. Dehors, le vent s'Ă©tait brusquement calmĂ©, un froid humide tombait du ciel gris. Les charbonniers gonflĂšrent les Ă©paules, croisĂšrent les bras et partirent, dĂ©bandĂ©s, avec un roulis des reins qui faisait saillir leurs gros os, sous la toile mince des vĂÂȘtements. Au grand jour, ils passaient comme une bande de nĂšgres culbutes dans de la vase. Quelques-uns n'avaient pas fini leur briquet; et ce reste de pain, rapportĂ© entre la chemise et la veste, les rendait bossus. - Tiens! voilĂ Bouteloup, dit Zacharie en ricanant. Levaque, sans s'arrĂÂȘter, Ă©changea deux phrases avec son logeur, gros garçon brun de trente-cinq ans, l'air placide et honnĂÂȘte. - Ca y est, la soupe, Louis? - Je crois. - Alors, la femme est gentille, aujourd'hui? - Oui, gentille, je crois. D'autres mineurs de la coupe Ă terre arrivaient, des bandes nouvelles qui, une Ă une, s'engouffraient dans la fosse. C'Ă©tait la descente de trois heures, encore des hommes que le puits mangeait, et dont les Ă©quipes allaient remplacer les marchandages des haveurs, au fond des voies. Jamais la mine ne chĂÂŽmait, il y avait nuit et jour des insectes humains fouissant la roche, Ă six cents mĂštres sous les champs de betteraves. Cependant, les gamins marchaient les premiers. Jeanlin confiait Ă BĂ©bert un plan compliquĂ©, pour avoir Ă crĂ©dit quatre sous de tabac; tandis que Lydie, respectueusement, venait Ă distance. Catherine suivait avec Zacharie et Etienne. Aucun ne parlait. Et ce fut seulement devant le cabaret de l'Avantage, que Maheu et Levaque les rejoignirent. - Nous y sommes, dit le premier Ă Etienne. Voulez-vous entrer? On se sĂ©para. Catherine Ă©tait restĂ©e un instant immobile, regardant une derniĂšre fois le jeune homme de ses grands yeux, d'une limpiditĂ© verdĂÂątre d'eau de source, et dont le visage noir creusait encore le cristal. Elle sourit, elle disparut avec les autres, sur le chemin montant qui conduisait au coron. Le cabaret se trouvait entre le village et la fosse, au croisement des deux routes. C'Ă©tait une maison de briques Ă deux Ă©tages, blanchie du haut en bas Ă la chaux, Ă©gayĂ©e autour des fenĂÂȘtres d'une large bordure bleu ciel. Sur une enseigne carrĂ©e, clouĂ©e au-dessus de la porte, on lisait en lettres jaunes A l'Avantage, dĂ©bit tenu par Rasseneur. DerriĂšre, s'allongeait un jeu de quilles, clos d'une haie vive. Et la Compagnie, qui avait tout fait pour acheter ce lopin, enclavĂ© dans ses vastes terres, Ă©tait dĂ©solĂ©e de ce cabaret, poussĂ© en plein champ, ouvert Ă la sortie mĂÂȘme du Voreux. - Entrez, rĂ©pĂ©ta Maheu Ă Etienne. La salle, petite, avait une nuditĂ© claire, avec ses murs blancs, ses trois tables et sa douzaine de chaises, son comptoir de sapin, grand comme un buffet de cuisine. Une dizaine de chopes au plus Ă©taient lĂ , trois bouteilles de liqueur, une carafe, une petite caisse de zinc Ă robinet d'Ă©tain, pour la biĂšre; et rien autre, pas une image, pas une tablette, pas un jeu. Dans la cheminĂ©e de fonte, vernie et luisante, brĂ»lait doucement une pĂÂątĂ©e de houille. Sur les dalles, une fine couche de sable blanc buvait l'humiditĂ© continuelle de ce pays trempĂ© d'eau. - Une chope, commanda Maheu Ă une grosse fille blonde, la fille d'une voisine qui parfois gardait la salle. Rasseneur est lĂ ? La fille tourna le robinet, en rĂ©pondant que le patron allait revenir. Lentement, d'un seul trait, le mineur vida la moitiĂ© de la chope, pour balayer les poussiĂšres qui lui obstruaient la gorge. Il n'offrit rien Ă son compagnon. Un seul consommateur, un autre mineur mouillĂ© et barbouillĂ©, Ă©tait assis devant une table et buvait sa biĂšre en silence, d'un air de profonde mĂ©ditation. Un troisiĂšme entra, fut servi sur un geste, paya et s'en alla, sans avoir dit un mot. Mais un gros homme de trente-huit ans, rasĂ©, la figure ronde, parut avec un sourire dĂ©bonnaire. C'Ă©tait Rasseneur, un ancien haveur que la Compagnie avait congĂ©diĂ© depuis trois ans, Ă la suite d'une grĂšve. TrĂšs bon ouvrier, il parlait bien, se mettait Ă la tĂÂȘte de toutes les rĂ©clamations, avait fini par ĂÂȘtre le chef des mĂ©contents. Sa femme tenait dĂ©jĂ un dĂ©bit, ainsi que beaucoup de femmes de mineurs; et, quand il fut jetĂ© sur le pavĂ©, il resta cabaretier lui-mĂÂȘme, trouva de l'argent, planta son cabaret en face du Voreux, comme une provocation Ă la Compagnie. Maintenant, sa maison prospĂ©rait, il devenait un centre, il s'enrichissait des colĂšres qu'il avait peu Ă peu soufflĂ©es au coeur de ses anciens camarades. - C'est ce garçon que j'ai embauchĂ© ce matin, expliqua Maheu tout de suite. As-tu une de tes deux chambres libre, et veux-tu lui faire crĂ©dit d'une quinzaine? La face large de Rasseneur exprima subitement une grande dĂ©fiance. Il examina d'un coup d'oeil Etienne et rĂ©pondit, sans se donner la peine de tĂ©moigner un regret - Mes deux chambres sont prises. Pas possible. Le jeune homme s'attendait Ă ce refus; et il en souffrit pourtant, il s'Ă©tonna du brusque ennui qu'il Ă©prouvait Ă s'Ă©loigner. N'importe, il s'en irait, quand il aurait ses trente sous. Le mineur qui buvait Ă une table Ă©tait parti. D'autres, un Ă un, entraient toujours se dĂ©crasser la gorge, puis se remettaient en marche du mĂÂȘme pas dĂ©hanchĂ©. C'Ă©tait un simple lavage, sans joie ni passion, le muet contentement d'un besoin. - Alors, il n'y a rien? demanda d'un ton particulier Rasseneur Ă Maheu, qui achevait sa biĂšre Ă petits coups. Celui-ci tourna la tĂÂȘte et vit qu'Etienne seul Ă©tait lĂ . - Il y a qu'on s'est chamaillĂ© encore... Oui, pour le boisage. Il conta l'affaire. La face du cabaretier avait rougi, une Ă©motion sanguine la gonflait, lui sortait en flammes de la peau et des yeux. Enfin, il Ă©clata. - Ah bien! s'ils s'avisent de baisser les prix, ils sont fichus. Etienne le gĂÂȘnait. Cependant, il continua, en lui lançant des regards obliques. Et il avait des rĂ©ticences, des sous-entendus, il parlait du directeur, M. Hennebeau, de sa femme, de son neveu le petit NĂ©grel, sans les nommer, rĂ©pĂ©tant que ça ne pouvait pas continuer ainsi, que ça devait casser un de ces quatre matins. La misĂšre Ă©tait trop grande, il cita les usines qui fermaient, les ouvriers qui s'en allaient. Depuis un mois, il donnait plus de six livres de pain par jour. On lui avait dit, la veille, que M. Deneulin, le propriĂ©taire d'une fosse voisine, ne savait comment tenir le coup. Du reste, il venait de recevoir une lettre de Lille, pleine de dĂ©tails inquiĂ©tants. - Tu sais, murmura-t-il, ça vient de cette personne que tu as vue ici un soir. Mais il fut interrompu. Sa femme entrait Ă son tour, une grande femme maigre et ardente, le nez long, les pommettes violacĂ©es. Elle Ă©tait en politique beaucoup plus radicale que son mari. - La lettre de Pluchart, dit-elle. Ah! s'il Ă©tait le maĂtre, celui-lĂ , ça ne tarderait pas Ă mieux aller! Etienne Ă©coutait depuis un instant, comprenait, se passionnait, Ă ces idĂ©es de misĂšre et de revanche. Ce nom, jetĂ© brusquement, le fit tressaillir. Il dit tout haut, comme malgrĂ© lui - Je le connais, Pluchart. On le regardait, il dut ajouter - Oui, je suis machineur, il a Ă©tĂ© mon contremaĂtre, Ă Lille... Un homme capable, j'ai causĂ© souvent avec lui. Rasseneur l'examinait de nouveau; et il y eut, sur son visage, un changement rapide, une sympathie soudaine. Enfin, il dit Ă sa femme - C'est Maheu qui m'amĂšne Monsieur, un herscheur Ă lui, pour voir s'il n'y a pas une chambre en haut, et si nous ne pourrions pas faire crĂ©dit d'une quinzaine. Alors, l'affaire fut conclue en quatre paroles. Il y avait une chambre, le locataire Ă©tait parti le matin. Et le cabaretier, trĂšs excitĂ©, se livra davantage, tout en rĂ©pĂ©tant qu'il demandait seulement le possible aux patrons, sans exiger, comme tant d'autres, des choses trop dures Ă obtenir. Sa femme haussait les Ă©paules, voulait son droit, absolument. - Bonsoir, interrompit Maheu. Tout ça n'empĂÂȘchera pas qu'on descende, et tant qu'on descendra, il y aura du monde qui en crĂšvera... Regarde, te voilĂ gaillard, depuis trois ans que tu en es sorti. - Oui, je me suis beaucoup refait, dĂ©clara Rasseneur complaisamment. Etienne alla jusqu'Ă la porte, remerciant le mineur qui partait; mais celui-ci hochait la tĂÂȘte, sans ajouter un mot, et le jeune homme le regarda monter pĂ©niblement le chemin du coron. Mme Rasseneur, en train de servir des clients, venait de le prier d'attendre une minute, pour qu'elle le conduisĂt Ă sa chambre, oĂÂč il se dĂ©barbouillerait. Devait-il rester? Une hĂ©sitation l'avait repris, un malaise qui lui faisait regretter la libertĂ© des grandes routes, la faim au soleil, soufferte avec la joie d'ĂÂȘtre son maĂtre. Il lui semblait qu'il avait vĂ©cu lĂ des annĂ©es, depuis son arrivĂ©e sur le terri, au milieu des bourrasques, jusqu'aux heures passĂ©es sous la terre, Ă plat ventre dans les galeries noires. Et il lui rĂ©pugnait de recommencer, c'Ă©tait injuste et trop dur, son orgueil d'homme se rĂ©voltait, Ă l'idĂ©e d'ĂÂȘtre une bĂÂȘte qu'on aveugle et qu'on Ă©crase. Pendant qu'Etienne se dĂ©battait ainsi, ses yeux, qui erraient sur la plaine immense, peu Ă peu l'aperçurent. Il s'Ă©tonna, il ne s'Ă©tait pas figurĂ© l'horizon de la sorte, lorsque le vieux Bonnemort le lui avait indiquĂ© du geste, au fond des tĂ©nĂšbres. Devant lui, il retrouvait bien le Voreux, dans un pli de terrain, avec ses bĂÂątiments de bois et de briques, le criblage goudronnĂ©, le beffroi couvert d'ardoises, la salle de la machine et la haute cheminĂ©e d'un rouge pĂÂąle, tout cela tassĂ©, l'air mauvais. Mais, autour des bĂÂątiments, le carreau s'Ă©tendait, et il ne se l'imaginait pas si large, changĂ© en un lac d'encre par les vagues montantes du stock de charbon, hĂ©rissĂ© des hauts chevalets qui portaient les rails des passerelles, encombrĂ© dans un coin de la provision des bois, pareille Ă la moisson d'une forĂÂȘt fauchĂ©e. Vers la droite, le terri barrait la vue, colossal comme une barricade de gĂ©ants, dĂ©jĂ couvert d'herbe dans sa partie ancienne, consumĂ© Ă l'autre bout par un feu intĂ©rieur qui brĂ»lait depuis un an, avec une fumĂ©e Ă©paisse, en laissant Ă la surface, au milieu du gris blafard des schistes et des grĂšs, de longues traĂnĂ©es de rouille sanglante. Puis, les champs se dĂ©roulaient, des champs sans fin de blĂ© et de betteraves, nus Ă cette Ă©poque de l'annĂ©e, des marais aux vĂ©gĂ©tations dures, coupĂ©s de quelques saules rabougris, des prairies lointaines, que sĂ©paraient des files maigres de peupliers. TrĂšs loin, de petites taches blanches indiquaient des villes, Marchiennes au nord, Montsou au midi; tandis que la forĂÂȘt de Vandame, Ă l'est, bordait l'horizon de la ligne violĂÂątre de ses arbres dĂ©pouillĂ©s. Et, sous le ciel livide, dans le jour bas de cet aprĂšs-midi d'hiver, il semblait que tout le noir du Voreux, toute la poussiĂšre volante de la houille se fĂ»t abattue sur la plaine, poudrant les arbres, sablant les routes, ensemençant la terre. Etienne regardait, et ce qui le surprenait surtout, c'Ă©tait un canal, la riviĂšre de la Scarpe canalisĂ©e, qu'il n'avait pas vu dans la nuit. Du Voreux Ă Marchiennes, ce canal allait droit, un ruban d'argent mat de deux lieues, une avenue bordĂ©e de grands arbres, Ă©levĂ©e au-dessus des bas terrains, filant Ă l'infini avec la perspective de ses berges vertes, de son eau pĂÂąle oĂÂč glissait l'arriĂšre vermillonnĂ© des pĂ©niches. PrĂšs de la fosse, il y avait un embarcadĂšre, des bateaux amarrĂ©s, que les berlines des passerelles emplissaient directement. Ensuite, le canal faisait un coude, coupait de biais les marais; et toute l'ĂÂąme de cette plaine rase paraissait ĂÂȘtre lĂ , dans cette eau gĂ©omĂ©trique qui la traversait comme une grande route, charriant la houille et le fer. Les regards d'Etienne remontaient du canal au coron, bĂÂąti sur le plateau, et dont il distinguait seulement les tuiles rouges. Puis, ils revenaient vers le Voreux, s'arrĂÂȘtaient, en bas de la pente argileuse, Ă deux Ă©normes tas de briques, fabriquĂ©es et cuites sur place. Un embranchement du chemin de fer de la Compagnie passait derriĂšre une palissade, desservant la fosse. On devait descendre les derniers mineurs de la coupe Ă terre. Seul, un wagon que poussaient des hommes jetait un cri aigu. Ce n'Ă©tait plus l'inconnu des tĂ©nĂšbres, les tonnerres inexplicables, les flamboiements d'astres ignorĂ©s. Au loin, les hauts fourneaux et les fours Ă coke avaient pĂÂąli avec l'aube. Il ne restait lĂ , sans un arrĂÂȘt, que l'Ă©chappement de la pompe, soufflant toujours de la mĂÂȘme haleine grosse et longue, l'haleine d'un ogre dont il distinguait la buĂ©e grise maintenant, et que rien ne pouvait repaĂtre. Alors, Etienne, brusquement, se dĂ©cida. Peut-ĂÂȘtre avait-il cru revoir les yeux clairs de Catherine, lĂ -haut, Ă l'entrĂ©e du coron. Peut-ĂÂȘtre Ă©tait-ce plutĂÂŽt un vent de rĂ©volte, qui venait du Voreux. Il ne savait pas, il voulait redescendre dans la mine pour souffrir et se battre, il songeait violemment Ă ces gens dont parlait Bonnemort, Ă ce dieu repu et accroupi, auquel dix mille affamĂ©s donnaient leur chair, sans le connaĂtre. DEUXIEME PARTIE II, I La propriĂ©tĂ© des GrĂ©goire, la Piolaine, se trouvait Ă deux kilomĂštres de Montsou, vers l'est, sur la route de Joiselle. C'Ă©tait une grande maison carrĂ©e, sans style, bĂÂątie au commencement du siĂšcle dernier. Des vastes terres qui en dĂ©pendaient d'abord, il ne restait qu'une trentaine d'hectares, clos de murs, d'un facile entretien. On citait surtout le verger et le potager, cĂ©lĂšbres par leurs fruits et leurs lĂ©gumes, les plus beaux du pays. D'ailleurs, le parc manquait, un petit bois en tenait lieu. L'avenue de vieux tilleuls, une voĂ»te de feuillage de trois cents mĂštres, plantĂ©e de la grille au perron, Ă©tait une des curiositĂ©s de cette plaine rase, oĂÂč l'on comptait les grands arbres, de Marchiennes Ă Beaugnies. Ce matin-lĂ , les GrĂ©goire s'Ă©taient levĂ©s Ă huit heures. D'habitude, ils ne bougeaient guĂšre qu'une heure plus tard, dormant beaucoup, avec passion; mais la tempĂÂȘte de la nuit les avait Ă©nervĂ©s. Et, pendant que son mari Ă©tait allĂ© voir tout de suite si le vent n'avait pas fait de dĂ©gĂÂąts, Mme GrĂ©goire venait de descendre Ă la cuisine, en pantoufles et en peignoir de flanelle. Courte, grasse, ĂÂągĂ©e dĂ©jĂ de cinquante-huit ans, elle gardait une grosse figure poupine et Ă©tonnĂ©e, sous la blancheur Ă©clatante de ses cheveux. - MĂ©lanie, dit-elle Ă la cuisiniĂšre, si vous faisiez la brioche ce matin, puisque la pĂÂąte est prĂÂȘte. Mademoiselle ne se lĂšvera pas avant une demi-heure, et elle en mangerait avec son chocolat... Hein! ce serait une surprise. La cuisiniĂšre, vieille femme maigre qui les servait depuis trente ans, se mit Ă rire. - Ca, c'est vrai, la surprise serait fameuse... Mon fourneau est allumĂ©, le four doit ĂÂȘtre chaud; et puis, Honorine va m'aider un peu. Honorine, une fille d'une vingtaine d'annĂ©es, recueillie enfant et Ă©levĂ©e Ă la maison, servait maintenant de femme de chambre. Pour tout personnel, outre ces deux femmes, il n'y avait que le cocher, Francis, chargĂ© des gros ouvrages. Un jardinier et une jardiniĂšre s'occupaient des lĂ©gumes, des fruits, des fleurs et de la basse-cour. Et, comme le service Ă©tait patriarcal, d'une douceur familiĂšre, ce petit monde vivait en bonne amitiĂ©. Mme GrĂ©goire, qui avait mĂ©ditĂ© dans son lit la surprise de la brioche, resta pour voir mettre la pĂÂąte au four. La cuisine Ă©tait immense, et on la devinait la piĂšce importante, Ă sa propretĂ© extrĂÂȘme, Ă l'arsenal des casseroles, des ustensiles, des pots qui l'emplissaient. Cela sentait bon la bonne nourriture. Des provisions dĂ©bordaient des rĂÂąteliers et des armoires. - Et qu'elle soit bien dorĂ©e, n'est-ce pas? recommanda Mme GrĂ©goire en passant dans la salle Ă manger. MalgrĂ© le calorifĂšre qui chauffait toute la maison, un feu de houille Ă©gayait cette salle. Du reste, il n'y avait aucun luxe la grande table, les chaises, un buffet d'acajou; et, seuls, deux fauteuils profonds trahissaient l'amour du bien-ĂÂȘtre, les longues digestions heureuses. On n'allait jamais au salon, on demeurait lĂ , en famille. Justement, M. GrĂ©goire rentrait, vĂÂȘtu d'un gros veston de futaine, rose lui aussi pour ses soixante ans, avec de grands traits honnĂÂȘtes et bons, dans la neige de ses cheveux bouclĂ©s. Il avait vu le cocher et le jardinier aucun dĂ©gĂÂąt important, rien qu'un tuyau de cheminĂ©e abattu. Chaque matin, il aimait Ă donner un coup d'oeil Ă la Piolaine, qui n'Ă©tait pas assez grande pour lui causer des soucis, et dont il tirait tous les bonheurs du propriĂ©taire. - Et CĂ©cile? demanda-t-il, elle ne se lĂšve donc pas, aujourd'hui? - Je n'y comprends rien, rĂ©pondit sa femme. Il me semblait l'avoir entendue remuer. Le couvert Ă©tait mis, trois bols sur la nappe blanche. On envoya Honorine voir ce que devenait Mademoiselle. Mais elle redescendit aussitĂÂŽt, retenant des rires, Ă©touffant sa voix, comme si elle eĂ»t parlĂ© en haut, dans la chambre. - Oh! si monsieur et madame voyaient mademoiselle!... Elle dort, oh! elle dort, ainsi qu'un JĂ©sus... On n'a pas idĂ©e de ça, c'est un plaisir Ă la regarder. Le pĂšre et la mĂšre Ă©changeaient des regards attendris. Il dit en souriant - Viens-tu voir? - Cette pauvre mignonne! murmura-t-elle. J'y vais. Et ils montĂšrent ensemble. La chambre Ă©tait la seule luxueuse de la maison, tendue de soie bleue, garnie de meubles laquĂ©s, blancs Ă filets bleus, un caprice d'enfant gĂÂątĂ©e satisfait par les parents. Dans les blancheurs vagues du lit, sous le demi-jour qui tombait de l'Ă©cartement d'un rideau, la jeune fille dormait, une joue appuyĂ©e sur son bras nu. Elle n'Ă©tait pas jolie, trop saine, trop bien portante, mĂ»re Ă dix-huit ans; mais elle avait une chair superbe, une fraĂcheur de lait, avec ses cheveux chĂÂątains, sa face ronde au petit nez volontaire, noyĂ© entre les joues. La couverture avait glissĂ©, et elle respirait si doucement, que son haleine ne soulevait mĂÂȘme pas sa gorge dĂ©jĂ lourde. - Ce maudit vent l'aura empĂÂȘchĂ©e de fermer les yeux, dit la mĂšre doucement. Le pĂšre, d'un geste, lui imposa silence. Tous les deux se penchaient, regardaient avec adoration, dans sa nuditĂ© de vierge, cette fille si longtemps dĂ©sirĂ©e, qu'ils avaient eue sur le tard, lorsqu'ils ne l'espĂ©raient plus. Ils la voyaient parfaite, point trop grasse, jamais assez bien nourrie. Et elle dormait toujours, sans les sentir prĂšs d'elle, leur visage contre le sien. Pourtant, une onde lĂ©gĂšre troubla sa face immobile. Ils tremblĂšrent qu'elle ne s'Ă©veillĂÂąt, ils s'en allĂšrent sur la pointe des pieds. - Chut! dit M. GrĂ©goire Ă la porte. Si elle n'a pas dormi, il faut la laisser dormir. - Tant qu'elle voudra, la mignonne, appuya Mme GrĂ©goire. Nous attendrons. Ils descendirent, s'installĂšrent dans les fauteuils de la salle Ă manger; tandis que les bonnes, riant du gros sommeil de Mademoiselle, tenaient sans grogner le chocolat sur le fourneau. Lui, avait pris un journal; elle, tricotait un grand couvre-pieds de laine. Il faisait trĂšs chaud, pas un bruit ne venait de la maison muette. La fortune des GrĂ©goire, quarante mille francs de rentes environ, Ă©tait tout entiĂšre dans une action des mines de Montsou. Ils en racontaient avec complaisance l'origine, qui partait de la crĂ©ation mĂÂȘme de la Compagnie. Vers le commencement du dernier siĂšcle, un coup de folie s'Ă©tait dĂ©clarĂ©, de Lille Ă Valenciennes, pour la recherche de la houille. Les succĂšs des concessionnaires qui devaient plus tard former la Compagnie d'Anzin, avaient exaltĂ© toutes les tĂÂȘtes. Dans chaque commune, on sondait le sol; et les sociĂ©tĂ©s se crĂ©aient, et les concessions poussaient en une nuit. Mais, parmi les entĂÂȘtĂ©s de l'Ă©poque, le baron Desrumaux avait certainement laissĂ© la mĂ©moire de l'intelligence la plus hĂ©roĂÂŻque. Pendant quarante annĂ©es, il s'Ă©tait dĂ©battu sans faiblir, au milieu de continuels obstacles premiĂšres recherches infructueuses, fosses nouvelles abandonnĂ©es au bout de longs mois de travail, Ă©boulements qui comblaient les trous, inondations subites qui noyaient les ouvriers, centaines de mille francs jetĂ©s dans la terre; puis, les tracas de l'administration, les paniques des actionnaires, la lutte avec les seigneurs terriens, rĂ©solus Ă ne pas reconnaĂtre les concessions royales, si l'on refusait de traiter d'abord avec eux. Il venait enfin de fonder la sociĂ©tĂ© Desrumaux, Fauquenoix et Cie, pour exploiter la concession de Montsou, et les fosses commençaient Ă donner de faibles bĂ©nĂ©fices, lorsque deux concessions voisines, celle de Cougny, appartenant au comte de Cougny, et celle de Joiselle, appartenant Ă la sociĂ©tĂ© Cornille et Jenard, avaient failli l'Ă©craser sous le terrible assaut de leur concurrence. Heureusement, le 25 aoĂ»t 1760, un traitĂ© intervenait entre les trois concessions et les rĂ©unissait en une seule. La Compagnie des mines de Montsou Ă©tait créée, telle qu'elle existe encore aujourd'hui. Pour la rĂ©partition, on avait divisĂ©, d'aprĂšs l'Ă©talon de la monnaie du temps, la propriĂ©tĂ© totale en vingt-quatre sous, dont chacun se subdivisait en douze deniers, ce qui faisait deux cent quatre-vingt-huit deniers; et, comme le denier Ă©tait de dix mille francs, le capital reprĂ©sentait une somme de prĂšs de trois millions. Desrumeaux, agonisant, mais vainqueur, avait eu, dans le partage, six sous et trois deniers. En ces annĂ©es-lĂ le baron possĂ©dait la Piolaine, d'oĂÂč dĂ©pendaient trois cents hectares, et il avait Ă son service, comme rĂ©gisseur, HonorĂ© GrĂ©goire, un garçon de la Picardie, l'arriĂšre-grand-pĂšre de LĂ©on GrĂ©goire, pĂšre de CĂ©cile. Lors du traitĂ© de Montsou, HonorĂ©, qui cachait dans un bas une cinquantaine de mille francs d'Ă©conomies, cĂ©da en tremblant Ă la foi inĂ©branlable de son maĂtre. Il sortit dix mille livres de beaux Ă©cus, il prit un denier, avec la terreur de voler ses enfants de cette somme. Son fils EugĂšne toucha en effet des dividendes fort minces; et, comme il s'Ă©tait mis bourgeois et qu'il avait eu la sottise de manger les quarante autres mille francs de l'hĂ©ritage paternel dans une association dĂ©sastreuse, il vĂ©cut assez chichement. Mais les intĂ©rĂÂȘts du denier montaient peu Ă peu, la fortune commença avec FĂ©licien, qui put rĂ©aliser un rĂÂȘve dont son grand-pĂšre, l'ancien rĂ©gisseur, avait bercĂ© son enfance l'achat de la Piolaine dĂ©membrĂ©e, qu'il eut comme bien national, pour une somme dĂ©risoire. Cependant, les annĂ©es qui suivirent furent mauvaises, il fallut attendre le dĂ©nouement des catastrophes rĂ©volutionnaires, puis la chute sanglante de NapolĂ©on. Et ce fut LĂ©on GrĂ©goire qui bĂ©nĂ©ficia, dans une progression stupĂ©fiante, du placement timide et inquiet de son bisaĂÂŻeul. Ces dix pauvres mille francs grossissaient, s'Ă©largissaient, avec la prospĂ©ritĂ© de la Compagnie. DĂšs 1820, ils rapportaient cent pour cent, dix mille francs. En 1844, ils en produisaient vingt mille; en 1850, quarante. Il y avait deux ans enfin, le dividende Ă©tait montĂ© au chiffre prodigieux de cinquante mille francs la valeur du denier, cotĂ© Ă la Bourse de Lille un million, avait centuplĂ© en un siĂšcle. M. GrĂ©goire, auquel on conseillait de vendre, lorsque ce cours d'un million fut atteint, s'y Ă©tait refusĂ©, de son air souriant et paterne. Six mois plus tard, une crise industrielle Ă©clatait, le denier retombait Ă six cent mille francs. Mais il souriait toujours, il ne regrettait rien, car les GrĂ©goire avaient maintenant une foi obstinĂ©e en leur mine. Ca remonterait, Dieu n'Ă©tait pas si solide. Puis, Ă cette croyance religieuse, se mĂÂȘlait une profonde gratitude pour une valeur, qui, depuis un siĂšcle, nourrissait la famille Ă ne rien faire. C'Ă©tait comme une divinitĂ© Ă eux, que leur Ă©goĂÂŻsme entourait d'un culte, la bienfaitrice du foyer, les berçant dans leur grand lit de paresse, les engraissant Ă leur table gourmande. De pĂšre en fils, cela durait pourquoi risquer de mĂ©contenter le sort, en doutant de lui? Et il y avait, au fond de leur fidĂ©litĂ©, une terreur superstitieuse, la crainte que le million du denier ne se fĂ»t brusquement fondu, s'ils l'avaient rĂ©alisĂ© et mis dans un tiroir. Ils le voyaient plus Ă l'abri dans la terre, d'oĂÂč un peuple de mineurs, des gĂ©nĂ©rations d'affamĂ©s l'extrayaient pour eux, un peu chaque jour, selon leurs besoins. Du reste, les bonheurs pleuvaient sur cette maison. M. GrĂ©goire, trĂšs jeune, avait Ă©pousĂ© la fille d'un pharmacien de Marchiennes, une demoiselle laide, sans un sou, qu'il adorait et qui lui avait tout rendu, en fĂ©licitĂ©. Elle s'Ă©tait enfermĂ©e dans son mĂ©nage, extasiĂ©e devant son mari, n'ayant d'autre volontĂ© que la sienne; jamais des goĂ»ts diffĂ©rents ne les sĂ©paraient, un mĂÂȘme idĂ©al de bien-ĂÂȘtre confondait leurs dĂ©sirs; et ils vivaient ainsi depuis quarante ans, de tendresse et de petits soins rĂ©ciproques. C'Ă©tait une existence rĂ©glĂ©e, les quarante mille francs mangĂ©s sans bruit, les Ă©conomies dĂ©pensĂ©es pour CĂ©cile, dont la naissance tardive avait un instant bouleversĂ© le budget. Aujourd'hui encore, ils contentaient chacun de ses caprices un second cheval, deux autres voitures, des toilettes venues de Paris. Mais ils goĂ»taient lĂ une joie de plus, ils ne trouvaient rien de trop beau pour leur fille, avec une telle horreur personnelle de l'Ă©talage, qu'ils avaient gardĂ© les modes de leur jeunesse. Toute dĂ©pense qui ne profitait pas leur semblait stupide. Brusquement, la porte s'ouvrit, et une voix forte cria - Eh bien! quoi donc, on dĂ©jeune sans moi! C'Ă©tait CĂ©cile, au saut du lit, les yeux gonflĂ©s de sommeil. Elle avait simplement relevĂ© ses cheveux et passĂ© un peignoir de laine blanche. - Mais non, dit la mĂšre, tu vois qu'on t'attendait... Hein? ce vent a dĂ» t'empĂÂȘcher de dormir, pauvre mignonne!! La jeune fille la regarda, trĂšs surprise. - Il a fait du vent?... Je n'en sais rien, je n'ai pas bougĂ© de la nuit. Alors, cela leur sembla drĂÂŽle, tous les trois se mirent Ă rire; et les bonnes, qui apportaient le dĂ©jeuner, Ă©clatĂšrent aussi, tellement l'idĂ©e que Mademoiselle avait dormi d'un trait ses douze heures, Ă©gayait la maison. La vue de la brioche acheva d'Ă©panouir les visages. - Comment! elle est donc cuite? rĂ©pĂ©tait CĂ©cile. En voilĂ une attrape qu'on me fait!... C'est ça qui va ĂÂȘtre bon, tout chaud, dans le chocolat! Ils s'attablaient enfin, le chocolat fumait dans les bols, on ne parla longtemps que de la brioche. MĂ©lanie et Honorine restaient, donnaient les dĂ©tails sur la cuisson, les regardaient se bourrer, les lĂšvres grasses, en disant que c'Ă©tait un plaisir de faire un gĂÂąteau, quand on voyait les maĂtres le manger si volontiers. Mais les chiens aboyĂšrent violemment on crut qu'ils annonçaient la maĂtresse de piano, qui venait de Marchiennes le lundi et le vendredi. Il venait aussi un professeur de littĂ©rature. Toute l'instruction de la jeune fille s'Ă©tait ainsi faite Ă la Piolaine, dans une ignorance heureuse, dans des caprices d'enfant, jetant le livre par la fenĂÂȘtre, dĂšs qu'une question l'ennuyait. - C'est M. Deneulin, dit Honorine en rentrant. DerriĂšre elle, Deneulin, un cousin de M. GrĂ©goire, parut sans façon, le verbe haut, le geste vif, avec une allure d'ancien officier de cavalerie. Bien qu'il eĂ»t dĂ©passĂ© la cinquantaine, ses cheveux coupĂ©s ras et ses grosses moustaches Ă©taient d'un noir d'encre. - Oui, c'est moi, bonjour... Ne vous dĂ©rangez donc pas! Il s'Ă©tait assis, pendant que la famille s'exclamait. Elle finit par se remettre Ă son chocolat. - Est-ce que tu as quelque chose Ă me dire? demanda M. GrĂ©goire. - Non, rien du tout, se hĂÂąta de rĂ©pondre Deneulin. Je suis sorti Ă cheval pour me dĂ©rouiller un peu, et comme je passais devant votre porte, j'ai voulu vous donner un petit bonjour. CĂ©cile le questionna sur Jeanne et sur Lucie, ses filles. Elles allaient parfaitement, la premiĂšre ne lĂÂąchait plus la peinture, tandis que l'autre, l'aĂnĂ©e, cultivait sa voix au piano, du matin au soir. Et il y avait un tremblement lĂ©ger dans sa voix, un malaise qu'il dissimulait, sous les Ă©clats de sa gaietĂ©. M. GrĂ©goire reprit - Et tout marche-t-il bien, Ă la fosse? - Dame! je suis bousculĂ© avec les camarades, par cette saletĂ© de crise... Ah! nous payons les annĂ©es prospĂšres! On a trop bĂÂąti d'usines, trop construit de voies ferrĂ©es, trop immobilisĂ© de capitaux en vue d'une production formidable. Et, aujourd'hui, l'argent dort, on n'en trouve plus pour faire fonctionner tout ça... Heureusement, rien n'est dĂ©sespĂ©rĂ©, je m'en tirerai quand mĂÂȘme. Comme son cousin, il avait eu en hĂ©ritage un denier des mines de Montsou. Mais lui, ingĂ©nieur entreprenant, tourmentĂ© du besoin d'une royale fortune, s'Ă©tait hĂÂątĂ© de vendre, lorsque le denier avait atteint le million. Depuis des mois, il mĂ»rissait un plan. Sa femme tenait d'un oncle la petite concession de Vandame, oĂÂč il n'y avait d'ouvertes que deux fosses, Jean-Bart et Gaston-Marie, dans un tel Ă©tat d'abandon, avec un matĂ©riel si dĂ©fectueux, que l'exploitation en couvrait Ă peine les frais. Or, il rĂÂȘvait de rĂ©parer Jean-Bart, d'en renouveler la machine et d'Ă©largir le puits afin de pouvoir descendre davantage, en ne gardant Gaston-Marie que pour l'Ă©puisement. On devait, disait-il, trouver lĂ de l'or Ă la pelle. L'idĂ©e Ă©tait juste. Seulement, le million y avait passĂ©, et cette damnĂ©e crise industrielle Ă©clatait au moment oĂÂč de gros bĂ©nĂ©fices allaient lui donner raison. Du reste, mauvais administrateur, d'une bontĂ© brusque avec ses ouvriers, il se laissait piller depuis la mort de sa femme, lĂÂąchant aussi la bride Ă ses filles, dont l'aĂnĂ©e parlait d'entrer au thĂ©ĂÂątre et dont la cadette s'Ă©tait dĂ©jĂ fait refuser trois paysages au Salon, toutes deux rieuses dans la dĂ©bĂÂącle, et chez lesquelles la misĂšre menaçante rĂ©vĂ©lait de trĂšs fines mĂ©nagĂšres. - Vois-tu, LĂ©on, continua-t-il, la voix hĂ©sitante, tu as eu tort de ne pas vendre en mĂÂȘme temps que moi. Maintenant, tout dĂ©gringole, tu peux courir... Et si tu m'avais confiĂ© ton argent, tu aurais vu ce que nous aurions fait Ă Vandame, dans notre mine! M. GrĂ©goire achevait son chocolat, sans hĂÂąte. Il rĂ©pondit paisiblement - Jamais!... Tu sais bien que je ne veux pas spĂ©culer. Je vis tranquille, ce serait trop bĂÂȘte, de me casser la tĂÂȘte avec des soucis d'affaires. Et, quant Ă Montsou, ça peut continuer Ă baisser, nous en aurons toujours notre suffisance. Il ne faut pas ĂÂȘtre si gourmand, que diable! Puis, Ă©coute, c'est toi qui te mordras les doigts un jour, car Montsou remontera, les enfants de CĂ©cile en tireront encore leur pain blanc. Deneulin l'Ă©coutait avec un sourire gĂÂȘnĂ©. - Alors, murmura-t-il, si je te disais de mettre cent mille francs dans mon affaire, tu refuserais? Mais, devant les faces inquiĂštes des GrĂ©goire, il regretta d'ĂÂȘtre allĂ© si vite, il renvoya son idĂ©e d'emprunt Ă plus tard, la rĂ©servant pour un cas dĂ©sespĂ©rĂ©. - Oh! je n'en suis pas lĂ ! C'est une plaisanterie... Mon Dieu! tu as peut-ĂÂȘtre raison l'argent que vous gagnent les autres, est celui dont on engraisse le plus sĂ»rement. On changea d'entretien. CĂ©cile revint sur ses cousines. dont les goĂ»ts la prĂ©occupaient, tout en la choquant Mme GrĂ©goire promit de mener sa fille voir ces chĂšres petites, dĂšs le premier jour de soleil. Cependant, M. GrĂ©goire, l'air distrait, n'Ă©tait pas Ă la conversation. Il ajouta tout haut - Moi, si j'Ă©tais Ă ta place, je ne m'entĂÂȘterais pas davantage, je traiterais avec Montsou... Ils en ont une belle envie, tu retrouverais ton argent. Il faisait allusion Ă la vieille haine qui existait entre la concession de Montsou et celle de Vandame. MalgrĂ© la faible importance de cette derniĂšre, sa puissante voisine enrageait de voir, enclavĂ©e dans ses soixante-sept communes, cette lieue carrĂ©e qui ne lui appartenait pas; et, aprĂšs avoir essayĂ© vainement de la tuer, elle complotait de l'acheter Ă bas prix, lorsqu'elle rĂÂąlerait. La guerre continuait sans trĂÂȘve, chaque exploitation arrĂÂȘtait ses galeries Ă deux cents mĂštres les unes des autres, c'Ă©tait un duel au dernier rang, bien que les directeurs et les ingĂ©nieurs eussent entre eux des relations polies. Les yeux de Deneulin avaient flambĂ©. - Jamais! cria-t-il Ă son tour. Tant que je serai vivant, Montsou n'aura pas Vandame... J'ai dĂnĂ© jeudi chez Hennebeau, et je l'ai bien vu tourner autour de moi. DĂ©jĂ , l'automne dernier, quand les gros bonnets sont venus Ă la RĂ©gie, ils m'ont fait toutes sortes de mamours... Oui, oui, je les connais, ces marquis et ces ducs, ces gĂ©nĂ©raux et ces ministres! des brigands qui vous enlĂšveraient jusqu'Ă votre chemise, Ă la corne d'un bois! Il ne tarissait plus. D'ailleurs, M. GrĂ©goire ne dĂ©fendait pas la RĂ©gie de Montsou, les six rĂ©gisseurs instituĂ©s par le traitĂ© de 1760, qui gouvernaient despotiquement la Compagnie, et dont les cinq survivants, Ă chaque dĂ©cĂšs, choisissaient le nouveau membre parmi les actionnaires puissants et riches. L'opinion du propriĂ©taire de la Piolaine, de goĂ»ts si raisonnables, Ă©tait que ces messieurs manquaient parfois de mesure, dans leur amour exagĂ©rĂ© de l'argent. MĂ©lanie Ă©tait venue desservir la table. Dehors, les chiens se remirent Ă aboyer, et Honorine se dirigeait vers la porte, lorsque CĂ©cile, que la chaleur et la nourriture Ă©touffaient, quitta la table. - Non, laisse, ça doit ĂÂȘtre pour ma leçon. Deneulin, lui aussi, s'Ă©tait levĂ©. Il regarda sortir la jeune fille, il demanda en souriant - Eh bien! et ce mariage avec le petit NĂ©grel? - Il n'y a rien de fait, dit Mme GrĂ©goire. Une idĂ©e en l'air... Il faut rĂ©flĂ©chir. - Sans doute, continua-t-il avec un rire de gaillardise. Je crois que le neveu et la tante... Ce qui me renverse, c'est que ce soit Mme Hennebeau qui se jette ainsi au cou de CĂ©cile. Mais M. GrĂ©goire s'indigna. Une dame si distinguĂ©e, et de quatorze ans plus ĂÂągĂ©e que le jeune homme! C'Ă©tait monstrueux, il n'aimait pas qu'on plaisantĂÂąt sur des sujets pareils. Deneulin, riant toujours, lui serra la main et partit. - Ce n'est pas encore ça, dit CĂ©cile qui revenait. C'est cette femme avec ses deux enfants, tu sais, maman, la femme de mineur que nous avons rencontrĂ©e... Faut-il les faire entrer ici? On hĂ©sita. Etaient-ils trĂšs sales? Non, pas trop, et ils laisseraient leurs sabots sur le perron. DĂ©jĂ le pĂšre et la mĂšre s'Ă©taient allongĂ©s au fond des grands fauteuils. Ils y digĂ©raient. La crainte de changer d'air acheva de les dĂ©cider. - Faites entrer, Honorine. Alors, la Maheude et ses petits entrĂšrent, glacĂ©s, affamĂ©s, saisis d'un effarement peureux, en se voyant dans cette salle oĂÂč il faisait si chaud, et qui sentait si bon la brioche. II, II Dans la chambre, restĂ©e close, les persiennes avaient laissĂ© glisser peu Ă peu des barres grises de jour, dont l'Ă©ventail se dĂ©ployait au plafond; et l'air enfermĂ© s'alourdissait, tous continuaient leur somme de la nuit LĂ©nore et Henri aux bras l'un de l'autre, Alzire la tĂÂȘte renversĂ©e, appuyĂ©e sur sa bosse; tandis que le pĂšre Bonnemort, tenant Ă lui seul le lit de Zacharie et de Jeanlin, ronflait, la bouche ouverte. Pas un souffle ne venait du cabinet, oĂÂč la Maheude s'Ă©tait rendormie en faisant tĂ©ter Estelle, la gorge coulĂ©e de cĂÂŽtĂ©, sa fille en travers du ventre, gorgĂ©e de lait, assommĂ©e elle aussi, et s'Ă©touffant dans la chair molle des seins. Le coucou, en bas, sonna six heures. On entendit, le long des façades du coron, des bruits de portes, puis des claquements de sabots, sur le pavĂ© des trottoirs c'Ă©taient les cribleuses qui s'en allaient Ă la fosse. Et le silence retomba jusqu'Ă sept heures. Alors, des persiennes se rabattirent, des bĂÂąillements et des toux vinrent Ă travers les murs. Longtemps, un moulin Ă cafĂ© grinça, sans que personne s'Ă©veillĂÂąt encore dans la chambre. Mais, brusquement, un tapage de gifles et de hurlements, au loin, fit se dresser Alzire. Elle eut conscience de l'heure, elle courut pieds nus secouer sa mĂšre. - Maman! maman! il est tard. Toi qui as une course... Prends garde! tu vas Ă©craser Estelle. Et elle sauva l'enfant, Ă demi Ă©touffĂ©e sous la coulĂ©e Ă©norme des seins. - SacrĂ© bon sort! bĂ©gayait la Maheude, en se frottant les yeux, on est si Ă©chinĂ© qu'on dormirait tout le jour... Habille LĂ©nore et Henri, je les emmĂšne; et tu garderas Estelle, je ne veux pas la traĂner, crainte qu'elle ne prenne du mal, par ce temps de chien. Elle se lavait Ă la hĂÂąte, elle passa un vieux jupon bleu, son plus propre, et un caraco de laine grise, auquel elle avait posĂ© deux piĂšces la veille. - Et de la soupe, sacrĂ© bon sort! murmura-t-elle de nouveau. Pendant que sa mĂšre descendait, bousculant tout, Alzire retourna dans la chambre, oĂÂč elle emporta Estelle qui s'Ă©tait mise Ă hurler. Mais elle Ă©tait habituĂ©e aux rages de la petite, elle avait, Ă huit ans, des ruses tendres de femme, pour la calmer et la distraire. Doucement, elle la coucha dans son lit encore chaud, elle la rendormit en lui donnant Ă sucer un doigt. Il Ă©tait temps, car un autre vacarme Ă©clatait; et elle dut mettre aussitĂÂŽt la paix entre LĂ©nore et Henri, qui s'Ă©veillaient enfin. Ces enfants ne s'entendaient guĂšre, ne se prenaient gentiment au cou, que lorsqu'ils dormaient. La fille, ĂÂągĂ©e de six ans, tombait dĂšs son lever sur le garçon, son cadet de deux annĂ©es, qui recevait les gifles sans les rendre. Tous deux avaient la mĂÂȘme tĂÂȘte trop grosse et comme soufflĂ©e, Ă©bouriffĂ©e de cheveux jaunes. Il fallut qu'Alzire tirĂÂąt sa soeur par les jambes, en la menaçant de lui enlever la peau du derriĂšre. Puis, ce furent des trĂ©pignements pour le dĂ©barbouillage, et Ă chaque vĂÂȘtement qu'elle leur passait. On Ă©vitait d'ouvrir les persiennes, afin de ne pas troubler le sommeil du pĂšre Bonnemort. Il continuait Ă ronfler, dans l'affreux charivari des enfants. - C'est prĂÂȘt! y ĂÂȘtes-vous, lĂ -haut? cria la Maheude. Elle avait rabattu les volets, secouĂ© le feu, remis du charbon. Son espoir Ă©tait que le vieux n'eĂ»t pas englouti toute la soupe. Mais elle trouva le poĂÂȘlon torchĂ©, elle fit cuire une poignĂ©e de vermicelle, qu'elle tenait en rĂ©serve depuis trois jours. On l'avalerait Ă l'eau, sans beurre; il ne devait rien rester de la lichette de la veille; et elle fut surprise de voir que Catherine, en prĂ©parant les briquets, avait fait le miracle d'en laisser gros comme une noix. Seulement, cette fois, le buffet Ă©tait bien vide rien, pas une croĂ»te, pas un fond de provision, pas un os Ă ronger. Qu'allaient-ils devenir, si Maigrat s'entĂÂȘtait Ă leur couper le crĂ©dit, et si les bourgeois de la Piolaine ne lui donnaient pas cent sous? Quand les hommes et la fille reviendraient de la fosse, il faudrait pourtant manger; car on n'avait pas encore inventĂ© de vivre sans manger, malheureusement. - Descendez-vous, Ă la fin! cria-t-elle en se fĂÂąchant. Je devrais ĂÂȘtre partie. Lorsque Alzire et les enfants furent lĂ , elle partagea le vermicelle dans trois petites assiettes. Elle, disait-elle, n'avait pas faim. Bien que Catherine eĂ»t dĂ©jĂ passĂ© de l'eau sur le marc de la veille, elle en remit une seconde fois et avala deux grandes chopes d'un cafĂ© tellement clair, qu'il ressemblait Ă de l'eau de rouille. Ca la soutiendrait tout de mĂÂȘme. - Ecoute, rĂ©pĂ©tait-elle Ă Alzire, tu laisseras dormir ton grand-pĂšre, tu veilleras bien Ă ce que Estelle ne se casse pas la tĂÂȘte, et si elle se rĂ©veillait, si elle gueulait trop, tiens! voici un morceau de sucre, tu le ferais fondre, tu lui en donnerais des cuillerĂ©es... Je sais que tu es raisonnable, que tu ne le mangeras pas. - Et l'Ă©cole, maman? - L'Ă©cole, eh bien! ce sera pour un autre jour... J'ai besoin de toi. - Et la soupe, veux-tu que je la fasse, si tu rentres tard? - La soupe, la soupe... Non, attends-moi. Alzire, d'une intelligence prĂ©coce de fillette infirme, savait trĂšs bien faire la soupe. Elle dut comprendre, n'insista point. Maintenant, le coron entier Ă©tait rĂ©veillĂ©, des bandes d'enfants s'en allaient Ă l'Ă©cole, avec le bruit traĂnard de leurs galoches. Huit heures sonnĂšrent, un murmure croissant de bavardages montait Ă gauche, chez la Levaque. La journĂ©e des femmes commençait, autour des cafetiĂšres, les poings sur les hanches, les langues tournant sans repos, comme les meules d'un moulin. Une tĂÂȘte flĂ©trie, aux grosses lĂšvres, au nez Ă©crasĂ©, vint s'appuyer contre une vitre de la fenĂÂȘtre, en criant - Y a du nouveau, Ă©coute donc! - Non, non, plus tard! rĂ©pondit la Maheude. J'ai une course. Et, de peur de succomber Ă l'offre d'un verre de cafĂ© chaud, elle bourra LĂ©nore et Henri, elle partit avec eux. En haut, le pĂšre Bonnemort ronflait toujours, d'un ronflement rythmĂ© qui berçait la maison. Dehors, la Maheude s'Ă©tonna de voir que le vent ne soufflait plus. C'Ă©tait un dĂ©gel brusque, le ciel couleur de terre, les murs gluants d'une humiditĂ© verdĂÂątre, les routes empoissĂ©es de boue, une boue spĂ©ciale au pays du charbon, noire comme de la suie dĂ©layĂ©e, Ă©paisse et collante Ă y laisser ses sabots. Tout de suite, elle dut gifler LĂ©nore, parce que la petite s'amusait Ă ramasser la crotte sur ses galoches, ainsi que sur le bout d'une pelle. En quittant le coron, elle avait longĂ© le terri et suivi le chemin du canal, coupant pour raccourcir par des rues dĂ©foncĂ©es, au milieu de terrains vagues, fermĂ©s de palissades moussues. Des hangars se succĂ©daient, de longs bĂÂątiments d'usine, de hautes cheminĂ©es crachant de la suie, salissant cette campagne ravagĂ©e de faubourg industriel. DerriĂšre un bouquet de peupliers, la vieille fosse RĂ©quillart montrait l'Ă©croulement de son beffroi, dont les grosses charpentes restaient seules debout. Et, tournant Ă droite, la Maheude se trouva sur la grande route. - Attends! attends! sale cochon! cria-t-elle, je vas te faire rouler des boulettes! Maintenant, c'Ă©tait Henri qui avait pris une poignĂ©e de boue et qui la pĂ©trissait. Les deux enfants, giflĂ©s sans prĂ©fĂ©rence, rentrĂšrent dans l'ordre, en louchant pour voir les patards qu'ils faisaient au milieu des tas. Ils pataugeaient, dĂ©jĂ Ă©reintĂ©s de leurs efforts pour dĂ©coller leurs semelles, Ă chaque enjambĂ©e. Du cĂÂŽtĂ© de Marchiennes, la route dĂ©roulait ses deux lieues de pavĂ©, qui filaient droit comme un ruban trempĂ© de cambouis, entre les terres rougeĂÂątres. Mais, de l'autre cĂÂŽtĂ©, elle descendait en lacet au travers de Montsou, bĂÂąti sur la pente d'une large ondulation de la plaine. Ces routes du Nord, tirĂ©es au cordeau entre des villes manufacturiĂšres, allant avec des courbes douces, des montĂ©es lentes, se bĂÂątissent peu Ă peu, tendent Ă ne faire d'un dĂ©partement qu'une citĂ© travailleuse. Les petites maisons de briques, peinturlurĂ©es pour Ă©gayer le climat, les unes jaunes, les autres bleues, d'autres noires, celles-ci sans doute afin d'arriver tout de suite au noir final, dĂ©valaient Ă droite et Ă gauche, en serpentant jusqu'au bas de la pente. Quelques grands pavillons Ă deux Ă©tages, des habitations de chefs d'usines, trouaient la ligne pressĂ©e des Ă©troites façades. Une Ă©glise, Ă©galement en briques, ressemblait Ă un nouveau modĂšle de haut fourneau, avec son clocher carrĂ©, sali dĂ©jĂ par les poussiĂšres volantes du charbon. Et, parmi les sucreries, les corderies, les minoteries, ce qui dominait, c'Ă©taient les bals, les estaminets, les dĂ©bits de biĂšre, si nombreux, que, sur mille maisons, il y avait plus de cinq cents cabarets. Comme elle approchait des Chantiers de la Compagnie, une vaste sĂ©rie de magasins et d'ateliers, la Maheude se dĂ©cida Ă prendre Henri et LĂ©nore par la main, l'un Ă droite, l'autre Ă gauche. Au-delĂ , se trouvait l'hĂÂŽtel du directeur, M. Hennebeau, une sorte de vaste chalet sĂ©parĂ© de la route par une grille, suivi d'un jardin oĂÂč vĂ©gĂ©taient des arbres maigres. Justement, une voiture Ă©tait arrĂÂȘtĂ©e devant la porte, un monsieur dĂ©corĂ© et une dame en manteau de fourrure, quelque visite dĂ©barquĂ©e de Paris Ă la gare de Marchiennes; car Mme Hennebeau, qui parut dans le demi-jour du vestibule, poussa une exclamation de surprise et de joie. - Marchez donc, traĂnards! gronda la Maheude, en tirant les deux petits, qui s'abandonnaient dans la boue. Elle arrivait chez Maigrat, elle Ă©tait tout Ă©motionnĂ©e. Maigrat habitait Ă cĂÂŽtĂ© mĂÂȘme du directeur, un simple mur sĂ©parait l'hĂÂŽtel de sa petite maison; et il avait lĂ un entrepĂÂŽt, un long bĂÂątiment qui s'ouvrait sur la route en une boutique sans devanture. Il y tenait de tout, de l'Ă©picerie, de la charcuterie, de la fruiterie, y vendait du pain, de la biĂšre, des casseroles. Ancien surveillant au Voreux, il avait dĂ©butĂ© par une Ă©troite cantine; puis, grĂÂące Ă la protection de ses chefs, son commerce s'Ă©tait Ă©largi, tuant peu Ă peu le dĂ©tail de Montsou. Il centralisait les marchandises, la clientĂšle considĂ©rable des corons lui permettait de vendre moins cher et de faire des crĂ©dits plus grands. D'ailleurs, il Ă©tait restĂ© dans la main de la Compagnie, qui lui avait bĂÂąti sa petite maison et son magasin. - Me voici encore, monsieur Maigrat, dit la Maheude d'un air humble, en le trouvant justement debout devant sa porte. Il la regarda sans rĂ©pondre. Il Ă©tait gros, froid et poli, et il se piquait de ne jamais revenir sur une dĂ©cision. - Voyons, vous ne me renverrez pas comme hier. Faut que nous mangions du pain d'ici Ă samedi... Bien sĂ»r, nous vous devons soixante francs depuis deux ans... Elle s'expliquait, en courtes phrases pĂ©nibles. C'Ă©tait une vieille dette, contractĂ©e pendant la derniĂšre grĂšve. Vingt fois, ils avaient promis de s'acquitter, mais ils ne le pouvaient pas, ils ne parvenaient pas Ă lui donner quarante sous par quinzaine. Avec ça, un malheur lui Ă©tait arrivĂ© l'avant-veille, elle avait dĂ» payer vingt francs Ă un cordonnier, qui menaçait de les faire saisir. Et voilĂ pourquoi ils se trouvaient sans un sou. Autrement, ils seraient allĂ©s jusqu'au samedi, comme les camarades. Maigrat, le ventre tendu, les bras croisĂ©s, rĂ©pondait non de la tĂÂȘte, Ă chaque supplication. - Rien que deux pains, monsieur Maigrat. Je suis raisonnable, je ne demande pas du cafĂ©... Rien que deux pains de trois livres par jour. - Non! cria-t-il enfin, de toute sa force. Sa femme avait paru, une crĂ©ature chĂ©tive qui passait les journĂ©es sur un registre, sans mĂÂȘme oser lever la tĂÂȘte. Elle s'esquiva, effrayĂ©e de voir cette malheureuse tourner vers elle des yeux d'ardente priĂšre. On racontait qu'elle cĂ©dait le lit conjugal aux herscheuses de la clientĂšle. C'Ă©tait un fait connu quand un mineur voulait une prolongation de crĂ©dit, il n'avait qu'Ă envoyer sa fille ou sa femme, laides ou belles, pourvu qu'elles fussent complaisantes. La Maheude, qui suppliait toujours Maigrat du regard, se sentit gĂÂȘnĂ©e, sous la clartĂ© pĂÂąle des petits yeux dont il la dĂ©shabillait. Ca la mit en colĂšre, elle aurait encore compris, avant d'avoir eu sept enfants, quand elle Ă©tait jeune. Et elle partit, elle tira violemment LĂ©nore et Henri, en train de ramasser des coquilles de noix, jetĂ©es au ruisseau, et qu'ils visitaient. - Ca ne vous portera pas chance, monsieur Maigrat, rappelez-vous! Maintenant, il ne lui restait que les bourgeois de la Piolaine. Si ceux-lĂ ne lĂÂąchaient pas cent sous, on pouvait tous se coucher et crever. Elle avait pris Ă gauche le chemin de Joiselle. La RĂ©gie Ă©tait lĂ , dans l'angle de la route, un vĂ©ritable palais de briques, oĂÂč les gros messieurs de Paris, et des princes, et des gĂ©nĂ©raux, et des personnages du gouvernement, venaient chaque automne donner de grands dĂners. Elle, tout en marchant, dĂ©pensait dĂ©jĂ les cent sous d'abord du pain, puis du cafĂ©; ensuite, un quart de beurre, un boisseau de pommes de terre, pour la soupe du matin et la ratatouille du soir; enfin, peut-ĂÂȘtre un peu de fromage de cochon, car le pĂšre avait besoin de viande. Le curĂ© de Montsou, l'abbĂ© Joire, passait en retroussant sa soutane, avec des dĂ©licatesses de gros chat bien nourri, qui craint de mouiller sa robe. Il Ă©tait doux, il affectait de ne s'occuper de rien, pour ne fĂÂącher ni les ouvriers ni les patrons. - Bonjour, monsieur le curĂ©. Il ne s'arrĂÂȘta pas, sourit aux enfants, et la laissa plantĂ©e au milieu de la route. Elle n'avait point de religion, mais elle s'Ă©tait imaginĂ© brusquement que ce prĂÂȘtre allait lui donner quelque chose. Et la course recommença, dans la boue noire et collante. Il y avait encore deux kilomĂštres, les petits se faisaient tirer davantage, ne s'amusant plus, consternĂ©s. A droite et Ă gauche du chemin, se dĂ©roulaient les mĂÂȘmes terrains vagues clos de palissades moussues, les mĂÂȘmes corps de fabriques, salis de fumĂ©e, hĂ©rissĂ©s de cheminĂ©es hautes. Puis, en pleins champs, les terres plates s'Ă©talĂšrent, immenses, pareilles Ă un ocĂ©an de moites brunes, sans la mĂÂąture d'un arbre, jusqu'Ă la ligne violĂÂątre de la forĂÂȘt de Vandame. - Porte-moi, maman. Elle les porta l'un aprĂšs l'autre. Des flaques trouaient la chaussĂ©e, elle se retroussait, avec la peur d'arriver trop sale. Trois fois, elle faillit tomber, tant ce sacrĂ© pavĂ© Ă©tait gras. Et, comme ils dĂ©bouchaient enfin devant le perron, deux chiens Ă©normes se jetĂšrent sur eux, en aboyant si fort que les petits hurlaient de peur. Il avait fallu que le cocher prĂt un fouet. - Laissez vos sabots, entrez, rĂ©pĂ©tait Honorine. Dans la salle Ă manger, la mĂšre et les enfants se tinrent immobiles, Ă©tourdis par la brusque chaleur, trĂšs gĂÂȘnĂ©s des regards de ce vieux monsieur et de cette vieille dame, qui s'allongeaient dans leurs fauteuils. - Ma fille, dit cette derniĂšre, remplis ton petit office. Les GrĂ©goire chargeaient CĂ©cile de leurs aumĂÂŽnes. Cela rentrait dans leur idĂ©e d'une belle Ă©ducation. Il fallait ĂÂȘtre charitable, ils disaient eux-mĂÂȘmes que leur maison Ă©tait la maison du bon Dieu. Du reste, ils se flattaient de faire la charitĂ© avec intelligence, travaillĂ©s de la continuelle crainte d'ĂÂȘtre trompĂ©s et d'encourager le vice. Ainsi, ils ne donnaient jamais d'argent, jamais! pas dix sous, pas deux sous, car c'Ă©tait un fait connu, dĂšs qu'un pauvre avait deux sous, il les buvait. Leurs aumĂÂŽnes Ă©taient donc toujours en nature, surtout en vĂÂȘtements chauds, distribuĂ©s pendant l'hiver aux enfants indigents. - Oh! les pauvres mignons! s'Ă©cria CĂ©cile, sont-ils pĂÂąlots d'ĂÂȘtre allĂ©s au froid!... Honorine, va donc chercher le paquet, dans l'armoire. Les bonnes, elles aussi, regardaient ces misĂ©rables, avec l'apitoiement et la pointe d'inquiĂ©tude de filles qui n'Ă©taient pas en peine de leur dĂner. Pendant que la femme de chambre montait, la cuisiniĂšre s'oubliait, reposait le reste de la brioche sur la table, pour demeurer lĂ , les mains ballantes. - Justement, continuait CĂ©cile, j'ai encore deux robes de laine et des fichus... Vous allez voir, ils auront chaud, les pauvres mignons! La Maheude, alors, retrouva sa langue, bĂ©gayant - Merci bien, Mademoiselle... Vous ĂÂȘtes tous bien bons... Des larmes lui avaient empli les yeux, elle se croyait sĂ»re des cent sous, elle se prĂ©occupait seulement de la façon dont elle les demanderait, si on ne les lui offrait pas. La femme de chambre ne reparaissait plus, il y eut un moment de silence embarrassĂ©. Dans les jupes de leur mĂšre, les petits ouvraient de grands yeux et contemplaient la brioche. - Vous n'avez que ces deux-lĂ ? demanda Mme GrĂ©goire, pour rompre le silence. - Oh! Madame, j'en ai sept. M. GrĂ©goire, qui s'Ă©tait remis Ă lire son journal, eut un sursaut indignĂ©. - Sept enfants, mais pourquoi? bon Dieu! - C'est imprudent, murmura la vieille dame. La Maheude eut un geste vague d'excuse. Que voulez-vous? on n'y songeait point, ça poussait naturellement. Et puis, quand ça grandissait, ça rapportait, ça faisait aller la maison. Ainsi, chez eux, ils auraient vĂ©cu, s'ils n'avaient pas eu le grand-pĂšre qui devenait tout raide, et si, dans le tas, deux de ses garçons et sa fille aĂnĂ©e seulement avaient l'ĂÂąge de descendre Ă la fosse. Fallait quand mĂÂȘme nourrir les petits qui ne fichaient rien. - Alors, reprit Mme GrĂ©goire, vous travaillez depuis longtemps aux mines? Un rire muet Ă©claira le visage blĂÂȘme de la Maheude. - Ah! oui, ah! oui... Moi, je suis descendue jusqu'Ă vingt ans. Le mĂ©decin a dit que j'y resterais, lorsque j'ai accouchĂ© la seconde fois, parce que, paraĂt-il, ça me dĂ©rangeait des choses dans les os. D'ailleurs, c'est Ă ce moment que je me suis mariĂ©e, et j'avais assez de besogne Ă la maison... Mais, du cĂÂŽtĂ© de mon mari, voyez-vous, ils sont lĂ -dedans depuis des Ă©ternitĂ©s. Ca remonte au grand-pĂšre du grand-pĂšre, enfin on ne sait pas, tout au commencement, quand on a donnĂ© le premier coup de pioche lĂ -bas, Ă RĂ©quillart. RĂÂȘveur, M. GrĂ©goire regardait cette femme et ces enfants pitoyables, avec leur chair de cire, leurs cheveux dĂ©colorĂ©s, la dĂ©gĂ©nĂ©rescence qui les rapetissait, rongĂ©s d'anĂ©mie, d'une laideur triste de meurt-de-faim. Un nouveau silence s'Ă©tait fait, on n'entendait plus que la houille brĂ»ler en lĂÂąchant un jet de gaz. La salle moite avait cet air alourdi de bien-ĂÂȘtre, dont s'endorment les coins de bonheur bourgeois. - Que fait-elle donc? s'Ă©cria CĂ©cile, impatientĂ©e. MĂ©lanie, monte lui dire que le paquet est en bas de l'armoire, Ă gauche. Cependant, M. GrĂ©goire acheva tout haut les rĂ©flexions que lui inspirait la vue de ces affamĂ©s. - On a du mal en ce monde, c'est bien vrai; mais, ma brave femme, il faut dire aussi que les ouvriers ne sont guĂšre sages... Ainsi, au lieu de mettre des sous de cĂÂŽtĂ© comme nos paysans, les mineurs boivent, font des dettes, finissent par n'avoir plus de quoi nourrir leur famille. - Monsieur a raison, rĂ©pondit posĂ©ment la Maheude. On n'est pas toujours dans la bonne route. C'est ce que je rĂ©pĂšte aux vauriens, quand ils se plaignent... Moi, je suis bien tombĂ©e, mon mari ne boit pas. Tout de mĂÂȘme, les dimanches de noce, il en prend des fois de trop; mais ça ne va jamais plus loin. La chose est d'autant plus gentille de sa part, qu'avant notre mariage, il buvait en vrai cochon, sauf votre respect... Et voyez, pourtant, ça ne nous avance pas Ă grand-chose, qu'il soit raisonnable. Il y a des jours, comme aujourd'hui, oĂÂč vous retourneriez bien tous les tiroirs de la maison, sans en faire tomber un liard. Elle voulait leur donner l'idĂ©e de la piĂšce de cent sous, elle continua de sa voix molle, expliquant la dette fatale, timide d'abord, bientĂÂŽt Ă©largie et dĂ©vorante. On payait rĂ©guliĂšrement pendant des quinzaines. Mais, un jour, on se mettait en retard, et c'Ă©tait fini, ça ne se rattrapait jamais plus. Le trou se creusait, les hommes se dĂ©goĂ»taient du travail, qui ne leur permettait seulement pas de s'acquitter. Va te faire fiche! on Ă©tait dans le pĂ©trin jusqu'Ă la mort. Du reste, il fallait tout comprendre un charbonnier avait besoin d'une chope pour balayer les poussiĂšres. Ca commençait par lĂ , puis il ne sortait plus du cabaret, quand arrivaient les embĂÂȘtements. Peut-ĂÂȘtre bien, sans se plaindre de personne, que les ouvriers tout de mĂÂȘme ne gagnaient point assez. - Je croyais, dit Mme GrĂ©goire, que la Compagnie vous donnait le loyer et le chauffage. La Maheude eut un coup d'oeil oblique sur la houille flambante de la cheminĂ©e. - Oui, oui, on nous donne du charbon, pas trop fameux, mais qui brĂ»le pourtant... Quant au loyer, il n'est que de six francs par mois ça n'a l'air de rien, et souvent c'est joliment dur Ă payer... Ainsi, aujourd'hui, moi, on me couperait en morceaux, qu'on ne me tirerait pas deux sous. OĂÂč il n'y a rien, il n'y a rien. Le monsieur et la dame se taisaient, douillettement allongĂ©s, peu Ă peu ennuyĂ©s et pris de malaise, devant l'Ă©talage de cette misĂšre. Elle craignit de les avoir blessĂ©s, elle ajouta de son air juste et calme de femme pratique - Oh! ce n'est pas pour me plaindre. Les choses sont ainsi, il faut les accepter; d'autant plus que nous aurions beau nous dĂ©battre, nous ne changerions sans doute rien... Le mieux encore, n'est-ce pas? Monsieur et Madame, c'est de tĂÂącher de faire honnĂÂȘtement ses affaires, dans l'endroit oĂÂč le bon Dieu vous a mis. M. GrĂ©goire l'approuva beaucoup. - Avec de tels sentiments, ma brave femme, on est au-dessus de l'infortune. Honorine et MĂ©lanie apportaient enfin le paquet. Ce fut CĂ©cile qui le dĂ©balla et qui sortit les deux robes. Elle y joignit des fichus, mĂÂȘme des bas et des mitaines. Tout cela irait Ă merveille, elle se hĂÂątait, faisait envelopper par les bonnes les vĂÂȘtements choisis; car sa maĂtresse de piano venait d'arriver, et elle poussait la mĂšre et les enfants vers la porte. - Nous sommes bien Ă court, bĂ©gaya la Maheude, si nous avions une piĂšce de cent sous seulement... La phrase s'Ă©trangla, car les Maheu Ă©taient fiers et ne mendiaient point. CĂ©cile, inquiĂšte, regarda son pĂšre; mais celui-ci refusa nettement, d'un air de devoir. - Non, ce n'est pas dans nos habitudes. Nous ne pouvons pas. Alors, la jeune fille, Ă©mue de la figure bouleversĂ©e de la mĂšre, voulut combler les enfants. Ils regardaient toujours fixement la brioche, elle en coupa deux parts, qu'elle leur distribua. - Tenez! c'est pour vous. Puis elle les reprit, demanda un vieux journal. - Attendez, vous partagerez avec vos frĂšres et vos soeurs. Et, sous les regards attendris de ses parents, elle acheva de les pousser dehors. Les pauvres mioches, qui n'avaient pas de pain, s'en allĂšrent, en tenant cette brioche respectueusement, dans leurs menottes gourdes de froid. La Maheude tirait ses enfants sur le pavĂ©, ne voyait plus ni les champs dĂ©serts, ni la boue noire, ni le grand ciel livide qui tournait. Lorsqu'elle retraversa Montsou, elle entra rĂ©solument chez Maigrat et le supplia si fort, qu'elle finit par emporter deux pains, du cafĂ©, du beurre, et mĂÂȘme sa piĂšce de cent sous, car l'homme prĂÂȘtait aussi Ă la petite semaine. Ce n'Ă©tait pas d'elle qu'il voulait, c'Ă©tait de Catherine elle le comprit, quand il lui recommanda d'envoyer sa fille chercher les provisions. On verrait ça. Catherine le giflerait, s'il lui soufflait de trop prĂšs sous le nez. II, III Onze heures sonnaient Ă la petite Ă©glise du coron des Deux-Cent-Quarante, une chapelle de briques, oĂÂč l'abbĂ© Joire venait dire la messe, le dimanche. A cĂÂŽtĂ©, dans l'Ă©cole, Ă©galement en briques, on entendait les voix ĂÂąnonnantes des enfants, malgrĂ© les fenĂÂȘtres fermĂ©es au froid du dehors. Les larges voies, divisĂ©es en petits jardins adossĂ©s, restaient dĂ©sertes, entre les quatre grands corps de maisons uniformes; et ces jardins, ravagĂ©s par l'hiver, Ă©talaient la tristesse de leur terre marneuse, que bossuaient et salissaient les derniers lĂ©gumes. On faisait la soupe, les cheminĂ©es fumaient, une femme apparaissait, de loin en loin le long des façades, ouvrait une porte, disparaissait. D'un bout Ă l'autre, sur le trottoir pavĂ©, les tuyaux de descente s'Ă©gouttaient dans des tonneaux, bien qu'il ne plĂ»t pas, tant le ciel gris Ă©tait chargĂ© d'humiditĂ©. Et ce village, bĂÂąti d'un coup au milieu du vaste plateau, bordĂ© de ses routes noires comme d'un lisĂ©rĂ© de deuil, n'avait d'autre gaietĂ© que les bandes rĂ©guliĂšres de ses tuiles rouges, sans cesse lavĂ©es par les averses. Quand la Maheude rentra, elle fit un dĂ©tour pour aller acheter des pommes de terre, chez la femme d'un surveillant, qui en avait encore de sa rĂ©colte. DerriĂšre un rideau de peupliers malingres, les seuls arbres de ces terrains plats, se trouvait un groupe de constructions isolĂ©es, des maisons quatre par quatre, entourĂ©es de leurs jardins. Comme la Compagnie rĂ©servait aux porions ce nouvel essai, les ouvriers avaient surnommĂ© ce coin du hameau le coron des Bas-de-Soie; de mĂÂȘme qu'ils appelaient leur propre coron Paie-tes-Dettes, par une ironie bonne enfant de leur misĂšre. - Ouf! nous y voilĂ , dit la Maheude chargĂ©e de paquets, en poussant chez eux LĂ©nore et Henri, boueux, les jambes mortes. Devant le feu, Estelle hurlait, bercĂ©e dans les bras d'Alzire. Celle-ci, n'ayant plus de sucre, ne sachant comment la faire taire, s'Ă©tait dĂ©cidĂ©e Ă feindre de lui donner le sein. Ce simulacre, souvent, rĂ©ussissait. Mais, cette fois, elle avait beau Ă©carter sa robe, lui coller la bouche sur sa poitrine maigre d'infirme de huit ans, l'enfant s'enrageait de mordre la peau et de n'en rien tirer. - Passe-la-moi, cria la mĂšre, dĂšs qu'elle se trouva dĂ©barrassĂ©e. Elle ne nous laissera pas dire un mot. Lorsqu'elle eut sorti de son corsage un sein lourd comme une outre, et que la braillarde se fut pendue au goulot, brusquement muette, on put enfin causer. Du reste, tout allait bien, la petite mĂ©nagĂšre avait entretenu le feu, balayĂ©, rangĂ© la salle. Et, dans le silence, on entendait en haut ronfler le grand-pĂšre, du mĂÂȘme ronflement rythmĂ©, qui ne s'Ă©tait pas arrĂÂȘtĂ© un instant. - En voilĂ des choses! murmura Alzire, en souriant aux provisions. Si tu veux, maman, je ferai la soupe. La table Ă©tait encombrĂ©e un paquet de vĂÂȘtements, deux pains, des pommes de terre, du beurre, du cafĂ©, de la chicorĂ©e et une demi-livre de fromage de cochon. - Oh! la soupe! dit la Maheude d'un air de fatigue, il faudrait aller cueillir de l'oseille et arracher des poireaux... Non, j'en ferai ensuite pour les hommes... Mets bouillir des pommes de terre, nous les mangerons avec un peu de beurre... Et du cafĂ©, hein? n'oublie pas le cafĂ©! Mais, tout d'un coup, l'idĂ©e de la brioche lui revint. Elle regarda les mains vides de LĂ©nore et d'Henri, qui se battaient par terre, dĂ©jĂ reposĂ©s et gaillards. Est-ce que ces gourmands n'avaient pas, en chemin, mangĂ© sournoisement la brioche! Elle les gifla, pendant qu'Alzire, qui mettait la marmite au feu, tĂÂąchait de l'apaiser. - Laisse-les, maman. Si c'est pour moi, tu sais que ça m'est Ă©gal, la brioche. Ils avaient faim, d'ĂÂȘtre allĂ©s si loin Ă pied. Midi sonnĂšrent, on entendit les galoches des gamins qui sortaient de l'Ă©cole. Les pommes de terre Ă©taient cuites, le cafĂ©, Ă©paissi d'une bonne moitiĂ© de chicorĂ©e, passait dans le filtre, avec un bruit chantant de grosses gouttes. Un coin de la table fut dĂ©barrassĂ©; mais la mĂšre seule y mangea, les trois enfants se contentĂšrent de leurs genoux; et, tout le temps, le petit garçon, qui Ă©tait d'une voracitĂ© muette, se tourna sans rien dire vers le fromage de cochon, dont le papier gras le surexcitait. La Maheude buvait son cafĂ© Ă petits coups, les deux mains autour du verre pour les rĂ©chauffer, lorsque le pĂšre Bonnemort descendit. D'habitude, il se levait plus tard, son dĂ©jeuner l'attendait sur le feu. Mais, ce jour-lĂ , il se mit Ă grogner, parce qu'il n'y avait point de soupe. Puis, quand sa bru lui eut dit qu'on ne faisait pas toujours comme on voulait, il mangea ses pommes de terre en silence. De temps Ă autre, il se levait, allait cracher dans les cendres, par propretĂ©; et, tassĂ© ensuite sur sa chaise, il roulait la nourriture au fond de sa bouche, la tĂÂȘte basse, les yeux Ă©teints. - Ah! j'ai oubliĂ©, maman, dit Alzire, la voisine est venue... Sa mĂšre l'interrompit. - Elle m'embĂÂȘte! C'Ă©tait une sourde rancune contre la Levaque, qui avait pleurĂ© misĂšre, la veille, pour ne rien lui prĂÂȘter; et elle la savait justement Ă son aise, en ce moment-lĂ , le logeur Bouteloup ayant avancĂ© sa quinzaine. Dans le coron, on ne se prĂÂȘtait guĂšre de mĂ©nage Ă mĂ©nage. - Tiens! tu me fais songer, reprit la Maheude, enveloppe donc un moulin de cafĂ©... Je le reporterai Ă la Pierronne, Ă qui je le dois d'avant-hier. Et, quand sa fille eut prĂ©parĂ© le paquet, elle ajouta qu'elle rentrerait tout de suite mettre la soupe des hommes sur le feu. Puis, elle sortit avec Estelle dans les bras, laissant le vieux Bonnemort broyer lentement ses pommes de terre, tandis que LĂ©nore et Henri se battaient pour manger les pelures tombĂ©es. La Maheude, au lieu de faire le tour, coupa tout droit, Ă travers les jardins, de peur que la Levaque ne l'appelĂÂąt. Justement, son jardin s'adossait Ă celui des Pierron; et il y avait, dans le treillage dĂ©labrĂ© qui les sĂ©parait, un trou par lequel on voisinait. Le puits commun Ă©tait lĂ , desservant quatre mĂ©nages. A cĂÂŽtĂ©, derriĂšre un bouquet de lilas chĂ©tifs, se trouvait le carin, une remise basse, pleine de vieux outils, et oĂÂč l'on Ă©levait, un Ă un, les lapins qu'on mangeait les jours de fĂÂȘte. Une heure sonna, c'Ă©tait l'heure du cafĂ©, pas une ĂÂąme ne se montrait aux portes ni aux fenĂÂȘtres. Seul, un ouvrier de la coupe Ă terre, en attendant la descente, bĂÂȘchait son coin de lĂ©gumes, sans lever la tĂÂȘte. Mais, comme la Maheude arrivait en face, Ă l'autre corps de bĂÂątiment, elle fut surprise de voir paraĂtre, devant l'Ă©glise, un monsieur et deux dames. Elle s'arrĂÂȘta une seconde, elle les reconnut c'Ă©tait Mme Hennebeau, qui faisait visiter le coron Ă ses invitĂ©s, le monsieur dĂ©corĂ© et la dame en manteau de fourrure. - Oh! pourquoi as-tu pris cette peine? s'Ă©cria la Pierronne, lorsque la Maheude lui eut rendu son cafĂ©. Ca ne pressait pas. Elle avait vingt-huit ans, elle passait pour la jolie femme du coron, brune, le front bas, les yeux grands, la bouche Ă©troite; et coquette avec ça, d'une propretĂ© de chatte, la gorge restĂ©e belle, car elle n'avait pas eu d'enfant. Sa mĂšre, la BrĂ»lĂ©, veuve d'un haveur mort Ă la mine, aprĂšs avoir envoyĂ© sa fille travailler dans une fabrique, en jurant qu'elle n'Ă©pouserait jamais un charbonnier, ne dĂ©colĂ©rait plus, depuis que celle-ci s'Ă©tait mariĂ©e sur le tard avec Pierron, un veuf encore, qui avait une gamine de huit ans. Cependant, le mĂ©nage vivait trĂšs heureux, au milieu des bavardages, des histoires qui couraient sur les complaisances du mari et sur les amants de la femme pas une dette, deux fois de la viande par semaine, une maison si nettement tenue, qu'on se serait mirĂ© dans les casseroles. Pour surcroĂt de chance, grĂÂące Ă des protections, la Compagnie l'avait autorisĂ©e Ă vendre des bonbons et des biscuits, dont elle Ă©talait les bocaux sur deux planches, derriĂšre les vitres de la fenĂÂȘtre. C'Ă©taient six oĂÂč sept sous de gain par jour, quelquefois douze le dimanche. Et, dans ce bonheur, il n'y avait que la mĂšre BrĂ»lĂ© qui hurlĂÂąt avec son enragement de vieille rĂ©volutionnaire, ayant Ă venger la mort de son homme contre les patrons, et que la petite Lydie qui empochĂÂąt en gifles trop frĂ©quentes les vivacitĂ©s de la famille. - Comme elle est grosse dĂ©jĂ ! reprit la Pierronne, en faisant des risettes Ă Estelle. - Ah! le mal que ça donne, ne m'en parle pas! dit la Maheude. Tu es heureuse de n'en pas avoir. Au moins, tu peux tenir propre. Bien que, chez elle, tout fĂ»t en ordre, et qu'elle lavĂÂąt chaque samedi, elle jetait un coup d'oeil de mĂ©nagĂšre jalouse sur cette salle si claire, oĂÂč il y avait mĂÂȘme de la coquetterie, des vases dorĂ©s sur le buffet, une glace, trois gravures encadrĂ©es. Cependant, la Pierronne Ă©tait en train de boire seule son cafĂ©, tout son monde se trouvant Ă la fosse. - Tu vas en prendre un verre avec moi, dit-elle. - Non, merci, je sors d'avaler le mien. - Qu'est-ce que ça fait? En effet, ça ne faisait rien. Et toutes deux burent lentement. Entre les bocaux de biscuits et de bonbons, leurs regards s'Ă©taient arrĂÂȘtĂ©s sur les maisons d'en face, qui alignaient, aux fenĂÂȘtres, leurs petits rideaux, dont le plus ou le moins de blancheur disait les vertus des mĂ©nagĂšres. Ceux des Levaque Ă©taient trĂšs sales, de vĂ©ritables torchons, qui semblaient avoir essuyĂ© le cul des marmites. - S'il est possible de vivre dans une pareille ordure! murmura la Pierronne. Alors, la Maheude partit et ne s'arrĂÂȘta plus. Ah! si elle avait eu un logeur comme ce Bouteloup, c'Ă©tait elle qui aurait voulu faire marcher son mĂ©nage! Quand on savait s'y prendre, un logeur devenait une excellente affaire. Seulement, il ne fallait pas coucher avec. Et puis, le mari buvait, battait sa femme, courait les chanteuses des cafĂ©s-concerts de Montsou. La Pierronne prit un air profondĂ©ment dĂ©goĂ»tĂ©. Ces chanteuses, ça donnait toutes les maladies. Il y en avait une, Ă Joiselle, qui avait empoisonnĂ© une fosse. - Ce qui m'Ă©tonne, c'est que tu aies laissĂ© aller ton fils avec leur fille. - Ah! oui, empĂÂȘche donc ça!... Leur jardin est contre le nĂÂŽtre. L'Ă©tĂ©, Zacharie Ă©tait toujours avec PhilomĂšne derriĂšre les lilas, et ils ne se gĂÂȘnaient guĂšre sur le carin, on ne pouvait tirer de l'eau au puits sans les surprendre. C'Ă©tait la commune histoire des promiscuitĂ©s du coron, les garçons et les filles pourrissant ensemble, se jetant Ă cul, comme ils disaient, sur la toiture basse et en pente du carin, dĂšs la nuit tombĂ©e. Toutes les herscheuses faisaient lĂ leur premier enfant, quand elles ne prenaient pas la peine d'aller le faire Ă RĂ©quillart ou dans les blĂ©s. Ca ne tirait pas Ă consĂ©quence, on se mariait ensuite, les mĂšres seules se fĂÂąchaient, lorsque les garçons commençaient trop tĂÂŽt, car un garçon qui se mariait ne rapportait plus Ă la famille. - A ta place, j'aimerais mieux en finir, reprit la Pierronne sagement. Ton Zacharie l'a dĂ©jĂ emplie deux fois, et ils iront plus loin se coller... De toutes façons, l'argent est fichu. La Maheude, furieuse, Ă©tendit les mains. - Ecoute ça je les maudis, s'ils se collent... Est-ce que Zacharie ne nous doit pas du respect? Il nous a coĂ»tĂ©, n'est-ce pas? eh bien! il faut qu'il nous rende, avant de s'embarrasser d'une femme... Qu'est-ce que nous deviendrions, dis? si nos enfants travaillaient tout de suite pour les autres? Autant crever alors! Cependant, elle se calma. - Je parle en gĂ©nĂ©ral, on verra plus tard... Il est joliment fort, ton cafĂ© tu mets ce qu'il faut. Et, aprĂšs un quart d'heure d'autres histoires, elle se sauva, criant que la soupe de ses hommes n'Ă©tait pas faite. Dehors, les enfants retournaient Ă l'Ă©cole, quelques femmes se montraient sur les portes, regardaient Mme Hennebeau, qui longeait une des façades, en expliquant du doigt le coron Ă ses invitĂ©s. Cette visite commençait Ă remuer le village. L'homme de la coupe Ă terre s'arrĂÂȘta un moment de bĂÂȘcher, deux poules inquiĂštes s'effarouchĂšrent dans les jardins. Comme la Maheude rentrait, elle buta dans la Levaque, qui Ă©tait sortie pour sauter au passage sur le docteur Vanderhaghen, un mĂ©decin de la Compagnie, petit homme pressĂ©, Ă©crasĂ© de besogne, qui donnait ses consultations en courant. - Monsieur, disait-elle, je ne dors plus, j'ai mal partout... Faudrait en causer cependant. Il les tutoyait toutes, il rĂ©pondit sans s'arrĂÂȘter - Fiche-moi la paix! tu bois trop de cafĂ©. - Et mon mari, Monsieur, dit Ă son tour la Maheude, vous deviez venir le voir... Il a toujours ses douleurs aux jambes. - C'est toi qui l'esquintes, fiche-moi la paix! Les deux femmes restĂšrent plantĂ©es, regardant fuir le dos du docteur. - Entre donc, reprit la Levaque, quand elle eut Ă©changĂ© avec sa voisine un haussement d'Ă©paules dĂ©sespĂ©rĂ©. Tu sais qu'il y a du nouveau... Et tu prendras bien un peu de cafĂ©. Il est tout frais. La Maheude, qui se dĂ©battait, fut sans force. Allons! une goutte tout de mĂÂȘme, pour ne pas la dĂ©sobliger. Et elle entra. La salle Ă©tait d'une saletĂ© noire, le carreau et les murs tachĂ©s de graisse, le buffet et la table poissĂ©s de crasse; et une puanteur de mĂ©nage mal tenu prenait Ă la gorge. PrĂšs du feu, les deux coudes sur la table, le nez enfoncĂ© dans son assiette, Bouteloup, jeune encore pour ses trente-cinq ans, achevait un restant de bouilli, avec sa carrure Ă©paisse de gros garçon placide; tandis que, debout contre lui, le petit Achille, le premier-nĂ© de PhilomĂšne, qui entrait dans ses trois ans dĂ©jĂ , le regardait de l'air suppliant et muet d'une bĂÂȘte gourmande. Le logeur, trĂšs tendre sous une grande barbe brune, lui fourrait de temps Ă autre un morceau de viande au fond de la bouche. - Attends que je le sucre, disait la Levaque, en mettant la cassonade d'avance dans la cafetiĂšre. Elle, plus vieille que lui de six ans, Ă©tait affreuse, usĂ©e, la gorge sur le ventre et le ventre sur les cuisses, avec un mufle aplati aux poils grisĂÂątres, toujours dĂ©peignĂ©e. Il l'avait prise naturellement, sans l'Ă©plucher davantage que sa soupe, oĂÂč il trouvait des cheveux, et que son lit, dont les draps servaient trois mois. Elle entrait dans la pension, le mari aimait Ă rĂ©pĂ©ter que les bons comptes font les bons amis. - Alors, c'Ă©tait pour te dire, continua-t-elle, qu'on a vu hier soir la Pierronne rĂÂŽder du cĂÂŽtĂ© des Bas-de-Soie. Le monsieur que tu sais l'attendait derriĂšre Rasseneur, et ils ont filĂ© ensemble le long du canal... Hein? c'est du propre, une femme mariĂ©e! - Dame! dit la Maheude, Pierron avant de l'Ă©pouser donnait des lapins au porion, maintenant sa lui coĂ»te moins cher de prĂÂȘter sa femme. Bouteloup Ă©clata d'un rire Ă©norme et jeta une mie de pain saucĂ©e dans la bouche d'Achille. Les deux femmes achevaient de se soulager sur le compte de la Pierronne, une coquette pas plus belle qu'une autre, mais toujours occupĂ©e Ă se visiter les trous de la peau, Ă se laver, Ă se mettre de la pommade. Enfin, ça regardait le mari, s'il aimait ce pain-lĂ . Il y avait des hommes si ambitieux qu'ils auraient torchĂ© les chefs, pour les entendre seulement dire merci. Et elles ne furent interrompues que par l'arrivĂ©e d'une voisine qui rapportait une mioche de neuf mois, DĂ©sirĂ©e, la derniĂšre de PhilomĂšne celle-ci, dĂ©jeunant au criblage, s'entendait pour qu'on lui amenĂÂąt lĂ -bas sa petite, et elle la faisait tĂ©ter, assise un instant dans le charbon. - La mienne, je ne peux pas la quitter une minute, elle gueule tout de suite, dit la Maheude en regardant Estelle, qui s'Ă©tait endormie sur ses bras. Mais elle ne rĂ©ussit point Ă Ă©viter la mise en demeure qu'elle lisait depuis un moment dans les yeux de la Levaque. - Dis donc, il faudrait pourtant songer Ă en finir. D'abord, les deux mĂšres, sans avoir besoin d'en causer, Ă©taient tombĂ©es d'accord pour ne pas conclure le mariage. Si la mĂšre de Zacharie voulait toucher le plus longtemps possible les quinzaines de son fils, la mĂšre de PhilomĂšne s'emportait Ă l'idĂ©e d'abandonner celles de sa fille. Rien ne pressait, la seconde avait mĂÂȘme prĂ©fĂ©rĂ© garder le petit, tant qu'il y avait eu un seul enfant; mais, depuis que celui-ci, grandissant, mangeait du pain, et qu'un autre Ă©tait venu, elle se trouvait en perte, elle poussait furieusement au mariage, en femme qui n'entend pas y mettre du sien. - Zacharie a tirĂ© au sort, continua-t-elle, plus rien n'arrĂÂȘte... Voyons, Ă quand? - Remettons ça aux beaux jours, rĂ©pondit la Maheude gĂÂȘnĂ©e. C'est ennuyeux, ces affaires! Comme s'ils n'auraient pas pu attendre d'ĂÂȘtre mariĂ©s, pour aller ensemble!... Parole d'honneur, tiens! j'Ă©tranglerais Catherine, si j'apprenais qu'elle ait fait la bĂÂȘtise. La Levaque haussa les Ă©paules. - Laisse donc, elle y passera comme les autres! Bouteloup, avec la tranquillitĂ© d'un homme qui est chez lui, fouilla le buffet, cherchant le pain. Des lĂ©gumes pour la soupe de Levaque, des pommes de terre et des poireaux, traĂnaient sur un coin de la table, Ă moitiĂ© pelurĂ©s, repris et abandonnĂ©s dix fois, au milieu des continuels commĂ©rages. La femme venait cependant de s'y remettre, lorsqu'elle les lĂÂącha de nouveau, pour se planter devant la fenĂÂȘtre. - Qu'est-ce que c'est que ça?... Tiens! c'est Mme Hennebeau avec des gens. Les voilĂ qui entrent chez la Pierronne. Du coup, toutes deux retombĂšrent sur la Pierronne. Oh! ça ne manquait jamais, dĂšs que la Compagnie faisait visiter le coron Ă des gens, on les conduisait droit chez celle-lĂ , parce que c'Ă©tait propre. Sans doute qu'on ne leur racontait pas les histoires avec le maĂtre-porion. On peut bien ĂÂȘtre propre, quand on a des amoureux qui gagnent trois mille francs, logĂ©s, chauffĂ©s, sans compter les cadeaux. Si c'Ă©tait propre dessus, ce n'Ă©tait guĂšre propre dessous. Et, tout le temps que les visiteurs restĂšrent en face, elles en dĂ©goisĂšrent. - Les voilĂ qui sortent, dit enfin la Levaque. Ils font le tour... Regarde donc, ma chĂšre, je crois qu'ils vont chez toi. La Maheude fut prise de peur. Qui sait si Alzire avait donnĂ© un coup d'Ă©ponge Ă la table? Et sa soupe, Ă elle aussi, qui n'Ă©tait pas prĂÂȘte! Elle balbutia un "au revoir", elle se sauva, filant, rentrant, sans un coup d'oeil de cĂÂŽtĂ©. Mais tout reluisait. Alzire, trĂšs sĂ©rieuse, un torchon devant elle, s'Ă©tait mise Ă faire la soupe, en voyant que sa mĂšre ne revenait pas. Elle avait arrachĂ© les derniers poireaux du jardin, cueilli de l'oseille, et elle nettoyait prĂ©cisĂ©ment les lĂ©gumes, pendant que, sur le feu, dans un grand chaudron, chauffait l'eau pour le bain des hommes, quand ils allaient rentrer. Henry et LĂ©nore Ă©taient sages par hasard, trĂšs occupĂ©s Ă dĂ©chirer un vieil almanach. Le pĂšre Bonnemort fumait silencieusement sa pipe. Comme la Maheude soufflait, Mme Hennebeau frappa. - Vous permettez, n'est-ce pas? ma brave femme. Grande, blonde, un peu alourdie dans la maturitĂ© superbe de la quarantaine, elle souriait avec un effort d'affabilitĂ©, sans laisser trop paraĂtre la crainte de tacher sa toilette de soie bronze, drapĂ©e d'une mante de velours noir. - Entrez, entrez, rĂ©pĂ©tait-elle Ă ses invitĂ©s. Nous ne gĂÂȘnons personne... Hein? est-ce propre encore? et cette brave femme a sept enfants! Tous nos mĂ©nages sont comme ça... Je vous expliquais que la Compagnie leur loue la maison six francs par mois. Une grande salle au rez-de-chaussĂ©e, deux chambres en haut, une cave et un jardin. Le monsieur dĂ©corĂ© et la dame en manteau de fourrure, dĂ©barquĂ©s le matin du train de Paris, ouvraient des yeux vagues, avaient sur la face l'ahurissement de ces choses brusques, qui les dĂ©paysaient. - Et un jardin, rĂ©pĂ©ta la dame. Mais on y vivrait, c'est charmant! - Nous leur donnons du charbon plus qu'ils n'en brĂ»lent, continuait Mme Hennebeau. Un mĂ©decin les visite deux fois par semaine; et, quand ils sont vieux, ils reçoivent des pensions, bien qu'on ne fasse aucune retenue sur les salaires. - Une ThĂ©baĂÂŻde! un vrai pays de Cocagne! murmura le monsieur, ravi. La Maheude s'Ă©tait prĂ©cipitĂ©e pour offrir des chaises. Ces dames refusĂšrent. DĂ©jĂ Mme Hennebeau se lassait, heureuse un instant de se distraire Ă ce rĂÂŽle de montreur de bĂÂȘtes, dans l'ennui de son exil, mais tout de suite rĂ©pugnĂ©e par l'odeur fade de misĂšre, malgrĂ© la propretĂ© choisie des maisons oĂÂč elle se risquait. Du reste, elle ne rĂ©pĂ©tait que des bouts de phrase entendus, sans jamais s'inquiĂ©ter davantage de ce peuple d'ouvriers besognant et souffrant prĂšs d'elle. - Les beaux enfants! murmura la dame, qui les trouvait affreux, avec leurs tĂÂȘtes trop grosses, embroussaillĂ©es de cheveux couleur de paille. Et la Maheude dut dire leur ĂÂąge, on lui adressa aussi des questions sur Estelle, par politesse. Respectueusement, le pĂšre Bonnemort avait retirĂ© sa pipe de la bouche; mais il n'en restait pas moins un sujet d'inquiĂ©tude, si ravagĂ© par ses quarante annĂ©es de fond, les jambes raides, la carcasse dĂ©molie, la face terreuse; et, comme un violent accĂšs de toux le prenait, il prĂ©fĂ©ra sortir pour cracher dehors, dans l'idĂ©e que son crachat noir allait gĂÂȘner le monde. Alzire eut tout le succĂšs. Quelle jolie petite mĂ©nagĂšre, avec son torchon! On complimenta la mĂšre d'avoir une petite fille dĂ©jĂ si entendue pour son ĂÂąge. Et personne ne parlait de la bosse, des regards d'une compassion pleine de malaise revenaient toujours vers le pauvre ĂÂȘtre infirme. - Maintenant, conclut Mme Hennebeau, si l'on vous interroge sur nos corons, Ă Paris, vous pourrez rĂ©pondre... Jamais plus de bruit que ça, moeurs patriarcales, tous heureux et bien portants comme vous voyez, un endroit oĂÂč vous devriez venir vous refaire un peu, Ă cause du bon air et de la tranquillitĂ©. - C'est merveilleux, merveilleux! cria le monsieur, dans un Ă©lan final d'enthousiasme. Ils sortirent de l'air enchantĂ© dont on sort d'une baraque de phĂ©nomĂšnes, et la Maheude qui les accompagnait, demeura sur le seuil, pendant qu'ils repartaient doucement, en causant trĂšs haut. Les rues s'Ă©taient peuplĂ©es, ils devaient traverser des groupes de femmes, attirĂ©es par le bruit de leur visite, qu'elles colportaient de maison en maison. Justement, devant sa porte, la Levaque avait arrĂÂȘtĂ© la Pierronne, accourue en curieuse. Toutes deux affectaient une surprise mauvaise. Eh bien! quoi donc, ces gens voulaient y coucher, chez les Maheu? Ce n'Ă©tait pourtant pas si drĂÂŽle. - Toujours sans le sou, avec ce qu'ils gagnent! Dame! quand on a des vices! - Je viens d'apprendre qu'elle est allĂ©e ce matin mendier chez les bourgeois de la Piolaine, et Maigrat qui leur avait refusĂ© du pain, lui en a donnĂ©... On sait comment il se paie, Maigrat. - Sur elle, oh! non! faudrait du courage... C'est sur Catherine qu'il en prend. - Ah! Ă©coute donc, est-ce qu'elle n'a pas eu le toupet tout Ă l'heure de me dire qu'elle Ă©tranglerait Catherine, si elle y passait!... Comme si le grand Chaval, il y a beau temps, ne l'avait pas mise Ă cul sur le carin! - Chut!... Voici le monde. Alors, la Levaque et la Pierronne, l'air paisible, sans curiositĂ© impolie, s'Ă©taient contentĂ©es de guetter sortir les visiteurs, du coin de l'oeil. Puis, elles avaient appelĂ© vivement d'un signe la Maheude, qui promenait encore Estelle sur ses bras. Et toutes trois, immobiles, regardaient s'Ă©loigner les dos bien vĂÂȘtus de Mme Hennebeau et de ses invitĂ©s. Lorsque ceux-ci furent Ă une trentaine de pas, les commĂ©rages reprirent, avec un redoublement de violence. - Elles en ont pour de l'argent sur la peau, ça vaut plus cher qu'elles, peut-ĂÂȘtre! - Ah! sĂ»r!... Je ne connais pas l'autre, mais celle d'ici, je n'en donnerais pas quatre sous, si grosse qu'elle soit. On raconte des histoires... - Hein? quelles histoires? - Elle aurait des hommes donc!... D'abord, l'ingĂ©nieur... - Ce petiot maigre!... Oh! il est trop menu, elle le perdrait dans les draps. - Qu'est-ce que ça fiche, si ça l'amuse?... Moi, je n'ai pas confiance, quand je vois une dame qui prend des mines dĂ©goĂ»tĂ©es et qui n'a jamais l'air de se plaire oĂÂč elle est... Regarde donc comme elle tourne son derriĂšre, avec l'air de nous mĂ©priser toutes. Est-ce que c'est propre? Les promeneurs s'en allaient du mĂÂȘme pas ralenti, causant toujours, lorsqu'une calĂšche vint s'arrĂÂȘter sur la route, devant l'Ă©glise. Un monsieur d'environ quarante-huit ans en descendit, serrĂ© dans une redingote noire, trĂšs brun de peau, le visage autoritaire et correct. - Le mari! murmura la Levaque, baissant la voix comme s'il avait pu l'entendre, saisie de la crainte hiĂ©rarchique que le directeur inspirait Ă ses dix mille ouvriers. C'est pourtant vrai qu'il a une tĂÂȘte de cocu, cet homme! Maintenant, le coron entier Ă©tait dehors. La curiositĂ© des femmes montait, les groupes se rapprochaient, se fondaient en une foule; tandis que des bandes de marmaille mal mouchĂ©e traĂnaient sur les trottoirs, bouche bĂ©ante. On vit un instant la tĂÂȘte pĂÂąle de l'instituteur qui se haussait, lui aussi, derriĂšre la haie de l'Ă©cole. Au milieu des jardins, l'homme en train de bĂÂȘcher restait le pied sur sa bĂÂȘche, les yeux arrondis. Et le murmure des commĂ©rages s'enflait peu Ă peu avec un bruit de crĂ©celles, pareil Ă un coup de vent dans des feuilles sĂšches. C'Ă©tait surtout devant la porte de la Levaque que le rassemblement avait grossi. Deux femmes s'Ă©taient avancĂ©es, puis dix, puis vingt. Prudemment, la Pierronne se taisait, Ă prĂ©sent qu'il y avait trop d'oreilles. La Maheude, une des plus raisonnables, se contentait aussi de regarder; et, pour calmer Estelle rĂ©veillĂ©e et hurlant, elle avait tranquillement sorti au grand jour sa mamelle de bonne bĂÂȘte nourriciĂšre, qui pendait, roulante, comme allongĂ©e par la source continue de son lait. Quand M. Hennebeau eut fait asseoir les dames au fond de la voiture, qui fila du cĂÂŽtĂ© de Marchiennes, il y eut une explosion derniĂšre de voix bavardes, toutes les femmes gesticulaient, se parlaient dans le visage, au milieu d'un tumulte de fourmiliĂšre en rĂ©volution. Mais trois heures sonnĂšrent. Les ouvriers de la coupe Ă terre Ă©taient partis, Bouteloup et les autres. Brusquement, au dĂ©tour de l'Ă©glise, parurent les premiers charbonniers qui revenaient de la fosse, le visage noir, les vĂÂȘtements trempĂ©s, croisant les bras et gonflant le dos. Alors, il se produisit une dĂ©bandade parmi les femmes, toutes couraient, toutes rentraient chez elles, dans un effarement de mĂ©nagĂšres que trop de cafĂ© et trop de cancans avaient mises en faute. Et l'on n'entendait plus que ce cri inquiet, gros de querelles - Ah! mon Dieu! et ma soupe! et ma soupe qui n'est pas prĂÂȘte! II, IV Lorsque Maheu rentra, aprĂšs avoir laissĂ© Etienne chez Rasseneur, il trouva Catherine, Zacharie et Jeanlin attablĂ©s, qui achevaient leur soupe. Au retour de la fosse, on avait si faim, qu'on mangeait dans ses vĂÂȘtements humides, avant mĂÂȘme de se dĂ©barbouiller; et personne ne s'entendait, la table restait mise du matin au soir, toujours il y en avait un lĂ , avalant sa portion, au hasard des exigences du travail. DĂšs la porte, Maheu aperçut les provisions. Il ne dit rien, mais son visage inquiet s'Ă©claira. Toute la matinĂ©e, le vide du buffet, la maison sans cafĂ© et sans beurre, l'avait tracassĂ©, lui Ă©tait revenue en Ă©lancements douloureux, pendant qu'il tapait Ă la veine, suffoquĂ© au fond de la taille. Comment la femme aurait-elle fait? et qu'allait-on devenir, si elle Ă©tait rentrĂ©e les mains vides? Puis, voilĂ qu'il y avait de tout. Elle lui conterait ça plus tard. Il riait d'aise. DĂ©jĂ Catherine et Jeanlin s'Ă©taient levĂ©s, prenant leur cafĂ© debout; tandis que Zacharie, mal rempli par sa soupe, se coupait une large tartine de pain, qu'il couvrait de beurre. Il voyait bien le fromage de cochon sur une assiette; mais il n'y touchait pas, la viande Ă©tait pour le pĂšre, quand il n'y en avait que pour un. Tous venaient de faire descendre leur soupe d'une grande lampĂ©e d'eau fraĂche, la bonne boisson claire des fins de quinzaine. - Je n'ai pas de biĂšre, dit la Maheude, lorsque le pĂšre se fut attablĂ© Ă son tour. J'ai voulu garder un peu d'argent... Mais, si tu en dĂ©sires, la petite peut courir en prendre une pinte. Il la regardait, Ă©panoui. Comment? elle avait aussi de l'argent! - Non, non, dit-il. J'ai bu une chope, ça va bien. Et Maheu se mit Ă engloutir, par lentes cuillerĂ©es, la pĂÂątĂ©e de pain, de pommes de terre, de poireaux et d'oseille, enfaĂtĂ©e dans la jatte qui lui servait d'assiette. La Maheude, sans lĂÂącher Estelle, aidait Alzire Ă ce qu'il ne manquĂÂąt de rien, poussait prĂšs de lui le beurre et la charcuterie, remettait au feu son cafĂ© pour qu'il fĂ»t bien chaud. Cependant, Ă cĂÂŽtĂ© du feu, le lavage commençait, dan une moitiĂ© de tonneau, transformĂ©e en baquet. Catherine, qui passait la premiĂšre, l'avait empli d'eau tiĂšde. et elle se dĂ©shabillait tranquillement, ĂÂŽtait son bĂ©guin, sa veste, sa culotte, jusqu'Ă sa chemise, habituĂ©e Ă cela depuis l'ĂÂąge de huit ans, ayant grandi sans y voir du mal. Elle se tourna seulement, le ventre au feu, puis se frotta vigoureusement avec du savon noir. Personne ne la regardait, LĂ©nore et Henri eux-mĂÂȘmes n'avaient plus la curiositĂ© de voir comment elle Ă©tait faite. Quand elle fut propre, elle monta toute nue l'escalier, laissant sa chemise mouillĂ©e et ses autres vĂÂȘtements, en tas, sur le carreau. Mais une querelle Ă©clatait entre les deux frĂšres Jeanlin s'Ă©tait hĂÂątĂ© de sauter dans le baquet, sous le prĂ©texte que Zacharie mangeait encore; et celui-ci le bousculait, rĂ©clamait son tour, criait que s'il Ă©tait assez gentil pour permettre Ă Catherine de se tremper d'abord, il ne voulait pas avoir la rinçure des galopins, d'autant plus que, lorsque celui-ci avait passĂ© dans l'eau, on pouvait en remplir les encriers de l'Ă©cole. Ils finirent par se laver ensemble, tournĂ©s Ă©galement vers le feu, et ils s'entraidĂšrent mĂÂȘme, ils se frottĂšrent le dos. Puis, comme leur soeur, ils disparurent dans l'escalier, tout nus. - En font-ils un gĂÂąchis! murmurait la Maheude, en prenant par terre les vĂÂȘtements pour les mettre sĂ©cher. Alzire, Ă©ponge un peu, hein! Mais un tapage, de l'autre cĂÂŽtĂ© du mur, lui coupa la parole. C'Ă©taient des jurons d'homme, des pleurs de femme, tout un piĂ©tinement de bataille, avec des coups sourds qui sonnaient comme des heurts de courge vide. - La Levaque reçoit sa danse, constata paisiblement Maheu, en train de racler le fond de sa jatte avec la cuiller. C'est drĂÂŽle, Bouteloup prĂ©tendait que la soupe Ă©tait prĂÂȘte. - Ah! oui, prĂÂȘte! dit la Maheude, j'ai vu les lĂ©gumes sur la table, pas mĂÂȘme Ă©pluchĂ©s. Les cris redoublaient, il y eut une poussĂ©e terrible qui Ă©branla le mur, puis un grand silence tomba. Alors, le mineur, en avalant une derniĂšre cuillerĂ©e, conclut d'un air de calme justice - Si la soupe n'est pas prĂÂȘte, ça se comprend. Et, aprĂšs avoir bu un plein verre d'eau, il attaqua le fromage de cochon. Il en coupait des morceaux carrĂ©s, qu'il piquait de la pointe de son couteau et qu'il mangeait sur son pain, sans fourchette. On ne parlait pas, quand le pĂšre mangeait. Lui-mĂÂȘme avait la faim silencieuse, il ne reconnaissait point la charcuterie habituelle de Maigrat, ça devait venir d'ailleurs; pourtant, il n'adressait aucune question Ă sa femme. Il demanda seulement si le vieux dormait toujours, lĂ -haut. Non, le grand-pĂšre Ă©tait dĂ©jĂ sorti, pour son tour de promenade accoutumĂ©. Et le silence recommença. Mais l'odeur de la viande avait fait lever les tĂÂȘtes de LĂ©nore et d'Henri, qui s'amusaient par terre Ă dessiner des ruisseaux avec l'eau rĂ©pandue. Tous deux vinrent se planter prĂšs du pĂšre, le petit en avant. Leurs yeux suivaient chaque morceau, le regardaient pleins d'espoir partir de l'assiette, et le voyaient d'un air consternĂ© s'engouffrer dans la bouche. A la longue, le pĂšre remarqua le dĂ©sir gourmand qui les pĂÂąlissait et leur mouillait les lĂšvres. - Est-ce que les enfants en ont eu? demanda-t-il. Et, comme sa femme hĂ©sitait - Tu sais, je n'aime pas les injustices. Ca m'ĂÂŽte l'appĂ©tit, quand ils sont lĂ , autour de moi, Ă mendier un morceau. - Mais oui, ils en ont eu! s'Ă©cria-t-elle, en colĂšre. Ah bien! si tu les Ă©coutes, tu peux leur donner ta part et celle des autres, ils s'empliront jusqu'Ă crever... N'est-ce pas, Alzire, que nous avons tous mangĂ© du fromage? - Bien sĂ»r, maman, rĂ©pondit la petite bossue, qui, dans ces circonstances-lĂ , mentait avec un aplomb de grande personne. LĂ©nore et Henri restaient immobiles de saisissement, rĂ©voltĂ©s d'une pareille menterie, eux qu'on fouettait, s'ils ne disaient pas la vĂ©ritĂ©. Leurs petits coeurs se gonflaient, et ils avaient une grosse envie de protester, de dire qu'ils n'Ă©taient pas lĂ , eux, lorsque les autres en avaient mangĂ©. - Allez-vous-en donc! rĂ©pĂ©tait la mĂšre, en les chassant Ă l'autre bout de la salle. Vous devriez rougir d'ĂÂȘtre toujours dans l'assiette de votre pĂšre. Et, s'il Ă©tait le seul Ă en avoir, est-ce qu'il ne travaille pas, lui? tandis que vous autres, tas de vauriens, vous ne savez encore que dĂ©penser. Ah! oui, et plus que vous n'ĂÂȘtes gros! Maheu les rappela. Il assit LĂ©nore sur sa cuisse gauche, Henri sur sa cuisse droite; puis, il acheva le fromage de cochon, en faisant la dĂnette avec eux. Chacun sa part, il leur coupait des petits morceaux. Les enfants, ravis, dĂ©voraient. Quand il eut fini, il dit Ă sa femme - Non, ne me sers pas mon cafĂ©. Je vais me laver d'abord... Et donne-moi un coup de main pour jeter cette eau sale. Ils empoignĂšrent les anses du baquet, et ils le vidaient dans le ruisseau, devant la porte, lorsque Jeanlin descendit, avec des vĂÂȘtements secs, une culotte et une blouse de laine trop grandes, lasses de dĂ©teindre sur le dos de son frĂšre. En le voyant filer sournoisement par la porte ouverte, sa mĂšre l'arrĂÂȘta. - OĂÂč vas-tu? - LĂ . - OĂÂč, lĂ ?... Ecoute, tu vas aller cueillir une salade de pissenlits pour ce soir. Hein! tu m'entends? si tu ne rapportes pas une salade, tu auras affaire Ă moi. - Bon! bon! Jeanlin partit, les mains dans les poches, traĂnant ses sabots, roulant ses reins maigres d'avorton de dix ans, comme un vieux mineur. A son tour, Zacharie descendait, plus soignĂ©, le torse pris dans un tricot de laine noire Ă raies bleues. Son pĂšre lui cria de ne pas rentrer tard; et il sortit en hochant la tĂÂȘte, la pipe aux dents, sans rĂ©pondre. De nouveau, le baquet Ă©tait plein d'eau tiĂšde. Maheu, lentement, enlevait dĂ©jĂ sa veste. Sur un coup d'oeil, Alzire emmena LĂ©nore et Henri jouer dehors. Le pĂšre n'aimait pas se laver en famille, comme cela se pratiquait dans beaucoup d'autres maisons du coron. Du reste, il ne blĂÂąmait personne, il disait simplement que c'Ă©tait bon pour les enfants, de barboter ensemble. - Que fais-tu donc lĂ -haut? cria la Maheude Ă travers l'escalier. - Je raccommode ma robe, que j'ai dĂ©chirĂ©e hier, rĂ©pondit Catherine. - C'est bien... Ne descends pas, ton pĂšre se lave. Alors, Maheu et la Maheude restĂšrent seuls. Celle-ci s'Ă©tait dĂ©cidĂ©e Ă poser sur une chaise Estelle, qui, par miracle, se trouvant bien prĂšs du feu, ne hurlait pas et tournait vers ses parents des yeux vagues de petit ĂÂȘtre sans pensĂ©e. Lui, tout nu, accroupi devant le baquet, y avait d'abord plongĂ© sa tĂÂȘte, frottĂ©e de ce savon noir dont l'usage sĂ©culaire dĂ©colore et jaunit les cheveux de la race. Ensuite, il entra dans l'eau, s'enduisit la poitrine, le ventre, les bras, les cuisses, se les racla Ă©nergiquement des deux poings. Debout, sa femme le regardait. - Dis donc, commença-t-elle, j'ai vu ton oeil, quand tu es arrivĂ©... Tu te tourmentais, hein? ça t'a dĂ©ridĂ©, ces provisions... Imagine-toi que les bourgeois de la Piolaine ne m'ont pas fichu un sou. Oh! ils sont aimables, ils ont habillĂ© les petits, et j'avais honte. de les supplier, car ça me reste en travers, quand je demande. Elle s'interrompit un instant, pour caler Estelle sur la chaise, crainte d'une culbute. Le pĂšre continuait Ă s'user la peau, sans hĂÂąter d'une question cette histoire qui l'intĂ©ressait, attendant patiemment de comprendre. - Faut te dire que Maigrat m'avait refusĂ©, oh! raide! comme on flanque un chien dehors... Tu vois si j'Ă©tais Ă la noce! Ca tient chaud, des vĂÂȘtements de laine, mais ça ne vous met rien dans le ventre, pas vrai? Il leva la tĂÂȘte, toujours muet. Rien Ă la Piolaine, rien chez Maigrat alors, quoi? Mais, comme Ă l'ordinaire, elle venait de retrousser ses manches, pour lui laver le dos et les parties qu'il lui Ă©tait mal commode d'atteindre. D'ailleurs, il aimait qu'elle le savonnĂÂąt, qu'elle le frottĂÂąt partout, Ă se casser les poignets. Elle prit du savon, elle lui laboura les Ă©paules, tandis qu'il se raidissait, afin de tenir le coup. - Donc, je suis retournĂ©e chez Maigrat, je lui en ai dit, ah! je lui en ai dit... Et qu'il ne fallait pas avoir de coeur, et qu'il lui arriverait du mal, s'il y avait une justice... Ca l'ennuyait, il tournait les yeux, il aurait bien voulu filer... Du dos, elle Ă©tait descendue aux fesses; et, lancĂ©e, elle poussait ailleurs, dans les plis, ne laissant pas une place du corps sans y passer, le faisant reluire comme ses trois casseroles, les samedis de grand nettoyage. Seulement, elle suait Ă ce terrible va-et-vient des bras, toute secouĂ©e elle-mĂÂȘme, si essoufflĂ©e, que ses paroles s'Ă©tranglaient. - Enfin, il m'a appelĂ©e vieux crampon... Nous aurons du pain jusqu'Ă samedi, et le plus beau, c'est qu'il m'a prĂÂȘtĂ© cent sous... J'ai encore pris chez lui le beurre, le cafĂ©, la chicorĂ©e, j'allais mĂÂȘme prendre la charcuterie et les pommes de terre, quand j'ai vu qu'il grognait... Sept sous de fromage de cochon, dix-huit sous de pommes de terre, il me reste trois francs soixante-quinze pour un ragoĂ»t et un pot-au-feu... Hein? je crois que je n'ai pas perdu ma matinĂ©e. Maintenant, elle l'essuyait, le tamponnait avec un torchon, aux endroits oĂÂč ça ne voulait pas sĂ©cher. Lui, heureux, sans songer au lendemain de la dette, Ă©clatait d'un gros rire et l'empoignait Ă pleins bras. - Laisse donc, bĂÂȘte! tu es trempĂ©, tu me mouilles... Seulement, je crains que Maigrat n'ait des idĂ©es... Elle allait parler de Catherine, elle s'arrĂÂȘta. A quoi bon inquiĂ©ter le pĂšre? Ca ferait des histoires Ă n'en plus finir. - Quelles idĂ©es? demanda-t-il. - Des idĂ©es de nous voler, donc! Faudra que Catherine Ă©pluche joliment la note. Il l'empoigna de nouveau, et cette fois ne la lĂÂącha plus. Toujours le bain finissait ainsi, elle le ragaillardissait Ă le frotter si fort, puis Ă lui passer partout des linges, qui lui chatouillaient les poils des bras et de la poitrine. D'ailleurs, c'Ă©tait Ă©galement chez les camarades du coron l'heure des bĂÂȘtises, oĂÂč l'on plantait plus d'enfants qu'on n'en voulait. La nuit, on avait sur le dos la famille. Il la poussait vers la table, goguenardant en brave homme qui jouit du seul bon moment de la journĂ©e, appelant ça prendre son dessert, et un dessert qui ne coĂ»tait rien. Elle, avec sa taille et sa gorge roulantes, se dĂ©battait un peu, pour rire. - Es-tu bĂÂȘte, mon Dieu! es-tu bĂÂȘte!... Et Estelle qui nous regarde! attends que je lui tourne la tĂÂȘte. - Ah! ouiche! Ă trois mois, est-ce que ça comprend? Lorsqu'il se fut relevĂ©, Maheu passa simplement une culotte sĂšche. Son plaisir, quand il Ă©tait propre et qu'il avait rigolĂ© avec sa femme, Ă©tait de rester un moment le torse nu. Sur sa peau blanche, d'une blancheur de fille anĂ©mique, les Ă©raflures, les entailles du charbon, laissaient des tatouages, des "greffes", comme disent les mineurs; et il s'en montrait fier, il Ă©talait ses gros bras, sa poitrine large, d'un luisant de marbre veinĂ© de bleu. En Ă©tĂ©, tous les mineurs se mettaient ainsi sur les portes. Il y alla mĂÂȘme un instant, malgrĂ© le temps humide, cria un mot salĂ© Ă un camarade, le poitrail Ă©galement nu, au-delĂ des jardins. D'autres parurent. Et les enfants, qui traĂnaient sur les trottoirs, levaient la tĂÂȘte, riaient eux aussi Ă la joie de toute cette chair lasse de travailleurs, mise au grand air. En buvant son cafĂ©, sans passer encore une chemise, Maheu conta Ă sa femme la colĂšre de l'ingĂ©nieur, pour le boisage. Il Ă©tait calmĂ©, dĂ©tendu, et il Ă©couta avec un hochement d'approbation les sages conseils de la Maheude, qui montrait un grand bon sens dans ces affaires-lĂ . Toujours elle lui rĂ©pĂ©tait qu'on ne gagnait rien Ă se buter contre la Compagnie. Elle lui parla ensuite de la visite de Mme Hennebeau. Sans le dire, tous deux en Ă©taient fiers. - Est-ce qu'on peut descendre? demanda Catherine du haut de l'escalier. - Oui, oui, ton pĂšre se sĂšche. La jeune fille avait sa robe des dimanches, une vieille robe de popeline gros bleu, pĂÂąlie et usĂ©e dĂ©jĂ dans les plis. Elle Ă©tait coiffĂ©e d'un bonnet de tulle noire, tout simple. - Tiens! tu t'es habillĂ©e... OĂÂč vas-tu donc? - Je vais Ă Montsou acheter un ruban pour mon bonnet... J'ai retirĂ© le vieux, il Ă©tait trop sale. - Tu as donc de l'argent, toi? - Non, c'est Mouquette qui a promis de me prĂÂȘter dix sous. La mĂšre la laissa partir. Mais, Ă la porte, elle la rappela. - Ecoute, ne va pas l'acheter chez Maigrat, ton ruban... il te volerait et il croirait que nous roulons sur l'or. Le pĂšre, qui s'Ă©tait accroupi devant le feu, pour sĂ©cher plus vite sa nuque et ses aisselles, se contenta d'ajouter - TĂÂąche de ne pas traĂner la nuit sur les routes. Maheu, l'aprĂšs-midi, travailla dans son jardin. DĂ©jĂ il y avait semĂ© des pommes de terre, des haricots, des pois; et il tenait en jauge, depuis la veille, du plant de choux et de laitue, qu'il se mit Ă repiquer. Ce coin de jardin les fournissait de lĂ©gumes, sauf de pommes de terre, dont ils n'avaient jamais assez. Du reste, lui s'entendait trĂšs bien Ă la culture et obtenait mĂÂȘme des artichauts, ce qui Ă©tait traitĂ© de pose par les voisins. Comme il prĂ©parait sa planche, Levaque justement vint fumer une pipe dans son carrĂ© Ă lui, en regardant des romaines que Bouteloup avait plantĂ©es le matin; car, sans le courage du logeur Ă bĂÂȘcher, il n'aurait guĂšre poussĂ© lĂ que des orties. Et la conversation s'engagea par-dessus le treillage Levaque, dĂ©lassĂ© et excitĂ© d'avoir tapĂ© sur sa femme, tĂÂącha vainement d'entraĂner Maheu chez Rasseneur. Voyons, est-ce qu'une chope l'effrayait? On ferait une partie de quilles, on flĂÂąnerait un instant avec les camarades, puis on rentrerait dĂner. C'Ă©tait la vie, aprĂšs la sortie de la fosse. Sans doute il n'y avait pas de mal Ă cela, mais Maheu s'entĂÂȘtait s'il ne repiquait pas ses laitues, elles seraient fanĂ©es le lendemain. Au fond, il refusait par sagesse, ne voulant point demander un liard Ă sa femme sur le reste des cent sous. Cinq heures sonnaient, lorsque la Pierronne vint savoir si c'Ă©tait avec Jeanlin que sa Lydie avait filĂ©. Levaque rĂ©pondit que ça devait ĂÂȘtre quelque chose comme ca, car BĂ©bert, lui aussi, avait disparu; et ces galopins gourgandinaient toujours ensemble. Quand Maheu les eut tranquillisĂ©s, en parlant de la salade de pissenlits, lui et le camarade se mirent Ă attaquer la jeune femme, avec une cruditĂ© de bons diables. Elle s'en fĂÂąchait, mais ne s'en allait pas, chatouillĂ©e au fond par les gros mots, qui la faisaient crier, les mains au ventre. Il arriva Ă son secours une femme maigre, dont la colĂšre bĂ©gayante ressemblait Ă un gloussement de poule. D'autres, au loin, sur les portes, s'effarouchaient de confiance. Maintenant, l'Ă©cole Ă©tait fermĂ©e, toute la marmaille traĂnait, c'Ă©tait un grouillement de petits ĂÂȘtres piaulant, se roulant, se battant; tandis que les pĂšres, qui n'Ă©taient pas Ă l'estaminet, restaient par groupes de trois ou quatre, accroupis sur leurs talons comme au fond de la mine, fumant des pipes avec des paroles rares, Ă l'abri d'un mur. La Pierronne partit furieuse, lorsque Levaque voulut tĂÂąter si elle avait la cuisse ferme; et il se dĂ©cida lui-mĂÂȘme Ă se rendre seul chez Rasseneur, pendant que Maheu plantait toujours. Le jour baissa brusquement, la Maheude alluma la lampe, irritĂ©e de ce que ni la fille ni les garçons ne rentraient. Elle l'aurait pariĂ© jamais on ne parvenait Ă faire ensemble l'unique repas oĂÂč l'on aurait pu ĂÂȘtre tous autour de la table. Puis, c'Ă©tait la salade de pissenlits qu'elle attendait. Qu'est-ce qu'il pouvait cueillir Ă cette heure, dans ce noir de four, le bougre d'enfant! Une salade accompagnerait si bien la ratatouille qu'elle laissait mijoter sur le feu, des pommes de terre, des poireaux, de l'oseille, fricassĂ©s avec de l'oignon frit! La maison entiĂšre le sentait, l'oignon frit, cette bonne odeur qui rancit vite et qui pĂ©nĂštre les briques des corons d'un empoisonnement tel, qu'on les flaire de loin dans la campagne, Ă ce violent fumet de cuisine pauvre. Maheu, quand il quitta le jardin, Ă la nuit tombĂ©e, s'assoupit tout de suite sur une chaise, la tĂÂȘte contre la muraille. Des qu'il s'asseyait, le soir, il dormait. Le coucou sonnait sept heures, Henri et LĂ©nore venaient de casser une assiette en s'obstinant Ă aider Alzire, qui mettait le couvert, lorsque le pĂšre Bonnemort rentra le premier, pressĂ© de dĂner et de retourner Ă la fosse. Alors, la Maheude rĂ©veilla Maheu. - Mangeons, tant pis!... Ils sont assez grands pour retrouver la maison. L'embĂÂȘtant, c'est la salade! II, V Chez Rasseneur, aprĂšs avoir mangĂ© une soupe, Etienne, remontĂ© dans l'Ă©troite chambre qu'il allait occuper sous le toit, en face du Voreux, Ă©tait tombĂ© sur son lit, tout vĂÂȘtu, assommĂ© de fatigue. En deux jours, il n'avait pas dormi quatre heures. Quand il s'Ă©veilla, au crĂ©puscule, il resta Ă©tourdi un instant, sans reconnaĂtre le lieu oĂÂč il se trouvait; et il Ă©prouvait un tel malaise, une telle pesanteur de tĂÂȘte, qu'il se mit pĂ©niblement debout, avec l'idĂ©e de prendre l'air, avant de dĂner et de se coucher pour la nuit. Dehors, le temps Ă©tait de plus en plus doux, le ciel de suie se cuivrait, chargĂ© d'une de ces longues pluies du Nord, dont on sentait l'approche dans la tiĂ©deur humide de l'air. La nuit venait par grandes fumĂ©es, noyant les lointains perdus de la plaine. Sur cette mer immense de terres rougeĂÂątres, le ciel bas semblait se fondre en noire poussiĂšre, sans un souffle de vent Ă cette heure, qui animĂÂąt les tĂ©nĂšbres. C'Ă©tait d'une tristesse blafarde et morte d'ensevelissement. Etienne marcha devant lui, au hasard, n'ayant d'autre but que de secouer sa fiĂšvre. Lorsqu'il passa devant le Voreux, assombri dĂ©jĂ au fond de son trou, et dont pas une lanterne ne luisait encore, il s'arrĂÂȘta un moment, pour voir la sortie des ouvriers a la journĂ©e. Sans doute six heures sonnaient, des moulineurs, des chargeurs Ă l'accrochage, des palefreniers s'en allaient par bandes, mĂÂȘlĂ©s aux filles du criblage, vagues et rieuses dans l'ombre. D'abord, ce furent la BrĂ»lĂ© et son gendre Pierron. Elle le querellait, parce qu'il ne l'avait pas soutenue, dans une contestation avec un surveillant, pour son compte de pierres. - Oh! sacrĂ©e chiffe, va! s'il est permis d'ĂÂȘtre un homme et de s'aplatir comme ça devant un de ces salops qui nous mangent! Pierron la suivait paisiblement, sans rĂ©pondre. Il finit par dire - Fallait peut-ĂÂȘtre sauter sur le chef. Merci! pour avoir des ennuis! - Tends le derriĂšre, alors! cria-t-elle. Ah! nom de Dieu! si ma fille m'avait Ă©coutĂ©e!... Ca ne suffit donc pas qu'ils m'aient tuĂ© le pĂšre, tu voudrais peut-ĂÂȘtre que je dise merci. Non, vois-tu, j'aurai leur peau! Les voix se perdirent, Etienne la regarda disparaĂtre, avec son nez d'aigle, ses cheveux blancs envolĂ©s, ses longs bras maigres qui gesticulaient furieusement. Mais, derriĂšre lui, la conversation de deux jeunes gens lui fit prĂÂȘter l'oreille. Il avait reconnu Zacharie, qui attendait lĂ , et que son ami Mouquet venait d'aborder. - Arrives-tu? demanda celui-ci. Nous mangeons une tartine, puis nous filons au Volcan. - Tout Ă l'heure, j'ai affaire. - Quoi donc? Le moulineur se tourna et aperçut PhilomĂšne qui sortait du criblage. Il crut comprendre. - Ah! bon, c'est ça... Alors, je pars devant. - Oui, je te rattraperai. Mouquet, en s'en allant, se rencontra avec son pĂšre, le vieux Mouque, qui sortait aussi du Voreux; et les deux hommes se dirent simplement bonsoir, le fils prit la grande route, tandis que le pĂšre filait le long du canal. DĂ©jĂ , Zacharie poussait PhilomĂšne dans ce mĂÂȘme chemin Ă©cartĂ©, malgrĂ© sa rĂ©sistance. Elle Ă©tait pressĂ©e, une autre fois; et ils se disputaient, tous deux, en vieux mĂ©nage. Ca n'avait rien de drĂÂŽle, de ne se voir que dehors, surtout l'hiver, lorsque la terre est mouillĂ©e et qu'on n'a pas les blĂ©s pour se coucher dedans. - Mais non, ce n'est pas ça, murmura-t-il impatientĂ©. J'ai Ă te dire une chose. Il la tenait Ă la taille, il l'emmenait doucement. Puis, lorsqu'ils furent dans l'ombre du terri, il voulut savoir si elle avait de l'argent. - Pour quoi faire? demanda-t-elle. Lui, alors, s'embrouilla, parla d'une dette de deux francs qui allait dĂ©sespĂ©rer sa famille. - Tais-toi donc!... J'ai vu Mouquet, tu vas encore au Volcan, oĂÂč il y a ces sales femmes de chanteuses. Il se dĂ©fendit, tapa sur sa poitrine, donna sa parole d'honneur. Puis, comme elle haussait les Ă©paules, il dit brusquement - Viens avec nous, si ça t'amuse... Tu vois que tu ne me dĂ©ranges pas. Pour ce que j'en veux faire, des chanteuses!... Viens-tu? - Et le petit? rĂ©pondit-elle. Est-ce qu'on peut remuer, avec un enfant qui crie toujours?... Laisse-moi rentrer, je parie qu'ils ne s'entendent plus, Ă la maison. Mais il la retint, il la supplia. Voyons, c'Ă©tait pour ne pas avoir l'air bĂÂȘte devant Mouquet, auquel il avait promis. Un homme ne pouvait pas, tous les soirs, se coucher comme les poules. Vaincue, elle avait retroussĂ© une basque de son caraco, elle coupait de l'ongle le fil et tirait des piĂšces de dix sous d'un coin de la bordure. De crainte d'ĂÂȘtre volĂ©e par sa mĂšre, elle cachait lĂ le gain des heures qu'elle faisait en plus, Ă la fosse. - J'en ai cinq, tu vois, dit-elle. Je veux bien t'en donner trois... Seulement, il faut me jurer que tu vas dĂ©cider ta mĂšre Ă nous marier. En voilĂ assez, de cette vie en l'air! Avec ça, maman me reproche toutes les bouchĂ©es que je mange... Jure, jure d'abord. Elle parlait de sa voix molle de grande fille maladive, sans passion, simplement lasse de son existence. Lui, jura, cria que c'Ă©tait une chose promise, sacrĂ©e; puis, lorsqu'il tint les trois piĂšces, il la baisa, la chatouilla, la fit rire, et il aurait poussĂ© les choses jusqu'au bout, dans ce coin du terri qui Ă©tait la chambre d'hiver de leur vieux mĂ©nage, si elle n'avait rĂ©pĂ©tĂ© que non, que ça ne lui causerait aucun plaisir. Elle retourna au coron toute seule, pendant qu'il coupait Ă travers champs, pour rejoindre son camarade. Etienne, machinalement, les avait suivis de loin, sans comprendre, croyant Ă un simple rendez-vous. Les filles Ă©taient prĂ©coces, aux fosses; et il se rappelait les ouvriĂšres de Lille, qu'il attendait derriĂšre les fabriques, ces bandes de filles gĂÂątĂ©es dĂšs quatorze ans, dans les abandons de la misĂšre. Mais une autre rencontre le surprit davantage. Il s'arrĂÂȘta. C'Ă©tait, en bas du terri, dans un creux oĂÂč de grosses pierres avaient glissĂ©, le petit Jeanlin qui rabrouait violemment Lydie et BĂ©bert, assise l'une Ă sa droite, l'autre Ă sa gauche. - Hein? vous dites?... Je vas ajouter une gifle pour chacun, moi, si vous rĂ©clamez... Qui est-ce qui a eu l'idĂ©e, voyons! En effet, Jeanlin avait eu une idĂ©e. AprĂšs s'ĂÂȘtre, pendant une heure, le long du canal, roulĂ© dans les prĂ©s en cueillant des pissenlits avec les deux autres, il venait de songer, devant le tas de salade, qu'on ne mangerait jamais tout ça chez lui; et, au lieu de rentrer au coron, il Ă©tait allĂ© Ă Montsou, gardant BĂ©bert pour faire le guet, poussant Lydie Ă sonner chez les bourgeois, oĂÂč elle offrait les pissenlits. Il disait, expĂ©rimentĂ© dĂ©jĂ , que les filles vendaient ce qu'elles voulaient. Dans l'ardeur du nĂ©goce, le tas entier y avait passĂ©; mais la gamine avait fait onze sous. Et, maintenant, les mains nettes, tous trois partageaient le gain. - C'est injuste! dĂ©clara BĂ©bert. Faut diviser en trois... Si tu gardes sept sous, nous n'en aurons plus que deux chacun. - De quoi, injuste? rĂ©pliqua Jeanlin furieux. J'en ai cueilli davantage, d'abord! L'autre d'ordinaire se soumettait, avec une admiration craintive, une crĂ©dulitĂ© qui le rendait continuellement victime. Plus ĂÂągĂ© et plus fort, il se laissait mĂÂȘme gifler. Mais, cette fois, l'idĂ©e de tout cet argent l'excitait Ă la rĂ©sistance. - N'est-ce pas? Lydie, il nous vole... S'il ne partage pas, nous le dirons Ă sa mĂšre. Du coup, Jeanlin lui mit le poing sous le nez. - RĂ©pĂšte un peu. C'est moi qui irai dire chez vous que vous avez vendu la salade Ă maman... Et puis, bougre de bĂÂȘte, est-ce que je puis diviser onze sous en trois? essaie pour voir, toi qui es malin... VoilĂ chacun vos deux sous. DĂ©pĂÂȘchez-vous de les prendre ou je les recolle dans ma poche. DomptĂ©, BĂ©bert accepta les deux sous. Lydie, tremblante, n'avait rien dit, car elle Ă©prouvait, devant Jeanlin, une peur et une tendresse de petite femme battue. Comme il lui tendait les deux sous, elle avança la main avec un rire soumis. Mais il se ravisa brusquement. - Hein? qu'est-ce que tu vas fiche de tout ça?... Ta mĂšre te le chipera bien sĂ»r, si tu ne sais pas le cacher... Vaut mieux que je te le garde. Quand tu auras besoin d'argent, tu m'en demanderas. Et les neuf sous disparurent. Pour lui fermer la bouche, il l'avait empoignĂ©e en riant, il se roulait avec elle sur le terri. C'Ă©tait sa petite femme, ils essayaient ensemble, dans les coins noirs, l'amour qu'ils entendaient et qu'ils voyaient chez eux, derriĂšre les cloisons, par les fentes des portes. Ils savaient tout, mais ils ne pouvaient guĂšre, trop jeunes, tĂÂątonnant, jouant, pendant des heures, Ă des jeux de petits chiens vicieux. Lui appelait ça "faire papa et maman"; et, quand il l'emmenait, elle galopait, elle se laissait prendre avec le tremblement dĂ©licieux de l'instinct, souvent fĂÂąchĂ©e, mais cĂ©dant toujours dans l'attente de quelque chose qui ne venait point. Comme BĂ©bert n'Ă©tait pas admis Ă ces parties-lĂ , et qu'il recevait une bourrade, dĂšs qu'il voulait tĂÂąter de Lydie, il restait gĂÂȘnĂ©, travaillĂ© de colĂšre et de malaise, quand les deux autres s'amusaient, ce dont ils ne se gĂÂȘnaient nullement en sa prĂ©sence. Aussi n'avait-il qu'une idĂ©e, les effrayer, les dĂ©ranger, en leur criant qu'on les voyait. - C'est foutu, v'lĂ un homme qui regarde! Cette fois, il ne mentait pas, c'Ă©tait Etienne qui se dĂ©cidait Ă continuer son chemin. Les enfants bondirent, se sauvĂšrent, et il passa, tournant le terri, suivant le canal, amusĂ© de la belle peur de ces polissons. Sans doute, c'Ă©tait trop tĂÂŽt Ă leur ĂÂąge; mais quoi? ils en voyaient tant, ils en entendaient de si raides, qu'il aurait fallu les attacher, pour les tenir. Au fond cependant, Etienne devenait triste. Cent pas plus loin, il tomba encore sur des couples. Il arrivait Ă RĂ©quillart, et lĂ , autour de la vieille fosse en ruine, toutes les filles de Montsou rĂÂŽdaient avec leurs amoureux. C'Ă©tait le rendez-vous commun, le coin Ă©cartĂ© et dĂ©sert, oĂÂč les herscheuses venaient faire leur premier enfant, quand elles n'osaient se risquer sur le carin. Les palissades rompues ouvraient Ă chacun l'ancien carreau, changĂ© en un terrain vague, obstruĂ© par les dĂ©bris de deux hangars qui s'Ă©taient Ă©croulĂ©s, et par les carcasses des grands chevalets restĂ©s debout. Des berlines hors d'usage traĂnaient, d'anciens bois Ă moitiĂ© pourris entassaient des meules; tandis qu'une vĂ©gĂ©tation drue reconquĂ©rait ce coin de terre, s'Ă©talait en herbe Ă©paisse, jaillissait en jeunes arbres dĂ©jĂ forts. Aussi chaque fille s'y trouvait-elle chez elle, il y avait des trous perdus pour toutes, les galants les culbutaient sur les poutres, derriĂšre les bois, dans les berlines. On se logeait quand mĂÂȘme, coudes Ă coudes, sans s'occuper des voisins. Et il semblait que ce fĂ»t, autour de la machine Ă©teinte, prĂšs de ce puits las de dĂ©gorger de la houille, une revanche de la crĂ©ation, le libre amour qui, sous le coup de fouet de l'instinct, plantait des enfants dans les ventres de ces filles, Ă peine femmes. Pourtant, un gardien habitait lĂ , le vieux Mouque, auquel la Compagnie abandonnait, presque sous le beffroi dĂ©truit, deux piĂšces, que la chute attendue des derniĂšres charpentes menaçait d'un continuel Ă©crasement. Il avait mĂÂȘme dĂ» Ă©tayer une partie du plafond; et il y vivait trĂšs bien, en famille, lui et Mouquet dans une chambre, la Mouquette dans l'autre. Comme les fenĂÂȘtres n'avaient plus une seule vitre, il s'Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă les boucher en clouant des planches on ne voyait pas clair, mais il faisait chaud. Du reste, ce gardien ne gardait rien, allait soigner ses chevaux au Voreux, ne s'occupait jamais des ruines de RĂ©quillart, dont on conservait seulement le puits pour servir de cheminĂ©e Ă un foyer, qui aĂ©rait la fosse voisine. Et c'Ă©tait ainsi que le pĂšre Mouque achevait de vieillir, au milieu des amours. DĂšs dix ans, la Mouquette avait fait la culbute dans tous les coins des dĂ©combres, non en galopine effarouchĂ©e et encore verte comme Lydie, mais en fille dĂ©jĂ grasse, bonne pour des garçons barbus. Le pĂšre n'avait rien Ă dire, car elle se montrait respectueuse, jamais elle n'introduisait un galant chez lui. Puis, il Ă©tait habituĂ© Ă ces accidents-lĂ . Quand il se rendait au Voreux ou qu'il en revenait, chaque fois qu'il sortait de son trou, il ne pouvait risquer un pied, sans le mettre sur un couple, dans l'herbe; et c'Ă©tait pis, s'il voulait ramasser du bois pour sa soupe, ou chercher des glaiterons pour son lapin, Ă l'autre bout du clos alors, il voyait se lever, un Ă un, les nez gourmands de toutes les filles de Montsou, tandis qu'il devait se mĂ©fier de ne pas buter contre les jambes, tendues au ras des sentiers. D'ailleurs, peu Ă peu, ces rencontres-lĂ n'avaient plus dĂ©rangĂ© personne, ni lui qui veillait simplement Ă ne pas tomber, ni les filles qu'il laissait achever leur affaire, s'Ă©loignant Ă petits pas discrets, en brave homme paisible devant les choses de la nature. Seulement, de mĂÂȘme qu'elles le connaissaient Ă cette heure, lui avait Ă©galement fini par les connaĂtre, ainsi que l'on connaĂt les pies polissonnes qui se dĂ©bauchent dans les poiriers des jardins. Ah! cette jeunesse, comme elle en prenait, comme elle se bourrait! Parfois, il hochait le menton avec des regrets silencieux, en se dĂ©tournant des gaillardes bruyantes, soufflant trop haut, au fond des tĂ©nĂšbres. Une seule chose lui causait de l'humeur deux amoureux avaient pris la mauvaise habitude de s'embrasser contre le mur de sa chambre. Ce n'Ă©tait pas que ça l'empĂÂȘchĂÂąt de dormir, mais ils poussaient si fort, qu'Ă la longue ils dĂ©gradaient le mur. Chaque soir, le vieux Mouque recevait la visite de son ami, le pĂšre Bonnemort, qui, rĂ©guliĂšrement, avant son dĂner, faisait la mĂÂȘme promenade. Les deux anciens ne se parlaient guĂšre, Ă©changeaient Ă peine dix paroles, pendant la demi-heure qu'ils passaient ensemble. Mais cela les Ă©gayait, d'ĂÂȘtre ainsi, de songer Ă de vieilles choses, qu'ils remĂÂąchaient en commun, sans avoir besoin d'en causer. A RĂ©quillart, ils s'asseyaient sur une poutre, cĂÂŽte Ă cĂÂŽte, lĂÂąchaient un mot, puis partaient pour leurs rĂÂȘvasseries, le nez vers la terre. Sans doute, ils redevenaient jeunes. Autour d'eux, des galants troussaient leurs amoureuses, des baisers et des rires chuchotaient, une odeur chaude de filles montait, dans la fraĂcheur des herbes Ă©crasĂ©es. C'Ă©tait dĂ©jĂ derriĂšre la fosse, quarante-trois ans plus tĂÂŽt, que le pĂšre Bonnemort avait pris sa femme, une herscheuse si chĂ©tive, qu'il la posait sur une berline, pour l'embrasser Ă l'aise. Ah! il y avait beau temps! Et les deux vieux, branlant la tĂÂȘte, se quittaient enfin, souvent mĂÂȘme sans se dire bonsoir. Ce soir-lĂ , toutefois, comme Etienne arrivait, le pĂšre Bonnemort, qui se levait de la poutre, pour retourner au coron, disait Ă Mouque - Bonne nuit, vieux!... Dis donc, tu as connu la Roussie? Mouque resta un instant muet, dodelina des Ă©paules, puis, en rentrant dans sa maison - Bonne nuit, bonne nuit, vieux! Etienne, Ă son tour, vint s'asseoir sur la poutre. Sa tristesse augmentait, sans qu'il sĂ»t pourquoi. Le vieil homme, dont il regardait disparaĂtre le dos, lui rappelait son arrivĂ©e du matin, le flot de paroles que l'Ă©nervement du vent avait arrachĂ©es Ă ce silencieux. Que de misĂšre! et toutes ces filles, Ă©reintĂ©es de fatigue, qui Ă©taient encore assez bĂÂȘtes, le soir, pour fabriquer des petits, de la chair Ă travail et Ă souffrance! Jamais ça ne finirait, si elles s'emplissaient toujours de meurt-de-faim. Est-ce qu'elles n'auraient pas dĂ» plutĂÂŽt se boucher le ventre, serrer les cuisses, ainsi qu'Ă l'approche du malheur? Peut-ĂÂȘtre ne remuait-il confusĂ©ment ces idĂ©es moroses que dans l'ennui d'ĂÂȘtre seul, lorsque les autres, Ă cette heure, s'en allaient deux Ă deux prendre du plaisir. Le temps mou l'Ă©touffait un peu, des gouttes de pluie, rares encore, tombaient sur ses mains fiĂ©vreuses. Oui, toutes y passaient, c'Ă©tait plus fort que la raison. Justement, comme Etienne restait assis, immobile dans l'ombre, un couple qui descendait de Montsou le frĂÂŽla sans le voir, en s'engageant dans le terrain vague de RĂ©quillart. La fille, une pucelle bien sĂ»r, se dĂ©battait, rĂ©sistait, avec des supplications basses, chuchotĂ©es; tandis que le garçon, muet, la poussait quand mĂÂȘme vers les tĂ©nĂšbres d'un coin de hangar, demeurĂ© debout, sous lequel d'anciens cordages moisis s'entassaient. C'Ă©taient Catherine et le grand Chaval. Mais Etienne ne les avait pas reconnus au passage, et il les suivait des yeux, il guettait la fin de l'histoire, pris d'une sensualitĂ©, qui changeait le cours de ses rĂ©flexions. Pourquoi serait-il intervenu? lorsque les filles disent non, c'est qu'elles aiment Ă ĂÂȘtre bourrĂ©es d'abord. En quittant le coron des Deux-Cent-Quarante, Catherine Ă©tait allĂ©e Ă Montsou par le pavĂ©. Depuis l'ĂÂąge de dix ans, depuis qu'elle gagnait sa vie Ă la fosse, elle courait ainsi le pays toute seule, dans la complĂšte libertĂ© des familles de houilleurs; et, si aucun homme ne l'avait eue, Ă quinze ans, c'Ă©tait grĂÂące Ă l'Ă©veil tardif de sa pubertĂ©, dont elle attendait encore la crise. Quand elle fut devant les Chantiers de la Compagnie, elle traversa la rue et entra chez une blanchisseuse, oĂÂč elle Ă©tait certaine de trouver la Mouquette; car celle-ci vivait lĂ , avec des femmes qui se payaient des tournĂ©es de cafĂ©, du matin au soir. Mais elle eut un chagrin, la Mouquette, prĂ©cisĂ©ment, avait rĂ©galĂ© Ă son tour, si bien qu'elle ne put lui prĂÂȘter les dix sous promis. Pour la consoler, on lui offrit vainement un verre de cafĂ© tout chaud. Elle ne voulut mĂÂȘme pas que sa camarade empruntĂÂąt Ă une autre femme. Une pensĂ©e d'Ă©conomie lui Ă©tait venue, une sorte de crainte superstitieuse, la certitude que, si elle l'achetait maintenant, ce ruban lui porterait malheur. Elle se hĂÂąta de reprendre le chemin du coron, et elle Ă©tait aux derniĂšres maisons de Montsou, lorsqu'un homme, sur la porte de l'estaminet Piquette, l'appela. - Eh! Catherine, oĂÂč cours-tu si vite? C'Ă©tait le grand Chaval. Elle fut contrariĂ©e, non qu'il lui dĂ©plĂ»t, mais parce qu'elle n'Ă©tait pas en train de rire. - Entre donc boire quelque chose... Un petit verre de doux, veux-tu? Gentiment, elle refusa la nuit allait tomber, on l'attendait chez elle. Lui, s'Ă©tait avancĂ©, la suppliait Ă voix basse, au milieu de la rue. Son idĂ©e, depuis longtemps, Ă©tait de la dĂ©cider Ă monter dans la chambre qu'il occupait au premier Ă©tage de l'estaminet Piquette, une belle chambre qui avait un grand lit, pour un mĂ©nage. Il lui faisait donc peur, qu'elle refusait toujours. Elle, bonne fille, riait, disait qu'elle monterait la semaine oĂÂč les enfants ne poussent pas. Puis, d'une chose Ă une autre, elle en arriva, sans savoir comment, Ă parler du ruban bleu qu'elle n'avait pu acheter. - Mais je vais t'en payer un, moi! cria-t-il. Elle rougit, sentant qu'elle ferait bien de refuser encore, travaillĂ©e au fond du gros dĂ©sir d'avoir son ruban. L'idĂ©e d'un emprunt lui revint, elle finit par accepter, Ă la condition qu'elle lui rendrait ce qu'il dĂ©penserait pour elle. Cela les fit plaisanter de nouveau il fut convenu que, si elle ne couchait pas avec lui, elle lui rendrait l'argent. Mais il y eut une autre difficultĂ©, quand il parla d'aller chez Maigrat. - Non, pas chez Maigrat, maman me l'a dĂ©tendu. - Laisse donc, est-ce qu'on a besoin de dire oĂÂč l'on va!... C'est lui qui tient les plus beaux rubans de Montsou. Lorsque Maigrat vit entrer dans sa boutique le grand Chaval et Catherine, comme deux galants qui achĂštent leur cadeau de noces, il devint trĂšs rouge, il montra ses piĂšces de ruban bleu avec la rage d'un homme dont on se moque. Puis, les jeunes gens servis, il se planta sur la porte pour les regarder s'Ă©loigner dans le crĂ©puscule; et, comme sa femme venait d'une voix timide lui demander un renseignement, il tomba sur elle, l'injuria, cria qu'il ferait se repentir un jour le sale monde qui manquait de reconnaissance, lorsque tous auraient dĂ» ĂÂȘtre par terre, Ă lui lĂ©cher les pieds. Sur la route, le grand Chaval accompagnait Catherine. Il marchait prĂšs d'elle, les bras ballants; seulement, il la poussait de la hanche, il la conduisait, sans en avoir l'air. Elle s'aperçut tout d'un coup qu'il lui avait fait quitter le pavĂ© et qu'ils s'engageaient ensemble dans l'Ă©troit chemin de RĂ©quillart. Mais elle n'eut pas le temps de se fĂÂącher dĂ©jĂ , il la tenait Ă la taille, il l'Ă©tourdissait d'une caresse de mots continue. Etait-elle bĂÂȘte, d'avoir peur! est-ce qu'il voulait du mal Ă un petit mignon comme elle, aussi douce que de la soie, si tendre qu'il l'aurait mangĂ©e? Et il lui soufflait derriĂšre l'oreille, dans le cou, il lui faisait passer un frisson sur toute la peau du corps. Elle, Ă©touffĂ©e, ne trouvait rien Ă rĂ©pondre. C'Ă©tait vrai, qu'il semblait l'aimer. Le samedi soir, aprĂšs avoir Ă©teint la chandelle, elle s'Ă©tait justement demandĂ© ce qu'il arriverait, s'il la prenait ainsi; puis, en s'endormant, elle avait rĂÂȘvĂ© qu'elle ne disait plus non, toute lĂÂąche de plaisir. Pourquoi donc, Ă la mĂÂȘme idĂ©e, aujourd'hui, Ă©prouvait-elle une rĂ©pugnance et comme un regret? Pendant qu'il lui chatouillait la nuque avec ses moustaches, si doucement, qu'elle en fermait les yeux, l'ombre d'un autre homme, du garçon entrevu le matin, passait dans le noir de ses paupiĂšres closes. Brusquement, Catherine regarda autour d'elle. Chaval l'avait conduite dans les dĂ©combres de RĂ©quillart, et elle eut un recul frissonnant devant les tĂ©nĂšbres du hangar effondrĂ©. - Oh! non, oh! non, murmura-t-elle, je t'en prie, laisse-moi! La peur du mĂÂąle l'affolait, cette peur qui raidit les muscles dans un instinct de dĂ©fense, mĂÂȘme lorsque les filles veulent bien, et qu'elles sentent l'approche conquĂ©rante de l'homme. Sa virginitĂ©, qui n'avait rien Ă apprendre pourtant, s'Ă©pouvantait, comme Ă la menace d'un coup, d'une blessure dont elle redoutait la douleur encore inconnue. - Non, non, je ne veux pas! je te dis que je suis trop jeune... Vrai! plus tard, quand je serai faite au moins. Il grogna sourdement - BĂÂȘte! rien Ă craindre alors... Qu'est-ce que ca te fiche? Mais il ne parla pas davantage. Il l'avait empoignĂ©e solidement, il la jetait sous le hangar. Et elle tomba Ă la renverse sur les vieux cordages, elle cessa de se dĂ©fendre, subissant le mĂÂąle avant l'ĂÂąge, avec cette soumission hĂ©rĂ©ditaire, qui, dĂšs l'enfance, culbutait en plein vent les filles de sa race. Ses bĂ©gaiements effrayĂ©s s'Ă©teignirent, on n'entendit plus que le souffle ardent de l'homme. Etienne, cependant, avait Ă©coutĂ©, sans bouger. Encore une qui faisait le saut! Et, maintenant qu'il avait vu la comĂ©die, il se leva, envahi d'un malaise, d'une sorte d'excitation jalouse oĂÂč montait de la colĂšre. Il ne se gĂÂȘnait plus, il enjambait les poutres, car ces deux-lĂ Ă©taient bien trop occupĂ©s Ă cette heure, pour se dĂ©ranger. Aussi fut-il surpris, lorsqu'il eut fait une centaine de pas sur la route, de voir, en se tournant, qu'ils Ă©taient debout dĂ©jĂ et qu'ils paraissaient, comme lui, revenir vers le coron. L'homme avait repris la fille Ă la taille, la serrant d'un air de reconnaissance, lui parlant toujours dans le cou; et c'Ă©tait elle qui semblait pressĂ©e, qui voulait rentrer vite, l'air fĂÂąchĂ© surtout du retard. Alors, Etienne fut tourmentĂ© d'une envie, celle de voir leurs figures. C'Ă©tait imbĂ©cile, il hĂÂąta le pas pour ne point y cĂ©der. Mais ses pieds se ralentissaient d'eux-mĂÂȘmes, il finit, au premier rĂ©verbĂšre, par se cacher dans l'ombre. Une stupeur le cloua, lorsqu'il reconnut au passage Catherine et le grand Chaval. Il hĂ©sitait d'abord Ă©tait-ce bien elle, cette jeune fille en robe gros bleu, avec ce bonnet? Ă©tait-ce le galopin qu'il avait vu en culotte, la tĂÂȘte serrĂ©e dans le bĂ©guin de toile? VoilĂ pourquoi elle avait pu le frĂÂŽler, sans qu'il la devinĂÂąt. Mais il ne doutait plus, il venait de retrouver ses yeux, la limpiditĂ© verdĂÂątre de cette eau de source, si claire et si profonde. Quelle catin! et il Ă©prouvait un furieux besoin de se venger d'elle, sans motif, en la mĂ©prisant. D'ailleurs, ça ne lui allait pas d'ĂÂȘtre en fille elle Ă©tait affreuse. Lentement, Catherine et Chaval Ă©taient passĂ©s. Ils ne se savaient point guettĂ©s de la sorte, lui la retenait pour la baiser derriĂšre l'oreille, tandis qu'elle recommençait Ă s'attarder sous les caresses, qui la faisaient rire. RestĂ© en arriĂšre, Etienne Ă©tait bien obligĂ© de les suivre, irritĂ© de ce qu'ils barraient le chemin, assistant quand mĂÂȘme Ă ces choses dont la vue l'exaspĂ©rait. C'Ă©tait donc vrai, ce qu'elle lui avait jurĂ© le matin elle n'Ă©tait encore la maĂtresse de personne; et lui qui ne l'avait pas crue, qui s'Ă©tait privĂ© d'elle pour ne pas faire comme l'autre! et lui qui venait de se la laisser prendre sous le nez, qui avait poussĂ© la bĂÂȘtise jusqu'Ă s'Ă©gayer salement Ă les voir! Cela le rendait fou, il serrait les poings, il aurait mangĂ© cet homme dans un de ces besoins de tuer oĂÂč il voyait rouge. Pendant une demi-heure, la promenade dura. Lorsque Chaval et Catherine approchĂšrent du Voreux, ils ralentirent encore leur marche, ils s'arrĂÂȘtĂšrent deux fois au bord du canal, trois fois le long du terri, trĂšs gais maintenant, s'amusant Ă de petits jeux tendres. Etienne devait s'arrĂÂȘter lui aussi, faire les mĂÂȘmes stations, de peur d'ĂÂȘtre aperçu. Il s'efforçait de n'avoir plus qu'un regret brutal ça lui apprendrait Ă mĂ©nager les filles, par bonne Ă©ducation. Puis, aprĂšs le Voreux, libre enfin d'aller dĂner chez Rasseneur, il continua de les suivre, il les accompagna au coron, demeura lĂ , debout dans l'ombre, pendant un quart d'heure, Ă attendre que Chaval laissĂÂąt Catherine rentrer chez elle. Et, lorsqu'il fut bien sĂ»r qu'ils n'Ă©taient plus ensemble, il marcha de nouveau, il poussa trĂšs loin sur la route de Marchiennes, piĂ©tinant, ne songeant Ă rien, trop Ă©touffĂ© et trop triste pour s'enfermer dans une chambre. Une heure plus tard seulement, vers neuf heures, Etienne retraversa le coron, en se disant qu'il fallait manger et se coucher, s'il voulait ĂÂȘtre debout le matin Ă quatre heures. Le village dormait dĂ©jĂ , tout noir dans la nuit. Pas une lueur ne glissait des persiennes closes, les longues façades s'alignaient, avec le sommeil pesant des casernes qui ronflent. Seul, un chat se sauva au travers des jardins vides. C'Ă©tait la fin de la journĂ©e, l'Ă©crasement des travailleurs tombant de la table au lit, assommĂ©s de fatigue et de nourriture. Chez Rasseneur, dans la salle Ă©clairĂ©e, un machineur et deux ouvriers du jour buvaient des chopes. Mais, avant de rentrer, Etienne s'arrĂÂȘta, jeta un dernier regard aux tĂ©nĂšbres. Il retrouvait la mĂÂȘme immensitĂ© noire que le matin, lorsqu'il Ă©tait arrivĂ© par le grand vent. Devant lui, le Voreux s'accroupissait de son air de bĂÂȘte mauvaise, vague, piquĂ© de quelques lueurs de lanterne. Les trois brasiers du terri brĂ»laient en l'air, pareils Ă des lunes sanglantes, dĂ©tachant par instants les silhouettes dĂ©mesurĂ©es du pĂšre Bonnemort et de son cheval jaune. Et, au-delĂ , dans la plaine rase, l'ombre avait tout submergĂ©, Montsou, Marchiennes, la forĂÂȘt de Vandame, la vaste mer de betteraves et de blĂ©, oĂÂč ne luisaient plus, comme des phares lointains, que les feux bleus des hauts fourneaux et les feux rouges des fours Ă coke. Peu Ă peu, la nuit se noyait, la pluie tombait maintenant, lente, continue, abĂmant ce nĂ©ant au fond de son ruissellement monotone; tandis qu'une seule voix s'entendait encore, la respiration grosse et lente de la machine d'Ă©puisement, qui jour et nuit soufflait. TROISIEME PARTIE III, I Le lendemain, les jours suivants, Etienne reprit son travail Ă la fosse. Il s'accoutumait, son existence se rĂ©glait sur cette besogne et ces habitudes nouvelles, qui lui avaient paru si dures au dĂ©but. Une seule aventure coupa la monotonie de la premiĂšre quinzaine, une fiĂšvre Ă©phĂ©mĂšre qui le tint quarante-huit heures au lit, les membres brisĂ©s, la tĂÂȘte brĂ»lante, rĂÂȘvassant, dans un demi-dĂ©lire, qu'il poussait sa berline au fond d'une voie trop Ă©troite, oĂÂč son corps ne pouvait passer. C'Ă©tait simplement la courbature de l'apprentissage, un excĂšs de fatigue dont il se remit tout de suite. Et les jours succĂ©daient aux jours, des semaines, des mois s'Ă©coulĂšrent. Maintenant, comme les camarades, il se levait Ă trois heures, buvait le cafĂ©, emportait la double tartine que Mme Rasseneur lui prĂ©parait dĂšs la veille. RĂ©guliĂšrement, en se rendant le matin Ă la fosse, il rencontrait le vieux Bonnemort qui allait se coucher, et en sortant l'aprĂšs-midi, il se croisait avec Bouteloup qui arrivait prendre sa tĂÂąche. Il avait le bĂ©guin, la culotte, la veste de toile, il grelottait et il se chauffait le dos Ă la baraque, devant le grand feu. Puis venait l'attente, pieds nus, Ă la recette, traversĂ©e de furieux courants d'air. Mais la machine, dont les gros membres d'acier, Ă©toilĂ©s de cuivre, luisaient lĂ -haut, dans l'ombre, ne le prĂ©occupait plus, ni les cĂÂąbles qui filaient d'une aile noire et muette d'oiseau nocturne, ni les cages Ă©mergeant et plongeant sans cesse, au milieu du vacarme des signaux, des ordres criĂ©s, des berlines Ă©branlant les dalles de fonte. Sa lampe brĂ»lait mal, ce sacrĂ© lampiste n'avait pas dĂ» la nettoyer; et il ne se dĂ©gourdissait que lorsque Mouquet les emballait tous, avec des claques de farceur qui sonnaient sur le derriĂšre des filles. La cage se dĂ©crochait, tombait comme une pierre au fond d'un trou, sans qu'il tournĂÂąt seulement la tĂÂȘte pour voir fuir le jour. Jamais il ne songeait Ă une chute possible, il se retrouvait chez lui Ă mesure qu'il descendait dans les tĂ©nĂšbres, sous la pluie battante. En bas, Ă l'accrochage, lorsque Pierron les avait dĂ©ballĂ©s, de son air de douceur cafarde, c'Ă©tait toujours le mĂÂȘme piĂ©tinement de troupeau, les chantiers s'en allant chacun Ă sa taille, d'un pas traĂnard. Lui, dĂ©sormais, connaissait les galeries de la mine mieux que les rues de Montsou, savait qu'il fallait tourner ici, se baisser plus loin, Ă©viter ailleurs une flaque d'eau. Il avait pris une telle habitude de ces deux kilomĂštres sous terre, qu'il les aurait faits sans lampe, les mains dans les poches. Et, toutes les fois, les mĂÂȘmes rencontres se produisaient, un porion Ă©clairant au passage la face des ouvriers, le pĂšre Mouque amenant un cheval, BĂ©bert conduisant Bataille qui s'Ă©brouait, Jeanlin courant derriĂšre le train pour refermer les portes d'aĂ©rage, et la grosse Mouquette, et la maigre Lydie poussant leurs berlines. A la longue, Etienne souffrait aussi beaucoup moins de l'humiditĂ© et de l'Ă©touffement de la taille. La cheminĂ©e lui semblait trĂšs commode pour monter, comme s'il eĂ»t fondu et qu'il pĂ»t passer par des fentes, oĂÂč il n'aurait point risquĂ© une main jadis. Il respirait sans malaise les poussiĂšres du charbon, voyait clair dans la nuit, suait tranquille, fait Ă la sensation d'avoir du matin au soir ses vĂÂȘtements trempĂ©s sur le corps. Du reste, il ne dĂ©pensait plus maladroitement ses forces, une adresse lui Ă©tait venue, si rapide, qu'elle Ă©tonnait le chantier. Au bout de trois semaines, on le citait parmi les bons herscheurs de la fosse pas un ne roulait sa berline jusqu'au plan inclinĂ©, d'un train plus vif, ni ne l'emballait ensuite, avec autant de correction. Sa petite taille lui permettait de se glisser partout, et ses bras avaient beau ĂÂȘtre fins et blancs comme ceux d'une femme, ils paraissaient en fer sous la peau dĂ©licate, tellement ils menaient rudement la besogne. Jamais il ne se plaignait, par fiertĂ© sans doute, mĂÂȘme quand il rĂÂąlait de fatigue. On ne lui reprochait que de ne pas comprendre la plaisanterie, tout de suite fĂÂąchĂ©, dĂšs qu'on voulait taper sur lui. Au demeurant, il Ă©tait acceptĂ©, regardĂ© comme un vrai mineur, dans cet Ă©crasement de l'habitude qui le rĂ©duisait un peu chaque jour Ă une fonction de machine. Maheu surtout se prenait d'amitiĂ© pour Etienne, car il avait le respect de l'ouvrage bien fait. Puis, ainsi que les autres, il sentait que ce garçon avait une instruction supĂ©rieure Ă la sienne il le voyait lire, Ă©crire, dessiner des bouts de plan, il l'entendait causer de choses dont, lui, ignorait jusqu'Ă l'existence. Cela ne l'Ă©tonnait pas, les houilleurs sont de rudes hommes qui ont la tĂÂȘte plus dure que les machineurs; mais il Ă©tait surpris du courage de ce petit-lĂ , de la façon gaillarde dont il avait mordu au charbon, pour ne pas crever de faim. C'Ă©tait le premier ouvrier de rencontre qui s'acclimatait si promptement. Aussi, lorsque l'abattage pressait et qu'il ne voulait pas dĂ©ranger un haveur, chargeait-il le jeune homme du boisage, certain de la propretĂ© et de la soliditĂ© du travail. Les chefs le tracassaient toujours sur cette maudite question des bois, il craignait Ă chaque heure de voir apparaĂtre l'ingĂ©nieur NĂ©grel, suivi de Dansaert, criant, discutant, faisant tout recommencer; et il avait remarquĂ© que le boisage de son herscheur satisfaisait ces messieurs davantage, malgrĂ© leurs airs de n'ĂÂȘtre jamais contents et de rĂ©pĂ©ter que la Compagnie, un jour ou l'autre, prendrait une mesure radicale. Les choses traĂnaient, un sourd mĂ©contentement fermentait dans la fosse, Maheu lui-mĂÂȘme, si calme, finissait par fermer les poings. Il y avait eu d'abord une rivalitĂ© entre Zacharie et Etienne. Un soir, ils s'Ă©taient menacĂ©s d'une paire de gifles. Mais le premier, brave garçon et se moquant de ce qui n'Ă©tait pas son plaisir, tout de suite apaisĂ© par l'offre amicale d'une chope, avait dĂ» s'incliner bientĂÂŽt devant la supĂ©rioritĂ© du nouveau venu. Levaque, lui aussi, faisait bon visage maintenant, causait politique avec le herscheur, qui avait, disait-il, ses idĂ©es. Et, parmi les hommes du marchandage, celui-ci ne sentait plus une hostilitĂ© sourde que chez le grand Chaval, non pas qu'ils parussent se bouder, car ils Ă©taient devenus camarades au contraire; seulement, leurs regards se mangeaient, quand ils plaisantaient ensemble. Catherine, entre eux, avait repris son train de fille lasse et rĂ©signĂ©e, pliant le dos, poussant sa berline, gentille toujours pour son compagnon de roulage qui l'aidait Ă son tour, soumise d'autre part aux volontĂ©s de son amant dont elle subissait ouvertement les caresses. C'Ă©tait une situation acceptĂ©e, un mĂ©nage reconnu sur lequel la famille elle-mĂÂȘme fermait les yeux, Ă ce point que Chaval emmenait chaque soir la herscheuse derriĂšre le terri, puis la ramenait jusqu'Ă la porte de ses parents, oĂÂč il l'embrassait une derniĂšre fois, devant tout le coron. Etienne, qui croyait en avoir pris son parti, la taquinait souvent avec ces promenades, lĂÂąchant pour rire des mots crus, comme on en lĂÂąche entre garçons et filles, au fond des tailles; et elle rĂ©pondait sur le mĂÂȘme ton, disait par crĂÂąnerie ce que son galant lui avait fait, troublĂ©e cependant et pĂÂąlissante, lorsque les yeux du jeune homme rencontraient les siens. Tous les deux dĂ©tournaient la tĂÂȘte, restaient parfois une heure sans se parler, avec l'air de se haĂÂŻr pour des choses enterrĂ©es en eux, et sur lesquelles ils ne s'expliquaient point. Le printemps Ă©tait venu. Etienne, un jour, au sortir du puits, avait reçu Ă la face cette bouffĂ©e tiĂšde d'avril, une bonne odeur de terre jeune, de verdure tendre, de grand air pur; et, maintenant, Ă chaque sortie, le printemps sentait meilleur et le chauffait davantage, aprĂšs ses dix heures de travail dans l'Ă©ternel hiver du fond, au milieu de ces tĂ©nĂšbres humides que jamais ne dissipait aucun Ă©tĂ©. Les jours s'allongeaient encore, il avait fini, en mai, par descendre au soleil levant, lorsque le ciel vermeil Ă©clairait le Voreux d'une poussiĂšre d'aurore, oĂÂč la vapeur blanche des Ă©chappements montait toute rose. On ne grelottait plus, une haleine tiĂšde soufflait des lointains de la plaine, pendant que les alouettes, trĂšs haut, chantaient. Puis, Ă trois heures, il avait l'Ă©blouissement du soleil devenu brĂ»lant, incendiant l'horizon, rougissant les briques sous la crasse du charbon. En juin, les blĂ©s Ă©taient grands dĂ©jĂ , d'un vert bleu qui tranchait sur le vert noir des betteraves. C'Ă©tait une mer sans fin, ondulante au moindre vent, qu'il voyait s'Ă©taler et croĂtre de jour en jour, surpris parfois comme s'il la trouvait le soir plus enflĂ©e de verdure que le matin. Les peupliers du canal s'empanachaient de feuilles. Des herbes envahissaient le terri, des fleurs couvraient les prĂ©s, toute une vie germait, jaillissait de cette terre, pendant qu'il geignait sous elle, lĂ -bas, de misĂšre et de fatigue. Maintenant, lorsque Etienne se promenait, le soir, ce n'Ă©tait plus derriĂšre le terri qu'il effarouchait des amoureux. Il suivait leurs sillages dans les blĂ©s, il devinait leurs nids d'oiseaux paillards, aux remous des Ă©pis jaunissants et des grands coquelicots rouges. Zacharie et PhilomĂšne y retournaient par une habitude de vieux mĂ©nage; la mĂšre BrĂ»lĂ©, toujours aux trousses de Lydie, la dĂ©nichait Ă chaque instant avec Jeanlin, terrĂ©s si profondĂ©ment ensemble, qu'il fallait mettre le pied sur eux pour les dĂ©cider Ă s'envoler; et, quant Ă la Mouquette, elle gĂtait partout, on ne pouvait traverser un champ, sans voir sa tĂÂȘte plonger, tandis que ses pieds seuls surnageaient, dans des culbutes Ă pleine Ă©chine. Mais tous ceux-lĂ Ă©taient bien libres, le jeune homme ne trouvait ça coupable que les soirs oĂÂč il rencontrait Catherine et Chaval. Deux fois, il les vit, Ă son approche, s'abattre au milieu d'une piĂšce, dont les tiges immobiles restĂšrent mortes ensuite. Une autre fois, comme il suivait un Ă©troit chemin, les yeux clairs de Catherine lui apparurent au ras des blĂ©s, puis se noyĂšrent. Alors, la pleine immense lui semblait trop petite, il prĂ©fĂ©rait passer la soirĂ©e chez Rasseneur, Ă l'Avantage. - Madame Rasseneur, donnez-moi une chope... Non, je ne sortirai pas ce soir, j'ai les jambes cassĂ©es. Et il se tournait vers un camarade, qui se tenait d'habitude assis Ă la table du fond, la tĂÂȘte contre le mur. - Souvarine, tu n'en prends pas une? - Merci, rien du tout. Etienne avait fait la connaissance de Souvarine, en vivant lĂ , cĂÂŽte Ă cĂÂŽte. C'Ă©tait un machineur du Voreux, qui occupait en haut la chambre meublĂ©e, voisine de la sienne. Il devait avoir une trentaine d'annĂ©es, mince, blond, avec une figure fine, encadrĂ©e de grands cheveux et d'une barbe lĂ©gĂšre. Ses dents blanches et pointues, sa bouche et son nez minces, le rose de son teint, lui donnaient un air de fille, un air de douceur entĂÂȘtĂ©e, que le reflet gris de ses yeux d'acier ensauvageait par Ă©clairs. Dans sa chambre d'ouvrier pauvre, il n'avait qu'une caisse de papiers et de livres. Il Ă©tait Russe, ne parlait jamais de lui, laissait courir des lĂ©gendes sur son compte. Les houilleurs, trĂšs dĂ©fiants devant les Ă©trangers, le flairant d'une autre classe Ă ses mains petites de bourgeois, avaient d'abord imaginĂ© une aventure, un assassinat dont il fuyait le chĂÂątiment. Puis, il s'Ă©tait montrĂ© si fraternel pour eux, sans fiertĂ©, distribuant Ă la marmaille du coron tous les sous de ses poches, qu'ils l'acceptaient Ă cette heure, rassurĂ©s par le mot de rĂ©fugiĂ© politique qui circulait, mot vague oĂÂč ils voyaient une excuse, mĂÂȘme au crime, et comme une camaraderie de souffrance. Les premiĂšres semaines, Etienne l'avait trouvĂ© d'une rĂ©serve farouche. Aussi ne connut-il son histoire que plus tard Souvarine Ă©tait le dernier-nĂ© d'une famille noble du gouvernement de Toula. A Saint-PĂ©tersbourg, oĂÂč il faisait sa mĂ©decine, la passion socialiste qui emportait alors toute la jeunesse russe l'avait dĂ©cidĂ© Ă apprendre un mĂ©tier manuel, celui de mĂ©canicien, pour se mĂÂȘler au peuple, pour le connaĂtre et l'aider en frĂšre. Et c'Ă©tait de ce mĂ©tier qu'il vivait maintenant, aprĂšs s'ĂÂȘtre enfui Ă la suite d'un attentat manquĂ© contre la vie de l'empereur pendant un mois, il avait vĂ©cu dans la cave d'un fruitier, creusant une mine au travers de la rue, chargeant des bombes, sous la continuelle menace de sauter avec la maison. ReniĂ© par sa famille, sans argent, mis comme Ă©tranger Ă l'index des ateliers français qui voyaient en lui un espion, il mourait de faim, lorsque la Compagnie de Montsou l'avait enfin embauchĂ©, dans une heure de presse. Depuis un an, il y travaillait en bon ouvrier, sobre, silencieux, faisant une semaine le service de jour et une semaine le service de nuit, si exact, que les chefs le citaient en exemple. - Tu n'as donc jamais soif? lui demandait Etienne en riant. Et il rĂ©pondait de sa voix douce, presque sans accent - J'ai soif quand je mange. Son compagnon le plaisantait aussi sur les filles, jurait l'avoir vu avec une herscheuse dans les blĂ©s, du cĂÂŽtĂ© des Bas-de-Soie. Alors, il haussait les Ă©paules, plein d'une indiffĂ©rence tranquille. Une herscheuse, pour quoi faire? La femme Ă©tait pour lui un garçon, un camarade, quand elle avait la fraternitĂ© et le courage d'un homme. Autrement, Ă quoi bon se mettre au coeur une lĂÂąchetĂ© possible? Ni femme, ni ami, il ne voulait aucun lien, il Ă©tait libre de son sang et du sang des autres. Chaque soir, vers neuf heures, lorsque le cabaret se vidait, Etienne restait ainsi Ă causer avec Souvarine. Lui buvait sa biĂšre Ă petits coups, le machineur fumait de continuelles cigarettes, dont le tabac avait, Ă la longue, roussi ses doigts minces. Ses yeux vagues de mystique suivaient la fumĂ©e au travers d'un rĂÂȘve; sa main gauche, pour s'occuper, tĂÂątonnante et nerveuse, cherchait dans le vide; et il finissait, d'habitude, par installer sur ses genoux un lapin familier, une grosse mĂšre toujours pleine, qui vivait lĂÂąchĂ©e en libertĂ©, dans la maison. Cette lapine, qu'il avait lui-mĂÂȘme appelĂ©e Pologne, s'Ă©tait mise Ă l'adorer, venait flairer son pantalon, se dressait, le grattait de ses pattes, jusqu'Ă ce qu'il l'eĂ»t prise comme un enfant. Puis, tassĂ©e contre lui, ses oreilles rabattues, elle fermait les yeux; tandis que, sans se lasser, d'un geste de caresse inconscient, il passait la main sur la soie grise de son poil, l'air calmĂ© par cette douceur tiĂšde et vivante. - Vous savez, dit un soir Etienne, j'ai reçu une lettre de Pluchart. Il n'y avait plus lĂ que Rasseneur. Le dernier client Ă©tait parti, rentrant au coron qui se couchait. - Ah! s'Ă©cria le cabaretier, debout devant ses deux locataires. OĂÂč en est-il, Pluchart? Etienne, depuis deux mois, entretenait une correspondance suivie avec le mĂ©canicien de Lille, auquel il avait eu l'idĂ©e d'apprendre son embauchement Ă Montsou, et qui maintenant l'endoctrinait, frappĂ© de la propagande qu'il pouvait faire au milieu des mineurs. - Il en est, que l'association en question marche trĂšs bien. On adhĂšre de tous les cĂÂŽtĂ©s, paraĂt-il. - Qu'est-ce que tu en dis, toi, de leur sociĂ©tĂ©? demanda Rasseneur Ă Souvarine. Celui-ci, qui grattait tendrement la tĂÂȘte de Pologne, souffla un jet de fumĂ©e, en murmurant de son air tranquille - Encore des bĂÂȘtises! Mais Etienne s'enflammait. Toute une prĂ©disposition de rĂ©volte le jetait Ă la lutte du travail contre le capital, dans les illusions premiĂšres de son ignorance. C'Ă©tait de l'Association internationale des travailleurs qu'il s'agissait, de cette fameuse Internationale qui venait de se crĂ©er Ă Londres. N'y avait-il pas lĂ un effort superbe, une campagne oĂÂč la justice allait enfin triompher? Plus de frontiĂšres, les travailleurs du monde entier se levant, s'unissant, pour assurer Ă l'ouvrier le pain qu'il gagne. Et quelle organisation simple et grande en bas, la section, qui reprĂ©sente la commune; puis, la fĂ©dĂ©ration, qui groupe les sections d'une mĂÂȘme province; puis, la nation, et au-dessus, enfin, l'humanitĂ©, incarnĂ©e dans un Conseil gĂ©nĂ©ral, oĂÂč chaque nation Ă©tait reprĂ©sentĂ©e par un secrĂ©taire correspondant. Avant six mois, on aurait conquis la terre, on dicterait des lois aux patrons, s'ils faisaient les mĂ©chants. - Des bĂÂȘtises! rĂ©pĂ©ta Souvarine. Votre Karl Marx en est encore Ă vouloir laisser agir les forces naturelles. Pas de politique, pas de conspiration, n'est-ce pas? tout au grand jour, et uniquement pour la hausse des salaires... Fichez-moi donc la paix, avec votre Ă©volution! Allumez le feu aux quatre coins des villes, fauchez les peuples, rasez tout, et quand il ne restera plus rien de ce monde pourri, peut-ĂÂȘtre en repoussera-t-il un meilleur. Etienne se mit Ă rire. Il n'entendait pas toujours les paroles de son camarade, cette thĂ©orie de la destruction lui semblait une pose. Rasseneur, encore plus pratique, et d'un bon sens d'homme Ă©tabli, ne daigna pas se fĂÂącher. Il voulait seulement prĂ©ciser les choses. - Alors, quoi? tu vas tenter de crĂ©er une section Ă Montsou? C'Ă©tait ce que dĂ©sirait Pluchart, qui Ă©tait secrĂ©taire de la FĂ©dĂ©ration du Nord. Il insistait particuliĂšrement sur les services que l'Association rendrait aux mineurs, s'ils se mettaient un jour en grĂšve. Etienne, justement, croyait la grĂšve prochaine l'affaire des bois finirait mal, il ne fallait plus qu'une exigence de la Compagnie pour rĂ©volter toutes les fosses. - L'embĂÂȘtant, c'est les cotisations, dĂ©clara Rasseneur d'un ton judicieux. Cinquante centimes par an pour le fonds gĂ©nĂ©ral, deux francs pour la section, ça n'a l'air de rien, et je parie que beaucoup refuseront de les donner. - D'autant plus, ajouta Etienne, qu'on devrait d'abord crĂ©er ici une caisse de prĂ©voyance, dont nous ferions Ă l'occasion une caisse de rĂ©sistance... N'importe, il est temps de songer Ă ces choses. Moi, je suis prĂÂȘt, si les autres sont prĂÂȘts. Il y eut un silence. La lampe Ă pĂ©trole fumait sur le comptoir. Par la porte grande ouverte, on entendait distinctement la pelle d'un chauffeur du Voreux chargeant un foyer de la machine. - Tout est si cher! reprit Mme Rasseneur, qui Ă©tait entrĂ©e et qui Ă©coutait d'un air sombre, comme grandie dans son Ă©ternelle robe noire. Si je vous disais que j'ai payĂ© les oeufs vingt-deux sous... Il faudra que ça pĂšte. Les trois hommes, cette fois, furent du mĂÂȘme avis. Ils parlaient l'un aprĂšs l'autre, d'une voix dĂ©solĂ©e, et les dolĂ©ances commencĂšrent. L'ouvrier ne pouvait pas tenir le coup, la rĂ©volution n'avait fait qu'aggraver ses misĂšres, c'Ă©taient les bourgeois qui s'engraissaient depuis 89, si goulĂ»ment, qu'ils ne lui laissaient mĂÂȘme pas le fond des plats Ă torcher. Qu'on dise un peu si les travailleurs avaient eu leur part raisonnable, dans l'extraordinaire accroissement de la richesse et du bien-ĂÂȘtre, depuis cent ans? On s'Ă©tait fichu d'eux en les dĂ©clarant libres oui, libres de crever de faim, ce dont ils ne se privaient guĂšre. Ca ne mettait pas du pain dans la huche, de voter pour des gaillards qui se gobergeaient ensuite, sans plus songer aux misĂ©rables qu'Ă leurs vieilles bottes. Non, d'une façon ou d'une autre, il fallait en finir, que ce fĂ»t gentiment, par des lois, par une entente de bonne amitiĂ©, ou que ce fĂ»t en sauvages, en brĂ»lant tout et en se mangeant les uns les autres. Les enfants verraient sĂ»rement cela, si les vieux ne le voyaient pas, car le siĂšcle ne pouvait s'achever sans qu'il y eĂ»t une autre rĂ©volution, celle des ouvriers cette fois, un chambardement qui nettoierait la sociĂ©tĂ© du haut en bas, et qui la rebĂÂątirait avec plus de propretĂ© et de justice. - Il faut que ça pĂšte, rĂ©pĂ©ta Ă©nergiquement Mme Rasseneur. - Oui, oui, criĂšrent-ils tous les trois, il faut que ça pĂšte. Souvarine flattait maintenant les oreilles de Pologne, dont le nez se frisait de plaisir. Il dit Ă demi-voix, les yeux perdus, comme pour lui-mĂÂȘme - Augmenter le salaire, est-ce qu'on peut? Il est fixĂ© par la loi d'airain Ă la plus petite somme indispensable, juste le nĂ©cessaire pour que les ouvriers mangent du pain sec et fabriquent des enfants... S'il tombe trop bas, les ouvriers crĂšvent, et la demande de nouveaux hommes le fait remonter. S'il monte trop haut, l'offre trop grande le fait baisser... C'est l'Ă©quilibre des ventres vides, la condamnation perpĂ©tuelle au bagne de la faim. Quand il s'oubliait de la sorte, abordant des sujets de socialiste instruit, Etienne et Rasseneur demeuraient inquiets, troublĂ©s par ses affirmations dĂ©solantes, auxquelles ils ne savaient que rĂ©pondre. - Entendez-vous! reprit-il avec son calme habituel, en les regardant, il faut tout dĂ©truire, ou la faim repoussera. Oui! l'anarchie, plus rien, la terre lavĂ©e par le sang, purifiĂ©e par l'incendie!... On verra ensuite. - Monsieur a bien raison, dĂ©clara Mme Rasseneur, qui, dans ses violences rĂ©volutionnaires, se montrait d'une grande politesse. Etienne, dĂ©sespĂ©rĂ© de son ignorance, ne voulut pas discuter davantage. Il se leva, en disant - Allons nous coucher. Tout ça ne m'empĂÂȘchera pas de me lever Ă trois heures. DĂ©jĂ Souvarine, aprĂšs avoir soufflĂ© le bout de cigarette collĂ© Ă ses lĂšvres, prenait dĂ©licatement la grosse lapine sous le ventre, pour la poser Ă terre. Rasseneur fermait la maison. Ils se sĂ©parĂšrent en silence, les oreilles bourdonnantes, la tĂÂȘte comme enflĂ©e des questions graves qu'ils remuaient. Et, chaque soir, c'Ă©taient des conversations semblables, dans la salle nue, autour de l'unique chope qu'Etienne mettait une heure Ă vider. Un fonds d'idĂ©es obscures, endormies en lui, s'agitait, s'Ă©largissait. DĂ©vorĂ© surtout du besoin de savoir, il avait hĂ©sitĂ© longtemps Ă emprunter des livres Ă son voisin, qui malheureusement ne possĂ©dait guĂšre que des ouvrages allemands et russes. Enfin, il s'Ă©tait fait prĂÂȘter un livre français sur les SociĂ©tĂ©s coopĂ©ratives, encore des bĂÂȘtises, disait Souvarine; et il lisait aussi rĂ©guliĂšrement un journal que ce dernier recevait, Le Combat, feuille anarchiste publiĂ©e Ă GenĂšve. D'ailleurs, malgrĂ© leurs rapports quotidiens, il le trouvait toujours aussi fermĂ©, avec son air de camper dans la vie, sans intĂ©rĂÂȘts, ni sentiments, ni biens d'aucune sorte. Ce fut vers les premiers jours de juillet que la situation d'Etienne s'amĂ©liora. Au milieu de cette vie monotone, sans cesse recommençante de la mine, un accident s'Ă©tait produit les chantiers de la veine Guillaume venaient de tomber sur un brouillage, toute une perturbation dans la couche, qui annonçait certainement l'approche d'une faille; et, en effet, on avait bientĂÂŽt rencontrĂ© cette faille, que les ingĂ©nieurs, malgrĂ© leur grande connaissance du terrain, ignoraient encore. Cela bouleversait la fosse, on ne causait que de la veine disparue, glissĂ©e sans doute plus bas, de l'autre cĂÂŽtĂ© de la faille. Les vieux mineurs ouvraient dĂ©jĂ les narines, comme de bons chiens lancĂ©s Ă la chasse de la houille. Mais, en attendant, les chantiers ne pouvaient rester les bras croisĂ©s, et des affiches annoncĂšrent que la Compagnie allait mettre aux enchĂšres de nouveaux marchandages. Maheu, un jour, Ă la sortie, accompagna Etienne et lui offrit d'entrer comme haveur dans son marchandage, Ă la place de Levaque passĂ© Ă un autre chantier. L'affaire Ă©tait dĂ©jĂ arrangĂ©e avec le maĂtre-porion et l'ingĂ©nieur, qui se montraient trĂšs contents du jeune homme. Aussi Etienne n'eut-il qu'Ă accepter ce rapide avancement, heureux de l'estime croissante oĂÂč Maheu le tenait. DĂšs le soir, ils retournĂšrent ensemble Ă la fosse prendre connaissance des affiches. Les tailles mises aux enchĂšres se trouvaient Ă la veine FilonniĂšre, dans la galerie nord du Voreux. Elles semblaient peu avantageuses, le mineur hochait la tĂÂȘte Ă la lecture que le jeune homme lui faisait des conditions. En effet, le lendemain, quand ils furent descendus et qu'il l'eut emmenĂ© visiter la veine, il lui fit remarquer l'Ă©loignement de l'accrochage, la nature Ă©bouleuse du terrain, le peu d'Ă©paisseur et la duretĂ© du charbon. Pourtant, si l'on voulait manger, il fallait travailler. Aussi, le dimanche suivant, allĂšrent-ils aux enchĂšres, qui avaient lieu dans la baraque, et que l'ingĂ©nieur de la fosse, assistĂ© du maĂtre-porion, prĂ©sidait, en l'absence de l'ingĂ©nieur divisionnaire. Cinq Ă six cents charbonniers se trouvaient lĂ , en face de la petite estrade, plantĂ©e dans un coin; et les adjudications marchaient d'un tel train, qu'on entendait seulement un sourd tumulte de voix, des chiffres criĂ©s, Ă©touffĂ©s par d'autres chiffres. Un instant, Maheu eut peur de ne pouvoir obtenir un des quarante marchandages offerts par la Compagnie. Tous les concurrents baissaient, inquiets des bruits de crise, pris de la panique du chĂÂŽmage. L'ingĂ©nieur NĂ©grel ne se pressait pas devant cet acharnement, laissait tomber les enchĂšres aux plus bas chiffres possibles, tandis que Dansaert, dĂ©sireux de hĂÂąter encore les choses, mentait sur l'excellence des marchĂ©s. Il fallut que Maheu, pour avoir ses cinquante mĂštres d'avancement, luttĂÂąt contre un camarade, qui s'obstinait, lui aussi; Ă tour de rĂÂŽle, ils retiraient chacun un centime de la berline; et, s'il demeura vainqueur, ce fut en baissant tellement le salaire, que le porion Richomme, debout derriĂšre lui, se fĂÂąchait entre ses dents, le poussait du coude, en grognant avec colĂšre que jamais il ne s'en tirerait, Ă ce prix-lĂ . Quand ils sortirent, Etienne jurait. Et il Ă©clata devant Chaval, qui revenait des blĂ©s en compagnie de Catherine, flĂÂąnant, pendant que le beau-pĂšre s'occupait des affaires sĂ©rieuses. - Nom de Dieu! cria-t-il, en voilĂ un Ă©gorgement!... Alors, aujourd'hui, c'est l'ouvrier qu'on force Ă manger l'ouvrier! Chaval s'emporta; jamais il n'aurait baissĂ©, lui! Et Zacharie, venu par curiositĂ©, dĂ©clara que c'Ă©tait dĂ©goĂ»tant. Mais Etienne les fit taire d'un geste de sourde violence. - Ca finira, nous serons les maĂtres, un jour! Maheu, restĂ© muet depuis les enchĂšres, parut s'Ă©veiller. Il rĂ©pĂ©ta - Les maĂtres... Ah! foutu sort! ce ne serait pas trop tĂÂŽt! III, II C'Ă©tait le dernier dimanche de juillet, le jour de la ducasse de Montsou. DĂšs le samedi soir, les bonnes mĂ©nagĂšres du coron avaient lavĂ© leur salle Ă grande eau, un dĂ©luge, des seaux jetĂ©s Ă la volĂ©e sur les dalles et contre les murs; et le sol n'Ă©tait pas encore sec, malgrĂ© le sable blanc dont on le semait, tout un luxe coĂ»teux pour ces bourses de pauvre. Cependant, la journĂ©e s'annonçait trĂšs chaude, un de ces lourds ciels, Ă©crasants d'orage, qui Ă©touffent en Ă©tĂ© les campagnes du Nord, plates et nues, Ă l'infini. Le dimanche bouleversait les heures du lever, chez les Maheu. Tandis que le pĂšre, Ă partir de cinq heures, s'enrageait au lit, s'habillait quand mĂÂȘme, les enfants faisaient jusqu'Ă neuf heures la grasse matinĂ©e. Ce jour-lĂ , Maheu alla fumer une pipe dans son jardin, finit par revenir manger une tartine tout seul, en attendant. Il passa ainsi la matinĂ©e, sans trop savoir Ă quoi il raccommoda le baquet qui fuyait, colla sous le coucou un portrait du prince impĂ©rial qu'on avait donnĂ© aux petits. Cependant, les autres descendaient un Ă un, le pĂšre Bonnemort avait sorti une chaise pour s'asseoir au soleil, la mĂšre et Alzire s'Ă©taient mises tout de suite Ă la cuisine. Catherine parut, poussant devant elle LĂ©nore et Henri qu'elle venait d'habiller; et onze heures sonnaient, l'odeur du lapin qui bouillait avec des pommes de terre, emplissait dĂ©jĂ la maison, lorsque Zacharie et Jeanlin descendirent les derniers, les yeux bouffis, bĂÂąillant encore. Du reste, le coron Ă©tait en l'air, allumĂ© par la fĂÂȘte, dans le coup de feu du dĂner, qu'on hĂÂątait pour filer en bandes Ă Montsou. Des troupes d'enfants galopaient, des hommes en bras de chemise traĂnaient des savates, avec le dĂ©hanchement paresseux des jours de repos. Les fenĂÂȘtres et les portes, grandes ouvertes au beau temps, laissaient voir la file des salles, toutes dĂ©bordantes, en gestes et en cris, du grouillement des familles. Et, d'un bout Ă l'autre des façades, ça sentait le pain, un parfum de cuisine riche, qui combattait ce jour-lĂ l'odeur invĂ©tĂ©rĂ©e de l'oignon frit. Les Maheu dĂnĂšrent Ă midi sonnant. Ils ne menaient pas grand vacarme, au milieu des bavardages de porte Ă porte, des voisinages mĂÂȘlant les femmes, dans un continuel remous d'appels, de rĂ©ponses, d'objets prĂÂȘtĂ©s, de mioches chassĂ©s ou ramenĂ©s d'une claque. D'ailleurs, ils Ă©taient en froid depuis trois semaines avec leurs voisins, les Levaque, au sujet du mariage de Zacharie et de PhilomĂšne. Les hommes se voyaient, mais les femmes affectaient de ne plus se connaĂtre. Cette brouille avait resserrĂ© les rapports avec la Pierronne. Seulement, la Pierronne, laissant Ă sa mĂšre Pierron et Lydie, Ă©tait partie de grand matin pour passer la journĂ©e chez une cousine, Ă Marchiennes; et l'on plaisantait, car on la connaissait, la cousine elle avait des moustaches, elle Ă©tait maĂtre-porion au Voreux. La Maheude dĂ©clara que ce n'Ă©tait guĂšre propre, de lĂÂącher sa famille, un dimanche de ducasse. Outre le lapin aux pommes de terre, qu'ils engraissaient dans le carin depuis un mois, les Maheu avaient une soupe grasse et le boeuf. La paie de quinzaine Ă©tait justement tombĂ©e la veille. Ils ne se souvenaient pas d'un pareil rĂ©gal. MĂÂȘme Ă la derniĂšre Sainte-Barbe, cette fĂÂȘte des mineurs oĂÂč ils ne font rien de trois jours, le lapin n'avait pas Ă©tĂ© si gras ni si tendre. Aussi les dix paires de mĂÂąchoires, depuis la petite Estelle dont les dents commençaient Ă pousser, jusqu'au vieux Bonnemort en train de perdre les siennes, travaillaient d'un tel coeur, que les os eux-mĂÂȘmes disparaissaient. C'Ă©tait bon, la viande; mais ils la digĂ©raient mal, ils en voyaient trop rarement. Tout y passa, il ne resta qu'un morceau de bouilli pour le soir. On ajouterait des tartines, si l'on avait faim. Ce fut Jeanlin qui disparut le premier. BĂ©bert l'attendait, derriĂšre l'Ă©cole. Et ils rĂÂŽdĂšrent longtemps avant de dĂ©baucher Lydie, que la BrĂ»lĂ© voulait retenir prĂšs d'elle, dĂ©cidĂ©e Ă ne pas sortir. Quand elle s'aperçut de la fuite de l'enfant, elle hurla, agita ses bras maigres, pendant que Pierron, ennuyĂ© de ce tapage, s'en allait flĂÂąner tranquillement, d'un air de mari qui s'amuse sans remords, en sachant que sa femme, elle aussi, a du plaisir. Le vieux Bonnemort partit ensuite, et Maheu se dĂ©cida Ă prendre l'air, aprĂšs avoir demandĂ© Ă la Maheude si elle le rejoindrait, lĂ -bas. Non, elle ne pouvait guĂšre, c'Ă©tait une vraie corvĂ©e, avec les petits; peut-ĂÂȘtre que oui tout de mĂÂȘme, elle rĂ©flĂ©chirait, on se retrouverait toujours. Lorsqu'il fut dehors, il hĂ©sita, puis il entra chez les voisins, pour voir si Levaque Ă©tait prĂÂȘt. Mais il trouva Zacharie qui attendait PhilomĂšne; et la Levaque venait d'entamer l'Ă©ternel sujet du mariage, criait qu'on se fichait d'elle, qu'elle aurait une derniĂšre explication avec la Maheude. Etait-ce une existence, de garder les enfants sans pĂšre de sa fille, lorsque celle-ci roulait avec son amoureux? PhilomĂšne ayant tranquillement fini de mettre son bonnet, Zacharie l'emmena, en rĂ©pĂ©tant que lui voulait bien, si sa mĂšre voulait. Du reste, Levaque avait dĂ©jĂ filĂ©, Maheu renvoya aussi la voisine Ă sa femme et se hĂÂąta de sortir. Bouteloup, qui achevait un morceau de fromage, les deux coudes sur la table, refusa obstinĂ©ment l'offre amicale d'une chope. Il restait Ă la maison, en bon mari. Peu Ă peu, cependant, le coron se vidait, tous les hommes s'en allaient les uns derriĂšre les autres; tandis que les filles, guettant sur les portes, partaient du cĂÂŽtĂ© opposĂ©, au bras de leurs galants. Comme son pĂšre tournait le coin de l'Ă©glise, Catherine, qui aperçut Chaval, se hĂÂąta de le rejoindre, pour prendre avec lui la route de Montsou. Et la mĂšre demeurĂ©e seule, au milieu des enfants dĂ©bandĂ©s, ne trouvait pas la force de quitter sa chaise, se versait un second verre de cafĂ© brĂ»lant, qu'elle buvait Ă petits coups. Dans le coron, il n'y avait plus que les femmes, s'invitant, achevant d'Ă©goutter les cafetiĂšres, autour des tables encore chaudes et grasses du dĂner. Maheu flairait que Levaque Ă©tait Ă l'Avantage, et il descendit chez Rasseneur, sans hĂÂąte. En effet, derriĂšre le dĂ©bit, dans le jardin Ă©troit fermĂ© d'une haie, Levaque faisait une partie de quilles avec des camarades. Debout, ne jouant pas, le pĂšre Bonnemort et le vieux Mouque suivaient la boule, tellement absorbĂ©s, qu'ils oubliaient mĂÂȘme de se pousser du coude. Un soleil ardent tapait d'aplomb, il n'y avait qu'une raie d'ombre, le long du cabaret; et Etienne Ă©tait lĂ , buvant sa chope devant une table, ennuyĂ© de ce que Souvarine venait de le lĂÂącher pour monter dans sa chambre. Presque tous les dimanches, le machineur s'enfermait, Ă©crivait ou lisait. - Joues-tu? demanda Levaque Ă Maheu. Mais celui-ci refusa. Il avait trop chaud, il crevait dĂ©jĂ de soif. - Rasseneur! appela Etienne. Apporte donc une chope. Et, se retournant vers Maheu - Tu sais, c'est moi qui paie. Maintenant, tous se tutoyaient. Rasseneur ne se pressait guĂšre, il fallut l'appeler Ă trois reprises; et ce fut Mme Rasseneur qui apporta de la biĂšre tiĂšde. Le jeune homme avait baissĂ© la voix pour se plaindre de la maison des braves gens sans doute, des gens dont les idĂ©es Ă©taient bonnes; seulement, la biĂšre ne valait rien, et des soupes exĂ©crables! Dix fois dĂ©jĂ , il aurait changĂ© de pension, s'il n'avait pas reculĂ© devant la course de Montsou. Un jour ou l'autre, il finirait par chercher au coron une famille. - Bien sĂ»r, rĂ©pĂ©tait Maheu de sa voix lente, bien sĂ»r, tu serais mieux dans une famille. Mais des cris Ă©clatĂšrent, Levaque avait abattu toutes les quilles d'un coup. Mouque et Bonnemort, le nez vers la terre, gardaient au milieu du tumulte un silence de profonde approbation. Et la joie d'un tel coup dĂ©borda en plaisanteries, surtout lorsque les joueurs aperçurent, par-dessus la haie, la face joyeuse de la Mouquette. Elle rĂÂŽdait lĂ depuis une heure, elle s'Ă©tait enhardie Ă s'approcher, en entendant les rires. - Comment! tu es seule? cria Levaque. Et tes amoureux? - Mes amoureux, je les ai remisĂ©s, rĂ©pondit-elle avec une belle gaietĂ© impudente. J'en cherche un. Tous s'offrirent, la chauffĂšrent de gros mots. Elle refusait de la tĂÂȘte, riait plus fort, faisait la gentille. Son pĂšre, du reste, assistait Ă ce jeu, sans mĂÂȘme quitter des yeux les quilles abattues. - Va! continua Levaque en jetant un regard vers Etienne, on se doute bien de celui que tu reluques, ma fille!... Faudra le prendre de force. Etienne, alors, s'Ă©gaya. C'Ă©tait en effet autour de lui que tournait la herscheuse. Et il disait non, amusĂ© pourtant, mais sans avoir la moindre envie d'elle. Quelques minutes encore, elle resta plantĂ©e derriĂšre la haie, le regardant de ses grands yeux fixes; puis, elle s'en alla avec lenteur, le visage brusquement sĂ©rieux, comme accablĂ©e par le lourd soleil. A demi-voix, Etienne avait repris de longues explications qu'il donnait Ă Maheu, sur la nĂ©cessitĂ©, pour les charbonniers de Montsou, de fonder une caisse de prĂ©voyance. - Puisque la Compagnie prĂ©tend qu'elle nous laisse libres, rĂ©pĂ©tait-il, que craignons-nous? Nous n'avons que ses pensions, et elle les distribue Ă son grĂ©, du moment oĂÂč elle ne nous fait aucune retenue. Eh bien! il serait prudent de crĂ©er, Ă cĂÂŽtĂ© de son bon plaisir, une association mutuelle de secours, sur laquelle nous pourrions compter au moins, dans les cas de besoins immĂ©diats. Et il prĂ©cisait des dĂ©tails, discutait l'organisation, promettait de prendre toute la peine. - Moi, je veux bien, dit enfin Maheu convaincu. Seulement, ce sont les autres... TĂÂąche de dĂ©cider les autres. Levaque avait gagnĂ©, on lĂÂącha les quilles pour vider les chopes. Mais Maheu refusa d'en boire une seconde on verrait plus tard, la journĂ©e n'Ă©tait pas finie. Il venait de songer Ă Pierron. OĂÂč pouvait-il ĂÂȘtre, Pierron? sans doute Ă l'estaminet Lenfant. Et il dĂ©cida Etienne et Levaque, tous trois partirent pour Montsou, au moment oĂÂč une nouvelle bande envahissait le jeu de quilles de l'Avantage. En chemin, sur le pavĂ©, il fallut entrer au dĂ©bit Casimir, puis Ă l'estaminet du ProgrĂšs. Des camarades les appelaient par les portes ouvertes pas moyen de dire non. Chaque fois, c'Ă©tait une chope, deux s'ils faisaient la politesse de rendre. Ils restaient lĂ dix minutes, ils Ă©changeaient quatre paroles, et ils recommençaient plus loin, trĂšs raisonnables, connaissant la biĂšre, dont ils pouvaient s'emplir, sans autre ennui que de la pisser trop vite, au fur et Ă mesure, claire, comme de l'eau de roche. A l'estaminet Lenfant, ils tombĂšrent droit sur Pierron qui achevait sa deuxiĂšme chope, et qui, pour ne pas refuser de trinquer, en avala une troisiĂšme. Eux, burent naturellement la leur. Maintenant, ils Ă©taient quatre, ils sortirent avec le projet de voir si Zacharie ne serait pas Ă l'estaminet Tison. La salle Ă©tait vide, ils demandĂšrent une chope pour l'attendre un moment. Ensuite, ils songĂšrent Ă l'estaminet Saint-Eloi, y acceptĂšrent une tournĂ©e du porion Richomme, vaguĂšrent dĂšs lors de dĂ©bit en dĂ©bit, sans prĂ©texte, histoire uniquement de se promener. - Faut aller au Volcan! dit tout d'un coup Levaque, qui s'allumait. Les autres se mirent Ă rire, hĂ©sitants, puis accompagnĂšrent le camarade, au milieu de la cohue croissante de la ducasse. Dans la salle Ă©troite et longue du Volcan, sur une estrade de planches dressĂ©e au fond, cinq chanteuses, le rebut des filles publiques de Lille, dĂ©filaient, avec des gestes et un dĂ©colletage de monstres; et les consommateurs donnaient dix sous, lorsqu'ils en voulaient une, derriĂšre les planches de l'estrade. Il y avait surtout des herscheurs, des moulineurs, jusqu'Ă des galibots de quatorze ans, toute la jeunesse des fosses, buvant plus de geniĂšvre que de biĂšre. Quelques vieux mineurs se risquaient aussi, les maris paillards des corons, ceux dont les mĂ©nages tombaient Ă l'ordure. DĂšs que leur sociĂ©tĂ© fut assise autour d'une petite table, Etienne s'empara de Levaque, pour lui expliquer son idĂ©e d'une caisse de prĂ©voyance. Il avait la propagande obstinĂ©e des nouveaux convertis, qui se crĂ©ent une mission. - Chaque membre, rĂ©pĂ©tait-il, pourrait bien verser vingt sous par mois. Avec ces vingt sous accumulĂ©s, on aurait, en quatre ou cinq ans, un magot; et, quand on a de l'argent, on est fort, n'est-ce pas? dans n'importe quelle occasion... Hein! qu'en dis-tu? - Moi, je ne dis pas non, rĂ©pondait Levaque d'un air distrait. On en causera. Une blonde Ă©norme l'excitait; et il s'entĂÂȘta Ă rester, lorsque Maheu et Pierron, aprĂšs avoir bu leur chope, voulurent partir, sans attendre une seconde romance. Dehors, Etienne, sorti avec eux, retrouva la Mouquette, qui semblait les suivre. Elle Ă©tait toujours lĂ , Ă le regarder de ses grands yeux fixes, riant de son rire de bonne fille, comme pour dire "Veux-tu?", Le jeune homme plaisanta, haussa les Ă©paules. Alors, elle eut un geste de colĂšre et se perdit dans la foule. - OĂÂč est donc Chaval? demanda Pierron. - C'est vrai, dit Maheu. Il est pour sĂ»r chez Piquette... Allons chez Piquette. Mais comme ils arrivaient tous trois Ă l'estaminet Piquette, un bruit de bataille, sur la porte, les arrĂÂȘta. Zacharie menaçait du poing un cloutier wallon, trapu et flegmatique; tandis que Chaval, les mains dans les poches, regardait. - Tiens! le voilĂ , Chaval, reprit tranquillement Maheu. Il est avec Catherine. Depuis cinq grandes heures, la herscheuse et son galant se promenaient Ă travers la ducasse. C'Ă©tait, le long de la route de Montsou, de cette large rue aux maisons basses et peinturlurĂ©es, dĂ©valant en lacet, un flot de peuple qui roulait sous le soleil, pareil Ă une traĂnĂ©e de fourmis, perdues dans la nuditĂ© rase de la plaine. L'Ă©ternelle boue noire avait sĂ©chĂ©, une poussiĂšre noire montait, volait ainsi qu'une nuĂ©e d'orage. Aux deux bords, les cabarets crevaient de monde, rallongeaient leurs tables jusqu'au pavĂ©, oĂÂč stationnait un double rang de camelots, des bazars en plein vent, des fichus et des miroirs pour les filles, des couteaux et des casquettes pour les garçons; sans compter les douceurs, des dragĂ©es et des biscuits. Devant l'Ă©glise, on tirait de l'arc. Il y avait des jeux de boules, en face des Chantiers. Au coin de la route de Joiselle, Ă cĂÂŽtĂ© de la RĂ©gie, dans un enclos de planches, on se ruait Ă un combat de coqs, deux grands coqs rouges, armĂ©s d'Ă©perons de fer, dont la gorge ouverte saignait. Plus loin, chez Maigrat, on gagnait des tabliers et des culottes, au billard. Et il se faisait de longs silences, la cohue buvait, s'empiffrait sans un cri, une muette indigestion de biĂšre et de pommes de terre frites s'Ă©largissait, dans la grosse chaleur, que les poĂÂȘles de friture, bouillant en plein air, augmentaient encore. Chaval acheta un miroir de dix-neuf sous et un fichu de trois francs Ă Catherine. A chaque tour, ils rencontraient Mouque et Bonnemort, qui Ă©taient venus Ă la fĂÂȘte, et qui, rĂ©flĂ©chis, la traversaient cĂÂŽte Ă cĂÂŽte, de leurs jambes lourdes. Mais une autre rencontre les indigna, ils aperçurent Jeanlin en train d'exciter BĂ©bert et Lydie Ă voler les bouteilles de geniĂšvre d'un dĂ©bit de hasard, installĂ© au bord d'un terrain vague. Catherine ne put que gifler son frĂšre, la petite galopait dĂ©jĂ avec une bouteille. Ces satanĂ©s enfants finiraient au bagne. Alors, en arrivant devant le dĂ©bit de la TĂÂȘte-CoupĂ©e, Chaval eut l'idĂ©e d'y faire entrer son amoureuse, pour assister Ă un concours de pinsons, affichĂ© sur la porte depuis huit jours. Quinze cloutiers, des clouteries de Marchiennes, s'Ă©taient rendus Ă l'appel, chacun avec une douzaine de cages; et les petites cages obscures, oĂÂč les pinsons aveuglĂ©s restaient immobiles, se trouvaient dĂ©jĂ accrochĂ©es Ă une palissade, dans la cour du cabaret. Il s'agissait de compter celui qui, pendant une heure, rĂ©pĂ©terait le plus de fois la phrase de son chant. Chaque cloutier, avec une ardoise, se tenait prĂšs de ses cages, marquant, surveillant ses voisins, surveillĂ© lui-mĂÂȘme. Et les pinsons Ă©taient partis, les "chichouĂÂŻeux" au chant plus gras, les "batisecouics" d'une sonoritĂ© aiguĂ, tout d'abord timides, ne risquant que de rares phrases, puis s'excitant les uns les autres, pressant le rythme, puis emportĂ©s enfin d'une telle rage d'Ă©mulation, qu'on en voyait tomber et mourir. Violemment, les cloutiers les fouettaient de la voix, leur criaient en wallon de chanter encore, encore, encore un petit coup; tandis que les spectateurs, une centaine de personnes, demeuraient muets, passionnĂ©s, au milieu de cette musique infernale de cent quatre-vingts pinsons rĂ©pĂ©tant tous la mĂÂȘme cadence, Ă contre-temps. Ce fut un "batisecouic" qui gagna le premier prix, une cafetiĂšre en fer battu. Catherine et Chaval Ă©taient lĂ , lorsque Zacharie et PhilomĂšne entrĂšrent. On se serra la main, on resta ensemble. Mais, brusquement, Zacharie se fĂÂącha, en surprenant un cloutier, venu par curiositĂ© avec les camarades, qui pinçait les cuisses de sa soeur; et elle, trĂšs rouge, le faisait taire, tremblante Ă l'idĂ©e d'une tuerie, de tous ces cloutiers se jetant sur Chaval, s'il ne voulait pas qu'on la pinçĂÂąt. Elle avait bien senti l'homme, elle ne disait rien, par prudence. Du reste, son galant se contentait de ricaner, tous les quatre sortirent, l'affaire sembla finie. Et, Ă peine Ă©taient-ils entrĂ©s chez Piquette boire une chope, voilĂ que le cloutier avait reparu, se fichant d'eux, leur soufflant sous le nez, d'un air de provocation. Zacharie, outrĂ© dans ses bons sentiments de famille, s'Ă©tait ruĂ© sur l'insolent. - C'est ma soeur, cochon!... Attends, nom de Dieu! je vas te la faire respecter! On se prĂ©cipita entre les deux hommes, tandis que Chaval, trĂšs calme, rĂ©pĂ©tait - Laisse donc, ça me regarde... Je te dis que je me fous de lui! Maheu arrivait avec sa sociĂ©tĂ©, et il calma Catherine et PhilomĂšne, dĂ©jĂ en larmes. On riait maintenant dans la foule, le cloutier avait disparu. Pour achever de noyer ça, Chaval, qui Ă©tait chez lui Ă l'estaminet Piquette, offrit des chopes. Etienne dut trinquer avec Catherine, tous burent ensemble, le pĂšre, la fille et son galant, le fils et sa maĂtresse, en disant poliment "A la santĂ© de la compagnie!" Pierron ensuite s'obstina Ă payer sa tournĂ©e. Et l'on Ă©tait trĂšs d'accord, lorsque Zacharie fut repris d'une rage, Ă la vue de son camarade Mouquet. Il l'appela, pour aller faire, disait-il, son affaire au cloutier. - Faut que je le crĂšve!... Tiens! Chaval, garde PhilomĂšne avec Catherine. Je vais revenir. Maheu, Ă son tour, offrait des chopes. AprĂšs tout, si le garçon voulait venger sa soeur, ce n'Ă©tait pas d'un mauvais exemple. Mais, depuis qu'elle avait vu Mouquet, PhilomĂšne, tranquillisĂ©e, hochait la tĂÂȘte. Bien sĂ»r que les deux bougres avaient filĂ© au Volcan. Les soirs de ducasse, on terminait la fĂÂȘte au bal du Bon-Joyeux. C'Ă©tait la veuve DĂ©sir qui tenait ce bal, une forte mĂšre de cinquante ans, d'une rotonditĂ© de tonneau, mais d'une telle verdeur, qu'elle avait encore six amoureux, un pour chaque jour de la semaine, disait-elle, et les six Ă la fois le dimanche. Elle appelait tous les charbonniers ses enfants, attendrie Ă l'idĂ©e du fleuve de biĂšre qu'elle leur versait depuis trente annĂ©es; et elle se vantait aussi que pas une herscheuse ne devenait grosse, sans s'ĂÂȘtre, Ă l'avance, dĂ©gourdi les jambes chez elle. Le Bon-Joyeux se composait de deux salles le cabaret, QU se trouvaient le comptoir et des tables; puis, communiquant de plain-pied par une large baie, le bal, vaste piĂšce planchĂ©iĂ©e au milieu seulement, dallĂ©e de briques autour. Une dĂ©coration l'ornait, deux guirlandes de fleurs en papier qui se croisaient d'un angle Ă l'autre du plafond, et que rĂ©unissait, au centre, une couronne des mĂÂȘmes fleurs; tandis que, le long des murs, s'alignaient des Ă©cussons dorĂ©s, portant des noms de saints, saint Eloi, patron des ouvriers du fer, saint CrĂ©pin, patron des cordonniers, sainte Barbe, patronne des mineurs, tout le calendrier des corporations. Le plafond Ă©tait si bas, que les trois musiciens, dans leur tribune, grande comme une chaire Ă prĂÂȘcher, s'Ă©crasaient la tĂÂȘte. Pour Ă©clairer, le soir, on accrochait quatre lampes Ă pĂ©trole, aux quatre coins du bal. Ce dimanche-lĂ , dĂšs cinq heures, on dansait, au plein jour des fenĂÂȘtres. Mais ce fut vers sept heures que les salles s'emplirent. Dehors, un vent d'orage s'Ă©tait levĂ©, soufflant de grandes poussiĂšres noires, qui aveuglaient le monde et grĂ©sillaient dans les poĂÂȘles de friture. Maheu, Etienne et Pierron, entrĂ©s pour s'asseoir, venaient de retrouver au Bon-Joyeux Chaval, dansant avec Catherine, tandis que PhilomĂšne, toute seule, les regardait. Ni Levaque, ni Zacharie n'avaient reparu. Comme il n'y avait pas de bancs autour du bal, Catherine, aprĂšs chaque danse, se reposait Ă la table de son pĂšre. On appela PhilomĂšne, mais elle Ă©tait mieux debout. Le jour tombait, les trois musiciens faisaient rage, on ne voyait plus, dans la salle, que le remuement des hanches et des gorges, au milieu d'une confusion de bras. Un vacarme accueillit les quatre lampes, et brusquement tout s'Ă©claira, les faces rouges, les cheveux dĂ©peignĂ©s, collĂ©s Ă la peau, les jupes volantes, balayant l'odeur forte des couples en sueur. Maheu montra Ă Etienne la Mouquette, qui, ronde et grasse comme une vessie de saindoux, tournait violemment aux bras d'un grand moulineur maigre elle avait dĂ» se consoler et prendre un homme. Enfin, il Ă©tait huit heures, lorsque la Maheude parut, ayant au sein Estelle et suivie de sa marmaille, Alzire, Henri et LĂ©nore. Elle venait tout droit retrouver lĂ son homme, sans craindre de se tromper. On souperait plus tard, personne n'avait faim, l'estomac noyĂ© de cafĂ©, Ă©paissi de biĂšre. D'autres femmes arrivaient, on chuchota en voyant, derriĂšre la Maheude, entrer la Levaque, accompagnĂ©e de Bouteloup, qui amenait par la main Achille et DĂ©sirĂ©e, les petits de PhilomĂšne. Et les deux voisines semblaient trĂšs d'accord, l'une se retournait, causait avec l'autre. En chemin, il y avait eu une grosse explication, la Maheude s'Ă©tait rĂ©signĂ©e au mariage de Zacharie, dĂ©solĂ©e de perdre le gain de son aĂnĂ©, mais vaincue par cette raison qu'elle ne pouvait le garder davantage sans injustice. Elle tĂÂąchait donc de faire bon visage, le coeur anxieux, en mĂ©nagĂšre qui se demandait comment elle joindrait les deux bouts, maintenant que commençait Ă partir le plus clair de sa bourse. - Mets-toi lĂ , voisine, dit-elle en montrant une table, prĂšs de celle oĂÂč Maheu buvait avec Etienne et Pierron. - Mon mari n'est pas avec vous? demanda la Levaque. Les camarades lui contĂšrent qu'il allait revenir. Tout le monde se tassait, Bouteloup, les mioches, si Ă l'Ă©troit dans l'Ă©crasement des buveurs, que les deux tables n'en formaient qu'une. On demanda des chopes. En apercevant sa mĂšre et ses enfants, PhilomĂšne s'Ă©tait dĂ©cidĂ©e Ă s'approcher. Elle accepta une chaise, elle parut contente d'apprendre qu'on la mariait enfin; puis, comme on cherchait Zacharie, elle rĂ©pondit de sa voix molle - Je l'attends, il est par lĂ . Maheu avait Ă©changĂ© un regard avec sa femme. Elle consentait donc? Il devint sĂ©rieux, fuma en silence. Lui aussi Ă©tait pris de l'inquiĂ©tude du lendemain, devant l'ingratitude de ces enfants qui se marieraient un Ă un, en laissant leurs parents dans la misĂšre. On dansait toujours, une fin de quadrille noyait le bal dans une poussiĂšre rousse; les murs craquaient, un piston poussait des coups de sifflet aigus, pareil Ă une locomotive en dĂ©tresse; et, quand les danseurs s'arrĂÂȘtĂšrent, ils fumaient comme des chevaux. - Tu te souviens? dit la Levaque en se penchant Ă l'oreille de la Maheude, toi qui parlais d'Ă©trangler Catherine, si elle faisait la bĂÂȘtise! Chaval ramenait Catherine Ă la table de la famille, et tous deux, debout derriĂšre le pĂšre, achevaient leur chope. - Bah! murmura la Maheude d'un air rĂ©signĂ©, on dit ça... Mais ce qui me tranquillise, c'est qu'elle ne peut pas avoir d'enfant, ah! ça, j'en suis bien sĂ»re!... Vois-tu qu'elle accouche aussi, celle-lĂ , et que je sois forcĂ©e de la marier! Qu'est-ce que nous mangerions, alors? Maintenant, c'Ă©tait une polka que sifflait le piston; et, pendant que l'assourdissement recommençait, Maheu communiqua tout bas Ă sa femme une idĂ©e. Pourquoi ne prenaient-ils pas un logeur, Etienne par exemple, qui cherchait une pension? Ils auraient de la place, puisque Zacharie allait les quitter, et l'argent qu'ils perdraient de ce cĂÂŽtĂ©-lĂ , ils le regagneraient en partie de l'autre. Le visage de la Maheude s'Ă©clairait sans doute, bonne idĂ©e, il fallait arranger ça. Elle semblait sauvĂ©e de la faim une fois encore, sa belle humeur revint si vive, qu'elle commanda une nouvelle tournĂ©e de chopes. Etienne, cependant, tĂÂąchait d'endoctriner Pierron, auquel il expliquait son projet d'une caisse de prĂ©voyance. Il lui avait fait promettre d'adhĂ©rer, lorsqu'il eut l'imprudence de dĂ©couvrir son vĂ©ritable but. - Et, si nous nous mettons en grĂšve, tu comprends l'utilitĂ© de cette caisse. Nous nous fichons de la Compagnie, nous trouvons lĂ les premiers fonds pour lui rĂ©sister... Hein? c'est dit, tu en es? Pierron avait baissĂ© les yeux, pĂÂąlissant. Il bĂ©gaya - Je rĂ©flĂ©chirai... Quand on se conduit bien c'est la meilleure caisse de secours. Alors, Maheu s'empara d'Etienne et lui proposa de le prendre comme logeur, carrĂ©ment, en brave homme. Le jeune homme accepta de mĂÂȘme, trĂšs dĂ©sireux d'habiter le coron, dans l'idĂ©e de vivre davantage avec les camarades. On rĂ©gla l'affaire en trois mots, la Maheude dĂ©clara qu'on attendrait le mariage des enfants. Et, justement, Zacharie revenait enfin, avec Mouquet et Levaque. Tous les trois rapportaient les odeurs du Volcan, une haleine de geniĂšvre, une aigreur musquĂ©e de filles mal tenues. Ils Ă©taient trĂšs ivres, l'air content d'eux-mĂÂȘmes, se poussant du coude et ricanant. Lorsqu'il sut qu'on le mariait enfin, Zacharie se mit Ă rire si fort, qu'il en Ă©tranglait. Paisiblement, PhilomĂšne dĂ©clara qu'elle aimait mieux le voir rire que pleurer. Comme il n'y avait plus de chaise, Bouteloup s'Ă©tait reculĂ© pour cĂ©der la moitiĂ© de la sienne Ă Levaque. Et celui-ci, soudainement trĂšs attendri de voir qu'on Ă©tait tous lĂ , en famille, fit une fois de plus servir de la biĂšre. - Nom de Dieu! on ne s'amuse pas si souvent! gueulait-il. Jusqu'Ă dix heures, on resta. Des femmes arrivaient toujours, pour rejoindre et emmener leurs hommes; des bandes d'enfants suivaient Ă la queue; et les mĂšres ne se gĂÂȘnaient plus, sortaient des mamelles longues et blondes comme des sacs d'avoine, barbouillaient de lait les poupons joufflus; tandis que les petits qui marchaient dĂ©jĂ , gorgĂ©s de biĂšre et Ă quatre pattes sous les tables, se soulageaient sans honte. C'Ă©tait une mer montante de biĂšre, les tonnes de la veuve DĂ©sir Ă©ventrĂ©es, la biĂšre arrondissant les panses, coulant de partout, du nez, des yeux et d'ailleurs. On gonflait si fort, dans le tas, que chacun avait une Ă©paule ou un genou qui entrait chez le voisin, tous Ă©gayĂ©s, Ă©panouis de se sentir ainsi les coudes. Un rire continu tenait les bouches ouvertes, fendues jusqu'aux oreilles. Il faisait une chaleur de four, on cuisait, on se mettait Ă l'aise, la chair dehors, dorĂ©e dans l'Ă©paisse fumĂ©e des pipes; et le seul inconvĂ©nient Ă©tait de se dĂ©ranger, une fille se levait de temps Ă autre, allait au fond, prĂšs de la pompe, se troussait, puis revenait. Sous les guirlandes de papier peint, les danseurs ne se voyaient plus, tellement ils suaient; ce qui encourageait les galibots Ă culbuter les herscheuses, au hasard des coups de reins. Mais, lorsqu'une gaillarde tombait avec un homme par-dessus elle, le piston couvrait leur chute de sa sonnerie enragĂ©e, le branle des pieds les roulait, comme si le bal se fĂ»t Ă©boulĂ© sur eux. Quelqu'un, en passant, avertit Pierron que sa fille Lydie dormait Ă la porte, en travers du trottoir. Elle avait bu sa part de la bouteille volĂ©e, elle Ă©tait saoule, et il dut l'emporter Ă son cou, pendant que Jeanlin et BĂ©bert, plus solides, le suivaient de loin, trouvant ça trĂšs farce. Ce fut le signal du dĂ©part, des familles sortirent du Bon-Joyeux, les Maheu et les Levaque se dĂ©cidĂšrent Ă retourner au coron. A ce moment, le pĂšre Bonnemort et le vieux Mouque, quittaient aussi Montsou, du mĂÂȘme pas de somnambules, entĂÂȘtĂ©s dans le silence de leurs souvenirs. Et l'on rentra tous ensemble, on traversa une derniĂšre fois la ducasse, les poĂÂȘles de friture qui se figeaient, les estaminets d'oĂÂč les derniĂšres chopes coulaient en ruisseaux, jusqu'au milieu de la route. L'orage menaçait toujours, des rires montĂšrent, dĂšs qu'on eut quittĂ© les maisons Ă©clairĂ©es, pour se perdre dans la campagne noire. Un souffle ardent sortait des blĂ©s mĂ»rs, il dut se faire beaucoup d'enfants, cette nuit-lĂ . On arriva dĂ©bandĂ© au coron. Ni les Levaque ni les Maheu ne soupĂšrent avec appĂ©tit, et ceux-ci dormaient en achevant leur bouilli du matin. Etienne avait emmenĂ© Chaval boire encore chez Rasseneur. - J'en suis! dit Chaval, quand le camarade lui eut expliquĂ© l'affaire de la caisse de prĂ©voyance. Tape lĂ -dedans, tu es un bon! Un commencement d'ivresse faisait flamber les yeux d'Etienne. Il cria - Oui, soyons d'accord... Vois-tu, moi, pour la justice je donnerais tout, la boisson et les filles. Il n'y a qu'une chose qui me chauffe le coeur, c'est l'idĂ©e que nous allons balayer les bourgeois. III, III Vers le milieu d'aoĂ»t, Etienne s'installa chez les Maheu, lorsque Zacharie mariĂ© put obtenir de la Compagnie, pour PhilomĂšne et ses deux enfants, une maison libre du coron; et, dans les premiers temps, le jeune homme Ă©prouva une gĂÂȘne en face de Catherine. C'Ă©tait une intimitĂ© de chaque minute, il remplaçait partout le frĂšre aĂnĂ©, partageait le lit de Jeanlin, devant le lit de la grande soeur. Au coucher, au lever, il devait se dĂ©shabiller, se rhabiller prĂšs d'elle, la voyait elle-mĂÂȘme ĂÂŽter et remettre ses vĂÂȘtements. Quand le dernier jupon tombait, elle apparaissait d'une blancheur pĂÂąle, de cette neige transparente des blondes anĂ©miques; et il Ă©prouvait une continuelle Ă©motion, Ă la trouver si blanche, les mains et le visage dĂ©jĂ gĂÂątĂ©s, comme trempĂ©e dans du lait, de ses talons Ă son col, oĂÂč la ligne du hĂÂąle tranchait nettement en un collier d'ambre. Il affectait de se dĂ©tourner; mais il la connaissait peu Ă peu les pieds d'abord que ses yeux baissĂ©s rencontraient; puis, un genou entrevu, lorsqu'elle se glissait sous la couverture; puis, la gorge aux petits seins rigides, dĂšs qu'elle se penchait le matin sur la terrine. Elle, sans le regarder, se hĂÂątait pourtant, Ă©tait en dix secondes dĂ©vĂÂȘtue et allongĂ©e prĂšs d'Alzire, d'un mouvement si souple de couleuvre, qu'il retirait Ă peine ses souliers, quand elle disparaissait, tournant le dos, ne montrant plus que son lourd chignon. Jamais, du reste, elle n'eut Ă se fĂÂącher. Si une sorte d'obsession le faisait, malgrĂ© lui, guetter de l'oeil l'instant oĂÂč elle se couchait, il Ă©vitait les plaisanteries, les jeux de main dangereux. Les parents Ă©taient lĂ , et il gardait en outre pour elle un sentiment fait d'amitiĂ© et de rancune, qui l'empĂÂȘchait de la traiter en fille qu'on dĂ©sire, au milieu des abandons de leur vie devenue commune, Ă la toilette, aux repas, pendant le travail, sans que rien d'eux ne leur restĂÂąt secret, pas mĂÂȘme les besoins intimes. Toute la pudeur de la famille s'Ă©tait rĂ©fugiĂ©e dans le lavage quotidien, auquel la jeune fille maintenant procĂ©dait seule dans la piĂšce du haut, tandis que les hommes se baignaient en bas, l'un aprĂšs l'autre. Et, au bout du premier mois, Etienne et Catherine semblaient dĂ©jĂ ne plus se voir, quand, le soir, avant d'Ă©teindre la chandelle, ils voyageaient dĂ©shabillĂ©s par la chambre. Elle avait cessĂ© de se hĂÂąter, elle reprenait son habitude ancienne de nouer ses cheveux au bord de son lit, les bras en l'air, remontant sa chemise jusqu'Ă ses cuisses; et lui, sans pantalon, l'aidait parfois, cherchait les Ă©pingles qu'elle perdait. L'habitude tuait la honte d'ĂÂȘtre nu, ils trouvaient naturel d'ĂÂȘtre ainsi, car ils ne faisaient point de mal et ce n'Ă©tait pas leur faute, s'il n'y avait qu'une chambre pour tout le monde. Des troubles cependant leur revenaient, tout d'un coup, aux moments oĂÂč ils ne songeaient Ă rien de coupable. AprĂšs ne plus avoir vu la pĂÂąleur de son corps pendant des soirĂ©es, il la revoyait brusquement toute blanche, de cette blancheur qui le secouait d'un frisson, qui l'obligeait Ă se dĂ©tourner, par crainte de cĂ©der Ă l'envie de la prendre. Elle, d'autres soirs, sans raison apparente, tombait dans un Ă©moi pudique, fuyait, se coulait entre les draps, comme si elle avait senti les mains de ce garçon la saisir. Puis, la chandelle Ă©teinte, ils comprenaient qu'ils ne s'endormaient pas, qu'ils songeaient l'un Ă l'autre, malgrĂ© leur fatigue. Cela les laissait inquiets et boudeurs tout le lendemain, car ils prĂ©fĂ©raient les soirs de tranquillitĂ©, oĂÂč ils se mettaient Ă l'aise, en camarades. Etienne ne se plaignait guĂšre que de Jeanlin, qui dormait en chien de fusil. Alzire respirait d'un lĂ©ger souffle, on retrouvait le matin LĂ©nore et Henri aux bras l'un de l'autre, tels qu'on les avait couchĂ©s. Dans la maison noire, il n'y avait d'autre bruit que les ronflements de Maheu et de la Maheude, roulant Ă intervalles rĂ©guliers, comme des soufflets de forge. En somme, Etienne se trouvait mieux que chez Rasseneur, le lit n'Ă©tait pas mauvais, et l'on changeait les draps une fois par mois. Il mangeait aussi de meilleure soupe, il souffrait seulement de la raretĂ© de la viande. Mais tous en Ă©taient lĂ , il ne pouvait exiger, pour quarante-cinq francs de pension, d'avoir un lapin Ă chaque repas. Ces quarante-cinq francs aidaient la famille, on finissait par joindre les deux bouts, en laissant toujours de petites dettes en arriĂšre; et les Maheu se montraient reconnaissants envers leur logeur, son linge Ă©tait lavĂ©, raccommodĂ©, ses boutons recousus, ses affaires mises en ordre; enfin, il sentait autour de lui la propretĂ© et les bons soins d'une femme. Ce fut l'Ă©poque oĂÂč Etienne entendit les idĂ©es qui bourdonnaient dans son crĂÂąne. Jusque-lĂ , il n'avait eu que la rĂ©volte de l'instinct, au milieu de la sourde fermentation des camarades. Toutes sortes de questions confuses se posaient Ă lui pourquoi la misĂšre des uns? pourquoi la richesse des autres? pourquoi ceux-ci sous le talon de ceux-lĂ , sans l'espoir de jamais prendre leur place? Et sa premiĂšre Ă©tape fut de comprendre son ignorance. Une honte secrĂšte, un chagrin cachĂ© le rongĂšrent dĂšs lors il ne savait rien, il n'osait causer de ces choses qui le passionnaient, l'Ă©galitĂ© de tous les hommes, l'Ă©quitĂ© qui voulait un partage entre eux des biens de la terre. Aussi se prit-il pour l'Ă©tude du goĂ»t sans mĂ©thode des ignorants affolĂ©s de science. Maintenant, il Ă©tait en correspondance rĂ©guliĂšre avec Pluchart, plus instruit, trĂšs lancĂ© dans le mouvement socialiste. Il se fit envoyer des livres, dont la lecture mal digĂ©rĂ©e acheva de l'exalter un livre de mĂ©decine surtout, l'HygiĂšne du mineur, oĂÂč un docteur belge avait rĂ©sumĂ© les maux dont se meurt le peuple des houillĂšres; sans compter des traitĂ©s d'Ă©conomie politique d'une ariditĂ© technique incomprĂ©hensible, des brochures anarchistes qui le bouleversaient, d'anciens numĂ©ros de journaux qu'il gardait ensuite comme des arguments irrĂ©futables, dans des discussions possibles. Souvarine, du reste, lui prĂÂȘtait aussi des volumes, et l'ouvrage sur les SociĂ©tĂ©s coopĂ©ratives l'avait fait rĂÂȘver pendant un mois d'une association universelle d'Ă©change, abolissant l'argent, basant sur le travail la vie sociale entiĂšre. La honte de son ignorance s'en allait, il lui venait un orgueil, depuis qu'il se sentait penser. Durant ces premiers mois, Etienne en resta au ravissement des nĂ©ophytes, le coeur dĂ©bordant d'indignations gĂ©nĂ©reuses contre les oppresseurs, se jetant Ă l'espĂ©rance du prochain triomphe des opprimĂ©s. Il n'en Ă©tait point encore Ă se fabriquer un systĂšme, dans le vague de ses lectures. Les revendications pratiques de Rasseneur se mĂÂȘlaient en lui aux violences destructives de Souvarine; et, quand il sortait du cabaret de l'Avantage, oĂÂč ilcontinuait presque chaque jour Ă dĂ©blatĂ©rer avec eux contre la Compagnie, il marchait dans un rĂÂȘve, il assistait Ă la rĂ©gĂ©nĂ©ration radicale des peuples, sans que cela dĂ»t coĂ»ter une vitre cassĂ©e ni une goutte de sang. D'ailleurs, les moyens d'exĂ©cution demeuraient obscurs, il prĂ©fĂ©rait croire que les choses iraient trĂšs bien, car sa tĂÂȘte se perdait, dĂšs qu'il voulait formuler un programme de reconstruction. Il se montrait mĂÂȘme plein de modĂ©ration et d'inconsĂ©quence, il rĂ©pĂ©tait parfois qu'il fallait bannir la politique de la question sociale, une phrase qu'il avait lue et qui lui semblait bonne Ă dire, dans le milieu de houilleurs flegmatiques oĂÂč il vivait. Maintenant, chaque soir, chez les Maheu, on s'attardait une demi-heure, avant de monter se coucher. Toujours Etienne reprenait la mĂÂȘme causerie. Depuis que sa nature s'affinait, il se trouvait blessĂ© davantage par les promiscuitĂ©s du coron. Est-ce qu'on Ă©tait des bĂÂȘtes, pour ĂÂȘtre ainsi parquĂ©s, les uns contre les autres, au milieu des champs, si entassĂ©s qu'on ne pouvait changer de chemise sans montrer son derriĂšre aux voisins! Et comme c'Ă©tait bon pour la santĂ©, et comme les filles et les garçons s'y pourrissaient forcĂ©ment ensemble! - Dame! rĂ©pondait Maheu, si l'on avait plus d'argent, on aurait plus d'aise... Tout de mĂÂȘme, c'est bien vrai que ça ne vaut rien pour personne, de vivre les uns sur les autres. Ca finit toujours par des hommes saouls et par des filles pleines. Et la famille partait de lĂ , chacun disait son mot, pendant que le pĂ©trole de la lampe viciait l'air de la salle, dĂ©jĂ empuantie d'oignon frit. Non, sĂ»rement, la vie n'Ă©tait pas drĂÂŽle. On travaillait en vraies brutes Ă un travail qui Ă©tait la punition des galĂ©riens autrefois, on y laissait la peau plus souvent qu'Ă son tour, tout ça pour ne pas mĂÂȘme avoir de la viande sur sa table, le soir. Sans doute on avait sa pĂÂątĂ©e quand mĂÂȘme, on mangeait, mais si peu, juste de quoi souffrir sans crever, Ă©crasĂ© de dettes, poursuivi comme si l'on volait son pain. Quand arrivait le dimanche, on dormait de fatigue. Les seuls plaisirs, c'Ă©tait de se saouler ou de faire un enfant Ă sa femme; encore la biĂšre vous engraissait trop le ventre, et l'enfant, plus tard, se foutait de vous. Non, non, ça n'avait rien de drĂÂŽle. Alors, la Maheude s'en mĂÂȘlait. - L'embĂÂȘtant, voyez-vous, c'est lorsqu'on se dit que ça ne peut pas changer... Quand on est jeune, on s'imagine que le bonheur viendra, on espĂšre des choses; et puis, la misĂšre recommence toujours, on reste enfermĂ© lĂ -dedans... Moi, je ne veux du mal Ă personne, mais il y a des fois oĂÂč cette injustice me rĂ©volte. Un silence se faisait, tous soufflaient un instant, dans le malaise vague de cet horizon fermĂ©. Seul, le pĂšre Bonnemort, s'il Ă©tait lĂ , ouvrait des yeux surpris, car de son temps on ne se tracassait pas de la sorte on naissait dans le charbon, on tapait Ă la veine, sans en demander davantage; tandis que, maintenant, il passait un air qui donnait de l'ambition aux charbonniers. - Faut cracher sur rien, murmurait-il. Une bonne chope est une bonne chope... Les chefs, c'est souvent de la canaille; mais il y aura toujours des chefs, pas vrai? inutile de se casser la tĂÂȘte Ă rĂ©flĂ©chir lĂ -dessus. Du coup, Etienne s'animait. Comment! la rĂ©flexion serait dĂ©fendue Ă l'ouvrier! Eh! justement, les choses changeraient bientĂÂŽt, parce que l'ouvrier rĂ©flĂ©chissait Ă cette heure. Du temps du vieux, le mineur vivait dans la mine comme une brute, comme une machine Ă extraire la houille, toujours sous la terre, les oreilles et les yeux bouchĂ©s aux Ă©vĂ©nements du dehors. Aussi les riches qui gouvernent, avaient-ils beau jeu de s'entendre, de le vendre et de l'acheter, pour lui manger la chair il ne s'en doutait mĂÂȘme pas. Mais, Ă prĂ©sent, le mineur s'Ă©veillait au fond, germait dans la terre ainsi qu'une vraie graine; et l'on verrait un matin ce qu'il pousserait au beau milieu des champs oui, il pousserait des hommes, une armĂ©e d'hommes qui rĂ©tabliraient la justice. Est-ce que tous les citoyens n'Ă©taient pas Ă©gaux depuis la RĂ©volution? puisqu'on votait ensemble, est-ce que l'ouvrier devait rester l'esclave du patron qui le payait? Les grandes Compagnies, avec leurs machines, Ă©crasaient tout, et l'on n'avait mĂÂȘme plus contre elles les garanties de l'ancien temps, lorsque les gens du mĂÂȘme mĂ©tier, rĂ©unis en corps, savaient se dĂ©fendre. C'Ă©tait pour ça, nom de Dieu! et pour d'autres choses, que tout pĂ©terait un jour, grĂÂące Ă l'instruction. On n'avait qu'Ă voir dans le coron mĂÂȘme les grands-pĂšres n'auraient pu signer leur nom, les pĂšres le signaient dĂ©jĂ , et quant aux fils, ils lisaient et Ă©crivaient comme des professeurs. Ah! ça poussait, ça poussait petit Ă petit, une rude moisson d'hommes, qui mĂ»rissait au soleil! Du moment qu'on n'Ă©tait plus collĂ© chacun Ă sa place pour l'existence entiĂšre, et qu'on pouvait avoir l'ambition de prendre la place du voisin, pourquoi donc n'aurait-on pas jouĂ© des poings, en tĂÂąchant d'ĂÂȘtre le plus fort? Maheu, Ă©branlĂ©, restait cependant plein de dĂ©fiance. - DĂšs qu'on bouge, on vous rend votre livret, disait-il. Le vieux a raison, ce sera toujours le mineur qui aura la peine, sans l'espoir d'un gigot de temps Ă autre, en rĂ©compense. Muette depuis un moment, la Maheude sortait comme d un songe. - Encore si ce que les curĂ©s racontent Ă©tait vrai, si les pauvres gens de ce monde Ă©taient riches dans l'autre! Un Ă©clat de rire l'interrompait, les enfants eux-mĂÂȘmes haussaient les Ă©paules, tous devenus incrĂ©dules au vent du dehors, gardant la peur secrĂšte des revenants de la fosse, mais s'Ă©gayant du ciel vide. - Ah! ouiche, les curĂ©s! s'Ă©criait Maheu. S'ils croyaient ca, ils mangeraient moins et ils travailleraient davantage, pour se rĂ©server lĂ -haut une bonne place... Non, quand on est mort, on est mort. La Maheude poussait de grands soupirs. - Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! Puis, les mains tombĂ©es sur les genoux, d'un air d'accablement immense - Alors, c'est bien vrai, nous sommes foutus, nous autres. Tous se regardaient. Le pĂšre Bonnemort crachait dans son mouchoir, tandis que Maheu, sa pipe Ă©teinte, l'oubliait Ă sa bouche. Alzire Ă©coutait, entre LĂ©nore et Henri, endormis au bord de la table. Mais Catherine surtout, le menton dans la main, ne quittait pas Etienne de ses grands yeux clairs, lorsqu'il se rĂ©criait, disant sa foi, ouvrant l'avenir enchantĂ© de son rĂÂȘve social. Autour d'eux, le coron se couchait, on n'entendait plus que les pleurs perdus d'un enfant ou la querelle d'un ivrogne attardĂ©. Dans la salle, le coucou battait lentement, une fraĂcheur d'humiditĂ© montait des dalles sablĂ©es, malgrĂ© l'Ă©touffement de l'air. - En voilĂ encore des idĂ©es! disait le jeune homme. Est-ce que vous avez besoin d'un bon Dieu et de son paradis pour ĂÂȘtre heureux? est-ce que vous ne pouvez pas vous faire Ă vous-mĂÂȘmes le bonheur sur la terre? D'une voix ardente, il parlait sans fin. C'Ă©tait, brusquement, l'horizon fermĂ© qui Ă©clatait, une trouĂ©e de lumiĂšre s'ouvrait dans la vie sombre de ces pauvres gens. L'Ă©ternel recommencement de la misĂšre, le travail de brute, ce destin de bĂ©tail qui donne sa laine et qu'on Ă©gorge, tout le malheur disparaissait, comme balayĂ© par un grand coup de soleil; et, sous un Ă©blouissement de fĂ©erie, la justice descendait du ciel. Puisque le bon Dieu Ă©tait mort, la justice allait assurer le bonheur des hommes, en faisant rĂ©gner l'Ă©galitĂ© et la fraternitĂ©. Une sociĂ©tĂ© nouvelle poussait en un jour, ainsi que dans les songes, une ville immense, d'une splendeur de mirage, oĂÂč chaque citoyen vivait de sa tĂÂąche et prenait sa part des joies communes. Le vieux monde pourri Ă©tait tombĂ© en poudre, une humanitĂ© jeune, purgĂ©e de ses crimes, ne formait plus qu'un seul peuple de travailleurs, qui avait pour devise Ă chacun suivant son mĂ©rite, et Ă chaque mĂ©rite suivant ses oeuvres. Et, continuellement, ce rĂÂȘve s'Ă©largissait, s'embellissait, d'autant plus sĂ©ducteur, qu'il montait plus haut dans l'impossible. D'abord, la Maheude refusait d'entendre, prise d'une sourde Ă©pouvante. Non, non, c'Ă©tait trop beau, on ne devait pas s'embarquer dans ces idĂ©es, car elles rendaient la vie abominable ensuite, et l'on aurait tout massacrĂ© alors, pour ĂÂȘtre heureux. Quand elle voyait luire les yeux de Maheu, troublĂ©, conquis, elle s'inquiĂ©tait, elle criait, en interrompant Etienne - N'Ă©coute pas, mon homme! Tu vois bien qu'il nous fait des contes... Est-ce que les bourgeois consentiront jamais Ă travailler comme nous? Mais, peu Ă peu, le charme agissait aussi sur elle. Elle finissait par sourire, l'imagination Ă©veillĂ©e, entrant dans ce monde merveilleux de l'espoir. Il Ă©tait si doux d'oublier pendant une heure la rĂ©alitĂ© triste! Lorsqu'on vit comme des bĂÂȘtes, le nez Ă terre, il faut bien un coin de mensonge, oĂÂč l'on s'amuse Ă se rĂ©galer des choses qu'on ne possĂ©dera jamais. Et ce qui la passionnait, ce qui la mettait d'accord avec le jeune homme, c'Ă©tait l'idĂ©e de la justice. - Ca, vous avez raison! criait-elle. Moi, quand une affaire est juste, je me ferais hacher... Et, vrai! ce serait juste, de jouir Ă notre tour. Maheu, alors, osait s'enflammer. - Tonnerre de Dieu! je ne suis pas riche, mais je donnerais bien cent sous pour ne pas mourir avant d'avoir vu tout ça... Quel chambardement! Hein? sera-ce bientĂÂŽt, et comment s'y prendra-t-on? Etienne recommençait Ă parler. La vieille sociĂ©tĂ© craquait, ça ne pouvait durer au-delĂ de quelques mois, affirmait-il carrĂ©ment. Sur les moyens d'exĂ©cution, il se montrait plus vague, mĂÂȘlant ses lectures, ne craignant pas, devant des ignorants, de se lancer dans des explications oĂÂč il se perdait lui-mĂÂȘme. Tous les systĂšmes y passaient, adoucis d'une certitude de triomphe facile, d'un baiser universel qui terminerait le malentendu des classes; sans tenir compte pourtant des mauvaises tĂÂȘtes, parmi les patrons et les bourgeois, qu'on serait peut-ĂÂȘtre forcĂ© de mettre Ă la raison. Et les Maheu avaient l'air de comprendre, approuvaient, acceptaient les solutions miraculeuses, avec la foi aveugle des nouveaux croyants, pareils Ă ces chrĂ©tiens des premiers temps de l'Eglise, qui attendaient la venue d'une sociĂ©tĂ© parfaite, sur le fumier du monde antique. La petite Alzire accrochait des mots, s'imaginait le bonheur sous l'image d'une maison trĂšs chaude, oĂÂč les enfants jouaient et mangeaient tant qu'ils voulaient. Catherine, sans bouger, le menton toujours dans la main, restait les yeux fixĂ©s sur Etienne, et quand il se taisait, elle avait un lĂ©ger frisson, toute pĂÂąle, comme prise de froid. Mais la Maheude regardait le coucou. - Neuf heures passĂ©es, est-il permis! Jamais on ne se lĂšvera demain. Et les Maheu quittaient la table, le coeur mal Ă l'aise, dĂ©sespĂ©rĂ©s. Il leur semblait qu'ils venaient d'ĂÂȘtre riches, et qu'ils retombaient d'un coup dans leur crotte. Le pĂšre Bonnemort, qui partait pour la fosse, grognait que ces histoires-lĂ ne rendaient pas la soupe meilleure; tandis que les autres montaient Ă la file, en s'apercevant de l'humiditĂ© des murs et de l'Ă©touffement empestĂ© de l'air. En haut, dans le sommeil lourd du coron, Etienne, lorsque Catherine s'Ă©tait mise au lit la derniĂšre et avait soufflĂ© la chandelle, l'entendait se retourner fiĂ©vreusement, avant de s'endormir. Souvent, Ă ces causeries, des voisins se pressaient, Levaque qui s'exaltait aux idĂ©es de partage, Pierron que la prudence faisait aller se coucher, dĂšs qu'on s'attaquait Ă la Compagnie. De loin en loin, Zacharie entrait un instant; mais la politique l'assommait, il prĂ©fĂ©rait descendre Ă l'Avantage, pour boire une chope. Quant Ă Chaval, il renchĂ©rissait, voulait du sang. Presque tous les soirs, il passait une heure chez les Maheu; et, dans cette assiduitĂ©, il y avait une jalousie inavouĂ©e, la peur qu'on ne lui volĂÂąt Catherine. Cette fille, dont il se lassait dĂ©jĂ , lui Ă©tait devenue chĂšre, depuis qu'un homme couchait prĂšs d'elle et pouvait la prendre, la nuit. L'influence d'Etienne s'Ă©largissait, il rĂ©volutionnait peu Ă peu le coron. C'Ă©tait une propagande sourde, d'autant plus sĂ»re, qu'il grandissait dans l'estime de tous. La Maheude, malgrĂ© sa dĂ©fiance de mĂ©nagĂšre prudente, le traitait avec considĂ©ration, en jeune homme qui la payait exactement, qui ne buvait ni ne jouait, le nez toujours dans un livre; et elle lui faisait, chez les voisines, une rĂ©putation de garçon instruit, dont celles-ci abusaient, en le priant d'Ă©crire leurs lettres. Il Ă©tait une sorte d'homme d'affaires, chargĂ© des correspondances, consultĂ© par les mĂ©nages sur les cas dĂ©licats. Aussi, dĂšs le mois de septembre, avait-il créé enfin sa fameuse caisse de prĂ©voyance, trĂšs prĂ©caire encore, ne comptant que les habitants du coron; mais il espĂ©rait bien obtenir l'adhĂ©sion des charbonniers de toutes les fosses, surtout si la Compagnie, restĂ©e passive, ne le gĂÂȘnait pas davantage. On venait de le nommer secrĂ©taire de l'association, et il touchait mĂÂȘme de petits appointements, pour ses Ă©critures. Cela le rendait presque riche. Si un mineur mariĂ© n'arrive pas Ă joindre les deux bouts, un garçon sobre, n'ayant aucune charge, peut rĂ©aliser des Ă©conomies. DĂšs lors, il s'opĂ©ra chez Etienne une transformation lente. Des instincts de coquetterie et de bien-ĂÂȘtre, endormis dans sa pauvretĂ©, se rĂ©vĂ©lĂšrent, lui firent acheter des vĂÂȘtements de drap. Il se paya une paire de bottes fines, et du coup il passa chef, tout le coron se groupa autour de lui. Ce furent des satisfactions d'amour-propre dĂ©licieuses, il se grisa de ces premiĂšres jouissances de la popularitĂ© ĂÂȘtre Ă la tĂÂȘte des autres, commander, lui si jeune et qui la veille encore Ă©tait un manoeuvre, l'emplissait d'orgueil, agrandissait son rĂÂȘve d'une rĂ©volution prochaine, oĂÂč il jouerait un rĂÂŽle. Son visage changea, il devint grave, il s'Ă©couta parler; tandis que son ambition naissante enfiĂ©vrait ses thĂ©ories et le poussait aux idĂ©es de bataille. Cependant, l'automne s'avançait, les froids d'octobre avaient rouillĂ© les petits jardins du coron. DerriĂšre les lilas maigres, les galibots ne culbutaient plus les herscheuses sur le carin; et il ne restait que les lĂ©gumes d'hiver, les choux perlĂ©s de gelĂ©e blanche, les poireaux et les salades de conserve. De nouveau, les averses battaient les tuiles rouges, coulaient dans les tonneaux, sous les gouttiĂšres, avec des bruits de torrent. Dans chaque maison, le feu ne refroidissait pas, chargĂ© de houille, empoisonnant la salle close. C'Ă©tait encore une saison de grande misĂšre qui commençait. En octobre, par une de ces premiĂšres nuits glaciales, Etienne, fiĂ©vreux d'avoir parlĂ©, en bas, ne put s'endormir. Il avait regardĂ© Catherine se glisser sous la couverture, puis souffler la chandelle. Elle paraissait toute secouĂ©e, elle aussi, tourmentĂ©e d'une de ces pudeurs qui la faisaient encore se hĂÂąter parfois, si maladroitement, qu'elle se dĂ©couvrait davantage. Dans l'obscuritĂ©, elle restait comme morte; mais il entendait qu'elle ne dormait pas non plus; et, il le sentait, elle songeait Ă lui, ainsi qu'il songeait Ă elle jamais ce muet Ă©change de leur ĂÂȘtre ne les avait emplis d'un tel trouble. Des minutes s'Ă©coulĂšrent, ni lui ni elle ne remuait, leur souffle s'embarrassait seulement, malgrĂ© leur effort pour le retenir. A deux reprises, il fut sur le point de se lever et de la prendre. C'Ă©tait imbĂ©cile, d'avoir un si gros dĂ©sir l'un de l'autre, sans jamais se contenter. Pourquoi donc bouder ainsi contre leur envie? Les enfants dormaient, elle voulait bien tout de suite, il Ă©tait certain qu'elle l'attendait en Ă©touffant, qu'elle refermerait les bras sur lui, muette, les dents serrĂ©es. PrĂšs d'une heure se passa. Il n'alla pas la prendre, elle ne se retourna pas, de peur de l'appeler. Plus ils vivaient cĂÂŽte Ă cĂÂŽte, et plus une barriĂšre s'Ă©levait, des hontes, des rĂ©pugnances, des dĂ©licatesses d'amitiĂ©, qu'ils n'auraient pu expliquer eux-mĂÂȘmes. III, IV - Ecoute, dit la Maheude Ă son homme, puisque tu vas Ă Montsou pour la paie, rapporte-moi donc une livre de cafĂ© et un kilo de sucre. Il recousait un de ses souliers, afin d'Ă©pargner le raccommodage. - Bon! murmura-t-il, sans lĂÂącher sa besogne. - Je te chargerais bien de passer aussi chez le boucher... Un morceau de veau, hein? il y a si longtemps qu'on n'en a pas vu. Cette fois, il leva la tĂÂȘte. - Tu crois donc que j'ai Ă toucher des mille et des cents.... La quinzaine est trop maigre, avec leur sacrĂ©e idĂ©e d'arrĂÂȘter constamment le travail. Tous deux se turent. C'Ă©tait aprĂšs le dĂ©jeuner, un samedi de la fin d'octobre. La Compagnie, sous le prĂ©texte du dĂ©rangement causĂ© par la paie, avait encore, ce jour-lĂ , suspendu l'extraction, dans toutes ses fosses. Saisie de panique devant la crise industrielle qui s'aggravait, ne voulant pas augmenter son stock dĂ©jĂ lourd, elle profitait des moindres prĂ©textes pour forcer ses dix mille ouvriers au chĂÂŽmage. - Tu sais qu'Etienne t'attend chez Rasseneur, reprit la Maheude. EmmĂšne-le, il sera plus malin que toi pour se dĂ©brouiller, si l'on ne vous comptait pas vos heures. Maheu approuva de la tĂÂȘte. - Et cause donc Ă ces messieurs de l'affaire de ton pĂšre. Le mĂ©decin s'entend avec la Direction... N'est-ce pas? vieux, que le mĂ©decin se trompe, que vous pouvez encore travailler? Depuis dix jours, le pĂšre Bonnemort, les pattes engourdies comme il disait, restait clouĂ© sur une chaise. Elle dut rĂ©pĂ©ter sa question, et il grogna - Bien sĂ»r que je travaillerai. On n'est pas fini parce qu'on a mal aux jambes. Tout ça, c'est des histoires qu'ils inventent pour ne pas me donner la pension de cent quatre-vingts francs. La Maheude songeait aux quarante sous du vieux, qu'il ne lui rapporterait peut-ĂÂȘtre jamais plus, et elle eut un cri d'angoisse. - Mon Dieu! nous serons bientĂÂŽt tous morts, si ça continue. - Quand on est mort, dit Maheu, on n'a plus faim. Il ajouta des clous Ă ses souliers et se dĂ©cida Ă partir. Le coron des Deux-Cent-Quarante ne devait ĂÂȘtre payĂ© que vers quatre heures. Aussi les hommes ne se pressaient-ils pas, s'attardant, filant un Ă un, poursuivis par les femmes qui les suppliaient de revenir tout de suite. Beaucoup leur donnaient des commissions, pour les empĂÂȘcher de s'oublier dans les estaminets. Chez Rasseneur, Etienne Ă©tait venu aux nouvelles. Des bruits inquiĂ©tants couraient, on disait la Compagnie de plus en plus mĂ©contente des boisages. Elle accablait les ouvriers d'amendes, un conflit paraissait fatal. Du reste, ce n'Ă©tait lĂ que la querelle avouĂ©e, il y avait dessous toute une complication, des causes secrĂštes et graves. Justement, lorsque Etienne arriva, un camarade qui buvait une chope, au retour de Montsou, racontait qu'une affiche Ă©tait collĂ©e chez le caissier; mais il ne savait pas bien ce qu'on lisait sur cette affiche. Un second entra, puis un troisiĂšme; et chacun apportait une histoire diffĂ©rente. Il semblait certain, cependant, que la Compagnie avait pris une rĂ©solution. - Qu'est-ce que tu en dis, toi? demanda Etienne, en s'asseyant prĂšs de Souvarine, Ă une table, oĂÂč, pour unique consommation, se trouvait un paquet de tabac. Le machineur ne se pressa point, acheva de rouler une cigarette. - Je dis que c'Ă©tait facile Ă prĂ©voir. Ils vont vous pousser Ă bout. Lui seul avait l'intelligence assez dĂ©liĂ©e pour analyser la situation. Il l'expliquait de son air tranquille. La Compagnie, atteinte par la crise, Ă©tait bien forcĂ©e de rĂ©duire ses frais, si elle ne voulait pas succomber; et, naturellement, ce seraient les ouvriers qui devraient se serrer le ventre, elle rognerait leurs salaires, en inventant un prĂ©texte quelconque. Depuis deux mois, la houille restait sur le carreau de ses fosses, presque toutes les usines chĂÂŽmaient. Comme elle n'osait chĂÂŽmer aussi, effrayĂ©e devant l'inaction ruineuse du matĂ©riel, elle rĂÂȘvait un moyen terme, peut-ĂÂȘtre une grĂšve, d'oĂÂč son peuple de mineurs sortirait domptĂ© et moins payĂ©. Enfin, la nouvelle caisse de prĂ©voyance l'inquiĂ©tait, devenait une menace pour l'avenir, tandis qu'une grĂšve l'en dĂ©barrasserait, en la vidant, lorsqu'elle Ă©tait peu garnie encore. Rasseneur s'Ă©tait assis prĂšs d'Etienne, et tous deux Ă©coutaient d'un air consternĂ©. On pouvait causer Ă voix haute, il n'y avait plus lĂ que Mme Rasseneur, assise au comptoir. - Quelle idĂ©e! murmura le cabaretier. Pourquoi tout ça? La Compagnie n'a aucun intĂ©rĂÂȘt Ă une grĂšve, et les ouvriers non plus. Le mieux est de s'entendre. C'Ă©tait fort sage. Il se montrait toujours pour les revendications raisonnables. MĂÂȘme, depuis la rapide popularitĂ© de son ancien locataire, il outrait ce systĂšme du progrĂšs possible, disant qu'on n'obtenait rien, lorsqu'on voulait tout avoir d'un coup. Dans sa bonhomie d'homme gras, nourri de biĂšre, montait une jalousie secrĂšte, aggravĂ©e par la dĂ©sertion de son dĂ©bit, oĂÂč les ouvriers du Voreux entraient moins boire et l'Ă©couter; et il en arrivait ainsi parfois Ă dĂ©fendre la Compagnie, oubliant sa rancune d'ancien mineur congĂ©diĂ©. - Alors, tu es contre la grĂšve? cria Mme Rasseneur, sans quitter le comptoir. Et, comme il rĂ©pondait oui, Ă©nergiquement, elle le fit taire. - Tiens! tu n'as pas de coeur, laisse parler ces messieurs! Etienne songeait, les yeux sur la chope qu'elle lui avait servie. Enfin, il leva la tĂÂȘte. - C'est bien possible, tout ce que le camarade raconte, et il faudra nous y rĂ©soudre, Ă cette grĂšve, si l'on nous y force... Pluchart, justement, m'a Ă©crit lĂ -dessus des choses trĂšs justes. Lui aussi est contre la grĂšve, car l'ouvrier en souffre autant que le patron, sans arriver Ă rien de dĂ©cisif. Seulement, il voit lĂ une occasion excellente pour dĂ©terminer nos hommes Ă entrer dans sa grande machine... D'ailleurs, voici sa lettre. En effet, Pluchart, dĂ©solĂ© des mĂ©fiances que l'Internationale rencontrait chez les mineurs de Montsou, espĂ©rait les voir adhĂ©rer en masse, si un conflit les obligeait Ă lutter contre la Compagnie. MalgrĂ© ses efforts, Etienne n'avait pu placer une seule carte de membre, donnant du reste le meilleur de son influence Ă sa caisse de secours, beaucoup mieux accueillie. Mais cette caisse Ă©tait encore si pauvre, qu'elle devait ĂÂȘtre vite Ă©puisĂ©e, comme le disait Souvarine; et, fatalement, les grĂ©vistes se jetteraient alors dans l'Association des travailleurs, pour que leurs frĂšres de tous les pays leur vinssent en aide. - Combien avez-vous en caisse? demanda Rasseneur. - A peine trois mille francs, rĂ©pondit Etienne. Et vous savez que la Direction m'a fait appeler avant-hier Oh! ils sont trĂšs polis, ils m'ont rĂ©pĂ©tĂ© qu'ils n'empĂÂȘchaient pas leurs ouvriers de crĂ©er un fonds de rĂ©serve. Mais j'ai bien compris qu'ils en voulaient le contrĂÂŽle. De toute maniĂšre, nous aurons une bataille de ce cĂÂŽtĂ©-lĂ . Le cabaretier s'Ă©tait mis Ă marcher, en sifflant d'un air dĂ©daigneux. Trois mille francs! qu'est-ce que vous voulez qu'on fiche avec ça? Il n'y aurait pas six jours de pain, et si l'on comptait sur des Ă©trangers, des gens qui habitaient l'Angleterre, on pouvait tout de suite se coucher et avaler sa langue. Non, c'Ă©tait trop bĂÂȘte, cette grĂšve! Alors, pour la premiĂšre fois, des paroles aigres furent Ă©changĂ©es entre ces deux hommes, qui, d'ordinaire, finissaient par s'entendre, dans leur haine commune du capital. - Voyons, et toi, qu'en dis-tu? rĂ©pĂ©ta Etienne, en se tournant vers Souvarine. Celui-ci rĂ©pondit par son mot de mĂ©pris habituel. - Les grĂšves? des bĂÂȘtises! Puis, au milieu du silence fĂÂąchĂ© qui s'Ă©tait fait, il ajouta doucement - En somme, je ne dis pas non, si ça vous amuse ça ruine les uns, ça tue les autres, et c'est toujours autant de nettoyĂ©... Seulement, de ce train-lĂ , on mettrait bien mille ans pour renouveler le monde. Commencez donc par me faire sauter ce bagne oĂÂč vous crevez tous! De sa main fine, il dĂ©signait le Voreux, dont on apercevait les bĂÂątiments par la porte restĂ©e ouverte. Mais un drame imprĂ©vu l'interrompit Pologne, la grosse lapine familiĂšre, qui s'Ă©tait hasardĂ©e dehors, rentrait d'un bond, fuyant sous les pierres d'une bande de galibots; et, dans son effarement, les oreilles rabattues, la queue retroussĂ©e, elle vint se rĂ©fugier contre ses jambes, l'implorant, le grattant, pour qu'il la prĂt. Quand il l'eut couchĂ©e sur ses genoux, il l'abrita de ses deux mains, il tomba dans cette sorte de somnolence rĂÂȘveuse, oĂÂč le plongeait la caresse de ce poil doux et tiĂšde. Presque aussitĂÂŽt, Maheu entra. Il ne voulut rien boire, malgrĂ© l'insistance polie de Mme Rasseneur, qui vendait sa biĂšre comme si elle l'eĂ»t offerte. Etienne s'Ă©tait levĂ©, et tous deux partirent pour Montsou. Les jours de paie aux Chantiers de la Compagnie, Montsou semblait en fĂÂȘte, comme par les beaux dimanches de ducasse. De tous les corons arrivait une cohue de mineurs. Le bureau du caissier Ă©tant trĂšs petit, ils prĂ©fĂ©raient attendre Ă la porte, ils stationnaient par groupes sur le pavĂ©, barraient la route d'une queue de monde renouvelĂ©e sans cesse. Des camelots profitaient de l'occasion, s'installaient avec leurs bazars roulants, Ă©talaient jusqu'Ă de la faĂÂŻence et de la charcuterie. Mais c'Ă©taient surtout les estaminets et les dĂ©bits qui faisaient une bonne recette, car les mineurs, avant d'ĂÂȘtre payĂ©s, allaient prendre patience devant les comptoirs, puis y retournaient arroser leur paie, dĂšs qu'ils l'avaient en poche. Encore se montraient-ils trĂšs sages, lorsqu'ils ne l'achevaient pas au Volcan. A mesure que Maheu et Etienne avancĂšrent au milieu des groupes, ils sentirent, ce jour-lĂ , monter une exaspĂ©ration sourde. Ce n'Ă©tait pas l'ordinaire insouciance de l'argent touchĂ© et Ă©cornĂ© dans les cabarets. Des poings se serraient, des mots violents couraient de bouche en bouche. - C'est vrai, alors? demanda Maheu Ă Chaval, qu'il rencontra devant l'estaminet Piquette, ils ont fait la saletĂ©? Mais Chaval se contenta de rĂ©pondre par un grognement furieux, en jetant un regard oblique sur Etienne. Depuis le renouvellement du marchandage, il s'Ă©tait embauchĂ© avec d'autres, mordu peu Ă peu d'envie contre le camarade, ce dernier venu qui se posait en maĂtre, et dont tout le coron, disait-il, lĂ©chait les bottes. Cela se compliquait d'une querelle d'amoureux, il n'emmenait plus Catherine Ă RĂ©quillart ou derriĂšre le terri, sans l'accuser, en termes abominables, de coucher avec le logeur de sa mĂšre; puis, il la tuait de caresses, repris pour elle d'un sauvage dĂ©sir. Maheu lui adressa une autre question. - Est-ce que le Voreux passe? Et comme il tournait le dos, aprĂšs avoir dit oui, d'un signe de tĂÂȘte, les deux hommes se dĂ©cidĂšrent Ă entrer aux Chantiers. La caisse Ă©tait une petite piĂšce rectangulaire, sĂ©parĂ©e en deux par un grillage. Sur les bancs, le long des murs, cinq ou six mineurs attendaient; tandis que le caissier, aidĂ© d'un commis, en payait un autre, debout devant le guichet, sa casquette Ă la main. Au-dessus du banc de gauche, une affiche jaune se trouvait collĂ©e, toute fraĂche dans le gris enfumĂ© des plĂÂątres; et c'Ă©tait lĂ que, depuis le matin, dĂ©filaient continuellement des hommes. Ils entraient par deux ou par trois, restaient plantĂ©s, puis s'en allaient sans un mot, avec une secousse des Ă©paules, comme si on leur eĂ»t cassĂ© l'Ă©chine. Il y avait justement deux charbonniers devant l'affiche, un jeune Ă tĂÂȘte carrĂ©e de brute, un vieux trĂšs maigre, la face hĂ©bĂ©tĂ©e par l'ĂÂąge. Ni l'un ni l'autre ne savait lire, le jeune Ă©pelait en remuant les lĂšvres le vieux se contentait de regarder stupidement. Beaucoup entraient ainsi, pour voir, sans comprendre. - Lis-nous donc ça, dit Ă son compagnon Maheu, qui n'Ă©tait pas fort non plus sur la lecture. Alors, Etienne se mit Ă lire l'affiche. C'Ă©tait un avis de la Compagnie aux mineurs de toutes les fosses. Elle les avertissait que, devant le peu de soin apportĂ© au boisage, lasse d'infliger des amendes inutiles, elle avait pris la rĂ©solution d'appliquer un nouveau mode de paiement, pour l'abattage de la houille. DĂ©sormais, elle paierait le boisage Ă part, au mĂštre cube de bois descendu et employĂ©, en se basant sur la quantitĂ© nĂ©cessaire Ă un bon travail. Le prix de la berline de charbon abattu serait naturellement baissĂ©, dans une proportion de cinquante centimes Ă quarante, suivant d'ailleurs la nature et l'Ă©loignement des tailles. Et un calcul assez obscur tĂÂąchait d'Ă©tablir que cette diminution de dix centimes se trouverait exactement compensĂ©e par le prix du boisage. Du reste, la Compagnie ajoutait que, voulant laisser Ă chacun le temps de se convaincre des avantages prĂ©sentĂ©s par ce nouveau mode, elle comptait seulement l'appliquer Ă partir du lundi, 1er dĂ©cembre. - Si vous lisiez moins haut, lĂ -bas! cria le caissier. On ne s'entend plus. Etienne acheva sa lecture, sans tenir compte de l'observation. Sa voix tremblait, et quand il eut fini, tous continuĂšrent Ă regarder fixement l'affiche, Le vieux mineur et le jeune avaient l'air d'attendre encore; puis, ils partirent, les Ă©paules cassĂ©es. - Nom de Dieu! murmura Maheu. Lui et son compagnon s'Ă©taient assis. AbsorbĂ©s, la tĂÂȘte basse, tandis que le dĂ©filĂ© continuait en face du papier jaune, ils calculaient. Est-ce qu'on se fichait d'eux! jamais ils ne rattraperaient, avec le boisage, les dix centimes diminuĂ©s sur la berline. Au plus toucheraient-ils huit centimes, et c'Ă©tait deux centimes que leur volait la Compagnie, sans compter le temps qu'un travail soignĂ© leur prendrait. VoilĂ donc oĂÂč elle voulait en venir, Ă cette baisse de salaire dĂ©guisĂ©e! Elle rĂ©alisait des Ă©conomies dans la poche de ses mineurs. - Nom de Dieu de nom de Dieu! rĂ©pĂ©ta Maheu en relevant la tĂÂȘte. Nous sommes des jean-foutre, si nous acceptons ça! Mais le guichet se trouvait libre, il s'approcha pour ĂÂȘtre payĂ©. Les chefs de marchandage se prĂ©sentaient seuls Ă la caisse, puis rĂ©partissaient l'argent entre leurs hommes, ce qui gagnait du temps. - Maheu et consorts, dit le commis, veine FilonniĂšre, taille numĂ©ro sept. Il cherchait sur les listes, que l'on dressait en dĂ©pouillant les livrets, oĂÂč les porions, chaque jour et par chantier, relevaient le nombre des berlines extraites. Puis, il rĂ©pĂ©ta - Maheu et consorts, veine FilonniĂšre, taille numĂ©ro sept... Cent trente-cinq francs. Le caissier paya, - Pardon, Monsieur, balbutia le haveur saisi, ĂÂȘtes-vous sĂ»r de ne pas vous tromper? Il regardait ce peu d'argent, sans le ramasser, glacĂ© d'un petit frisson qui lui coulait au coeur. Certes, il s'attendait Ă une paie mauvaise, mais elle ne pouvait se rĂ©duire Ă si peu, ou il devait avoir mal comptĂ©. Lorsqu'il aurait remis leur part Ă Zacharie, Ă Etienne et Ă l'autre camarade qui remplaçait Chaval, il lui resterait au plus cinquante francs pour lui, son pĂšre, Catherine et Jeanlin. - Non, non je ne me trompe pas, reprit l'employĂ©. Il faut enlever deux dimanches et quatre jours de chĂÂŽmage donc, ça vous fait neuf jours de travail. Maheu suivait ce calcul, additionnait tout bas neuf jours donnaient Ă lui environ trente francs, dix-huit Ă Catherine, neuf Ă Jeanlin. Quant au pĂšre Bonnemort, il n'avait que trois journĂ©es. N'importe, en ajoutant les quatre-vingt-dix francs de Zacharie et des deux camarades, ça faisait sĂ»rement davantage. - Et n'oubliez pas les amendes, acheva le commis. Vingt francs d'amendes pour boisages dĂ©fectueux. Le haveur eut un geste dĂ©sespĂ©rĂ©. Vingt francs d'amendes, quatre journĂ©es de chĂÂŽmage! Alors, le compte y Ă©tait. Dire qu'il avait rapportĂ© jusqu'Ă des quinzaines de cent cinquante francs, lorsque le pĂšre Bonnemort travaillait et que Zacharie n'Ă©tait pas encore en mĂ©nage! - A la fin le prenez-vous? cria le caissier impatientĂ©. Vous voyez bien qu'un autre attend... Si vous n'en voulez pas, dites-le. Comme Maheu se dĂ©cidait Ă ramasser l'argent de sa grosse main tremblante, l'employĂ© le retint. - Attendez, j'ai lĂ votre nom. Toussaint Maheu, n'est-ce pas?... Monsieur le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral dĂ©sire vous parler. Entrez, il est seul. Etourdi, l'ouvrier se trouva dans un cabinet, meublĂ© de vieil acajou, tendu de reps vert dĂ©teint. Et il Ă©couta pendant cinq minutes le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral, un grand monsieur blĂÂȘme, qui lui parlait par-dessus les papiers de son bureau, sans se lever. Mais le bourdonnement de ses oreilles l'empĂÂȘchait d'entendre. Il comprit vaguement qu'il Ă©tait question de son pĂšre, dont la retraite allait ĂÂȘtre mise Ă l'Ă©tude, pour la pension de cent cinquante francs, cinquante ans d'ĂÂąge et quarante annĂ©es de service. Puis, il lui sembla que la voix du secrĂ©taire devenait plus dure. C'Ă©tait une rĂ©primande, on l'accusait de s'occuper de politique, une allusion fut faite Ă son logeur et Ă la caisse de prĂ©voyance; enfin, on lui conseillait de ne pas se compromettre dans ces folies, lui qui Ă©tait un des meilleurs ouvriers de la fosse. Il voulut protester, ne put prononcer que des mots sans suite, tordit sa casquette entre ses doigts fĂ©briles, et se retira, en bĂ©gayant - Certainement, monsieur le secrĂ©taire... J'assure Ă monsieur le secrĂ©taire... Dehors, quand il eut retrouvĂ© Etienne qui l'attendait, il Ă©clata. - Je suis un jean-foutre, j'aurais dĂ» rĂ©pondre!... Pas de quoi manger du pain, et des sottises encore! Oui, c'est contre toi qu'il en a, il m'a dit que le coron Ă©tait empoisonnĂ©... Et quoi faire? nom de Dieu! plier l'Ă©chine, dire merci. Il a raison, c'est le plus sage. Maheu se tut, travaillĂ© Ă la fois de colĂšre et de crainte. Etienne songeait d'un air sombre. De nouveau, ils traversĂšrent les groupes qui barraient la rue. L'exaspĂ©ration croissait, une exaspĂ©ration de peuple calme, un murmure grondant d'orage, sans violence de gestes, terrible au-dessus de cette masse lourde. Quelques tĂÂȘtes sachant compter avaient fait le calcul, et les deux centimes gagnĂ©s par la Compagnie sur les bois, circulaient, exaltaient les crĂÂąnes les plus durs. Mais c'Ă©tait surtout l'enragement de cette paie dĂ©sastreuse, la rĂ©volte de la faim, contre le chĂÂŽmage et les amendes. DĂ©jĂ on ne mangeait plus, qu'allait-on devenir, si l'on baissait encore les salaires? Dans les estaminets, on se fĂÂąchait tout haut, la colĂšre sĂ©chait tellement les gosiers, que le peu d'argent touchĂ© restait sur les comptoirs. De Montsou au coron, Etienne et Maheu n'Ă©changĂšrent pas une parole. Lorsque ce dernier entra, la Maheude, qui Ă©tait seule avec les enfants, remarqua tout de suite qu'il avait les mains vides. - Eh bien, tu es gentil! dit-elle. Et mon cafĂ©, et mon sucre, et la viande? Un morceau de veau ne t'aurait pas ruinĂ©. Il ne rĂ©pondait point, Ă©tranglĂ© d'une Ă©motion qu'il renfonçait. Puis, dans ce visage Ă©pais d'homme durci aux travaux des mines, il y eut un gonflement de dĂ©sespoir, et de grosses larmes crevĂšrent des yeux, tombĂšrent en pluie chaude. Il s'Ă©tait abattu sur une chaise, il pleurait comme un enfant, en jetant les cinquante francs sur la table. - Tiens! bĂ©gaya-t-il, voilĂ ce que je te rapporte... C'est notre travail Ă tous. La Maheude regarda Etienne, le vit muet et accablĂ©. Alors, elle pleura aussi. Comment vivre neuf personnes, avec cinquante francs pour quinze jours? Son aĂnĂ© les avait quittĂ©s, le vieux ne pouvait plus remuer les jambes c'Ă©tait la mort bientĂÂŽt. Alzire se jeta au cou de sa mĂšre, bouleversĂ©e de l'entendre pleurer. Estelle hurlait, LĂ©nore et Henri sanglotaient. Et, du coron entier, monta bientĂÂŽt le mĂÂȘme cri de misĂšre. Les hommes Ă©taient rentrĂ©s, chaque mĂ©nage se lamentait devant le dĂ©sastre de cette paie mauvaise. Des portes se rouvrirent, des femmes parurent, criant au-dehors comme si leurs plaintes n'eussent pu tenir sous les plafonds des maisons closes. Une pluie fine tombait, mais elles ne la sentaient pas, elles s'appelaient sur les trottoirs, elles se montraient, dans le creux de leur main, l'argent touchĂ©. - Regardez! ils lui ont donnĂ© ça, n'est-ce pas se foutre du monde? - Moi, voyez! je n'ai seulement pas de quoi payer le pain de la quinzaine. - Et moi donc! comptez un peu, il me faudra encore vendre mes chemises. La Maheude Ă©tait sortie comme les autres. Un groupe se forma autour de la Levaque, qui criait le plus fort; car son soĂ»lard de mari n'avait pas mĂÂȘme reparu, elle devinait que, grosse ou petite, la paie allait se fondre au Volcan. PhilomĂšne guettait Maheu, pour que Zacharie n'entamĂÂąt point la monnaie. Et il n'y avait que la Pierronne qui semblĂÂąt assez calme, ce cafard de Pierron s'arrangeant toujours, on ne savait comment, de maniĂšre Ă avoir, sur le livret du porion, plus d'heures que les camarades. Mais la BrĂ»lĂ© trouvait ca lĂÂąche de la part de son gendre, elle Ă©tait avec celles qui s'emportaient, maigre et droite au milieu du groupe, le poing tendu vers Montsou. - Dire, cria-t-elle sans nommer les Hennebeau, que j'ai vu, ce matin, leur bonne passer en calĂšche!... Oui, la cuisiniĂšre dans la calĂšche Ă deux chevaux, allant Ă Marchiennes pour avoir du poisson, bien sĂ»r! Une clameur monta, les violences recommencĂšrent. Cette bonne en tablier blanc, menĂ©e au marchĂ© de la ville voisine dans la voiture des maĂtres, soulevait une indignation. Lorsque les ouvriers crevaient de faim, il leur fallait donc du poisson quand mĂÂȘme? Ils n'en mangeraient peut-ĂÂȘtre pas toujours, du poisson le tour du pauvre monde viendrait. Et les idĂ©es semĂ©es par Etienne poussaient, s'Ă©largissaient dans ce cri de rĂ©volte. C'Ă©tait l'impatience devant l'ĂÂąge d'or promis, la hĂÂąte d'avoir sa part du bonheur, au-delĂ de cet horizon de misĂšre, fermĂ© comme une tombe. L'injustice devenait trop grande, ils finiraient par exiger leur droit, puisqu'on leur retirait le pain de la bouche. Les femmes surtout auraient voulu entrer d'assaut, tout de suite, dans cette citĂ© idĂ©ale du progrĂšs, oĂÂč il n'y aurait plus de misĂ©rables. Il faisait presque nuit, et la pluie redoublait, qu'elles emplissaient encore le coron de leurs larmes, au milieu de la dĂ©bandade glapissante des enfants. Le soir, Ă l'Avantage, la grĂšve fut dĂ©cidĂ©e. Rasseneur ne la combattait plus, et Souvarine l'acceptait comme un premier pas. D'un mot, Etienne rĂ©suma la situation si elle voulait dĂ©cidĂ©ment la grĂšve, la Compagnie aurait la grĂšve. III, V Une semaine se passa, le travail continuait, soupçonneux et morne, dans l'attente du conflit. Chez les Maheu, la quinzaine s'annonçait comme devant ĂÂȘtre plus maigre encore. Aussi la Maheude s'aigrissait-elle, malgrĂ© sa modĂ©ration et son bon sens. Est-ce que sa fille Catherine ne s'Ă©tait pas avisĂ©e de dĂ©coucher une nuit? Le lendemain matin, elle Ă©tait rentrĂ©e si lasse, si malade de cette aventure, qu'elle n'avait pu se rendre Ă la fosse; et elle pleurait, elle racontait qu'il n'y avait point de sa faute, car c'Ă©tait Chaval qui l'avait gardĂ©e, menaçant de la battre, si elle se sauvait. Il devenait fou de jalousie, il voulait l'empĂÂȘcher de retourner dans le lit d'Etienne, oĂÂč il savait bien, disait-il, que la famille la faisait coucher. Furieuse, la Maheude, aprĂšs avoir dĂ©fendu Ă sa fille de revoir une pareille brute, parlait d'aller le gifler Ă Montsou. Mais ce n'en Ă©tait pas moins une journĂ©e perdue, et la petite, maintenant qu'elle avait ce galant, aimait encore mieux ne pas en changer. Deux jours aprĂšs, il y eut une autre histoire. Le lundi et le mardi, Jeanlin que l'on croyait au Voreux, tranquillement Ă la besogne, s'Ă©chappa, tira une bordĂ©e dans les marais et dans la forĂÂȘt de Vandame, avec BĂ©bert et Lydie. Il les avait dĂ©bauchĂ©s, jamais on ne sut Ă quelles rapines, Ă quels jeux d'enfants prĂ©coces ils s'Ă©taient livrĂ©s tous les trois. Lui, reçut une forte correction, une fessĂ©e que sa mĂšre lui appliqua dehors, sur le trottoir, devant la marmaille du coron terrifiĂ©e. Avait-on jamais vu ca? des enfants Ă elle, qui coĂ»taient depuis leur naissance, qui devaient rapporter maintenant! Et, dans ce cri, il y avait le souvenir de sa dure jeunesse, la misĂšre hĂ©rĂ©ditaire faisant de chaque petit de la portĂ©e un gagne-pain pour plus tard. Ce matin-lĂ , lorsque les hommes et la fille partirent Ă la fosse, la Maheude se souleva de son lit pour dire Ă Jeanlin - Tu sais, si tu recommences, mĂ©chant bougre, je t'enlĂšve la peau du derriĂšre! Au nouveau chantier de Maheu, le travail Ă©tait pĂ©nible. Cette partie de la veine FilonniĂšre s'amincissait, Ă ce point que les haveurs, Ă©crasĂ©s entre le mur et le toit, s'Ă©corchaient les coudes, dans l'abattage. En outre, elle devenait trĂšs humide, on redoutait d'heure en heure un coup d'eau, un de ces brusques torrents qui crĂšvent les roches et emportent les hommes. La veille, Etienne, comme il enfonçait violemment sa rivelaine et la retirait, avait reçu au visage le jet d'une source; mais ce n'Ă©tait qu'une alerte, la taille en Ă©tait restĂ©e simplement plus mouillĂ©e et plus malsaine. D'ailleurs, il ne songeait guĂšre aux accidents possibles, il s'oubliait lĂ maintenant avec les camarades, insoucieux du pĂ©ril. On vivait dans le grisou, sans mĂÂȘme en sentir la pesanteur sur les paupiĂšres, l'envoilement de toile d'araignĂ©e qu'il laissait aux cils. Parfois quand la flamme des lampes pĂÂąlissait et bleuissait davantage, on songeait Ă lui, un mineur mettait la tĂÂȘte contre la veine, pour Ă©couter le petit bruit du gaz, un bruit de bulles d'air bouillonnant Ă chaque fente. Mais la menace continuelle Ă©taient les Ă©boulements car, outre l'insuffisance des boisages, toujours bĂÂąclĂ©s trop vite, les terres ne tenaient pas, dĂ©trempĂ©es par les eaux. Trois fois dans la journĂ©e, Maheu avait dĂ» faire consolider les bois. Il Ă©tait deux heures et demie, les hommes allaient remonter. CouchĂ© sur le flan, Etienne achevait le havage d'un bloc, lorsqu'un lointain grondement Ă©branla toute la mine. - Qu'est-ce donc? cria-t-il, en lĂÂąchant sa rivelaine pour Ă©couter. Il avait cru que la galerie s'effondrait derriĂšre son dos. Mais dĂ©jĂ Maheu se laissait glisser sur la pente de la taille, en disant - C'est un Ă©boulement... Vite! vite! Tous dĂ©gringolĂšrent, se prĂ©cipitĂšrent, emportĂ©s par un Ă©lan de fraternitĂ© inquiĂšte. Les lampes dansaient Ă leurs poings, dans le silence de mort qui s'Ă©tait fait; ils couraient Ă la file le long des voies, l'Ă©chine pliĂ©e, comme s'ils eussent galopĂ© Ă quatre pattes; et, sans ralentir ce galop, ils s'interrogeaient, jetaient des rĂ©ponses brĂšves oĂÂč donc? dans les tailles peut-ĂÂȘtre? non, ça venait du bas! au roulage plutĂÂŽt! Lorsqu'ils arrivĂšrent Ă la cheminĂ©e, ils s'y engouffrĂšrent, ils tombĂšrent les uns sur les autres, sans se soucier des meurtrissures. Jeanlin, la peau rouge encore de la fessĂ©e de la veille, ne s'Ă©tait pas Ă©chappĂ© de la fosse, ce jour-lĂ . Il trottait pieds nus derriĂšre son train, refermait une Ă une les portes d'aĂ©rage; et, parfois, quand il ne redoutait pas la rencontre d'un porion, il montait sur la derniĂšre berline, ce qu'on lui dĂ©tendait, de peur qu'il ne s'y endormĂt. Mais sa grosse distraction Ă©tait, chaque fois que le train se garait pour en laisser passer un autre, d'aller retrouver en tĂÂȘte BĂ©bert qui tenait les guides. Il arrivait sournoisement, sans sa lampe, pinçait le camarade au sang, inventait des farces de mauvais singe, avec ses cheveux jaunes, ses grandes oreilles, son museau maigre, Ă©clairĂ© de petits yeux verts, luisants dans l'obscuritĂ©. D'une prĂ©cocitĂ© maladive, il semblait avoir l'intelligence obscure et la vive adresse d'un avorton humain, qui retournait Ă l'animalitĂ© d'origine. L'aprĂšs-midi, Mouque amena aux galibots Bataille, dont c'Ă©tait le tour de corvĂ©e; et, comme le cheval soufflait dans un garage, Jeanlin, qui s'Ă©tait glissĂ© jusqu'Ă BĂ©bert, lui demanda - Qu'est-ce qu'il a, ce vieux rossard, Ă s'arrĂÂȘter court?... Il me fera casser les jambes. BĂ©bert ne put rĂ©pondre, il dut retenir Bataille, qui s'Ă©gayait Ă l'approche de l'autre train. Le cheval avait reconnu de loin, au flair, son camarade Trompette, pour lequel il s'Ă©tait pris d'une grande tendresse, depuis le jour oĂÂč il l'avait vu dĂ©barquer dans la fosse. On aurait dit la pitiĂ© affectueuse d'un vieux philosophe, dĂ©sireux de soulager un jeune ami, en lui donnant sa rĂ©signation et sa patience; car Trompette ne s'acclimatait pas, tirait ses berlines sans goĂ»t, restait la tĂÂȘte basse, aveuglĂ© de nuit, avec le constant regret du soleil. Aussi, chaque fois que Bataille le rencontrait, allongeait-il la tĂÂȘte, s'Ă©brouant, le mouillant d'une caresse d'encouragement. - Nom de Dieu! jura BĂ©bert, les voilĂ encore qui se sucent la peau! Puis, lorsque Trompette fut passĂ©, il rĂ©pondit au sujet de Bataille - Va, il a du vice, le vieux!... Quand il s'arrĂÂȘte comme ça, c'est qu'il devine un embĂÂȘtement, une pierre ou un trou; et il se soigne, il ne veut rien se casser... Aujourd'hui? je ne sais ce qu'il peut avoir, lĂ -bas, aprĂšs la porte. Il la pousse et reste plantĂ© sur les pieds... Est-ce que tu as senti quelque chose? - Non, dit Jeanlin. Il y a de l'eau, j'en ai jusqu'aux genoux. Le train repartit. Et, au voyage suivant, lorsqu'il eut ouvert la porte d'aĂ©rage d'un coup de tĂÂȘte, Bataille de nouveau refusa d'avancer, hennissant, tremblant. Enfin, il se dĂ©cida, fila d'un trait. Jeanlin, qui refermait la porte, Ă©tait restĂ© en arriĂšre. Il se baissa, regarda la mare oĂÂč il pataugeait; puis, Ă©levant sa lampe, il s'aperçut que les bois avaient flĂ©chi, sous le suintement continu d'une source. Justement, un haveur, un nommĂ© Berloque dit Chicot, arrivait de sa taille, pressĂ© de revoir sa femme, qui Ă©tait en couches. Lui aussi s'arrĂÂȘta, examina le boisage. Et, tout d'un coup, comme le petit allait s'Ă©lancer pour rejoindre son train, un craquement formidable s'Ă©tait fait entendre, l'Ă©boulement avait englouti l'homme et l'enfant. Il y eut un grand silence. PoussĂ©e par le vent de la chute, une poussiĂšre Ă©paisse montait dans les voies. Et, aveuglĂ©s, Ă©touffĂ©s, les mineurs descendaient de toutes parts, des chantiers les plus lointains, avec leurs lampes dansantes, qui Ă©clairaient mal ce galop d'hommes noirs, au fond de ces trous de taupe. Lorsque les premiers butĂšrent contre l'Ă©boulement, ils criĂšrent, appelĂšrent les camarades. Une seconde bande, venue par la taille du fond, se trouvait de l'autre cĂÂŽtĂ© des terres, dont la masse bouchait la galerie. Tout de suite, on constata que le toit s'Ă©tait effondrĂ© sur une dizaine de mĂštres au plus. Le dommage n'avait rien de grave. Mais les coeurs se serrĂšrent, lorsqu'un rĂÂąle de mort sortit des dĂ©combres. BĂ©bert, lĂÂąchant son train, accourait en rĂ©pĂ©tant - Jeanlin est dessous! Jeanlin est dessous! Maheu, Ă ce moment mĂÂȘme, dĂ©boulait de la cheminĂ©e, avec Zacharie et Etienne. Il fut pris d'une fureur de dĂ©sespoir, il ne lĂÂącha que des jurons. - Nom de Dieu! nom de Dieu! nom de Dieu! Catherine, Lydie, la Mouquette, qui avaient galopĂ© aussi, se mirent Ă sangloter, Ă hurler d'Ă©pouvante, au milieu de l'effrayant dĂ©sordre, que les tĂ©nĂšbres augmentaient. On voulait les faire taire, elles s'affolaient, hurlaient plus fort, Ă chaque rĂÂąle. Le porion Richomme Ă©tait arrivĂ© au pas de course, dĂ©solĂ© que ni l'ingĂ©nieur NĂ©grel, ni Dansaert ne fussent Ă la fosse. L'oreille collĂ©e contre les roches, il Ă©coutait; et il finit par dire que ces plaintes n'Ă©taient pas des plaintes d'enfant. Un homme se trouvait lĂ , pour sĂ»r. A vingt reprises dĂ©jĂ , Maheu avait appelĂ© Jeanlin. Pas une haleine ne soufflait. Le petit devait ĂÂȘtre broyĂ©. Et toujours le rĂÂąle continuait, monotone. On parlait Ă l'agonisant, on lui demandait son nom. Le rĂÂąle seul rĂ©pondait. - DĂ©pĂÂȘchons! rĂ©pĂ©tait Richomme, qui avait dĂ©jĂ organisĂ© le sauvetage. On causera ensuite. Des deux cĂÂŽtĂ©s, les mineurs attaquaient l'Ă©boulement, avec la pioche et la pelle. Chaval travaillait sans une parole, Ă cĂÂŽtĂ© de Maheu et d'Etienne; tandis que Zacharie dirigeait le transport des terres. L'heure de la sortie Ă©tait venue, aucun n'avait mangĂ©; mais on ne s'en allait pas pour la soupe, tant que des camarades se trouvaient en pĂ©ril. Cependant, on songea que le coron s'inquiĂ©terait, s'il ne voyait rentrer personne, et l'on proposa d'y renvoyer les femmes. Ni Catherine, ni la Mouquette, ni mĂÂȘme Lydie, ne voulurent s'Ă©loigner, clouĂ©es par le besoin de savoir, aidant aux dĂ©blais. Alors Levaque accepta la commission d'annoncer lĂ -haut l'Ă©boulement, un simple dommage qu'on rĂ©parait. Il Ă©tait prĂšs de quatre heures, les ouvriers en moins d'une heure avaient fait la besogne d'un jour dĂ©jĂ la moitiĂ© des terres aurait dĂ» ĂÂȘtre enlevĂ©e, si de nouvelles roches n'avaient glissĂ© du toit. Maheu s'obstinait avec une telle rage, qu'il refusait d'un geste terrible, quand un autre s'approchait pour le relayer un instant. - Doucement! dit enfin Richomme. Nous arrivons. Il ne faut pas les achever. En effet, le rĂÂąle devenait de plus en plus distinct. C'Ă©tait ce rĂÂąle continu qui guidait les travailleurs; et, maintenant, il semblait souffler sous les pioches mĂÂȘmes. Brusquement, il cessa. Tous, silencieux, se regardĂšrent, frissonnants d'avoir senti passer le froid de la mort, dans les tĂ©nĂšbres. Ils piochaient, trempĂ©s de sueur, les muscles tendus Ă se rompre. Un pied fut rencontrĂ©, on enleva dĂšs lors les terres avec les mains, on dĂ©gagea les membres un Ă un. La tĂÂȘte n'avait pas souffert. Des lampes l'Ă©clairaient, et le nom de Chicot circula. Il Ă©tait tout chaud, la colonne vertĂ©brale cassĂ©e par une roche. - Enveloppez-le dans une couverture, et mettez-le sur une berline, commanda le porion. Au mioche maintenant, dĂ©pĂÂȘchons! Maheu donna un dernier coup, et une ouverture se fit, on communiqua avec les hommes qui dĂ©blayaient l'Ă©boulement, de l'autre cĂÂŽtĂ©. Ils criĂšrent, ils venaient de trouver Jeanlin Ă©vanoui, les deux jambes brisĂ©es, respirant encore. Ce fut le pĂšre qui apporta le petit dans ses bras; et, les mĂÂąchoires serrĂ©es, il ne lĂÂąchait toujours que des nom de Dieu! pour dire sa douleur; tandis que Catherine et les autres femmes s'Ă©taient remises Ă hurler. On forma vivement le cortĂšge. BĂ©bert avait ramenĂ© Bataille, qu'on attela aux deux berlines dans la premiĂšre, gisait le cadavre de Chicot, maintenu par Etienne; dans la seconde, Maheu s'Ă©tait assis, portant sur les genoux Jeanlin sans connaissance, couvert d'un lambeau de laine, arrachĂ© Ă une porte d'aĂ©rage. Et l'on partit, au pas. Sur chaque berline, une lampe mettait une Ă©toile rouge. Puis, derriĂšre, suivait la queue des mineurs, une cinquantaine d'ombres Ă la file. Maintenant, la fatigue les Ă©crasait, ils traĂnaient les pieds, glissaient dans la boue, avec le deuil morne d'un troupeau frappĂ© d'Ă©pidĂ©mie. Il fallut prĂšs d'une demi-heure pour arriver Ă l'accrochage. Ce convoi sous la terre, au milieu des Ă©paisses tĂ©nĂšbres, n'en finissait plus, le long des galeries qui bifurquaient, tournaient, se dĂ©roulaient. A l'accrochage, Richomme, venu en avant, avait donnĂ© l'ordre qu'une cage vide fĂ»t rĂ©servĂ©e. Pierron emballa tout de suite les deux berlines. Dans l'une, Maheu resta avec son petit blessĂ© sur les genoux, pendant que, dans l'autre, Etienne devait garder, entre ses bras, le cadavre de Chicot, pour qu'il pĂ»t tenir. Lorsque les ouvriers se furent entassĂ©s aux autres Ă©tages, la cage monta. On mit deux minutes. La pluie du cuvelage tombait trĂšs froide, les hommes regardaient en l'air impatients de revoir le jour. Heureusement, un galibot, envoyĂ© chez le docteur Vanderhaghen, l'avait trouvĂ© et le ramenait. Jeanlin et le mort furent portĂ©s dans la chambre des porions, oĂÂč, d'un bout de l'annĂ©e Ă l'autre, brĂ»lait un grand feu. On rangea les seaux d'eau chaude, tout prĂÂȘts pour le lavage des pieds; et, aprĂšs avoir Ă©talĂ© deux matelas sur les dalles, on y coucha l'homme et l'enfant. Seuls, Maheu et Etienne entrĂšrent. Dehors, des herscheuses, des mineurs, des galopins accourus, faisaient un groupe, causaient Ă voix basse. DĂšs que le mĂ©decin eut donnĂ© un coup d'oeil Ă Chicot, il murmura - Fichu!... Vous pouvez le laver. Deux surveillants dĂ©shabillĂšrent, puis lavĂšrent Ă l'Ă©ponge ce cadavre noir de charbon, sale encore de la sueur du travail. - La tĂÂȘte n'a rien, avait repris le docteur, agenouillĂ© sur le matelas de Jeanlin. La poitrine non plus... Ah! ce sont les jambes qui ont Ă©trennĂ©. Lui-mĂÂȘme dĂ©shabillait l'enfant, dĂ©nouait le bĂ©guin, ĂÂŽtait la veste, tirait les culottes et la chemise, avec une adresse de nourrice. Et le pauvre petit corps apparut d'une maigreur d'insecte, souillĂ© de poussiĂšre noire, de terre jaune, que marbraient des taches sanglantes. On ne distinguait rien, on dut le laver aussi. Alors, il sembla maigrir encore sous l'Ă©ponge, la chair si blĂÂȘme, si transparente, qu'on voyait les os. C'Ă©tait une pitiĂ©, cette dĂ©gĂ©nĂ©rescence derniĂšre d'une race de misĂ©rables, ce rien du tout souffrant, Ă demi broyĂ© par l'Ă©crasement des roches. Quand il fut propre, on aperçut les meurtrissures des cuisses, deux taches rouges sur la peau blanche. Jeanlin, tirĂ© de son Ă©vanouissement, eut une plainte. Debout au pied du matelas, les mains ballantes, Maheu le regardait; et de grosses larmes roulĂšrent de ses yeux. - Hein? c'est toi qui es le pĂšre? dit le docteur en levant la tĂÂȘte. Ne pleure donc pas, tu vois bien qu'il n'est pas mort... Aide-moi plutĂÂŽt. Il constata deux ruptures simples. Mais la jambe droite lui donnait des inquiĂ©tudes sans doute il faudrait la couper. A ce moment, l'ingĂ©nieur NĂ©grel et Dansaert, prĂ©venus enfin, arrivĂšrent avec Richomme. Le premier Ă©coutait le rĂ©cit du porion, d'un air exaspĂ©rĂ©. Il Ă©clata toujours ces maudits boisages! n'avait-il pas rĂ©pĂ©tĂ© cent fois qu'on y laisserait des hommes! et ces brutes-lĂ qui parlaient de se mettre en grĂšve, si on les forçait Ă boiser plus solidement! Le pis Ă©tait que la Compagnie, maintenant, paierait les pots cassĂ©s. M. Hennebeau allait ĂÂȘtre content! - Qui est-ce? demanda-t-il Ă Dansaert, silencieux devant le cadavre, qu'on Ă©tait en train d'envelopper dans un drap. - Chicot, un de nos bons ouvriers, rĂ©pondit le maĂtre-porion. Il a trois enfants... Pauvre bougre! Le docteur Vanderhaghen demanda le transport immĂ©diat de Jeanlin chez ses parents. Six heures sonnaient, le crĂ©puscule tombait dĂ©jĂ , on ferait bien de transporter aussi le cadavre; et l'ingĂ©nieur donna des ordres pour qu'on attelĂÂąt le fourgon et qu'on apportĂÂąt un brancard. L'enfant blessĂ© fut mis sur le brancard, pendant qu'on emballait dans le fourgon le matelas et le mort. A la porte, des herscheuses stationnaient toujours, causant avec des mineurs qui s'attardaient, pour voir. Lorsque la chambre des porions se rouvrit, un silence rĂ©gna dans le groupe. Et il se forma un nouveau cortĂšge, le fourgon devant, le brancard derriĂšre, puis la queue du monde. On quitta le carreau de la mine, on monta lentement la route en pente du coron. Les premiers froids de novembre avaient dĂ©nudĂ© l'immense plaine, une nuit lente l'ensevelissait, comme un linceul tombĂ© du ciel livide. Etienne, alors, conseilla tout bas Ă Maheu d'envoyer Catherine prĂ©venir la Maheude, pour amortir le coup. Le pĂšre, qui suivait le brancard, l'air assommĂ©, consentit d'un signe; et la jeune fille partit en courant, car on arrivait. Mais dĂ©jĂ le fourgon, cette boĂte sombre bien connue, Ă©tait signalĂ©. Des femmes sortaient follement sur les trottoirs, trois ou quatre galopaient d'angoisse, sans bonnet. BientĂÂŽt, elles furent trente, puis cinquante, toutes Ă©tranglĂ©es de la mĂÂȘme terreur. Il y avait donc un mort? qui Ă©tait-ce? L'histoire racontĂ©e par Levaque, aprĂšs les avoir rassurĂ©es toutes, les jetait maintenant Ă une exagĂ©ration de cauchemar ce n'Ă©tait plus un homme, c'Ă©taient dix qui avaient pĂ©ri, et que le fourgon allait ramener ainsi, un Ă un. Catherine avait trouvĂ© sa mĂšre agitĂ©e d'un pressentiment; et, dĂšs les premiers mots balbutiĂ©s, celle-ci s'Ă©cria - Le pĂšre est mort! Vainement, la jeune fille protestait, parlait de Jeanlin. Sans entendre, la Maheude s'Ă©tait Ă©lancĂ©e. Et, en voyant le fourgon qui dĂ©bouchait devant l'Ă©glise, elle avait dĂ©failli, toute pĂÂąle. Sur les portes, des femmes, muettes de saisissement, allongeaient le cou, tandis que d'autres suivaient, tremblantes Ă l'idĂ©e de savoir devant quelle maison s'arrĂÂȘterait le cortĂšge. La voiture passa; et, derriĂšre, la Maheude aperçut Maheu qui accompagnait le brancard. Alors, quand on eut posĂ© ce brancard Ă sa porte, quand elle vit Jeanlin vivant, avec ses jambes cassĂ©es, il y eut en elle une si brusque rĂ©action, qu'elle Ă©touffa de colĂšre, bĂ©gayant sans larmes - C'est tout ça! On nous estropie les petits, maintenant!... Les deux jambes, mon Dieu! Qu'est-ce qu'on veut que j'en fasse? - Tais-toi donc! dit le docteur Vanderhaghen, qui avait suivi pour panser Jeanlin. Aimerais-tu mieux qu'il fĂ»t restĂ© lĂ -bas? Mais la Maheude s'emportait davantage, au milieu des larmes d'Alzire, de LĂ©nore et d'Henri. Tout en aidant Ă monter le blessĂ© et en donnant au docteur ce dont il avait besoin, elle injuriait le sort, elle demandait oĂÂč l'on voulait qu'elle trouvĂÂąt de l'argent pour nourrir des infirmes. Le vieux ne suffisait donc pas, voilĂ que le gamin, lui aussi, perdait les pieds! Et elle ne cessait point, pendant que d'autres cris, des lamentations dĂ©chirantes, sortaient d'une maison voisine c'Ă©taient la femme et les enfants de Chicot qui pleuraient sur le corps. Il faisait nuit noire, les mineurs extĂ©nuĂ©s mangeaient enfin leur soupe, dans le coron tombĂ© Ă un morne silence, traversĂ© seulement de ces grands cris. Trois semaines se passĂšrent. On avait pu Ă©viter l'amputation, Jeanlin conserverait ses deux jambes, mais il resterait boiteux. AprĂšs une enquĂÂȘte, la Compagnie s'Ă©tait rĂ©signĂ©e Ă donner un secours de cinquante francs. En outre, elle avait promis de chercher pour le petit infirme, dĂšs qu'il serait rĂ©tabli, un emploi au jour. Ce n'en Ă©tait pas moins une aggravation de misĂšre, car le pĂšre avait reçu une telle secousse qu'il en fut malade d'une grosse fiĂšvre. Depuis le jeudi, Maheu retournait Ă la fosse, et l'on Ă©tait au dimanche. Le soir, Etienne causa de la date prochaine du 1er dĂ©cembre, prĂ©occupĂ© de savoir si la Compagnie exĂ©cuterait sa menace. On veilla jusqu'Ă dix heures, en attendant Catherine, qui devait s'attarder avec Chaval. Mais elle ne rentra pas. La Maheude ferma furieusement la porte au verrou, sans une parole. Etienne fut long Ă s'endormir, inquiet de ce lit vide, oĂÂč Alzire tenait si peu de place. Le lendemain, toujours personne; et, l'aprĂšs-midi seulement, au retour de la fosse, les Maheu apprirent que Chaval gardait Catherine. Il lui faisait des scĂšnes si abominables qu'elle s'Ă©tait dĂ©cidĂ©e Ă se mettre avec lui. Pour Ă©viter les reproches, il avait quittĂ© brusquement le Voreux, il venait d'ĂÂȘtre embauchĂ© Ă Jean-Bart, le puits de M. Deneulin, oĂÂč elle le suivait comme herscheuse. Du reste, le nouveau mĂ©nage continuait Ă habiter Montsou, chez Piquette. Maheu, d'abord, parla d'aller gifler l'homme et de ramener sa fille Ă coups de pied dans le derriĂšre. Puis, il eut un geste rĂ©signĂ© Ă quoi bon? ça tournait toujours comme ça, on n'empĂÂȘchait pas les filles de se coller, quand elles en avaient l'envie. Il valait mieux attendre tranquillement le mariage. Mais la Maheude ne prenait pas si bien les choses. - Est-ce que je l'ai battue, quand elle a eu ce Chaval? criait-elle Ă Etienne, qui l'Ă©coutait, silencieux, trĂšs pĂÂąle. Voyons, rĂ©pondez! vous qui ĂÂȘtes un homme raisonnable... Nous l'avons laissĂ©e libre, n'est-ce pas? parce que, mon Dieu! toutes passent par lĂ . Ainsi, moi, j'Ă©tais grosse, quand le pĂšre m'a Ă©pousĂ©e. Mais je n'ai pas filĂ© de chez mes parents, jamais je n'aurais fait la saletĂ© de porter avant l'ĂÂąge l'argent de mes journĂ©es Ă un homme qui n'en avait pas besoin... Ah! c'est dĂ©goĂ»tant, voyez-vous! On en arrivera Ă ne plus faire d'enfants. Et, comme Etienne ne rĂ©pondait toujours que par des hochements de tĂÂȘte, elle insista. - Une fille qui allait tous les soirs oĂÂč elle voulait! Qu'a-t-elle donc dans la peau? Ne pas pouvoir attendre que je la marie, aprĂšs qu'elle nous aurait aidĂ©s Ă sortir du pĂ©trin! Hein? c'Ă©tait naturel, on a une fille pour qu'elle travaille... Mais voilĂ , nous avons Ă©tĂ© trop bons, nous n'aurions pas dĂ» lui permettre de se distraire avec un homme. On leur en accorde un bout, et elles en prennent long comme ça. Alzire approuvait de la tĂÂȘte. LĂ©nore et Henri, saisis de cet orage, pleuraient tout bas, tandis que la mĂšre, maintenant, Ă©numĂ©rait leurs malheurs d'abord, Zacharie qu'il avait fallu marier; puis, le vieux Bonnemort qui Ă©tait lĂ , sur sa chaise, avec ses pieds tordus; puis, Jeanlin qui ne pourrait quitter la chambre avant dix jours, les os mal recollĂ©s; et, enfin, le dernier coup, cette garce de Catherine partie avec un homme! Toute la famille se cassait. Il ne restait que le pĂšre Ă la fosse. Comment vivre, sept personnes, sans compter Estelle, sur les trois francs du pĂšre? Autant se jeter en choeur dans le canal. - Ca n'avance Ă rien que tu te ronges, dit Maheu d'une voix sourde. Nous ne sommes pas au bout peut-ĂÂȘtre. Etienne, qui regardait fixement les dalles, leva la tĂÂȘte et murmura, les yeux perdus dans une vision d'avenir - Ah! il est temps, il est temps! QUATRIEME PARTIE IV, I Ce lundi-lĂ , les Hennebeau avaient Ă dĂ©jeuner les GrĂ©goire et leur fille CĂ©cile. C'Ă©tait toute une partie projetĂ©e en sortant de table, Paul NĂ©grel devait faire visiter Ă ces dames une fosse, Saint-Thomas, qu'on rĂ©installait avec luxe. Mais il n'y avait lĂ qu'un aimable prĂ©texte, cette partie Ă©tait une invention de Mme Hennebeau, pour hĂÂąter le mariage de CĂ©cile et de Paul. Et, brusquement, ce lundi mĂÂȘme, Ă quatre heures du matin la grĂšve venait d'Ă©clater. Lorsque, le 1er dĂ©cembre, la Compagnie avait appliquĂ© son nouveau systĂšme de salaire, les mineurs Ă©taient restĂ©s calmes. A la fin de la quinzaine, le jour de la paie, pas un n'avait fait la moindre rĂ©clamation. Tout le personnel, depuis le directeur jusqu'au dernier des surveillants, croyait le tarif acceptĂ©; et la surprise Ă©tait grande, depuis le matin, devant cette dĂ©claration de guerre, d'une tactique et d'un ensemble qui semblaient indiquer une direction Ă©nergique. A cinq heures, Dansaert rĂ©veilla M. Hennebeau pour l'avertir que pas un homme n'Ă©tait descendu au Voreux. Le coron des Deux-Cent-Quarante, qu'il avait traversĂ©, dormait profondĂ©ment, fenĂÂȘtres et portes closes. Et, dĂšs que le directeur eut sautĂ© du lit, les yeux gros encore de sommeil, il fut accablĂ© de quart d'heure en quart d'heure, des messagers accouraient, des dĂ©pĂÂȘches tombaient sur son bureau, dru comme grĂÂȘle. D'abord, il espĂ©ra que la rĂ©volte se limitait au Voreux; mais les nouvelles devenaient plus graves Ă chaque minute c'Ă©tait Mirou, c'Ă©tait CrĂšvecoeur, c'Ă©tait Madeleine, oĂÂč il n'avait paru que les palefreniers; c'Ă©taient la Victoire et Feutry-Cantel, les deux fosses les mieux disciplinĂ©es, dans lesquelles la descente se trouvait rĂ©duite d'un tiers; Saint-Thomas seul avait son monde au complet et semblait demeurer en dehors du mouvement. Jusqu'Ă neuf heures, il dicta les dĂ©pĂÂȘches, tĂ©lĂ©graphiant de tous cĂÂŽtĂ©s, au prĂ©fet de Lille, aux rĂ©gisseurs de la Compagnie, prĂ©venant les autoritĂ©s, demandant des ordres. Il avait envoyĂ© NĂ©grel faire le tour des fosses voisines, pour avoir des renseignements prĂ©cis. Tout d'un coup, M. Hennebeau songea au dĂ©jeuner; et il allait envoyer le cocher avertir les GrĂ©goire que la partie Ă©tait remise, lorsqu'une hĂ©sitation, un manque de volontĂ© l'arrĂÂȘta, lui qui venait, en quelques phrases brĂšves, de prĂ©parer militairement son champ de bataille. Il monta chez Mme Hennebeau, qu'une femme de chambre achevait de coiffer, dans son cabinet de toilette. - Ah! ils sont en grĂšve, dit-elle tranquillement, lorsqu'il l'eut consultĂ©e. Eh bien, qu'est-ce que cela nous fait?... Nous n'allons point cesser de manger, n'est-ce pas? Et elle s'entĂÂȘta, il eut beau lui dire que le dĂ©jeuner serait troublĂ©, que la visite Ă Saint-Thomas ne pourrait avoir lieu elle trouvait une rĂ©ponse Ă tout, pourquoi perdre un dĂ©jeuner dĂ©jĂ sur le feu? et quant Ă visiter la fosse, on pouvait y renoncer ensuite, si cette promenade Ă©tait vraiment imprudente. - Du reste, reprit-elle, lorsque la femme de chambre fut sortie, vous savez pourquoi je tiens Ă recevoir ces braves gens. Ce mariage devrait vous toucher plus que les bĂÂȘtises de vos ouvriers... Enfin, je le veux, ne me contrariez pas. Il la regarda, agitĂ© d'un lĂ©ger tremblement, et son visage dur et fermĂ© d'homme de discipline exprima la secrĂšte douleur d'un coeur meurtri. Elle Ă©tait restĂ©e les Ă©paules nues, dĂ©jĂ trop mĂ»re, mais Ă©clatante et dĂ©sirable encore, avec sa carrure de CĂ©rĂšs dorĂ©e par l'automne. Un instant, il dut avoir le dĂ©sir brutal de la prendre, de rouler sa tĂÂȘte entre les deux seins qu'elle Ă©talait, dans cette piĂšce tiĂšde, d'un luxe intime de femme sensuelle, et oĂÂč traĂnait un parfum irritant de musc; mais il se recula, depuis dix annĂ©es le mĂ©nage faisait chambre Ă part. - C'est bon, dit-il en la quittant. Ne dĂ©commandons rien. M. Hennebeau Ă©tait nĂ© dans les Ardennes. Il avait eu les commencements difficiles d'un garçon pauvre, jetĂ© orphelin sur le pavĂ© de Paris. AprĂšs avoir suivi pĂ©niblement les cours de l'Ecole des Mines, il Ă©tait, Ă vingt-quatre ans, parti pour la Grand-Combe, comme ingĂ©nieur du puits Sainte-Barbe. Trois ans plus tard, il devint ingĂ©nieur divisionnaire, dans le Pas-de-Calais, aux fosses de Marles; et ce fut lĂ qu'il se maria, Ă©pousant, par un de ces coups de fortune qui sont la rĂšgle pour le corps des mines, la fille d'un riche filateur d'Arras. Pendant quinze annĂ©es, le mĂ©nage habita la mĂÂȘme petite ville de province, sans qu'un Ă©vĂ©nement rompĂt la monotonie de son existence, pas mĂÂȘme la naissance d'un enfant. Une irritation croissante dĂ©tachait Mme Hennebeau, Ă©levĂ©e dans le respect de l'argent, dĂ©daigneuse de ce mari qui gagnait durement des appointements mĂ©diocres, et dont elle ne tirait aucune des satisfactions vaniteuses, rĂÂȘvĂ©es en pension. Lui, d'une honnĂÂȘtetĂ© stricte, ne spĂ©culait point, se tenait Ă son poste, en soldat. Le dĂ©saccord n'avait fait que grandir, aggravĂ© par un de ces singuliers malentendus de la chair qui glacent les plus ardents il adorait sa femme, elle Ă©tait d'une sensualitĂ© de blonde gourmande, et dĂ©jĂ ils couchaient Ă part, mal Ă l'aise, tout de suite blessĂ©s. Elle eut dĂšs lors un amant, qu'il ignora. Enfin, il quitta le Pas-de-Calais, pour venir occuper Ă Paris une situation de bureau, dans l'idĂ©e qu'elle lui en serait reconnaissante. Mais Paris devait achever la sĂ©paration, ce Paris qu'elle souhaitait depuis sa premiĂšre poupĂ©e, et oĂÂč elle se lava en huit jours de sa province, Ă©lĂ©gante d'un coup, jetĂ©e Ă toutes les folies luxueuses de l'Ă©poque. Les dix ans qu'elle y passa furent emplis par une grande passion, une liaison publique avec un homme, dont l'abandon faillit la tuer. Cette fois, le mari n'avait pu garder son ignorance, et il se rĂ©signa, Ă la suite de scĂšnes abominables, dĂ©sarmĂ© devant la tranquille inconscience de cette femme, qui prenait son bonheur oĂÂč elle le trouvait. C'Ă©tait aprĂšs la rupture, lorsqu'il l'avait vue malade de chagrin, qu'il avait acceptĂ© la direction des mines de Montsou, espĂ©rant encore la corriger lĂ -bas, dans ce dĂ©sert des pays noirs. Les Hennebeau, depuis qu'ils habitaient Montsou, retournaient Ă l'ennui irritĂ© des premiers temps de leur mariage. D'abord, elle parut soulagĂ©e par ce grand calme, goĂ»tant un apaisement dans la monotonie plate de l'immense plaine; et elle s'enterrait en femme finie, elle affectait d'avoir le coeur mort, si dĂ©tachĂ©e du monde, qu'elle ne souffrait mĂÂȘme plus d'engraisser. Puis, sous cette indiffĂ©rence, une fiĂšvre derniĂšre se dĂ©clara, un besoin de vivre encore, qu'elle trompa pendant six mois en organisant et en meublant Ă son goĂ»t le petit hĂÂŽtel de la Direction. Elle le disait affreux, elle l'emplit de tapisseries, de bibelots, de tout un luxe d'art, dont on parla jusqu'Ă Lille. Maintenant, le pays l'exaspĂ©rait, ces bĂÂȘtes de champs Ă©talĂ©s Ă l'infini, ces Ă©ternelles routes noires, sans un arbre, oĂÂč grouillait une population affreuse qui la dĂ©goĂ»tait et l'effrayait. Les plaintes de l'exil commencĂšrent, elle accusait son mari de l'avoir sacrifiĂ©e aux appointements de quarante mille francs qu'il touchait, une misĂšre Ă peine suffisante pour faire marcher la maison. Est-ce qu'il n'aurait pas dĂ» imiter les autres, exiger une part, obtenir des actions, rĂ©ussir Ă quelque chose enfin? et elle insistait avec une cruautĂ© d'hĂ©ritiĂšre qui avait apportĂ© la fortune. Lui, toujours correct, se rĂ©fugiant dans sa froideur menteuse d'homme administratif, Ă©tait ravagĂ© par le dĂ©sir de cette crĂ©ature, un de ces dĂ©sirs tardifs, si violents, qui croissent avec l'ĂÂąge. Il ne l'avait jamais possĂ©dĂ©e en amant, il Ă©tait hantĂ© d'une continuelle image, l'avoir une fois Ă lui comme elle s'Ă©tait donnĂ©e Ă un autre. Chaque matin, il rĂÂȘvait de la conquĂ©rir le soir; puis, lorsqu'elle le regardait de ses yeux froids, lorsqu'il sentait que tout en elle se refusait, il Ă©vitait mĂÂȘme de lui effleurer la main. C'Ă©tait une souffrance sans guĂ©rison possible, cachĂ©e sous la raideur de son attitude, la souffrance d'une nature tendre agonisant en secret de n'avoir pas trouvĂ© le bonheur dans son mĂ©nage. Au bout des six mois, quand l'hĂÂŽtel, dĂ©finitivement meublĂ©, n'occupa plus Mme Hennebeau, elle tomba Ă une langueur d'ennui, en victime que l'exil tuerait et qui se disait heureuse d'en mourir. Justement, Paul NĂ©grel dĂ©barquait Ă Montsou. Sa mĂšre, veuve d'un capitaine provençal, vivant Ă Avignon d'une maigre rente, avait dĂ» se contenter de pain et d'eau pour le pousser jusqu'Ă l'Ecole polytechnique. Il en Ă©tait sorti dans un mauvais rang, et son onde, M. Hennebeau, venait de lui faire donner sa dĂ©mission, en offrant de le prendre comme ingĂ©nieur, au Voreux. DĂšs lors, traitĂ© en enfant de la maison, il y eut mĂÂȘme sa chambre, y mangea, y vĂ©cut, ce qui lui permettait d'envoyer Ă sa mĂšre la moitiĂ© de ses appointements de trois mille francs. Pour dĂ©guiser ce bienfait, M. Hennebeau parlait de l'embarras oĂÂč Ă©tait un jeune homme, obligĂ© de se monter un mĂ©nage, dans un des petits chalets rĂ©servĂ©s aux ingĂ©nieurs des fosses. Mme Hennebeau, tout de suite, avait pris un rĂÂŽle de bonne tante, tutoyant son neveu, veillant Ă son bien-ĂÂȘtre. Les premiers mois surtout, elle montra une maternitĂ© dĂ©bordante de conseils, aux moindres sujets. Mais elle restait femme pourtant, elle glissait Ă des confidences personnelles. Ce garçon si jeune et si pratique, d'une intelligence sans scrupule, professant sur l'amour des thĂ©ories de philosophe, l'amusait, grĂÂące Ă la vivacitĂ© de son pessimisme, dont s'aiguisait sa face mince, au nez pointu. Naturellement, un soir, il se trouva dans ses bras; et elle parut se livrer par bontĂ©, tout en lui disant qu'elle n'avait plus de coeur et qu'elle voulait ĂÂȘtre uniquement son amie. En effet, elle ne fut pas jalouse, elle le plaisantait sur les herscheuses qu'il dĂ©clarait abominables, le boudait presque, parce qu'il n'avait pas des farces de jeune homme Ă lui conter. Puis, l'idĂ©e de le marier la passionna, elle rĂÂȘva de se dĂ©vouer, de le donner elle-mĂÂȘme Ă une fille riche. Leurs rapports continuaient, un joujou de rĂ©crĂ©ation, oĂÂč elle mettait ses tendresses derniĂšres de femme oisive et finie. Deux ans s'Ă©taient Ă©coulĂ©s. Une nuit, M. Hennebeau, en entendant des pieds nus frĂÂŽler sa porte, eut un soupçon. Mais cette nouvelle aventure le rĂ©voltait, chez lui, dans sa demeure, entre cette mĂšre et ce fils! Et, du reste, le lendemain, sa femme lui parla prĂ©cisĂ©ment du choix qu'elle avait fait de CĂ©cile GrĂ©goire pour leur neveu. Elle s'employait Ă ce mariage avec une telle ardeur, qu'il rougit de son imagination monstrueuse. Il garda simplement au jeune homme une reconnaissance de ce que la maison, depuis son arrivĂ©e, Ă©tait moins triste. Comme il descendait du cabinet de toilette, M. Hennebeau trouva justement, dans le vestibule, Paul qui rentrait. Celui-ci avait l'air tout amusĂ© par cette histoire de grĂšve. - Eh bien? lui demanda son oncle. - Eh bien, j'ai fait le tour des corons. Ils paraissent trĂšs sages, lĂ -dedans... Je crois seulement qu'ils vont t'envoyer des dĂ©lĂ©guĂ©s. Mais, Ă ce moment, la voix de Mme Hennebeau appela, du premier Ă©tage. - C'est toi, Paul?... Monte donc me donner des nouvelles. Sont-ils drĂÂŽles de faire les mĂ©chants, ces gens qui sont si heureux! Et le directeur dut renoncer Ă en savoir davantage, puisque sa femme lui prenait son messager. Il revint s'asseoir devant son bureau, sur lequel s'Ă©tait amassĂ© un nouveau paquet de dĂ©pĂÂȘches. A onze heures, lorsque les GrĂ©goire arrivĂšrent, ils s'Ă©tonnĂšrent qu'Hippolyte, le valet de chambre, posĂ© en sentinelle, les bousculĂÂąt pour les introduire, aprĂšs avoir jetĂ© des regards inquiets aux deux bouts de la route. Les rideaux du salon Ă©taient fermĂ©s, on les fit passer directement dans le cabinet de travail, oĂÂč M. Hennebeau s'excusa de les recevoir ainsi; mais le salon donnait sur le pavĂ©, et il Ă©tait inutile d'avoir l'air de provoquer les gens. - Comment! vous ne savez pas? continua-t-il, en voyant leur surprise. M. GrĂ©goire, quand il apprit que la grĂšve avait enfin Ă©clatĂ©, haussa les Ă©paules de son air placide. Bah! ce ne serait rien, la population Ă©tait honnĂÂȘte. D'un hochement du menton, Mme GrĂ©goire approuvait sa confiance dans la rĂ©signation sĂ©culaire des charbonniers; tandis que CĂ©cile, trĂšs gaie ce jour-lĂ , belle de santĂ© dans une toilette de drap capucine, souriait Ă ce mot de grĂšve, qui lui rappelait des visites et des distributions d'aumĂÂŽnes dans les corons. Mais Mme Hennebeau, suivie de NĂ©grel, parut, toute en soie noire. - Hein! est-ce ennuyeux! cria-t-elle dĂšs la porte. Comme s'ils n'auraient pas dĂ» attendre, ces hommes!... Vous savez que Paul refuse de nous conduire Ă Saint-Thomas. - Nous resterons ici, dit obligeamment M. GrĂ©goire. Ce sera tout plaisir. Paul s'Ă©tait contentĂ© de saluer CĂ©cile et sa mĂšre. FĂÂąchĂ©e de ce peu d'empressement, sa tante le lança d'un coup d'oeil sur la jeune fille; et, quand elle les entendit rire ensemble, elle les enveloppa d'un regard maternel. Cependant, M. Hennebeau acheva de lire les dĂ©pĂÂȘches et rĂ©digea quelques rĂ©ponses. On causait prĂšs de lui, sa femme expliquait qu'elle ne s'Ă©tait pas occupĂ©e de ce cabinet de travail, qui avait en effet gardĂ© son ancien papier rouge dĂ©teint, ses lourds meubles d'acajou, ses cartonniers Ă©raflĂ©s par l'usage. Trois quarts d'heure se passĂšrent, on allait se mettre Ă table, lorsque le valet de chambre annonça M. Deneulin. Celui-ci, l'air excitĂ©, entra et s'inclina devant Mme Hennebeau. - Tiens! vous voilĂ ? dit-il en apercevant les GrĂ©goire. Et, vivement, il s'adressa au directeur. - Ca y est donc? Je viens de l'apprendre par mon ingĂ©nieur... Chez moi, tous les hommes sont descendus, ce matin. Mais ça peut gagner. Je ne suis pas tranquille... Voyons, oĂÂč en ĂÂȘtes-vous? Il accourait Ă cheval, et son inquiĂ©tude se trahissait dans son verbe haut et son geste cassant, qui le faisaient ressembler Ă un officier de cavalerie en retraite. M. Hennebeau commençait Ă le renseigner sur la situation exacte, lorsque Hippolyte ouvrit la porte de la salle Ă manger. Alors, il s'interrompit pour dire - DĂ©jeunez avec nous. Je vous continuerai ça au dessert. - Oui, comme il vous plaira, rĂ©pondit Deneulin, si plein de son idĂ©e, qu'il acceptait sans autres façons. Il eut pourtant conscience de son impolitesse, il se tourna vers Mme Hennebeau, en s'excusant. Elle fut d'ailleurs charmante. Quand elle eut fait mettre un septiĂšme couvert, elle installa ses convives Mme GrĂ©goire et CĂ©cile aux cĂÂŽtĂ©s de son mari, puis, M. GrĂ©goire et Deneulin Ă sa droite et Ă sa gauche; enfin, Paul, qu'elle plaça entre la jeune fille et son pĂšre. Comme on attaquait les hors-d'oeuvre, elle reprit avec un sourire - Vous m'excuserez, je voulais vous donner des huĂtres... Le lundi, vous savez qu'il y a un arrivage d'ostendes Ă Marchiennes, et j'avais projetĂ© d'envoyer la cuisiniĂšre avec la voiture... Mais elle a eu peur de recevoir des pierres... Tous l'interrompirent d'un grand Ă©clat de gaietĂ©. On trouvait l'histoire drĂÂŽle. - Chut! dit M. Hennebeau contrariĂ©, en regardant les fenĂÂȘtres, d'oĂÂč l'on voyait la route. Le pays n'a pas besoin de savoir que nous recevons, ce matin. - Voici toujours un rond de saucisson qu'ils n'auront pas, dĂ©clara M. GrĂ©goire. Les rires recommencĂšrent, mais plus discrets. Chaque convive se mettait Ă l'aise, dans cette salle tendue de tapisseries flamandes, meublĂ©e de vieux bahuts de chĂÂȘne. Des piĂšces d'argenterie luisaient derriĂšre les vitraux des crĂ©dences; et il y avait une grande suspension en cuivre rouge, dont les rondeurs polies reflĂ©taient un palmier et un aspidistra, verdissant dans des pots de majolique. Dehors, la journĂ©e de dĂ©cembre Ă©tait glacĂ©e par une aigre bise du nord-est. Mais pas un souffle n'entrait, il faisait lĂ une tiĂ©deur de serre, qui dĂ©veloppait l'odeur fine d'un ananas, coupĂ© au fond d'une jatte de cristal. - Si l'on fermait les rideaux? proposa NĂ©grel, que l'idĂ©e de terrifier les GrĂ©goire amusait. La femme de chambre, qui aidait le domestique, crut Ă un ordre et alla tirer un des rideaux. Ce furent, dĂšs lors, des plaisanteries interminables on ne posa plus un verre ni une fourchette, sans prendre des prĂ©cautions; on salua chaque plat, ainsi qu'une Ă©pave Ă©chappĂ©e Ă un pillage, dans une ville conquise; et, derriĂšre cette gaietĂ© forcĂ©e, il y avait une sourde peur, qui se trahissait par des coups d'oeil involontaires jetĂ©s vers la route, comme si une bande de meurt-de-faim eĂ»t guettĂ© la table du dehors. AprĂšs les oeufs brouillĂ©s aux truffes, parurent des truites de riviĂšre. La conversation Ă©tait tombĂ©e sur la crise industrielle, qui s'aggravait depuis dix-huit mois. - C'Ă©tait fatal, dit Deneulin, la prospĂ©ritĂ© trop grande des derniĂšres annĂ©es devait nous amener lĂ ... Songez donc aux Ă©normes capitaux immobilisĂ©s, aux chemins de fer, aux ports et aux canaux, Ă tout l'argent enfoui dans les spĂ©culations les plus folles. Rien que chez nous, on a installĂ© des sucreries comme si le dĂ©partement devait donner trois rĂ©coltes de betteraves... Et, dame! aujourd'hui, l'argent s'est fait rare, il faut attendre qu'on rattrape l'intĂ©rĂÂȘt des millions dĂ©pensĂ©s de lĂ , un engorgement mortel et la stagnation finale des affaires. M. Hennebeau combattit cette thĂ©orie, mais il convint que les annĂ©es heureuses avaient gĂÂątĂ© l'ouvrier. - Quand je songe, cria-t-il, que ces gaillards, dans nos fosses, pouvaient se faire jusqu'Ă six francs par jour, le double de ce qu'ils gagnent Ă prĂ©sent. Et ils vivaient bien, et ils prenaient des goĂ»ts de luxe... Aujourd'hui naturellement, ça leur semble dur, de revenir Ă leur frugalitĂ© ancienne. - Monsieur GrĂ©goire, interrompit Mme Hennebeau je vous en prie, encore un peu de ces truites... Elles sont dĂ©licates, n'est-ce pas? Le directeur continuait - Mais, en vĂ©ritĂ©, est-ce notre faute? Nous sommes atteints cruellement, nous aussi... Depuis que les usines ferment une Ă une, nous avons un mal du diable Ă nous dĂ©barrasser de notre stock; et, devant la rĂ©duction croissante des demandes, nous nous trouvons bien forcĂ©s d'abaisser le prix de revient... C'est ce que les ouvriers ne veulent pas comprendre. Un silence rĂ©gna. Le domestique prĂ©sentait des perdreaux rĂÂŽtis, tandis que la femme de chambre commençait Ă verser du chambertin aux convives. - Il y a eu une famine dans l'Inde, reprit Deneulin Ă demi-voix, comme s'il se fĂ»t parlĂ© Ă lui-mĂÂȘme. L'AmĂ©rique, en cessant ses commandes de fer et de fonte, a portĂ© un rude coup Ă nos hauts fourneaux. Tout se tient, une secousse lointaine suffit Ă Ă©branler le monde... Et l'Empire qui Ă©tait si fier de cette fiĂšvre chaude de l'industrie! Il attaqua son aile de perdreau. Puis, haussant la voix - Le pis est que, pour abaisser le prix de revient, il faudrait logiquement produire davantage autrement, la baisse se porte sur les salaires, et l'ouvrier a raison de dire qu'il paie les pots cassĂ©s. Cet aveu, arrachĂ© Ă sa franchise, souleva une discussion. Les dames ne s'amusaient guĂšre. Chacun, du reste, s'occupait de son assiette, dans le feu du premier appĂ©tit. Comme le domestique rentrait, il sembla vouloir parler, puis il hĂ©sita. - Qu'y a-t-il? demanda M. Hennebeau. Si ce sont des dĂ©pĂÂȘches, donnez-les-moi... J'attends des rĂ©ponses. - Non, Monsieur, c'est M. Dansaert qui est dans le vestibule... Mais il craint de dĂ©ranger. Le directeur s'excusa et fit entrer le maĂtre-porion. Celui-ci se tint debout, Ă quelques pas de la table; tandis que tous se tournaient pour le voir, Ă©norme, essoufflĂ© des nouvelles qu'il apportait. Les corons restaient tranquilles, seulement, c'Ă©tait une chose dĂ©cidĂ©e, une dĂ©lĂ©gation allait venir. Peut-ĂÂȘtre, dans quelques minutes, serait-elle lĂ . - C'est bien, merci, dit M. Hennebeau. Je veux un rapport matin et soir, entendez-vous! Et, dĂšs que Dansaert fut parti, on se remit Ă plaisanter, on se jeta sur la salade russe, en dĂ©clarant qu'il fallait ne pas perdre une seconde, si l'on voulait la finir. Mais la gaietĂ© ne connut plus de borne, lorsque NĂ©grel ayant demandĂ© du pain Ă la femme de chambre, celle-ci lui rĂ©pondit un "Oui, Monsieur", si bas et si terrifiĂ©, qu'elle semblait avoir derriĂšre elle une bande, prĂÂȘte au massacre et au viol. - Vous pouvez parler, dit Mme Hennebeau complaisamment. Ils ne sont pas encore ici. Le directeur, auquel on apportait un paquet de lettres et de dĂ©pĂÂȘches, voulut lire une des lettres tout haut. C'Ă©tait une lettre de Pierron, dans laquelle, en phrases respectueuses, il avertissait qu'il se voyait obligĂ© de se mettre en grĂšve avec les camarades, pour ne pas ĂÂȘtre maltraitĂ©; et il ajoutait qu'il n'avait mĂÂȘme pu refuser de faire partie de la dĂ©lĂ©gation, bien qu'il blĂÂąmĂÂąt cette dĂ©marche. - VoilĂ la libertĂ© du travail! s'Ă©cria M. Hennebeau. Alors, on revint sur la grĂšve, on lui demanda son opinion. - Oh! rĂ©pondit-il, nous en avons vu d'autres... Ce sera une semaine, une quinzaine au plus de paresse, comme la derniĂšre fois. Ils vont rouler les cabarets; puis, quand ils auront trop faim, ils retourneront aux fosses. Deneulin hocha la tĂÂȘte. - Je ne suis pas si tranquille... Cette fois, ils paraissent mieux organisĂ©s. N'ont-ils pas une caisse de prĂ©voyance? - Oui, Ă peine trois mille francs oĂÂč voulez-vous qu'ils aillent avec ça?... Je soupçonne un nommĂ© Etienne Lantier d'ĂÂȘtre leur chef. C'est un bon ouvrier, cela m'ennuierait d'avoir Ă lui rendre son livret, comme jadis au fameux Rasseneur, qui continue Ă empoisonner le Voreux, avec ses idĂ©es et sa biĂšre... N'importe, dans huit jours, la moitiĂ© des hommes redescendra, et dans quinze, les dix mille seront au fond. Il Ă©tait convaincu. Sa seule inquiĂ©tude venait de sa disgrĂÂące possible, si la RĂ©gie lui laissait la responsabilitĂ© de la grĂšve. Depuis quelque temps, il se sentait moins en faveur. Aussi, abandonnant la cuillerĂ©e de salade russe qu'il avait prise, relisait-il les dĂ©pĂÂȘches reçues de Paris, des rĂ©ponses dont il tĂÂąchait de pĂ©nĂ©trer chaque mot. On l'excusait, le repas tournait Ă un dĂ©jeuner militaire, mangĂ© sur un champ de bataille, avant les premiers coups de feu. Les dames, dĂšs lors, se mĂÂȘlĂšrent Ă la conversation. Mme GrĂ©goire s'apitoya sur ces pauvres gens qui allaient souffrir de la faim; et dĂ©jĂ CĂ©cile faisait la partie de distribuer des bons de pain et de viande. Mais Mme Hennebeau s'Ă©tonnait, en entendant parler de la misĂšre des charbonniers de Montsou. Est-ce qu'ils n'Ă©taient pas trĂšs heureux? Des gens logĂ©s, chauffĂ©s, soignĂ©s aux frais de la Compagnie! Dans son indiffĂ©rence pour ce troupeau, elle ne savait de lui que la leçon apprise, dont elle Ă©merveillait les Parisiens en visite; et elle avait fini par y croire, elle s'indignait de l'ingratitude du peuple. NĂ©grel, pendant ce temps, continuait Ă effrayer M. GrĂ©goire. CĂ©cile ne lui dĂ©plaisait pas, et il voulait bien l'Ă©pouser, pour ĂÂȘtre agrĂ©able Ă sa tante; mais il n'y apportait aucune fiĂšvre amoureuse, en garçon d'expĂ©rience qui ne s'emballait plus, comme il disait. Lui, se prĂ©tendait rĂ©publicain, ce qui ne l'empĂÂȘchait pas de conduire ses ouvriers avec une rigueur extrĂÂȘme, et de les plaisanter finement, en compagnie des dames. - Je n'ai pas non plus l'optimisme de mon oncle, reprit-il. Je crains de graves dĂ©sordres... Ainsi, monsieur GrĂ©goire, je vous conseille de verrouiller la Piolaine. On pourrait vous piller. Justement, sans quitter le sourire qui Ă©clairait son bon visage, M. GrĂ©goire renchĂ©rissait sur sa femme en sentiments paternels Ă l'Ă©gard des mineurs. - Me piller! s'Ă©cria-t-il, stupĂ©fait. Et pourquoi me piller? - N'ĂÂȘtes-vous pas un actionnaire de Montsou? Vous ne faites rien, vous vivez du travail des autres. Enfin, vous ĂÂȘtes l'infĂÂąme capital, et cela suffit... Soyez certain que, si la rĂ©volution triomphait, elle vous forcerait Ă restituer votre fortune, comme de l'argent volĂ©. Du coup, il perdit la tranquillitĂ© d'enfant, la sĂ©rĂ©nitĂ© d'inconscience oĂÂč il vivait. Il bĂ©gaya - De l'argent volĂ©, ma fortune! Est-ce que mon bisaĂÂŻeul n'avait pas gagnĂ©, et durement, la somme placĂ©e autrefois? Est-ce que nous n'avons pas couru tous les risques de l'entreprise? Est-ce que je fais un mauvais usage des rentes, aujourd'hui? Mme Hennebeau, alarmĂ©e en voyant la mĂšre et la fille blanches de peur, elles aussi, se hĂÂąta d'intervenir, en disant - Paul plaisante, cher Monsieur. Mais M. GrĂ©goire Ă©tait hors de lui. Comme le domestique passait un buisson d'Ă©crevisses, il en prit trois, sans savoir ce qu'il faisait, et se mit Ă briser les pattes avec les dents. - Ah! je ne dis pas, il y a des actionnaires qui abusent. Par exemple, on m'a contĂ© que les ministres ont reçu des deniers de Montsou, en pot-de-vin, pour services rendus Ă la Compagnie. C'est comme ce grand seigneur que je ne nommerai pas, un duc, le plus fort de nos actionnaires, dont la vie est un scandale de prodigalitĂ©, millions jetĂ©s Ă la rue en femmes, en bombances, en luxe inutile... Mais nous, mais nous qui vivons sans fracas, comme de braves gens que nous sommes! nous qui ne spĂ©culons pas, qui nous contentons de vivre sainement avec ce que nous avons, en faisant la part des pauvres!... Allons donc! il faudrait que nos ouvriers fussent de fameux brigands pour voler chez nous une Ă©pingle. NĂ©grel lui-mĂÂȘme dut le calmer, trĂšs Ă©gayĂ© de sa colĂšre. Les Ă©crevisses passaient toujours, on entendait les petits craquements des carapaces, pendant que la conversation tombait sur la politique. MalgrĂ© tout, frĂ©missant encore, M. GrĂ©goire se disait libĂ©ral; et il regrettait Louis-Philippe. Quant Ă Deneulin, il Ă©tait pour un gouvernement fort, il dĂ©clarait que l'empereur glissait sur la pente des concessions dangereuses. - Rappelez-vous 89, dit-il. C'est la noblesse qui a rendu la RĂ©volution possible par sa complicitĂ©, par son goĂ»t des nouveautĂ©s philosophiques... Eh bien, la bourgeoisie joue aujourd'hui le mĂÂȘme jeu imbĂ©cile, avec sa fureur de libĂ©ralisme, sa rage de destruction, ses flatteries au peuple... Oui, oui, vous aiguisez les dents du monstre pour qu'il nous dĂ©vore. Et il nous dĂ©vorera, soyez tranquilles! Les dames le firent taire et voulurent changer d'entretien, en lui demandant des nouvelles de ses filles. Lucie Ă©tait Ă Marchiennes, oĂÂč elle chantait avec une amie; Jeanne peignait la tĂÂȘte d'un vieux mendiant. Mais il disait ces choses d'un air distrait, il ne quittait pas du regard le directeur, absorbĂ© dans la lecture de ses dĂ©pĂÂȘches, oublieux de ses invitĂ©s. DerriĂšre ces minces feuilles, il sentait Paris, les ordres des rĂ©gisseurs, qui dĂ©cideraient de la grĂšve. Aussi ne put-il s'empĂÂȘcher de cĂ©der encore Ă sa prĂ©occupation. - Enfin, qu'allez-vous faire? demanda-t-il brusquement. M. Hennebeau tressaillit, puis s'en tira par une phrase vague. - Nous allons voir. - Sans doute, vous avez les reins solides, vous pouvez attendre, se mit Ă penser tout haut Deneulin. Mais moi, j'y resterai, si la grĂšve gagne Vandame. J'ai eu beau rĂ©installer Jean-Bart Ă neuf, je ne puis m'en tirer, avec cette fosse unique, que par une production incessante... Ah! je ne me vois pas Ă la noce, je vous assure! Cette confession involontaire parut frapper M. Hennebeau. Il Ă©coutait, et un plan germait en lui dans le cas oĂÂč la grĂšve tournerait mal, pourquoi ne pas l'utiliser, laisser les choses se gĂÂąter jusqu'Ă la ruine du voisin, puis lui racheter sa concession Ă bas prix? C'Ă©tait le moyen le plus sĂ»r de regagner les bonnes grĂÂąces des rĂ©gisseurs, qui, depuis des annĂ©es, rĂÂȘvaient de possĂ©der Vandame. - Si Jean-Bart vous gĂÂȘne tant que ça, dit-il en riant, pourquoi ne nous le cĂ©dez-vous pas? Mais Deneulin regrettait dĂ©jĂ ses plaintes. Il cria - Jamais de la vie! On s'Ă©gaya de sa violence, on oublia enfin la grĂšve, au moment oĂÂč le dessert paraissait. Une charlotte de pommes meringuĂ©e fut comblĂ©e d'Ă©loges. Ensuite, les dames discutĂšrent une recette, au sujet de l'ananas, qu'on dĂ©clara Ă©galement exquis. Les fruits, du raisin et des poires, achevĂšrent cet heureux abandon des fins de dĂ©jeuner copieux. Tous causaient Ă la fois, attendris, pendant que le domestique versait un vin du Rhin, pour remplacer le champagne, jugĂ© commun. Et le mariage de Paul et de CĂ©cile fit certainement un pas sĂ©rieux, dans cette sympathie du dessert. Sa tante lui avait jetĂ© des regards si pressants, que le jeune homme se montrait aimable, reconquĂ©rant de son air cĂÂąlin les GrĂ©goire atterrĂ©s par ses histoires de pillage. Un instant, M. Hennebeau, devant l'entente si Ă©troite de sa femme et de son neveu, sentit se rĂ©veiller l'abominable soupçon, comme s'il avait surpris un attouchement, dans les coups d'oeil Ă©changĂ©s. Mais, de nouveau, l'idĂ©e de ce mariage, fait lĂ , devant lui, le rassura. Hippolyte servait le cafĂ©, lorsque la femme de chambre accourut, pleine d'effarement. - Monsieur, Monsieur, les voici! C'Ă©taient les dĂ©lĂ©guĂ©s. Des portes battirent, on entendit passer un souffle d'effroi, au travers des piĂšces voisines. - Faites-les entrer dans le salon, dit M. Hennebeau. Autour de la table, les convives s'Ă©taient regardĂ©s, avec un vacillement d'inquiĂ©tude. Un silence rĂ©gna. Puis, ils voulurent reprendre leurs plaisanteries on feignit de mettre le reste du sucre dans sa poche, on parla de cacher les couverts. Mais le directeur restait grave, et les rires tombĂšrent, les voix devinrent des chuchotements, pendant que les pas lourds des dĂ©lĂ©guĂ©s, qu'on introduisait, Ă©crasaient Ă cĂÂŽtĂ© le tapis du salon. Mme Hennebeau dit Ă son mari, en baissant la voix - J'espĂšre que vous allez boire votre cafĂ©. - Sans doute, rĂ©pondit-il. Qu'ils attendent! Il Ă©tait nerveux, il prĂÂȘtait l'oreille aux bruits, l'air uniquement occupĂ© de sa tasse. Paul et CĂ©cile venaient de se lever, et il lui avait fait risquer un oeil Ă la serrure. Ils Ă©touffaient des rires, ils parlaient trĂšs bas. - Les voyez-vous? - Oui... J'en vois un gros, avec deux autres petits, derriĂšre. - Hein? ils ont des figures abominables. - Mais non, ils sont trĂšs gentils. Brusquement, M. Hennebeau quitta sa chaise, en disant que le cafĂ© Ă©tait trop chaud et qu'il le boirait aprĂšs. Comme il sortait, il posa un doigt sur sa bouche, pour recommander la prudence. Tous s'Ă©taient rassis, et ils restĂšrent Ă table, muets, n'osant plus remuer, Ă©coutant de loin, l'oreille tendue, dans le malaise de ces grosses voix d'homme. IV, II DĂšs la veille, dans une rĂ©union tenue chez Rasseneur, Etienne et quelques camarades avaient choisi les dĂ©lĂ©guĂ©s qui devaient se rendre le lendemain Ă la Direction. Lorsque, le soir, la Maheude sut que son homme en Ă©tait, elle fut dĂ©solĂ©e, elle lui demanda s'il voulait qu'on les jetĂÂąt Ă la rue. Maheu lui-mĂÂȘme n'avait point acceptĂ© sans rĂ©pugnance. Tous deux, au moment d'agir, malgrĂ© l'injustice de leur misĂšre, retombaient Ă la rĂ©signation de la race, tremblant devant le lendemain, prĂ©fĂ©rant encore plier l'Ă©chine. D'habitude, lui, pour la conduite de l'existence, s'en remettait au jugement de sa femme, qui Ă©tait de bon conseil. Cette fois, cependant, il finit par se fĂÂącher d'autant plus qu'il partageait secrĂštement ses craintes. - Fiche-moi la paix, hein! lui dit-il en se couchant et en tournant le dos. Ce serait propre, de lĂÂącher les camarades!... Je fais mon devoir. Elle se coucha Ă son tour. Ni l'un ni l'autre ne parlait. Puis, aprĂšs un long silence, elle rĂ©pondit - Tu as raison, vas-y. Seulement, mon pauvre vieux, nous sommes foutus. Midi sonnait, lorsqu'on dĂ©jeuna, car le rendez-vous Ă©tait pour une heure, Ă l'Avantage, d'oĂÂč l'on irait ensuite chez M. Hennebeau. Il y avait des pommes de terre. Comme il ne restait qu'un petit morceau de beurre, personne n'y toucha. Le soir, on aurait des tartines. - Tu sais que nous comptons sur toi pour parler, dit tout d'un coup Etienne Ă Maheu. Ce dernier demeura saisi, la voix coupĂ©e par l'Ă©motion. - Ah! non, c'est trop! s'Ă©cria la Maheude. Je veux bien qu'il y aille, mais je lui dĂ©tends de faire le chef... Tiens! pourquoi lui plutĂÂŽt qu'un autre? Alors, Etienne s'expliqua, avec sa fougue Ă©loquente. Maheu Ă©tait le meilleur ouvrier de la fosse, le plus aimĂ©, le plus respectĂ©, celui qu'on citait pour son bon sens. Aussi les rĂ©clamations des mineurs prendraient-elles, dans sa bouche, un poids dĂ©cisif. D'abord, lui, Etienne, devait parler; mais il Ă©tait Ă Montsou depuis trop peu de temps. On Ă©couterait davantage un ancien du pays. Enfin, les camarades confiaient leurs intĂ©rĂÂȘts au plus digne il ne pouvait pas refuser, ce serait lĂÂąche. La Maheude eut un geste dĂ©sespĂ©rĂ©. - Va, va, mon homme, fais-toi crever pour les autres. Moi, je consens, aprĂšs tout! - Mais je ne saurai jamais, balbutia Maheu. Je dirai des bĂÂȘtises. Etienne, heureux de l'avoir dĂ©cidĂ©, lui tapa sur l'Ă©paule. - Tu diras ce que tu sens, et ce sera trĂšs bien. La bouche pleine, le pĂšre Bonnemort, dont les jambes dĂ©senflaient, Ă©coutait, en hochant la tĂÂȘte. Un silence se fit. Quand on mangeait des pommes de terre, les enfants s'Ă©touffaient et restaient trĂšs sages. Puis, aprĂšs avoir avalĂ©, le vieux murmura lentement - Dis ce que tu voudras, et ce sera comme si tu n'avais rien dit... Ah! j'en ai vu, j'en ai vu, de ces affaires! Il y a quarante ans, on nous flanquait Ă la porte de la Direction, et Ă coups de sabre encore! Aujourd'hui, ils vous recevront peut-ĂÂȘtre; mais ils ne vous rĂ©pondront pas plus que ce mur... Dame! ils ont de l'argent, ils s'en fichent! Le silence retomba, Maheu et Etienne se levĂšrent et laissĂšrent la famille morne, devant les assiettes vides. En sortant, ils prirent Pierron et Levaque, puis tous quatre se rendirent chez Rasseneur, oĂÂč les dĂ©lĂ©guĂ©s des corons voisins arrivaient par petits groupes. LĂ , quand les vingt membres de la dĂ©lĂ©gation furent rassemblĂ©s, on arrĂÂȘta les conditions qu'on opposerait Ă celles de la Compagnie; et l'on partit pour Montsou. L'aigre bise du nord-est balayait le pavĂ©. Deux heures sonnĂšrent, comme on arrivait. D'abord, le domestique leur dit d'attendre, en refermant la porte sur eux; puis, lorsqu'il revint, il les introduisit dans le salon, dont il ouvrit les rideaux. Un jour fin entra, tamisĂ© par les guipures. Et les mineurs, restĂ©s seuls, n'osĂšrent s'asseoir, embarrassĂ©s, tous trĂšs propres, vĂÂȘtus de drap, rasĂ©s du matin, avec leurs cheveux et leurs moustaches jaunes. Ils roulaient leurs casquettes entre les doigts, ils jetaient des regards obliques sur le mobilier, une de ces confusions de tous les styles, que le goĂ»t de l'antiquaille a mises Ă la mode des fauteuils Henri II, des chaises Louis XV, un cabinet italien du dix-septiĂšme siĂšcle, un contador espagnol du quinziĂšme, et un devant d'autel pour le lambrequin de la cheminĂ©e, et des chamarres d'anciennes chasubles rĂ©appliquĂ©es sur les portiĂšres. Ces vieux ors, ces vieilles soies aux tons fauves, tout ce luxe de chapelle, les avait saisis d'un malaise respectueux. Les tapis d'Orient semblaient les lier aux pieds de leur haute laine. Mais ce qui les suffoquait surtout, c'Ă©tait la chaleur, une chaleur Ă©gale de calorifĂšre, dont l'enveloppement les surprenait, les joues glacĂ©es du vent de la route. Cinq minutes s'Ă©coulĂšrent. Leur gĂÂȘne augmentait, dans le bien-ĂÂȘtre de cette piĂšce riche, si confortablement close. Enfin, M. Hennebeau entra, boutonnĂ© militairement, portant Ă sa redingote le petit noeud correct de sa dĂ©coration. Il parla le premier. - Ah! vous voilĂ !... Vous vous rĂ©voltez, Ă ce qu'il paraĂt... - Et il s'interrompit, pour ajouter avec une raideur polie - Asseyez-vous, je ne demande pas mieux que de causer. Les mineurs se tournĂšrent, cherchĂšrent des siĂšges du regard. Quelques-uns se risquĂšrent sur les chaises; tandis que les autres, inquiĂ©tĂ©s par les soies brodĂ©es, prĂ©fĂ©raient se tenir debout. Il y eut un silence. M. Hennebeau, qui avait roulĂ© son fauteuil devant la cheminĂ©e, les dĂ©nombrait vivement, tĂÂąchait de se rappeler leurs visages. Il venait de reconnaĂtre Pierron, cachĂ© au dernier rang; et ses yeux s'Ă©taient arrĂÂȘtĂ©s sur Etienne, assis en face de lui. - Voyons, demanda-t-il, qu'avez-vous Ă me dire? Il s'attendait Ă entendre le jeune homme prendre la parole, et il fut tellement surpris de voir Maheu s'avancer qu'il ne put s'empĂÂȘcher d'ajouter encore - Comment! c'est vous, un bon ouvrier qui s'est toujours montrĂ© si raisonnable, un ancien de Montsou dont la famille travaille au fond depuis le premier coup de pioche!... Ah! c'est mal, ça me chagrine que vous soyez Ă la tĂÂȘte des mĂ©contents! Maheu Ă©coutait, les yeux baissĂ©s. Puis, il commença, la voix hĂ©sitante et sourde d'abord. - Monsieur le directeur, c'est justement parce que je suis un homme tranquille, auquel on n'a rien Ă reprocher, que les camarades m'ont choisi. Cela doit vous prouver qu'il ne s'agit pas d'une rĂ©volte de tapageurs, de mauvaises tĂÂȘtes cherchant Ă faire du dĂ©sordre. Nous voulons seulement la justice, nous sommes las de crever de faim, et il nous semble qu'il serait temps de s'arranger, pour que nous ayons au moins du pain tous les jours. Sa voix se raffermissait. Il leva les yeux, il continua, en regardant le directeur - Vous savez bien que nous ne pouvons accepter votre nouveau systĂšme... On nous accuse de mal boiser. C'est vrai, nous ne donnons pas Ă ce travail le temps nĂ©cessaire. Mais, si nous le donnions, notre journĂ©e se trouverait rĂ©duite encore, et comme elle n'arrive dĂ©jĂ pas Ă nous nourrir, ce serait donc la fin de tout, le coup de torchon qui nettoierait vos hommes. Payez-nous davantage, nous boiserons mieux, nous mettrons aux bois les heures voulues, au lieu de nous acharner Ă l'abattage, la seule besogne productive. Il n'y a pas d'autre arrangement possible, il faut que le travail soit payĂ© pour ĂÂȘtre fait... Et qu'est-ce que vous avez inventĂ© Ă la place? une chose qui ne peut pas nous entrer dans la tĂÂȘte, voyez-vous! Vous baissez le prix de la berline, puis vous prĂ©tendez compenser cette baisse en payant le boisage Ă part. Si cela Ă©tait vrai, nous n'en serions pas moins volĂ©s, car le boisage nous prendrait toujours plus de temps. Mais ce qui nous enrage, c'est que cela n'est pas mĂÂȘme vrai la Compagnie ne compense rien du tout, elle met simplement deux centimes par berline dans sa poche, voilĂ ! - Oui, oui, c'est la vĂ©ritĂ©, murmurĂšrent les autres dĂ©lĂ©guĂ©s, en voyant M. Hennebeau faire un geste violent, comme pour interrompre. Du reste, Maheu coupa la parole au directeur. Maintenant, il Ă©tait lancĂ©, les mots venaient tout seuls. Par moments, il s'Ă©coutait avec surprise, comme si un Ă©tranger avait parlĂ© en lui. C'Ă©taient des choses amassĂ©es au fond de sa poitrine, des choses qu'il ne savait mĂÂȘme pas lĂ , et qui sortaient, dans un gonflement de son coeur. Il disait leur misĂšre Ă tous, le travail dur, la vie de brute, la femme et les petits criant la faim Ă la maison. Il cita les derniĂšres paies dĂ©sastreuses, les quinzaines dĂ©risoires, mangĂ©es par les amendes et les chĂÂŽmages, rapportĂ©es aux familles en larmes. Est-ce qu'on avait rĂ©solu de les dĂ©truire? - Alors, monsieur le directeur, finit-il par conclure, nous sommes donc venus vous dire que, crever pour crever, nous prĂ©fĂ©rons crever Ă ne rien faire. Ce sera de la fatigue de moins... Nous avons quittĂ© les fosses, nous ne redescendrons que si la Compagnie accepte nos conditions. Elle veut baisser le prix de la berline, payer le boisage Ă part. Nous autres, nous voulons que les choses restent comme elles Ă©taient, et nous voulons encore qu'on nous donne cinq centimes de plus par berline... Maintenant, c'est Ă vous de voir si vous ĂÂȘtes pour la justice et pour le travail. Des voix, parmi les mineurs, s'Ă©levĂšrent. - C'est cela... Il a dit notre idĂ©e Ă tous... Nous ne demandons que la raison. D'autres, sans parler, approuvaient d'un hochement de tĂÂȘte. La piĂšce luxueuse avait disparu, avec ses ors et ses broderies, son entassement mystĂ©rieux d'antiquailles; et ils ne sentaient mĂÂȘme plus le tapis, qu'ils Ă©crasaient sous leurs chaussures lourdes. - Laissez-moi donc rĂ©pondre, finit par crier M. Hennebeau, qui se fĂÂąchait. Avant tout, il n'est pas vrai que la Compagnie gagne deux centimes par berline... Voyons les chiffres. Une discussion confuse suivit. Le directeur, pour tĂÂącher de les diviser, interpella Pierron, qui se dĂ©roba, en bĂ©gayant. Au contraire, Levaque Ă©tait Ă la tĂÂȘte des plus agressifs, embrouillant les choses, affirmant des faits qu'il ignorait. Le gros murmure des voix s'Ă©touffait sous les tentures, dans la chaleur de serre. - Si vous causez tous Ă la fois, reprit M. Hennebeau, jamais nous ne nous entendrons. Il avait retrouvĂ© son calme, sa politesse rude, sans aigreur, de gĂ©rant qui a reçu une consigne et qui entend la faire respecter. Depuis les premiers mots, il ne quittait pas Etienne du regard, il manoeuvrait pour le tirer du silence oĂÂč le jeune homme se renfermait. Aussi, abandonnant la discussion des deux centimes, Ă©largit-il brusquement la question. - Non, avouez donc la vĂ©ritĂ©, vous obĂ©issez Ă des excitations dĂ©testables. C'est une peste, maintenant, qui souffle sur tous les ouvriers et qui corrompt les meilleurs... Oh! je n'ai besoin de la confession de personne, je vois bien qu'on vous a changĂ©s, vous si tranquilles autrefois. N'est-ce pas? on vous a promis plus de beurre que de pain, on vous a dit que votre tour Ă©tait venu d'ĂÂȘtre les maĂtres... Enfin, on vous enrĂ©gimente dans cette fameuse Internationale, cette armĂ©e de brigands dont le rĂÂȘve est la destruction de la sociĂ©tĂ©... Etienne, alors, l'interrompit. - Vous vous trompez, monsieur le directeur. Pas un charbonnier de Montsou n'a encore adhĂ©rĂ©. Mais, si on les y pousse, toutes les fosses s'enrĂÂŽleront. Ca dĂ©pend de la Compagnie. DĂšs ce moment, la lutte continua entre M. Hennebeau et lui, comme si les autres mineurs n'avaient plus Ă©tĂ© lĂ . - La Compagnie est une providence pour ses hommes, vous avez tort de la menacer. Cette annĂ©e, elle a dĂ©pensĂ© trois cent mille francs Ă bĂÂątir des corons, qui ne lui rapportent pas le deux pour cent, et je ne parle ni des pensions qu'elle sert, ni du charbon, ni des mĂ©dicaments qu'elle donne... Vous qui paraissez intelligent, qui ĂÂȘtes devenu en peu de mois un de nos ouvriers les plus habiles, ne feriez-vous pas mieux de rĂ©pandre ces vĂ©ritĂ©s-lĂ que de vous perdre, en frĂ©quentant des gens de mauvaise rĂ©putation? Oui, je veux parler de Rasseneur, dont nous avons dĂ» nous sĂ©parer, afin de sauver nos fosses de la pourriture socialiste... On vous voit toujours chez lui, et c'est lui assurĂ©ment qui vous a poussĂ©s Ă crĂ©er cette caisse de prĂ©voyance, que nous tolĂ©rerions bien volontiers si elle Ă©tait seulement une Ă©pargne, mais oĂÂč nous sentons une arme contre nous, un fonds de rĂ©serve pour payer les frais de la guerre. Et, Ă ce propos, je dois ajouter que la Compagnie entend avoir un contrĂÂŽle sur cette caisse. Etienne le laissait aller, les yeux sur les siens, les lĂšvres agitĂ©es d'un petit battement nerveux. Il sourit Ă la derniĂšre phrase, il rĂ©pondit simplement - C'est donc une nouvelle exigence, car Monsieur le directeur avait jusqu'ici nĂ©gligĂ© de rĂ©clamer ce contrĂÂŽle... Notre dĂ©sir, par malheur, est que la Compagnie s'occupe moins de nous, et qu'au lieu de jouer le rĂÂŽle de providence, elle se montre tout bonnement juste en nous donnant ce qui nous revient, notre gain qu'elle se partage. Est-ce honnĂÂȘte, Ă chaque crise, de laisser mourir de faim les travailleurs pour sauver les dividendes des actionnaires?... Monsieur le directeur aura beau dire, le nouveau systĂšme est une baisse de salaire dĂ©guisĂ©e, et c'est ce qui nous rĂ©volte, car si la Compagnie a des Ă©conomies Ă faire, elle agit trĂšs mal en les rĂ©alisant uniquement sur l'ouvrier. - Ah! nous y voilĂ ! cria M. Hennebeau. Je l'attendais, cette accusation d'affamer le peuple et de vivre de sa sueur! Comment pouvez-vous dire des bĂÂȘtises pareilles, vous qui devriez savoir les risques Ă©normes que les capitaux courent dans l'industrie, dans les mines par exemple? Une fosse tout Ă©quipĂ©e, aujourd'hui, coĂ»te de quinze cent mille francs Ă deux millions; et que de peine avant de retirer un intĂ©rĂÂȘt mĂ©diocre d'une telle somme engloutie! Presque la moitiĂ© des sociĂ©tĂ©s miniĂšres, en France, font faillite... Du reste, c'est stupide d'accuser de cruautĂ© celles qui rĂ©ussissent. Quand leurs ouvriers souffrent, elles souffrent elles-mĂÂȘmes. Croyez-vous que la Compagnie n'a pas autant Ă perdre que vous, dans la crise actuelle? Elle n'est pas la maĂtresse du salaire, elle obĂ©it Ă la concurrence, sous peine de ruine. Prenez-vous en aux faits, et non Ă elle... Mais vous ne voulez pas entendre, vous ne voulez pas comprendre! - Si, dit le jeune homme, nous comprenons trĂšs bien qu'il n'y a pas d'amĂ©lioration possible pour nous, tant que les choses iront comme elles vont, et c'est mĂÂȘme Ă cause de ça que les ouvriers finiront, un jour ou l'autre, par s'arranger de façon Ă ce qu'elles aillent autrement. Cette parole, si modĂ©rĂ©e de forme, fut prononcĂ©e Ă demi-voix, avec une telle conviction, tremblante de menace, qu'il se fit un grand silence. Une gĂÂȘne, un souffle de peur passa dans le recueillement du salon. Les autres dĂ©lĂ©guĂ©s, qui comprenaient mal, sentaient pourtant que le camarade venait de rĂ©clamer leur part, au milieu de ce bien-ĂÂȘtre; et ils recommençaient Ă jeter des regards obliques sur les tentures chaudes, sur les siĂšges confortables, sur tout ce luxe dont la moindre babiole aurait payĂ© leur soupe pendant un mois. Enfin, M. Hennebeau, qui Ă©tait restĂ© pensif, se leva, pour les congĂ©dier. Tous l'imitĂšrent. Etienne, lĂ©gĂšrement, avait poussĂ© le coude de Maheu; et celui-ci reprit, la langue dĂ©jĂ empĂÂątĂ©e et maladroite - Alors, Monsieur, c'est tout ce que vous rĂ©pondez... Nous allons dire aux autres que vous repoussez nos conditions. - Moi, mon brave, s'Ă©cria le directeur, mais je ne repousse rien!... Je suis un salariĂ© comme vous, je n'ai pas plus de volontĂ© ici que le dernier de vos galibots. On me donne des ordres, et mon seul rĂÂŽle est de veiller Ă leur bonne exĂ©cution. Je vous ai dit ce que j'ai cru devoir vous dire, mais je me garderais bien de dĂ©cider... Vous m'apporterez vos exigences, je les ferai connaĂtre Ă la RĂ©gie, puis je vous transmettrai la rĂ©ponse. Il parlait de son air correct de haut fonctionnaire, Ă©vitant de se passionner dans les questions, d'une sĂ©cheresse courtoise de simple instrument d'autoritĂ©. Et les mineurs, maintenant, le regardaient avec dĂ©fiance, se demandaient d'oĂÂč il venait, quel intĂ©rĂÂȘt il pouvait avoir Ă mentir, ce qu'il devait voler, en se mettant ainsi entre eux et les vrais patrons. Un intrigant peut-ĂÂȘtre, un homme qu'on payait comme un ouvrier, et qui vivait si bien! Etienne osa de nouveau intervenir. - Voyez donc, monsieur le directeur, comme il est regrettable que nous ne puissions plaider notre cause en personne. Nous expliquerions beaucoup de choses, nous trouverions des raisons qui vous Ă©chappent forcĂ©ment... Si nous savions seulement oĂÂč nous adresser! M. Hennebeau ne se fĂÂącha point. Il eut mĂÂȘme un sourire. - Ah! dame! cela se complique, du moment oĂÂč vous n'avez pas confiance en moi... Il faut aller lĂ -bas. Les dĂ©lĂ©guĂ©s avaient suivi son geste vague, sa main tendue vers une des fenĂÂȘtres. OĂÂč Ă©tait-ce, lĂ -bas? Paris sans doute. Mais ils ne le savaient pas au juste, cela se reculait dans un lointain terrifiant, dans une contrĂ©e inaccessible et religieuse, oĂÂč trĂÂŽnait le dieu inconnu, accroupi au fond de son tabernacle. Jamais ils ne le verraient, ils le sentaient seulement comme une force qui, de loin, pesait sur les dix mille charbonniers de Montsou. Et, quand le directeur parlait, c'Ă©tait cette force qu'il avait derriĂšre lui, cachĂ©e et rendant des oracles. Un dĂ©couragement les accabla, Etienne lui-mĂÂȘme eut un haussement d'Ă©paules pour leur dire que le mieux Ă©tait de s'en aller; tandis que M. Hennebeau tapait amicalement sur le bras de Maheu, en lui demandant des nouvelles de Jeanlin. - En voilĂ une rude leçon cependant, et c'est vous qui dĂ©fendez les mauvais boisages!... Vous rĂ©flĂ©chirez, mes amis, vous comprendrez qu'une grĂšve serait un dĂ©sastre pour tout le monde. Avant une semaine, vous mourrez de faim comment ferez-vous?... Je compte sur votre sagesse d'ailleurs, et je suis convaincu que vous redescendrez lundi au plus tard. Tous partaient, quittaient le salon dans un piĂ©tinement de troupeau, le dos arrondi, sans rĂ©pondre un mot Ă cet espoir de soumission. Le directeur, qui les accompagnait, fut obligĂ© de rĂ©sumer l'entretien la Compagnie d'un cĂÂŽtĂ© avec son nouveau tarif, les ouvriers de l'autre avec leur demande d'une augmentation de cinq centimes par berline. Pour ne leur laisser aucune illusion, il crut devoir les prĂ©venir que leurs conditions seraient certainement repoussĂ©es par la RĂ©gie. - RĂ©flĂ©chissez avant de faire des bĂÂȘtises, rĂ©pĂ©ta-t-il, inquiet de leur silence. Dans le vestibule, Pierron salua trĂšs bas, pendant que Levaque affectait de remettre sa casquette. Maheu cherchait un mot pour partir, lorsque Etienne, de nouveau, le toucha du coude. Et tous s'en allĂšrent, au milieu de ce silence menaçant. La porte seule retomba, Ă grand bruit. Lorsque M. Hennebeau rentra dans la salle Ă manger, il retrouva ses convives immobiles et muets, devant les liqueurs. En deux mots, il mit au courant Deneulin, dont le visage acheva de s'assombrir. Puis, tandis qu'il buvait son cafĂ© froid, on tĂÂącha de parler d'autre chose. Mais les GrĂ©goire eux-mĂÂȘmes revinrent Ă la grĂšve, Ă©tonnĂ©s qu'il n'y eĂ»t pas des lois pour dĂ©fendre aux ouvriers de quitter leur travail. Paul rassurait CĂ©cile, affirmait qu'on attendait les gendarmes. Enfin, Mme Hennebeau appela le domestique. - Hippolyte, avant que nous passions au salon, ouvrez les fenĂÂȘtres et donnez de l'air. IV, III Quinze jours s'Ă©taient Ă©coulĂ©s; et, le lundi de la troisiĂšme semaine, les feuilles de prĂ©sence, envoyĂ©es Ă la Direction, indiquĂšrent une diminution nouvelle dans le nombre des ouvriers descendus. Ce matin-lĂ , on comptait sur la reprise du travail; mais l'obstination de la RĂ©gie Ă ne pas cĂ©der exaspĂ©rait les mineurs. Le Voreux, CrĂšvecoeur, Mirou, Madeleine n'Ă©taient plus les seuls qui chĂÂŽmaient; Ă la Victoire et Ă Feutry-Cantel, la descente comptait Ă peine maintenant le quart des hommes; et Saint-Thomas lui-mĂÂȘme se trouvait atteint. Peu Ă peu, la grĂšve devenait gĂ©nĂ©rale. Au Voreux, un lourd silence pesait sur le carreau. C'Ă©tait l'usine morte, ce vide et cet abandon des grands chantiers, oĂÂč dort le travail. Dans le ciel gris de dĂ©cembre, le long des hautes passerelles, trois ou quatre berlines oubliĂ©es avaient la tristesse muette des choses. En bas, entre les jambes maigres des trĂ©teaux, le stock de charbon s'Ă©puisait, laissant la terre nue et noire; tandis que la provision des bois pourrissait sous les averses. A l'embarcadĂšre du canal, il Ă©tait restĂ© une pĂ©niche Ă moitiĂ© chargĂ©e, comme assoupie dans l'eau trouble; et, sur le terri dĂ©sert, dont les sulfures dĂ©composĂ©s fumaient malgrĂ© la pluie, une charrette dressait mĂ©lancoliquement ses brancards. Mais les bĂÂątiments surtout s'engourdissaient, le criblage aux persiennes closes, le beffroi oĂÂč ne montaient plus les grondements de la recette, et la chambre refroidie des gĂ©nĂ©rateurs, et la cheminĂ©e gĂ©ante trop large pour les rares fumĂ©es. On ne chauffait la machine d'extraction que le matin. Les palefreniers descendaient la nourriture des chevaux, les porions travaillaient seuls au fond, redevenus ouvriers, veillant aux dĂ©sastres qui endommagent les voies, dĂšs qu'on cesse de les entretenir; puis, Ă partir de neuf heures, le reste du service se faisait par les Ă©chelles. Et, au-dessus de cette mort des bĂÂątiments, ensevelis dans leur drap de poussiĂšre noire, il n'y avait toujours que l'Ă©chappement de la pompe soufflant son haleine grosse et longue, le reste de vie de la fosse, que les eaux auraient dĂ©truite, si le souffle s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ©. En face, sur le plateau, le coron des Deux-Cent-Quarante, lui aussi, semblait mort. Le prĂ©fet de Lille Ă©tait accouru, des gendarmes avaient battu les routes; mais, devant le calme des grĂ©vistes, prĂ©fet et gendarmes s'Ă©taient dĂ©cidĂ©s Ă rentrer chez eux. Jamais le coron n'avait donnĂ© un si bel exemple, dans la vaste plaine. Les hommes, pour Ă©viter d'aller au cabaret, dormaient la journĂ©e entiĂšre; les femmes, en se rationnant de cafĂ©, devenaient raisonnables, moins enragĂ©es de bavardages et de querelles; et jusqu'aux bandes d'enfants qui avaient l'air de comprendre, d'une telle sagesse, qu'elles couraient pieds nus et se giflaient sans bruit. C'Ă©tait le mot d'ordre, rĂ©pĂ©tĂ©, circulant de bouche en bouche on voulait ĂÂȘtre sage. Pourtant, un continuel va-et-vient emplissait de monde la maison des Maheu. Etienne, Ă titre de secrĂ©taire, y avait partagĂ© les trois mille francs de la caisse de prĂ©voyance, entre les familles nĂ©cessiteuses; ensuite, de divers cĂÂŽtĂ©s, Ă©taient arrivĂ©es quelques centaines de francs, produites par des souscriptions et des quĂÂȘtes. Mais, aujourd'hui, toutes les ressources s'Ă©puisaient, les mineurs n'avaient plus d'argent pour soutenir la grĂšve, et la faim Ă©tait lĂ , menaçante. Maigrat, aprĂšs avoir promis un crĂ©dit d'une quinzaine, s'Ă©tait brusquement ravisĂ© au bout de huit jours, coupant les vivres. D'habitude, il prenait les ordres de la Compagnie; peut-ĂÂȘtre celle-ci dĂ©sirait-elle en finir tout de suite, en affamant les corons. Il agissait d'ailleurs en tyran capricieux, donnait ou refusait du pain, suivant la figure de la fille que les parents envoyaient aux provisions; et il fermait surtout sa porte Ă la Maheude, plein de rancune, voulant la punir de ce qu'il n'avait pas eu Catherine. Pour comble de misĂšre, il gelait trĂšs fort, les femmes voyaient diminuer leur tas de charbon, avec la pensĂ©e inquiĂšte qu'on ne le renouvellerait plus aux fosses, tant que les hommes ne redescendraient pas. Ce n'Ă©tait point assez de crever de faim, on allait aussi crever de froid. Chez les Maheu, dĂ©jĂ tout manquait. Les Levaque mangeaient encore, sur une piĂšce de vingt francs prĂÂȘtĂ©e par Bouteloup. Quant aux Pierron, ils avaient toujours de l'argent; mais, pour paraĂtre aussi affamĂ©s que les autres, dans la crainte des emprunts, ils se fournissaient Ă crĂ©dit chez Maigrat, qui aurait jetĂ© son magasin Ă la Pierronne, si elle avait tendu sa jupe. DĂšs le samedi, beaucoup de familles s'Ă©taient couchĂ©es sans souper. Et, en face des jours terribles qui commençaient, pas une plainte ne se faisait entendre, tous obĂ©issaient au mot d'ordre, avec un tranquille courage. C'Ă©tait quand mĂÂȘme une confiance absolue, une foi religieuse, le don aveugle d'une population de croyants. Puisqu'on leur avait promis l'Ăšre de la justice, ils Ă©taient prĂÂȘts Ă souffrir pour la conquĂÂȘte du bonheur universel. La faim exaltait les tĂÂȘtes, jamais l'horizon fermĂ© n'avait ouvert un au-delĂ plus large Ă ces hallucinĂ©s de la misĂšre. Ils revoyaient lĂ -bas, quand leurs yeux se troublaient de faiblesse, la citĂ© idĂ©ale de leur rĂÂȘve, mais prochaine Ă cette heure et comme rĂ©elle, avec son peuple de frĂšres, son ĂÂąge d'or de travail et de repas en commun. Rien n'Ă©branlait la conviction qu'ils avaient d'y entrer enfin. La caisse s'Ă©tait Ă©puisĂ©e, la Compagnie ne cĂ©derait pas, chaque jour devait aggraver la situation, et ils gardaient leur espoir, et ils montraient le mĂ©pris souriant des faits. Si la terre craquait sous eux, un miracle les sauverait. Cette foi remplaçait le pain et chauffait le ventre. Lorsque les Maheu et les autres avaient digĂ©rĂ© trop vite leur soupe d'eau claire, ils montaient ainsi dans un demi-vertige, l'extase d'une vie meilleure qui jetait les martyrs aux bĂÂȘtes. DĂ©sormais, Etienne Ă©tait le chef incontestĂ©. Dans les conversations du soir, il rendait des oracles, Ă mesure que l'Ă©tude l'affinait et le faisait trancher en toutes choses. Il passait les nuits Ă lire, il recevait un nombre plus grand de lettres; mĂÂȘme il s'Ă©tait abonnĂ© au Vengeur, une feuille socialiste de Belgique, et ce journal, le premier qui entrait dans le coron, lui avait attirĂ©, de la part des camarades, une considĂ©ration extraordinaire. Sa popularitĂ© croissante le surexcitait chaque jour davantage. Tenir une correspondance Ă©tendue, discuter du sort des travailleurs aux quatre coins de la province, donner des consultations aux mineurs du Voreux, surtout devenir un centre, sentir le monde rouler autour de soi, c'Ă©tait un continuel gonflement de vanitĂ©, pour lui, l'ancien mĂ©canicien, le haveur aux mains grasses et noires. Il montait d'un Ă©chelon, il entrait dans cette bourgeoisie exĂ©crĂ©e, avec des satisfactions d'intelligence et de bien-ĂÂȘtre, qu'il ne s'avouait pas. Un seul malaise lui restait, la conscience de son manque d'instruction, qui le rendait embarrassĂ© et timide, dĂšs qu'il se trouvait devant un monsieur en redingote. S'il continuait Ă s'instruire, dĂ©vorant tout, le manque de mĂ©thode rendait l'assimilation trĂšs lente, une telle confusion se produisait, qu'il finissait par savoir des choses qu'il n'avait pas comprises. Aussi, Ă certaines heures de bon sens, Ă©prouvait-il une inquiĂ©tude sur sa mission, la peur de n'ĂÂȘtre point l'homme attendu. Peut-ĂÂȘtre aurait-il fallu un avocat, un savant capable de parler et d'agir, sans compromettre les camarades? Mais une rĂ©volte le remettait bientĂÂŽt d'aplomb. Non, non, pas d'avocats! tous sont des canailles, ils profitent de leur science pour s'engraisser avec le peuple! Ca tournerait comme ça tournerait, les ouvriers devaient faire leurs affaires entre eux. Et son rĂÂȘve de chef populaire le berçait de nouveau Montsou Ă ses pieds, Paris dans un lointain de brouillard, qui sait? la dĂ©putation un jour, la tribune d'une salle riche, oĂÂč il se voyait foudroyant les bourgeois du premier discours prononcĂ© par un ouvrier dans un Parlement. Depuis quelques jours, Etienne Ă©tait perplexe. Pluchart Ă©crivait lettre sur lettre, en offrant de se rendre Ă Montsou, pour chauffer le zĂšle des grĂ©vistes. Il s'agissait d'organiser une rĂ©union privĂ©e, que le mĂ©canicien prĂ©siderait; et il y avait, sous ce projet, l'idĂ©e d'exploiter la grĂšve, de gagner Ă l'Internationale les mineurs, qui, jusque-lĂ , s'Ă©taient montrĂ©s mĂ©fiants. Etienne redoutait du tapage, mais il aurait cependant laissĂ© venir Pluchart, si Rasseneur n'avait blĂÂąmĂ© violemment cette intervention. MalgrĂ© sa puissance, le jeune homme devait compter avec le cabaretier, dont les services Ă©taient, plus anciens, et qui gardait des fidĂšles parmi ses clients. Aussi hĂ©sitait-il encore, ne sachant que rĂ©pondre. Justement, le lundi, vers quatre heures une nouvelle lettre arriva de Lille, comme Etienne se trouvait seul, avec la Maheude, dans la salle du bas. Maheu, Ă©nervĂ© d'oisivetĂ©, Ă©tait parti Ă la pĂÂȘche s'il avait la chance de prendre un beau poisson, en dessous de l'Ă©cluse du canal, on le vendrait et on achĂšterait du pain. Le vieux Bonnemort et le petit Jeanlin venaient de filer, pour essayer leurs jambes remises Ă neuf; tandis que les enfants Ă©taient sortis avec Alzire, qui passait des heures sur le terri, Ă ramasser des escarbilles. Assise prĂšs du maigre feu, qu'on n'osait plus entretenir, la Maheude, dĂ©grafĂ©e, un sein hors du corsage et tombant jusqu'au ventre, faisait tĂ©ter Estelle. Lorsque le jeune homme replia la lettre, elle l'interrogea. - Est-ce de bonnes nouvelles? va-t-on nous envoyer de l'argent? Il rĂ©pondit non du geste, et elle continua - Cette semaine, je ne sais comment nous allons faire... Enfin, on tiendra tout de mĂÂȘme. Quand on a le bon droit de son cĂÂŽtĂ©, n'est-ce pas? ça vous donne du coeur, on finit toujours par ĂÂȘtre les plus forts. A cette heure, elle Ă©tait pour la grĂšve, raisonnablement. Il aurait mieux valu forcer la Compagnie Ă ĂÂȘtre juste, sans quitter le travail. Mais, puisqu'on l'avait quittĂ©, on devait ne pas le reprendre, avant d'obtenir justice. LĂ -dessus, elle se montrait d'une Ă©nergie intraitable. PlutĂÂŽt crever que de paraĂtre avoir eu tort, lorsqu'on avait raison! - Ah! s'Ă©cria Etienne, s'il Ă©clatait un bon cholĂ©ra, qui nous dĂ©barrassĂÂąt de tous ces exploiteurs de la Compagnie! - Non, non, rĂ©pondit-elle, il ne faut souhaiter la mort Ă personne. Ca ne nous avancerait guĂšre, il en repousserait d'autres... Moi, je demande seulement que ceux-lĂ reviennent Ă des idĂ©es plus sensĂ©es, et j'attends ça, car il y a des braves gens partout... Vous savez que je ne suis pas du tout pour votre politique. En effet, elle blĂÂąmait d'habitude ses violences de paroles, elle le trouvait batailleur. Qu'on voulĂ»t se faire payer son travail ce qu'il valait, c'Ă©tait bon; mais pourquoi s'occuper d'un tas de choses, des bourgeois et du gouvernement? pourquoi se mĂÂȘler des affaires des autres, oĂÂč il n'y avait que de mauvais coups Ă attraper? Et elle lui gardait son estime, parce qu'il ne se grisait pas et qu'il lui payait rĂ©guliĂšrement ses quarante-cinq francs de pension. Quand un homme avait de la conduite, on pouvait lui passer le reste. Etienne, alors, parla de la RĂ©publique, qui donnerait du pain Ă tout le monde. Mais la Maheude secoua la tĂÂȘte, car elle se souvenait de 48, une annĂ©e de chien, qui les avait laissĂ©s nus comme des vers, elle et son homme, dans les premiers temps de leur mĂ©nage. Elle s'oubliait Ă en conter les embĂÂȘtements d'une voix morne, les yeux perdus, la gorge Ă l'air, tandis que sa fille Estelle, sans lĂÂącher le sein, s'endormait sur ses genoux. Et, absorbĂ© lui aussi, Etienne regardait fixement ce sein Ă©norme, dont la blancheur molle tranchait avec le teint massacrĂ© et jauni du visage. - Pas un liard, murmurait-elle, rien Ă se mettre sous la dent, et toutes les fosses qui s'arrĂÂȘtaient. Enfin, quoi! la crevaison du pauvre monde, comme aujourd'hui! Mais, Ă ce moment, la porte s'ouvrit, et ils restĂšrent muets de surprise devant Catherine qui entrait. Depuis sa fuite avec Chaval, elle n'avait plus reparu au coron. Son trouble Ă©tait si grand, qu'elle ne referma pas la porte, tremblante et muette. Elle comptait trouver sa mĂšre seule, la vue du jeune homme dĂ©rangeait la phrase prĂ©parĂ©e en route. - Qu'est-ce que tu viens ficher ici? cria la Maheude, sans mĂÂȘme quitter sa chaise. Je ne veux plus de toi, va-t'en! Alors, Catherine tĂÂącha de rattraper des mots. - Maman, c'est du cafĂ© et du sucre... Oui, pour les enfants... J'ai fait des heures, j'ai songĂ© Ă eux... Elle tirait de ses poches une livre de cafĂ© et une livre de sucre, qu'elle s'enhardit Ă poser sur la table. La grĂšve du Voreux la tourmentait, tandis qu'elle travaillait Ă Jean-Bart, et elle n'avait trouvĂ© que cette façon d'aider un peu ses parents, sous le prĂ©texte de songer aux petits. Mais son bon coeur ne dĂ©sarmait pas sa mĂšre, qui rĂ©pliqua - Au lieu de nous apporter des douceurs, tu aurais mieux fait de rester Ă nous gagner du pain. Elle l'accabla, elle se soulagea, en lui jetant Ă la face tout ce qu'elle rĂ©pĂ©tait contre elle, depuis un mois. Filer avec un homme, se coller Ă seize ans, lorsqu'on avait une famille dans le besoin! Il fallait ĂÂȘtre la derniĂšre des filles dĂ©naturĂ©es. On pouvait pardonner une bĂÂȘtise, mais une mĂšre n'oubliait jamais un pareil tour. Et encore si on l'avait tenue Ă l'attache! Pas du tout, elle Ă©tait libre comme l'air, on lui demandait seulement de rentrer coucher. - Dis? qu'est-ce que tu as dans la peau, Ă ton ĂÂąge? Catherine, immobile prĂšs de la table, Ă©coutait, la tĂÂȘte basse. Un tressaillement agitait son maigre corps de fille tardive, et elle tĂÂąchait de rĂ©pondre, en paroles entrecoupĂ©es. - Oh! s'il n'y avait que moi, pour ce que ça m'amuse!... C'est lui. Quand il veut, je suis bien forcĂ©e de vouloir, n'est-ce pas? parce que, vois-tu, il est le plus fort... Est-ce qu'on sait comment les choses tournent? Enfin, c'est fait, et ce n'est pas Ă dĂ©faire, car autant lui qu'un autre, maintenant. Faut bien qu'il m'Ă©pouse. Elle se dĂ©fendait sans rĂ©volte, avec la rĂ©signation passive des filles qui subissent le mĂÂąle de bonne heure. N'Ă©tait-ce pas la loi commune? Jamais elle n'avait rĂÂȘvĂ© autre chose, une violence derriĂšre le terri, un enfant Ă seize ans, puis la misĂšre dans le mĂ©nage, si son galant l'Ă©pousait. Et elle ne rougissait de honte, elle ne tremblait ainsi, que bouleversĂ©e d'ĂÂȘtre traitĂ©e en gueuse devant ce garçon, dont la prĂ©sence l'oppressait et la dĂ©sespĂ©rait. Etienne, cependant, s'Ă©tait levĂ©, en affectant de secouer le feu Ă demi Ă©teint, pour ne pas gĂÂȘner l'explication, Mais leurs regards se rencontrĂšrent, il la trouvait pĂÂąle, Ă©reintĂ©e, jolie quand mĂÂȘme avec ses yeux si clairs, dans sa face qui se tannait; et il Ă©prouva un singulier sentiment, sa rancune Ă©tait partie, il aurait simplement voulu qu'elle fĂ»t heureuse, chez cet homme qu'elle lui avait prĂ©fĂ©rĂ©. C'Ă©tait un besoin de s'occuper d'elle encore, une envie d'aller Ă Montsou forcer l'autre Ă des Ă©gards. Mais elle ne vit que de la pitiĂ© dans cette tendresse qui s'offrait toujours, il devait la mĂ©priser pour la dĂ©visager de la sorte. Alors, son coeur se serra tellement, qu'elle Ă©trangla sans pouvoir bĂ©gayer d'autres paroles d'excuse. - C'est ça, tu fais mieux de te taire, reprit la Maheude implacable. Si tu reviens pour rester, entre; autrement, file tout de suite, et estime-toi heureuse que je sois embarrassĂ©e, car je t'aurais dĂ©jĂ fichu mon pied quelque part. Comme si, brusquement, cette menace se rĂ©alisait, Catherine reçut dans le derriĂšre, Ă toute volĂ©e, un coup de pied dont la violence l'Ă©tourdit de surprise et de douleur. C'Ă©tait Chaval, entrĂ© d'un bond par la porte ouverte, qui lui allongeait une ruade de bĂÂȘte mauvaise. Depuis une minute, il la guettait du dehors. - Ah! salope, hurla-t-il, je t'ai suivie, je savais bien que tu revenais ici t'en faire foutre jusqu'au nez! Et c'est toi qui le paies, hein? Tu l'arroses de cafĂ© avec mon argent! La Maheude et Etienne, stupĂ©fiĂ©s, ne bougeaient pas. D'un geste furibond, Chaval chassait Catherine vers la porte. - Sortiras-tu, nom de Dieu! Et, comme elle se rĂ©fugiait dans un angle, il retomba sur la mĂšre. - Un joli mĂ©tier de garder la maison, pendant que ta putain de fille est lĂ -haut, les jambes en l'air! Enfin, il tenait le poignet de Catherine, il la secouait, la traĂnait dehors. A la porte, il se retourna de nouveau vers la Maheude, clouĂ©e sur sa chaise. Elle en avait oubliĂ© de rentrer son sein. Estelle s'Ă©tait endormie, le nez glissĂ© en avant, dans la jupe de laine; et le sein Ă©norme pendait, libre et nu, comme une mamelle de vache puissante, - Quand la fille n'y est pas, c'est la mĂšre qui se fait tamponner, cria Chaval. Va, montre-lui ta viande! Il n'est pas dĂ©goĂ»tĂ©, ton salaud de logeur! Du coup, Etienne voulut gifler le camarade, La peur d'ameuter le coron par une bataille l'avait retenu de lui arracher Catherine des mains, Mais, Ă son tour, une rage l'emportait, et les deux hommes se trouvĂšrent face Ă face, le sang dans les yeux, C'Ă©tait une vieille haine, une jalousie longtemps inavouĂ©e, qui Ă©clatait. Maintenant, il fallait que l'un des deux mangeĂÂąt l'autre. - Prends garde! balbutia Etienne, les dents serrĂ©es, J'aurai ta peau, - Essaye! rĂ©pondit Chaval. Ils se regardĂšrent encore pendant quelques secondes, de si prĂšs, que leur souffle ardent brĂ»lait leur visage. Et ce fut Catherine, suppliante, qui reprit la main de son amant pour l'entraĂner, Elle le tirait hors du coron, elle fuyait, sans tourner la tĂÂȘte. - Quelle brute! murmura Etienne en fermant la porte violemment, agitĂ© d'une telle colĂšre, qu'il dut se rasseoir. En face de lui, la Maheude n'avait pas remuĂ©. Elle eut un grand geste, et un silence se fit, pĂ©nible et lourd des choses qu'ils ne disaient pas. MalgrĂ© son effort, il revenait quand mĂÂȘme Ă sa gorge, Ă cette coulĂ©e de chair blanche, dont l'Ă©clat maintenant le gĂÂȘnait. Sans doute, elle avait quarante ans et elle Ă©tait dĂ©formĂ©e, comme une bonne femelle qui produisait trop; mais beaucoup la dĂ©siraient encore, large, solide, avec sa grosse figure longue d'ancienne belle fille. Lentement, d'un air tranquille, elle avait pris Ă deux mains sa mamelle et la rentrait. Un coin rose s'obstinait, elle le renfonça du doigt, puis se boutonna, toute noire Ă prĂ©sent, avachie dans son vieux caraco. - C'est un cochon, dit-elle enfin. Il n'y a qu'un sale cochon pour avoir des idĂ©es si dĂ©goĂ»tantes... Moi, je m'en fiche! Ca ne mĂ©ritait pas de rĂ©ponse. Puis, d'une voix franche, elle ajouta, sans quitter le jeune homme du regard - J'ai mes dĂ©fauts bien sĂ»r, mais je n'ai pas celui-lĂ ... Il n'y a que deux hommes qui m'ont touchĂ©e, un herscheur autrefois, Ă quinze ans, et Maheu ensuite. S'il m'avait lĂÂąchĂ©e comme l'autre, dame! je ne sais trop ce qu'il serait arrivĂ©, et je ne suis pas plus fiĂšre pour m'ĂÂȘtre bien conduite avec lui depuis notre mariage, parce que, lorsqu'on n'a point fait le mal, c'est souvent que les occasions ont manquĂ©... Seulement, je dis ce qui est, et je connais des voisines qui n'en pourraient dire autant, n'est-ce pas? - Ca, c'est bien vrai, rĂ©pondit Etienne en se levant. Et il sortit, pendant qu'elle se dĂ©cidait Ă rallumer le feu, aprĂšs avoir posĂ© Estelle endormie sur deux chaises. Si le pĂšre attrapait et vendait un poisson, on ferait tout de mĂÂȘme de la soupe. Dehors, la nuit tombait dĂ©jĂ , une nuit glaciale, et la tĂÂȘte basse, Etienne marchait, pris d'une tristesse noire. Ce n'Ă©tait plus de la colĂšre contre l'homme, de la pitiĂ© pour la pauvre fille maltraitĂ©e. La scĂšne brutale s'effaçait, se noyait, le rejetait Ă la souffrance de tous, aux abominations de la misĂšre. Il revoyait le coron sans pain, ces femmes, ces petits qui ne mangeraient pas le soir, tout ce peuple luttant, le ventre vide. Et le doute dont il Ă©tait effleurĂ© parfois, s'Ă©veillait en lui, dans la mĂ©lancolie affreuse du crĂ©puscule, le torturait d'un malaise qu'il n'avait jamais ressenti si violent. De quelle terrible responsabilitĂ© il se chargeait! Allait-il les pousser encore, les faire s'entĂÂȘter Ă la rĂ©sistance, maintenant qu'il n'y avait ni argent nu crĂ©dit? et quel serait le dĂ©nouement, s'il n'arrivait aucun secours, si la faim abattait les courages? Brusquement, il venait d'avoir la vision du dĂ©sastre des enfants qui mouraient, des mĂšres qui sanglotaient, tandis que les hommes, hĂÂąves et maigris, redescendaient dans les fosses. Il marchait toujours, ses pieds butaient sur les pierres, l'idĂ©e que la Compagnie serait la plus forte et qu'il aurait fait le malheur des camarades, l'emplissait d'une insupportable angoisse. Lorsqu'il leva la tĂÂȘte, il vit qu'il Ă©tait devant le Voreux. La masse sombre des bĂÂątiments s'alourdissait sous les tĂ©nĂšbres croissantes. Au milieu du carreau dĂ©sert, obstruĂ© de grandes ombres immobiles, on eĂ»t dit un coin de forteresse abandonnĂ©e. DĂšs que la machine d'extraction s'arrĂÂȘtait, l'ĂÂąme s'en allait des murs. A cette heure de la nuit, rien n'y vivait plus, pas une lanterne, pas une voix; et l'Ă©chappement de la pompe lui-mĂÂȘme n'Ă©tait qu'un rĂÂąle lointain, venu on ne sait d'oĂÂč, dans cet anĂ©antissement de la fosse entiĂšre. Etienne regardait, et le sang lui remontait au coeur. Si les ouvriers souffraient la faim, la Compagnie entamait ses millions. Pourquoi serait-elle la plus forte, dans cette guerre du travail contre l'argent? En tout cas, la victoire lui coĂ»terait cher. On compterait ses cadavres, ensuite. Il Ă©tait repris d'une fureur de bataille, du besoin farouche d'en finir avec la misĂšre, mĂÂȘme au prix de la mort. Autant valait-il que le coron crevĂÂąt d'un coup, si l'on devait continuer Ă crever en dĂ©tail, de famine et d'injustice. Des lectures mal digĂ©rĂ©es lui revenaient, des exemples de peuples qui avaient incendiĂ© leurs villes pour arrĂÂȘter l'ennemi, des histoires vagues oĂÂč les mĂšres sauvaient les enfants de l'esclavage, en leur cassant la tĂÂȘte sur le pavĂ©, oĂÂč les hommes se laissaient mourir d'inanition, plutĂÂŽt que de manger le pain des tyrans. Cela l'exaltait, une gaietĂ© rouge se dĂ©gageait de sa crise de noire tristesse, chassant le doute, lui faisant honte de cette lĂÂąchetĂ© d'une heure. Et, dans ce rĂ©veil de sa foi, des bouffĂ©es d'orgueil reparaissaient et l'emportaient plus haut, la joie d'ĂÂȘtre le chef, de se voir obĂ©i jusqu'au sacrifice, le rĂÂȘve Ă©largi de sa puissance, le soir du triomphe. DĂ©jĂ , il imaginait une scĂšne d'une grandeur simple, son refus du pouvoir, l'autoritĂ© remise entre les mains du peuple, quand il serait le maĂtre. - Mais il s'Ă©veilla, il tressaillit Ă la voix de Maheu qui lui contait sa chance, une truite superbe pĂÂȘchĂ©e et vendue trois francs. On aurait de la soupe. Alors, il laissa le camarade retourner seul au coron, en lui disant qu'il le suivait; et il entra s'attabler Ă l'Avantage, il attendit le dĂ©part d'un client pour avertir nettement Rasseneur qu'il allait Ă©crire Ă Pluchart de venir tout de suite. Sa rĂ©solution Ă©tait prise, il voulait organiser une rĂ©union privĂ©e, car la victoire lui semblait certaine, si les charbonniers de Montsou adhĂ©raient en masse Ă l'Internationale. IV, IV Ce fut au Bon-Joyeux, chez la veuve DĂ©sir, qu'on organisa la rĂ©union privĂ©e, pour le jeudi, Ă deux heures La veuve, outrĂ©e des misĂšres qu'on faisait Ă ses enfants, les charbonniers, ne dĂ©colĂ©rait plus, depuis surtout que son cabaret se vidait. Jamais grĂšve n'avait eu moins soif, les soĂ»lards s'enfermaient chez eux par crainte de dĂ©sobĂ©ir au mot d'ordre de sagesse. Aussi Montsou, qui grouillait de monde les jours de ducasse, allongeait-il sa large rue, muette et morne, d'un air de dĂ©solation. Plus de biĂšre coulant des comptoirs et des ventres, les ruisseaux Ă©taient secs. Sur le pavĂ©, au dĂ©bit Casimir et Ă l'estaminet du ProgrĂšs, on ne voyait que les faces pĂÂąles des cabaretiĂšres interrogeant la route; puis, dans Montsou mĂÂȘme, toute la ligne s'Ă©tendait dĂ©serte, de l'estaminet Lenfant Ă l'estaminet Tison, en passant par l'estaminet Piquette et le dĂ©bit de la TĂÂȘte-CoupĂ©e; seul l'estaminet Saint-Eloi, que des porions frĂ©quentaient, versait encore quelques chopes; et la solitude gagnait jusqu'au Volcan, dont les dames chĂÂŽmaient, faute d'amateurs, bien qu'elles eussent baissĂ© leur prix de dix sous Ă cinq sous, vu la rigueur des temps. C'Ă©tait un vrai deuil qui crevait le coeur du pays entier. - Nom de Dieu! s'Ă©tait Ă©criĂ©e la veuve DĂ©sir, en tapant des deux mains sur ses cuisses, c'est la faute aux gendarmes! Qu'ils me foutent en prison, s'ils le veulent, mais il faut que je les embĂÂȘte! Pour elle, toutes les autoritĂ©s, tous les patrons, c'Ă©taient des gendarmes, un terme de mĂ©pris gĂ©nĂ©ral, dans lequel elle enveloppait les ennemis du peuple. Et elle avait accueilli avec transport la demande d'Etienne sa maison entiĂšre appartenait aux mineurs, elle prĂÂȘterait gratuitement la salle de bal, elle lancerait elle-mĂÂȘme les invitations, puisque la loi l'exigeait. D'ailleurs, tant mieux, si la loi n'Ă©tait pas contente! on verrait sa gueule. DĂšs le lendemain, le jeune homme lui apporta Ă signer une cinquantaine de lettres, qu'il avait fait copier par les voisins du coron sachant Ă©crire; et l'on envoya ces lettres, dans les fosses, aux dĂ©lĂ©guĂ©s et Ă des hommes dont on Ă©tait sĂ»r. L'ordre du jour avouĂ© Ă©tait de discuter la continuation de la grĂšve; mais, en rĂ©alitĂ©, on attendait Pluchart, on comptait sur un discours de lui, pour enlever l'adhĂ©sion en masse Ă l'Internationale. Le jeudi matin, Etienne fut pris d'inquiĂ©tude, en ne voyant pas arriver son ancien contremaĂtre, qui avait promis par dĂ©pĂÂȘche d'ĂÂȘtre lĂ le mercredi soir. Que se passait-il donc? Il Ă©tait dĂ©solĂ© de ne pouvoir s'entendre avec lui, avant la rĂ©union. DĂšs neuf heures, il se rendit Ă Montsou, dans l'idĂ©e que le mĂ©canicien y Ă©tait peut-ĂÂȘtre allĂ© tout droit, sans s'arrĂÂȘter au Voreux. - Non, je n'ai pas vu votre ami, rĂ©pondit la veuve DĂ©sir. Mais tout est prĂÂȘt, venez donc voir. Elle le conduisit dans la salle de bal. La dĂ©coration en Ă©tait restĂ©e la mĂÂȘme, des guirlandes qui soutenaient, au plafond, une couronne de fleurs en papier peint, et des Ă©cussons de carton dorĂ© alignant des noms de saints et de saintes, le long des murs. Seulement, on avait remplacĂ© la tribune des musiciens par une table et trois chaises, dans un angle; et, rangĂ©s de biais, des bancs garnissaient la salle. - C'est parfait, dĂ©clara Etienne. - Et vous savez, reprit la veuve, vous ĂÂȘtes chez vous. Gueulez tant que ça vous plaira... Faudra que les gendarmes me passent sur le corps, s'ils viennent. MalgrĂ© son inquiĂ©tude, il ne put s'empĂÂȘcher de sourire en la regardant, tellement elle lui parut vaste, avec une paire de seins dont un seul rĂ©clamait un homme, pour ĂÂȘtre embrassĂ©; ce qui faisait dire que, maintenant, sur les six galants de la semaine, elle en prenait deux chaque soir, Ă cause de la besogne. Mais Etienne s'Ă©tonna de voir entrer Rasseneur et Souvarine; et, comme la veuve les laissait tous trois dans la grande salle vide, il s'Ă©cria - Tiens! c'est dĂ©jĂ vous! Souvarine, qui avait travaillĂ© la nuit au Voreux, les machineurs n'Ă©tant pas en grĂšve, venait simplement par curiositĂ©. Quant Ă Rasseneur, il semblait gĂÂȘnĂ© depuis deux jours, sa grasse figure ronde avait perdu son rire dĂ©bonnaire. - Pluchart n'est pas arrivĂ©, je suis trĂšs inquiet, ajouta Etienne. Le cabaretier dĂ©tourna les yeux et rĂ©pondit entre ses dents - Ca ne m'Ă©tonne pas, je ne l'attends plus. - Comment? Alors, il se dĂ©cida, il regarda l'autre en face, et d'un air brave - C'est que, moi aussi, je lui ai envoyĂ© une lettre, si tu veux que je te le dise; et, dans cette lettre, je l'ai suppliĂ© de ne pas venir... Oui, je trouve que nous devons faire nos affaires nous-mĂÂȘmes, sans nous adresser aux Ă©trangers. Etienne, hors de lui, tremblant de colĂšre, les yeux dans les yeux du camarade, rĂ©pĂ©tait en bĂ©gayant - Tu as fait ça! tu as fait ça! - J'ai fait ça, parfaitement! Et tu sais pourtant si j'ai confiance en Pluchart! C'est un malin et un solide, on peut marcher avec lui... Mais, vois-tu, je me fous de vos idĂ©es, moi! La politique, le gouvernement, tout ça, je m'en fous! Ce que je dĂ©sire, c'est que le mineur soit mieux traitĂ©. J'ai travaillĂ© au fond pendant vingt ans, j'y ai suĂ© tellement de misĂšre et de fatigue, que je me suis jurĂ© d'obtenir des douceurs pour les pauvres bougres qui y sont encore; et, je le sens bien, vous n'obtiendrez rien du tout avec vos histoires, vous allez rendre le sort de l'ouvrier encore plus misĂ©rable... Quand il sera forcĂ© par la faim de redescendre, on le salera davantage, la Compagnie le paiera Ă coups de trique, comme un chien Ă©chappĂ© qu'on fait rentrer Ă la niche... VoilĂ ce que je veux empĂÂȘcher, entends-tu? Il haussait la voix, le ventre en avant, plantĂ© carrĂ©ment sur ses grosses jambes. Et toute sa nature d'homme raisonnable et patient se confessait en phrases claires, qui coulaient abondantes, sans effort. Est-ce que ce n'Ă©tait pas stupide de croire qu'on pouvait d'un coup changer le monde, mettre les ouvriers Ă la place des patrons, partager l'argent comme on partage une pomme? Il faudrait des mille ans et des mille ans pour que ça se rĂ©alisĂÂąt peut-ĂÂȘtre. Alors, qu'on lui fichĂÂąt la paix, avec les miracles! Le parti le plus sage, quand on ne voulait pas se casser le nez, c'Ă©tait de marcher droit, d'exiger les rĂ©formes possibles, d'amĂ©liorer enfin le sort des travailleurs, dans toutes les occasions. Ainsi, lui se faisait fort, s'il s'en occupait, d'amener la Compagnie Ă des conditions meilleures; au lieu que, va te faire fiche! on y crĂšverait tous, en s'obstinant. Etienne l'avait laissĂ© parler, la parole coupĂ©e par l'indignation. Puis, il cria - Nom de Dieu! tu n'as donc pas de sang dans les veines? Un instant, il l'aurait giflĂ©; et, pour rĂ©sister Ă la tentation, il se lança dans la salle Ă grands pas, il soulagea sa fureur sur les bancs, au travers desquels il s'ouvrait un passage. - Fermez la porte au moins, fit remarquer Souvarine. On n'a pas besoin d'entendre. AprĂšs ĂÂȘtre allĂ© lui-mĂÂȘme la fermer, il s'assit tranquillement sur une des chaises du bureau. Il avait roulĂ© une cigarette, il regardait les deux autres de son oeil doux et fin, les lĂšvres pincĂ©es d'un mince sourire. - Quand tu te fĂÂącheras, ça n'avance Ă rien, reprit judicieusement Rasseneur. Moi, j'ai cru d'abord que tu avais du bon sens. C'Ă©tait trĂšs bien de recommander le calme aux camarades, de les forcer Ă ne pas remuer de chez eux, d'user de ton pouvoir enfin pour le maintien de l'ordre. Et, maintenant, voilĂ que tu vas les jeter dans le gĂÂąchis! A chacune de ses courses au milieu des bancs, Etienne revenait vers le cabaretier, le saisissait par les Ă©paules, le secouait, en lui criant ses rĂ©ponses dans la face. - Mais, tonnerre de Dieu! je veux bien ĂÂȘtre calme. Oui, je leur ai imposĂ© une discipline! oui, je leur conseille encore de ne pas bouger! Seulement, il ne faut pas qu'on se foute de nous, Ă la fin!... Tu es heureux de rester froid. Moi, il y a des heures oĂÂč je sens ma tĂÂȘte qui dĂ©mĂ©nage. C'Ă©tait, de son cĂÂŽtĂ©, une confession. Il se raillait de ses illusions de nĂ©ophyte, de son rĂÂȘve religieux d'une citĂ© oĂÂč la justice allait rĂ©gner bientĂÂŽt, entre les hommes devenus frĂšres. Un bon moyen vraiment, se croiser les bras et attendre, si l'on voulait voir les hommes se manger entre eux jusqu'Ă la fin du monde, comme des loups. Non! il fallait s'en mĂÂȘler, autrement l'injustice serait Ă©ternelle, toujours les riches suceraient le sang des pauvres. Aussi ne se pardonnait-il pas la bĂÂȘtise d'avoir dit autrefois qu'on devait bannir la politique de la question sociale. Il ne savait rien alors, et depuis il avait lu, il avait Ă©tudiĂ©. Maintenant, ses idĂ©es Ă©taient mĂ»res, il se vantait d'avoir un systĂšme. Pourtant, il l'expliquait mal, en phrases dont la confusion gardait un peu de toutes les thĂ©ories traversĂ©es et successivement abandonnĂ©es. Au sommet, restait debout l'idĂ©e de Karl Marx le capital Ă©tait le rĂ©sultat de la spoliation, le travail avait le devoir et le droit de reconquĂ©rir cette richesse volĂ©e. Dans la pratique, il s'Ă©tait d'abord, avec Proudhon, laissĂ© prendre par la chimĂšre du crĂ©dit mutuel, d'une vaste banque d'Ă©change, qui supprimait les intermĂ©diaires; puis, les sociĂ©tĂ©s coopĂ©ratives de Lassalle, dotĂ©es par l'Etat, transformant peu Ă peu la terre en une seule ville industrielle, l'avaient passionnĂ©, jusqu'au jour oĂÂč le dĂ©goĂ»t lui en Ă©tait venu, devant la difficultĂ© du contrĂÂŽle; et il en arrivait depuis peu au collectivisme, il demandait que tous les instruments du travail fussent rendus Ă la collectivitĂ©. Mais cela demeurait vague, il ne savait comment rĂ©aliser ce nouveau rĂÂȘve, empĂÂȘchĂ© encore par les scrupules de sa sensibilitĂ© et de sa raison, n'osant risquer les affirmations absolues des sectaires. Il en Ă©tait simplement Ă dire qu'il s'agissait de s'emparer du gouvernement, avant tout. Ensuite, on verrait. - Mais qu'est-ce qu'il te prend? pourquoi passes-tu aux bourgeois? continua-t-il avec violence, en revenant se planter devant le cabaretier. Toi-mĂÂȘme, tu le disais il faut que ça pĂšte! Rasseneur rougit lĂ©gĂšrement. - Oui, je l'ai dit. Et si ça pĂšte, tu verras que je ne suis pas plus lĂÂąche qu'un autre... Seulement, je refuse d'ĂÂȘtre avec ceux qui augmentent le gĂÂąchis, pour y pĂÂȘcher une position. A son tour, Etienne fut pris de rougeur. Les deux hommes ne criĂšrent plus, devenus aigres et mauvais, gagnĂ©s par le froid de leur rivalitĂ©. C'Ă©tait, au fond, ce qui outrait les systĂšmes, jetant l'un Ă une exagĂ©ration rĂ©volutionnaire, poussant l'autre Ă une affectation de prudence, les emportant malgrĂ© eux au-delĂ de leurs idĂ©es vraies, dans ces fatalitĂ©s des rĂÂŽles qu'on ne choisit pas soi-mĂÂȘme. Et Souvarine, qui les Ă©coutait, laissa voir, sur son visage de fille blonde, un mĂ©pris silencieux, l'Ă©crasant mĂ©pris de l'homme prĂÂȘt Ă donner sa vie, obscurĂ©ment, sans mĂÂȘme en tirer l'Ă©clat du martyre. - Alors, c'est pour moi que tu dis ça? demanda Etienne. Tu es jaloux? - Jaloux de quoi? rĂ©pondit Rasseneur. Je ne me pose pas en grand homme, je ne cherche pas Ă crĂ©er une section Ă Montsou, pour en devenir le secrĂ©taire. L'autre voulut l'interrompre, mais il ajouta - Sois donc franc! tu te fiches de l'Internationale, tu brĂ»les seulement d'ĂÂȘtre Ă notre tĂÂȘte, de faire le monsieur en correspondant avec le fameux Conseil fĂ©dĂ©ral du Nord! Un silence rĂ©gna. Etienne, frĂ©missant, reprit - C'est bon... Je croyais n'avoir rien Ă me reprocher. Toujours je te consultais, car je savais que tu avais combattu ici, longtemps avant moi. Mais, puisque tu ne peux souffrir personne Ă ton cĂÂŽtĂ©, j'agirai dĂ©sormais tout seul... Et, d'abord, je t'avertis que la rĂ©union aura lieu, mĂÂȘme si Pluchart ne vient pas, et que les camarades adhĂ©reront malgrĂ© toi. - Oh! adhĂ©rer, murmura le cabaretier, ce n'est pas fait... Il faudra les dĂ©cider Ă payer la cotisation. - Nullement. L'Internationale accorde du temps aux ouvriers en grĂšve. Nous payerons plus tard, et c'est elle qui, tout de suite, viendra Ă notre secours. Rasseneur, du coup, s'emporta. - Eh bien! nous allons voir... J'en suis, de ta rĂ©union, et je parlerai. Oui, je ne te laisserai pas tourner la tĂÂȘte aux amis, je les Ă©clairerai sur leurs intĂ©rĂÂȘts vĂ©ritables. Nous saurons lequel ils entendent suivre, de moi, qu'ils connaissent depuis trente ans, ou de toi, qui as tout bouleversĂ© chez nous, en moins d'une annĂ©e... Non! non! fous-moi la paix! c'est maintenant Ă qui Ă©crasera l'autre! Et il sortit, en faisant claquer la porte. Les guirlandes de fleurs tremblĂšrent au plafond, les Ă©cussons dorĂ©s sautĂšrent contre les murs. Puis, la grande salle retomba Ă sa paix lourde. Souvarine fumait de son air doux, assis devant la table. AprĂšs avoir marchĂ© un instant en silence, Etienne se soulageait longuement. Etait-ce sa faute, si on lĂÂąchait ce gros fainĂ©ant pour venir Ă lui? et il se dĂ©fendait d'avoir recherchĂ© la popularitĂ©, il ne savait pas mĂÂȘme comment tout cela s'Ă©tait fait, la bonne amitiĂ© du coron, la confiance des mineurs, le pouvoir qu'il avait sur eux, Ă cette heure. Il s'indignait qu'on l'accusĂÂąt de vouloir pousser au gĂÂąchis par ambition, il tapait sur sa poitrine, en protestant de sa fraternitĂ©. Brusquement, il s'arrĂÂȘta devant Souvarine, il cria - Vois-tu, si je savais coĂ»ter une goutte de sang Ă un ami, je filerais tout de suite en AmĂ©rique! Le machineur haussa les Ă©paules, et un sourire amincit de nouveau ses lĂšvres. - Oh! du sang, murmura-t-il, qu'est-ce que ça fait? la terre en a besoin. Etienne, se calmant, prit une chaise et s'accouda de l'autre cĂÂŽtĂ© de la table. Cette face blonde, dont les yeux rĂÂȘveurs s'ensauvageaient parfois d'une clartĂ© rouge, l'inquiĂ©tait, exerçait sur sa volontĂ© une action singuliĂšre. Sans que le camarade parlĂÂąt, conquis par ce silence mĂÂȘme, il se sentait absorbĂ© peu Ă peu. - Voyons, demanda-t-il, que ferais-tu Ă ma place? N'ai-je pas raison de vouloir agir?... Le mieux, n'est-ce pas? est de nous mettre de cette Association. Souvarine, aprĂšs avoir soufflĂ© lentement un jet de fumĂ©e, rĂ©pondit par son mot favori - Oui, des bĂÂȘtises! mais, en attendant, c'est toujours ça... D'ailleurs, leur Internationale va marcher bientĂÂŽt. Il s'en occupe. - Qui donc? - Lui! Il avait prononcĂ© ce mot Ă demi-voix, d'un air de ferveur religieuse, en jetant un regard vers l'Orient. C'Ă©tait du maĂtre qu'il parlait, de Bakounine l'exterminateur. - Lui seul peut donner le coup de massue, continua-t-il, tandis que tes savants sont des lĂÂąches, avec leur Ă©volution... Avant trois ans, l'Internationale, sous ses ordres, doit Ă©craser le vieux monde. Etienne tendait les oreilles, trĂšs attentif. Il brĂ»lait de s'instruire, de comprendre ce culte de la destruction, sur lequel le machineur ne lĂÂąchait que de rares paroles obscures, comme s'il eĂ»t gardĂ© pour lui les mystĂšres. - Mais enfin explique-moi... Quel est votre but? - Tout dĂ©truire... Plus de nations, plus de gouvernements, plus de propriĂ©tĂ©, plus de Dieu ni de culte. - J'entends bien. Seulement, Ă quoi ça vous mĂšne-t-il? - A la commune primitive et sans forme, Ă un monde nouveau, au recommencement de tout. - Et les moyens d'exĂ©cution? comment comptez-vous vous y prendre? - Par le feu, par le poison, par le poignard. Le brigand est le vrai hĂ©ros, le vengeur populaire, le rĂ©volutionnaire en action, sans phrases puisĂ©es dans les livres. Il faut qu'une sĂ©rie d'effroyables attentats Ă©pouvantent les puissants et rĂ©veillent le peuple. En parlant, Souvarine devenait terrible. Une extase le soulevait sur sa chaise, une flamme mystique sortait de ses yeux pĂÂąles, et ses mains dĂ©licates Ă©treignaient le bord de la table, Ă la briser. Saisi de peur, l'autre le regardait, songeait aux histoires dont il avait reçu la vague confidence, des mines chargĂ©es sous les palais du tzar, des chefs de la police abattus Ă coups de couteau ainsi que des sangliers, une maĂtresse Ă lui, la seule femme qu'il eĂ»t aimĂ©e, pendue Ă Moscou, un matin de pluie, pendant que, dans la foule, il la baisait des yeux une derniĂšre fois. - Non! non! murmura Etienne, avec un grand geste qui Ă©cartait ces abominables visions, nous n'en sommes pas encore lĂ , chez nous. L'assassinat, l'incendie, jamais! C'est monstrueux, c'est injuste, tous les camarades se lĂšveraient pour Ă©trangler le coupable! Et puis, il ne comprenait toujours pas, sa race se refusait au rĂÂȘve sombre de cette extermination du monde, fauchĂ© comme un champ de seigle, Ă ras de terre. Ensuite, que ferait-on, comment repousseraient les peuples? Il exigeait une rĂ©ponse. - Dis-moi ton programme. Nous voulons savoir oĂÂč nous allons, nous autres. Alors, Souvarine conclut paisiblement, avec son regard noyĂ© et perdu - Tous les raisonnements sur l'avenir sont criminels, parce qu'ils empĂÂȘchent la destruction pure et entravent la marche de la rĂ©volution. Cela fit rire Etienne, malgrĂ© le froid que la rĂ©ponse lui avait soufflĂ© sur la chair. Du reste, il confessait volontiers qu'il y avait du bon dans ces idĂ©es, dont l'effrayante simplicitĂ© l'attirait. Seulement, ce serait donner la partie trop belle Ă Rasseneur, si l'on en contait de pareilles aux camarades. Il s'agissait d'ĂÂȘtre pratique. La veuve DĂ©sir leur proposa de dĂ©jeuner. Ils acceptĂšrent, ils passĂšrent dans la salle du cabaret, qu'une cloison mobile sĂ©parait du bal, pendant la semaine. Lorsqu'ils eurent fini leur omelette et leur fromage, le machineur voulut partir; et, comme l'autre le retenait - A quoi bon? pour vous entendre dire des bĂÂȘtises inutiles!... J'en ai assez vu. Bonsoir! Il s'en alla de son air doux et obstinĂ©, une cigarette aux lĂšvres. L'inquiĂ©tude d'Etienne croissait. Il Ă©tait une heure, dĂ©cidĂ©ment Pluchart lui manquait de parole. Vers une heure et demie, les dĂ©lĂ©guĂ©s commencĂšrent Ă paraĂtre, et il dut les recevoir, car il dĂ©sirait veiller aux entrĂ©es, de peur que la Compagnie n'envoyĂÂąt ses mouchards habituels. Il examinait chaque lettre d'invitation, dĂ©visageait les gens; beaucoup, d'ailleurs, pĂ©nĂ©traient sans lettre, il suffisait qu'il les connĂ»t, pour qu'on leur ouvrĂt la porte. Comme deux heures sonnaient, il vit arriver Rasseneur, qui acheva sa pipe devant le comptoir, en causant, sans hĂÂąte. Ce calme goguenard acheva de l'Ă©nerver, d'autant plus que des farceurs Ă©taient venus, simplement pour la rigolade, Zacharie, Mouquet, d'autres encore ceux-lĂ se fichaient de la grĂšve, trouvaient drĂÂŽle de ne rien faire; et, attablĂ©s, dĂ©pensant leurs derniers deux sous Ă une chope ils ricanaient, ils blaguaient les camarades, les convaincus, qui allaient avaler leur langue d'embĂÂȘtement. Un nouveau quart d'heure s'Ă©coula. On s'impatientait dans la salle. Alors, Etienne, dĂ©sespĂ©rĂ©, eut un geste de rĂ©solution. Et il se dĂ©cidait Ă entrer, quand la veuve DĂ©sir, qui allongeait la tĂÂȘte au-dehors, s'Ă©cria - Mais le voilĂ , votre monsieur! C'Ă©tait Pluchart, en effet. Il arrivait en voiture, traĂnĂ© par un cheval poussif. Tout de suite, il sauta sur le pavĂ©, mince, bellĂÂątre, la tĂÂȘte carrĂ©e et trop grosse, ayant sous sa redingote de drap noir l'endimanchement d'un ouvrier cossu. Depuis cinq ans, il n'avait plus donnĂ© un coup de lime, et il se soignait, se peignait surtout avec correction, vaniteux de ses succĂšs de tribune; mais il gardait des raideurs de membres, les ongles de ses mains larges ne repoussaient pas, mangĂ©s par le fer. TrĂšs actif, il servait son ambition, en battant la province sans relĂÂąche, pour le placement de ses idĂ©es. - Ah! ne m'en veuillez pas! dit-il, devançant les questions et les reproches. Hier, confĂ©rence Ă Preuilly le matin, rĂ©union le soir Ă Valençay. Aujourd'hui, dĂ©jeuner Ă Marchiennes, avec Sauvagnat... Enfin, j'ai pu prendre une voiture. Je suis extĂ©nuĂ©, vous entendez ma voix. Mais ça ne fait rien, je parlerai tout de mĂÂȘme. Il Ă©tait sur le seuil du Bon-Joyeux, lorsqu'il se ravisa. - Sapristi! et les cartes que j'oublie! Nous serions propres! Il revint Ă la voiture, que le cocher remisait, et il tira du coffre une petite caisse de bois noir, qu'il emporta sous son bras. Etienne, rayonnant, marchait dans son ombre, tandis que Rasseneur, consternĂ©, n'osait lui tendre la main. L'autre la lui serrait dĂ©jĂ , et il dit Ă peine un mot rapide de la lettre quelle drĂÂŽle d'idĂ©e! Pourquoi ne pas faire cette rĂ©union? On devait toujours faire une rĂ©union, quand on le pouvait. La veuve DĂ©sir lui offrit de prendre quelque chose, mais il refusa. Inutile! il parlait sans boire. Seulement, il Ă©tait pressĂ©, parce que, le soir, il comptait pousser jusqu'Ă Joiselle, oĂÂč il voulait s'entendre avec Legoujeux. Tous alors entrĂšrent en paquet dans la salle de bal. Maheu et Levaque, qui arrivaient en retard, suivirent ces messieurs. Et la porte fut fermĂ©e Ă clef, pour ĂÂȘtre chez soi, ce qui fit ricaner plus haut les blagueurs, Zacharie ayant criĂ© Ă Mouquet qu'ils allaient peut-ĂÂȘtre bien foutre un enfant Ă eux tous, lĂ -dedans. Une centaine de mineurs attendaient sur les banquettes dans l'air enfermĂ© de la salle, oĂÂč les odeurs chaudes du dernier bal remontaient du parquet. Des chuchotements coururent, les tĂÂȘtes se tournĂšrent, pendant que les nouveaux venus s'asseyaient aux places vides. On regardait le monsieur de Lille, la redingote noire causait une surprise et un malaise. Mais, immĂ©diatement, sur la proposition d'Etienne, on constitua le bureau. Il lançait des noms, les autres approuvaient en levant la main. Pluchart fut nommĂ© prĂ©sident, puis on dĂ©signa comme assesseurs Maheu et Etienne lui-mĂÂȘme. Il y eut un remuement de chaises, le bureau s'installait; et l'on chercha un instant le prĂ©sident disparu derriĂšre la table, sous laquelle il glissait la caisse, qu'il n'avait pas lĂÂąchĂ©e. Quand il reparut, il tapa lĂ©gĂšrement du poing pour rĂ©clamer l'attention; ensuite, il commença d'une voix enrouĂ©e - Citoyens... Une petite porte s'ouvrit, il dut s'interrompre. C'Ă©tait la veuve DĂ©sir, qui, faisant le tour par la cuisine, apportait six chopes sur un plateau. - Ne vous dĂ©rangez pas, murmura-t-elle. Lorsqu'on parle, on a soif. Maheu la dĂ©barrassa et Pluchart put continuer. Il se dit trĂšs touchĂ© du bon accueil des travailleurs de Montsou, il s'excusa de son retard, en parlant de sa fatigue et de sa gorge malade. Puis, il donna la parole au citoyen Rasseneur, qui la demandait. DĂ©jĂ , Rasseneur se plantait Ă cĂÂŽtĂ© de la table, prĂšs des chopes Une chaise retournĂ©e lui servait de tribune. Il semblait trĂšs Ă©mu, il toussa avant de lancer Ă pleine voix - Camarades... Ce qui faisait son influence sur les ouvriers des fosses, c'Ă©tait la facilitĂ© de sa parole, la bonhomie avec laquelle il pouvait leur parler pendant des heures, sans jamais se lasser. Il ne risquait aucun geste, restait lourd et souriant, les noyait, les Ă©tourdissait, jusqu'Ă ce que tous criassent "Oui, oui, c'est bien vrai, tu as raison! " Pourtant, ce jour-lĂ , dĂšs les premiers mots, il avait senti une opposition sourde. Aussi avançait-il prudemment. Il ne discutait que la continuation de la grĂšve, il attendait d'ĂÂȘtre applaudi, avant de s'attaquer Ă l'Internationale Certes, l'honneur dĂ©tendait de cĂ©der aux exigences de lĂ Compagnie; mais, que de misĂšres! quel avenir terrible, s'il fallait s'obstiner longtemps encore! Et, sans se prononcer pour la soumission, il amollissait les courages, il montrait les corons mourant de faim, il demandait sur quelles ressources comptaient les partisans de la rĂ©sistance. Trois ou quatre amis essayĂšrent de l'approuver, ce qui accentua le silence froid du plus grand nombre, la dĂ©sapprobation peu Ă peu irritĂ©e qui accueillait ses phrases. Alors, dĂ©sespĂ©rant de les reconquĂ©rir, la colĂšre l'emporta, il leur prĂ©dit des malheurs, s'ils se laissaient tourner la tĂÂȘte par des provocations venues de l'Ă©tranger. Les deux tiers s'Ă©taient levĂ©s, se fĂÂąchaient, voulaient l'empĂÂȘcher d'en dire davantage, puisqu'il les insultait, en les traitant comme des enfants incapables de se conduire. Et lui, buvant coup sur coup des gorgĂ©es de biĂšre, parlait quand mĂÂȘme au milieu du tumulte, criait violemment qu'il n'Ă©tait pas nĂ©, bien sĂ»r, le gaillard qui l'empĂÂȘcherait de faire son devoir! Pluchart Ă©tait debout. Comme il n'avait pas de sonnette, il tapait du poing sur la table, il rĂ©pĂ©tait de sa voix Ă©tranglĂ©e - Citoyens... citoyens... Enfin, il obtint un peu de calme, et la rĂ©union, consultĂ©e, retira la parole Ă Rasseneur. Les dĂ©lĂ©guĂ©s qui avaient reprĂ©sentĂ© les fosses, dans l'entrevue avec le directeur, menaient les autres, tous enragĂ©s par la faim, travaillĂ©s d'idĂ©es nouvelles. C'Ă©tait un vote rĂ©glĂ© Ă l'avance. - Tu t'en fous, toi! tu manges! hurla Levaque, en montrant le poing Ă Rasseneur. Etienne s'Ă©tait penchĂ©, derriĂšre le dos du prĂ©sident, pour apaiser Maheu, trĂšs rouge, mis hors de lui par ce discours d'hypocrite. - Citoyens, dit Pluchart, permettez-moi de prendre la parole. Un silence profond se fit. Il parla. Sa voix sortait, pĂ©nible et rauque; mais il s'y Ă©tait habituĂ©, toujours en course, promenant sa laryngite, avec son programme. Peu Ă peu il l'enflait et en tirait des effets pathĂ©tiques. Les bras ouverts, accompagnant les pĂ©riodes d'un balancement d'Ă©paules, il avait une Ă©loquence qui tenait du prĂÂŽne, une façon religieuse de laisser tomber la fin des phrases, dont le ronflement monotone finissait par convaincre. Et il plaça son discours sur la grandeur et les bienfaits de l'Internationale, celui qu'il dĂ©ballait d'abord, dans les localitĂ©s oĂÂč il dĂ©butait. Il en expliqua le but, l'Ă©mancipation des travailleurs; il en montra la structure grandiose, en bas la commune, plus haut la province, plus haut encore la nation, et tout au sommet l'humanitĂ©. Ses bras s'agitaient lentement, entassaient les Ă©tages, dressaient l'immense cathĂ©drale du monde futur. Puis c'Ă©tait l'administration intĂ©rieure il lut les statuts, parla des congrĂšs, indiqua l'importance croissante de l'oeuvre, l'Ă©largissement du programme, qui, parti de la discussion des salaires, s'attaquait maintenant Ă la liquidation sociale, pour en finir avec le salariat. Plus de nationalitĂ©s, les ouvriers du monde entier rĂ©unis dans un besoin commun de justice, balayant la pourriture bourgeoise, fondant enfin la sociĂ©tĂ© libre, oĂÂč celui qui ne travaillerait pas, ne rĂ©colterait pas! Il mugissait, son haleine effarait les fleurs de papier peint, sous le plafond enfumĂ© dont l'Ă©crasement rabattait les Ă©clats de sa voix. Une houle agita les tĂÂȘtes. Quelques-uns criĂšrent - C'est ça!... Nous en sommes! Lui, continuait. C'Ă©tait la conquĂÂȘte du monde avant trois ans. Et il Ă©numĂ©rait les peuples conquis. De tous cĂÂŽtĂ©s pleuvaient les adhĂ©sions. Jamais religion naissante n'avait fait tant de fidĂšles. Puis, quand on serait les maĂtres, on dicterait des lois aux patrons, ils auraient Ă leur tour le poing sur la gorge. - Oui! oui!... C'est eux qui descendront! D'un geste, il rĂ©clama le silence. Maintenant, il abordait la question des grĂšves. En principe, il les dĂ©sapprouvait, elles Ă©taient un moyen trop lent, qui aggravait plutĂÂŽt les souffrances de l'ouvrier. Mais, en attendant mieux, quand elles devenaient inĂ©vitables, il fallait s'y rĂ©soudre, car elles avaient l'avantage de dĂ©sorganiser le capital. Et, dans ce cas, il montrait l'Internationale comme une providence pour les grĂ©vistes, il citait des exemples Ă Paris, lors de la grĂšve des bronziers, les patrons avaient tout accordĂ© d'un coup, pris de terreur Ă la nouvelle que l'Internationale envoyait des secours; Ă Londres, elle avait sauvĂ© les mineurs d'une houillĂšre, en rapatriant Ă ses frais un convoi de Belges, appelĂ©s par le propriĂ©taire de la mine. Il suffisait d'adhĂ©rer, les Compagnies tremblaient, les ouvriers entraient dans la grande armĂ©e des travailleurs, dĂ©cidĂ©s Ă mourir les uns pour les autres, plutĂÂŽt que de rester les esclaves de la sociĂ©tĂ© capitaliste. Des applaudissements l'interrompirent. Il s'essuyait le front avec son mouchoir, tout en refusant une chope que Maheu lui passait. Quand il voulut reprendre, de nouveaux applaudissements lui coupĂšrent la parole. - Ca y est! dit-il rapidement Ă Etienne. Ils en ont assez... Vite! les cartes! Il avait plongĂ© sous la table, il reparut avec la petite caisse de bois noir. - Citoyens, cria-t-il, dominant le vacarme, voici les cartes des membres. Que vos dĂ©lĂ©guĂ©s s'approchent, je les leur remettrai, et ils les distribueront... Plus tard, on rĂ©glera tout. Rasseneur s'Ă©lança, protesta encore. De son cĂÂŽtĂ©, Etienne s'agitait, ayant Ă prononcer un discours. Une confusion extrĂÂȘme s'ensuivit. Levaque lançait les poings en avant, comme pour se battre. Debout, Maheu parlait, sans qu'on pĂ»t distinguer un seul mot. Dans ce redoublement de tumulte, une poussiĂšre montait du parquet, la poussiĂšre volante des anciens bals, empoisonnant l'air de l'odeur forte des herscheuses et des galibots. Brusquement, la petite porte s'ouvrit, la veuve DĂ©sir l'emplit de son ventre et de sa gorge, en disant d'une voix tonnante - Taisez-vous donc, nom de Dieu!... V'lĂ les gendarmes! C'Ă©tait le commissaire de l'arrondissement qui arrivait, un peu tard, pour dresser procĂšs-verbal et dissoudre la rĂ©union. Quatre gendarmes l'accompagnaient. Depuis cinq minutes, la veuve les amusait Ă la porte, en rĂ©pondant qu'elle Ă©tait chez elle, qu'on avait bien le droit de rĂ©unir des amis. Mais on l'avait bousculĂ©e, et elle accourait prĂ©venir ses enfants. - Faut filer par ici, reprit-elle. Il y a un sale gendarme qui garde la cour. Ca ne fait rien, mon petit bĂ»cher ouvre sur la ruelle... DĂ©pĂÂȘchez-vous donc! DĂ©jĂ , le commissaire frappait Ă coups de poing; et, comme on n'ouvrait pas, il menaçait d'enfoncer la porte. Un mouchard avait dĂ» parler, car il criait que la rĂ©union Ă©tait illĂ©gale, un grand nombre de mineurs se trouvant lĂ sans lettre d'invitation. Dans la salle, le trouble augmentait. On ne pouvait se sauver ainsi, on n'avait pas mĂÂȘme votĂ©, ni pour l'adhĂ©sion, ni pour la continuation de la grĂšve. Tous s'entĂÂȘtaient Ă parler Ă la fois. Enfin, le prĂ©sident eut l'idĂ©e d'un vote par acclamation. Des bras se levĂšrent, les dĂ©lĂ©guĂ©s dĂ©clarĂšrent en hĂÂąte qu'ils adhĂ©raient au nom des camarades absents. Et ce fut ainsi que les dix mille charbonniers de Montsou devinrent membres de l'Internationale. Cependant, la dĂ©bandade commençait. ProtĂ©geant la retraite, la veuve DĂ©sir Ă©tait allĂ©e s'accoter contre la porte, que les crosses des gendarmes Ă©branlaient dans son dos. Les mineurs enjambaient les bancs, s'Ă©chappaient Ă la file, par la cuisine et le bĂ»cher. Rasseneur disparut un des premiers, et Levaque le suivit, oublieux de ses injures, rĂÂȘvant de se faire offrir une chope, pour se remettre. Etienne, aprĂšs s'ĂÂȘtre emparĂ© de la petite caisse, attendait avec Pluchart et Maheu, qui tenaient Ă honneur de sortir les derniers. Comme ils partaient, la serrure sauta, le commissaire se trouva en prĂ©sence de la veuve, dont la gorge et le ventre faisaient encore barricade. - Ca vous avance Ă grand-chose, de tout casser chez moi! dit-elle. Vous voyez bien qu'il n'y a personne. Le commissaire, un homme lent, que les drames ennuyaient, menaça simplement de la conduire en prison. Et il s'en alla pour verbaliser, il remmena ses quatre gendarmes, sous les ricanements de Zacharie et de Mouquet, qui, pris d'admiration devant la bonne blague des camarades, se fichaient de la force armĂ©e. Dehors, dans la ruelle, Etienne, embarrassĂ© de la caisse, galopa, suivi des autres. L'idĂ©e brusque de Pierron lui vint, il demanda pourquoi on ne l'avait pas vu; et Maheu, tout en courant, rĂ©pondit qu'il Ă©tait malade une maladie complaisante, la peur de se compromettre. On voulait retenir Pluchart; mais, sans s'arrĂÂȘter, il dĂ©clara qu'il repartait Ă l'instant pour Joiselle, oĂÂč Legoujeux attendait des ordres. Alors, on lui cria bon voyage, on ne ralentit pas la course, les talons en l'air, tous lancĂ©s au travers de Montsou. Des mots s'Ă©changeaient, entrecoupĂ©s par le halĂštement des poitrines. Etienne et Maheu riaient de confiance, certains dĂ©sormais du triomphe lorsque l'Internationale aurait envoyĂ© des secours, ce serait la Compagnie qui les supplierait de reprendre le travail. Et, dans cet Ă©lan d'espoir, dans ce galop de gros souliers sonnant sur le pavĂ© des routes, il y avait autre chose encore, quelque chose d'assombri et de farouche, une violence dont le vent allait enfiĂ©vrer les corons, aux quatre coins du pays. IV, V Une autre quinzaine s'Ă©coula. On Ă©tait aux premiers jours de janvier, par des brumes froides qui engourdissaient l'immense plaine. Et la misĂšre avait empirĂ© encore, les corons agonisaient d'heure en heure, sous la disette croissante. Quatre mille francs, envoyĂ©s de Londres, par l'Internationale, n'avaient pas donnĂ© trois jours de pain. Puis, rien n'Ă©tait venu. Cette grande espĂ©rance morte abattait les courages. Sur qui compter maintenant, puisque leurs frĂšres eux-mĂÂȘmes les abandonnaient? Ils se sentaient perdus au milieu du gros hiver, isolĂ©s du monde. Le mardi, toute ressource manqua, au coron des Deux-Cent-Quarante. Etienne s'Ă©tait multipliĂ© avec les dĂ©lĂ©guĂ©s on ouvrait des souscriptions nouvelles, dans les villes voisines, et jusqu'Ă Paris; on faisait des quĂÂȘtes, on organisait des confĂ©rences. Ces efforts n'aboutissaient guĂšre, l'opinion, qui s'Ă©tait Ă©mue d'abord, devenait indiffĂ©rente, depuis que la grĂšve s'Ă©ternisait, trĂšs calme, sans drames passionnants. A peine de maigres aumĂÂŽnes suffisaient-elles Ă soutenir les familles les plus pauvres. Les autres vivaient en engageant les nippes, en vendant piĂšce Ă piĂšce le mĂ©nage. Tout filait chez les brocanteurs, la laine des matelas, les ustensiles de cuisine, des meubles mĂÂȘme. Un instant, on s'Ă©tait cru sauvĂ©, les petits dĂ©taillants de Montsou, tuĂ©s par Maigrat, avaient offert des crĂ©dits, pour tĂÂącher de lui reprendre la clientĂšle; et, durant une semaine, Verdonck l'Ă©picier, les deux boulangers Carouble et Smelten, tinrent en effet boutique ouverte; mais leurs avances s'Ă©puisaient, les trois s'arrĂÂȘtĂšrent. Des huissiers s'en rĂ©jouirent, il n'en rĂ©sultait qu'un Ă©crasement de dettes, qui devait peser longtemps sur les mineurs. Plus de crĂ©dit nulle part, plus une vieille casserole Ă vendre, on pouvait se coucher dans un coin et crever comme des chiens galeux. Etienne aurait vendu sa chair. Il avait abandonnĂ© ses appointements, il Ă©tait allĂ© Ă Marchiennes engager son pantalon et sa redingote de drap, heureux de faire bouillir encore la marmite des Maheu. Seules, les bottes lui restaient, il les gardait pour avoir les pieds solides, disait-il. Son dĂ©sespoir Ă©tait que la grĂšve se fĂ»t produite trop tĂÂŽt, lorsque la caisse de prĂ©voyance n'avait pas eu le temps de s'emplir. Il y voyait la cause unique du dĂ©sastre, car les ouvriers triompheraient sĂ»rement des patrons, le jour oĂÂč ils trouveraient dans l'Ă©pargne l'argent nĂ©cessaire Ă la rĂ©sistance. Et il se rappelait les paroles de Souvarine, accusant la Compagnie de pousser Ă la grĂšve, pour dĂ©truire les premiers fonds de la caisse. La vue du coron, de ces pauvres gens sans pain et sans feu, le bouleversait. Il prĂ©fĂ©rait sortir, se fatiguer en promenades lointaines. Un soir, comme il rentrait et qu'il passait prĂšs de RĂ©quillart, il avait aperçu, au bord de la route, une vieille femme Ă©vanouie. Sans doute, elle se mourait d'inanition; et, aprĂšs l'avoir relevĂ©e, il s'Ă©tait mis Ă hĂ©ler une fille, qu'il voyait de l'autre, cĂÂŽtĂ© de la palissade. - Tiens! c'est toi, dit-il en reconnaissant la Mouquette. Aide-moi donc, il faudrait lui faire boire quelque chose. La Mouquette, apitoyĂ©e aux larmes, rentra vivement chez elle, dans la masure branlante que son pĂšre s'Ă©tait mĂ©nagĂ©e au milieu des dĂ©combres. Elle en ressortit aussitĂÂŽt avec du geniĂšvre et un pain. Le geniĂšvre ressuscita la vieille, qui, sans parler, mordit du pain, goulĂ»ment. C'Ă©tait la mĂšre d'un mineur, elle habitait un coron, du cĂÂŽtĂ© de Cougny, et elle Ă©tait tombĂ©e lĂ , en revenant de Joiselle, oĂÂč elle avait tentĂ© vainement d'emprunter dix sous Ă une soeur. Lorsqu'elle eut mangĂ©, elle s'en alla, Ă©tourdie. Etienne Ă©tait restĂ© dans le champ vague de RĂ©quillart, dont les hangars Ă©croulĂ©s disparaissaient sous les ronces. - Eh bien! tu n'entres pas boire un petit verre? lui demanda la Mouquette gaiement. Et, comme il hĂ©sitait - Alors, tu as toujours peur de moi? Il la suivit, gagnĂ© par son rire. Ce pain qu'elle avait donnĂ© de si grand coeur, l'attendrissait. Elle ne voulut pas le recevoir dans la chambre du pĂšre, elle l'emmena dans sa chambre Ă elle, oĂÂč elle versa tout de suite deux petits verres de geniĂšvre. Cette chambre Ă©tait trĂšs propre, il lui en fit compliment. D'ailleurs, la famille ne semblait manquer de rien le pĂšre continuait son service de palefrenier, au Voreux; et elle, histoire de ne pas vivre les bras croisĂ©s, s'Ă©tait mise blanchisseuse, ce qui lui rapportait trente sous par jour. On a beau rigoler avec les hommes, on n'en est pas plus fainĂ©ante pour ça. - Dis? murmura-t-elle tout d'un coup, en venant le prendre gentiment par la taille, pourquoi ne veux-tu pas m'aimer? Il ne put s'empĂÂȘcher de rire, lui aussi, tellement elle avait lancĂ© ça d'un air mignon. - Mais je t'aime bien, rĂ©pondit-il. - Non, non, pas comme je veux... Tu sais que j'en meurs d'envie. Dis? ça me ferait tant plaisir! C'Ă©tait vrai, elle le lui demandait depuis six mois. Il la regardait toujours, se collant Ă lui, l'Ă©treignant de ses deux bras frissonnants, la face levĂ©e dans une telle supplication d'amour, qu'il en Ă©tait trĂšs touchĂ©. Sa grosse figure ronde n'avait rien de beau, avec son teint jauni, mangĂ© par le charbon; mais ses yeux luisaient d'une flamme, il lui sortait de la peau un charme, un tremblement de dĂ©sir, qui la rendait rose et toute jeune. Alors, devant ce don si humble, si ardent, il n'osa plus refuser. - Oh! tu veux bien, balbutia-t-elle, ravie, oh! tu veux bien! Et elle se livra dans une maladresse et un Ă©vanouissement de vierge, comme si c'Ă©tait la premiĂšre fois, et qu'elle n'eĂ»t jamais connu d'homme. Puis, quand il la quitta, ce fut elle qui dĂ©borda de reconnaissance elle lui disait merci, elle lui baisait les mains. Etienne demeura un peu honteux de cette bonne fortune. On ne se vantait pas d'avoir eu la Mouquette. En s'en allant, il se jura de ne point recommencer. Et il lui gardait un souvenir amical pourtant, elle Ă©tait une brave fille. Quand il rentra au coron, d'ailleurs, des choses graves qu'il apprit, lui firent oublier l'aventure. Le bruit courait que la Compagnie consentirait peut-ĂÂȘtre Ă une concession, si les dĂ©lĂ©guĂ©s tentaient une nouvelle dĂ©marche prĂšs du directeur. Du moins, des porions avaient rĂ©pandu ce bruit. La vĂ©ritĂ© Ă©tait que, dans la lutte engagĂ©e, la mine souffrait pis encore que les mineurs. Des deux cĂÂŽtĂ©s, l'obstination entassait des ruines tandis que le travail crevait de faim, le capital se dĂ©truisait. Chaque jour de chĂÂŽmage emportait des centaines de mille francs. Toute machine qui s'arrĂÂȘte est une machine morte. L'outillage et le matĂ©riel s'altĂ©raient, l'argent immobilisĂ© fondait, comme une eau bue par du sable. Depuis que le faible stock de houille s'Ă©puisait sur le carreau des fosses, la clientĂšle parlait de s'adresser en Belgique; et il y avait lĂ , pour l'avenir, une menace. Mais ce qui effrayait surtout la Compagnie, ce qu'elle cachait avec soin, c'Ă©taient les dĂ©gĂÂąts croissants, dans les galeries et les tailles. Les porions ne suffisaient pas au raccommodage, les bois cassaient de toutes parts, des Ă©boulements se produisaient Ă chaque heure. BientĂÂŽt, les dĂ©sastres Ă©taient devenus tels, qu'ils devaient nĂ©cessiter de longs mois de rĂ©paration, avant que l'abattage pĂ»t ĂÂȘtre repris. DĂ©jĂ , des histoires couraient la contrĂ©e Ă CrĂšvecoeur, trois cents mĂštres de voie s'Ă©taient effondrĂ©s d'un bloc, bouchant l'accĂšs de la veine Cinq-Paumes; Ă Madeleine, la veine MaugrĂ©tout s'Ă©miettait et s'emplissait d'eau. La Direction refusait d'en convenir, lorsque, brusquement, deux accidents, l'un sur l'autre, l'avaient forcĂ©e d'avouer. Un matin, prĂšs de la Piolaine, on trouva le sol fendu au-dessus de la galerie nord de Mirou, Ă©boulĂ©e de la veille; et, le lendemain, ce fut un affaissement intĂ©rieur du Voreux qui Ă©branla tout un coin de faubourg, au point que deux maisons faillirent disparaĂtre. Etienne et les dĂ©lĂ©guĂ©s hĂ©sitaient Ă risquer une dĂ©marche sans connaĂtre les intentions de la RĂ©gie. Dansaert, qu'ils interrogĂšrent, Ă©vita de rĂ©pondre certainement, on dĂ©plorait le malentendu, on ferait tout au monde afin d'amener une entente; mais il ne prĂ©cisait pas. Ils finirent par dĂ©cider qu'ils se rendraient prĂšs de M. Hennebeau, pour mettre la raison de leur cĂÂŽtĂ©; car ils ne voulaient pas qu'on les accusĂÂąt plus tard d'avoir refusĂ© Ă la Compagnie une occasion de reconnaĂtre ses torts. Seulement, ils jurĂšrent de ne cĂ©der sur rien, de maintenir quand mĂÂȘme leurs conditions, qui Ă©taient les seules justes. L'entrevue eut lieu le mardi matin, le jour oĂÂč le coron tombait Ă la misĂšre noire. Elle fut moins cordiale que la premiĂšre. Maheu parla encore, expliqua que les camarades les envoyaient demander si ces messieurs n'avaient rien de nouveau Ă leur dire. D'abord, M. Hennebeau affecta la surprise aucun ordre ne lui Ă©tait parvenu, les choses ne pouvaient changer, tant que les mineurs s'entĂÂȘteraient dans leur rĂ©volte dĂ©testable et cette raideur autoritaire produisit l'effet le plus fĂÂącheux, Ă tel point que, si les dĂ©lĂ©guĂ©s s'Ă©taient dĂ©rangĂ©s avec des intentions conciliantes, la façon dont on les recevait, aurait suffi Ă les faire s'obstiner davantage. Ensuite, le directeur voulut bien chercher un terrain de concessions mutuelles ainsi, les ouvriers accepteraient le paiement du boisage Ă part, tandis que la Compagnie hausserait ce paiement des deux centimes dont on l'accusait de profiter. Du reste, il ajoutait qu'il prenait l'offre sur lui, que rien n'Ă©tait rĂ©solu, qu'il se flattait pourtant d'obtenir Ă Paris cette concession. Mais les dĂ©lĂ©guĂ©s refusĂšrent et rĂ©pĂ©tĂšrent leurs exigences le maintien de l'ancien systĂšme, avec une hausse de cinq centimes par berline. Alors, il avoua qu'il pouvait traiter tout de suite, il les pressa d'accepter, au nom de leurs femmes et de leurs petits mourant de faim. Et, les yeux Ă terre, le crĂÂąne dur, ils dirent non, toujours non, d'un branle farouche. On se sĂ©para brutalement. M. Hennebeau faisait claquer les portes. Etienne, Maheu et les autres s'en allaient, tapant leurs gros talons sur le pavĂ©, dans la rage muette des vaincus poussĂ©s Ă bout. Vers deux heures, les femmes du coron tentĂšrent, de leur cĂÂŽtĂ©, une dĂ©marche prĂšs de Maigrat. Il n'y avait plus que cet espoir, flĂ©chir cet homme, lui arracher une nouvelle semaine de crĂ©dit. C'Ă©tait une idĂ©e de la Maheude, qui comptait souvent trop sur le bon coeur des gens. Elle dĂ©cida la BrĂ»lĂ© et la Levaque Ă l'accompagner; quant Ă la Pierronne, elle s'excusa, elle raconta qu'elle ne pouvait quitter Pierron, dont la maladie n'en finissait pas de guĂ©rir. D'autres femmes se joignirent Ă la bande, elles Ă©taient bien une vingtaine. Lorsque les bourgeois de Montsou les virent arriver, tenant la largeur de la route, sombres et misĂ©rables, ils hochĂšrent la tĂÂȘte d'inquiĂ©tude. Des portes se fermĂšrent, une dame cacha son argenterie. On les rencontrait ainsi pour la premiĂšre fois, et rien n'Ă©tait d'un plus mauvais signe d'ordinaire, tout se gĂÂątait, quand les femmes battaient ainsi les chemins. Chez Maigrat, il y eut une scĂšne violente. D'abord, il les avait fait entrer, ricanant, feignant de croire qu'elles venaient payer leurs dettes ça, c'Ă©tait gentil, de s'ĂÂȘtre entendu, pour apporter l'argent d'un coup. Puis, dĂšs que la Maheude eut pris la parole, il affecta de s'emporter. Est-ce qu'elles se fichaient du monde? Encore du crĂ©dit, elles rĂÂȘvaient donc de le mettre sur la paille? Non, plus une pomme de terre, plus une miette de pain! Et il les renvoyait Ă l'Ă©picier Verdonck, aux boulangers Carouble et Smelten, puisqu'elles se servaient chez eux, maintenant. Les femmes l'Ă©coutaient d'un air d'humilitĂ© peureuse, s'excusaient, guettaient dans ses yeux s'il se laissait attendrir. Il recommença Ă dire des farces, il offrit sa boutique Ă la BrĂ»lĂ©, si elle le prenait pour galant. Une telle lĂÂąchetĂ© les tenait toutes, qu'elles en rirent; et la Levaque renchĂ©rit, dĂ©clara qu'elle voulait bien, elle. Mais il fut aussitĂÂŽt grossier, il les poussa vers la porte. Comme elles insistaient, suppliantes, il en brutalisa une. Les autres, sur le trottoir, le traitĂšrent de vendu, tandis que la Maheude, les deux bras en l'air dans un Ă©lan d'indignation vengeresse, appelait la mort, en criant qu'un homme pareil ne mĂ©ritait pas de manger. Le retour au coron fut lugubre. Quand les femmes rentrĂšrent les mains vides, les hommes les regardĂšrent, puis baissĂšrent la tĂÂȘte. C'Ă©tait fini, la journĂ©e s'achĂšverait sans une cuillerĂ©e de soupe; et les autres journĂ©es s'Ă©tendaient dans une ombre glacĂ©e, oĂÂč ne luisait pas un espoir. Ils avaient voulu cela, aucun ne parlait de se rendre. Cet excĂšs de misĂšre les faisait s'entĂÂȘter davantage, muets, comme des bĂÂȘtes traquĂ©es, rĂ©solues Ă mourir au fond de leur trou, plutĂÂŽt que d'en sortir. Qui aurait osĂ© parler le premier de soumission? on avait jurĂ© avec les camarades de tenir tous ensemble, et tous tiendraient, ainsi qu'on tenait Ă la fosse, quand il y en avait un sous un Ă©boulement. Ca se devait, ils Ă©taient lĂ -bas Ă une bonne Ă©cole pour savoir se rĂ©signer; on pouvait se serrer le ventre pendant huit jours, lorsqu'on avalait le feu et l'eau depuis l'ĂÂąge de douze ans; et leur dĂ©vouement se doublait ainsi d'un orgueil de soldats, d'hommes fiers de leur mĂ©tier, ayant pris dans leur lutte quotidienne contre la mort, une vantardise du sacrifice. Chez les Maheu, la soirĂ©e fut affreuse. Tous se taisaient, assis devant le feu mourant, oĂÂč fumait la derniĂšre pĂÂątĂ©e d'escaillage. AprĂšs avoir vidĂ© les matelas poignĂ©e Ă poignĂ©e, on s'Ă©tait dĂ©cidĂ© l'avant-veille Ă vendre pour trois francs le coucou; et la piĂšce semblait nue et morte, depuis que le tic-tac familier ne l'emplissait plus de son bruit. Maintenant, au milieu du buffet, il ne restait d'autre luxe que la boĂte de carton rose, un ancien cadeau de Maheu, auquel la Maheude tenait comme Ă un bijou. Les deux bonnes chaises Ă©taient parties, le pĂšre Bonnemort et les enfants se serraient sur un vieux banc moussu, rentrĂ© du jardin. Et le crĂ©puscule livide qui tombait, semblait augmenter le froid. - Quoi faire? rĂ©pĂ©ta la Maheude, accroupie au coin du fourneau. Etienne, debout, regardait les portraits de l'empereur et de l'impĂ©ratrice, collĂ©s contre le mur. Il les en aurait arrachĂ©s depuis longtemps, sans la famille qui les dĂ©fendait, pour l'ornement. Aussi murmura-t-il, les dents serrĂ©es - Et dire qu'on n'aurait pas deux sous de ces jean-foutre qui nous regardent crever! - Si je portais la boĂte? reprit la femme toute pĂÂąle, aprĂšs une hĂ©sitation. Maheu, assis au bord de la table, les jambes pendantes et la tĂÂȘte sur la poitrine, s'Ă©tait redressĂ©. - Non, je ne veux pas! PĂ©niblement, la Maheude se leva et fit le tour de la piĂšce. Etait-ce Dieu possible, d'en ĂÂȘtre rĂ©duit Ă cette misĂšre! le buffet sans une miette, plus rien Ă vendre, pas mĂÂȘme une idĂ©e pour avoir un pain! Et le feu qui allait s'Ă©teindre! Elle s'emporta contre Alzire qu'elle avait envoyĂ©e le matin aux escarbilles, sur le terri, et qui Ă©tait revenue les mains vides, en disant que la Compagnie dĂ©fendait la glane. Est-ce qu'on ne s'en foutait pas, de la Compagnie? comme si l'on volait quelqu'un, Ă ramasser les brins de charbon perdus! La petite, dĂ©sespĂ©rĂ©e, racontait qu'un homme l'avait menacĂ©e d'une gifle; puis, elle promit d'y retourner, le lendemain, et de se laisser battre. - Et ce bougre de Jeanlin? cria la mĂšre, oĂÂč est-il encore, je vous le demande?... Il devait apporter de la salade on en aurait broutĂ© comme des bĂÂȘtes, au moins! Vous verrez qu'il ne rentrera pas. Hier dĂ©jĂ , il a dĂ©couchĂ©. Je ne sais ce qu'il trafique, mais la rosse a toujours l'air d'avoir le ventre plein. - Peut-ĂÂȘtre, dit Etienne, ramasse-t-il des sous sur la route. Du coup, elle brandit les deux poings, hors d'elle. - Si je savais ca!... Mes enfants mendier! J'aimerais mieux les tuer et me tuer ensuite. Maheu, de nouveau, s'Ă©tait affaissĂ©, au bord de la table. LĂ©nore et Henri, Ă©tonnĂ©s qu'on ne mangeĂÂąt pas, commençaient Ă geindre; tandis que le vieux Bonnemort, silencieux, roulait philosophiquement la langue dans sa bouche, pour tromper sa faim. Personne ne parla plus, tous s'engourdissaient sous cette aggravation de leurs maux, le grand-pĂšre toussant, crachant noir, repris de rhumatismes qui se tournaient en hydropisie, le pĂšre asthmatique, les genoux enflĂ©s d'eau, la mĂšre et les petits travaillĂ©s de la scrofule et de l'anĂ©mie hĂ©rĂ©ditaires. Sans doute le mĂ©tier voulait ça; on ne s'en plaignait que lorsque le manque de nourriture achevait le monde; et dĂ©jĂ l'on tombait comme des mouches, dans le coron. Il fallait pourtant trouver Ă souper. Quoi faire, oĂÂč aller, mon Dieu? Alors, dans le crĂ©puscule dont la morne tristesse assombrissait de plus en plus la piĂšce, Etienne, qui hĂ©sitait depuis un instant, se dĂ©cida, le coeur crevĂ©. - Attendez-moi, dit-il. Je vais voir quelque part. Et il sortit. L'idĂ©e de la Mouquette lui Ă©tait venue. Elle devait bien avoir un pain et elle le donnerait volontiers. Cela le fĂÂąchait, d'ĂÂȘtre ainsi forcĂ© de retourner Ă RĂ©quillart cette fille lui baiserait les mains, de son air de servante amoureuse; mais on ne lĂÂąchait pas des amis dans la peine, il serait encore gentil avec elle, s'il le fallait. - Moi aussi, je vais voir, dit Ă son tour la Maheude. C'est trop bĂÂȘte. Elle rouvrit la porte derriĂšre le jeune homme et la rejeta violemment, laissant les autres immobiles et muets, dans la maigre clartĂ© d'un bout de chandelle qu'Alzire venait d'allumer. Dehors, une courte rĂ©flexion l'arrĂÂȘta. Puis, elle entra chez les Levaque. - Dis donc, je t'ai prĂÂȘtĂ© un pain, l'autre jour. Si tu me le rendais. Mais elle s'interrompit, ce qu'elle voyait n'Ă©tait guĂšre encourageant; et la maison sentait la misĂšre plus que la sienne. La Levaque, les yeux fixes, regardait son feu Ă©teint, tandis que Levaque, soĂ»lĂ© par des cloutiers, l'estomac vide, dormait sur la table. AdossĂ© au mur, Bouteloup frottait machinalement ses Ă©paules, avec l'ahurissement d'un bon diable, dont on a mangĂ© les Ă©conomies, et qui s'Ă©tonne d'avoir Ă se serrer le ventre. - Un pain, ah! ma chĂšre, rĂ©pondit la Levaque. Moi qui voulais t'en emprunter un autre! Puis, comme son mari grognait de douleur dans son sommeil, elle lui Ă©crasa la face contre la table. - Tais-toi, cochon! Tant mieux, si ça te brĂ»le les boyaux!... Au lieu de te faire payer Ă boire, est-ce que tu n'aurais pas dĂ» demander vingt sous Ă un ami? Elle continua, jurant, se soulageant, au milieu de la saletĂ© du mĂ©nage, abandonnĂ© depuis si longtemps dĂ©jĂ , qu'une odeur insupportable s'exhalait du carreau. Tout pouvait craquer, elle s'en fichait! Son fils, ce gueux de BĂ©bert, avait aussi disparu depuis le matin, et elle criait que ce serait un fameux dĂ©barras, s'il ne revenait plus. Puis, elle dit qu'elle allait se coucher. Au moins, elle aurait chaud. Elle bouscula Bouteloup. - Allons, houp! montons... Le feu est mort, pas besoin d'allumer la chandelle pour voir les assiettes vides... Viens-tu Ă la fin, Louis? Je te dis que nous nous couchons. On se colle, ça soulage... Et que ce nom de Dieu de saoulard crĂšve ici de froid tout seul! Quand elle se retrouva dehors, la Maheude coupa rĂ©solument par les jardins, pour se rendre chez les Pierron. Des rires s'entendaient. Elle frappa, et il y eut un brusque silence. On mit une grande minute Ă lui ouvrir. - Tiens! c'est toi, s'Ă©cria la Pierronne en affectant une vive surprise. Je croyais que c'Ă©tait le mĂ©decin. Sans la laisser parler, elle continua, elle montra Pierron assis devant un grand feu de houille. - Ah! il ne va pas, il ne va toujours pas. La figure a l'air bonne, c'est dans le ventre que ça le travaille. Alors, il lui faut de la chaleur, on brĂ»le tout ce qu'on a. Pierron, en effet, semblait gaillard, le teint fleuri, la chair grasse. Vainement il soufflait, pour faire l'homme malade. D'ailleurs, la Maheude, en entrant, venait de sentir une forte odeur de lapin bien sĂ»r qu'on avait dĂ©mĂ©nagĂ© le plat. Des miettes traĂnaient sur la table; et, au beau milieu, elle aperçut une bouteille de vin oubliĂ©e. - Maman est allĂ©e Ă Montsou pour tĂÂącher d'avoir un pain, reprit la Pierronne. Nous nous morfondons Ă l'attendre. Mais sa voix s'Ă©trangla, elle avait suivi le regard de la voisine, et elle aussi Ă©tait tombĂ©e sur la bouteille. Tout de suite, elle se remit, elle raconta l'histoire oui, c'Ă©tait du vin, les bourgeois de la Piolaine lui avaient apportĂ© cette bouteille-lĂ pour son homme, Ă qui le mĂ©decin ordonnait du bordeaux. Et elle ne tarissait pas en remerciements, quels braves bourgeois! la demoiselle surtout, pas fiĂšre, entrant chez les ouvriers, distribuant elle-mĂÂȘme ses aumĂÂŽnes! - Je sais, dit la Maheude, je les connais. Son coeur se serrait Ă l'idĂ©e que le bien va toujours aux moins pauvres. Jamais ça ne ratait, ces gens de la Piolaine auraient portĂ© de l'eau Ă la riviĂšre. Comment ne les avait-elle pas vus dans le coron? Peut-ĂÂȘtre tout de mĂÂȘme en aurait-elle tirĂ© quelque chose. - J'Ă©tais donc venue, avoua-t-elle enfin, pour savoir s'il y avait plus gras chez vous que chez nous... As-tu seulement du vermicelle, Ă charge de revanche? La Pierronne se dĂ©sespĂ©ra bruyamment. - Rien du tout, ma chĂšre. Pas ce qui s'appelle un grain de semoule... Si maman ne rentre pas, c'est qu'elle n'a point rĂ©ussi. Nous allons nous coucher sans souper. A ce moment, des pleurs vinrent de la cave, et elle s'emporta, elle tapa du poing contre la porte. C'Ă©tait cette coureuse de Lydie qu'elle avait enfermĂ©e, disait-elle, pour la punir de n'ĂÂȘtre rentrĂ©e qu'Ă cinq heures, aprĂšs toute une journĂ©e de vagabondage. On ne pouvait plus la dompter, elle disparaissait continuellement. Cependant, la Maheude restait debout, sans se dĂ©cider Ă partir. Ce grand feu la pĂ©nĂ©trait d'un bien-ĂÂȘtre douloureux, la pensĂ©e qu'on mangeait lĂ , lui creusait l'estomac davantage. Evidemment, ils avaient renvoyĂ© la vieille et enfermĂ© la petite, pour bĂÂąfrer leur lapin. Ah! on avait beau dire, quand une femme se conduisait mal, ça portait bonheur Ă sa maison! - Bonsoir, dit-elle tout d'un coup. Dehors, la nuit Ă©tait tombĂ©e, et la lune, derriĂšre des nuages, Ă©clairait la terre d'une clartĂ© louche. Au lieu de retraverser les jardins, la Maheude fit le tour, dĂ©solĂ©e, n'osant rentrer chez elle. Mais, le long des façades mortes, toutes les portes sentaient la famine et sonnaient le creux. A quoi bon frapper? c'Ă©tait misĂšre et compagnie. Depuis des semaines qu'on ne mangeait plus, l'odeur de l'oignon elle-mĂÂȘme Ă©tait partie, cette odeur forte qui annonçait le coron de loin, dans la campagne; maintenant, il n'avait que l'odeur des vieux caveaux, l'humiditĂ© des trous oĂÂč rien ne vit. Les bruits vagues se mouraient, des larmes Ă©touffĂ©es, des jurons perdus; et, dans le silence qui s'alourdissait peu Ă peu, on entendait venir le sommeil de la faim, l'Ă©crasement des corps jetĂ©s en travers des lits, sous les cauchemars des ventres vides. Comme elle passait devant l'Ă©glise, elle vit une ombre filer rapidement. Un espoir la fit se hĂÂąter, car elle avait reconnu le curĂ© de Montsou, l'abbĂ© Joire, qui disait la messe le dimanche Ă la chapelle du coron sans doute il sortait de la sacristie, oĂÂč le rĂšglement de quelque affaire l'avait appelĂ©. Le dos rond, il courait de son air d'homme gras et doux, dĂ©sireux de vivre en paix avec tout le monde. S'il avait fait sa course Ă la nuit, ce devait ĂÂȘtre pour ne pas se compromettre au milieu des mineurs. On disait du reste qu'il venait d'obtenir de l'avancement. MĂÂȘme, il s'Ă©tait promenĂ© dĂ©jĂ avec son successeur, un abbĂ© maigre, aux yeux de braise rouge. - Monsieur le curĂ©, monsieur le curĂ©, bĂ©gaya la Maheude. Mais il ne s'arrĂÂȘta point. - Bonsoir, bonsoir, ma brave femme. Elle se retrouvait devant chez elle. Ses jambes ne la portaient plus, et elle rentra. Personne n'avait bougĂ©. Maheu Ă©tait toujours au bord de la table, abattu. Le vieux Bonnemort et les petits se serraient sur le banc, pour avoir moins froid. Et on ne s'Ă©tait pas dit une parole, seule la chandelle avait brĂ»lĂ©, si courte, que la lumiĂšre elle-mĂÂȘme bientĂÂŽt leur manquerait. Au bruit de la porte, les enfants tournĂšrent la tĂÂȘte; mais, en voyant que la mĂšre ne rapportait rien, ils se remirent Ă regarder par terre, renfonçant une grosse envie de pleurer, de peur qu'on ne les grondĂÂąt. La Maheude Ă©tait retombĂ©e Ă sa place, prĂšs du feu mourant. On ne la questionna point, le silence continua. Tous avaient compris, ils jugeaient inutile de se fatiguer encore Ă causer; et c'Ă©tait maintenant une attente anĂ©antie, sans courage, l'attente derniĂšre du secours qu'Etienne, peut-ĂÂȘtre, allait dĂ©terrer quelque part. Les minutes s'Ă©coulaient, ils finissaient par ne plus y compter. Lorsque Etienne reparut, il avait, dans un torchon une douzaine de pommes de terre, cuites et refroidies. - VoilĂ tout ce que j'ai trouvĂ©, dit-il. Chez la Mouquette, le pain manquait Ă©galement c'Ă©tait son dĂner qu'elle lui avait mis de force dans ce torchon, en le baisant de tout son coeur. - Merci, rĂ©pondit-il Ă la Maheude qui lui offrait sa part. J'ai mangĂ© lĂ -bas. Il mentait, il regardait d'un air sombre les enfants se jeter sur la nourriture. Le pĂšre et la mĂšre, eux aussi, se retenaient, afin d'en laisser davantage; mais le vieux, goulĂ»ment, avalait tout. On dut lui reprendre une pomme de terre pour Alzire. Alors, Etienne dit qu'il avait appris des nouvelles. La Compagnie, irritĂ©e de l'entĂÂȘtement des grĂ©vistes, parlait de rendre leurs livrets aux mineurs compromis. Elle voulait la guerre, dĂ©cidĂ©ment. Et un bruit plus grave circulait elle se vantait d'avoir dĂ©cidĂ© un grand nombre d'ouvriers Ă redescendre le lendemain, la Victoire et Feutry-Cantel devaient ĂÂȘtre au complet; mĂÂȘme il y aurait, Ă Madeleine et Ă Mirou, un tiers des hommes. Les Maheu furent exaspĂ©rĂ©s. - Nom de Dieu! cria le pĂšre, s'il y a des traĂtres, faut rĂ©gler leur compte! Et, debout, cĂ©dant Ă l'emportement de sa souffrance - A demain soir, dans la forĂÂȘt!... Puisqu'on nous empĂÂȘche de nous entendre au Bon-Joyeux, c'est dans la forĂÂȘt que nous serons chez nous. Ce cri avait rĂ©veillĂ© le vieux Bonnemort, que sa gloutonnerie assoupissait. C'Ă©tait le cri ancien de ralliement, le rendez-vous oĂÂč les mineurs de jadis allaient comploter leur rĂ©sistance aux soldats du roi. - Oui, oui, Ă Vandame! J'en suis, si l'on va lĂ -bas! La Maheude eut un geste Ă©nergique. - Nous irons tous. Ca finira, ces injustices et ces traĂtrises! Etienne dĂ©cida que le rendez-vous serait donnĂ© Ă tous les corons, pour le lendemain soir. Mais le feu Ă©tait mort, comme chez les Levaque, et la chandelle brusquement s'Ă©teignit. Il n'y avait plus de houille, plus de pĂ©trole, il fallut se coucher Ă tĂÂątons, dans le grand froid qui pinçait la peau. Les petits pleuraient. IV, VI Jeanlin, guĂ©ri, marchait Ă prĂ©sent; mais ses jambes Ă©taient si mal recollĂ©es, qu'il boitait de la droite et de la gauche; et il fallait le voir filer d'un train de canard, courant aussi fort qu'autrefois, avec son adresse de bĂÂȘte malfaisante et voleuse. Ce soir-lĂ , au crĂ©puscule, sur la route de RĂ©quillart, Jeanlin, accompagnĂ© de ses insĂ©parables, BĂ©bert et Lydie, faisait le guet. Il s'Ă©tait embusquĂ© dans un terrain vague, derriĂšre une palissade, en face d'une Ă©picerie borgne, plantĂ©e de travers Ă l'encoignure d'un sentier. Une vieille femme, presque aveugle, y Ă©talait trois ou quatre sacs de lentilles et de haricots, noirs de poussiĂšre; et c'Ă©tait une antique morue sĂšche, pendue Ă la porte, chinĂ©e de chiures de mouche, qu'il couvait de ses yeux minces. DĂ©jĂ deux fois, il avait lancĂ© BĂ©bert, pour aller la dĂ©crocher. Mais, chaque fois, du monde avait paru, au coude du chemin. Toujours des gĂÂȘneurs, on ne pouvait pas faire ses affaires! Un monsieur Ă cheval dĂ©boucha, et les enfants s'aplatirent au pied de la palissade, en reconnaissant M. Hennebeau. Souvent, on le voyait ainsi par les routes, depuis la grĂšve, voyageant seul au milieu des corons rĂ©voltĂ©s, mettant un courage tranquille Ă s'assurer en personne de l'Ă©tat du pays. Et jamais une pierre n'avait sifflĂ© Ă ses oreilles, il ne rencontrait que des hommes silencieux et lents Ă le saluer, il tombait le plus souvent sur des amoureux, qui se moquaient de la politique et se bourraient de plaisir, dans les coins. Au trot de sa jument, la tĂÂȘte droite pour ne dĂ©ranger personne, il passait, tandis que son coeur se gonflait d'un besoin inassouvi, Ă travers cette goinfrerie des amours libres. Il aperçut parfaitement les galopins, les petits sur la petite, en tas. Jusqu'aux marmots qui dĂ©jĂ s'Ă©gayaient Ă frotter leur misĂšre! Ses yeux s'Ă©taient mouillĂ©s, il disparut, raide sur la selle, militairement boutonnĂ© dans sa redingote. - Foutu sort! dit Jeanlin, ça ne finira pas... Vas-y, BĂ©bert! tire sur la queue! Mais deux hommes, de nouveau, arrivaient, et l'enfant Ă©touffa encore un juron, quand il entendit la voix de son frĂšre Zacharie, en train de raconter Ă Mouquet comment il avait dĂ©couvert une piĂšce de quarante sous, cousue dans une jupe de sa femme. Tous deux ricanaient d'aise, en se tapant sur les Ă©paules. Mouquet eut l'idĂ©e d'une grande partie de crosse pour le lendemain on partirait Ă deux heures de l'Avantage, on irait du cĂÂŽtĂ© de Montoire, prĂšs de Marchiennes. Zacharie accepta. Qu'est-ce qu'on avait Ă les embĂÂȘter avec la grĂšve? autant rigoler, puisqu'on ne fichait rien! Et ils tournaient le coin de la route, lorsque Etienne, qui venait du canal, les arrĂÂȘta et se mit Ă causer. - Est-ce qu'ils vont coucher ici? reprit Jeanlin exaspĂ©rĂ©. V'lĂ la nuit, la vieille rentre ses sacs. Un autre mineur descendait vers RĂ©quillart. Etienne s'Ă©loigna avec lui; et, comme ils passaient devant la palissade, l'enfant les entendit parler de la forĂÂȘt on avait dĂ» remettre le rendez-vous au lendemain, par crainte de ne pouvoir avertir en un jour tous les corons. - Dites donc, murmura-t-il Ă ses deux camarades, la grande machine est pour demain. Faut en ĂÂȘtre. Hein? nous filerons, l'aprĂšs-midi. Et, la route enfin Ă©tant libre, il lança BĂ©bert. - Hardi! tire sur la queue!... Et mĂ©fie-toi, la vieille a son balai. Heureusement, la nuit se faisait noire. BĂ©bert, d'un bond, s'Ă©tait pendu Ă la morue, dont la ficelle cassa. Il prit sa course, en l'agitant comme un cerf-volant, suivi par les deux autres, galopant tous les trois. L'Ă©piciĂšre, Ă©tonnĂ©e, sortit de sa boutique, sans comprendre, sans pouvoir distinguer ce troupeau qui se perdait dans les tĂ©nĂšbres. Ces vauriens finissaient pas ĂÂȘtre la terreur du pays. Ils l'avaient envahi peu Ă peu, ainsi qu'une horde sauvage. D'abord, ils s'Ă©taient contentĂ©s du carreau du Voreux, se culbutant dans le stock de charbon, d'oĂÂč ils sortaient pareils Ă des nĂšgres, faisant des parties de cache-cache parmi la provision des bois, au travers de laquelle ils se perdaient, comme au fond d'une forĂÂȘt vierge. Puis, ils avaient pris d'assaut le terri, ils en descendaient sur leur derriĂšre les parties nues, bouillantes encore des incendies intĂ©rieurs, ils se glissaient parmi les ronces des parties anciennes, cachĂ©s la journĂ©e entiĂšre, occupĂ©s Ă des petits jeux tranquilles de souris polissonnes. Et ils Ă©largissaient toujours leurs conquĂÂȘtes, allaient se battre au sang dans les tas de briques, couraient les prĂ©s en mangeant sans pain toutes sortes d'herbes laiteuses, fouillaient les berges du canal pour prendre des poissons de vase qu'ils avalaient crus, et poussaient plus loin, et voyageaient Ă des kilomĂštres, jusqu'aux futaies de Vandame, sous lesquelles ils se gorgeaient de fraises au printemps, de noisettes et de myrtilles en Ă©tĂ©. BientĂÂŽt l'immense plaine leur avait appartenu. Mais ce qui les lançait ainsi, de Montsou Ă Marchiennes, sans cesse par les chemins, avec des yeux de jeunes loups, c'Ă©tait un besoin croissant de maraude. Jeanlin restait le capitaine de ces expĂ©ditions, jetant la troupe sur toutes les proies, ravageant les champs d'oignons, pillant les vergers, attaquant les Ă©talages. Dans le pays, on accusait les mineurs en grĂšve, on parlait d'une vaste bande organisĂ©e. Un jour mĂÂȘme, il avait forcĂ© Lydie Ă voler sa mĂšre, il s'Ă©tait fait apporter par elle deux douzaines de sucres d'orge que la Pierronne tenait dans un bocal, sur une des planches de sa fenĂÂȘtre; et la petite, rouĂ©e de coups, ne l'avait pas trahi, tellement elle tremblait devant son autoritĂ©. Le pis Ă©tait qu'il se taillait la part du lion. BĂ©bert, Ă©galement, devait lui remettre le butin, heureux si le capitaine ne le giflait pas, pour garder tout. Depuis quelque temps, Jeanlin abusait. Il battait Lydie comme on bat une femme lĂ©gitime, et il profitait de la crĂ©dulitĂ© de BĂ©bert pour l'engager dans des aventures dĂ©sagrĂ©ables, trĂšs amusĂ© de faire tourner en bourrique ce gros garçon, plus fort que lui, qui l'aurait assommĂ© d'un coup de poing. Il les mĂ©prisait tous les deux, les traitait en esclaves, leur racontait qu'il avait pour maĂtresse une princesse, devant laquelle ils Ă©taient indignes de se montrer. Et, en effet, il y avait huit jours qu'il disparaissait brusquement, au bout d'une rue, au tournant d'un sentier, n'importe oĂÂč il se trouvait, aprĂšs leur avoir ordonnĂ©, l'air terrible, de rentrer au coron. D'abord, il empochait le butin. Ce fut d'ailleurs ce qui arriva, ce soir-lĂ . - Donne, dit-il en arrachant la morue des mains de son camarade, lorsqu'ils s'arrĂÂȘtĂšrent tous trois, Ă un coude de la route, prĂšs de RĂ©quillart. BĂ©bert protesta. - J'en veux, tu sais. C'est moi qui l'ai prise. - Hein, quoi? cria-t-il. T'en auras, si je t'en donne, et pas ce soir, bien sĂ»r demain, s'il en reste. Il bourra Lydie, il les planta l'un et l'autre sur la mĂÂȘme ligne, comme des soldats au port d'armes. Puis, passant derriĂšre eux - Maintenant, vous allez rester lĂ cinq minutes, sans vous retourner... Nom de Dieu! si vous vous retournez, il y aura des bĂÂȘtes qui vous mangeront... Et vous rentrerez ensuite tout droit, et si BĂ©bert touche Ă Lydie en chemin, je le saurai, je vous ficherai des claques. Alors, il s'Ă©vanouit au fond de l'ombre, avec une telle lĂ©gĂšretĂ©, qu'on n'entendit mĂÂȘme pas le bruit de ses pieds nus. Les deux enfants demeurĂšrent immobiles durant les cinq minutes, sans regarder en arriĂšre, par crainte de recevoir une gifle de l'invisible. Lentement, une grande affection Ă©tait nĂ©e entre eux, dans leur commune terreur. Lui, toujours, songeait Ă la prendre, Ă la serrer trĂšs fort entre ses bras, comme il voyait faire aux autres; et, elle aussi aurait bien voulu, car ça l'aurait changĂ©e, d'ĂÂȘtre ainsi caressĂ©e gentiment. Mais ni lui ni elle ne se serait permis de dĂ©sobĂ©ir. Quand ils s'en allĂšrent, bien que la nuit fĂ»t trĂšs noire, ils ne s'embrassĂšrent mĂÂȘme pas, ils marchĂšrent cĂÂŽte Ă cĂÂŽte, attendris et dĂ©sespĂ©rĂ©s, certains que, s'ils se touchaient, le capitaine par-derriĂšre leur allongerait des claques. Etienne, Ă la mĂÂȘme heure, Ă©tait entrĂ© Ă RĂ©quillart. La veille, Mouquette l'avait suppliĂ© de revenir, et il revenait, honteux, pris d'un goĂ»t qu'il refusait de s'avouer, pour cette fille qui l'adorait comme un JĂ©sus. C'Ă©tait, d'ailleurs, dans l'intention de rompre. Il la verrait, il lui expliquerait qu'elle ne devait plus le poursuivre, Ă cause des camarades. On n'Ă©tait guĂšre Ă la joie, ça manquait d'honnĂÂȘtetĂ©, de se payer ainsi des douceurs, quand le monde crevait de faim. Et, ne l'ayant pas trouvĂ©e chez elle, il s'Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă l'attendre, il guettait les ombres au passage. Sous le beffroi en ruine, l'ancien puits s'ouvrait, Ă demi obstruĂ©. Une poutre toute droite, oĂÂč tenait un morceau de toiture, avait un profil de potence, au-dessus du trou noir; et, dans le muraillement Ă©clatĂ© des margelles, deux arbres poussaient, un sorbier et un platane, qui semblaient grandir du fond de la terre. C'Ă©tait un coin de sauvage abandon, l'entrĂ©e herbue et chevelue d'un gouffre, embarrassĂ©e de vieux bois, plantĂ©e de prunelliers et d'aubĂ©pines, que les fauvettes peuplaient de leurs nids, au printemps. Voulant Ă©viter de gros frais d'entretien, la Compagnie, depuis dix ans, se proposait de combler cette fosse morte; mais elle attendait d'avoir installĂ© au Voreux un ventilateur, car le foyer d'aĂ©rage des deux puits, qui communiquaient, se trouvait placĂ© au pied de RĂ©quillart, dont l'ancien goyot d'Ă©puisement servait de cheminĂ©e. On s'Ă©tait contentĂ© de consolider le cuvelage du niveau par des Ă©tais placĂ©s en travers, barrant l'extraction, et on avait dĂ©laissĂ© les galeries supĂ©rieures, pour ne surveiller que la galerie du fond, dans laquelle flambait le fourneau d'enfer, l'Ă©norme brasier de houille, au tirage si puissant, que l'appel d'air faisait souffler le vent en tempĂÂȘte, d'un bout Ă l'autre de la fosse voisine. Par prudence, afin qu'on pĂ»t monter et descendre encore, l'ordre Ă©tait donnĂ© d'entretenir le goyot des Ă©chelles; seulement, personne ne s'en occupait, les Ă©chelles se pourrissaient d'humiditĂ©, des paliers s'Ă©taient effondrĂ©s dĂ©jĂ . En haut, une grande ronce bouchait l'entrĂ©e du goyot; et comme la premiĂšre Ă©chelle avait perdu des Ă©chelons, il fallait, pour l'atteindre, se pendre Ă une racine du sorbier, puis se laisser tomber au petit bonheur, dans le noir. Etienne patientait, cachĂ© derriĂšre un buisson, lorsqu'il entendit, parmi les branches, un long frĂÂŽlement. Il crut Ă la fuite effrayĂ©e d'une couleuvre. Mais la brusque lueur d'une allumette l'Ă©tonna, et il demeura stupĂ©fait, en reconnaissant Jeanlin qui allumait une chandelle et qui s'abĂmait dans la terre. Une curiositĂ© si vive le saisit, qu'il s'approcha du trou l'enfant avait disparu, une lueur faible venait du deuxiĂšme palier. Il hĂ©sita un instant, puis se laissa rouler, en se tenant aux racines, pensa faire le saut des cinq cent vingt-quatre mĂštres que mesurait la fosse, finit pourtant par sentir un Ă©chelon. Et il descendit doucement. Jeanlin n'avait rien dĂ» entendre, Etienne voyait toujours, sous lui, la lumiĂšre s'enfoncer, tandis que l'ombre du petit, colossale et inquiĂ©tante, dansait, avec le dĂ©hanchement de ses jambes infirmes. Il gambillait, d'une adresse de singe Ă se rattraper des mains, des pieds, du menton, quand les Ă©chelons manquaient. Les Ă©chelles, de sept mĂštres, se succĂ©daient, les unes solides encore, les autres branlantes, craquantes, prĂšs de se rompre; les paliers Ă©troits dĂ©filaient, verdis, pourris tellement, qu'on marchait comme dans la mousse; et, Ă mesure qu'on descendait, la chaleur Ă©tait suffocante, une chaleur de four, qui venait du goyot de tirage, heureusement peu actif depuis la grĂšve, car en temps de travail, lorsque le foyer mangeait ses cinq mille kilogrammes de houille par jour, on n'aurait pu se risquer lĂ , sans se rĂÂŽtir le poil. - Quel nom de Dieu de crapaud! jurait Etienne Ă©touffĂ©, oĂÂč diable va-t-il? Deux fois, il avait failli culbuter. Ses pieds glissaient sur le bois humide. Au moins, s'il avait eu une chandelle comme l'enfant; mais il se cognait Ă chaque minute, il n'Ă©tait guidĂ© que par la lueur vague, fuyant sous lui. C'Ă©tait bien la vingtiĂšme Ă©chelle dĂ©jĂ , et la descente continuait. Alors, il les compta vingt et une, vingt-deux, vingt-trois, et il s'enfonçait, et il s'enfonçait toujours. Une cuisson ardente lui enflait la tĂÂȘte, il croyait tomber dans une fournaise. Enfin, il arriva Ă un accrochage, et il aperçut la chandelle qui filait au fond d'une galerie. Trente Ă©chelles, cela faisait deux cent dix mĂštres environ. - Est-ce qu'il va me promener longtemps? pensait-il. C'est pour sĂ»r dans l'Ă©curie qu'il se terre. Mais, Ă gauche, la voie qui conduisait Ă l'Ă©curie, Ă©tait barrĂ©e par un Ă©boulement. Le voyage recommença, plus pĂ©nible et plus dangereux. Des chauves-souris, effarĂ©es, voletaient, se collaient Ă la voĂ»te de l'accrochage. Il dut se hĂÂąter pour ne pas perdre de vue la lumiĂšre, il se jeta dans la mĂÂȘme galerie; seulement, oĂÂč l'enfant passait Ă l'aise, avec sa souplesse de serpent, lui ne pouvait se glisser sans meurtrir ses membres. Cette galerie, comme toutes les anciennes voies, s'Ă©tait resserrĂ©e, se resserrait encore chaque jour, sous la continuelle poussĂ©e des terrains; et il n'y avait plus, Ă certaines places, qu'un boyau, qui devait finir Par s'effacer lui-mĂÂȘme. Dans ce travail d'Ă©tranglement, les bois Ă©clatĂ©s, dĂ©chirĂ©s, devenaient un pĂ©ril, menaçaient de lui scier la chair, de l'enfiler au passage, Ă la pointe de leurs Ă©chardes, aiguĂs comme des Ă©pĂ©es. Il n'avançait qu'avec prĂ©caution, Ă genoux ou sur le ventre, tĂÂątant l'ombre devant lui. Brusquement, une bande de rats le piĂ©tina, lui courut de la nuque aux pieds, dans un galop de fuite. - Tonnerre de Dieu! y sommes-nous Ă la fin? gronda-t-il, les reins cassĂ©s, hors d'haleine, On y Ă©tait. Au bout d'un kilomĂštre, le boyau s'Ă©largissait, on tombait dans une partie de voie admirablement conservĂ©e. C'Ă©tait le fond de l'ancienne voie de roulage, taillĂ©e Ă travers banc, pareille Ă une grotte naturelle. Il avait dĂ» s'arrĂÂȘter, il voyait de loin l'enfant qui venait de poser sa chandelle entre deux pierres, et qui se mettait Ă l'aise, l'air tranquille et soulagĂ©, en homme heureux de rentrer chez lui. Une installation complĂšte changeait ce bout de galerie en une demeure confortable. Par terre, dans un coin, un amas de foin faisait une couche molle; sur d'anciens bois, plantĂ©s en forme de table, il y avait de tout, du pain, des pommes, des litres de geniĂšvre entamĂ©s une vraie caverne scĂ©lĂ©rate, du butin entassĂ© depuis des semaines, mĂÂȘme du butin inutile, du savon et du cirage, volĂ©s pour le plaisir du vol. Et le petit, tout seul au milieu de ces rapines, en jouissait en brigand Ă©goĂÂŻste. - Dis donc, est-ce que tu te fous du monde? cria Etienne, lorsqu'il eut soufflĂ© un moment. Tu descends te goberger ici, quand nous crevons de faim lĂ -haut? Jeanlin, atterrĂ©, tremblait. Mais, en reconnaissant le jeune homme, il se tranquillisa vite. - Veux-tu dĂner avec moi? finit-il par dire. Hein? un morceau de morue grillĂ©e?... Tu vas voir. Il n'avait pas lĂÂąchĂ© sa morue, et s'Ă©tait mis Ă en gratter proprement les chiures de mouche, avec un beau couteau neuf, un de ces petits couteaux-poignards Ă manche d'os, oĂÂč sont inscrites des devises. Celui-ci portait le mot "Amour", simplement. - Tu as un joli couteau, fit remarquer Etienne. - C'est un cadeau de Lydie, rĂ©pondit Jeanlin, qui nĂ©gligea d'ajouter que Lydie l'avait volĂ©, sur son ordre, Ă un camelot de Montsou, devant le dĂ©bit de la TĂÂȘte-CoupĂ©e. Puis, comme il grattait toujours, il ajouta d'un air fier - N'est-ce pas qu'on est bien chez moi?... On a un peu plus chaud que lĂ -haut, et ça sent joliment meilleur! Etienne s'Ă©tait assis, curieux de le faire causer. Il n'avait plus de colĂšre, un intĂ©rĂÂȘt le prenait, pour cette crapule d'enfant, si brave et si industrieux dans ses vices. Et, en effet, il goĂ»tait un bien-ĂÂȘtre, au fond de ce trou la chaleur n'y Ă©tait plus trop forte, une tempĂ©rature Ă©gale y rĂ©gnait en dehors des saisons, d'une tiĂ©deur de bain, pendant que le rude dĂ©cembre gerçait sur la terre la peau des misĂ©rables. En vieillissant, les galeries s'Ă©puraient des gaz nuisibles, tout le grisou Ă©tait parti, on ne sentait lĂ maintenant que l'odeur des anciens bois fermentĂ©s, une odeur subtile d'Ă©ther, comme aiguisĂ©e d'une pointe de girofle. Ces bois, du reste, devenaient amusants Ă voir, d'une pĂÂąleur jaunie de marbre, frangĂ©s de guipures blanchĂÂątres, de vĂ©gĂ©tations floconneuses qui semblaient les draper d'une passementerie de soie et de perles. D'autres se hĂ©rissaient de champignons. Et il y avait des vols de papillons blancs, des mouches et des araignĂ©es de neige, une population dĂ©colorĂ©e, Ă jamais ignorante du soleil. - Alors, tu n'as pas peur? demanda Etienne. Jeanlin le regarda, Ă©tonnĂ©. - Peur de quoi? puisque je suis tout seul. Mais la morue Ă©tait grattĂ©e enfin. Il alluma un petit feu de bois, Ă©tala le brasier et la fit griller. Puis il coupa un pain en deux. C'Ă©tait un rĂ©gal terriblement salĂ©, exquis tout de mĂÂȘme pour des estomacs solides. Etienne avait acceptĂ© sa part. - Ca ne m'Ă©tonne plus, si tu engraisses, pendant que nous maigrissons tous. Sais-tu que c'est cochon de t'empiffrer!... Et les autres, tu n'y songes pas? - Tiens! pourquoi les autres sont-ils trop bĂÂȘtes? - D'ailleurs, tu as raison de te cacher, car si ton pĂšre apprenait que tu voles, il t'arrangerait. - Avec ça que les bourgeois ne nous volent pas! C'est toi qui le dis toujours. Quand j'ai chipĂ© ce pain chez Maigrat, c'Ă©tait bien sĂ»r un pain qu'il nous devait. Le jeune homme se tut, la bouche pleine, troublĂ©. Il le regardait, avec son museau, ses yeux verts, ses grandes oreilles, dans sa dĂ©gĂ©nĂ©rescence d'avorton Ă l'intelligence obscure et d'une ruse de sauvage, lentement repris par l'animalitĂ© ancienne. La mine, qui l'avait fait, venait de l'achever, en lui cassant les jambes. - Et Lydie, demanda de nouveau Etienne, est-ce que tu l'amĂšnes ici, des fois? Jeanlin eut un rire mĂ©prisant. - La petite, ah! non, par exemple!... Les femmes, ça bavarde. Et il continuait Ă rire, plein d'un immense dĂ©dain pour Lydie et BĂ©bert. Jamais on n'avait vu des enfants si cruches. L'idĂ©e qu'ils gobaient toutes ses bourdes, et qu'ils s'en allaient les mains vides, pendant qu'il mangeait la morue, au chaud, lui chatouillait les cĂÂŽtes d'aise. Puis, il conclut, avec une gravitĂ© de petit philosophe - Faut mieux ĂÂȘtre seul, on est toujours d'accord. Etienne avait fini son pain. Il but une gorgĂ©e de geniĂšvre. Un instant, il s'Ă©tait demandĂ© s'il n'allait pas mal reconnaĂtre l'hospitalitĂ© de Jeanlin, en le ramenant au jour par une oreille, et en lui dĂ©fendant de marauder davantage, sous la menace de tout dire Ă son pĂšre. Mais, en examinant cette retraite profonde, une idĂ©e le travaillait qui sait s'il n'en aurait pas besoin, pour les camarades ou pour lui, dans le cas oĂÂč les choses se gĂÂąteraient, lĂ -haut? Il fit jurer Ă l'enfant de ne pas dĂ©coucher, comme il lui arrivait de le faire, lorsqu'il s'oubliait dans son foin; et, prenant un bout de chandelle, il s'en alla le premier, il le laissa ranger tranquillement son mĂ©nage. La Mouquette se dĂ©sespĂ©rait Ă l'attendre, assise sur une poutre, malgrĂ© le grand froid. Quand elle l'aperçut, elle lui sauta au cou; et ce fut comme s'il lui enfonçait un couteau dans le coeur, lorsqu'il lui dit sa volontĂ© de ne plus la voir. Mon Dieu! pourquoi? est-ce qu'elle ne l'aimait point assez? Craignant de succomber lui-mĂÂȘme Ă l'envie d'entrer chez elle, il l'entraĂnait vers la route, il lui expliquait, le plus doucement possible, qu'elle le compromettait aux yeux des camarades, qu'elle compromettait la cause de la politique. Elle s'Ă©tonna, qu'est-ce que ça pouvait faire Ă la politique? Enfin, la pensĂ©e lui vint qu'il rougissait de la connaĂtre; d'ailleurs, elle n'en Ă©tait pas blessĂ©e, c'Ă©tait tout naturel; et elle lui offrit de recevoir une gifle devant le monde, pour avoir l'air de rompre. Mais il la reverrait, rien qu'une petite fois, de temps Ă autre. Eperdument, elle le suppliait, elle jurait de se cacher, elle ne le garderait pas cinq minutes. Lui, trĂšs Ă©mu, refusait toujours. Il le fallait. Alors, en la quittant, il voulut au moins l'embrasser. Pas Ă pas, ils Ă©taient arrivĂ©s aux premiĂšres maisons de Montsou, et ils se tenaient Ă pleins bras, sous la lune large et ronde, lorsqu'une femme passa prĂšs d'eux, avec un brusque sursaut, comme si elle avait butĂ© contre une pierre. - Qui est-ce? demanda Etienne inquiet. - C'est Catherine, rĂ©pondit la Mouquette. Elle revient de Jean-Bart. La femme, maintenant, s'en allait, la tĂÂȘte basse, les jambes faibles, l'air trĂšs las. Et le jeune homme la regardait, dĂ©sespĂ©rĂ© d'avoir Ă©tĂ© vu par elle, le coeur crevĂ© d'un remords sans cause. Est-ce qu'elle n'Ă©tait pas avec un homme? est-ce qu'elle ne l'avait pas fait souffrir de la mĂÂȘme souffrance, lĂ , sur ce chemin de RĂ©quillart, lorsqu'elle s'Ă©tait donnĂ©e Ă cet homme? Mais cela, malgrĂ© tout, le dĂ©solait, de lui avoir rendu la pareille. - Veux-tu que je te dise? murmura la Mouquette en larmes, quand elle partit. Si tu ne veux pas de moi, c'est que tu en veux une autre. Le lendemain, le temps fut superbe, un ciel clair de gelĂ©e, une de ces belles journĂ©es d'hiver, oĂÂč la terre dure sonne comme un cristal sous les pieds. DĂšs une heure, Jeanlin avait filĂ©; mais il dut attendre BĂ©bert derriĂšre l'Ă©glise, et ils faillirent partir sans Lydie, que sa mĂšre avait encore enfermĂ©e dans la cave. On venait de l'en faire sortir et de lui mettre au bras un panier, en lui signifiant que, si elle ne le rapportait pas plein de pissenlits, on la renfermerait avec les rats, pour la nuit entiĂšre. Aussi, prise de peur, voulait-elle tout de suite aller Ă la salade. Jeanlin l'en dĂ©tourna on verrait plus tard. Depuis longtemps, Pologne, la grosse lapine de Rasseneur, le tracassait. Il passait devant l'Avantage, lorsque, justement, la lapine sortit sur la route. Il la saisit d'un bond par les oreilles, la fourra dans le panier de la petite; et tous les trois galopĂšrent. On allait joliment s'amuser, Ă la faire courir comme un chien, jusqu'Ă la forĂÂȘt. Mais ils s'arrĂÂȘtĂšrent, pour regarder Zacharie et Mouquet, qui, aprĂšs avoir bu une chope avec deux autres camarades, entamaient leur grande partie de crosse. L'enjeu Ă©tait une casquette neuve et un foulard rouge, dĂ©posĂ©s chez Rasseneur. Les quatre joueurs, deux par deux, mirent au marchandage le premier tour, du Voreux Ă la ferme Paillot, prĂšs de trois kilomĂštres; et ce fut Zacharie qui l'emporta, il pariait en sept coups, tandis que Mouquet en demandait huit. On avait posĂ© la cholette, le petit oeuf de buis, sur le pavĂ©, une pointe en l'air. Tous tenaient leur crosse, le maillet au fer oblique, au long manche garni d'une ficelle fortement serrĂ©e. Deux heures sonnaient comme ils partaient. Zacharie, magistralement, pour son premier coup composĂ© d'une sĂ©rie de trois, lança la cholette Ă plus de quatre cents mĂštres, au travers des champs de betteraves; car il Ă©tait dĂ©fendu de choler dans les villages et sur les routes, oĂÂč l'on avait tuĂ© du monde. Mouquet, solide lui aussi, dĂ©chola d'un bras si rude, que son coup unique ramena la bille de cent cinquante mĂštres en arriĂšre. Et la partie continua, un camp cholant, l'autre camp dĂ©cholant, toujours au pas de course, les pieds meurtris par les arĂÂȘtes gelĂ©es des terres de labour. D'abord, Jeanlin, BĂ©bert et Lydie avaient galopĂ© derriĂšre les joueurs, enthousiasmĂ©s des grands coups. Puis, l'idĂ©e de Pologne qu'ils secouaient dans le panier leur Ă©tait revenue; et, lĂÂąchant le jeu en pleine campagne, ils avaient sorti la lapine, curieux de voir si elle courait fort. Elle dĂ©campa, ils se jetĂšrent derriĂšre elle, ce fut une chasse d'une heure, Ă toutes jambes, avec des crochets continuels, des hurlements pour l'effrayer, des grands bras ouverts et refermĂ©s sur le vide. Si elle n'avait pas eu un commencement de grossesse, jamais ils ne l'auraient rattrapĂ©e. Comme ils soufflaient, des jurons leur firent tourner la tĂÂȘte. Ils venaient de retomber dans la partie de crosse, c'Ă©tait Zacharie qui avait failli fendre le crĂÂąne de son frĂšre. Les joueurs en Ă©taient au quatriĂšme tour de la ferme Paillot, ils avaient filĂ© aux Quatre-Chemins, puis des Quatre-Chemins Ă Montoire; et, maintenant, ils allaient en six coups de Montoire au PrĂ©-des-Vaches. Cela faisait deux lieues et demie en une heure; encore avaient-ils bu des chopes Ă l'estaminet Vincent et au dĂ©bit; des Trois-Sages. Mouquet, cette fois, tenait la main. Il lui restait deux coups Ă choler, sa victoire Ă©tait sĂ»re, lorsque Zacharie, qui usait de son droit en ricanant, dĂ©chola avec tant d'adresse, que la cholette roula dans un fossĂ© profond. Le partenaire de Mouquet ne put l'en sortir, ce fut un dĂ©sastre. Tous quatre criaient, la partie s'en passionna, car on Ă©tait manche Ă manche, il fallait recommencer. Du PrĂ©-des-Vaches, il n'y avait pas deux kilomĂštres Ă la pointe des Herbes-Rousses en cinq coups. LĂ -bas, ils se rafraĂchiraient chez Lerenard. Mais Jeanlin avait une idĂ©e. Il les laissa partir, il sortit une ficelle de sa poche, qu'il lia Ă une patte de Pologne, la patte gauche de derriĂšre. Et cela fut trĂšs amusant, la lapine courait devant les trois galopins, tirant la cuisse, se dĂ©hanchant d'une si lamentable façon, que jamais ils n'avaient tant ri. Ensuite, ils l'attachĂšrent par le cou, pour qu'elle galopĂÂąt; et, comme elle se fatiguait, ils la traĂnaient, sur le ventre, sur le dos, une vraie petite voiture. Ca durait depuis plus d'une heure, elle rĂÂąlait, lorsqu'ils la remirent vivement dans le panier, en entendant prĂšs du bois Ă Cruchot les choleurs, dont ils coupaient le jeu une fois encore. A prĂ©sent, Zacharie, Mouquet et les deux autres avalaient les kilomĂštres, sans autre repos que le temps de vider des chopes, dans tous les cabarets qu'ils se donnaient pour but. Des Herbes-Rousses, ils avaient filĂ© Ă Buchy, puis Ă la Croix-de-Pierre, puis Ă Chamblay. La terre sonnait sous la dĂ©bandade de leurs pieds, galopant sans relĂÂąche Ă la suite de la cholette, qui rebondissait sur la glace c'Ă©tait un bon temps, on n'enfonçait pas, on ne courait que le risque de se casser les jambes. Dans l'air sec, les grands coups de crosse pĂ©taient, pareils Ă des coups de feu. Les mains musculeuses serraient le manche ficelĂ©, le corps entier se lançait, comme pour assommer un boeuf; et cela pendant des heures, d'un bout Ă l'autre de la plaine, par-dessus les fossĂ©s, les haies, les talus des routes, les murs bas des enclos. Il fallait avoir de bons soufflets dans la poitrine et des charniĂšres en fer dans les genoux. Les haveurs s'y dĂ©rouillaient de la mine avec passion. Il y avait des enragĂ©s de vingt-cinq ans qui faisaient dix lieues. A quarante, on ne cholait plus, on Ă©tait trop lourd. Cinq heures sonnĂšrent, le crĂ©puscule venait dĂ©jĂ . Encore un tour, jusqu'Ă la forĂÂȘt de Vandame, pour dĂ©cider qui gagnait la casquette et le foulard; et Zacharie plaisantait, avec son indiffĂ©rence gouailleuse de la politique ce serait drĂÂŽle de tomber lĂ -bas, au milieu des camarades. Quant Ă Jeanlin, depuis le dĂ©part du coron, il visait la forĂÂȘt, avec son air de battre les champs. D'un geste indignĂ©, il menaça Lydie, qui, travaillĂ©e de remords et de craintes, parlait de retourner au Voreux cueillir ses pissenlits est-ce qu'ils allaient lĂÂącher la rĂ©union? lui, voulait entendre ce que les vieux diraient. Il poussait BĂ©bert, il proposa d'Ă©gayer le bout de chemin, jusqu'aux arbres, en dĂ©tachant Pologne et en la poursuivant Ă coups de cailloux. Son idĂ©e sourde Ă©tait de la tuer, une convoitise lui venait de l'emporter et de la manger, au fond de son trou de RĂ©quillart. La lapine reprit sa course, le nez frisĂ©, les oreilles rabattues; une pierre lui pela le dos, une autre lui coupa la queue; et, malgrĂ© l'ombre croissante, elle y serait restĂ©e, si les galopins n'avaient aperçu, au centre d'une clairiĂšre, Etienne et Maheu debout. Eperdument ils se jetĂšrent sur la bĂÂȘte, la rentrĂšrent encore dans le panier. Presque Ă la mĂÂȘme minute, Zacharie, Mouquet et les deux autres, donnant le dernier coup de crosse, lançaient la cholette, qui roula Ă quelques mĂštres de la clairiĂšre. Ils tombaient tous en plein rendez-vous. Dans le pays entier, par les routes, par les sentiers de la plaine rase, c'Ă©tait, depuis le crĂ©puscule, un long acheminement, un ruissellement d'ombres silencieuses, filant isolĂ©es, s'en allant par groupes, vers les futaies violĂÂątres de la forĂÂȘt. Chaque coron se vidait, les femmes et les enfants eux-mĂÂȘmes partaient comme pour une promenade, sous le grand ciel clair. Maintenant, les chemins devenaient obscurs, on ne distinguait plus cette foule en marche, qui se glissait au mĂÂȘme but, on la sentait seulement, piĂ©tinante, confuse, emportĂ©e d'une seule ĂÂąme. Entre les haies, parmi les buissons, il n'y avait qu'un frĂÂŽlement lĂ©ger, une vague rumeur des voix de la nuit. M. Hennebeau, qui justement rentrait Ă cette heure, montĂ© sur sa jument, prĂÂȘtait l'oreille Ă ces bruits perdus. Il avait rencontrĂ© des couples, tout un lent dĂ©filĂ© de promeneurs, par cette belle soirĂ©e d'hiver. Encore des galants qui allaient, la bouche sur la bouche, prendre du plaisir derriĂšre les murs. N'Ă©taient-ce pas lĂ ses rencontres habituelles, des filles culbutĂ©es au fond de chaque fossĂ©, des gueux se bourrant de la seule joie qui ne coĂ»tait rien? Et ces imbĂ©ciles se plaignaient de la vie, lorsqu'ils avaient, Ă pleines ventrĂ©es, cet unique bonheur de s'aimer! Volontiers, il aurait crevĂ© de faim comme eux, s'il avait pu recommencer l'existence avec une femme qui se serait donnĂ©e Ă lui sur des cailloux, de tous ses reins et de tout son coeur. Son malheur Ă©tait sans consolation, il enviait ces misĂ©rables. La tĂÂȘte basse, il rentrait, au pas ralenti de son cheval, dĂ©sespĂ©rĂ© par ces longs bruits, perdus au fond de la campagne noire, et oĂÂč il n'entendait que des baisers. IV, VII C'Ă©tait au Plan-des-Dames, dans cette vaste clairiĂšre qu'une coupe de bois venait d'ouvrir. Elle s'allongeait en une pente douce, ceinte d'une haute futaie, des hĂÂȘtres superbes, dont les troncs, droits et rĂ©guliers, l'entouraient d'une colonnade blanche, verdie de lichens; et des gĂ©ants abattus gisaient encore dans l'herbe, tandis que, vers la gauche, un tas de bois dĂ©bitĂ© alignait son cube gĂ©omĂ©trique. Le froid s'aiguisait avec le crĂ©puscule, les mousses gelĂ©es craquaient sous les pas. Il faisait nuit noire Ă terre, les branches hautes se dĂ©coupaient sur le ciel pĂÂąle, oĂÂč la lune pleine, montant Ă l'horizon, allait Ă©teindre les Ă©toiles. PrĂšs de trois mille charbonniers Ă©taient au rendez-vous, une foule grouillante, des hommes, des femmes, des enfants emplissant peu Ă peu la clairiĂšre, dĂ©bordant au loin sous les arbres; et des retardataires arrivaient toujours, le flot des tĂÂȘtes, noyĂ© d'ombre, s'Ă©largissait jusqu'aux taillis voisins. Un grondement en sortait, pareil Ă un vent d'orage, dans cette forĂÂȘt immobile et glacĂ©e. En haut, dominant la pente, Etienne se tenait, avec Rasseneur et Maheu. Une querelle s'Ă©tait Ă©levĂ©e, on entendait leurs voix, par Ă©clats brusques. PrĂšs d'eux, des hommes les Ă©coutaient Levaque les poings serrĂ©s Pierron tournant le dos, trĂšs inquiet de n'avoir pu prĂ©texter des fiĂšvres plus longtemps; et il y avait aussi le pĂšre Bonnemort et le vieux Mouque, cĂÂŽte Ă cĂÂŽte, sur une souche, l'air profondĂ©ment rĂ©flĂ©chi. Puis, derriĂšre, les blagueurs Ă©taient lĂ , Zacharie, Mouquet, d'autres encore, venus pour rire; tandis que recueillies au contraire, graves ainsi qu'Ă l'Ă©glise, des femmes se mettaient en groupe. La Maheude, muette, hochait la tĂÂȘte aux sourds jurons de la Levaque. PhilomĂšne toussait, reprise de sa bronchite depuis l'hiver. Seule, la Mouquette riait Ă belles dents, Ă©gayĂ©e par la façon dont la BrĂ»lĂ© traitait sa fille, une dĂ©naturĂ©e qui la renvoyait pour se gaver de lapin, une vendue, engraissĂ©e des lĂÂąchetĂ©s de son homme. Et, sur le tas de bois, Jeanlin s'Ă©tait plantĂ©, hissant Lydie, forçant BĂ©bert Ă le suivre, tous les trois en l'air, plus haut que tout le monde. La querelle venait de Rasseneur, qui voulait procĂ©der rĂ©guliĂšrement Ă l'Ă©lection d'un bureau. Sa dĂ©faite, au Bon-Joyeux, l'enrageait; et il s'Ă©tait jurĂ© d'avoir sa revanche, car il se flattait de reconquĂ©rir son autoritĂ© ancienne, lorsqu'on serait en face non plus des dĂ©lĂ©guĂ©s, mais du peuple des mineurs. Etienne, rĂ©voltĂ©, avait trouvĂ© l'idĂ©e d'un bureau imbĂ©cile, dans cette forĂÂȘt. Il fallait agir rĂ©volutionnairement, en sauvages, puisqu'on les traquait comme des loups. Voyant la dispute s'Ă©terniser, il s'empara tout d'un coup de la foule, il monta sur un tronc d'arbre, en criant - Camarades! camarades! La rumeur confuse de ce peuple s'Ă©teignit dans un long soupir, tandis que Maheu Ă©touffait les protestations de Rasseneur. Etienne continuait d'une voix Ă©clatante - Camarades, puisqu'on nous dĂ©fend de parler, puisqu'on nous envoie les gendarmes, comme si nous Ă©tions des brigands, c'est ici qu'il faut nous entendre! Ici, nous sommes libres, nous sommes chez nous, personne ne viendra nous faire taire, pas plus qu'on ne fait taire les oiseaux et les bĂÂȘtes! Un tonnerre lui rĂ©pondit, des cris, des exclamations. - Oui, oui, la forĂÂȘt est Ă nous, on a bien le droit d'y causer... Parle! Alors, Etienne se tint un instant immobile sur le tronc d'arbre. La lune, trop basse encore Ă l'horizon, n'Ă©clairait toujours que les branches hautes; et la foule restait noyĂ©e de tĂ©nĂšbres, peu Ă peu calmĂ©e, silencieuse. Lui, noir Ă©galement, faisait au-dessus d'elle, en haut de la pente, une barre d'ombre. Il leva un bras dans un geste lent, il commença; mais sa voix ne grondait plus, il avait pris le ton froid d'un simple mandataire du peuple qui rend ses comptes. Enfin, il plaçait le discours que le commissaire de police lui avait coupĂ© au Bon-Joyeux; et il dĂ©butait par un historique rapide de la grĂšve, en affectant l'Ă©loquence scientifique des faits, rien que des faits. D'abord, il dit sa rĂ©pugnance contre la grĂšve les mineurs ne l'avaient pas voulue, c'Ă©tait la Direction qui les avait provoquĂ©s, avec son nouveau tarif de boisage. Puis, il rappela la premiĂšre dĂ©marche des dĂ©lĂ©guĂ©s chez le directeur, la mauvaise foi de la RĂ©gie, et plus tard, lors de la seconde dĂ©marche, sa concession tardive, les dix centimes qu'elle rendait, aprĂšs avoir tĂÂąchĂ© de les voler. Maintenant, on en Ă©tait lĂ , il Ă©tablissait par des chiffres le vide de la caisse de prĂ©voyance, indiquait l'emploi des secours envoyĂ©s, excusait en quelques phrases l'Internationale, Pluchart et les autres, de ne pouvoir faire davantage pour eux, au milieu des soucis de leur conquĂÂȘte du monde. Donc, la situation s'aggravait de jour en jour, la Compagnie renvoyait les livrets et menaçait d'embaucher des ouvriers en Belgique; en outre, elle intimidait les faibles, elle avait dĂ©cidĂ© un certain nombre de mineurs Ă redescendre. Il gardait sa voix monotone comme pour insister sur ces mauvaises nouvelles, il disait la faim victorieuse, l'espoir mort, la lutte arrivĂ©e aux fiĂšvres derniĂšres du courage. Et, brusquement, il conclut, sans hausser le ton. - C'est dans ces circonstances, camarades, que vous devez prendre une dĂ©cision ce soir. Voulez-vous la continuation de la grĂšve? et, en ce cas, que comptez-vous faire pour triompher de la Compagnie? Un silence profond tomba du ciel Ă©toile. La foule, qu'on ne voyait pas, se taisait dans la nuit, sous cette parole qui lui Ă©touffait le coeur; et l'on n'entendait que son souffle dĂ©sespĂ©rĂ©, au travers des arbres. Mais Etienne, dĂ©jĂ , continuait d'une voix changĂ©e. Ce n'Ă©tait plus le secrĂ©taire de l'association qui parlait, c'Ă©tait le chef de bande, l'apĂÂŽtre apportant la vĂ©ritĂ©. Est-ce qu'il se trouvait des lĂÂąches pour manquer Ă leur parole? Quoi! depuis un mois, on aurait souffert inutilement, on retournerait aux fosses, la tĂÂȘte basse, et l'Ă©ternelle misĂšre recommencerait! Ne valait-il pas mieux mourir tout de suite, en essayant de dĂ©truire cette tyrannie du capital qui affamait le travailleur? Toujours se soumettre devant la faim, jusqu'au moment oĂÂč la faim, de nouveau, jetait les plus calmes Ă la rĂ©volte, n'Ă©tait-ce pas un jeu stupide qui ne pouvait durer davantage? Et il montrait les mineurs exploitĂ©s, supportant Ă eux seuls les dĂ©sastres des crises, rĂ©duits Ă ne plus manger, dĂšs que les nĂ©cessitĂ©s de la concurrence abaissaient le prix de revient. Non! le tarif de boisage n'Ă©tait pas acceptable, il n'y avait lĂ qu'une Ă©conomie dĂ©guisĂ©e, on voulait voler Ă chaque homme une heure de son travail par jour. C'Ă©tait trop cette fois, le temps venait oĂÂč les misĂ©rables, poussĂ©s Ă bout, feraient justice. Il resta les bras en l'air. La foule, Ă ce mot de justice, secouĂ©e d'un long frisson, Ă©clata en applaudissements, qui roulaient avec un bruit de feuilles sĂšches. Des voix criaient - Justice!... Il est temps, justice! Peu Ă peu, Etienne s'Ă©chauffait. Il n'avait pas l'abondance facile et coulante de Rasseneur. Les mots lui manquaient souvent, il devait torturer sa phrase, il en sortait par un effort qu'il appuyait d'un coup d'Ă©paule. Seulement, Ă ces heurts continuels, il rencontrait des images d'une Ă©nergie familiĂšre, qui empoignaient son auditoire; tandis que ses gestes d'ouvrier au chantier, ses coudes rentrĂ©s, puis dĂ©tendus et lançant les poings en avant, sa mĂÂąchoire brusquement avancĂ©e, comme pour mordre, avaient eux aussi une action extraordinaire sur les camarades. Tous le disaient, il n'Ă©tait pas grand, mais il se faisait Ă©couter. - Le salariat est une forme nouvelle de l'esclavage, reprit-il d'une voix plus vibrante. La mine doit ĂÂȘtre au mineur, comme la mer est au pĂÂȘcheur, comme la terre est au paysan... Entendez-vous! la mine vous appartient, Ă vous tous qui, depuis un siĂšcle, l'avez payĂ©e de tant de sang et de misĂšre! CarrĂ©ment, il aborda des questions obscures de droit, le dĂ©filĂ© des lois spĂ©ciales sur les mines, oĂÂč il se perdait. Le sous-sol, comme le sol, Ă©tait Ă la nation seul, un privilĂšge odieux en assurait le monopole Ă des Compagnies; d'autant plus que, pour Montsou, la prĂ©tendue lĂ©galitĂ© des concessions se compliquait des traitĂ©s passĂ©s jadis avec les propriĂ©taires des anciens fiefs, selon la vieille coutume du Hainaut. Le peuple des mineurs n'avait donc qu'Ă reconquĂ©rir son bien; et, les mains tendues, il indiquait le pays entier, au-delĂ de la forĂÂȘt. A ce moment, la lune, qui montait de l'horizon, glissant des hautes branches, l'Ă©claira. Lorsque la foule, encore dans l'ombre, l'aperçut ainsi, blanc de lumiĂšre, distribuant la fortune de ses mains ouvertes, elle applaudit de nouveau, d'un battement prolongĂ©. - Oui, oui, il a raison, bravo! DĂšs lors, Etienne chevauchait sa question favorite, l'attribution des instruments de travail Ă la collectivitĂ©, ainsi qu'il le rĂ©pĂ©tait en une phrase, dont la barbarie le grattait dĂ©licieusement. Chez lui, Ă cette heure, l'Ă©volution Ă©tait complĂšte. Parti de la fraternitĂ© attendrie des catĂ©chumĂšnes, du besoin de rĂ©former le salariat, il aboutissait Ă l'idĂ©e politique de le supprimer. Depuis la rĂ©union du Bon-Joyeux, son collectivisme, encore humanitaire et sans formule, s'Ă©tait raidi en un programme compliquĂ©, dont il discutait scientifiquement chaque article. D'abord, il posait que la libertĂ© ne pouvait ĂÂȘtre obtenue que par la destruction de l'Etat. Puis, quand le peuple se serait emparĂ© du gouvernement, les rĂ©formes commenceraient retour Ă la commune primitive, substitution d'une famille Ă©galitaire et libre Ă la famille morale et oppressive, Ă©galitĂ© absolue, civile, politique et Ă©conomique, garantie de l'indĂ©pendance individuelle grĂÂące Ă la possession et au produit intĂ©gral des outils du travail, enfin instruction professionnelle et gratuite, payĂ©e par la collectivitĂ©. Cela entraĂnait une refonte totale de la vieille sociĂ©tĂ© pourrie; il attaquait le mariage, le droit de tester, il rĂ©glementait la fortune de chacun, il jetait bas le monument inique des siĂšcles morts, d'un grand geste de son bras, toujours le mĂÂȘme, le geste du faucheur qui rase la moisson mĂ»re; et il reconstruisait ensuite de l'autre main, il bĂÂątissait la future humanitĂ©, l'Ă©difice de vĂ©ritĂ© et de justice, grandissant dans l'aurore du vingtiĂšme siĂšcle. A cette tension cĂ©rĂ©brale, la raison chancelait, il ne restait que l'idĂ©e fixe du sectaire. Les scrupules de sa sensibilitĂ© et de son bon sens Ă©taient emportĂ©s, rien ne devenait plus facile que la rĂ©alisation de ce monde nouveau il avait tout prĂ©vu, il en parlait comme d'une machine qu'il monterait en deux heures, et ni le feu, et ni le sang ne lui coĂ»taient. - Notre tour est venu, lança-t-il dans un dernier Ă©clat. C'est Ă nous d'avoir le pouvoir et la richesse! Une acclamation roula jusqu'Ă lui, du fond de la forĂÂȘt. La lune, maintenant, blanchissait toute la clairiĂšre, dĂ©coupait en arĂÂȘtes vives la houle des tĂÂȘtes, jusqu'aux lointains confus des taillis, entre les grands troncs grisĂÂątres. Et c'Ă©tait sous l'air glacial, une furie de visages, des yeux luisants, des bouches ouvertes, tout un rut de peuple, les hommes, les femmes, les enfants, affamĂ©s et lĂÂąchĂ©s au juste pillage de l'antique bien dont on les dĂ©possĂ©dait. Ils ne sentaient plus le froid, ces ardentes paroles les avaient chauffĂ©s aux entrailles. Une exaltation religieuse les soulevait de terre, la fiĂšvre d'espoir des premiers chrĂ©tiens de l'Eglise, attendant le rĂšgne prochain de la justice. Bien des phrases obscures leur avaient Ă©chappĂ©, ils n'entendaient guĂšre ces raisonnements techniques et abstraits; mais l'obscuritĂ© mĂÂȘme, l'abstraction Ă©largissait encore le champ des promesses, les enlevait dans un Ă©blouissement. Quel rĂÂȘve! ĂÂȘtre les maĂtres, cesser de souffrir, jouir enfin! - C'est ça, nom de Dieu! Ă notre tour!... Mort aux exploiteurs! Les femmes dĂ©liraient, la Maheude sortie de son calme, prise du vertige de la faim, la Levaque hurlante, la vieille BrĂ»lĂ© hors d'elle, agitant des bras de sorciĂšre, et PhilomĂšne secouĂ©e d'un accĂšs de toux, et la Mouquette si allumĂ©e, qu'elle criait des mots tendres Ă l'orateur. Parmi les hommes, Maheu conquis avait eu un cri de colĂšre, entre Pierron tremblant et Levaque qui parlait trop; tandis que les blagueurs, Zacharie et Mouquet, essayaient de ricaner, mal Ă l'aise, Ă©tonnĂ©s que le camarade en pĂ»t dire si long, sans boire un coup. Mais, sur le tas de bois, Jeanlin menait encore le plus de vacarme, excitant BĂ©bert et Lydie, agitant le panier oĂÂč Pologne gisait. La clameur recommença. Etienne goĂ»tait l'ivresse de sa popularitĂ©. C'Ă©tait son pouvoir qu'il tenait, comme matĂ©rialisĂ©, dans ces trois mille poitrines dont il faisait d'un mot battre les coeurs. Souvarine, s'il avait daignĂ© venir, aurait applaudi ses idĂ©es Ă mesure qu'il les aurait reconnues, content des progrĂšs anarchiques de son Ă©lĂšve, satisfait du programme, sauf l'article sur l'instruction, un reste de niaiserie sentimentale, car la sainte et salutaire ignorance devait ĂÂȘtre le bain oĂÂč se retremperaient les hommes. Quant Ă Rasseneur, il haussait les Ă©paules de dĂ©dain et de colĂšre. - Tu me laisseras parler! cria-t-il Ă Etienne. Celui-ci sauta du tronc d'arbre. - Parle, nous verrons s'ils t'Ă©coutent. DĂ©jĂ Rasseneur l'avait remplacĂ© et rĂ©clamait du geste le silence. Le bruit ne se calmait pas, son nom circulait, des premiers rangs qui l'avaient reconnu, aux derniers perdus sous les hĂÂȘtres; et l'on refusait de l'entendre, c'Ă©tait une idole renversĂ©e, dont la vue seule fĂÂąchait ses anciens fidĂšles. Son Ă©locution facile, sa parole coulante et bonne enfant, qui avait si longtemps charmĂ©, Ă©tait traitĂ©e Ă cette heure de tisane tiĂšde, faite pour endormir les lĂÂąches. Vainement, il parla dans le bruit, il voulut reprendre le discours d'apaisement qu'il promenait, l'impossibilitĂ© de changer le monde Ă coups de lois, la nĂ©cessitĂ© de laisser Ă l'Ă©volution sociale le temps de s'accomplir on le plaisantait, on le chutait, sa dĂ©faite du Bon-Joyeux s'aggravait encore et devenait irrĂ©mĂ©diable. On finit par lui jeter des poignĂ©es de mousse gelĂ©e, une femme cria d'une voix aiguĂ - A bas le traĂtre! Il expliquait que la mine ne pouvait ĂÂȘtre la propriĂ©tĂ© du mineur, comme le mĂ©tier est celle du tisserand, et il disait prĂ©fĂ©rer la participation aux bĂ©nĂ©fices, l'ouvrier intĂ©ressĂ©, devenu l'enfant de la maison. - A bas le traĂtre! rĂ©pĂ©tĂšrent mille voix, tandis que des pierres commençaient Ă siffler. Alors, il pĂÂąlit, un dĂ©sespoir lui emplit les yeux de larmes. C'Ă©tait l'Ă©croulement de son existence, vingt annĂ©es de camaraderie ambitieuse qui s'effondraient sous l'ingratitude de la foule. Il descendit du tronc d'arbre, frappĂ© au coeur, sans force pour continuer. - Ca te fait rire, bĂ©gaya-t-il en s'adressant Ă Etienne triomphant. C'est bon, je souhaite que ça t'arrive... Ca t'arrivera, entends-tu! Et, comme pour rejeter toute responsabilitĂ© dans les malheurs qu'il prĂ©voyait, il fit un grand geste, il s'Ă©loigna seul, Ă travers la campagne muette et blanche. Des huĂ©es s'Ă©levaient, et l'on fut surpris d'apercevoir, debout sur le tronc, le pĂšre Bonnemort en train de parler au milieu du vacarme. Jusque-lĂ , Mouque et lui s'Ă©taient tenus absorbĂ©s, dans cet air qu'ils avaient de toujours rĂ©flĂ©chir Ă des choses anciennes. Sans doute il cĂ©dait Ă une de ces crises soudaines de bavardage, qui, parfois, remuaient en lui le passĂ©, si violemment, que des souvenirs remontaient et coulaient de ses lĂšvres, pendant des heures. Un grand silence s'Ă©tait fait, on Ă©coutait ce vieillard, d'une pĂÂąleur de spectre sous la lune; et, comme il racontait des choses sans liens immĂ©diats avec la discussion, de longues histoires que personne ne pouvait comprendre, le saisissement augmenta. C'Ă©tait de sa jeunesse qu'il causait, il disait la mort de ses deux oncles Ă©crasĂ©s au Voreux, puis il passait Ă la fluxion de poitrine qui avait emportĂ© sa femme. Pourtant, il ne lĂÂąchait pas son idĂ©e ça n'avait jamais bien marchĂ©, et ça ne marcherait jamais bien. Ainsi, dans la forĂÂȘt, ils s'Ă©taient rĂ©unis cinq cents, parce que le roi ne voulait pas diminuer les heures de travail; mais il resta court, il commença le rĂ©cit d'une autre grĂšve il en avait tant vu! Toutes aboutissaient sous ces arbres, ici au Plan-des-Dames, lĂ -bas Ă la Charbonnerie, plus loin encore vers le Saut-du-Loup. Des fois il gelait, des fois il faisait chaud. Un soir, il avait plu si fort, qu'on Ă©tait rentrĂ© sans avoir rien pu se dire. Et les soldats du roi arrivaient, et ça finissait par des coups de fusil. - Nous levions la main comme ça, nous jurions de ne pas redescendre... Ah! j'ai jurĂ©, oui! j'ai jurĂ©! La foule Ă©coutait, bĂ©ante, prise d'un malaise, lorsque Etienne, qui suivait la scĂšne, sauta sur l'arbre abattu et garda le vieillard Ă son cĂÂŽtĂ©. Il venait de reconnaĂtre Chaval parmi les amis, au premier rang. L'idĂ©e que Catherine devait ĂÂȘtre lĂ l'avait soulevĂ© d'une nouvelle flamme, d'un besoin de se faire acclamer devant elle. - Camarades, vous avez entendu, voilĂ un de nos anciens, voilĂ ce qu'il a souffert et ce que nos enfants souffriront, si nous n'en finissons pas avec les voleurs et les bourreaux. Il fut terrible, jamais il n'avait parlĂ© si violemment. D'un bras, il maintenait le vieux Bonnemort, il l'Ă©talait comme un drapeau de misĂšre et de deuil, criant vengeance. En phrases rapides, il remontait au premier Maheu, il montrait toute cette famille usĂ©e Ă la mine, mangĂ©e par la Compagnie, plus affamĂ©e aprĂšs cent ans de travail; et, devant elle, il mettait ensuite les ventres de la RĂ©gie, qui suaient l'argent, toute la bande des actionnaires entretenus comme des filles depuis un siĂšcle, Ă ne rien faire, Ă jouir de leur corps. N'Ă©tait-ce pas effroyable? un peuple d'hommes crevant au fond de pĂšre en fils, pour qu'on paie des pots-de-vin Ă des ministres, pour que des gĂ©nĂ©rations de grands seigneurs et de bourgeois donnent des fĂÂȘtes ou s'engraissent au coin de leur feu! Il avait Ă©tudiĂ© les maladies des mineurs, il les faisait dĂ©filer toutes, avec des dĂ©tails effrayants l'anĂ©mie, les scrofules, la bronchite noire, l'asthme qui Ă©touffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces misĂ©rables, on les jetait en pĂÂąture aux machines, on les parquait ainsi que du bĂ©tail dans les corons, les grandes Compagnies les absorbaient peu Ă peu, rĂ©glementant l'esclavage, menaçant d'enrĂ©gimenter tous les travailleurs d'une nation, des millions de bras, pour la fortune d'un millier de paresseux. Mais le mineur n'Ă©tait plus l'ignorant, la brute Ă©crasĂ©e dans les entrailles du sol. Une armĂ©e poussait des profondeurs des fosses, une moisson de citoyens dont la semence germait et ferait Ă©clater la terre, un jour de grand soleil. Et l'on saurait alors si, aprĂšs quarante annĂ©es de service, on oserait offrir cent cinquante francs de pension Ă un vieillard de soixante ans, crachant de la houille, les jambes enflĂ©es par l'eau des tailles. Oui I le travail demanderait des comptes au capital, Ă ce dieu impersonnel, inconnu de l'ouvrier, accroupi quelque part, dans le mystĂšre de son tabernacle, d'oĂÂč il suçait la vie des meurt-de-faim qui le nourrissaient! On irait lĂ -bas, on finirait bien par lui voir sa face aux clartĂ©s des incendies, on le noierait sous le sang, ce pourceau immonde, cette idole monstrueuse, gorgĂ©e de chair humaine! Il se tut, mais son bras, toujours tendu dans le vide, dĂ©signait l'ennemi, lĂ -bas, il ne savait oĂÂč, d'un bout Ă l'autre de la terre. Cette fois, la clameur de la foule fut si haute, que les bourgeois de Montsou l'entendirent et regardĂšrent du cĂÂŽtĂ© de Vandame, pris d'inquiĂ©tude Ă l'idĂ©e de quelque Ă©boulement formidable. Des oiseaux de nuit s'Ă©levaient au-dessus des bois, dans le grand ciel clair. Lui, tout de suite, voulut conclure - Camarades, quelle est votre dĂ©cision?... Votez-vous la continuation de la grĂšve? - Oui! oui! hurlĂšrent les voix. - Et quelles mesures arrĂÂȘtez-vous?... Notre dĂ©faite est certaine, si des lĂÂąches descendent demain. Les voix reprirent, avec leur souffle de tempĂÂȘte - Mort aux lĂÂąches! - Vous dĂ©cidez donc de les rappeler au devoir, Ă la foi jurĂ©e... Voici ce que nous pourrions faire nous prĂ©senter aux fosses, ramener les traĂtres par notre prĂ©sence, montrer Ă la Compagnie que nous sommes tous d'accord et que nous mourrons plutĂÂŽt que de cĂ©der. - C'est cela, aux fosses! aux fosses! Depuis qu'il parlait, Etienne avait cherchĂ© Catherine, parmi les tĂÂȘtes pĂÂąles, grondantes devant lui. Elle n'y Ă©tait dĂ©cidĂ©ment pas. Mais il voyait toujours Chaval, qui affectait de ricaner en haussant les Ă©paules, dĂ©vorĂ© de jalousie, prĂÂȘt Ă se vendre pour un peu de cette popularitĂ©. - Et, s'il y a des mouchards parmi nous, camarades, continua Etienne, qu'ils se mĂ©fient, on les connaĂt... Oui, je vois des charbonniers de Vandame, qui n'ont pas quittĂ© leur fosse... - C'est pour moi que tu dis ça? demanda Chaval d'un air de bravade. - Pour toi ou pour un autre... Mais, puisque tu parles, tu devrais comprendre que ceux qui mangent n'ont rien Ă faire avec ceux qui ont faim. Tu travailles Ă Jean-Bart... Une voix gouailleuse interrompit - Oh! il travaille... Il a une femme qui travaille pour lui. Chaval jura, le sang au visage. - Nom de Dieu! c'est dĂ©fendu de travailler, alors? - Oui! cria Etienne, quand les camarades endurent la misĂšre pour le bien de tous, c'est dĂ©fendu de se mettre en Ă©goĂÂŻste et en cafard du cĂÂŽtĂ© des patrons. Si la grĂšve Ă©tait gĂ©nĂ©rale, il y a longtemps que nous serions les maĂtres... Est-ce qu'un seul homme de Vandame aurait dĂ» descendre, lorsque Montsou a chĂÂŽmĂ©? Le grand coup, ce serait que le travail s'arrĂÂȘtĂÂąt dans le pays entier, chez monsieur Deneulin comme ici. Entends-tu? Il n'y a que des traĂtres aux tailles de Jean-Bart, vous ĂÂȘtes tous des traĂtres! Autour de Chaval, la foule devenait menaçante, des poings se levaient, des cris A mort! Ă mort! commençaient Ă gronder. Il avait blĂÂȘmi. Mais, dans sa rage de triompher d'Etienne, une idĂ©e le redressa. - Ecoutez-moi donc! Venez demain Ă Jean-Bart, et vous verrez si je travaille!... Nous sommes des vĂÂŽtres, on m'a envoyĂ© vous dire ça. Faut Ă©teindre les feux, faut que les machineurs, eux aussi; se mettent en grĂšve. Tant mieux si les pompes s'arrĂÂȘtent! l'eau crĂšvera les fosses, tout sera foutu! On l'applaudit furieusement Ă son tour, et dĂšs lors Etienne lui-mĂÂȘme fut dĂ©bordĂ©. Des orateurs se succĂ©daient sur le tronc d'arbre, gesticulant dans le bruit, lançant des propositions farouches. C'Ă©tait le coup de folie de la foi, l'impatience d'une secte religieuse, qui, lasse d'espĂ©rer le miracle attendu, se dĂ©cidait Ă le provoquer enfin. Les tĂÂȘtes, vidĂ©es par la famine, voyaient rouge, rĂÂȘvaient d'incendie et de sang, au milieu d'une gloire d'apothĂ©ose, oĂÂč montait le bonheur universel. Et la lune tranquille baignait cette houle, la forĂÂȘt profonde ceignait de son grand silence ce cri de massacre. Seules, les mousses gelĂ©es craquaient sous les talons; tandis que les hĂÂȘtres, debout dans leur force, avec les dĂ©licates ramures de leurs branches, noires sur le ciel blanc, n'apercevaient ni n'entendaient les ĂÂȘtres misĂ©rables, qui s'agitaient Ă leur pied. Il y eut des poussĂ©es, la Maheude se retrouva prĂšs de Maheu, et l'un et l'autre, sortis de leur bon sens, emportĂ©s dans la lente exaspĂ©ration dont ils Ă©taient travaillĂ©s depuis des mois, approuvĂšrent Levaque, qui renchĂ©rissait en demandant la tĂÂȘte des ingĂ©nieurs. Pierron avait disparu. Bonnemort et Mouque causaient Ă la fois, disaient des choses vagues et violentes, qu'on ne distinguait pas. Par blague, Zacharie rĂ©clama la dĂ©molition des Ă©glises, pendant que Mouquet, sa crosse Ă la main, en tapait la terre, histoire simplement d'augmenter le bruit. Les femmes s'enrageaient la Levaque, les poings aux hanches, s'empoignait avec PhilomĂšne, qu'elle accusait d'avoir ri; la Mouquette parlait de dĂ©monter les gendarmes Ă coups de pied quelque part; la BrĂ»lĂ©, qui venait de gifler Lydie, en la retrouvant sans panier ni salade, continuait d'allonger des claques dans le vide, pour tous les patrons qu'elle aurait voulu tenir. Un instant, Jeanlin Ă©tait restĂ© suffoquĂ©, BĂ©bert ayant appris par un galibot que Mme Rasseneur les avait vus voler Pologne; mais, lorsqu'il eut dĂ©cidĂ© qu'il retournerait lĂÂącher furtivement la bĂÂȘte, Ă la porte de l'Avantage, il hurla plus fort, il ouvrit son couteau neuf, dont il brandissait la lame, glorieux de la faire luire. - Camarades! camarades! rĂ©pĂ©tait Etienne Ă©puisĂ©, enrouĂ© Ă vouloir obtenir une minute de silence, pour s'entendre dĂ©finitivement. Enfin, on l'Ă©couta. - Camarades! demain matin, Ă Jean-Bart, est-ce convenu? - Oui, oui, Ă Jean-Bart! mort aux traĂtres! L'ouragan de ces trois mille voix emplit le ciel et s'Ă©teignit dans la clartĂ© pure de la lune. CINQUIEME PARTIE V, I A quatre heures, la lune s'Ă©tait couchĂ©e, il faisait une nuit trĂšs noire. Tout dormait encore chez les Deneulin, la vieille maison de briques restait muette et sombre, portes et fenĂÂȘtres closes, au bout du vaste jardin mal tenu qui la sĂ©parait de la fosse Jean-Bart. Sur l'autre façade, passait la route dĂ©serte de Vandame, un gros bourg, cachĂ© derriĂšre la forĂÂȘt, Ă trois kilomĂštres environ. Deneulin, las d'avoir passĂ©, la veille, une partie de la journĂ©e au fond, ronflait, le nez contre le mur, lorsqu'il rĂÂȘva qu'on l'appelait. Il finit par s'Ă©veiller, entendit rĂ©ellement une voix, courut ouvrir la fenĂÂȘtre. C'Ă©tait un de ses porions, debout dans le jardin. - Quoi donc? demanda-t-il. - Monsieur, c'est une rĂ©volte, la moitiĂ© des hommes ne veulent plus travailler et empĂÂȘchent les autres de descendre. Il comprenait mal, la tĂÂȘte lourde et bourdonnante de sommeil, saisi par le grand froid, comme par une douche glacĂ©e. - Forcez-les Ă descendre, sacrebleu! bĂ©gaya-t-il. - VoilĂ une heure que ça dure, reprit le porion. Alors, nous avons eu l'idĂ©e de venir vous chercher. Il n'y a que vous qui leur ferez peut-ĂÂȘtre entendre raison. - C'est bien, j'y vais. Vivement, il s'habilla, l'esprit net maintenant, trĂšs inquiet. On aurait pu piller la maison, ni la cuisiniĂšre, ni le domestique n'avait bougĂ©. Mais, de l'autre cĂÂŽtĂ© du palier, des voix alarmĂ©es chuchotaient; et, lorsqu'il sortit, il vit s'ouvrir la porte de ses filles, qui toutes deux parurent, vĂÂȘtues de peignoirs blancs, passĂ©s Ă la hĂÂąte. - PĂšre, qu'y a-t-il? L'aĂnĂ©e, Lucie, avait vingt-deux ans dĂ©jĂ , grande, brune, l'air superbe; tandis que Jeanne, la cadette, ĂÂągĂ©e de dix-neuf ans Ă peine, Ă©tait petite, les cheveux dorĂ©s, d'une grĂÂące caressante. - Rien de grave, rĂ©pondit-il pour les rassurer. Il paraĂt que des tapageurs font du bruit, lĂ -bas. Je vais voir. Mais elles se rĂ©criĂšrent, elles ne voulaient pas le laisser partir sans qu'il prĂt quelque chose de chaud. Autrement, il leur rentrerait malade, l'estomac dĂ©labrĂ©, comme toujours Lui, se dĂ©battait, donnait sa parole d'honneur qu'il Ă©tait trop pressĂ©. - Ecoute, finit par dire Jeanne en se penchant Ă son cou, tu vas boire un petit verre de rhum et manger deux biscuits; ou je reste comme ça, tu es obligĂ© de m'emporter avec toi. Il dut se rĂ©signer, en jurant que les biscuits l'Ă©toufferaient. DĂ©jĂ , elles descendaient devant lui, chacune avec son bougeoir. En bas, dans la salle Ă manger, elles s'empressĂšrent de le servir, l'une versant le rhum, l'autre courant Ă l'office chercher un paquet de biscuits. Ayant perdu leur mĂšre trĂšs jeunes, elles s'Ă©taient Ă©levĂ©es toutes seules, assez mal, gĂÂątĂ©es par leur pĂšre, l'aĂnĂ©e hantĂ©e du rĂÂȘve de chanter sur les thĂ©ĂÂątres, la cadette folle de peinture, d'une hardiesse de goĂ»t qui la singularisait. Mais, lorsque le train avait dĂ» ĂÂȘtre diminuĂ©, Ă la suite de gros embarras d'affaires, il Ă©tait brusquement poussĂ©, chez ces filles d'air extravagant, des mĂ©nagĂšres trĂšs sages et trĂšs rusĂ©es, dont l'oeil dĂ©couvrait les erreurs de centimes, dans les comptes. Aujourd'hui, avec leurs allures garçonniĂšres d'artistes, elles tenaient la bourse, rognaient sur les sous, querellaient les fournisseurs, retapaient sans cesse leurs toilettes, arrivaient enfin Ă rendre dĂ©cente la gĂÂȘne croissante de la maison. - Mange, papa, rĂ©pĂ©tait Lucie. Puis, remarquant la prĂ©occupation oĂÂč il retombait, silencieux, assombri, elle fut reprise de peur. - C'est donc grave, que tu nous fais cette grimace?... Dis donc, nous restons avec toi, on se passera de nous Ă ce dĂ©jeuner. Elle parlait d'une partie projetĂ©e pour le matin. Mme Hennebeau devait aller, avec sa calĂšche, chercher d'abord CĂ©cile, chez les GrĂ©goire; ensuite, elle viendrait les prendre, et l'on irait toutes Ă Marchiennes, dĂ©jeuner aux Forges, oĂÂč la femme du directeur les avait invitĂ©es. C'Ă©tait une occasion pour visiter les ateliers, les hauts fourneaux et les fours Ă coke. - Bien sĂ»r, nous restons, dĂ©clara Jeanne Ă son tour. Mais il se fĂÂąchait. - En voilĂ une idĂ©e! Je vous rĂ©pĂšte que ce n'est rien... Faites-moi le plaisir de vous refourrer dans vos lits, et habillez-vous pour neuf heures, comme c'est convenu. Il les embrassa, il se hĂÂąta de partir. On entendit le bruit de ses bottes qui se perdait sur la terre gelĂ©e du jardin. Jeanne enfonça soigneusement le bouchon du rhum, tandis que Lucie mettait les biscuits sous clef. La piĂšce avait la propretĂ© froide des salles oĂÂč la table est maigrement servie. Et toutes deux profitaient de cette descente matinale pour voir si rien, la veille, n'Ă©tait restĂ© Ă la dĂ©bandade. Une serviette traĂnait, le domestique serait grondĂ©. Enfin, elles remontĂšrent. Pendant qu'il coupait au plus court, par les allĂ©es Ă©troites de son potager, Deneulin songeait Ă sa fortune compromise, Ă ce denier de Montsou, ce million qu'il avait rĂ©alisĂ© en rĂÂȘvant de le dĂ©cupler, et qui courait aujourd'hui de si grands risques. C'Ă©tait une suite ininterrompue de mauvaises chances, des rĂ©parations Ă©normes et imprĂ©vues, des conditions d'exploitation ruineuses, puis le dĂ©sastre de cette crise industrielle, juste Ă l'heure oĂÂč les bĂ©nĂ©fices commençaient. Si la grĂšve Ă©clatait chez lui, il Ă©tait par terre. Il poussa une petite porte les bĂÂątiments de la fosse se devinaient, dans la nuit noire, Ă un redoublement d'ombre, Ă©toilĂ© de quelques lanternes. Jean-Bart n'avait pas l'importance du Voreux, mais l'installation rajeunie en faisait une jolie fosse, selon le mot des ingĂ©nieurs. On ne s'Ă©tait pas contentĂ© d'Ă©largir le puits d'un mĂštre cinquante et de le creuser jusqu'Ă sept cent huit mĂštres de profondeur, on l'avait Ă©quipĂ© Ă neuf, machine neuve, cages neuves, tout un matĂ©riel neuf, Ă©tabli d'aprĂšs les derniers perfectionnements de la science; et mĂÂȘme une recherche d'Ă©lĂ©gance se retrouvait jusque dans les constructions, un hangar de criblage Ă lambrequin dĂ©coupĂ©, un beffroi ornĂ© d'une horloge, une salle de recette et une chambre de machine, arrondies en chevet de chapelle renaissance, que la cheminĂ©e surmontait d'une spirale de mosaĂÂŻque, faite de briques noires et de briques rouges. La pompe Ă©tait placĂ©e sur l'autre puits de la concession, Ă la vieille fosse Gaston-Marie, uniquement rĂ©servĂ©e pour l'Ă©puisement Jean-Bart, Ă droite et Ă gauche de l'extraction, n'avait que deux goyots, celui d'un ventilateur Ă vapeur et celui des Ă©chelles. Le matin, dĂšs trois heures, Chaval Ă©tait arrivĂ© le premier, dĂ©bauchant les camarades, les convainquant qu'il fallait imiter ceux de Montsou et demander une augmentation de cinq centimes par berline. BientĂÂŽt, les quatre cents ouvriers du fond avaient dĂ©bordĂ© de la baraque dans la salle de recette, au milieu d'un tumulte de gestes et de cris. Ceux qui voulaient travailler, tenaient leur lampe, pieds nus, la pelle ou la rivelaine sous le bras; tandis que les autres, encore en sabots, le paletot sur les Ă©paules Ă cause du grand froid, barraient le puits; et les porions s'Ă©taient enrouĂ©s Ă vouloir mettre de l'ordre, Ă les supplier d'ĂÂȘtre raisonnables, de ne pas empĂÂȘcher de descendre ceux qui en avaient la bonne volontĂ©. Mais Chaval s'emporta, quand il aperçut Catherine en culotte et en veste, la tĂÂȘte serrĂ©e dans le bĂ©guin bleu. Il lui avait, en se levant, signifiĂ© brutalement de rester couchĂ©e. Elle, dĂ©sespĂ©rĂ©e de cet arrĂÂȘt du travail, l'avait suivi tout de mĂÂȘme, car il ne lui donnait jamais d'argent, elle devait souvent payer pour elle et pour lui; et qu'allait-elle devenir, si elle ne gagnait plus rien? Une peur l'obsĂ©dait, la peur d'une maison publique de Marchiennes, oĂÂč finissaient les herscheuses sans pain et sans gĂte. - Nom de Dieu! cria Chaval, qu'est-ce que tu viens foutre ici? Elle bĂ©gaya qu'elle n'avait pas des rentes et qu'elle voulait travailler. - Alors, tu te mets contre moi, garce!... Rentre tout de suite, ou je te raccompagne Ă coups de sabot dans le derriĂšre! Peureusement, elle recula, mais elle ne partit point, rĂ©solue Ă voir comment tourneraient les choses. Deneulin arrivait par l'escalier du criblage. MalgrĂ© la faible clartĂ© des lanternes, d'un vif regard il embrassa la scĂšne, cette cohue noyĂ©e d'ombre, dont il connaissait chaque face, les haveurs, les chargeurs, les moulineurs, les herscheuses, jusqu'aux galibots. Dans la nef, neuve et encore propre, la besogne arrĂÂȘtĂ©e attendait la machine, sous pression, avait de lĂ©gers sifflements de vapeur; les cages demeuraient pendues aux cĂÂąbles immobiles; les berlines, abandonnĂ©es en route, encombraient les dalles de fonte. On venait de prendre Ă peine quatre-vingts lampes, les autres flambaient dans la lampisterie. Mais un mot de lui suffirait sans doute, et toute la vie du travail recommencerait. - Eh bien! que se passe-t-il donc, mes enfants? demanda-t-il Ă pleine voix. Qu'est-ce qui vous fĂÂąche? Expliquez-moi ça, nous allons nous entendre. D'ordinaire, il se montrait paternel pour ses hommes, tout en exigeant beaucoup de travail. Autoritaire, l'allure brusque, il tĂÂąchait d'abord de les conquĂ©rir par une bonhomie qui avait des Ă©clats de clairon; et il se faisait aimer souvent, les ouvriers respectaient surtout en lui l'homme de courage, sans cesse dans les tailles avec eux, le premier au danger, dĂšs qu'un accident Ă©pouvantait la fosse. Deux fois, aprĂšs des coups de grisou, on l'avait descendu, liĂ© par une corde sous les aisselles, lorsque les plus braves reculaient. - Voyons, reprit-il, vous n'allez pas me faire repentir d'avoir rĂ©pondu de vous. Vous savez que j'ai refusĂ© un poste de gendarmes... Parlez tranquillement, je vous Ă©coute. Tous se taisaient maintenant, gĂÂȘnĂ©s, s'Ă©cartant de lui; et ce fut Chaval qui finit par dire - VoilĂ , monsieur Deneulin, nous ne pouvons continuer Ă travailler, il nous faut cinq centimes de plus par berline. Il parut surpris. - Comment! cinq centimes! A propos de quoi cette demande? Moi, je ne me plains pas de vos boisages, je ne veux pas vous imposer un nouveau tarif, comme la RĂ©gie de Montsou. - C'est possible, mais les camarades de Montsou sont tout de mĂÂȘme dans le vrai. Ils repoussent le tarif et ils exigent une augmentation de cinq centimes, parce qu'il n'y a pas moyen de travailler proprement, avec les marchandages actuels... Nous voulons cinq centimes de plus, n'est-ce pas, vous autres? Des voix approuvĂšrent, le bruit reprenait, au milieu de gestes violents. Peu Ă peu, tous se rapprochaient en un cercle Ă©troit. Une flamme alluma les yeux de Deneulin, tandis que sa poigne d'homme amoureux des gouvernements forts, se serrait, de peur de cĂ©der Ă la tentation d'en saisir un par la peau du cou. Il prĂ©fĂ©ra discuter, parler raison. - Vous voulez cinq centimes, et j'accorde que la besogne les vaut. Seulement, je ne puis pas vous les donner. Si je vous les donnais, je serais simplement fichu... Comprenez donc qu'il faut que je vive, moi d'abord, pour que vous viviez. Et je suis Ă bout, la moindre augmentation du prix de revient me ferait faire la culbute... Il y a deux ans, rappelez-vous, lors de la derniĂšre grĂšve, j'ai cĂ©dĂ©, je le pouvais encore. Mais cette hausse du salaire n'en a pas moins Ă©tĂ© ruineuse, car voici deux annĂ©es que je me dĂ©bats... Aujourd'hui, j'aimerais mieux lĂÂącher la boutique tout de suite, que de ne savoir, le mois prochain, oĂÂč prendre de l'argent pour vous payer. Chaval avait un mauvais rire, en face de ce maĂtre qui leur contait si franchement ses affaires. Les autres baissaient le nez, tĂÂȘtus, incrĂ©dules, refusant de s'entrer dans le crĂÂąne qu'un chef ne gagnĂÂąt pas des millions sur ses ouvriers. Alors, Deneulin insista. Il expliquait sa lutte contre Montsou toujours aux aguets, prĂÂȘt Ă le dĂ©vorer, s'il avait un soir la maladresse de se casser les reins. C'Ă©tait une concurrence sauvage, qui le forçait aux Ă©conomies, d'autant plus que la grande profondeur de Jean-Bart augmentait chez lui le prix de l'extraction, condition dĂ©favorable Ă peine compensĂ©e par la forte Ă©paisseur des couches de houille. Jamais il n'aurait haussĂ© les salaires, Ă la suite de la derniĂšre grĂšve, sans la nĂ©cessitĂ© oĂÂč il s'Ă©tait trouvĂ© d'imiter Montsou, de peur de voir ses hommes le lĂÂącher. Et il les menaçait du lendemain, quel beau rĂ©sultat pour eux, s'ils l'obligeaient Ă vendre, de passer sous le joug terrible de la RĂ©gie! Lui, ne trĂÂŽnait pas au loin, dans un tabernacle ignorĂ©; il n'Ă©tait pas un de ces actionnaires qui paient des gĂ©rants pour tondre le mineur, et que celui-ci n'a jamais vus; il Ă©tait un patron, il risquait autre chose que son argent, il risquait son intelligence, sa santĂ©, sa vie. L'arrĂÂȘt du travail allait ĂÂȘtre la mort, tout bonnement, car il n'avait pas de stock, et il fallait pourtant qu'il expĂ©diĂÂąt les commandes. D'autre part, le capital de son outillage ne pouvait dormir. Comment tiendrait-il ses engagements? qui paierait le taux des sommes que lui avaient confiĂ©es ses amis? Ce serait la faillite. - Et voilĂ , mes braves! dit-il en terminant. Je voudrais vous convaincre... On ne demande pas Ă un homme de s'Ă©gorger lui-mĂÂȘme, n'est-ce pas? et que je vous donne vos cinq centimes ou que je vous laisse vous mettre en grĂšve, c'est comme si je me coupais le cou. Il se tut. Des grognements coururent. Une partie des mineurs semblait hĂ©siter. Plusieurs retournĂšrent prĂšs du puits. - Au moins, dit un porion, que tout le monde soit libre... Quels sont ceux qui veulent travailler? Catherine s'Ă©tait avancĂ©e une des premiĂšres. Mais Chaval, furieux, la repoussa, en criant - Nous sommes tous d'accord, il n'y a que les jean-foutre qui lĂÂąchent les camarades! DĂšs lors, la conciliation parut impossible. Les cris recommençaient, des bousculades chassaient les hommes du puits, au risque de les Ă©craser contre les murs. Un instant, le directeur, dĂ©sespĂ©rĂ©, essaya de lutter seul, de rĂ©duire violemment cette foule; mais c'Ă©tait une folie inutile, il dut se retirer. Et il resta quelques minutes, au fond du bureau du receveur, essoufflĂ© sur une chaise, si Ă©perdu de son impuissance, que pas une idĂ©e ne lui venait. Enfin, il se calma, il dit Ă un surveillant d'aller lui chercher Chaval; puis, quand ce dernier eut consenti Ă l'entretien, il congĂ©dia le monde du geste. - Laissez-nous. L'idĂ©e de Deneulin Ă©tait de voir ce que ce gaillard avait dans le ventre. DĂšs les premiers mots, il le sentit vaniteux, dĂ©vorĂ© de passion jalouse. Alors, il le prit par la flatterie, affecta de s'Ă©tonner qu'un ouvrier de son mĂ©rite compromĂt de la sorte son avenir. A l'entendre, il avait depuis longtemps jetĂ© les yeux sur lui pour un avancement rapide; et il termina en offrant carrĂ©ment de le nommer porion, plus tard. Chaval l'Ă©coutait, silencieux, les poings d'abord serrĂ©s, puis peu Ă peu dĂ©tendus. Tout un travail s'opĂ©rait au fond de son crĂÂąne s'il s'entĂÂȘtait dans la grĂšve, il n'y serait jamais que le lieutenant d'Etienne, tandis qu'une autre ambition s'ouvrait, celle de passer parmi les chefs. Une chaleur d'orgueil lui montait Ă la face et le grisait. Du reste, la bande de grĂ©vistes, qu'il attendait depuis le matin, ne viendrait plus Ă cette heure; quelque obstacle avait dĂ» l'arrĂÂȘter, des gendarmes peut-ĂÂȘtre il n'Ă©tait que temps de se soumettre. Mais il n'en refusait pas moins de la tĂÂȘte, il faisait l'homme incorruptible, Ă grandes tapes indignĂ©es sur son coeur. Enfin, sans parler au patron du rendez-vous donnĂ© par lui Ă ceux de Montsou, il promit de calmer les camarades et de les dĂ©cider Ă descendre. Deneulin resta cachĂ©, les porions eux-mĂÂȘmes se tinrent Ă l'Ă©cart. Pendant une heure, ils entendirent Chaval pĂ©rorer, discuter, debout sur une berline de la recette. Une partie des ouvriers le huaient, cent vingt s'en allĂšrent, exaspĂ©rĂ©s, s'obstinant dans la rĂ©solution qu'il leur avait fait prendre. Il Ă©tait dĂ©jĂ plus de sept heures, le jour se levait, trĂšs clair, un jour gai de grande gelĂ©e. Et, tout d'un coup, le branle de la fosse recommença, la besogne arrĂÂȘtĂ©e continuait. Ce fut d'abord la machine dont la bielle plongea, dĂ©roulant et enroulant les cĂÂąbles des bobines. Puis, au milieu du vacarme des signaux, la descente se fit, les cages s'emplissaient, s'engouffraient, remontaient, le puits avalait sa ration de galibots, de herscheuses et de haveurs; tandis que, sur les dalles de fonte, les moulineurs poussaient les berlines, dans un roulement de tonnerre. - Nom de Dieu! qu'est-ce que tu fous lĂ ? cria Chaval Ă Catherine qui attendait son tour. Veux-tu bien descendre et ne pas flĂÂąner! A neuf heures, lorsque Mme Hennebeau arriva dans sa voiture, avec CĂ©cile, elle trouva Lucie et Jeanne toutes prĂÂȘtes, trĂšs Ă©lĂ©gantes malgrĂ© leurs toilettes vingt fois refaites. Mais Deneulin s'Ă©tonna, en apercevant NĂ©grel qui accompagnait la calĂšche Ă cheval. Quoi donc, les hommes en Ă©taient? Alors, Mme Hennebeau expliqua de son air maternel qu'on l'avait effrayĂ©e, que les chemins Ă©taient pleins de mauvaises figures, disait-on, et qu'elle prĂ©fĂ©rait emmener un dĂ©fenseur. NĂ©grel riait, les rassurait rien d'inquiĂ©tant, des menaces de braillards comme toujours, mais pas un qui oserait jeter une pierre dans une vitre. Encore joyeux de son succĂšs, Deneulin raconta la rĂ©volte rĂ©primĂ©e de Jean-Bart. Maintenant, il se disait bien tranquille. Et, sur la route de Vandame, pendant que ces demoiselles montaient en voiture, tous s'Ă©gayaient de cette journĂ©e superbe, sans deviner au loin, dans la campagne, le long frĂ©missement qui s'enflait, le peuple en marche dont ils auraient entendu le galop, s'ils avaient collĂ© l'oreille contre la terre. - Eh bien! c'est convenu, rĂ©pĂ©ta Mme Hennebeau. Ce soir, vous venez chercher ces demoiselles et vous dĂnez avec nous... Mme GrĂ©goire m'a Ă©galement promis de venir reprendre CĂ©cile. - Comptez sur moi, rĂ©pondit Deneulin. La calĂšche partit du cĂÂŽtĂ© de Vandame. Jeanne et Lucie s'Ă©taient penchĂ©es, pour rire encore Ă leur pĂšre, restĂ© debout au bord du chemin; tandis que NĂ©grel trottait galamment, derriĂšre les roues qui fuyaient. On traversa la forĂÂȘt, on prit la route de Vandame Ă Marchiennes. Comme on approchait du Tartaret, Jeanne demanda Ă Mme Hennebeau si elle connaissait la CĂÂŽte-Verte; et celle-ci, malgrĂ© son sĂ©jour de cinq ans dĂ©jĂ dans le pays, avoua qu'elle n'Ă©tait jamais allĂ©e de ce cĂÂŽtĂ©. Alors, on fit un dĂ©tour. Le Tartaret, Ă la lisiĂšre du bois, Ă©tait une lande inculte, d'une stĂ©rilitĂ© volcanique, sous laquelle, depuis des siĂšcles, brĂ»lait une mine de houille incendiĂ©e. Cela se perdait dans la lĂ©gende, des mineurs du pays racontaient une histoire le feu du ciel tombant sur cette Sodome des entrailles de la terre, oĂÂč les herscheuses se souillaient d'abominations; si bien qu'elles n'avaient pas mĂÂȘme eu le temps de remonter, et qu'aujourd'hui encore, elles flambaient au fond de cet enfer. Les roches calcinĂ©es, rouge sombre, se couvraient d'une efflorescence d'alun, comme d'une lĂšpre. Du soufre poussait, en une fleur jaune, au bord des fissures. La nuit, les braves qui osaient risquer un oeil Ă ces trous, juraient y voir des flammes, les ĂÂąmes criminelles en train de grĂ©siller dans la braise intĂ©rieure. Des lueurs errantes couraient au ras du sol, des vapeurs chaudes, empoisonnant l'ordure et la sale cuisine du diable, fumaient continuellement. Et, ainsi qu'un miracle d'Ă©ternel printemps, au milieu de cette lande maudite du Tartaret, la CĂÂŽte-Verte se dressait avec ses gazons toujours verts, ses hĂÂȘtres dont les feuilles se renouvelaient sans cesse, ses champs oĂÂč mĂ»rissaient jusqu'Ă trois rĂ©coltes. C'Ă©tait une serre naturelle, chauffĂ©e par l'incendie des couches profondes. Jamais la neige n'y sĂ©journait. L'Ă©norme bouquet de verdure, Ă cĂÂŽtĂ© des arbres dĂ©pouillĂ©s de la forĂÂȘt, s'Ă©panouissait dans cette journĂ©e de dĂ©cembre, sans que la gelĂ©e en eĂ»t mĂÂȘme roussi les bords. BientĂÂŽt, la calĂšche fila en plaine. NĂ©grel plaisantait la lĂ©gende, expliquait comment le feu prenait le plus souvent au fond d'une mine, par la fermentation des poussiĂšres du charbon; quand on ne pouvait s'en rendre maĂtre, il brĂ»lait sans fin; et il citait une fosse de Belgique qu'on avait inondĂ©e, en dĂ©tournant et en jetant dans le puits une riviĂšre. Mais il se tut, des bandes de mineurs croisaient Ă chaque minute la voiture, depuis un instant. Ils passaient silencieux, avec des regards obliques, dĂ©visageant ce luxe qui les forçait Ă se ranger Leur nombre augmentait toujours, les chevaux durent marcher au pas, sur le petit pont de la Scarpe. Que se passait-il donc, pour que ce peuple fĂ»t ainsi par les chemins? Ces demoiselles s'effrayaient, NĂ©grel commençait Ă flairer quelque bagarre, dans la campagne frĂ©missante; et ce fut un soulagement lorsqu'on arriva enfin Ă Marchiennes. Sous le soleil qui semblait les Ă©teindre, les batteries des fours Ă coke et les tours des hauts fourneaux lĂÂąchaient des fumĂ©es, dont la suie Ă©ternelle pleuvait dans l'air. V, II A Jean-Bart, Catherine roulait depuis une heure dĂ©jĂ , poussant les berlines jusqu'au relais; et elle Ă©tait trempĂ©e d'un tel flot de sueur, qu'elle s'arrĂÂȘta un instant pour s'essuyer la face. Du fond de la taille, oĂÂč il tapait Ă la veine avec les camarades du marchandage, Chaval s'Ă©tonna, lorsqu'il n'entendit plus le grondement des roues. Les lampes brĂ»laient mal, la poussiĂšre du charbon empĂÂȘchait de voir. - Quoi donc? cria-t-il. Quand elle lui eut rĂ©pondu qu'elle allait fondre bien sĂ»r, et qu'elle se sentait le coeur qui se dĂ©crochait, il rĂ©pliqua furieusement - BĂÂȘte, fais comme nous, ĂÂŽte ta chemise! C'Ă©tait Ă sept cent huit mĂštres, au nord, dans la premiĂšre voie de la veine DĂ©sirĂ©e, que trois kilomĂštres sĂ©paraient de l'accrochage. Lorsqu'ils parlaient de cette rĂ©gion de la fosse, les mineurs du pays pĂÂąlissaient et baissaient la voix, comme s'ils avaient parlĂ© de l'enfer; et ils se contentaient le plus souvent de hocher la tĂÂȘte, en hommes qui prĂ©fĂ©raient ne point causer de ces profondeurs de braise ardente. A mesure que les galeries s'enfonçaient vers le nord, elles se rapprochaient du Tartaret, elles pĂ©nĂ©traient dans l'incendie intĂ©rieur, qui, lĂ -haut, calcinait les roches. Les tailles, au point oĂÂč l'on en Ă©tait arrivĂ©, avaient une tempĂ©rature moyenne de quarante-cinq degrĂ©s. On s'y trouvait en pleine citĂ© maudite, au milieu des flammes que les passants de la plaine voyaient par les fissures, crachant du soufre et des vapeurs abominables. Catherine, qui avait dĂ©jĂ enlevĂ© sa veste, hĂ©sita, puis ĂÂŽta Ă©galement sa culotte; et, les bras nus, les cuisses nues, la chemise serrĂ©e aux hanches par une corde, comme une blouse, elle se remit Ă rouler. - Tout de mĂÂȘme, ça ira mieux, dit-elle Ă voix haute. Dans son Ă©touffement, il y avait une vague peur. Depuis cinq jours qu'ils travaillaient lĂ , elle songeait aux contes dont on avait bercĂ© son enfance, Ă ces herscheuses du temps jadis qui brĂ»laient sous le Tartaret, en punition de choses qu'on n'osait pas rĂ©pĂ©ter. Sans doute, elle Ă©tait trop grande maintenant pour croire de pareilles bĂÂȘtises; mais, pourtant, qu'aurait-elle fait, si brusquement elle avait vu sortir du mur une fille rouge comme un poĂÂȘle, avec des yeux pareils Ă des tisons? Cette idĂ©e redoublait ses sueurs. Au relais, Ă quatre-vingts mĂštres de la taille, une autre herscheuse prenait la berline et la roulait Ă quatre-vingts mĂštres plus loin, jusqu'au pied du plan inclinĂ©, pour que le receveur l'expĂ©diĂÂąt avec celles qui descendaient des voies d'en haut. - Fichtre! tu te mets Ă ton aise, dit cette femme, une maigre veuve de trente ans, quand elle aperçut Catherine en chemise. Moi je ne peux pas, les galibots du plan m'embĂÂȘtent avec leurs saletĂ©s. - Ah! bien! rĂ©pliqua la jeune fille, je m'en moque, des hommes! je souffre trop. Elle repartit, poussant une berline vide. Le pis Ă©tait que, dans cette voie de fond, une autre cause se joignait au voisinage du Tartaret, pour rendre la chaleur insoutenable. On cĂÂŽtoyait d'anciens travaux, une galerie abandonnĂ©e de Gaston-Marie, trĂšs profonde, oĂÂč un coup de grisou, dix ans plus tĂÂŽt, avait incendiĂ© la veine, qui brĂ»lait toujours, derriĂšre le "corroi", le mur d'argile bĂÂąti lĂ et rĂ©parĂ© continuellement, afin de limiter le dĂ©sastre. PrivĂ© d'air, le feu aurait dĂ» s'Ă©teindre; mais sans doute des courants inconnus l'avivaient, il s'entretenait depuis dix annĂ©es, il chauffait l'argile du corroi comme on chauffe les briques d'un four, au point qu'on en recevait au passage la cuisson. Et c'Ă©tait le long de ce muraillement, sur une longueur de plus de cent mĂštres, que se faisait le roulage, dans une tempĂ©rature de soixante degrĂ©s. AprĂšs deux voyages, Catherine Ă©touffa de nouveau. Heureusement, la voie Ă©tait large et commode, dans cette veine DĂ©sirĂ©e, une des plus Ă©paisses de la rĂ©gion. La couche avait un mĂštre quatre-vingt-dix, les ouvriers pouvaient travailler debout. Mais ils auraient prĂ©fĂ©rĂ© le travail Ă col tordu, et un peu de fraĂcheur. - Ah! çà , est-ce que tu dors? reprit violemment. Chaval, dĂšs qu'il cessa d'entendre remuer Catherine. Qui est-ce qui m'a fichu une rosse de cette espĂšce? Veux-tu bien emplir ta berline et rouler! Elle Ă©tait au bas de la taille, appuyĂ©e sur sa pelle; et un malaise l'envahissait, pendant qu'elle les regardait tous d'un air imbĂ©cile, sans obĂ©ir. Elle les voyait mal, Ă la lueur rougeĂÂątre des lampes, entiĂšrement nus comme des bĂÂȘtes, si noirs, si encrassĂ©s de sueur et de charbon, que leur nuditĂ© ne la gĂÂȘnait pas. C'Ă©tait une besogne obscure, des Ă©chines de singe qui se tendaient, une vision infernale de membres roussis, s'Ă©puisant au milieu de coups sourds et de gĂ©missements. Mais eux la distinguaient mieux sans doute, car les rivelaines s'arrĂÂȘtĂšrent de taper, et ils la plaisantĂšrent d'avoir ĂÂŽtĂ© sa culotte. - Eh! tu vas l'enrhumer, mĂ©fie-toi! - C'est qu'elle a de vraies jambes! Dis donc, Chaval, y en a pour deux! - Oh! faudrait voir. RelĂšve ça. Plus haut! plus haut! Alors, Chaval, sans se fĂÂącher de ces rires, retomba sur elle. - Ca y est-il, nom de Dieu!... Ah! pour les saletĂ©s, elle est bonne. Elle resterait lĂ , Ă en entendre jusqu'Ă demain. PĂ©niblement, Catherine s'Ă©tait dĂ©cidĂ©e Ă emplir sa berline; puis, elle la poussa. La galerie Ă©tait trop large pour qu'elle pĂ»t s'arc-bouter aux deux cĂÂŽtĂ©s des bois, ses pieds nus se tordaient dans les rails, oĂÂč ils cherchaient un point d'appui, pendant qu'elle filait avec lenteur, les bras raidis en avant, la taille cassĂ©e. Et, dĂšs qu'elle longeait le corroi, le supplice du feu recommençait, la sueur tombait aussitĂÂŽt de tout son corps, en gouttes Ă©normes, comme une pluie d'orage. A peine au tiers du relais, elle ruissela, aveuglĂ©e, souillĂ©e elle aussi d'une boue noire. Sa chemise Ă©troite, comme trempĂ©e d'encre, collait Ă sa peau, lui remontait jusqu'aux reins dans le mouvement des cuisses; et elle en Ă©tait si douloureusement bridĂ©e, qu'il lui fallut lĂÂącher encore la besogne. Qu'avait-elle donc, ce jour-lĂ ? Jamais elle ne s'Ă©tait senti ainsi du coton dans les os. Ca devait ĂÂȘtre un mauvais air. L'aĂ©rage ne se faisait pas, au fond de cette voie Ă©loignĂ©e. On y respirait toutes sortes de vapeurs qui sortaient du charbon avec un petit bruit bouillonnant de source, si abondantes parfois, que les lampes refusaient de brĂ»ler; sans parler du grisou, dont on ne s'occupait plus, tant la veine en soufflait au nez des ouvriers, d'un bout de la quinzaine Ă l'autre. Elle le connaissait bien, ce mauvais air, cet air mort comme disent les mineurs, en bas de lourds gaz d'asphyxie, en haut des gaz lĂ©gers qui s'allument et foudroient tous les chantiers d'une fosse, des centaines d'hommes, dans un seul coup de tonnerre. Depuis son enfance, elle en avait tellement avalĂ©, qu'elle s'Ă©tonnait de la supporter si mal, les oreilles bourdonnantes, la gorge en feu. N'en pouvant, plus, elle Ă©prouva un besoin d'ĂÂŽter sa chemise. Cela tournait Ă la torture, ce linge dont les moindres plis la coupaient, la brĂ»laient. Elle rĂ©sista, voulut rouler encore, fut forcĂ©e de se remettre debout. Alors, vivement, en se disant qu'elle se couvrirait au relais, elle enleva tout, la corde, la chemise, si fiĂ©vreuse, qu'elle aurait arrachĂ© la peau, si elle avait pu. Et, nue maintenant, pitoyable, ravalĂ©e au trot de la femelle quĂÂȘtant sa vie par la boue des chemins, elle besognait, la croupe barbouillĂ©e de suie, avec de la crotte jusqu'au ventre, ainsi qu'une jument de fiacre. A quatre pattes, elle poussait. Mais un dĂ©sespoir lui vint, elle n'Ă©tait pas soulagĂ©e, d'ĂÂȘtre nue. Quoi ĂÂŽter encore? Le bourdonnement de ses oreilles l'assourdissait, il lui semblait sentir un Ă©tau la serrer aux tempes. Elle tomba sur les genoux. La lampe, calĂ©e dans le charbon de la berline, lui parut s'Ă©teindre. Seule, l'intention d'en remonter la mĂšche surnageait, au milieu de ses idĂ©es confuses. Deux fois elle voulut l'examiner, et les deux fois, Ă mesure qu'elle la posait devant elle, par terre, elle la vit pĂÂąlir, comme si elle aussi eĂ»t manquĂ© de souffle. Brusquement, la lampe s'Ă©teignit. Alors, tout roula au fond des tĂ©nĂšbres, une meule tournait dans sa tĂÂȘte, son coeur dĂ©faillait, s'arrĂÂȘtait de battre, engourdi Ă son tour par la fatigue immense qui endormait ses membres. Elle s'Ă©tait renversĂ©e, elle agonisait dans l'air d'asphyxie, au ras du sol. - Je crois, nom de Dieu! qu'elle flĂÂąne encore, gronda la voix de Chaval. Il Ă©couta du haut de la taille, n'entendit point le bruit des roues. - Eh! Catherine, sacrĂ©e couleuvre! La voix se perdait au loin, dans la galerie noire, et pas une haleine ne rĂ©pondait. - Veux-tu que j'aille te faire grouiller, moi! Rien ne remuait, toujours le mĂÂȘme silence de mort. Furieux, il descendit, il courut avec sa lampe, si violemment qu'il faillit buter dans le corps de la herscheuse, qui barrait la voie. BĂ©ant, il la regardait. Qu'avait-elle donc? Ce n'Ă©tait pas une frime au moins, histoire de faire un somme? Mais la lampe, qu'il avait baissĂ©e pour lui Ă©clairer la face, menaça de s'Ă©teindre. Il la releva, la baissa de nouveau, finit par comprendre ça devait ĂÂȘtre un coup de mauvais air. Sa violence Ă©tait tombĂ©e, le dĂ©vouement du mineur s'Ă©veillait, en face du camarade en pĂ©ril. DĂ©jĂ il criait qu'on lui apportĂÂąt sa chemise; et il avait saisi Ă pleins bras la fille nue et Ă©vanouie, il la soulevait le plus haut possible. Quand on lui eut jetĂ© sur les Ă©paules leurs vĂÂȘtements, il partit au pas de course, soutenant d'une main son fardeau, portant les deux lampes de l'autre. Les galeries profondes se dĂ©roulaient, il galopait, prenait Ă droite, prenait Ă gauche, allait chercher la vie dans l'air glacĂ© de la plaine, que soufflait le ventilateur. Enfin, un bruit de source l'arrĂÂȘta, le ruissellement d'une infiltration coulant de la roche. Il se trouvait Ă un carrefour d'une grande galerie de roulage, qui desservait autrefois Gaston-Marie. L'aĂ©rage y soufflait en un vent de tempĂÂȘte, la fraĂcheur y Ă©tait si grande, qu'il fut secouĂ© d'un frisson, lorsqu'il eut assis par terre, contre les bois, sa maĂtresse toujours sans connaissance, les yeux fermĂ©s. - Catherine, voyons, nom de Dieu! pas de blague... Tiens-toi un peu que je trempe ça dans l'eau. Il s'effarait de la voir si molle. Pourtant, il put tremper sa chemise dans la source, et il lui en lava la figure. Elle Ă©tait comme une morte, enterrĂ©e dĂ©jĂ au fond de la terre, avec son corps fluet de fille tardive, oĂÂč les formes de la pubertĂ© hĂ©sitaient encore. Puis, un frĂ©missement courut sur sa gorge d'enfant, sur son ventre et ses cuisses de petite misĂ©rable, dĂ©florĂ©e avant l'ĂÂąge. Elle ouvrit les yeux, elle bĂ©gaya - J'ai froid, - Ah! j'aime mieux ça, par exemple! cria Chaval soulagĂ©. Il la rhabilla, glissa aisĂ©ment la chemise, jura de la peine qu'il eut Ă passer la culotte, car elle ne pouvait s'aider beaucoup. Elle restait Ă©tourdie, ne comprenait pas oĂÂč elle se trouvait, ni pourquoi elle Ă©tait nue. Quand elle se souvint, elle fut honteuse. Comment avait-elle osĂ© enlever tout! Et elle le questionnait est-ce qu'on l'avait aperçue ainsi, sans un mouchoir Ă la taille seulement, pour se cacher? Lui, qui rigolait, inventait des histoires, racontait qu'il venait de l'apporter lĂ , au milieu de tous les camarades faisant la haie. Quelle idĂ©e aussi d'avoir Ă©coutĂ© son conseil et de s'ĂÂȘtre mis le derriĂšre Ă l'air! Ensuite, il donna sa parole que les camarades ne devaient pas mĂÂȘme savoir si elle l'avait rond ou carrĂ©, tellement il galopait raide. - Bigre! mais je crĂšve de froid, dit-il en se rhabillant Ă son tour. Jamais elle ne l'avait vu si gentil. D'ordinaire, pour une bonne parole qu'il lui disait, elle empoignait tout de suite deux sottises. Cela aurait Ă©tĂ© si bon de vivre d'accord! Une tendresse la pĂ©nĂ©trait, dans l'alanguissement de sa fatigue. Elle lui sourit, elle murmura - Embrasse-moi. Il l'embrassa, il se coucha prĂšs d'elle, en attendant qu'elle pĂ»t marcher. - Vois-tu, reprit-elle, tu avais tort de crier lĂ -bas, car je n'en pouvais plus, vrai! Dans la taille encore, vous avez moins chaud; mais si tu savais comme on cuit, au fond de la voie! - Bien sĂ»r, rĂ©pondit-il, on serait mieux sous les arbres... Tu as du mal dans ce chantier, ça, je m'en doute, ma pauvre fille. Elle fut si touchĂ©e de l'entendre en convenir, qu'elle fit la vaillante. - Oh! c'est une mauvaise disposition. Puis, aujourd'hui, l'air est empoisonnĂ©... Mais tu verras, tout Ă l'heure, si je suis une couleuvre. Quand il faut travailler, on travaille, n'est-ce pas? Moi, j'y crĂšverais plutĂÂŽt que de lĂÂącher. Il y eut un silence. Lui, la tenait d'un bras Ă la taille, en la serrant contre sa poitrine, pour l'empĂÂȘcher d'attraper du mal. Elle, bien qu'elle se sentĂt dĂ©jĂ la force de retourner au chantier, s'oubliait avec dĂ©lices. - Seulement, continua-t-elle trĂšs bas, je voudrais bien que tu fusses plus gentil.... Oui, on est si content, quand on s'aime un peu. Et elle se mit Ă pleurer doucement. - Mais je t'aime, cria-t-il, puisque je t'ai prise avec moi. Elle ne rĂ©pondit que d'un hochement de tĂÂȘte. Souvent, il y avait des hommes qui prenaient des femmes, pour les avoir, en se fichant de leur bonheur Ă elles. Ses larmes coulaient plus chaudes, cela la dĂ©sespĂ©rait maintenant, de songer Ă la bonne vie qu'elle mĂšnerait, si elle Ă©tait tombĂ©e sur un autre garçon, dont elle aurait senti toujours le bras passĂ© ainsi Ă sa taille. Un autre? et l'image vague de cet autre se dressait dans sa grosse Ă©motion. Mais c'Ă©tait fini, elle n'avait plus que le dĂ©sir de vivre jusqu'au bout avec celui-lĂ , s'il voulait seulement ne pas la bousculer si fort. - Alors, dit-elle, tĂÂąche donc d'ĂÂȘtre comme ça de temps en temps. Des sanglots lui coupĂšrent la parole, et il l'embrassa de nouveau. - Es-tu bĂÂȘte!... Tiens! je jure d'ĂÂȘtre gentil. On n'est pas plus mĂ©chant qu'un autre, va! Elle le regardait, elle recommençait Ă sourire dans ses larmes. Peut-ĂÂȘtre qu'il avait raison, on n'en rencontrait guĂšre, des femmes heureuses. Puis, bien qu'elle se dĂ©fiĂÂąt de son serment, elle s'abandonnait Ă la joie de le voir aimable. Mon Dieu! si cela avait pu durer! Tous deux s'Ă©taient repris! et, comme ils se serraient d'une longue Ă©treinte, des pas les firent se mettre debout. Trois camarades, qui les avaient vus passer, arrivaient pour savoir. On repartit ensemble. Il Ă©tait prĂšs de dix heures, et l'on dĂ©jeuna dans un coin frais, avant de se remettre Ă suer au fond de la taille. Mais ils achevaient la double tartine de leur briquet, ils allaient boire une gorgĂ©e de cafĂ© Ă leur gourde, lorsqu'une rumeur, venue des chantiers lointains, les inquiĂ©ta. Quoi donc? Ă©tait-ce un accident encore? Ils se levĂšrent, ils coururent. Des haveurs, des herscheuses, des galibots les croisaient Ă chaque instant; et aucun ne savait, tous criaient, ça devait ĂÂȘtre un grand malheur. Peu Ă peu, la mine entiĂšre s'effarait, des ombres affolĂ©es dĂ©bouchaient des galeries, les lanternes dansaient, filaient dans les tĂ©nĂšbres. OĂÂč Ă©tait-ce? pourquoi ne le disait-on pas? Tout d'un coup, un porion passa en criant - On coupe les cĂÂąbles! on coupe les cĂÂąbles! Alors, la panique souffla. Ce fut un galop furieux au travers des voies obscures. Les tĂÂȘtes se perdaient. A propos de quoi coupait-on les cĂÂąbles? et qui les coupait, lorsque les hommes Ă©taient au fond? Cela paraissait monstrueux. Mais la voix d'un autre porion Ă©clata, puis se perdit. - Ceux de Montsou coupent les cĂÂąbles! Que tout le monde sorte! Quand il eut compris, Chaval arrĂÂȘta net Catherine. L'idĂ©e qu'il rencontrerait lĂ -haut ceux de Montsou, s'il sortait, lui engourdissait les jambes. Elle Ă©tait donc venue, cette bande qu'il croyait aux mains des gendarmes! Un instant, il songea Ă rebrousser chemin et Ă remonter par Gaston-Marie; mais la manoeuvre ne s'y faisait plus. Il jurait, hĂ©sitant, cachant sa peur, rĂ©pĂ©tant que c'Ă©tait bĂÂȘte de courir comme ça. On n'allait pas les laisser au fond, peut-ĂÂȘtre! La voix du porion retentit de nouveau, se rapprocha. - Que tout le monde sorte! Aux Ă©chelles! aux Ă©chelles! Et Chaval fut emportĂ© avec les camarades. Il bouscula Catherine, il l'accusa de ne pas courir assez fort. Elle voulait donc qu'ils restassent seuls dans la fosse, Ă crever de faim? car les brigands de Montsou Ă©taient capables de casser les Ă©chelles, sans attendre que le monde fĂ»t sorti. Cette supposition abominable acheva de les dĂ©traquer tous, il n'y eut plus, le long des galeries, qu'une dĂ©bandade enragĂ©e, une course de fous Ă qui arriverait le premier, pour remonter avant les autres. Des hommes criaient que les Ă©chelles Ă©taient cassĂ©es, que personne ne sortirait. Et quand ils commencĂšrent Ă dĂ©boucher par groupes Ă©pouvantĂ©s, dans la salle d'accrochage, ce fut un vĂ©ritable engouffrement ils se jetaient vers le puits, ils s'Ă©crasaient Ă l'Ă©troite porte du goyot des Ă©chelles; tandis qu'un vieux palefrenier, qui venait prudemment de faire rentrer les chevaux Ă l'Ă©curie, les regardait d'un air de dĂ©daigneuse insouciance, habituĂ© aux nuits passĂ©es dans la fosse, certain qu'on le tirerait toujours de lĂ . - Nom de Dieu! veux-tu monter devant moi! dit Chaval Ă Catherine. Au moins, je te tiendrai, si tu tombes. Ahurie, suffoquĂ©e par cette course de trois kilomĂštres qui l'avait encore une fois trempĂ©e de sueur, elle s'abandonnait, sans comprendre, aux remous de la foule. Alors, il la tira par le bras, Ă le lui briser; et elle jeta une plainte, ses larmes jaillirent dĂ©jĂ il oubliait son serment, jamais elle ne serait heureuse. - Passe donc! hurla-t-il. Mais il lui faisait trop peur. Si elle montait devant lui, tout le temps il la brutaliserait. Aussi rĂ©sistait-elle pendant que le flot Ă©perdu des camarades les repoussait de cĂÂŽtĂ©. Les filtrations du puits tombaient Ă grosses gouttes, et le plancher de l'accrochage, Ă©branlĂ© par le piĂ©tinement, tremblait au-dessus du bougnou, du puisard vaseux, profond de dix mĂštres. Justement, c'Ă©tait Ă Jean-Bart, deux ans plus tĂÂŽt, qu'un terrible accident, la rupture d'un cĂÂąble, avait culbutĂ© la cage au fond du bougnou, dans lequel deux hommes s'Ă©taient noyĂ©s. Et tous y songeaient, on allait tous y rester, si l'on s'entassait sur les planches. - SacrĂ©e tĂÂȘte de pioche! cria Chaval, crĂšve donc, je serai dĂ©barrassĂ©! Il monta, et elle le suivit. Du fond au jour, il y avait cent deux Ă©chelles, d'environ sept mĂštres, posĂ©es chacune sur un Ă©troit palier qui tenait la largeur du goyot, et dans lequel un trou carrĂ© permettait Ă peine le passage des Ă©paules. C'Ă©tait comme une cheminĂ©e plate, de sept cents mĂštres de hauteur, entre la paroi du puits et la cloison du compartiment d'extraction, un boyau humide, noir et sans fin, oĂÂč les Ă©chelles se superposaient, presque droites, par Ă©tages rĂ©guliers. Il fallait vingt-cinq minutes Ă un homme solide pour gravir cette colonne gĂ©ante. D'ailleurs, le goyot ne servait plus que dans les cas de catastrophe. Catherine, d'abord, monta gaillardement. Ses pieds nus Ă©taient faits Ă l'escaillage tranchant des voies et ne souffraient pas des Ă©chelons carrĂ©s, recouverts d'une tringle de fer, qui empĂÂȘchait l'usure. Ses mains, durcies par le roulage, empoignaient sans fatigue les montants trop gros pour elles. Et mĂÂȘme cela l'occupait, la sortait de son chagrin, cette montĂ©e imprĂ©vue, ce long serpent d'hommes se coulant, se hissant, trois par Ă©chelle, si bien que la tĂÂȘte dĂ©boucherait au jour, lorsque la queue traĂnerait encore sur le bougnou. On n'en Ă©tait pas lĂ , les premiers devaient se trouver Ă peine au tiers du puits. Personne ne parlait plus, seuls les pieds roulaient avec un bruit sourd; tandis que les lampes, pareilles Ă des Ă©toiles voyageuses, s'espaçaient de bas en haut, en une ligne toujours grandissante. DerriĂšre elle, Catherine entendit un galibot compter les Ă©chelles. Cela lui donna l'idĂ©e de les compter aussi. On en avait dĂ©jĂ montĂ© quinze, et l'on arrivait Ă un accrochage. Mais, au mĂÂȘme instant, elle se heurta dans les jambes de Chaval. Il jura, en lui criant de faire attention. De proche en proche, toute la colonne s'arrĂÂȘtait, s'immobilisait. Quoi donc? que se passait-il? et chacun retrouvait sa voix pour questionner et s'Ă©pouvanter. L'angoisse augmentait depuis le fond, l'inconnu de lĂ -haut les Ă©tranglait davantage, Ă mesure qu'ils se rapprochaient du jour. Quelqu'un annonça qu'il fallait redescendre, que les Ă©chelles Ă©taient cassĂ©es. C'Ă©tait la prĂ©occupation de tous, la peur de se trouver dans le vide. Une autre explication descendit de bouche en bouche, l'accident d'un haveur glissĂ© d'un Ă©chelon. On ne savait au juste, des cris empĂÂȘchaient d'entendre, est-ce qu'on allait coucher lĂ ? Enfin, sans qu'on fĂ»t mieux renseignĂ©, la montĂ©e reprit, du mĂÂȘme mouvement lent et pĂ©nible, au milieu du roulement des pieds et de la danse des lampes. Ce serait pour plus haut, bien sĂ»r, les Ă©chelles cassĂ©es. A la trente-deuxiĂšme Ă©chelle, comme on dĂ©passait un troisiĂšme accrochage, Catherine sentit ses jambes et ses bras se raidir. D'abord, elle avait Ă©prouvĂ© Ă la peau des picotements lĂ©gers. Maintenant, elle perdait la sensation du fer et du bois, sous les pieds et dans les mains. Une douleur vague, peu Ă peu cuisante, lui chauffait les muscles. Et, dans l'Ă©tourdissement qui l'envahissait, elle se rappelait les histoires du grand-pĂšre Bonnemort, du temps qu'il n'y avait pas de goyot et que des gamines de dix ans sortaient le charbon sur leurs Ă©paules, le long des Ă©chelles plantĂ©es Ă nu; si bien que, lorsqu'une d'elles glissait, ou que simplement un morceau de houille dĂ©boulait d'un panier, trois ou quatre enfants dĂ©gringolaient du coup, la tĂÂȘte en bas. Les crampes de ses membres devenaient insupportables, jamais elle n'irait au bout. De nouveaux arrĂÂȘts lui permirent de respirer. Mais la terreur qui, chaque fois, soufflait d'en haut, achevait de l'Ă©tourdir. Au-dessus et au-dessous d'elle, les respirations s'embarrassaient, un vertige se dĂ©gageait de cette ascension interminable, dont la nausĂ©e la secouait avec les autres. Elle suffoquait, ivre de tĂ©nĂšbres, exaspĂ©rĂ©e de l'Ă©crasement des parois contre sa chair. Et elle frissonnait aussi de l'humiditĂ©, le corps en sueur sous les grosses gouttes qui la trempaient. On approchait du niveau, la pluie battait si fort, qu'elle menaçait d'Ă©teindre les lampes. Deux fois, Chaval interrogea Catherine, sans obtenir de rĂ©ponse. Que fichait-elle lĂ -dessous, est-ce qu'elle avait laissĂ© tomber sa langue? Elle pouvait bien lui dire si elle tenait bon. On montait depuis une demi-heure; mais si lourdement, qu'il en Ă©tait seulement Ă la cinquante-neuviĂšme Ă©chelle. Encore quarante-trois. Catherine finit par bĂ©gayer qu'elle tenait bon tout de mĂÂȘme. Il l'aurait traitĂ©e de couleuvre, si elle avait avouĂ© sa lassitude. Le fer des Ă©chelons devait lui entamer les pieds, il lui semblait qu'on la sciait lĂ , jusqu'Ă l'os. AprĂšs chaque brassĂ©e, elle s'attendait Ă voir ses mains lĂÂącher les montants, pelĂ©es et roidies au point de ne pouvoir fermer les doigts; et elle croyait tomber en arriĂšre, les Ă©paules arrachĂ©es, les cuisses dĂ©manchĂ©es, dans leur continuel effort. C'Ă©tait surtout du peu de pente des Ă©chelles qu'elle souffrait, de cette plantation presque droite, qui l'obligeait de se hisser Ă la force des poignets, le ventre collĂ© contre le bois. L'essoufflement des haleines Ă prĂ©sent couvrait le roulement des pas, un rĂÂąle Ă©norme, dĂ©cuplĂ© par la cloison du goyot, s'Ă©levait du fond, expirait au jour. Il y eut un gĂ©missement, des mots coururent, un galibot venait de s'ouvrir le crĂÂąne Ă l'arĂÂȘte d'un palier. Et Catherine montait. On dĂ©passa le niveau. La pluie avait cessĂ©, un brouillard alourdissait l'air de cave, empoisonnĂ© d'une odeur de vieux fers et de bois humide. Machinalement, elle s'obstinait tout bas Ă compter quatre-vingt-une, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois; encore dix-neuf. Ces chiffres rĂ©pĂ©tĂ©s la soutenaient seuls de leur balancement rythmique. Elle n'avait plus conscience de ses mouvements. Quand elle levait les yeux, les lampes tournoyaient en spirale. Son sang coulait, elle se sentait mourir, le moindre souffle allait la prĂ©cipiter. Le pis Ă©tait que ceux d'en bas poussaient maintenant, et que la colonne entiĂšre se ruait, cĂ©dant Ă la colĂšre croissante de sa fatigue, au besoin furieux de revoir le soleil. Des camarades, les premiers, Ă©taient sortis; il n'y avait donc pas d'Ă©chelles cassĂ©es; mais l'idĂ©e qu'on pouvait en casser encore, pour empĂÂȘcher les derniers de sortir, lorsque d'autres respiraient dĂ©jĂ lĂ -haut, achevait de les rendre fous. Et, comme un nouvel arrĂÂȘt se produisait, des jurons Ă©clatĂšrent, tous continuĂšrent Ă monter, se bousculant, passant sur les corps, Ă qui arriverait quand mĂÂȘme. Alors, Catherine tomba. Elle avait criĂ© le nom de Chaval, dans un appel dĂ©sespĂ©rĂ©. Il n'entendit pas, il se battait, il enfonçait les cĂÂŽtes d'un camarade, Ă coups de talon, pour ĂÂȘtre avant lui. Elle fut roulĂ©e, piĂ©tinĂ©e. Dans son Ă©vanouissement, elle rĂÂȘvait il lui semblait qu'elle Ă©tait une des petites herscheuses de jadis, et qu'un morceau de charbon, glissĂ© d'un panier, au-dessus d'elle, venait de la jeter en bas du puits, ainsi qu'un moineau atteint d'un caillou. Cinq Ă©chelles seulement restaient Ă gravir, on avait mis prĂšs d'une heure. Jamais elle ne sut comment elle Ă©tait arrivĂ©e au jour, portĂ©e par des Ă©paules, maintenue par l'Ă©tranglement du goyot. Brusquement, elle se trouva dans un Ă©blouissement de soleil, au milieu d'une foule hurlante qui la huait. V, III DĂšs le matin, avant le jour, un frĂ©missement avait agitĂ© les corons, ce frĂ©missement qui s'enflait Ă cette heure par les chemins, dans la campagne entiĂšre. Mais le dĂ©part convenu n'avait pu avoir lieu, une nouvelle se rĂ©pandait, des dragons et des gendarmes battaient la plaine. On racontait qu'ils Ă©taient arrivĂ©s de Douai pendant la nuit, on accusait Rasseneur d'avoir vendu les camarades, en prĂ©venant M. Hennebeau; mĂÂȘme une herscheuse jurait qu'elle avait vu passer le domestique, qui portait la dĂ©pĂÂȘche au tĂ©lĂ©graphe. Les mineurs serraient les poings, guettaient les soldats, derriĂšre leurs persiennes, Ă la clartĂ© pĂÂąle du petit jour. Vers sept heures et demie, comme le soleil se levait, un autre bruit circula, rassurant les impatients. C'Ă©tait une fausse alerte, une simple promenade militaire, ainsi que le gĂ©nĂ©ral en ordonnait parfois depuis la grĂšve, sur le dĂ©sir du prĂ©fet de Lille. Les grĂ©vistes exĂ©craient ce fonctionnaire, auquel ils reprochaient de les avoir trompĂ©s par la promesse d'une intervention conciliante, qui se bornait, tous les huit jours, Ă faire dĂ©filer les troupes dans Montsou, pour les tenir en respect. Aussi, lorsque les` dragons et les gendarmes reprirent tranquillement le chemin de Marchiennes, aprĂšs s'ĂÂȘtre contentĂ©s d'assourdir les corons du trot de leurs chevaux sur la terre dure, les mineurs se moquĂšrent-ils de cet innocent de prĂ©fet, avec ses soldats qui tournaient les talons, quand les choses allaient chauffer. Jusqu'Ă neuf heures, ils se firent du bon sang, l'air paisible, devant les maisons, tandis qu'ils suivaient des yeux, sur le pavĂ©, les dos dĂ©bonnaires des derniers gendarmes. Au fond de leurs grands lits, les bourgeois de Montsou dormaient encore, la tĂÂȘte dans la plume. A la Direction, on venait de voir Mme Hennebeau partir en voiture, laissant M. Hennebeau au travail sans doute, car l'hĂÂŽtel, clos et muet, semblait mort. Aucune fosse ne se trouvait gardĂ©e militairement, c'Ă©tait l'imprĂ©voyance fatale Ă l'heure du danger, la bĂÂȘtise naturelle des catastrophes, tout ce qu'un gouvernement peut commettre de fautes, dĂšs qu'il s'agit d'avoir l'intelligence des faits. Et neuf heures sonnaient, lorsque les charbonniers prirent enfin la route de Vandame, pour se rendre au rendez-vous dĂ©cidĂ© la veille, dans la forĂÂȘt. D'ailleurs, Etienne comprit tout de suite qu'il n'aurait point, lĂ -bas, Ă Jean-Bart, les trois mille camarades sur lesquels il comptait. Beaucoup croyaient la manifestation remise, et le pis Ă©tait que deux ou trois bandes, dĂ©jĂ en chemin, allaient compromettre la cause, s'il ne se mettait pas quand mĂÂȘme Ă leur tĂÂȘte. PrĂšs d'une centaine, partis avant le jour, avaient dĂ» se rĂ©fugier sous les hĂÂȘtres de la forĂÂȘt, en attendant les autres. Souvarine, que le jeune homme monta consulter, haussa les Ă©paules dix gaillards rĂ©solus faisaient plus de besogne qu'une foule; et il se replongea dans un livre ouvert devant lui, il refusa d'en ĂÂȘtre. Cela menaçait de tourner encore au sentiment, lorsqu'il aurait suffi de brĂ»ler Montsou, ce qui Ă©tait trĂšs simple. Comme Etienne sortait par l'allĂ©e de la maison, il aperçut Rasseneur assis devant la cheminĂ©e de fonte, trĂšs pĂÂąle, tandis que sa femme, grandie dans son Ă©ternelle robe noire, l'invectivait en paroles tranchantes et polies. Maheu fut d'avis qu'on devait tenir sa parole. Un pareil rendez-vous Ă©tait sacrĂ©. Cependant, la nuit avait calmĂ© leur fiĂšvre Ă tous; lui, maintenant, craignait un malheur; et il expliquait que leur devoir Ă©tait de se trouver lĂ -bas, pour maintenir les camarades dans le bon droit. La Maheude approuva d'un signe. Etienne rĂ©pĂ©tait avec complaisance qu'il fallait agir rĂ©volutionnairement, sans attenter Ă la vie des personnes. Avant de partir, il refusa sa part d'un pain, qu'on lui avait donnĂ© la veille, avec une bouteille de geniĂšvre; mais il but coup sur coup trois petits verres, histoire simplement de combattre le froid; mĂÂȘme il en emporta une gourde pleine. Alzire garderait les enfants. Le vieux Bonnemort, les jambes malades d'avoir trop couru la veille, Ă©tait restĂ© au lit. On ne s'en alla point ensemble, par prudence. Depuis longtemps, Jeanlin avait disparu. Maheu et la Maheude filĂšrent de leur cĂÂŽtĂ©, obliquant vers Montsou, tandis qu'Etienne se dirigea vers la forĂÂȘt, oĂÂč il voulait rejoindre les camarades. En route, il rattrapa une bande de femmes, parmi lesquelles il reconnut la BrĂ»lĂ© et la Levaque elles mangeaient en marchant des chĂÂątaignes que la Mouquette avait apportĂ©es, elles en avalaient les pelures pour que ça leur tĂnt davantage Ă l'estomac. Mais, dans la forĂÂȘt, il ne trouva personne, les camarades dĂ©jĂ Ă©taient Ă Jean-Bart. Alors, il prit sa course, il arriva devant la fosse, au moment oĂÂč Levaque et une centaine d'autres pĂ©nĂ©traient sur le carreau. De partout, des mineurs dĂ©bouchaient, les Maheu par la grande route, les femmes Ă travers champs, tous dĂ©bandĂ©s, sans chefs, sans armes, coulant naturellement lĂ , ainsi qu'une eau dĂ©bordĂ©e qui suit les pentes. Etienne aperçut Jeanlin, grimpĂ© sur une passerelle, installĂ© comme au spectacle. Il courut plus fort, il entra avec les premiers. On Ă©tait Ă peine trois cents. Il y eut une hĂ©sitation, lorsque Deneulin se montra en haut de l'escalier qui conduisait Ă la recette. - Que voulez-vous? demanda-t-il d'une voix forte. AprĂšs avoir vu disparaĂtre la calĂšche, d'oĂÂč ses filles lui riaient encore, il Ă©tait revenu Ă la fosse, repris d'une vague inquiĂ©tude. Tout pourtant s'y trouvait en bon ordre, la descente avait eu lieu, l'extraction fonctionnait, et il se rassurait de nouveau, il causait avec le maĂtre-porion, lorsqu'on lui avait signalĂ© l'approche des grĂ©vistes. Vivement, il s'Ă©tait postĂ© Ă une fenĂÂȘtre du criblage; et, devant ce flot grossissant qui envahissait le carreau, il avait eu la conscience immĂ©diate de son impuissance. Comment dĂ©fendre ces bĂÂątiments ouverts de toutes parts ? A peine aurait-il pu grouper une vingtaine de ses ouvriers autour de lui. Il Ă©tait perdu. - Que voulez-vous ? rĂ©pĂ©ta-t-il, blĂÂȘme de colĂšre rentrĂ©e, faisant un effort pour accepter courageusement son dĂ©sastre. Il y eut des poussĂ©es et des grondements dans la foule. Etienne finit par se dĂ©tacher, en disant - Monsieur, nous ne venons pas vous faire du mal. Mais il faut que le travail cesse partout. Deneulin le traita carrĂ©ment d'imbĂ©cile. - Est-ce que vous croyez que vous allez me faire du bien, si vous arrĂÂȘtez le travail chez moi? C'est comme si vous me tiriez un coup de fusil dans le dos, Ă bout portant... Oui, mes hommes sont au fond, et ils ne remonteront pas, ou il faudra que vous m'assassiniez d'abord! Cette rudesse de parole souleva une clameur. Maheu dut retenir Levaque, qui se prĂ©cipitait, menaçant, pendant qu'Etienne parlementait toujours, cherchant Ă convaincre Deneulin de la lĂ©gitimitĂ© de leur action rĂ©volutionnaire. Mais celui-ci rĂ©pondait par le droit au travail. D'ailleurs, il refusait de discuter ces bĂÂȘtises, il voulait ĂÂȘtre le maĂtre chez lui. Son seul remords Ă©tait de n'avoir pas lĂ quatre gendarmes pour balayer cette canaille. - Parfaitement, c'est ma faute, je mĂ©rite ce qui m'arrive. Avec des gaillards de votre espĂšce, il n'y a que la force. C'est comme le gouvernement qui s'imagine vous acheter par des concessions. Vous le flanquerez Ă bas, voilĂ tout, quand il vous aura fourni des armes. Etienne, frĂ©missant, se contenait encore. Il baissa la voix. - Je vous en prie, Monsieur, donnez l'ordre qu'on remonte vos ouvriers. Je ne rĂ©ponds pas d'ĂÂȘtre maĂtre de mes camarades. Vous pouvez Ă©viter un malheur. - Non, fichez-moi la paix! Est-ce que je vous connais? Vous n'ĂÂȘtes pas de mon exploitation, vous n'avez rien Ă dĂ©battre avec moi... Il n'y a que des brigands qui courent ainsi la campagne pour piller les maisons. Des vocifĂ©rations maintenant couvraient sa voix, les femmes surtout l'insultaient. Et lui, continuant Ă leur tenir tĂÂȘte, Ă©prouvait un soulagement, dans cette franchise qui vidait son coeur d'autoritaire. Puisque c'Ă©tait la ruine de toutes façons, il trouvait lĂÂąches les platitudes inutiles. Mais leur nombre augmentait toujours, prĂšs de cinq cents dĂ©jĂ se ruaient vers la porte, et il allait se faire Ă©charper, lorsque son maĂtre-porion le tira violemment en arriĂšre. - De grĂÂące, Monsieur!... Ca va ĂÂȘtre un massacre. A quoi bon faire tuer des hommes pour rien? Il se dĂ©battait, il protesta, dans un dernier cri, jetĂ© Ă la foule. - Tas de bandits, vous verrez ça, quand nous serons redevenus les plus forts! On l'emmenait, une bousculade venait de jeter les premiers de la bande contre l'escalier, dont la rampe fut tordue. C'Ă©taient les femmes qui poussaient, glapissantes, excitant les hommes. La porte cĂ©da tout de suite, une porte sans serrure, fermĂ©e simplement au loquet. Mais l'escalier Ă©tait trop Ă©troit, la cohue, Ă©crasĂ©e, n'aurait pu entrer de longtemps, si la queue des assiĂ©geants n'avait pris le parti de passer par les autres ouvertures. Alors, il en dĂ©borda de tous cĂÂŽtĂ©s, de la baraque, du criblage, du bĂÂątiment des chaudiĂšres. En moins de cinq minutes, la fosse entiĂšre leur appartint, ils en battaient les trois Ă©tages, au milieu d'une fureur de gestes et de cris, emportĂ©s dans l'Ă©lan de leur victoire sur ce patron qui rĂ©sistait. Maheu, effrayĂ©, s'Ă©tait Ă©lancĂ© un des premiers, en disant Ă Etienne - Faut pas qu'ils le tuent! Celui-ci courait dĂ©jĂ ; puis, quand il eut compris que Deneulin s'Ă©tait barricadĂ© dans la chambre des porions, il rĂ©pondit - AprĂšs? est-ce que ce serait de notre faute? Un enragĂ© pareil! Cependant, il Ă©tait plein d'inquiĂ©tude, trop calme encore pour cĂ©der Ă ce coup de colĂšre. Il souffrait aussi dans son orgueil de chef, en voyant la bande Ă©chapper Ă son autoritĂ©, s'enrager en dehors de la froide exĂ©cution des volontĂ©s du peuple, telle qu'il l'avait prĂ©vue. Vainement, il rĂ©clamait du sang-froid, il criait qu'on ne devait pas donner raison Ă leurs ennemis par des actes de destruction inutile. - Aux chaudiĂšres! hurlait la BrĂ»lĂ©. Eteignons les feux! Levaque, qui avait trouvĂ© une lime, l'agitait comme un poignard, dominant le tumulte d'un cri terrible - Coupons les cĂÂąbles! coupons les cĂÂąbles! Tous le rĂ©pĂ©tĂšrent bientĂÂŽt, seuls, Etienne et Maheu continuaient Ă protester, Ă©tourdis, parlant dans le tumulte, sans obtenir le silence. Enfin, le premier put dire - Mais il y a des hommes au fond, camarades! Le vacarme redoubla, des voix partaient de toutes parts. - Tant pis! fallait pas descendre!... C'est bien fait pour les traĂtres!... Oui, oui, qu'ils y restent!... Et puis, ils ont les Ă©chelles! Alors, quand cette idĂ©e des Ă©chelles les eut fait s'entĂÂȘter davantage, Etienne comprit qu'il devait cĂ©der. Dans la crainte d'un plus grand dĂ©sastre, il se prĂ©cipita vers la machine, voulant au moins remonter les cages, pour que les cĂÂąbles, sciĂ©s au-dessus du puits, ne pussent les broyer de leur poids Ă©norme, en tombant sur elles. Le machineur avait disparu, ainsi que les quelques ouvriers du jour; et il s'empara de la barre de mise en train, il manoeuvra, pendant que Levaque et deux autres grimpaient Ă la charpente de fonte, qui supportait les molettes. Les cages Ă©taient Ă peine fixĂ©es sur les verrous qu'on entendit le bruit strident de la lime mordant l'acier. Il se fit un grand silence, ce bruit sembla emplir la fosse entiĂšre, tous levaient la tĂÂȘte, regardaient, Ă©coutaient, saisis d'Ă©motion. Au premier rang, Maheu se sentait gagner d'une joie farouche, comme si les dents de la lime les eussent dĂ©livrĂ©s du malheur, en mangeant le cĂÂąble d'un de ces trous de misĂšre, oĂÂč l'on ne descendrait plus. Mais la BrĂ»lĂ© avait disparu par l'escalier de la baraque, en hurlant toujours - Faut renverser les feux! aux chaudiĂšres! aux chaudiĂšres! Des femmes la suivaient. La Maheude se hĂÂąta pour les empĂÂȘcher de tout casser, de mĂÂȘme que son homme avait voulu raisonner les camarades. Elle Ă©tait la plus calme, on pouvait exiger son droit, sans faire du dĂ©gĂÂąt chez le monde. Lorsqu'elle entra dans le bĂÂątiment des chaudiĂšres, les femmes en chassaient dĂ©jĂ les deux chauffeurs, et la BrĂ»lĂ©, armĂ©e d'une grande pelle, accroupie devant un des foyers, le vidait violemment, jetait le charbon incandescent sur le carreau de briques, oĂÂč il continuait Ă brĂ»ler avec une fumĂ©e noire. Il y avait dix foyers pour les cinq gĂ©nĂ©rateurs. BientĂÂŽt, les femmes s'y acharnĂšrent, la Levaque manoeuvrant sa pelle des deux mains, la Mouquette se retroussant jusqu'aux cuisses afin de ne pas s'allumer, toutes sanglantes dans le reflet d'incendie, suantes et Ă©chevelĂ©es de cette cuisine de sabbat. Les tas de houille montaient, la chaleur ardente gerçait le plafond de la vaste salle. - Assez donc! cria la Maheude. La cambuse flambe. - Tant mieux! rĂ©pondit la BrĂ»lĂ©. Ce sera de la besogne faite... Ah! nom de Dieu! je disais bien que je leur ferais payer la mort de mon homme! A ce moment, on entendit la voie aiguĂ de Jeanlin. - Attention! je vas Ă©teindre, moi! je lĂÂąche tout! EntrĂ© un des premiers, il avait gambillĂ© au travers de la cohue, enchantĂ© de cette bagarre, cherchant ce qu'il pourrait faire de mal; et l'idĂ©e lui Ă©tait venue de tourner les robinets de dĂ©charge, pour lĂÂącher la vapeur. Les jets partirent avec la violence de coups de feu, les cinq chaudiĂšres se vidĂšrent d'un souffle de tempĂÂȘte, sifflant dans un tel grondement de foudre, que les oreilles en saignaient. Tout avait disparu au milieu de la vapeur, le charbon pĂÂąlissait, les femmes n'Ă©taient plus que des ombres aux gestes cassĂ©s. Seul, l'enfant apparaissait, montĂ© sur la galerie, derriĂšre les tourbillons de buĂ©e blanche, l'air ravi, la bouche fendue par la joie d'avoir dĂ©chaĂnĂ© cet ouragan. Cela dura prĂšs d'un quart d'heure. On avait lancĂ© quelques seaux d'eau sur les tas, pour achever de les Ă©teindre toute menace d'incendie Ă©tait Ă©cartĂ©e. Mais la colĂšre de la foule ne tombait pas, fouettĂ©e au contraire. Des hommes descendaient avec des marteaux, les femmes elles-mĂÂȘmes s'armaient de barres de fer; et l'on parlait de crever les gĂ©nĂ©rateurs, de briser les machines, de dĂ©molir la fosse. Etienne, prĂ©venu, se hĂÂąta d'accourir avec Maheu. Lui-mĂÂȘme se grisait, emportĂ© dans cette fiĂšvre chaude de revanche. Il luttait pourtant, il les conjurait d'ĂÂȘtre calmes, maintenant que les cĂÂąbles coupĂ©s, les feux Ă©teints, les chaudiĂšres vidĂ©es rendaient le travail impossible. On ne l'Ă©coutait toujours pas, il allait ĂÂȘtre dĂ©bordĂ© de nouveau, lorsque des huĂ©es s'Ă©levĂšrent dehors, Ă une petite porte basse, oĂÂč dĂ©bouchait le goyot des Ă©chelles. - A bas les traĂtres!... Oh! les sales gueules de lĂÂąches!... A bas! Ă bas! C'Ă©tait la sortie des ouvriers du fond qui commençait. Les premiers, aveuglĂ©s par le grand jour, restaient lĂ , Ă battre des paupiĂšres. Puis, ils dĂ©filĂšrent, tĂÂąchant de gagner la route et de fuir. - A bas les lĂÂąches! Ă bas les faux frĂšres! Toute la bande des grĂ©vistes Ă©tait accourue. En moins de trois minutes, il ne resta pas un homme dans les bĂÂątiments, les cinq cents de Montsou se rangĂšrent sur deux files, pour forcer Ă passer entre cette double haie ceux de Vandame qui avaient eu la traĂtrise de descendre. Et, Ă chaque nouveau mineur apparaissant sur la porte du goyot, avec les vĂÂȘtements en loques et la boue noire du travail, les huĂ©es redoublaient, des blagues fĂ©roces l'accueillaient oh! celui-lĂ , trois pouces de jambes, et le cul tout de suite! et celui-ci, le nez mangĂ© par les garces du Volcan! et cet autre, dont les yeux pissaient de la cire Ă fournir dix cathĂ©drales! et cet autre, le grand sans fesses, long comme un carĂÂȘme! Une herscheuse qui dĂ©boula, Ă©norme, la gorge dans le ventre et le ventre dans le derriĂšre, souleva un rire furieux. On voulait toucher, les plaisanteries s'aggravaient, tournaient Ă la cruautĂ©, des coups de poing allaient pleuvoir; pendant que le dĂ©filĂ© des pauvres diables continuait, grelottants, silencieux sous les injures, attendant les coups d'un regard oblique, heureux quand ils pouvaient enfin galoper hors de la fosse. - Ah çà ! combien sont-ils, lĂ -dedans? demanda Etienne. Il s'Ă©tonnait d'en voir sortir toujours, il s'irritait Ă l'idĂ©e qu'il ne s'agissait pas de quelques ouvriers, pressĂ©s par la faim, terrorisĂ©s par les porions. On lui avait donc menti, dans la forĂÂȘt? presque tout Jean-Bart Ă©tait descendu. Mais un cri lui Ă©chappa, il se prĂ©cipita, en apercevant Chaval debout sur le seuil. - Nom de Dieu! c'est Ă ce rendez-vous que tu nous fais venir? Des imprĂ©cations Ă©clataient, il y eut une poussĂ©e pour se jeter sur le traĂtre. Eh quoi! il avait jurĂ© avec eux, la veille, et on le trouvait au fond, en compagnie des autres? C'Ă©tait donc pour se foutre du monde! - Enlevez-le! au puits! au puits! Chaval, blĂÂȘme de peur, bĂ©gayait, cherchait Ă s'expliquer. Mais Etienne lui coupait la parole, hors de lui, pris de la fureur de la bande. - Tu as voulu en ĂÂȘtre, tu en seras... Allons! en marche, bougre de mufle! Une autre clameur couvrit sa voix. Catherine, Ă son tour, venait de paraĂtre, Ă©blouie dans le clair soleil, effarĂ©e de tomber au milieu de ces sauvages. Et, les jambes cassĂ©es des cent deux Ă©chelles, les paumes saignantes, elle soufflait, lorsque la Maheude, en la voyant, s'Ă©lança, la main haute. - Ah! salope, toi aussi!... Quand ta mĂšre crĂšve de faim, tu la trahis pour ton maquereau! Maheu retint le bras, empĂÂȘcha la gifle. Mais il secouait sa fille, il s'enrageait comme sa femme Ă lui reprocher sa conduite, tous les deux perdant la tĂÂȘte, criant plus fort que les camarades. La vue de Catherine avait achevĂ© d'exaspĂ©rer Etienne. Il rĂ©pĂ©tait - En route! aux autres fosses! et tu viens avec nous, sale cochon! Chaval eut Ă peine le temps de reprendre ses sabots Ă la baraque, et de jeter son tricot de laine sur ses Ă©paules glacĂ©es. Tous l'entraĂnaient, le forçaient Ă galoper au milieu d'eux. Eperdue, Catherine remettait Ă©galement ses sabots, boutonnait Ă son cou la vieille veste d'homme dont elle se couvrait depuis le froid; et elle courut derriĂšre son galant, elle ne voulait pas le quitter, car on allait le massacrer, bien sĂ»r. Alors, en deux minutes, Jean-Bart se vida. Jeanlin, qui avait trouvĂ© une corne d'appel, soufflait, poussait des sons rauques, comme s'il avait rassemblĂ© des boeufs. Les femmes, la BrĂ»lĂ©, la Levaque, la Mouquette relevaient leurs jupes pour courir; tandis que Levaque, une hache Ă la main, la manoeuvrait ainsi qu'une canne de tambour-major. D'autres camarades arrivaient toujours, on Ă©tait prĂšs de mille, sans ordre, coulant de nouveau sur la route en un torrent dĂ©bordĂ©. La voie de sortie Ă©tait trop Ă©troite, des palissades furent rompues. - Aux fosses! Ă bas les traĂtres! plus de travail! Et Jean-Bart tomba brusquement Ă un grand silence. Pas un homme, pas un souffle. Deneulin sortit de la chambre des porions, et tout seul, dĂ©fendant du geste qu'on le suivĂt, il visita la fosse. Il Ă©tait pĂÂąle, trĂšs calme. D'abord, il s'arrĂÂȘta devant le puits, leva les yeux, regarda les cĂÂąbles coupĂ©s les bouts d'acier pendaient inutiles, la morsure de la lime avait laissĂ© une blessure vive, une plaie fraĂche qui luisait dans le noir des graisses. Ensuite, il monta Ă la machine, en contempla la bielle immobile, pareille Ă l'articulation d'un membre colossal frappĂ© de paralysie, en toucha le mĂ©tal refroidi dĂ©jĂ , dont le froid lui donna un frisson, comme s'il avait touchĂ© un mort. Puis, il descendit aux chaudiĂšres, marcha lentement devant les foyers Ă©teints, bĂ©ants et inondĂ©s, tapa du pied sur les gĂ©nĂ©rateurs qui sonnĂšrent le vide. Allons! c'Ă©tait bien fini, sa ruine s'achevait. MĂÂȘme s'il raccommodait les cĂÂąbles, s'il rallumait les feux, oĂÂč trouverait-il des hommes? Encore quinze jours de grĂšve, il Ă©tait en faillite. Et, dans cette certitude de son dĂ©sastre, il n'avait plus de haine contre les brigands de Montsou, il sentait la complicitĂ© de tous, une faute gĂ©nĂ©rale, sĂ©culaire. Des brutes sans doute, mais des brutes qui ne savaient pas lire et qui crevaient de faim. V, IV Et la bande, par la plaine rase, toute blanche de gelĂ©e, sous le pĂÂąle soleil d'hiver, s'en allait, dĂ©bordait de la route, au travers des champs de betteraves. DĂšs la Fourche-aux-Boeufs, Etienne en avait pris le commandement. Sans qu'on s'arrĂÂȘtĂÂąt, il criait des ordres, il organisait la marche. Jeanlin, en tĂÂȘte, galopait en sonnant dans sa corne une musique barbare. Puis, aux premiers rangs, les femmes s'avançaient, quelques-unes armĂ©es de bĂÂątons, la Maheude avec des yeux ensauvagĂ©s qui semblaient chercher au loin la citĂ© de justice promise; la BrĂ»lĂ©, la Levaque, la Mouquette, allongeant toutes leurs jambes sous leurs guenilles, comme des soldats partis pour la guerre. En cas de mauvaise rencontre, on verrait bien si les gendarmes oseraient taper sur des femmes. Et les hommes suivaient, dans une confusion de troupeau, en une queue qui s'Ă©largissait, hĂ©rissĂ©e de barres de fer, dominĂ©e par l'unique hache de Levaque, dont le tranchant miroitait au soleil. Etienne, au centre, ne perdait pas de vue Chaval, qu'il forçait Ă marcher devant lui; tandis que Maheu, derriĂšre, l'air sombre, lançait des coups d'oeil sur Catherine, la seule femme parmi ces hommes, s'obstinant Ă trotter prĂšs de son amant, pour qu'on ne lui fĂt pas du mal. Des tĂÂȘtes nues s'Ă©chevelaient au grand air, on n'entendait que le claquement des sabots, pareil Ă un galop de bĂ©tail lĂÂąchĂ©, emportĂ© dans la sonnerie sauvage de Jeanlin. Mais, tout de suite, un nouveau cri s'Ă©leva. - Du pain! du pain! du pain! Il Ă©tait midi, la faim des six semaines de grĂšve s'Ă©veillait dans les ventres vides, fouettĂ©e par cette course en plein champ. Les croĂ»tes rares du matin, les quelques chĂÂątaignes de la Mouquette, Ă©taient loin dĂ©jĂ ; et les estomacs criaient, et cette souffrance s'ajoutait Ă la rage contre les traĂtres. - Aux fosses! plus de travail! du pain! Etienne, qui avait refusĂ© de manger sa part, au coron, Ă©prouvait dans la poitrine une sensation insupportable d'arrachement. Il ne se plaignait pas; mais, d'un geste machinal, il prenait sa gourde de temps Ă autre, il avalait une gorgĂ©e de geniĂšvre, si frissonnant, qu'il croyait avoir besoin de ça pour aller jusqu'au bout. Ses joues s'Ă©chauffaient, une flamme allumait ses yeux. Cependant, il gardait sa tĂÂȘte, il voulait encore Ă©viter les dĂ©gĂÂąts inutiles. Gomme on arrivait au chemin de Joiselle, un haveur de Vandame, qui s'Ă©tait joint Ă la bande par vengeance contre son patron, jeta les camarades vers la droite, en hurlant - A Gaston-Marie! faut arrĂÂȘter la pompe! faut que les eaux dĂ©molissent Jean-Bart! La foule entraĂnĂ©e tournait dĂ©jĂ , malgrĂ© les protestations d'Etienne, qui les suppliait de laisser Ă©puiser les eaux. A quoi bon dĂ©truire les galeries? cela rĂ©voltait son coeur d'ouvrier, malgrĂ© son ressentiment. Maheu, lui aussi, trouvait injuste de s'en prendre Ă une machine. Mais le haveur lançait toujours son cri de vengeance, et il fallut qu'Etienne criĂÂąt plus fort - A Mirou! il y a des traĂtres au fond!... A Mirou! Ă Mirou! D'un geste, il avait refoulĂ© la bande sur le chemin de gauche, tandis que Jeanlin, reprenant la tĂÂȘte, soufflait plus fort. Un grand remous se produisit. Gaston-Marie, pour cette fois, Ă©tait sauvĂ©. Et les quatre kilomĂštres qui les sĂ©paraient de Mirou furent franchis en une demi-heure, presque au pas de course, Ă travers la plaine interminable. Le canal, de ce cĂÂŽtĂ©, la coupait d'un long ruban de glace. Seuls, les arbres dĂ©pouillĂ©s des berges, changĂ©s par la gelĂ©e en candĂ©labres gĂ©ants, en rompaient l'uniformitĂ© plate, prolongĂ©e et perdue dans le ciel de l'horizon, comme dans une mer. Une ondulation des terrains cachait Montsou et Marchiennes, c'Ă©tait l'immensitĂ© nue. Ils arrivaient Ă la fosse, lorsqu'ils virent un porion se planter sur une passerelle du criblage, pour les recevoir. Tous connaissaient bien le pĂšre Quandieu, le doyen des porions de Montsou, un vieux tout blanc de peau et de poils, qui allait sur ses soixante-dix ans, un vrai miracle de belle santĂ© dans les mines. - Qu'est-ce que vous venez fiche par ici, tas de galvaudeux? cria-t-il. La bande s'arrĂÂȘta. Ce n'Ă©tait plus un patron, c'Ă©tait un camarade; et un respect les retenait devant ce vieil ouvrier. - Il y a des hommes au fond, dit Etienne. Fais-les sortir. - Oui, il y a des hommes, reprit le pĂšre Quandieu, il y en a bien six douzaines, les autres ont eu peur de vous, mĂ©chants bougres!... Mais je vous prĂ©viens qu'il n'en sortira pas un, ou que vous aurez affaire Ă moi! Des exclamations coururent, les hommes poussaient, les femmes avancĂšrent. Vivement descendu de la passerelle, le porion barrait la porte, maintenant. Alors, Maheu voulut intervenir. - Vieux, c'est notre droit, comment arriverons-nous Ă ce que la grĂšve soit gĂ©nĂ©rale, si nous ne forçons pas les camarades Ă ĂÂȘtre avec nous? Le vieux demeura un moment muet. Evidemment, son ignorance en matiĂšre de coalition Ă©galait celle du haveur. Enfin, il rĂ©pondit - C'est votre droit, je ne dis pas. Mais, moi, je ne connais que la consigne... Je suis seul, ici. Les hommes sont au fond pour jusqu'Ă trois heures, et ils y resteront jusqu'Ă trois heures. Les derniers mots se perdirent dans des huĂ©es. On le menaçait du poing, dĂ©jĂ les femmes l'assourdissaient, lui soufflaient leur haleine chaude Ă la face. Mais il tenait bon, la tĂÂȘte haute, avec sa barbiche et ses cheveux d'un blanc de neige; et le courage enflait tellement sa voix, qu'on l'entendait distinctement, par-dessus le vacarme. - Nom de Dieu! vous ne passerez pas!... Aussi vrai que le soleil nous Ă©claire, j'aime mieux crever que de laisser toucher aux cĂÂąbles... Ne poussez donc plus, je me fous dans le puits devant vous! Il y eut un frĂ©missement, la foule recula, saisie. Lui, continuait - Quel est le cochon qui ne comprend pas ca?... Moi, je ne suis qu'un ouvrier comme vous autres. On m'a dit de garder, je garde. Et son intelligence n'allait pas plus loin, au pĂšre Quandieu, raidi dans son entĂÂȘtement du devoir militaire, le crĂÂąne Ă©troit, l'oeil Ă©teint par la tristesse noire d'un demi-siĂšcle de fond. Les camarades le regardaient, remuĂ©s, ayant quelque part en eux l'Ă©cho de ce qu'il leur disait, cette obĂ©issance du soldat, la fraternitĂ© et la rĂ©signation dans le danger. Il crut qu'ils hĂ©sitaient encore, il rĂ©pĂ©ta - Je me fous dans le puits devant vous! Une grande secousse remporta la bande. Tous avaient tournĂ© le dos, la galopade reprenait sur la route droite, filant Ă l'infini, au milieu des terres. De nouveau, les cris s'Ă©levaient - A Madeleine! Ă CrĂšvecoeur! plus de travail! du pain, du pain! Mais, au centre, dans l'Ă©lan de la marche, une bousculade avait lieu. C'Ă©tait Chaval, disait-on, qui avait voulu profiter de l'histoire pour s'Ă©chapper. Etienne venait de l'empoigner par un bras, en menaçant de lui casser les reins, s'il mĂ©ditait quelque traĂtrise. Et l'autre se dĂ©battait, protestait rageusement - Pourquoi tout ça? est-ce qu'on n'est plus libre?... Moi, je gĂšle depuis une heure, j'ai besoin de me dĂ©barbouiller. LĂÂąche-moi! Il souffrait en effet du charbon collĂ© Ă sa peau par la sueur, et son tricot ne le protĂ©geait guĂšre. - File, ou c'est nous qui te dĂ©barbouillerons, rĂ©pondait Etienne. Fallait pas renchĂ©rir en demandant du sang. On galopait toujours, il finit par se tourner vers Catherine, qui tenait bon. Cela le dĂ©sespĂ©rait, de la sentir prĂšs de lui, si misĂ©rable, grelottante sous sa vieille veste d'homme, avec sa culotte boueuse. Elle devait ĂÂȘtre morte de fatigue, elle courait tout de mĂÂȘme pourtant. - Tu peux t'en aller, toi, dit-il enfin. Catherine parut ne pas entendre. Ses yeux, en rencontrant ceux d'Etienne, avaient eu seulement une courte flamme de reproche. Et elle ne s'arrĂÂȘtait point. Pourquoi voulait-il qu'elle abandonnĂÂąt son homme? Chaval n'Ă©tait guĂšre gentil, bien sĂ»r; mĂÂȘme il la battait, des fois. Mais c'Ă©tait son homme, celui qui l'avait eue le premier; et cela l'enrageait qu'on se jetĂÂąt Ă plus de mille contre lui. Elle l'aurait dĂ©fendu, sans tendresse, pour l'orgueil. - Va-t'en! rĂ©pĂ©ta violemment Maheu. Cet ordre de son pĂšre ralentit un instant sa course. Elle tremblait, des larmes gonflaient ses paupiĂšres. Puis, malgrĂ© sa peur, elle revint, elle reprit sa place, toujours courant. Alors, on la laissa. La bande traversa la route de Joiselle, suivit un instant celle de Cron, remonta ensuite vers Cougny. De ce cĂÂŽtĂ©, des cheminĂ©es d'usine rayaient l'horizon plat, des hangars de bois, des ateliers de briques, aux larges baies poussiĂ©reuses, dĂ©filaient le long du pavĂ©. On passa coup sur coup prĂšs des maisons basses de deux corons, celui des Cent-Quatre-Vingts, puis celui des Soixante-Seize; et, de chacun, Ă l'appel de la corne, Ă la clameur jetĂ©e par toutes les bouches, des familles sortirent, des hommes, des femmes, des enfants, galopant eux aussi, se joignant Ă la queue des camarades. Quand on arriva devant Madeleine, on Ă©tait bien quinze cents. La route dĂ©valait en pente douce, le flot grondant des grĂ©vistes dut tourner le terri, avant de se rĂ©pandre sur le carreau de la mine. A ce moment, il n'Ă©tait guĂšre plus de deux heures. Mais les porions, avertis, venaient de hĂÂąter la remonte; et, comme la bande arrivait, la sortie s'achevait, il restait au fond une vingtaine d'hommes, qui dĂ©barquĂšrent de la cage. Ils s'enfuirent, on les poursuivit Ă coups de pierres. Deux furent battus, un autre y laissa une manche de sa veste. Cette chasse Ă l'homme sauva le matĂ©riel, on ne toucha ni aux cĂÂąbles ni aux chaudiĂšres. DĂ©jĂ le flot s'Ă©loignait, roulait sur la fosse voisine. Celle-ci, CrĂšvecoeur, ne se trouvait qu'Ă cinq cents mĂštres de Madeleine. LĂ , Ă©galement, la bande tomba au milieu de la sortie. Une herscheuse y fut prise et fouettĂ©e par les femmes, la culotte fendue, les fesses Ă l'air, devant les hommes qui riaient. Les galibots recevaient des gifles, des haveurs se sauvĂšrent, les cĂÂŽtes bleues de coups, le nez en sang. Et, dans cette fĂ©rocitĂ© croissante, dans cet ancien besoin de revanche dont la folie dĂ©traquait toutes les tĂÂȘtes, les cris continuaient, s'Ă©tranglaient, la mort des traĂtres, la haine du travail mal payĂ©, le rugissement du ventre voulant du pain. On se mit Ă couper les cĂÂąbles, mais la lime ne mordait pas, c'Ă©tait trop long, maintenant qu'on avait la fiĂšvre d'aller en avant, toujours en avant. Aux chaudiĂšres, un robinet fut cassĂ©; tandis que l'eau, jetĂ©e Ă pleins seaux dans les foyers, faisait Ă©clater les grilles de fonte. Dehors, on parla de marcher sur Saint-Thomas. Cette fosse Ă©tait la mieux disciplinĂ©e, la grĂšve ne l'avait pas atteinte, prĂšs de sept cents hommes devaient y ĂÂȘtre descendus; et cela exaspĂ©rait, on les attendrait Ă coups de trique, en bataille rangĂ©e, pour voir un peu qui resterait par terre. Mais la rumeur courut qu'il y avait des gendarmes Ă Saint-Thomas, les gendarmes du matin, dont on s'Ă©tait moquĂ©. Comment le savait-on? personne ne pouvait le dire. N'importe! la peur les prenait, ils se dĂ©cidĂšrent pour Feutry-Cantel. Et le vertige les remporta, tous se retrouvĂšrent sur la route, claquant des sabots, se ruant Ă Feutry-Cantel! Ă Feutry-Cantel! les lĂÂąches y Ă©taient bien encore quatre cents, on allait rire! SituĂ©e Ă trois kilomĂštres, la fosse se cachait dans un pli de terrain, prĂšs de la Scarpe. DĂ©jĂ , l'on montait la pente des PlĂÂątriĂšres, au-delĂ du chemin de Beaugnies, lorsqu'une voix, demeurĂ©e inconnue, lança l'idĂ©e que les dragons Ă©taient peut-ĂÂȘtre lĂ -bas, Ă Feutry-Cantel. Alors, d'un bout Ă l'autre de la colonne, on rĂ©pĂ©ta que les dragons y Ă©taient. Une hĂ©sitation ralentit la marche, la panique peu Ă peu soufflait, dans ce pays endormi par le chĂÂŽmage, qu'ils battaient depuis des heures. Pourquoi n'avaient-ils pas butĂ© contre des soldats? Cette impunitĂ© les troublait, Ă la pensĂ©e de la rĂ©pression qu'ils sentaient venir. Sans qu'on sĂ»t d'oĂÂč il partait, un nouveau mot d'ordre les lança sur une autre fosse. - A la Victoire! Ă la Victoire! Il n'y avait donc ni dragons ni gendarmes, Ă la Victoire? On l'ignorait. Tous semblaient rassurĂ©s. Et, faisant volte-face, ils descendirent du cĂÂŽtĂ© de Beaumont, ils coupĂšrent Ă travers champs, pour rattraper la route de Joiselle. La voie du chemin de fer leur barrait le passage, ils la traversĂšrent en renversant les clĂÂŽtures. Maintenant, ils se rapprochaient de Montsou, l'ondulation lente des terrains s'abaissait, Ă©largissait la mer des piĂšces de betteraves, trĂšs loin, jusqu'aux maisons noires de Marchiennes. C'Ă©tait, cette fois, une course de cinq grands kilomĂštres. Un Ă©lan tel les charriait, qu'ils ne sentaient pas la fatigue atroce, leurs pieds brisĂ©s et meurtris. Toujours la queue s'allongeait, s'augmentait des camarades racolĂ©s en chemin, dans les corons. Quand ils eurent passĂ© le canal au pont Magache, et qu'ils se prĂ©sentĂšrent devant la Victoire, ils Ă©taient deux mille. Mais trois heures avaient sonnĂ©, la sortie Ă©tait faite, plus un homme ne restait au fond. Leur dĂ©ception s'exhala en menaces vaines, ils ne purent que recevoir Ă coups de briques cassĂ©es les ouvriers de la coupe Ă terre, qui arrivaient prendre leur service. Il y eut une dĂ©bandade, la fosse dĂ©serte leur appartint. Et, dans leur rage de n'avoir pas une face de traĂtre Ă gifler, ils s'attaquĂšrent aux choses. Une poche de rancune crevait en eux, une poche empoisonnĂ©e, grossie lentement. Des annĂ©es et des annĂ©es de faim les torturaient d'une fringale de massacre et de destruction. DerriĂšre un hangar, Etienne aperçut des chargeurs qui remplissaient un tombereau de charbon. - Voulez-vous foutre le camp! cria-t-il. Pas un morceau ne sortira! Sous ses ordres, une centaine de grĂ©vistes accouraient; et les chargeurs n'eurent que le temps de s'Ă©loigner. Des hommes dĂ©telĂšrent les chevaux qui s'effarĂšrent et partirent, piquĂ©s aux cuisses; tandis que d'autres, en renversant le tombereau, cassaient les brancards. Levaque, Ă violents coups de hache, s'Ă©tait jetĂ© sur les trĂ©teaux, pour abattre les passerelles. Ils rĂ©sistaient, et il eut l'idĂ©e d'arracher les rails, de couper la voie, d'un bout Ă l'autre du carreau. BientĂÂŽt, la bande entiĂšre se mit Ă cette besogne. Maheu fit sauter des coussinets de fonte, armĂ© de sa barre de fer, dont il se servait comme d'un levier. Pendant ce temps, la BrĂ»lĂ©, entraĂnant les femmes, envahissait la lampisterie, oĂÂč les bĂÂątons, Ă la volĂ©e, couvrirent le sol d'un carnage de lampes. La Maheude, hors d'elle, tapait aussi fort que la Levaque. Toutes se trempĂšrent d'huile, la Mouquette s'essuyait les mains Ă son jupon, en riant d'ĂÂȘtre si sale. Pour rigoler, Jeanlin lui avait vidĂ© une lampe dans le cou. Mais ces vengeances ne donnaient pas Ă manger. Les ventres criaient plus haut. Et la grande lamentation domina encore - Du pain! du pain! du pain! Justement, Ă la Victoire, un ancien porion tenait une cantine. Sans doute il avait pris peur, sa baraque Ă©tait abandonnĂ©e. Quand les femmes revinrent et que les hommes eurent achevĂ© de dĂ©foncer la voie, ils assiĂ©gĂšrent la cantine, dont les volets cĂ©dĂšrent tout de suite. On n'y trouva pas de pain, il n'y avait lĂ que deux morceaux de viande crue et un sac de pommes de terre. Seulement, dans le pillage, on dĂ©couvrit une cinquantaine de bouteilles de geniĂšvre, qui disparurent comme une goutte d eau bue par du sable. Etienne, ayant vidĂ© sa gourde, put la remplir. Peu Ă peu, une ivresse mauvaise, l'ivresse des affamĂ©s, ensanglantait ses yeux, faisait saillir des dents de loup, entre ses lĂšvres pĂÂąlies. Et, brusquement, il s'aperçut que Chaval avait filĂ©, au milieu du tumulte. Il jura, des hommes coururent, on empoigna le fugitif, qui se cachait avec Catherine, derriĂšre la provision des bois. - Ah! bougre de salaud, tu as peur de te compromettre! hurlait Etienne. C'est toi, dans la forĂÂȘt, qui demandais la grĂšve des machineurs, pour arrĂÂȘter les pompes, et tu cherches maintenant Ă nous chier du poivre!... Eh bien! nom de Dieu! nous allons retourner Ă Gaston-Marie, je veux que tu casses la pompe. Oui, nom de Dieu! tu la casseras! Il Ă©tait ivre, il lançait lui-mĂÂȘme ses hommes contre cette pompe, qu'il avait sauvĂ©e quelques heures plus tĂÂŽt. - A Gaston-Marie! Ă Gaston-Marie! Tous l'acclamĂšrent, se prĂ©cipitĂšrent; pendant que Chaval, saisi aux Ă©paules, entraĂnĂ©, poussĂ© violemment, demandait toujours qu'on le laissĂÂąt se laver. - Va-t'en donc! cria Maheu Ă Catherine, qui elle aussi avait repris sa course. Cette fois, elle ne recula mĂÂȘme pas, elle leva sur son pĂšre des yeux ardents, et continua de courir. La bande, de nouveau, sillonna la plaine rase. Elle revenait sur ses pas, par les longues routes droites, par les terres sans cesse Ă©largies. Il Ă©tait quatre heures, le soleil, qui baissait Ă l'horizon, allongeait sur le sol glacĂ© les ombres de cette horde, aux grands gestes furieux. On Ă©vita Montsou, on retomba plus haut dans la route de Joiselle; et, pour s'Ă©pargner le dĂ©tour de la Fourche-aux-Boeufs, on passa sous les murs de la Piolaine. Les GrĂ©goire, prĂ©cisĂ©ment, venaient d'en sortir, ayant Ă rendre une visite au notaire, avant d'aller dĂner chez les Hennebeau, oĂÂč ils devaient retrouver CĂ©cile. La propriĂ©tĂ© semblait dormir, avec son avenue de tilleuls dĂ©serte, son potager et son verger dĂ©nudĂ©s par l'hiver. Rien ne bougeait dans la maison, dont les fenĂÂȘtres closes se ternissaient de la chaude buĂ©e intĂ©rieure; et, du profond silence, sortait une impression de bonhomie et de bien-ĂÂȘtre, la sensation patriarcale des bons lits et de la bonne table, du bonheur sage, ou coulait l'existence des propriĂ©taires. Sans s'arrĂÂȘter, la bande jetait des regards sombres Ă travers les grilles, le long des murs protecteurs, hĂ©rissĂ©s de culs-de-bouteille. Le cri recommença - Du pain! du pain! du pain! Seuls les chiens rĂ©pondirent par des abois fĂ©roces, une paire de grands danois au poil fauve, qui se dressaient debout, la gueule ouverte. Et, derriĂšre une persienne fermĂ©e, il n'y avait que les deux bonnes, MĂ©lanie, la cuisiniĂšre, et Honorine, la femme de chambre, attirĂ©es par ce cri, suant la peur, toutes pĂÂąles de voir dĂ©filer ces sauvages. Elles tombĂšrent Ă genoux, elles se crurent mortes, en entendant une pierre, une seule, qui cassait un carreau d'une fenĂÂȘtre voisine. C'Ă©tait une farce de Jeanlin il avait fabriquĂ© une fronde avec un bout de corde, il laissait en passant un petit bonjour aux GrĂ©goire. DĂ©jĂ , il s'Ă©tait remis Ă souffler dans sa corne, la bande se perdait au loin, avec le cri affaibli - Du pain! du pain! du pain! On arriva Ă Gaston-Marie, en une masse grossie encore, plus de deux mille cinq cents forcenĂ©s, brisant tout, balayant tout, avec la force accrue du torrent qui roule. Des gendarmes y avaient passĂ© une heure plus tĂÂŽt, et s'en Ă©taient allĂ©s du cĂÂŽtĂ© de Saint-Thomas, Ă©garĂ©s par des paysans, sans mĂÂȘme avoir la prĂ©caution, dans leur hĂÂąte, de laisser un poste de quelques hommes, pour garder la fosse. En moins d'un quart d'heure, les feux furent renversĂ©s, les chaudiĂšres vidĂ©es, les bĂÂątiments envahis et dĂ©vastĂ©s. Mais c'Ă©tait surtout la pompe qu'on menaçait. Il ne suffisait pas qu'elle s'arrĂÂȘtĂÂąt au dernier souffle expirant de la vapeur, on se jetait sur elle comme sur une personne vivante, dont on voulait la vie. - A toi le premier coup! rĂ©pĂ©tait Etienne, en mettant un marteau au poing de Chaval. Allons! tu as jurĂ© avec les autres! Chaval tremblait, se reculait; et, dans la bousculade, le marteau tomba, pendant que les camarades, sans attendre, massacraient la pompe Ă coups de barres de fer, Ă coups de briques, Ă coups de tout ce qu'ils rencontraient sous leurs mains. Quelques-uns mĂÂȘme brisaient sur elle des bĂÂątons. Les Ă©crous sautaient, les piĂšces d'acier et de cuivre se disloquaient, ainsi que des membres arrachĂ©s. Un coup de pioche Ă toute volĂ©e fracassa le corps de fonte, et l'eau s'Ă©chappa, se vida, et il y eut un gargouillement suprĂÂȘme, pareil Ă un hoquet d'agonie. C'Ă©tait la fin, la bande se retrouva dehors, folle, s'Ă©crasant derriĂšre Etienne, qui ne lĂÂąchait point Chaval. - A mort, le traĂtre! au puits! au puits! Le misĂ©rable, livide, bĂ©gayait, en revenait, avec l'obstination imbĂ©cile de l'idĂ©e fixe, Ă son besoin de se dĂ©barbouiller. - Attends, si ça te gĂÂȘne, dit la Levaque. Tiens! voilĂ le baquet! Il y avait lĂ une mare, une infiltration des eaux de la pompe. Elle Ă©tait blanche d'une Ă©paisse couche de glace; et on l'y poussa, on cassa cette glace, on le força Ă tremper sa tĂÂȘte dans cette eau si froide. - Plonge donc! rĂ©pĂ©tait la BrĂ»lĂ©. Nom de Dieu! si tu ne plonges pas, on te fout dedans... Et, maintenant, tu vas boire un coup, oui, oui! comme les bĂÂȘtes, la gueule dans l'auge! Il dut boire, Ă quatre pattes. Tous riaient, d'un rire de cruautĂ©. Une femme lui tira les oreilles, une autre lui jeta au visage une poignĂ©e de crottin, trouvĂ©e fraĂche sur la route. Son vieux tricot ne tenait plus, en lambeaux. Et, hagard, il butait, il donnait des coups d'Ă©chine pour fuir. Maheu l'avait poussĂ©, la Maheude Ă©tait parmi celles qui s'acharnaient, satisfaisant tous les deux leur rancune ancienne; et la Mouquette elle-mĂÂȘme, qui restait d'ordinaire la bonne camarade de ses galants, s'enrageait aprĂšs celui-lĂ , le traitait de bon Ă rien, parlait de le dĂ©culotter, pour voir s'il Ă©tait encore un homme. Etienne la fit taire. - En voilĂ assez! Il n'y a pas besoin de s'y mettre tous... Si tu veux, toi, nous allons vider ça ensemble. Ses poings se fermaient, ses yeux s'allumaient d'une fureur homicide, l'ivresse se tournait chez lui en un besoin de tuer. - Es-tu prĂÂȘt? Il faut que l'un de nous deux y reste... Donnez-lui un couteau. J'ai le mien. Catherine, Ă©puisĂ©e, Ă©pouvantĂ©e, le regardait. Elle se souvenait de ses confidences, de son envie de manger un homme, lorsqu'il buvait, empoisonnĂ© dĂšs le troisiĂšme verre, tellement ses soĂ»lards de parents lui avaient mis de cette saletĂ© dans le corps. Brusquement, elle s'Ă©lança, le souffleta de ses deux mains de femme, lui cria sous le nez, Ă©tranglĂ©e d'indignation - LĂÂąche! lĂÂąche! lĂÂąche!... Ce n'est donc pas de trop, toutes ces abominations? Tu veux l'assassiner, maintenant qu'il ne tient plus debout! Elle se tourna vers son pĂšre et sa mĂšre, elle se tourna vers les autres. - Vous ĂÂȘtes des lĂÂąches! des lĂÂąches!... Tuez-moi donc avec lui. Je vous saute Ă la figure, moi! si vous le touchez encore. Oh! les lĂÂąches! Et elle s'Ă©tait plantĂ©e devant son homme, elle le dĂ©fendait, oubliant les coups, oubliant la vie de misĂšre, soulevĂ©e dans l'idĂ©e qu'elle lui appartenait, puisqu'il l'avait prise, et que c'Ă©tait une honte pour elle, quand on l'abĂmait ainsi. Etienne, sous les claques de cette fille, Ă©tait devenu blĂÂȘme. Il avait failli d'abord l'assommer. Puis, aprĂšs s'ĂÂȘtre essuyĂ© la face, dans un geste d'homme qui se dĂ©grise, il dit Ă Chaval, au milieu d'un grand silence - Elle a raison, ça suffit... Fous le camp! Tout de suite, Chaval prit sa course, et Catherine galopa derriĂšre lui. La foule, saisie, les regardait disparaĂtre au coude de la route. Seule, la Maheude murmura - Vous avez tort, fallait le garder. Il va pour sĂ»r faire quelque traĂtrise. Mais la bande s'Ă©tait remise en marche. Cinq heures allaient sonner, le soleil d'une rougeur de braise, au bord de l'horizon, incendiait la plaine immense. Un colporteur qui passait, leur apprit que les dragons descendaient du cĂÂŽtĂ© de CrĂšvecoeur. Alors, ils se repliĂšrent, un ordre courut. - A Montsou! Ă la Direction!... Du pain! du pain! du pain! V, V M. Hennebeau s'Ă©tait mis devant la fenĂÂȘtre de son cabinet, pour voir partir la calĂšche qui emmenait sa femme dĂ©jeuner Ă Marchiennes. Il avait suivi un instant NĂ©grel trottant prĂšs de la portiĂšre; puis, il Ă©tait revenu tranquillement s'asseoir Ă son bureau. Quand ni sa femme ni son neveu ne l'animaient du bruit de leur existence, la maison semblait vide. Justement, ce jour-lĂ , le cocher conduisait Madame; Rose, la nouvelle femme de chambre, avait congĂ© jusqu'Ă cinq heures; et il ne restait qu'Hippolyte, le valet de chambre, se traĂnant en pantoufles par les piĂšces, et que la cuisiniĂšre, occupĂ©e depuis l'aube Ă se battre avec ses casseroles, tout entiĂšre au dĂner que ses maĂtres donnaient le soir. Aussi, M. Hennebeau se promettait-il une journĂ©e de gros travail, dans ce grand calme de la maison dĂ©serte. Vers neuf heures, bien qu'il eĂ»t reçu l'ordre de renvoyer tout le monde, Hippolyte se permit d'annoncer Dansaert, qui apportait des nouvelles. Le directeur apprit seulement alors la rĂ©union tenue la veille, dans la forĂÂȘt; et les dĂ©tails Ă©taient d'une telle nettetĂ©, qu'il l'Ă©coutait en songeant aux amours avec la Pierronne, si connus, que deux ou trois lettres anonymes par semaine dĂ©nonçaient les dĂ©bordements du maĂtre-porion Ă©videmment, le mari avait causĂ©, cette police-lĂ sentait le traversin. Il saisit mĂÂȘme l'occasion, il laissa entendre qu'il savait tout, et se contenta de recommander la prudence, dans la crainte d'un scandale. EffarĂ© de ces reproches, au travers de son rapport, Dansaert niait, bĂ©gayait des excuses, tandis que son grand nez avouait le crime, par sa rougeur subite. Du reste, il n'insista pas, heureux d'en ĂÂȘtre quitte Ă si bon compte; car, d'ordinaire, le directeur se montrait d'une sĂ©vĂ©ritĂ© implacable d'homme pur, dĂšs qu'un employĂ© se passait le rĂ©gal d'une jolie fille, dans une fosse. L'entretien continua sur la grĂšve, cette rĂ©union de la forĂÂȘt n'Ă©tait encore qu'une fanfaronnade de braillards, rien ne menaçait sĂ©rieusement. En tout cas, les corons ne bougeraient sĂ»rement pas de quelques jours sous l'impression de peur respectueuse que la promenade, militaire du matin devait avoir produite. Lorsque M. Hennebeau se retrouva, seul, il fut pourtant sur le point d'envoyer une dĂ©pĂÂȘche au prĂ©fet. La crainte de donner inutilement cette preuve d'inquiĂ©tude le retint. Il ne se pardonnait dĂ©jĂ pas d'avoir manquĂ© de flair, au point de dire partout, d'Ă©crire mĂÂȘme Ă la RĂ©gie, que la grĂšve durerait au plus une quinzaine. Elle s'Ă©ternisait depuis prĂšs de deux mois, Ă sa grande surprise; et il s'en dĂ©sespĂ©rait, il se sentait chaque jour diminuĂ©, compromis, forcĂ© d'imaginer un coup d'Ă©clat, s'il voulait rentrer en grĂÂące prĂšs des rĂ©gisseurs. Il leur avait justement demandĂ© des ordres, dans l'Ă©ventualitĂ© d'une bagarre. La rĂ©ponse tardait, il l'attendait par le courrier de l'aprĂšs-midi. Et il se disait qu'il serait temps alors de lancer des tĂ©lĂ©grammes, pour faire occuper militairement les fosses, si telle Ă©tait l'opinion de ces messieurs. Selon lui, ce serait la bataille, du sang et des morts, Ă coup sĂ»r. Une responsabilitĂ© pareille le troublait, malgrĂ© son Ă©nergie habituelle. Jusqu'Ă onze heures, il travailla paisiblement, sans autre bruit, dans la maison morte, que le bĂÂąton Ă cirer d'Hippolyte, qui, trĂšs loin, au premier Ă©tage, frottait une piĂšce. Puis, coup sur coup, il reçut deux dĂ©pĂÂȘches, la premiĂšre annonçant l'envahissement de Jean-Bart par la bande de Montsou, la seconde racontant les cĂÂąbles coupĂ©s, les feux renversĂ©s, tout le ravage. Il ne comprit pas. Qu'est-ce que les grĂ©vistes Ă©taient allĂ©s faire chez Deneulin, au lieu de s'attaquer Ă une fosse de la Compagnie? Du reste, ils pouvaient bien saccager Vandame, cela mĂ»rissait le plan de conquĂÂȘte qu'il mĂ©ditait. Et, Ă midi, il dĂ©jeuna, seul dans la vaste salle, servi en silence par le domestique, dont il n'entendait mĂÂȘme pas les pantoufles. Cette solitude assombrissait encore ses prĂ©occupations, il se sentait froid au coeur, lorsqu'un porion, venu au pas de course, fut introduit et lui conta la marche de la bande sur Mirou. Presque aussitĂÂŽt, comme il achevait son cafĂ©, un tĂ©lĂ©gramme lui apprit que Madeleine et CrĂšvecoeur Ă©taient menacĂ©s Ă leur tour. Alors, sa perplexitĂ© devint extrĂÂȘme. Il attendait le courrier Ă deux heures devait-il tout de suite demander des troupes? valait-il mieux patienter, de façon Ă ne pas agir avant de connaĂtre les ordres de la RĂ©gie? Il retourna dans son cabinet, il voulut lire une note qu'il avait priĂ© NĂ©grel de rĂ©diger la veille pour le prĂ©fet. Mais il ne put mettre la main dessus, il rĂ©flĂ©chit que peut-ĂÂȘtre le jeune homme l'avait laissĂ©e dans sa chambre, oĂÂč il Ă©crivait souvent la nuit. Et, sans prendre de dĂ©cision, poursuivi par l'idĂ©e de cette note, il monta vivement la chercher, dans la chambre. En entrant, M. Hennebeau eut une surprise la chambre n'Ă©tait pas faite, sans doute un oubli ou une paresse d'Hippolyte. Il rĂ©gnait lĂ une chaleur moite, la chaleur enfermĂ©e de toute une nuit, alourdie par la bouche du calorifĂšre, restĂ©e ouverte; et il fut pris aux narines, il suffoqua dans un parfum pĂ©nĂ©trant, qu'il crut ĂÂȘtre l'odeur des eaux de toilette, dont la cuvette se trouvait pleine. Un grand dĂ©sordre encombrait la piĂšce, des vĂÂȘtements Ă©pars, des serviettes mouillĂ©es jetĂ©es aux dossiers des siĂšges, le lit bĂ©ant, un drap arrachĂ©, traĂnant jusque sur le tapis. D'ailleurs, il n'eut d'abord qu'un regard distrait, il s'Ă©tait dirigĂ© vers une table, couverte de papiers, et il y cherchait la note introuvable. Deux fois, il examina les papiers un Ă un, elle n'y Ă©tait dĂ©cidĂ©ment pas. OĂÂč diable cet Ă©cervelĂ© de Paul avait-il bien pu la fourrer? Et, comme M. Hennebeau revenait au milieu de la chambre en donnant un coup d'oeil sur chaque meuble, il aperçut, dans le lit ouvert, un point vif, qui luisait pareil Ă une Ă©tincelle. Il s'approcha machinalement, envoya la main. C'Ă©tait, entre deux plis du drap, un petit flacon d'or. Tout de suite, il avait reconnu un flacon de Mme Hennebeau, le flacon d'Ă©ther qui ne la quittait jamais. Mais il ne s'expliquait pas la prĂ©sence de cet objet comment pouvait-il ĂÂȘtre dans le lit de Paul? Et, soudain, il blĂÂȘmit affreusement. Sa femme avait couchĂ© lĂ . - Pardon, murmura la voix d'Hippolyte au travers de la porte, j'ai vu monter monsieur... Le domestique Ă©tait entrĂ©, le dĂ©sordre de la chambre le consterna. - Mon Dieu! c'est vrai, la chambre qui n'est pas faite! Aussi Rose est sortie en me lĂÂąchant tout le mĂ©nage sur le dos! M. Hennebeau avait cachĂ© le flacon dans sa main, et il le serrait Ă le briser. - Que voulez-vous? - Monsieur, c'est encore un homme... Il arrive de CrĂšvecoeur, il a une lettre. - Bien! laissez-moi, dites-lui d'attendre. Sa femme avait couchĂ© lĂ ! Quand il eut poussĂ© le verrou, il rouvrit sa main, il regarda le flacon, qui s'Ă©tait marquĂ© en rouge dans sa chair. Brusquement, il voyait, il entendait, cette ordure se passait chez lui depuis des mois. Il se rappelait son ancien soupçon, les frĂÂŽlements contre les portes, les pieds nus s'en allant la nuit par la maison silencieuse. Oui, c'Ă©tait sa femme qui montait coucher lĂ ! TombĂ© sur une chaise, en face du lit qu'il contemplait fixement, il demeura de longues minutes comme assommĂ©. Un bruit le rĂ©veilla, on frappait Ă la porte, on essayait d'ouvrir. Il reconnut la voix du domestique. - Monsieur... Ah! monsieur s'est enfermĂ©... - Quoi encore ? - Il paraĂt que ça presse, les ouvriers cassent tout. Deux autres hommes sont en bas. Il y a aussi des dĂ©pĂÂȘches. - Fichez-moi la paix! dans un instant! L'idĂ©e qu'Hippolyte aurait dĂ©couvert lui-mĂÂȘme le flacon, s'il avait fait la chambre le matin, venait de le glacer. Et, d'ailleurs, ce domestique devait savoir, il avait trouvĂ© vingt fois le lit chaud encore de l'adultĂšre, des cheveux de madame traĂnant sur l'oreiller, des traces abominables souillant les linges. S'il s'acharnait Ă le dĂ©ranger, c'Ă©tait mĂ©chamment. Peut-ĂÂȘtre Ă©tait-il demeurĂ© l'oreille collĂ©e Ă la porte, excitĂ© par la dĂ©bauche de ses maĂtres. Alors, M. Hennebeau ne bougea plus. Il regardait toujours le lit. Le long passĂ© de souffrance se dĂ©roulait, son mariage avec cette femme, leur malentendu immĂ©diat de cĂ âur et de chair, les amants qu'elle avait eus sans qu'il s'en doutĂÂąt, celui qu'il lui avait tolĂ©rĂ© pendant dix ans, comme on tolĂšre un goĂ»t immonde Ă une malade. Puis, c'Ă©tait leur arrivĂ©e Ă Montsou, un espoir fou de la guĂ©rir, des mois d'alanguissement, d'exil ensommeillĂ©, l'approche de la vieillesse qui allait enfin la lui rendre. Puis, leur neveu dĂ©barquait, ce Paul dont elle devenait la mĂšre, auquel elle parlait de son cĂ âur mort, enterrĂ© sous la cendre Ă jamais. Et, mari imbĂ©cile, il ne prĂ©voyait rien, il adorait cette femme qui Ă©tait la sienne, que des hommes avaient eue, que lui seul ne pouvait avoir! Il l'adorait d'une passion honteuse, au point de tomber Ă genoux, si elle avait bien voulu lui donner le reste des autres! Le reste des autres, elle le donnait Ă cet enfant. Un coup de timbre lointain, Ă ce moment, fit tressaillir M. Hennebeau. Il le reconnut, c'Ă©tait le coup que l'on frappait, d'aprĂšs ses ordres, lorsque arrivait le facteur. Il se leva, il parla Ă voix haute, dans un flot de grossiĂšretĂ©, dont sa gorge douloureuse crevait malgrĂ© lui. - Ah! je m'en fous! ah! je m'en fous, de leurs dĂ©pĂÂȘches et de leurs lettres! Maintenant, une rage l'envahissait, le besoin d'un cloaque, pour y enfoncer de telles saletĂ©s Ă coups de talon. Cette femme Ă©tait une salope, il cherchait des mots crus, il en souffletait son image. L'idĂ©e brusque du mariage qu'elle poursuivait d'un sourire si tranquille entre CĂ©cile et Paul, acheva de l'exaspĂ©rer. Il n'y avait donc mĂÂȘme - plus de passion, plus de jalousie, au fond de cette sensualitĂ© vivace ? Ce n'Ă©tait Ă cette heure qu'un joujou pervers, l'habitude de l'homme, une rĂ©crĂ©ation prise comme un dessert accoutumĂ©. Et il l'accusait de tout, il innocentait presque l'enfant, auquel elle avait mordu, dans ce rĂ©veil d'appĂ©tit, ainsi qu'on mord au premier fruit vert, volĂ© sur la route. Qui mangerait-elle, jusqu'oĂÂč tomberait-elle, quand elle n'aurait plus des neveux complaisants, assez pratiques pour accepter, dans leur famille, la table, le lit et la femme? On gratta timidement Ă la porte, la voix d'Hippolyte se permit de souffler par le trou de la serrure - Monsieur, le courrier... Et il y a aussi monsieur Dansaert qui est revenu, en disant qu'on s'Ă©gorge... - Je descends, nom de Dieu! Qu'allait-il leur faire? les chasser Ă leur retour de Marchiennes, comme des bĂÂȘtes puantes dont il ne voulait plus sous son toit. Il prendrait une trique, il leur crierait de porter ailleurs le poison de leur accouplement. C'Ă©tait de leurs soupirs, de leurs haleines confondues, dont s'alourdissait la tiĂ©deur moite de cette chambre; l'odeur pĂ©nĂ©trante qui l'avait suffoquĂ©, c'Ă©tait l'odeur de musc que la peau de sa femme exhalait, un autre goĂ»t pervers, un besoin charnel de parfums violents ; et il retrouvait ainsi la chaleur, l'odeur de la fornication, l'adultĂšre vivant, dans les pots qui traĂnaient, dans les cuvettes encore pleines, dans le dĂ©sordre des linges, des meubles, de la piĂšce entiĂšre, empestĂ©e de vice. Une fureur d'impuissance le jeta sur le lit Ă coups de poing, et il le massacra, et il laboura les places oĂÂč il voyait l'empreinte de leurs deux corps, enragĂ© des couvertures arrachĂ©es, des draps froissĂ©s, mous et inertes sous ses coups, comme Ă©reintĂ©s eux-mĂÂȘmes des amours de toute la nuit. Mais, brusquement, il crut entendre Hippolyte remonter. Une honte l'arrĂÂȘta. Il resta un instant encore, haletant, Ă s'essuyer le front, Ă calmer les bonds de son coeur. Debout, devant une glace, il contemplait son visage, si dĂ©composĂ©, qu'il ne le reconnaissait pas. Puis, quand il l'eut regardĂ© s'apaiser peu Ă peu, par un effort de volontĂ© suprĂÂȘme, il descendit. En bas, cinq messagers Ă©taient debout, sans compter Dansaert. Tous lui apportaient des nouvelles d'une gravitĂ© croissante sur la marche des grĂ©vistes Ă travers les fosses; et le maĂtre-porion lui conta longuement ce qui s'Ă©tait passĂ© Ă Mirou, sauvĂ© par la belle conduite du pĂšre Quandieu. Il Ă©coutait, hochait la tĂÂȘte; mais il n'entendait pas, son esprit Ă©tait demeurĂ© lĂ -haut, dans la chambre. Enfin, il les congĂ©dia, il dit qu'il allait prendre des mesures. Lorsqu'il se retrouva seul, assis devant son bureau, il parut s'y assoupir, la tĂÂȘte entre les mains, les yeux ouverts. Son courrier Ă©tait lĂ , il se dĂ©cida Ă y chercher la lettre attendue, la rĂ©ponse de la RĂ©gie, dont les lignes dansĂšrent d'abord. Pourtant, il finit par comprendre que ces messieurs souhaitaient quelque bagarre certes, ils ne lui commandaient pas d'empirer les choses; mais ils laissaient percer que des troubles hĂÂąteraient le dĂ©nouement de la grĂšve, en provoquant une rĂ©pression Ă©nergique. DĂšs lors, il n'hĂ©sita plus, il lança des dĂ©pĂÂȘches de tous cĂÂŽtĂ©s, au prĂ©fet de Lille, au corps de troupe de Douai, Ă la gendarmerie de Marchiennes. C'Ă©tait un soulagement, il n'avait qu'Ă s'enfermer, mĂÂȘme il fit rĂ©pandre la rumeur qu'il souffrait de la goutte. Et, toute l'aprĂšs-midi, il se cacha au fond de son cabinet, ne recevant personne, se contentant de lire les dĂ©pĂÂȘches et les lettres qui continuaient de pleuvoir. Il suivit ainsi de loin la bande, de Madeleine Ă CrĂšvecoeur, de CrĂšvecoeur Ă la Victoire, de la Victoire Ă Gaston-Marie. D'autre part, des renseignements lui arrivaient sur l'effarement des gendarmes et des dragons, Ă©garĂ©s en route, tournant sans cesse le dos aux fosses attaquĂ©es. On pouvait s'Ă©gorger et tout dĂ©truire, il avait remis la tĂÂȘte entre ses mains, les doigts sur les yeux, et il s'abĂmait dans le grand silence de la maison vide, oĂÂč il ne surprenait, par moments, que le bruit des casseroles de la cuisiniĂšre, en plein coup de feu, pour son dĂner du soir. Le crĂ©puscule assombrissait dĂ©jĂ la piĂšce, il Ă©tait cinq heures, lorsqu'un vacarme fit sursauter M. Hennebeau, Ă©tourdi, inerte, les coudes toujours dans ses papiers. Il pensa que les deux misĂ©rables rentraient. Mais le tumulte augmentait, un cri Ă©clata, terrible, Ă l'instant oĂÂč il s'approchait de la fenĂÂȘtre. - Du pain! du pain! du pain! C'Ă©taient les grĂ©vistes qui envahissaient Montsou, pendant que les gendarmes, croyant Ă une attaque sur le Voreux, galopaient, le dos tournĂ©, pour occuper cette fosse. Justement, Ă deux kilomĂštres des premiĂšres maisons, un peu en dessous du carrefour, oĂÂč se coupaient la grande route et le chemin de Vandame, Mme Hennebeau et ces demoiselles venaient d'assister au dĂ©filĂ© de la bande. La journĂ©e Ă Marchiennes s'Ă©tait passĂ©e gaiement, un dĂ©jeuner aimable chez le directeur des Forges, puis une intĂ©ressante visite aux ateliers et Ă une verrerie du voisinage, pour occuper l'aprĂšs-midi; et, comme on rentrait enfin, par ce dĂ©clin limpide d'un beau jour d'hiver, CĂ©cile avait eu la fantaisie de boire une tasse de lait, en apercevant une petite ferme, qui bordait la route. Toutes alors Ă©taient descendues de la calĂšche, NĂ©grel avait galamment sautĂ© de cheval; pendant que la paysanne, effarĂ©e de ce beau monde, se prĂ©cipitait, parlait de mettre une nappe, avant de servir. Mais Lucie et Jeanne voulaient voir traire le lait, on Ă©tait allĂ© dans l'Ă©table mĂÂȘme avec les tasses, on en avait fait une partie champĂÂȘtre, riant beaucoup de la litiĂšre oĂÂč l'on enfonçait. Mme Hennebeau, de son air de maternitĂ© complaisante, buvait du bout des lĂšvres, lorsqu'un bruit Ă©trange, ronflant au-dehors, l'inquiĂ©ta. - Qu'est-ce donc? L'Ă©table, bĂÂątie au bord de la route, avait une large porte charretiĂšre, car elle servait en mĂÂȘme temps de grenier Ă foin. DĂ©jĂ , les jeunes filles, allongeant la tĂÂȘte, s'Ă©tonnaient de ce qu'elles distinguaient Ă gauche, un flot noir, une cohue qui dĂ©bouchait en hurlant du chemin de Vandame. - Diable! murmura NĂ©grel, Ă©galement sorti, est-ce que nos braillards finiraient par se fĂÂącher? - C'est peut-ĂÂȘtre encore les charbonniers, dit la paysanne. VoilĂ deux fois qu'ils passent. ParaĂt que ça ne va pas bien, ils sont les maĂtres du pays. Elle lĂÂąchait chaque mot avec prudence, elle en guettait l'effet sur les visages; et, quand elle remarqua l'effroi de tous, la profonde anxiĂ©tĂ© oĂÂč la rencontre les jetait, elle se hĂÂąta de conclure - Oh! les gueux, oh! les gueux! NĂ©grel, voyant qu'il Ă©tait trop tard pour remonter en voiture et gagner Montsou, donna l'ordre au cocher de rentrer vivement la calĂšche dans la cour de la ferme, oĂÂč l'attelage resta cachĂ© derriĂšre un hangar. Lui-mĂÂȘme attacha sous ce hangar son cheval, dont un galopin avait tenu la bride. Lorsqu'il revint, il trouva sa tante et les jeunes filles Ă©perdues, prĂÂȘtes Ă suivre la paysanne, qui leur proposait de se rĂ©fugier chez elle. Mais il fut d'avis qu'on Ă©tait lĂ plus en sĂ»retĂ©, personne ne viendrait certainement les chercher dans ce foin. La porte charretiĂšre, pourtant, fermait trĂšs mal, et elle avait de telles fentes, qu'on apercevait la route entre ses bois vermoulus. - Allons, du courage! dit-il. Nous vendrons notre vie chĂšrement. Cette plaisanterie augmenta la peur. Le bruit grandissait, on ne voyait rien encore, et sur la route vide un vent de tempĂÂȘte semblait souffler, pareil Ă ces rafales brusques qui prĂ©cĂšdent les grands orages. - Non, non, je ne veux pas regarder, dit CĂ©cile en allant se blottir dans le foin. Mme Hennebeau, trĂšs pĂÂąle, prise d'une colĂšre contre ces gens qui gĂÂątaient un de ses plaisirs, se tenait en arriĂšre, avec un regard oblique et rĂ©pugnĂ©; tandis que Lucie et Jeanne, malgrĂ© leur tremblement, avaient mis un oeil Ă une fente, dĂ©sireuses de ne rien perdre du spectacle. Le roulement de tonnerre approchait, la terre fut Ă©branlĂ©e, et Jeanlin galopa le premier, soufflant dans sa corne. - Prenez vos flacons, la sueur du peuple qui passe! murmura NĂ©grel, qui, malgrĂ© ses convictions rĂ©publicaines, aimait Ă plaisanter la canaille avec les dames. Mais son mot spirituel fut emportĂ© dans l'ouragan des gestes et des cris. Les femmes avaient paru, prĂšs d'un millier de femmes, aux cheveux Ă©pars, dĂ©peignĂ©s par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nuditĂ©s de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflĂ©es de guerriĂšres, brandissaient des bĂÂątons; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous dĂ©charnĂ©s semblaient se rompre. Et les hommes dĂ©boulĂšrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serrĂ©e, confondue, au point qu'on ne distinguait ni les culottes dĂ©teintes, ni les tricots de laine en loques, effacĂ©s dans la mĂÂȘme uniformitĂ© terreuse. Les yeux brĂ»laient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagnĂ© par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des tĂÂȘtes, parmi le hĂ©rissement des barres de fer, une hache passa, portĂ©e toute droite; et cette hache unique, qui Ă©tait comme l'Ă©tendard de la bande avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine. - Quels visages atroces! balbutia Mme Hennebeau. NĂ©grel dit entre ses dents - Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul! D'oĂÂč sortent-ils donc, ces bandits-lĂ ? Et, en effet, la colĂšre, la faim, ces deux mois de souffrance et cette dĂ©bandade enragĂ©e au travers des fosses, avaient allongĂ© en mĂÂąchoires de bĂÂȘtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. A ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons, d'un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient Ă galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie. - Oh! superbe! dirent Ă demi-voix Lucie et Jeanne, remuĂ©es dans leur goĂ»t d'artistes par cette belle horreur. Elles s'effrayaient pourtant, elles reculĂšrent prĂšs de Mme Hennebeau, qui s'Ă©tait appuyĂ©e sur une auge. L'idĂ©e qu'il suffisait d'un regard, entre les planches de cette porte disjointe, pour qu'on les massacrĂÂąt, la glaçait. NĂ©grel se sentait blĂÂȘmir, lui aussi, trĂšs brave d'ordinaire, saisi lĂ d'une Ă©pouvante supĂ©rieure Ă sa volontĂ©, une de ces Ă©pouvantes qui soufflent de l'inconnu. Dans le foin, CĂ©cile ne bougeait plus. Et les autres, malgrĂ© leur dĂ©sir de dĂ©tourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand mĂÂȘme. C'Ă©tait la vision rouge de la rĂ©volution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirĂ©e sanglante de cette fin de siĂšcle. Oui, un soir, le peuple lĂÂąchĂ©, dĂ©bridĂ©, galoperait ainsi sur les chemins; et il ruissellerait du sang des bourgeois. Il promĂšnerait des tĂÂȘtes, il sĂšmerait l'or des coffres Ă©ventrĂ©s. Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces mĂÂąchoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui, ce seraient les mĂÂȘmes guenilles, le mĂÂȘme tonnerre de gros sabots, la mĂÂȘme cohue effroyable, de peau sale, d'haleine empestĂ©e, balayant le vieux monde, sous leur poussĂ©e dĂ©bordante de barbares. Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait Ă la vie sauvage dans les bois, aprĂšs le grand rut, la grande ripaille, oĂÂč les pauvres, en une nuit, efflanqueraient les femmes et videraient les caves des riches. Il n'y aurait plus rien, plus un sou des fortunes, plus un titre des situations acquises, jusqu'au jour oĂÂč une nouvelle terre repousserait peut-ĂÂȘtre. Oui, c'Ă©taient ces choses qui passaient sur la route, comme une force de la nature, et ils en recevaient le vent terrible au visage. Un grand cri s'Ă©leva, domina la Marseillaise - Du pain! du pain! du pain! Lucie et Jeanne se serrĂšrent contre Mme Hennebeau, dĂ©faillante; tandis que NĂ©grel se mettait devant elles, comme pour les protĂ©ger de son corps. Etait-ce donc ce soir mĂÂȘme que l'antique sociĂ©tĂ© craquait? Et ce qu'ils virent, alors, acheva de les hĂ©bĂ©ter. La bande s'Ă©coulait, il n'y avait plus que la queue des traĂnards, lorsque la Mouquette dĂ©boucha. Elle s'attardait, elle guettait les bourgeois, sur les portes de leurs jardins, aux fenĂÂȘtres de leurs maisons; et, quand elle en dĂ©couvrait, ne pouvant leur cracher au nez, elle leur montrait ce qui Ă©tait pour elle le comble de son mĂ©pris. Sans doute elle en aperçut un, car brusquement elle releva ses jupes, tendit les fesses, montra son derriĂšre Ă©norme, nu dans un dernier flamboiement du soleil. Il n'avait rien d'obscĂšne, ce derriĂšre, et ne faisait pas rire, farouche. Tout disparut, le flot roulait sur Montsou, le long des lacets de la route, entre les maisons basses, bariolĂ©es de couleurs vives. On fit sortir la calĂšche de la cour, mais le cocher n'osait prendre sur lui de ramener Madame et ces demoiselles sans encombre, si les grĂ©vistes tenaient le pavĂ©. Et le pis Ă©tait qu'il n'y avait pas d'autre chemin. - Il faut pourtant que nous rentrions, le dĂner nous attend, dit Mme Hennebeau, hors d'elle, exaspĂ©rĂ©e par la peur. Ces sales ouvriers ont encore choisi un jour oĂÂč j'ai du monde. Allez donc faire du bien à ça! Lucie et Jeanne s'occupaient Ă retirer du foin CĂ©cile, qui se dĂ©battait, croyant que ces sauvages dĂ©filaient sans cesse, et rĂ©pĂ©tant qu'elle ne voulait pas voir. Enfin, toutes reprirent place dans la voiture. NĂ©grel, remontĂ© Ă cheval, eut alors l'idĂ©e de passer par les ruelles de RĂ©quillart. - Marchez doucement, dit-il au cocher, car le chemin est atroce. Si des groupes vous empĂÂȘchent de revenir Ă la route, lĂ -bas, vous vous arrĂÂȘterez derriĂšre la vieille fosse, et nous rentrerons Ă pied par la petite porte du jardin, tandis que vous remiserez la voiture et les chevaux n'importe oĂÂč, sous le hangar d'une auberge. Ils partirent. La bande, au loin, ruisselait dans Montsou. Depuis qu'ils avaient vu, Ă deux reprises, des gendarmes et des dragons, les habitants s'agitaient, affolĂ©s de panique. Il circulait des histoires abominables, on parlait d'affiches manuscrites, menaçant les bourgeois de leur crever le ventre; personne ne les avait lues, on n'en citait pas moins des phrases textuelles. Chez le notaire surtout, la terreur Ă©tait Ă son comble, car il venait de recevoir par la poste une lettre anonyme, oĂÂč on l'avertissait qu'un baril de poudre se trouvait enterrĂ© dans sa cave, prĂÂȘt Ă le faire sauter, s'il ne se dĂ©clarait pas en faveur du peuple. Justement, les GrĂ©goire, attardĂ©s dans leur visite par l'arrivĂ©e de cette lettre la discutaient, la devinaient l'oeuvre d'un farceur, lorsque l'invasion de la bande acheva d'Ă©pouvanter la maison. Eux, souriaient. Ils regardaient, en Ă©cartant le coin d'un rideau, et se refusaient Ă admettre un danger quelconque, certains, disaient-ils, que tout finirait Ă l'amiable. Cinq heures sonnaient, ils avaient le temps d'attendre que le pavĂ© fĂ»t libre pour aller, en face, dĂner chez les Hennebeau, oĂÂč CĂ©cile, rentrĂ©e sĂ»rement, devait les attendre. Mais, dans Montsou, personne ne semblait partager leur confiance des gens Ă©perdus couraient, les portes et les fenĂÂȘtres se fermaient violemment. Ils aperçurent Maigrat, de l'autre cĂÂŽtĂ© de la route, qui barricadait son magasin, Ă grand renfort de barres de fer, si pĂÂąle et si tremblant, que sa petite femme chĂ©tive Ă©tait forcĂ©e de serrer les Ă©crous. La bande avait fait halte devant l'hĂÂŽtel du directeur, le cri retentissait - Du pain! du pain! du pain! M. Hennebeau Ă©tait debout Ă la fenĂÂȘtre, lorsque Hippolyte entra fermer les volets, de peur que les vitres ne fussent cassĂ©es Ă coups de pierres. Il ferma de mĂÂȘme tous ceux du rez-de-chaussĂ©e; puis, il passa au premier Ă©tage, on entendit les grincements des espagnolettes, les claquements des persiennes, un Ă un. Par malheur, on ne pouvait clore de mĂÂȘme la baie de la cuisine, dans le sous-sol, une baie inquiĂ©tante oĂÂč rougeoyaient les feux des casseroles et de la broche. Machinalement, M. Hennebeau, qui voulait voir, remonta au second Ă©tage, dans la chambre de Paul c'Ă©tait la mieux placĂ©e, Ă gauche, car elle permettait d'enfiler la route, jusqu'aux Chantiers de la Compagnie. Et il se tint derriĂšre la persienne, dominant la foule. Mais cette chambre l'avait saisi de nouveau, la table de toilette Ă©pongĂ©e et en ordre, le lit froid, aux draps nets et bien tirĂ©s. Toute sa rage de l'aprĂšs-midi, cette furieuse bataille au fond du grand silence de sa solitude, aboutissait maintenant Ă une immense fatigue. Son ĂÂȘtre Ă©tait dĂ©jĂ comme cette chambre, refroidi, balayĂ© des ordures du matin, rentrĂ© dans la correction d'usage. A quoi bon un scandale? est-ce que rien Ă©tait changĂ© chez lui? Sa femme avait simplement un amant de plus, cela aggravait Ă peine le fait, qu'elle l'eĂ»t choisi dans la famille; et peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme y avait-il avantage, car elle sauvegardait ainsi les apparences. Il se prenait en pitiĂ©, au souvenir de sa folie jalouse. Quel ridicule, d'avoir assommĂ© ce lit Ă coups de poing! Puisqu'il avait tolĂ©rĂ© un autre homme, il tolĂ©rerait bien celui-lĂ . Ce ne serait que l'affaire d'un peu de mĂ©pris encore. Une amertume affreuse lui empoisonnait la bouche, l'inutilitĂ© de tout, l'Ă©ternelle douleur de l'existence, la honte de lui-mĂÂȘme, qui adorait et dĂ©sirait toujours cette femme, dans la saletĂ© oĂÂč il l'abandonnait. Sous la fenĂÂȘtre, les hurlements Ă©clatĂšrent avec un redoublement de violence. - Du pain! du pain! du pain! - ImbĂ©ciles! dit M. Hennebeau entre ses dents serrĂ©es. Il les entendait l'injurier Ă propos de ses gros appointements, le traiter de fainĂ©ant et de ventru, de sale cochon qui se foutait des indigestions de bonnes choses, quand l'ouvrier crevait la faim. Les femmes avaient aperçu la cuisine, et c'Ă©tait une tempĂÂȘte d'imprĂ©cations contre le faisan qui rĂÂŽtissait, contre les sauces dont l'odeur grasse ravageait leurs estomacs vides. Ah! ces salauds de bourgeois, on leur en collerait du champagne et des truffes, pour se faire pĂ©ter les tripes. - Du pain! du pain! du pain! - ImbĂ©ciles! rĂ©pĂ©ta M. Hennebeau, est-ce que je suis heureux? Une colĂšre le soulevait contre ces gens qui ne comprenaient pas. Il leur en aurait fait cadeau volontiers, de ses gros appointements, pour avoir, comme eux, le cuir dur, l'accouplement facile et sans regret. Que ne pouvait-il les asseoir Ă sa table, les empĂÂąter de son faisan, tandis qu'il s'en irait forniquer derriĂšre les haies, culbuter des filles, en se moquant de ceux qui les avaient culbutĂ©es avant lui! Il aurait tout donnĂ©, son Ă©ducation, son bien-ĂÂȘtre, son luxe, sa puissance de directeur, s'il avait pu ĂÂȘtre, une journĂ©e, le dernier des misĂ©rables qui lui obĂ©issaient, libre de sa chair, assez goujat pour gifler sa femme et prendre du plaisir sur les voisines. Et il souhaitait aussi de crever la faim, d'avoir le ventre vide, l'estomac tordu de crampes Ă©branlant le cerveau d'un vertige peut-ĂÂȘtre cela aurait-il tuĂ© l'Ă©ternelle douleur. Ah! vivre en brute, ne rien possĂ©der Ă soi, battre les blĂ©s avec la herscheuse la plus laide, la plus sale, et ĂÂȘtre capable de s'en contenter! - Du pain! du pain! du pain! Alors, il se fĂÂącha, il cria furieusement dans le vacarme - Du pain! est-ce que ça suffit, imbĂ©ciles? Il mangeait, lui, et il n'en rĂÂąlait pas moins de souffrance. Son mĂ©nage ravagĂ©, sa vie entiĂšre endolorie, lui remontaient Ă la gorge, en un hoquet de mort. Tout n'allait pas pour le mieux parce qu'on avait du pain. Quel Ă©tait l'idiot qui mettait le bonheur de ce monde dans le partage de la richesse? Ces songe-creux de rĂ©volutionnaires pouvaient bien dĂ©molir la sociĂ©tĂ© et en rebĂÂątir une autre, ils n'ajouteraient pas une joie Ă l'humanitĂ©, ils ne lui retireraient pas une peine, en coupant Ă chacun sa tartine. MĂÂȘme ils Ă©largiraient le malheur de la terre, ils feraient un jour hurler jusqu'aux chiens de dĂ©sespoir, lorsqu'ils les auraient sortis de la tranquille satisfaction des instincts, pour les hausser Ă la souffrance inassouvie des passions. Non, le seul bien Ă©tait de ne pas ĂÂȘtre, et, si l'on Ă©tait, d'ĂÂȘtre l'arbre, d'ĂÂȘtre la pierre, moins encore, le grain de sable, qui ne peut saigner sous le talon des passants. Et, dans son exaspĂ©ration de son tourment, des larmes gonflĂšrent les yeux de M. Hennebeau, crevĂšrent en gouttes brĂ»lantes le long de ses joues. Le crĂ©puscule noyait la route, lorsque des pierres commencĂšrent Ă cribler la façade de l'hĂÂŽtel. Sans colĂšre maintenant contre ces affamĂ©s, enragĂ© seulement par la plaie cuisante de son coeur, il continuait Ă bĂ©gayer au milieu de ses larmes - Les imbĂ©ciles! les imbĂ©ciles! Mais le cri du ventre domina, un hurlement souffla en tempĂÂȘte, balayant tout. - Du pain! du pain! du pain! V, VI Etienne, dĂ©grisĂ© par les gifles de Catherine, Ă©tait restĂ© Ă la tĂÂȘte des camarades. Mais, pendant qu'il les jetait sur Montsou, d'une voix enrouĂ©e, il entendait une autre voix en lui, une voix de raison qui s'Ă©tonnait, qui demandait pourquoi tout cela. Il n'avait rien voulu de ces choses, comment pouvait-il se faire que, parti pour Jean-Bart dans le but d'agir froidement et d'empĂÂȘcher un dĂ©sastre, il achevĂÂąt la journĂ©e, de violence en violence, par assiĂ©ger l'hĂÂŽtel du directeur? C'Ă©tait bien lui cependant qui venait de crier halte! Seulement, il n'avait d'abord eu que l'idĂ©e de protĂ©ger les Chantiers de la Compagnie, oĂÂč l'on parlait d'aller tout saccager. Et, maintenant que des pierres Ă©raflaient dĂ©jĂ la façade de l'hĂÂŽtel, il cherchait, sans la trouver, sur quelle proie lĂ©gitime il devait lancer la bande, afin d'Ă©viter de plus grands malheurs. Comme il demeurait seul ainsi, impuissant au milieu de la route, quelqu'un l'appela, un homme debout sur le seuil de l'estaminet Tison, dont la cabaretiĂšre s'Ă©tait hĂÂątĂ©e de mettre les volets, en ne hissant libre que la porte. - Oui, c'est moi... Ecoute donc. C'Ă©tait Rasseneur. Une trentaine d'hommes et de femmes, presque tous du coron des Deux-Cent-Quarante, restĂ©s chez eux le matin et venus le soir aux nouvelles, avaient envahi cet estaminet, Ă l'approche des grĂ©vistes. Zacharie occupait une table avec sa femme PhilomĂšne. Plus loin, Pierron et la Pierronne, tournant le dos, se cachaient le visage. D'ailleurs, personne ne buvait, on s'Ă©tait abritĂ©, simplement. Etienne reconnut Rasseneur, et il s'Ă©cartait, lorsque celui-ci ajouta - Ma vue te gĂÂȘne, n'est-ce pas?... Je t'avais prĂ©venu, les embĂÂȘtements commencent. Maintenant, vous pouvez rĂ©clamer du pain, c'est du plomb qu'on vous donnera. Alors, il revint, il rĂ©pondit - Ce qui me gĂÂȘne, ce sont les lĂÂąches qui, les bras croisĂ©s, nous regardent risquer notre peau. - Ton idĂ©e est donc de piller en face? demanda Rasseneur. - Mon idĂ©e est de rester jusqu'au bout avec les amis, quitte Ă crever tous ensemble. DĂ©sespĂ©rĂ©, Etienne rentra dans la foule, prĂÂȘt Ă mourir. Sur la route, trois enfants lançaient des pierres, et il leur allongea un grand coup de pied, en criant, pour arrĂÂȘter les camarades, que ça n'avançait Ă rien de casser des vitres. BĂ©bert et Lydie, qui venaient de rejoindre Jeanlin, apprenaient de ce dernier Ă manier sa fronde. Ils lançaient chacun un caillou, jouant Ă qui ferait le plus gros dĂ©gĂÂąt. Lydie, par un coup de maladresse, avait fĂÂȘlĂ© la tĂÂȘte d'une femme, dans la cohue; et les deux garçons se tenaient les cĂÂŽtes. DerriĂšre eux, Bonnemort et Mouque, assis sur un banc, les regardaient. Les jambes enflĂ©es de Bonnemort le portaient si mal, qu'il avait eu grand-peine Ă se traĂner jusque-lĂ , sans qu'on sĂ»t quelle curiositĂ© le poussait, car il avait son visage terreux des jours oĂÂč l'on ne pouvait lui tirer une parole. Personne, du reste, n'obĂ©issait plus Ă Etienne. Les pierres, malgrĂ© ses ordres, continuaient Ă grĂÂȘler, et il s'Ă©tonnait, il s'effarait devant ces brutes dĂ©muselĂ©es par lui, si lentes Ă s'Ă©mouvoir, terribles ensuite, d'une tĂ©nacitĂ© fĂ©roce dans la colĂšre. Tout le vieux sang flamand Ă©tait lĂ , lourd et placide, mettant des mois Ă s'Ă©chauffer, se jetant aux sauvageries abominables, sans rien entendre, jusqu'Ă ce que la bĂÂȘte fĂ»t soĂ»le d'atrocitĂ©s. Dans son Midi, les foules flambaient plus vite, seulement elles faisaient moins de besogne. Il dut se battre avec Levaque pour lui arracher sa hache, il en Ă©tait Ă ne savoir comment contenir les Maheu, qui lançaient les cailloux des deux mains. Et les femmes surtout l'effrayaient, la Levaque, la Mouquette et les autres, agitĂ©es d'une fureur meurtriĂšre, les dents et les ongles dehors, aboyantes comme des chiennes, sous les excitations de la BrĂ»lĂ©, qui les dominait de sa taille maigre, Mais il y eut un brusque arrĂÂȘt, la surprise d'une minute dĂ©terminait un peu du calme que les supplications d'Etienne ne pouvaient obtenir. C'Ă©taient simplement les GrĂ©goire qui se dĂ©cidaient Ă prendre congĂ© du notaire, pour se rendre en face, chez le directeur; et ils semblaient si paisibles, ils avaient si bien l'air de croire Ă une pure plaisanterie de la part de leurs braves mineurs, dont la rĂ©signation les nourrissait depuis un siĂšcle, que ceux-ci, Ă©tonnĂ©s, avaient en effet cessĂ© de jeter des pierres, de peur d'atteindre ce vieux monsieur et cette vieille dame, tombĂ©s du ciel. Ils les laissĂšrent entrer dans le jardin, monter le perron, sonner Ă la porte barricadĂ©e, qu'on ne se pressait pas de leur ouvrir. Justement, la femme de chambre, Rose, rentrait de sa sortie, en riant aux ouvriers furieux, qu'elle connaissait tous, car elle Ă©tait de Montsou. Et ce fut elle qui, Ă coups de poing dans la porte, finit par forcer Hippolyte Ă l'entrebĂÂąiller. Il Ă©tait temps, les GrĂ©goire disparaissaient, lorsque la grĂÂȘle des pierres recommença. Revenue de son Ă©tonnement, la foule clamait plus fort - A mort les bourgeois! vive la sociale! Rose continuait Ă rire, dans le vestibule de l'hĂÂŽtel, comme Ă©gayĂ©e de l'aventure, rĂ©pĂ©tant au domestique terrifiĂ© - Ils ne sont pas mĂ©chants, je les connais. M. GrĂ©goire accrocha mĂ©thodiquement son chapeau. Puis, lorsqu'il eut aidĂ© Mme GrĂ©goire Ă retirer sa mante de gros drap, il dit Ă son tour - Sans doute, ils n'ont pas de malice au fond. Lorsqu'ils auront bien criĂ©, ils iront souper avec plus d'appĂ©tit. A ce moment, M. Hennebeau descendait du second Ă©tage. Il avait vu la scĂšne, et il venait recevoir ses invitĂ©s, de son air habituel, froid et poli. Seule, la pĂÂąleur de son visage disait les larmes qui l'avaient secouĂ©. L'homme Ă©tait domptĂ©, il ne restait en lui que l'administrateur correct, rĂ©solu Ă remplir son devoir. - Vous savez, dit-il, que ces dames ne sont pas rentrĂ©es encore. Pour la premiĂšre fois, une inquiĂ©tude Ă©motionna les GrĂ©goire. CĂ©cile pas rentrĂ©e! comment rentrerait-elle, si la plaisanterie de ces mineurs se prolongeait? - J'ai songĂ© Ă faire dĂ©gager la maison, ajouta M. Hennebeau. Le malheur est que je suis seul ici, et que je ne sais d'ailleurs oĂÂč envoyer mon domestique, pour me ramener quatre hommes et un caporal, qui me nettoieraient cette canaille. Rose, demeurĂ©e lĂ , osa murmurer de nouveau - Oh! monsieur, ils ne sont pas mĂ©chants. Le directeur hocha la tĂÂȘte, pendant que le tumulte croissait au-dehors et qu'on entendait le sourd Ă©crasement des pierres contre la façade. - Je ne leur en veux pas, je les excuse mĂÂȘme, il faut ĂÂȘtre bĂÂȘtes comme eux pour croire que nous nous acharnons Ă leur malheur. Seulement, je rĂ©ponds de la tranquillitĂ©... Dire qu'il y a des gendarmes par les routes, Ă ce qu'on m'affirme, et que, depuis ce matin, je n'ai pu en avoir un seul! Il s'interrompit, il s'effaça devant Mme GrĂ©goire, en disant - Je vous en prie, madame, ne restez pas lĂ , entrez dans le salon. Mais la cuisiniĂšre, qui montait du sous-sol, exaspĂ©rĂ©e, les retint dans le vestibule quelques minutes encore. Elle dĂ©clara qu'elle n'acceptait plus la responsabilitĂ© du dĂner, car elle attendait, de chez le pĂÂątissier de Marchiennes, des croĂ»tes de vol-au-vent, qu'elle avait demandĂ©es pour quatre heures. Evidemment, le pĂÂątissier s'Ă©tait Ă©garĂ© en chemin, pris de la peur de ces bandits. Peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme avait-on pillĂ© ses mannes. Elle voyait les vol-au-vent bloquĂ©s derriĂšre un buisson, assiĂ©gĂ©s, gonflant les ventres des trois mille misĂ©rables qui demandaient du pain. En tout cas, monsieur Ă©tait prĂ©venu, elle prĂ©fĂ©rait flanquer son dĂner au feu, si elle le ratait, Ă cause de la rĂ©volution. - Un peu de patience, dit M. Hennebeau. Rien n'est perdu, le pĂÂątissier peut venir. Et, comme il se retournait vers madame GrĂ©goire, en ouvrant lui-mĂÂȘme la porte du salon, il fut trĂšs surpris d'apercevoir, assis sur la banquette du vestibule, un homme qu'il n'avait pas distinguĂ© jusque-lĂ , dans l'ombre croissante. - Tiens! c'est vous, Maigrat, qu'y a-t-il donc? Maigrat s'Ă©tait levĂ©, et son visage apparut, gras et blĂÂȘme, dĂ©composĂ© par l'Ă©pouvante. Il n'avait plus sa carrure de gros homme calme, il expliqua humblement qu'il s'Ă©tait glissĂ© chez monsieur le directeur, pour rĂ©clamer aide et protection, si les brigands s'attaquaient Ă son magasin. - Vous voyez que je suis menacĂ© moi-mĂÂȘme et que je n'ai personne, rĂ©pondit M. Hennebeau. Vous auriez mieux fait de rester chez vous, Ă garder vos marchandises. - Oh! j'ai mis les barres de ter, puis j'ai laissĂ© ma femme. Le directeur s'impatienta, sans cacher son mĂ©pris. Une belle garde, que cette crĂ©ature chĂ©tive, maigrie de coups! - Enfin, je n'y peux rien, tĂÂąchez de vous dĂ©tendre. Et je vous conseille de rentrer tout de suite, car les voilĂ qui demandent encore du pain... Ecoutez. En effet, le tumulte reprenait, et Maigrat crut entendre son nom, au milieu des cris. Rentrer, ce n'Ă©tait plus possible, on l'aurait Ă©charpĂ©. D'autre part, l'idĂ©e de sa ruine le bouleversait. Il colla son visage au panneau vitrĂ© de la porte, suant, tremblant, guettant le dĂ©sastre; tandis que les GrĂ©goire se dĂ©cidaient Ă passer dans le salon. Tranquillement, M. Hennebeau affectait de faire les honneurs de chez lui. Mais il priait en vain ses invitĂ©s de s'asseoir, la piĂšce close, barricadĂ©e, Ă©clairĂ©e de deux lampes avant la tombĂ©e du jour, s'emplissait d'effroi, Ă chaque nouvelle clameur du dehors. Dans l'Ă©touffement des tentures, la colĂšre de la foule ronflait, plus inquiĂ©tante, d'une menace vague et terrible. On causa pourtant, sans cesse ramenĂ© Ă cette inconcevable rĂ©volte. Lui, s'Ă©tonnait de n'avoir rien prĂ©vu; et sa police Ă©tait si mal faite, qu'il s'emportait surtout contre Rasseneur, dont il disait reconnaĂtre l'influence dĂ©testable. Du reste, les gendarmes allaient venir, il Ă©tait impossible qu'on l'abandonnĂÂąt de la sorte. Quant aux GrĂ©goire, ils ne pensaient qu'Ă leur fille la pauvre chĂ©rie qui s'effrayait si vite! peut-ĂÂȘtre, devant le pĂ©ril, la voiture Ă©tait-elle retournĂ©e Ă Marchiennes. Pendant un quart d'heure encore, l'attente dura, Ă©nervĂ©e par le vacarme de la route, par le bruit des pierres tapant de temps Ă autre dans les volets fermĂ©s, qui sonnaient ainsi que des tambours. Cette situation n'Ă©tait plus tolĂ©rable. M. Hennebeau parlait de sortir, de chasser Ă lui seul les braillards et d'aller au-devant de la voiture, lorsque Hippolyte parut en criant - Monsieur! monsieur! voici madame, on tue madame! La voiture n'ayant pu dĂ©passer la ruelle de RĂ©quillart, au milieu des groupes menaçants, NĂ©grel avait suivi son idĂ©e, faire Ă pied les cent mĂštres qui les sĂ©paraient de l'hĂÂŽtel, puis frapper Ă la petite porte donnant sur le jardin, prĂšs des communs le jardinier les entendrait, il y aurait bien toujours lĂ quelqu'un pour ouvrir. Et, d'abord, les choses avaient marchĂ© parfaitement, dĂ©jĂ Mme Hennebeau et ces demoiselles frappaient, lorsque des femmes, prĂ©venues, se jetĂšrent dans la ruelle. Alors, tout se gĂÂąta. On n'ouvrait pas la porte, NĂ©grel avait tĂÂąchĂ© vainement de l'enfoncer Ă coups d'Ă©paule. Le flot des femmes croissait, il craignit d'ĂÂȘtre dĂ©bordĂ©, il prit le parti dĂ©sespĂ©rĂ© de pousser devant lui sa tante et les jeunes filles, pour gagner le perron, au travers des assiĂ©geants. Mais cette manoeuvre amena une bousculade on ne les lĂÂąchait pas, une bande hurlante les traquait, tandis que la foule refluait de droite et de gauche, sans comprendre encore, Ă©tonnĂ©e seulement de ces dames en toilette, perdues dans la bataille. A cette minute, la confusion devint telle, qu'il se produisit un de ces faits d'affolement qui restent inexplicables. Lucie et Jeanne, arrivĂ©es au perron, s'Ă©taient glissĂ©es par la porte que la femme de chambre entrebĂÂąillait; Mme Hennebeau avait rĂ©ussi Ă les suivre; et, derriĂšre elles, NĂ©grel entra enfin, remit les verrous, persuadĂ© qu'il avait vu CĂ©cile passer la premiĂšre. Elle n'Ă©tait plus lĂ , disparue en route, emportĂ©e par une telle peur, qu'elle avait tournĂ© le dos Ă la maison, et s'Ă©tait jetĂ©e d'elle-mĂÂȘme en plein danger. AussitĂÂŽt, le cri s'Ă©leva - Vive la sociale! Ă mort les bourgeois! Ă mort! Quelques-uns, de loin, sous la voilette qui lui cachait le visage, la prenaient pour Mme Hennebeau. D'autres nommaient une amie de la directrice, la jeune femme d'un usinier voisin, exĂ©crĂ© de ses ouvriers. Et, d'ailleurs, peu importait, c'Ă©taient sa robe de soie, son manteau de fourrure, jusqu'Ă la plume blanche de son chapeau, qui exaspĂ©raient. Elle sentait le parfum, elle avait une montre, elle avait une peau fine de fainĂ©ante qui ne touchait pas au charbon. - Attends! cria la BrĂ»lĂ©, on va t'en mettre au cul, de la dentelle! - C'est Ă nous que ces salopes volent ça, reprit la Levaque. Elles se collent du poil sur la peau, lorsque nous crevons de froid... Foutez-moi-la donc toute nue, pour lui apprendre Ă vivre! Du coup, la Mouquette s'Ă©lança. - Oui, oui, faut la fouetter. Et les femmes, dans cette rivalitĂ© sauvage, s'Ă©touffaient, allongeaient leurs guenilles, voulaient chacune un morceau de cette fille de riche. Sans doute qu'elle n'avait pas le derriĂšre mieux fait qu'une autre. Plus d'une mĂÂȘme Ă©tait pourrie, sous ses fanfreluches. VoilĂ assez longtemps que l'injustice durait, on les forcerait bien toutes Ă s'habiller comme des ouvriĂšres, ces catins qui osaient dĂ©penser cinquante sous pour le blanchissage d'un jupon! Au milieu de ces furies, CĂ©cile grelottait les jambes paralysĂ©es, bĂ©gayant Ă vingt reprises la mĂÂȘme phrase - Mesdames, je vous en prie, mesdames, ne me faites pas du mal. Mais elle eut un cri rauque des mains froides venaient de la prendre au cou. C'Ă©tait le vieux Bonnemort, prĂšs duquel le flot l'avait poussĂ©e, et qui l'empoignait. Il semblait ivre de faim, hĂ©bĂ©tĂ© par sa longue misĂšre, sorti brusquement de sa rĂ©signation d'un demi-siĂšcle, sans qu'il fĂ»t possible de savoir sous quelle poussĂ©e de rancune. AprĂšs avoir, en sa vie, sauvĂ© de la mort une douzaine de camarades, risquant ses os dans le grisou et dans les Ă©boulements, il cĂ©dait Ă des choses qu'il n'aurait pu dire, Ă un besoin de faire ça, Ă la fascination de ce cou blanc de jeune fille. Et, comme ce jour-lĂ il avait perdu sa langue, il serrait les doigts, de son air de vieille bĂÂȘte infirme, en train de ruminer des souvenirs. - Non! non! hurlaient les femmes, le cul Ă l'air! le cul Ă l'air! Dans l'hĂÂŽtel, dĂšs qu'on s'Ă©tait aperçu de l'aventure, NĂ©grel et M. Hennebeau avaient rouvert la porte, bravement, pour courir au secours de CĂ©cile. Mais la foule, maintenant, se jetait contre la grille du jardin, et il n'Ă©tait plus facile de sortir. Une lutte s'engageait lĂ , pendant que les GrĂ©goire, Ă©pouvantĂ©s, apparaissaient sur le perron. - Laissez-la donc, vieux! c'est la demoiselle de la Piolaine! cria la Maheude au grand-pĂšre, en reconnaissant CĂ©cile, dont une femme avait dĂ©chirĂ© la voilette. De son cĂÂŽtĂ©, Etienne, bouleversĂ© de ces reprĂ©sailles contre une enfant, s'efforçait de faire lĂÂącher prise Ă la bande. Il eut une inspiration, il brandit la hache qu'il avait arrachĂ©e des poings de Levaque. - Chez Maigrat, nom de Dieu!... Il y a du pain, lĂ -dedans. Foutons la baraque Ă Maigrat par terre! Et, Ă la volĂ©e, il donna un premier coup de hache dans la porte de la boutique. Des camarades l'avaient suivi, Levaque, Maheu et quelques autres. Mais les femmes s'acharnaient. CĂ©cile Ă©tait retombĂ©e des doigts de Bonnemort dans les mains de la BrĂ»lĂ©. A quatre pattes, Lydie et BĂ©bert, conduits par Jeanlin, se glissaient entre les jupes, pour voir le derriĂšre de la dame. DĂ©jĂ , on la tiraillait, ses vĂÂȘtements craquaient, lorsqu'un homme Ă cheval parut, poussant sa bĂÂȘte, cravachant ceux qui ne se rangeaient pas assez vite. - Ah! canailles, vous en ĂÂȘtes Ă fouetter nos filles! C'Ă©tait Deneulin qui arrivait au rendez-vous, pour le dĂner. Vivement, il sauta sur la route, prit CĂ©cile par la taille; et, de l'autre main, manoeuvrant le cheval avec une adresse et une force extraordinaires, il s'en servait comme d'un coin vivant, fendait la foule, qui reculait devant les ruades. A la grille, la bataille continuait Pourtant, il passa, Ă©crasa des membres. Ce secours imprĂ©vu dĂ©livra NĂ©grel et M. Hennebeau, en grand danger, au milieu des jurons et des coups. Et, tandis que le jeune homme rentrait enfin avec CĂ©cile Ă©vanouie, Deneulin, qui couvrait le directeur de son grand corps, en haut du perron, reçut une pierre, dont le choc faillit lui dĂ©monter l'Ă©paule. - C'est ça, cria-t-il, cassez-moi les os, aprĂšs avoir cassĂ© mes machines! Il repoussa promptement la porte. Une bordĂ©e de cailloux s'abattit dans le bois. - Quels enragĂ©s! reprit-il. Deux secondes de plus, et ils me crevaient le crĂÂąne comme une courge vide... On n'a rien Ă leur dire, que voulez-vous? Ils ne savent plus, il n'y a qu'Ă les assommer. Dans le salon, les GrĂ©goire pleuraient, en voyant CĂ©cile revenir Ă elle. Elle n'avait aucun mal, pas mĂÂȘme une Ă©gratignure sa voilette seule Ă©tait perdue. Mais leur effarement augmenta, lorsqu'ils reconnurent devant eux leur cuisiniĂšre, MĂ©lanie, qui contait comment la bande avait dĂ©moli la Piolaine. Folle de peur, elle accourait avertir ses maĂtres. Elle Ă©tait entrĂ©e, elle aussi, par la porte entrebĂÂąillĂ©e, au moment de la bagarre, sans que personne la remarquĂÂąt; et, dans son rĂ©cit interminable, l'unique pierre de Jeanlin qui avait brisĂ© une seule vitre devenait une canonnade en rĂšgle, dont les murs restaient fendus. Alors, les idĂ©es de M. GrĂ©goire furent bouleversĂ©es on Ă©gorgeait sa fille, on rasait sa maison, c'Ă©tait donc vrai que ces mineurs pouvaient lui en vouloir, parce qu'il vivait en brave homme de leur travail? La femme de chambre, qui avait apportĂ© une serviette et de l'eau de Cologne, rĂ©pĂ©ta - Tout de mĂÂȘme, c'est drĂÂŽle, ils ne sont pas mĂ©chants. Mme Hennebeau, assise, trĂšs pĂÂąle, ne se remettait pas de la secousse de son Ă©motion; et elle retrouva seulement un sourire, lorsqu'on fĂ©licita NĂ©grel. Les parents de CĂ©cile remerciaient surtout le jeune homme, c'Ă©tait maintenant un mariage conclu. M. Hennebeau regardait en silence, allait de sa femme Ă cet amant qu'il jurait de tuer le matin, puis Ă cette jeune fille qui l'en dĂ©barrasserait bientĂÂŽt sans doute. Il n'avait aucune hĂÂąte, une seule peur lui restait, celle de voir sa femme tomber plus bas, Ă quelque laquais peut-ĂÂȘtre. - Et vous, mes petites chĂ©ries, demanda Deneulin Ă ses filles, on ne vous a rien cassĂ©? Lucie et Jeanne avaient eu bien peur, mais elles Ă©taient contentes d'avoir vu ça. Elles riaient Ă prĂ©sent. - Sapristi! continua le pĂšre, voilĂ une bonne journĂ©e!... Si vous voulez une dot, vous feriez bien de la gagner vous-mĂÂȘmes; et attendez-vous encore Ă ĂÂȘtre forcĂ©es de me nourrir. Il plaisantait, la voix tremblante. Ses yeux se gonflĂšrent, quand ses deux filles se jetĂšrent dans ses bras. M. Hennebeau avait Ă©coutĂ© cet aveu de ruine. Une pensĂ©e vive Ă©claira son visage. En effet, Vandame allait ĂÂȘtre Ă Montsou, c'Ă©tait la compensation espĂ©rĂ©e, le coup de fortune qui le remettrait en faveur, prĂšs de ces messieurs de la RĂ©gie. A chaque dĂ©sastre de son existence, il se rĂ©fugiait dans la stricte exĂ©cution des ordres reçus, il faisait de la discipline militaire oĂÂč il vivait, sa part rĂ©duite de bonheur. Mais on se calmait, le salon tombait Ă une paix lasse, avec la lumiĂšre tranquille des deux lampes et le tiĂšde Ă©touffement des portiĂšres. Que se passait-il donc, dehors? Les braillards se taisaient, des pierres ne battaient plus la façade; et l'on entendait seulement de grands coups sourds, ces coups de cognĂ©e qui sonnent au lointain des bois. On voulut savoir, on retourna dans le vestibule risquer un regard par le panneau vitrĂ© de la porte. MĂÂȘme ces dames et ces demoiselles montĂšrent se poster derriĂšre les persiennes du premier Ă©tage. - Voyez-vous ce gredin de Rasseneur, en face, sur le seuil de ce cabaret? dit M. Hennebeau Ă Deneulin. Je l'avais flairĂ©, il faut qu'il en soit. Pourtant, ce n'Ă©tait pas Rasseneur, c'Ă©tait Etienne qui enfonçait Ă coups de hache le magasin de Maigrat. Et il appelait toujours les camarades est-ce que les marchandises, lĂ -dedans, n'appartenaient pas aux charbonniers? est-ce qu'ils n'avaient pas le droit de reprendre leur bien Ă ce voleur qui les exploitait depuis si longtemps, qui les affamait sur un mot de la Compagnie? Peu Ă peu, tous lĂÂąchaient l'hĂÂŽtel du directeur, accouraient au pillage de la boutique voisine. Le cri du pain! du pain! du pain! grondait de nouveau. On en trouverait, du pain, derriĂšre cette porte. Une rage de faim les soulevait, comme si, brusquement, ils ne pouvaient attendre davantage, sans expirer sur cette route. De telles poussĂ©es se ruaient dans la porte, qu'Etienne craignait de blesser quelqu'un, Ă chaque volĂ©e de la hache. Cependant, Maigrat, qui avait quittĂ© le vestibule de l'hĂÂŽtel, s'Ă©tait d'abord rĂ©fugiĂ© dans la cuisine; mais il n'y entendait rien, il y rĂÂȘvait des attentats abominables contre sa boutique; et il venait de remonter pour se cacher derriĂšre la pompe, dehors, lorsqu'il distingua nettement les craquements de la porte, les vocifĂ©rations de pillage, oĂÂč se mĂÂȘlait son nom. Ce n'Ă©tait donc pas un cauchemar s'il ne voyait pas, il entendait maintenant, il suivait l'attaque, les oreilles bourdonnantes. Chaque coup de cognĂ©e lui entrait en plein coeur. Un gond avait dĂ» sauter, encore cinq minutes, et la boutique Ă©tait prise. Cela se peignait dans son crĂÂąne en images rĂ©elles, effrayantes, les brigands qui se ruaient, puis les tiroirs forcĂ©s, les sacs Ă©ventrĂ©s, tout mangĂ©, tout bu, la maison elle-mĂÂȘme emportĂ©e, plus rien, pas mĂÂȘme un bĂÂąton pour aller mendier au travers des villages. Non, il ne leur permettrait pas d'achever sa ruine, il prĂ©fĂ©rait y laisser la peau. Depuis qu'il Ă©tait lĂ , il apercevait Ă une fenĂÂȘtre de sa maison, sur la façade en retour, la chĂ©tive silhouette de sa femme, pĂÂąle et brouillĂ©e derriĂšre les vitres sans doute elle regardait arriver les coups, de son air muet de pauvre ĂÂȘtre battu. Au-dessous, il y avait un hangar, placĂ© de telle sorte, que, du jardin de l'hĂÂŽtel, on pouvait y monter en grimpant au treillage du mur mitoyen; puis, de lĂ , il Ă©tait facile de ramper sur les tuiles, jusqu'Ă la fenĂÂȘtre. Et l'idĂ©e de rentrer ainsi chez lui le torturait Ă prĂ©sent, dans son remords d'en ĂÂȘtre sorti. Peut-ĂÂȘtre aurait-il le temps de barricader le magasin avec des meubles; mĂÂȘme il inventait d'autres dĂ©fenses hĂ©roĂÂŻques, de l'huile bouillante, du pĂ©trole enflammĂ©, versĂ© d'en haut. Mais cet amour de ses marchandises luttait contre sa peur, il rĂÂąlait de lĂÂąchetĂ© combattue. Tout d'un coup, il se dĂ©cida, Ă un retentissement plus profond de la hache. L'avarice l'emportait, lui et sa femme couvriraient les sacs de leur corps, plutĂÂŽt que d'abandonner un pain. Des huĂ©es, presque aussitĂÂŽt, Ă©clatĂšrent. - Regardez! regardez!... Le matou est lĂ -haut! au chat, au chat! LĂ bande venait d'apercevoir Maigrat, sur la toiture du hangar. Dans sa fiĂšvre, malgrĂ© sa lourdeur, il avait montĂ© au treillage avec agilitĂ©, sans se soucier des bois qui cassaient; et, maintenant, il s'aplatissait le long des tuiles, il s'efforçait d'atteindre la fenĂÂȘtre. Mais la pente se trouvait trĂšs raide, il Ă©tait gĂÂȘnĂ© par son ventre, ses ongles s'arrachaient. Pourtant, il se serait traĂnĂ© jusqu'en haut s'il ne s'Ă©tait mis Ă trembler, dans la crainte de recevoir des pierres; car la foule, qu'il ne voyait plus, continuait Ă crier, sous lui - Au chat! au chat!... Faut le dĂ©molir! Et, brusquement, ses deux mains lĂÂąchĂšrent Ă la fois, il roula comme une boule, sursauta Ă la gouttiĂšre, tomba en travers du mur mitoyen, si malheureusement, qu'il rebondit du cĂÂŽtĂ© de la route, oĂÂč il s'ouvrit le crĂÂąne, Ă l'angle d'une borne. La cervelle avait jailli. Il Ă©tait mort. Sa femme, en haut, pĂÂąle et brouillĂ©e derriĂšre les vitres, regardait toujours. D'abord, ce fut une stupeur. Etienne s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ©, la hache glissĂ©e des poings. Maheu, Levaque, tous les autres, oubliaient la boutique, les yeux tournĂ©s vers le mur, oĂÂč coulait lentement un mince filet rouge. Et les cris avaient cessĂ©, un silence s'Ă©largissait dans l'ombre croissante. Tout de suite, les huĂ©es recommencĂšrent. C'Ă©taient les femmes qui se prĂ©cipitaient, prises de l'ivresse du sang. - Il y a donc un bon Dieu! Ah! cochon, c'est fini! Elles entouraient le cadavre encore chaud, elles l'insultaient avec des rires, traitant de sale gueule sa tĂÂȘte fracassĂ©e, hurlant Ă la face de la mort la longue rancune de leur vie sans pain. - Je te devais soixante francs, te voilĂ payĂ©, voleur! dit la Maheude, enragĂ©e parmi les autres. Tu ne me refuseras plus de crĂ©dit... Attends! Attends! il faut que je t'engraisse encore. De ses dix doigts, elle grattait la terre, elle en prit deux poignĂ©es, dont elle lui emplit la bouche, violemment. - Tiens! mange donc!... Tiens! mange, mange, toi qui nous mangeais! Les injures redoublĂšrent, pendant que le mort, Ă©tendu sur le dos, regardait, immobile, de ses grands yeux fixes, le ciel immense d'oĂÂč tombait la nuit. Cette terre, tassĂ©e dans sa bouche, c'Ă©tait le pain qu'il avait refusĂ©. Et il ne mangerait plus que de ce pain-lĂ , maintenant. Ca ne lui avait guĂšre portĂ© bonheur, d'affamer le pauvre monde. Mais les femmes avaient Ă tirer de lui d'autres vengeances. Elles tournaient en le flairant, pareilles Ă des louves. Toutes cherchaient un outrage, une sauvagerie qui les soulageĂÂąt. On entendit la voix aigre de la BrĂ»lĂ©. - Faut le couper comme un matou! - Oui, oui! au chat! au chat!... Il en a trop fait, le salaud! DĂ©jĂ , la Mouquette le dĂ©culottait, tirait le pantalon, tandis que la Levaque soulevait les jambes. Et la BrĂ»lĂ©, de ses mains sĂšches de vieille, Ă©carta les cuisses nues, empoigna cette virilitĂ© morte. Elle tenait tout, arrachant, dans un effort qui tendait sa maigre Ă©chine et faisait craquer ses grands bras. Les peaux molles rĂ©sistaient, elle dut s'y reprendre, elle finit par emporter le lambeau, un paquet de chair velue et sanglante, qu'elle agita, avec un rire de triomphe - Je l'ai! je l'ai! Des voix aiguĂs saluĂšrent d'imprĂ©cations l'abominable trophĂ©e. - Ah! bougre, tu n'empliras plus nos filles! - Oui, c'est fini de te payer sur la bĂÂȘte, nous n'y passerons plus toutes, Ă tendre le derriĂšre pour avoir un pain. - Tiens! je te dois six francs, veux-tu prendre un acompte? moi, je veux bien, si tu peux encore! Cette plaisanterie les secoua d'une gaietĂ© terrible. Elles se montraient le lambeau sanglant, comme une bĂÂȘte mauvaise, dont chacune avait eu Ă souffrir, et qu'elles venaient d'Ă©craser enfin, qu'elles voyaient lĂ , inerte, en leur pouvoir. Elles crachaient dessus, elles avançaient leurs mĂÂąchoires, en rĂ©pĂ©tant, dans un furieux Ă©clat de mĂ©pris - Il ne peut plus! il ne peut plus!... Ce n'est plus un homme qu'on va foutre dans la terre... Va donc pourrir, bon Ă rien! La BrĂ»lĂ©, alors planta tout le paquet au bout de son bĂÂąton; et, le portant en l'air, le promenant ainsi qu'un drapeau, elle se lança sur la route, suivie de la dĂ©bandade hurlante des femmes. Des gouttes de sang pleuvaient, cette chair lamentable pendait, comme un dĂ©chet de viande Ă l'Ă©tal d'un boucher. En haut, Ă la fenĂÂȘtre, Mme Maigrat ne bougeait toujours pas; mais sous la derniĂšre lueur du couchant, les dĂ©fauts brouillĂ©s des vitres dĂ©formaient sa face blanche, qui semblait rire. Battue, trahie Ă chaque heure, les Ă©paules pliĂ©es du matin au soir sur un registre, peut-ĂÂȘtre riait-elle, quand la bande des femmes galopa, avec la bĂÂȘte mauvaise, la bĂÂȘte Ă©crasĂ©e, au bout du bĂÂąton. Cette mutilation affreuse s'Ă©tait accomplie dans une horreur glacĂ©e. Ni Etienne, ni Maheu, ni les autres, n'avaient eu le temps d'intervenir ils restaient immobiles, devant ce galop de furies. Sur la porte de l'estaminet Tison, des tĂÂȘtes se montraient, Rasseneur blĂÂȘme de rĂ©volte, et Zacharie, et PhilomĂšne, stupĂ©fiĂ©s d'avoir vu. Les deux vieux, Bonnemort et Mouque, trĂšs graves, hochaient la tĂÂȘte. Seul, Jeanlin rigolait, poussait du coude BĂ©bert, forçait Lydie Ă lever le nez. Mais les femmes revenaient dĂ©jĂ , tournant sur elles-mĂÂȘmes, passant sous les fenĂÂȘtres de la Direction. Et, derriĂšre les persiennes, ces dames et ces demoiselles allongeaient le cou. Elles n'avaient pu apercevoir la scĂšne, cachĂ©e par le mur, elles distinguaient mal, dans la nuit devenue noire. - Qu'ont-elles donc au bout de ce bĂÂąton? demanda CĂ©cile, qui s'Ă©tait enhardie jusqu'Ă regarder. Lucie et Jeanne dĂ©clarĂšrent que ce devait ĂÂȘtre une peau de lapin. - Non, non, murmura Mme Hennebeau, ils auront pillĂ© la charcuterie, on dirait un dĂ©bris de porc. A ce moment, elle tressaillit et elle se tut. Mme GrĂ©goire lui avait donnĂ© un coup de genou. Toutes deux restĂšrent bĂ©antes. Ces demoiselles, trĂšs pĂÂąles, ne questionnaient plus, suivaient de leurs grands yeux cette vision rouge, au fond des tĂ©nĂšbres. Etienne de nouveau brandit la hache. Mais le malaise ne se dissipait pas, ce cadavre Ă prĂ©sent barrait la route et protĂ©geait la boutique. Beaucoup avaient reculĂ©. C'Ă©tait comme un assouvissement qui les apaisait tous. Maheu demeurait sombre, lorsqu'il entendit une voix lui dire Ă l'oreille de se sauver. Il se retourna, il reconnut Catherine, toujours dans son vieux paletot d'homme, noire, haletante. D'un geste, il la repoussa. Il ne voulait pas l'Ă©couter, il menaçait de la battre. Alors, elle eut un geste de dĂ©sespoir, elle hĂ©sita, puis courut vers Etienne. - Sauve-toi, sauve-toi, voilĂ les gendarmes! Lui aussi la chassait, l'injuriait, en sentant remonter Ă ses joues le sang des gifles qu'il avait reçues. Mais elle ne se rebutait pas, elle l'obligeait Ă jeter la hache, elle l'entraĂnait par les deux bras, avec une force irrĂ©sistible. - Quand je te dis que voilĂ les gendarmes!... Ecoute-moi donc. C'est Chaval qui est allĂ© les chercher et qui les amĂšne, si tu veux savoir. Moi, ça m'a dĂ©goĂ»tĂ©e, je suis venue... Sauve-toi, je ne veux pas qu'on te prenne. Et Catherine l'emmena, Ă l'instant oĂÂč un lourd galop Ă©branlait au loin le pavĂ©. Tout de suite, un cri Ă©clata "Les gendarmes! les gendarmes!" Ce fut une dĂ©bĂÂącle, un sauve-qui-peut si Ă©perdu, qu'en deux minutes la route se trouva libre, absolument nette, comme balayĂ©e par un ouragan. Le cadavre de Maigrat faisait seul une tache d'ombre sur la terre blanche. Devant l'estaminet Tison, il n'Ă©tait restĂ© que Rasseneur, qui, soulagĂ©, la face ouverte, applaudissait Ă la facile victoire des sabres; tandis que, dans Montsou dĂ©sert, Ă©teint, dans le silence des façades closes, les bourgeois, la sueur Ă la peau, n'osant risquer un oeil, claquaient des dents. La plaine se noyait sous l'Ă©paisse nuit, il n'y avait plus que les hauts fourneaux et les fours Ă coke incendiĂ©s au fond du ciel tragique. Pesamment, le galop des gendarmes approchait, ils dĂ©bouchĂšrent sans qu'on les distinguĂÂąt, en une masse sombre. Et, derriĂšre eux, confiĂ©e Ă leur garde, la voiture du pĂÂątissier de Marchiennes arrivait enfin, une carriole d'oĂÂč sauta un marmiton, qui se mit d'un air tranquille Ă dĂ©baller les croĂ»tes des vol-au-vent. SIXIEME PARTIE VI, I La premiĂšre quinzaine de fĂ©vrier s'Ă©coula encore, un froid noir prolongeait le dur hiver, sans pitiĂ© des misĂ©rables. De nouveau, les autoritĂ©s avaient battu les routes le prĂ©fet de Lille, un procureur, un gĂ©nĂ©ral. Et les gendarmes n'avaient pas suffi, de la troupe Ă©tait venue occuper Montsou, tout un rĂ©giment, dont les hommes campaient de Beaugnies Ă Marchiennes. Des postes armĂ©s gardaient les puits, il y avait des soldats devant chaque machine. L'hĂÂŽtel du directeur, les Chantiers de la Compagnie, jusqu'aux maisons de certains bourgeois, s'Ă©taient hĂ©rissĂ©s de baĂÂŻonnettes. On n'entendait plus, le long du pavĂ©, que le passage lent des patrouilles. Sur le terri du Voreux, continuellement, une sentinelle restait plantĂ©e, comme une vigie au-dessus de la plaine rase, dans le coup de vent glacĂ© qui soufflait lĂ -haut; et, toutes les deux heures, ainsi qu'en pays ennemi, retentissaient les cris de faction. - Qui vive?... Avancez au mot de ralliement! Le travail n'avait repris nulle part. Au contraire, la grĂšve s'Ă©tait aggravĂ©e CrĂšvecoeur, Mirou, Madeleine arrĂÂȘtaient l'extraction, comme le Voreux; Feutry-Cantel et la Victoire perdaient de leur monde chaque matin; Ă Saint-Thomas, jusque-lĂ indemne, des hommes manquaient. C'Ă©tait maintenant une obstination muette, en face de ce dĂ©ploiement de force, dont s'exaspĂ©rait l'orgueil des mineurs. Les corons semblaient dĂ©serts, au milieu des champs de betteraves. Pas un ouvrier ne bougeait, Ă peine en rencontrait-on un par hasard, isolĂ©, le regard oblique, baissant la tĂÂȘte devant les pantalons rouges. Et, sous cette grande paix morne, dans cet entĂÂȘtement passif, se butant contre les fusils, il y avait la douceur menteuse, l'obĂ©issance forcĂ©e et patiente des fauves en cage, les yeux sur le dompteur, prĂÂȘts Ă lui manger la nuque, s'il tournait le dos. La Compagnie, que cette mort du travail ruinait, parlait d'embaucher des mineurs du Borinage, Ă la frontiĂšre belge; mais elle n'osait point; de sorte que la bataille en restait lĂ , entre les charbonniers qui s'enfermaient chez eux, et les fosses mortes, gardĂ©es par la troupe. DĂ©s le lendemain de la journĂ©e terrible, cette paix s'Ă©tait produite, d'un coup, cachant une panique telle, qu'on faisait le plus de silence possible sur les dĂ©gĂÂąts et les atrocitĂ©s. L'enquĂÂȘte ouverte Ă©tablissait que Maigrat Ă©tait mort de sa chute, et l'affreuse mutilation du cadavre demeurait vague, entourĂ©e dĂ©jĂ d'une lĂ©gende. De son cĂÂŽtĂ©, la Compagnie n'avouait pas les dommages soufferts, pas plus que les GrĂ©goire ne se souciaient de compromettre leur fille dans le scandale d'un procĂšs, oĂÂč elle devrait tĂ©moigner. Cependant, quelques arrestations avaient eu lieu, des comparses comme toujours, imbĂ©ciles et ahuris, ne sachant rien. Par erreur, Pierron Ă©tait allĂ©, les menottes aux poignets, jusqu'Ă Marchiennes, ce dont les camarades riaient encore. Rasseneur, Ă©galement, avait failli ĂÂȘtre emmenĂ© entre deux gendarmes. On se contentait, Ă la Direction, de dresser des listes de renvoi, on rendait les livrets en masse Maheu avait reçu le sien, Levaque aussi, de mĂÂȘme que trente-quatre de leurs camarades, au seul coron des Deux-Cent-Quarante. Et toute la sĂ©vĂ©ritĂ© retombait sur Etienne, disparu depuis le soir de la bagarre, et qu'on cherchait, sans pouvoir retrouver sa trace. Chaval, dans sa haine, l'avait dĂ©noncĂ©, en refusant de nommer les autres, suppliĂ© par Catherine qui voulait sauver ses parents. Les jours se passaient, on sentait que rien n'Ă©tait fini, on attendait la fin, la poitrine oppressĂ©e d'un malaise. A Montsou, dĂšs lors, les bourgeois s'Ă©veillĂšrent en sursaut chaque nuit, les oreilles bourdonnantes d'un tocsin imaginaire, les narines hantĂ©es d'une puanteur de poudre. Mais ce qui acheva de leur fĂÂȘler le crĂÂąne, ce fut un prĂÂŽne de leur nouveau curĂ©, l'abbĂ© Ranvier, ce prĂÂȘtre maigre aux yeux de braise rouge, qui succĂ©dait Ă l'abbĂ© Joire. Comme on Ă©tait loin de la discrĂ©tion souriante de celui-ci, de son unique soin d'homme gras et doux Ă vivre en paix avec tout le monde! Est-ce que l'abbĂ© Ranvier ne s'Ă©tait pas permis de prendre la dĂ©fense des abominables brigands en train de dĂ©shonorer la rĂ©gion? Il trouvait des excuses aux scĂ©lĂ©ratesses des grĂ©vistes, il attaquait violemment la bourgeoisie, sur laquelle il rejetait toutes les responsabilitĂ©s. C'Ă©tait la bourgeoisie qui, en dĂ©possĂ©dant l'Eglise de ses libertĂ©s antiques pour en mĂ©suser elle-mĂÂȘme, avait fait de ce monde un lieu maudit d'injustice et de souffrance; c'Ă©tait elle qui prolongeait les malentendus, qui poussait Ă une catastrophe effroyable, par son athĂ©isme, par son refus d'en revenir aux croyances, aux traditions fraternelles des premiers chrĂ©tiens. Et il avait osĂ© menacer les riches, il les avait avertis que, s'ils s'entĂÂȘtaient davantage Ă ne pas Ă©couter la voix de Dieu, sĂ»rement Dieu se mettrait du cĂÂŽtĂ© des pauvres il reprendrait leurs fortunes aux jouisseurs incrĂ©dules, il les distribuerait aux humbles de la terre, pour le triomphe de sa gloire. Les dĂ©votes en tremblaient, le notaire dĂ©clarait qu'il y avait lĂ du pire socialisme, tous voyaient le curĂ© Ă la tĂÂȘte d'une bande, brandissant une croix, dĂ©molissant la sociĂ©tĂ© bourgeoise de 89, Ă grands coups. M. Hennebeau, averti, se contenta de dire, avec un haussement d'Ă©paules - S'il nous ennuie trop, l'Ă©vĂÂȘque nous en dĂ©barrassera. Et, pendant que la panique soufflait ainsi d'un bout Ă l'autre de la plaine, Etienne habitait sous terre, au fond de RĂ©quillart, le terrier Ă Jeanlin. C'Ă©tait lĂ qu'il se cachait, personne ne le croyait si proche, l'audace tranquille de ce refuge, dans la mine mĂÂȘme, dans cette voie abandonnĂ©e du vieux puits, avait dĂ©jouĂ© les recherches. En haut, les prunelliers et les aubĂ©pines, poussĂ©s parmi les charpentes abattues du beffroi, bouchaient le trou; on ne s'y risquait plus, il fallait connaĂtre la manoeuvre, se pendre aux racines du sorbier, se laisser tomber sans peur, pour atteindre les Ă©chelons solides encore; et d'autres obstacles le protĂ©geaient, la chaleur suffocante du goyot, cent vingt mĂštres d'une descente dangereuse, puis le pĂ©nible glissement Ă plat ventre, d'un quart de lieue, entre les parois resserrĂ©es de la galerie, avant de dĂ©couvrir la caverne scĂ©lĂ©rate, emplie de rapines. Il y vivait au milieu de l'abondance, il y avait trouvĂ© du geniĂšvre, le reste de la morue sĂšche, des provisions de toutes sortes. Le grand lit de foin Ă©tait excellent, on ne sentait pas un courant d'air, dans cette tempĂ©rature Ă©gale, d'une tiĂ©deur de bain. Seule, la lumiĂšre menaçait de manquer. Jeanlin qui s'Ă©tait fait son pourvoyeur, avec une prudence et une discrĂ©tion de sauvage ravi de se moquer des gendarmes, lui apportait jusqu'Ă de la pommade, mais ne pouvait arriver Ă mettre la main sur un paquet de chandelles. DĂšs le cinquiĂšme jour, Etienne n'alluma plus que pour manger. Les morceaux ne passaient pas, lorsqu'il les avalait dans la nuit. Cette nuit interminable, complĂšte, toujours du mĂÂȘme noir, Ă©tait sa grande souffrance. Il avait beau dormir en sĂ»retĂ©, ĂÂȘtre pourvu de pain, avoir chaud, jamais la nuit n'avait pesĂ© si lourdement Ă son crĂÂąne. Elle lui semblait ĂÂȘtre comme l'Ă©crasement mĂÂȘme de ses pensĂ©es. Maintenant, voilĂ qu'il vivait de vols! MalgrĂ© ses thĂ©ories communistes, les vieux scrupules d'Ă©ducation se soulevaient, il se contentait de pain sec, rognait sa portion. Mais comment faire? il fallait bien vivre, sa tĂÂąche n'Ă©tait pas remplie. Une autre honte l'accablait, le remords de cette ivresse sauvage, du geniĂšvre bu dans le grand froid, l'estomac vide, et qui l'avait jetĂ© sur Chaval, armĂ© d'un couteau. Cela remuait en lui tout un inconnu d'Ă©pouvante, le mal hĂ©rĂ©ditaire, la longue hĂ©rĂ©ditĂ© de soĂ»lerie, ne tolĂ©rant plus une goutte d'alcool sans tomber Ă la fureur homicide. Finirait-il donc en assassin? Lorsqu'il s'Ă©tait trouvĂ© Ă l'abri, dans ce calme profond de la terre, pris d'une satiĂ©tĂ© de violence, il avait dormi deux jours d'un sommeil de brute, gorgĂ©e, assommĂ©e; et l'Ă©coeurement persistait, il vivait moulu, la bouche amĂšre, la tĂÂȘte malade, comme Ă la suite de quelque terrible noce. Une semaine s'Ă©coula; les Maheu, avertis, ne purent envoyer une chandelle il fallut renoncer Ă voir clair, mĂÂȘme pour manger. Maintenant, durant des heures, Etienne demeurait allongĂ© sur son foin. Des idĂ©es vagues le travaillaient, qu'il ne croyait pas avoir. C'Ă©tait une sensation de supĂ©rioritĂ© qui le mettait Ă part des camarades, une exaltation de sa personne, Ă mesure qu'il s'instruisait. Jamais il n'avait tant rĂ©flĂ©chi, il se demandait pourquoi son dĂ©goĂ»t, le lendemain de la furieuse course au travers des fosses; et il n'osait se rĂ©pondre, des souvenirs le rĂ©pugnaient; la bassesse des convoitises, la grossiĂšretĂ© des instincts, l'odeur de toute cette misĂšre secouĂ©e au vent. MalgrĂ© le tourment des tĂ©nĂšbres, il en arrivait Ă redouter l'heure oĂÂč il rentrerait au coron. Quelle nausĂ©e, ces misĂ©rables en tas, vivant au baquet commun! Pas un avec qui causer politique sĂ©rieusement, une existence de bĂ©tail, toujours le mĂÂȘme air empestĂ© d'oignon oĂÂč l'on Ă©touffait! Il voulait leur Ă©largir le ciel, les Ă©lever au bien-ĂÂȘtre et aux bonnes maniĂšres de la bourgeoisie, en faisant d'eux les maĂtres; mais comme ce serait long! et il ne se sentait plus le courage d'attendre la victoire, dans ce bagne de la faim. Lentement, sa vanitĂ© d'ĂÂȘtre leur chef, sa prĂ©occupation constante de penser Ă leur place, le dĂ©gageaient, lui soufflaient l'ĂÂąme d'un de ces bourgeois qu'il exĂ©crait. Jeanlin, un soir, apporta un bout de chandelle, volĂ© dans la lanterne d'un roulier; et ce fut un grand soulagement pour Etienne. Lorsque les tĂ©nĂšbres finissaient par l'hĂ©bĂ©ter, par lui peser sur le crĂÂąne Ă le rendre fou, il allumait un instant; puis, dĂšs qu'il avait chassĂ© le cauchemar, il Ă©teignait, avare de cette clartĂ© nĂ©cessaire Ă sa vie, autant que le pain. Le silence bourdonnait Ă ses oreilles, il n'entendait que la fuite d'une bande de rats, le craquement des vieux boisages, le petit bruit d'une araignĂ©e filant sa toile. Et les yeux ouverts dans ce nĂ©ant tiĂšde, il retournait Ă son idĂ©e fixe, Ă ce que les camarades faisaient lĂ -haut. Une dĂ©tection de sa part lui aurait paru la derniĂšre des lĂÂąchetĂ©s. S'il se cachait ainsi, c'Ă©tait pour rester libre, pour conseiller et agir. Ses longues songeries avaient fixĂ© son ambition en attendant mieux, il aurait voulu ĂÂȘtre Pluchart, lĂÂącher le travail, travailler uniquement Ă la politique, mais seul, dans une chambre propre, sous le prĂ©texte que les travaux de tĂÂȘte absorbent la vie entiĂšre et demandent beaucoup de calme. Au commencement de la seconde semaine, l'enfant lui ayant dit que les gendarmes le croyaient passĂ© en Belgique, Etienne osa sortir de son trou, dĂšs la nuit tombĂ©e. Il dĂ©sirait se rendre compte de la situation, voir si l'on devait s'entĂÂȘter davantage. Lui, pensait la partie compromise; avant la grĂšve, il doutait du rĂ©sultat, il avait simplement cĂ©dĂ© aux faits; et, maintenant, aprĂšs s'ĂÂȘtre grisĂ© de rĂ©bellion, il revenait Ă ce premier doute, dĂ©sespĂ©rant de faire cĂ©der la Compagnie. Mais il ne se l'avouait pas encore, une angoisse le torturait, lorsqu'il songeait aux misĂšres de la dĂ©faite, Ă toute cette lourde responsabilitĂ© de souffrance qui pĂšserait sur lui. La fin de la grĂšve, n'Ă©tait-ce pas la fin de son rĂÂŽle, son ambition par terre, son existence retombant Ă l'abrutissement de la mine et aux dĂ©goĂ»ts du coron? Et, honnĂÂȘtement, sans bas calculs de mensonge, il s'efforçait de retrouver sa foi, de se prouver que la rĂ©sistance restait possible, que le capital allait se dĂ©truire lui-mĂÂȘme, devant l'hĂ©roĂÂŻque suicide du travail. C'Ă©tait en effet, dans le pays entier, un long retentissement de ruines. La nuit, lorsqu'il errait par la campagne noire, ainsi qu'un loup hors de son bois, il croyait entendre les effondrements des faillites, d'un bout de la plaine Ă l'autre. Il ne longeait plus, au bord des chemins, que des usines fermĂ©es, mortes, dont les bĂÂątiments pourrissaient sous le ciel blafard. Les sucreries surtout avaient souffert; la sucrerie Hoton, la sucrerie Fauvelle, aprĂšs avoir rĂ©duit le nombre de leurs ouvriers, venaient de crouler tour Ă tour. A la minoterie Dutilleul, la derniĂšre meule s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ©e le deuxiĂšme samedi du mois, et la corderie Bleuze pour les cĂÂąbles de mine se trouvait dĂ©finitivement tuĂ©e par le chĂÂŽmage. Du cĂÂŽtĂ© de Marchiennes, la situation s'aggravait chaque jour tous les feux Ă©teints Ă la verrerie Gagebois, des renvois continuels aux ateliers de construction Sonneville, un seul des trois hauts fourneaux des Forges allumĂ©, pas une batterie des fours Ă coke ne brĂ»lant Ă l'horizon. La grĂšve des charbonniers de Montsou, nĂ©e de la crise industrielle qui empirait depuis deux ans, l'avait accrue, en prĂ©cipitant la dĂ©bĂÂącle. Aux causes de souffrance, l'arrĂÂȘt des commandes de l'AmĂ©rique, l'engorgement des capitaux immobilisĂ©s dans un excĂšs de production, se joignait maintenant le manque imprĂ©vu de la houille, pour les quelques chaudiĂšres qui chauffaient encore; et, lĂ , Ă©tait l'agonie suprĂÂȘme, ce pain des machines que les puits ne fournissaient plus. EffrayĂ©e devant le malaise gĂ©nĂ©ral, la Compagnie, en diminuant son extraction et en affamant ses mineurs, s'Ă©tait fatalement trouvĂ©e, dĂšs la fin de dĂ©cembre, sans un morceau de charbon sur le carreau de ses fosses. Tout se tenait, le flĂ©au soufflait de loin, une chute en entraĂnait une autre, les industries se culbutaient en s'Ă©crasant, dans une sĂ©rie si rapide de catastrophes, que les contrecoups retentissaient jusqu'au fond des citĂ©s voisines, Lille, Douai, Valenciennes, oĂÂč des banquiers en fuite ruinaient des familles. Souvent, au coude d'un chemin, Etienne s'arrĂÂȘtait, dans la nuit glacĂ©e, pour Ă©couter pleuvoir les dĂ©combres. Il respirait fortement les tĂ©nĂšbres, une joie du nĂ©ant le prenait, un espoir que le jour se lĂšverait sur l'extermination du vieux monde, plus une fortune debout, le niveau Ă©galitaire passĂ© comme une faux, au ras du sol. Mais les fosses de la Compagnie surtout l'intĂ©ressaient, dans ce massacre. Il se remettait en marche, aveuglĂ© d'ombre, il les visitait les unes aprĂšs les autres, heureux quand il apprenait quelque nouveau dommage. Des Ă©boulements continuaient Ă se produire, d'une gravitĂ© croissante, Ă mesure que l'abandon des voies se prolongeait. Au-dessus de la galerie nord de Mirou, l'affaissement du sol gagnait tellement, que la route de Joiselle, sur un parcours de cent mĂštres, s'Ă©tait engloutie, comme dans la secousse d'un tremblement de terre; et la Compagnie, sans marchander, payait leurs champs disparus aux propriĂ©taires, inquiĂšte du bruit soulevĂ© autour de ces accidents. CrĂšvecoeur et Madeleine, de roche trĂšs Ă©bouleuse, se bouchaient de plus en plus. On parlait de deux porions ensevelis Ă la Victoire; un coup d'eau avait inondĂ© Feutry-Cantel; il faudrait murailler un kilomĂštre de galerie Ă Saint-Thomas, oĂÂč les bois, mal entretenus, cassaient de toutes parts. C'Ă©taient ainsi, d'heure en heure, des frais Ă©normes, des brĂšches ouvertes dans les dividendes des actionnaires, une rapide destruction des fosses, qui devait finir, Ă la longue, par manger les fameux deniers de Montsou, centuplĂ©s en un siĂšcle. Alors, devant ces coups rĂ©pĂ©tĂ©s, l'espoir renaissait chez Etienne, il finissait par croire qu'un troisiĂšme mois de rĂ©sistance achĂšverait le monstre, la bĂÂȘte lasse et repue, accroupie lĂ -bas comme une idole, dans l'inconnu de son tabernacle. Il savait qu'Ă la suite des troubles de Montsou, une vive Ă©motion s'Ă©tait emparĂ©e des journaux de Paris, toute une polĂ©mique violente entre les feuilles officieuses et les feuilles de l'opposition, des rĂ©cits terrifiants, que l'on exploitait surtout contre l'Internationale, dont l'empire prenait peur, aprĂšs l'avoir encouragĂ©e; et, la RĂ©gie n'osant plus faire la sourde oreille, deux des rĂ©gisseurs avaient daignĂ© venir pour une enquĂÂȘte, mais d'un air de regret, sans paraĂtre s'inquiĂ©ter du dĂ©nouement, si dĂ©sintĂ©ressĂ©s, que trois jours aprĂšs ils Ă©taient repartis, en dĂ©clarant que les choses allaient le mieux du monde. Pourtant, on lui affirmait d'autre part que ces messieurs, durant leur sĂ©jour, siĂ©geaient en permanence, dĂ©ployaient une activitĂ© fĂ©brile, enfoncĂ©s dans des affaires dont personne autour d'eux ne soufflait mot. Et il les accusait de jouer la confiance, il arrivait Ă traiter leur dĂ©part de fuite affolĂ©e, certain maintenant du triomphe, puisque ces terribles hommes lĂÂąchaient tout. Mais Etienne, la nuit suivante, dĂ©sespĂ©ra de nouveau. La Compagnie avait les reins trop forts pour qu'on les lui cassĂÂąt si aisĂ©ment elle pouvait perdre des millions, ce serait plus tard sur les ouvriers qu'elle les rattraperait, en rognant leur pain. Cette nuit-lĂ , ayant poussĂ© jusqu'Ă Jean-Bart, il devina la vĂ©ritĂ©, quand un surveillant lui conta qu'on parlait de cĂ©der Vandame Ă Montsou. C'Ă©tait, disait-on, chez Deneulin, une misĂšre pitoyable, la misĂšre des riches, le pĂšre malade d'impuissance, vieilli par le souci de l'argent, les filles luttant au milieu des fournisseurs, tĂÂąchant de sauver leurs chemises. On souffrait moins dans les corons affamĂ©s que dans cette maison de bourgeois, oĂÂč l'on se cachait pour boire de l'eau. Le travail n'avait pas repris Ă Jean-Bart, et il avait fallu remplacer la pompe de Gaston-Marie; sans compter que, malgrĂ© toute la hĂÂąte mise, un commencement d'inondation s'Ă©tait produit, qui nĂ©cessitait de grandes dĂ©penses. Deneulin venait de risquer enfin sa demande d'un emprunt de cent mille francs aux GrĂ©goire, dont le refus, attendu d'ailleurs, l'avait achevĂ© s'ils refusaient, c'Ă©tait par affection, afin de lui Ă©viter une lutte impossible; et ils lui donnaient le conseil de vendre. Il disait toujours non, violemment. Cela l'enrageait de payer les frais de la grĂšve, il espĂ©rait d'abord en mourir, le sang Ă la tĂÂȘte, le cou Ă©tranglĂ© d'apoplexie. Puis, que faire? il avait Ă©coutĂ© les offres. On le chicanait, on dĂ©prĂ©ciait cette proie superbe, ce puits rĂ©parĂ©, Ă©quipĂ© Ă neuf, oĂÂč le manque d'avances paralysait seul l'exploitation. Bien heureux encore s'il en tirait de quoi dĂ©sintĂ©resser ses crĂ©anciers. Il s'Ă©tait, pendant deux jours, dĂ©battu contre les rĂ©gisseurs campĂ©s Ă Montsou, furieux de la façon tranquille dont ils abusaient de ses embarras, leur criant jamais, de sa voix retentissante. Et l'affaire en restait lĂ , ils Ă©taient retournĂ©s Ă Paris attendre patiemment son dernier rĂÂąle. Etienne flaira cette compensation aux dĂ©sastres, repris de dĂ©couragement devant la puissance invincible des gros capitaux, si forts dans la bataille, qu'ils s'engraissaient de la dĂ©faite en mangeant les cadavres des petits, tombĂ©s Ă leur cĂÂŽtĂ©. Le lendemain, heureusement, Jeanlin lui apporta une bonne nouvelle. Au Voreux, le cuvelage du puits menaçait de crever, les eaux filtraient de tous les joints; et l'on avait dĂ» mettre une Ă©quipe de charpentiers Ă la rĂ©paration, en grande hĂÂąte. Jusque-lĂ , Etienne avait Ă©vitĂ© le Voreux, inquiĂ©tĂ© par l'Ă©ternelle silhouette noire de la sentinelle, plantĂ©e sur le terri, au-dessus de la plaine. On ne pouvait l'Ă©viter, elle dominait, elle Ă©tait, en l'air, comme le drapeau du rĂ©giment. Vers trois heures du matin, le ciel devint sombre, il se rendit Ă la fosse, oĂÂč des camarades lui expliquĂšrent le mauvais Ă©tat du cuvelage mĂÂȘme leur idĂ©e Ă©tait qu'il y avait urgence Ă le refaire en entier, ce qui aurait arrĂÂȘtĂ© l'extraction pendant trois mois. Longtemps, il rĂÂŽda Ă©coutant les maillets des charpentiers taper dans le puits. Cela lui rĂ©jouissait le coeur, cette plaie qu'il fallait panser. Au petit jour, lorsqu'il rentra, il retrouva la sentinelle sur le terri. Cette fois, elle le verrait certainement. Il marchait, en songeant Ă ces soldats, pris dans le peuple, et qu'on armait contre le peuple. Comme le triomphe de la rĂ©volution serait devenu facile, si l'armĂ©e s'Ă©tait brusquement dĂ©clarĂ©e pour elle! Il suffisait que l'ouvrier, que le paysan, dans les casernes, se souvĂnt de son origine. C'Ă©tait le pĂ©ril suprĂÂȘme, la grande Ă©pouvante, dont les dents des bourgeois claquaient, quand ils pensaient Ă une dĂ©fection possible des troupes. En deux heures, ils seraient balayĂ©s, exterminĂ©s, avec les jouissances et les abominations de leur vie inique. DĂ©jĂ , l'on disait que des rĂ©giments entiers se trouvaient infectĂ©s de socialisme. Etait-ce vrai? la justice allait-elle venir, grĂÂące aux cartouches distribuĂ©es par la bourgeoisie? Et, sautant Ă un autre espoir, le jeune homme rĂÂȘvait que le rĂ©giment dont les postes gardaient les fosses, passait Ă la grĂšve, fusillait la Compagnie en bloc et donnait enfin la mine aux mineurs. Il s'aperçut alors qu'il montait sur le terri, la tĂÂȘte bourdonnante de ces rĂ©flexions. Pourquoi ne causerait-il pas avec ce soldat? Il saurait la couleur de ses idĂ©es. D'un air indiffĂ©rent, il continuait de s'approcher, comme s'il eĂ»t glanĂ© les vieux bois, restĂ©s dans les dĂ©blais. La sentinelle demeurait immobile. - Hein? camarade, un fichu temps! dit enfin Etienne. Je crois que nous allons avoir de la neige. C'Ă©tait un petit soldat, trĂšs blond, avec une douce figure pĂÂąle, criblĂ©e de taches de rousseur. Il avait, dans sa capote, l'embarras d'une recrue. - Oui, tout de mĂÂȘme, je crois, murmura-t-il. Et, de ses yeux bleus, il regardait longuement le ciel livide, cette aube enfumĂ©e, dont la suie pesait comme du plomb, au loin, sur la plaine. - Qu'ils sont bĂÂȘtes de vous planter lĂ , Ă vous geler les os! continua Etienne. Si l'on ne dirait pas que l'on attend les Cosaques!... Avec ça, il souffle toujours un vent, ici! Le petit soldat grelottait sans se plaindre. Il y avait bien une cabane en pierres sĂšches, oĂÂč le vieux Bonnemort s'abritait, par les nuits d'ouragan; mais, la consigne Ă©tant de ne pas quitter le sommet du terri, le soldat n'en bougeait pas, les mains si raides de froid, qu'il ne sentait plus son arme. Il appartenait au poste de soixante hommes qui gardait le Voreux; et, comme cette cruelle faction revenait frĂ©quemment, il avait failli dĂ©jĂ y rester, les pieds morts. Le mĂ©tier voulait ça, une obĂ©issance passive achevait de l'engourdir, il rĂ©pondait aux questions par des mots bĂ©gayĂ©s d'enfant qui sommeille. Vainement, pendant un quart d'heure, Etienne tĂÂącha de le faire parler sur la politique. Il disait oui, il disait non, sans avoir l'air de comprendre; des camarades racontaient que le capitaine Ă©tait rĂ©publicain; quant Ă lui, il n'avait pas d'idĂ©e, ça lui Ă©tait Ă©gal. Si on lui commandait de tirer, il tirerait, pour n'ĂÂȘtre pas puni. L'ouvrier l'Ă©coutait, saisi de la haine du peuple contre l'armĂ©e, contre ces frĂšres dont on changeait le coeur, en leur collant un pantalon rouge au derriĂšre. - Alors, vous vous nommez? - Jules. - Et d'oĂÂč ĂÂȘtes-vous? - De Plogof, lĂ -bas. Au hasard, il avait allongĂ© le bras. C'Ă©tait en Bretagne, il n'en savait pas davantage. Sa petite figure pĂÂąle s'animait, il se mit Ă rire, rĂ©chauffĂ©. - J'ai ma mĂšre et ma soeur. Elles m'attendent bien sĂ»r. Ah! ce ne sera pas pour demain... Quand je suis parti, elles m'ont accompagnĂ© jusqu'Ă Pont-l'AbbĂ©. Nous avions pris le cheval aux Lepalmec, il a failli se casser les jambes en bas de la descente d'Audierne. Le cousin Charles nous attendait avec des saucisses, mais les femmes pleuraient trop, ça nous restait dans la gorge... Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! comme c'est loin, chez nous! Ses yeux se mouillaient, sans qu'il cessĂÂąt de rire. La lande dĂ©serte de Plogof, cette sauvage pointe du Raz battue des tempĂÂȘtes, lui apparaissait dans un Ă©blouissement de soleil, Ă la saison rose des bruyĂšres. - Dites donc, demanda-t-il, si je n'ai pas de punitions, est-ce que vous croyez qu'on me donnera une permission d'un mois, dans deux ans? Alors, Etienne parla de la Provence, qu'il avait quittĂ©e tout petit. Le jour grandissait, des flocons de neige commençaient Ă voler dans le ciel terreux. Et il finit par ĂÂȘtre pris d'inquiĂ©tude, en apercevant Jeanlin qui rĂÂŽdait au milieu des ronces, l'air stupĂ©fait de le voir lĂ -haut. D'un geste, l'enfant le hĂ©lait. A quoi bon ce rĂÂȘve de fraterniser avec les soldats? Il faudrait des annĂ©es et des annĂ©es encore, sa tentative inutile le dĂ©solait, comme s'il avait comptĂ© rĂ©ussir. Mais, brusquement, il comprit le geste de Jeanlin on venait relever la sentinelle; et il s'en alla, il rentra en courant se terrer Ă RĂ©quillart, le coeur crevĂ© une fois de plus par la certitude de la dĂ©faite; pendant que le gamin, galopant prĂšs de lui, accusait cette sale rosse de troupier d'avoir appelĂ© le poste pour tirer sur eux. Au sommet du terri, Jules Ă©tait restĂ© immobile, les regards perdus dans la neige qui tombait. Le sergent s'approchait avec ses hommes, les cris rĂ©glementaires furent Ă©changĂ©s. - Qui vive?... Avancez au mot de ralliement! Et l'on entendit les pas lourds repartir, sonnant comme en pays conquis. MalgrĂ© le jour grandissant, rien ne bougeait dans les corons, les charbonniers se taisaient et s'enrageaient, sous la botte militaire. VI, II Depuis deux jours, la neige tombait; elle avait cessĂ© le matin, une gelĂ©e intense glaçait l'immense nappe; et ce pays noir, aux routes d'encre, aux murs et aux arbres poudrĂ©s des poussiĂšres de la houille, Ă©tait tout blanc, d'une blancheur unique, Ă l'infini. Sous la neige, le coron des Deux-Cent-Quarante gisait, comme disparu. Pas une fumĂ©e ne sortait des toitures. Les maisons sans feu, aussi froides que les pierres des chemins, ne fondaient pas l'Ă©paisse couche des tuiles. Ce n'Ă©tait plus qu'une carriĂšre de dalles blanches, dans la plaine blanche, une vision de village mort, drapĂ© de son linceul. Le long des rues, les patrouilles qui passaient avaient seules laissĂ© le gĂÂąchis boueux de leur piĂ©tinement. Chez les Maheu, la derniĂšre pelletĂ©e d'escarbilles Ă©tait brĂ»lĂ©e depuis la veille; et il ne fallait plus songer Ă la glane sur le terri, par ce terrible temps, lorsque les moineaux eux-mĂÂȘmes ne trouvaient pas un brin d'herbe. Alzire, pour s'ĂÂȘtre entĂÂȘtĂ©e, ses pauvres mains fouillant la neige, se mourait. La Maheude avait dĂ» l'envelopper dans un lambeau de couverture, en attendant le docteur Vanderhaghen, chez qui elle Ă©tait allĂ©e deux fois dĂ©jĂ , sans pouvoir le rencontrer; la bonne venait cependant de promettre que Monsieur passerait au coron avant la nuit, et la mĂšre guettait, debout devant la fenĂÂȘtre, tandis que la petite malade, qui avait voulu descendre, grelottait sur une chaise, avec l'illusion qu'il faisait meilleur lĂ , prĂšs du fourneau refroidi. Le vieux Bonnemort, en face, les jambes reprises, semblait dormir. Ni LĂ©nore ni Henri n'Ă©taient rentrĂ©s, battant les routes en compagnie de Jeanlin, pour demander des sous. Au travers de la piĂšce nue, Maheu seul marchait pesamment, butait Ă chaque tour contre le mur, de l'air stupide d'une bĂÂȘte qui ne voit plus sa cage. Le pĂ©trole aussi Ă©tait fini; mais le reflet de la neige, au-dehors, restait si blanc, qu'il Ă©clairait vaguement la piĂšce, malgrĂ© la nuit tombĂ©e. Il y eut un bruit de sabots, et la Levaque poussa la porte en coup de vent, hors d'elle, criant dĂšs le seuil Ă Maheude - Alors, c'est toi qui as dit que je forçais mon logeur Ă me donner vingt sous, quand il couchait avec moi! L'autre haussa les Ă©paules. - Tu m'embĂÂȘtes, je n'ai rien dit... D'abord, qui t'a dit ça? - On m'a dit que tu l'as dit, tu n'as pas besoin de savoir... MĂÂȘme tu as dit que tu nous entendais bien faire nos saletĂ©s derriĂšre ta cloison, et que la crasse s'amassait chez nous parce que j'Ă©tais toujours sur le dos... Dis encore que tu ne l'as pas dit, hein! Chaque jour, des querelles Ă©clataient, Ă la suite du continuel bavardage des femmes. Entre les mĂ©nages surtout qui logeaient porte Ă porte, les brouilles et les rĂ©conciliations Ă©taient quotidiennes. Mais jamais une mĂ©chancetĂ© si aigre ne les avait jetĂ©s les uns sur les autres. Depuis la grĂšve, la faim exaspĂ©rait les rancunes, on avait le besoin de cogner une explication entre deux commĂšres finissait par une tuerie entre les deux hommes. Justement, Levaque arrivait Ă son tour, en amenant de force Bouteloup. - Voici le camarade, qu'il dise un peu s'il a donnĂ© vingt sous Ă ma femme, pour coucher avec. Le logeur, cachant sa douceur effarĂ©e dans sa grande barbe, protestait, bĂ©gayait. - Oh! ça, non, jamais rien, jamais! Du coup, Levaque devint menaçant, le poing sous le nez de Maheu. - Tu sais, ça ne me va pas. Quand on a une femme comme ça, on lui casse les reins... C'est donc que tu crois ce qu'elle a dit? - Mais, nom de Dieu! s'Ă©cria Maheu, furieux d'ĂÂȘtre tirĂ© de son accablement, qu'est-ce que c'est encore que tous ces potins? Est-ce qu'on n'a pas assez de ses misĂšres? Fous-moi la paix ou je tape!... Et, d'abord, qui a dit que ma femme l'avait dit? - Qui l'a dit?... C'est la Pierronne qui l'a dit. La Maheude Ă©clata d'un rire aigu; et, revenant vers la Levaque - Ah! c'est la Pierronne... Eh bien! je puis te dire ce qu'elle m'a dit, Ă moi. Oui! elle m'a dit que tu couchais avec tes deux hommes, l'un dessous et l'autre dessus! DĂšs lors, il ne fut plus possible de s'entendre. Tous se fĂÂąchaient, les Levaque renvoyaient comme rĂ©ponse aux Maheu que la Pierronne en avait dit bien d'autres sur leur compte, et qu'ils avaient vendu Catherine, et qu'ils s'Ă©taient pourris ensemble, jusqu'aux petits, avec une saletĂ© prise par Etienne au Volcan. - Elle a dit ça, elle a dit ça, hurla Maheu. C'est bon! j'y vais, moi, et si elle dit qu'elle l'a dit, je lui colle ma main sur la gueule. Il s'Ă©tait Ă©lancĂ© dehors, les Levaque le suivirent pour tĂ©moigner, tandis que Bouteloup, ayant horreur des disputes, rentrait furtivement. AllumĂ©e par l'explication, la Maheude sortait aussi, lorsqu'une plainte d'Alzire la retint. Elle croisa les bouts de la couverture sur le corps frissonnant de la petite, elle retourna se planter devant la fenĂÂȘtre, les yeux perdus. Et ce mĂ©decin qui n'arrivait pas! A la porte des Pierron, Maheu et les Levaque rencontrĂšrent Lydie, qui piĂ©tinait dans la neige. La maison Ă©tait close, un filet de lumiĂšre passait par la fente d'un volet; et l'enfant rĂ©pondit d'abord avec gĂÂȘne aux questions non, son papa n'y Ă©tait pas, il Ă©tait allĂ© au lavoir rejoindre la mĂšre BrĂ»lĂ©, pour rapporter le paquet de linge. Elle se troubla ensuite, refusa de dire ce que sa maman faisait. Enfin, elle lĂÂącha tout, dans un rire sournois de rancune sa maman l'avait flanquĂ©e Ă la porte, parce que M. Dansaert Ă©tait lĂ , et qu'elle les empĂÂȘchait de causer. Celui-ci, depuis le matin, se promenait dans le coron, avec deux gendarmes, tĂÂąchant de racoler des ouvriers, pesant sur les faibles, annonçant partout que, si l'on ne descendait pas le lundi au Voreux, la Compagnie Ă©tait dĂ©cidĂ©e Ă embaucher des Borains. Et, comme la nuit tombait, il avait renvoyĂ© les gendarmes, en trouvant la Pierronne seule; puis, il Ă©tait restĂ© chez elle Ă boire un verre de geniĂšvre, devant le bon feu. - Chut! taisez-vous, faut les voir! murmura Levaque, avec un rire de paillardise. On s'expliquera tout Ă l'heure... Va-t'en, toi, petite garce! Lydie recula de quelques pas, pendant qu'il mettait un oeil Ă la fente du volet. Il Ă©touffa de petits cris, son Ă©chine se renflait, dans un frĂ©missement. A son tour, la Levaque regarda; mais elle dit, comme prise de coliques, que ça la dĂ©goĂ»tait. Maheu, qui l'avait poussĂ©e, voulant voir aussi, dĂ©clara qu'on en avait pour son argent. Et ils recommencĂšrent, Ă la file, chacun son coup d'oeil, ainsi qu'Ă la comĂ©die. La salle, reluisante de propretĂ©, s'Ă©gayait du grand feu; il y avait des gĂÂąteaux sur la table, avec une grande bouteille et des verres; enfin, une vraie noce. Si bien que ce qu'ils voyaient lĂ -dedans finissait par exaspĂ©rer les deux hommes, qui, en d'autres circonstances, en auraient rigolĂ© six mois. Qu'elle se fĂt bourrer jusqu'Ă la gorge, les jupes en l'air, c'Ă©tait drĂÂŽle. Mais, nom de Dieu! est-ce que ce n'Ă©tait pas cochon, de se payer ça devant un si grand feu, et de se donner des forces avec des biscuits, lorsque les camarades n'avaient ni une lichette de pain, ni une escarbille de houille? - V'lĂ papa! cria Lydie en se sauvant. Pierron revenait tranquillement du lavoir, le paquet de linge sur l'Ă©paule. Tout de suite, Maheu l'interpella. - Dis donc, on m'a dit que ta femme avait dit que j'avais vendu Catherine et que nous nous Ă©tions tous pourris Ă la maison... Et, chez toi, qu'est-ce qu'il te la paie, ta femme, le monsieur qui est en train de lui user la peau? Etourdi, Pierron ne comprenait pas, lorsque la Pierronne, prise de peur en entendant le tumulte des voix, perdit la tĂÂȘte au point d'entrebĂÂąiller la porte, pour se rendre compte. On l'aperçut toute rouge, le corsage ouvert, la jupe encore remontĂ©e, accrochĂ©e Ă la ceinture; tandis que, dans le fond, Dansaert se reculottait Ă©perdument. Le maĂtre-porion se sauva, disparut, tremblant qu'une pareille histoire n'arrivĂÂąt aux oreilles du directeur. Alors, ce fut un scandale affreux, des rires, des huĂ©es, des injures. - Toi qui dis toujours des autres qu'elles sont sales, criait la Levaque Ă la Pierronne, ce n'est pas Ă©tonnant que tu sois propre, si tu te fais rĂ©curer par les chefs! - Ah! ça lui va, de parler! reprenait Levaque. En voilĂ une salope qui a dit que ma femme couchait avec moi et le logeur, l'un dessous et l'autre dessus! Oui, oui, on m'a dit que tu l'as dit. Mais la Pierronne, calmĂ©e, tenait tĂÂȘte aux gros mots, trĂšs mĂ©prisante, dans sa certitude d'ĂÂȘtre la plus belle et la plus riche. - J'ai dit ce que j'ai dit, fichez-moi la paix, hein!... Est-ce que ça vous regarde, mes affaires, tas de jaloux qui nous en voulez, parce que nous mettons de l'argent Ă la caisse d'Ă©pargne! Allez, allez, vous aurez beau dire, mon mari sait bien pourquoi monsieur Dansaert Ă©tait chez nous. En effet, Pierron s'emportait, dĂ©tendait sa femme. La querelle tourna, on le traita de vendu, de mouchard, de chien de la Compagnie, on l'accusa de s'enfermer pour se gaver des bons morceaux, dont les chefs lui payaient ses traĂtrises. Lui, rĂ©pliquait, prĂ©tendait que Maheu lui avait glissĂ© des menaces sous sa porte, un papier oĂÂč se trouvaient deux os de mort en croix, avec un poignard au-dessus. Et cela se termina forcĂ©ment par un massacre entre les hommes, comme toutes les querelles de femmes, depuis que la faim enrageait les plus doux. Maheu et Levaque s'Ă©taient ruĂ©s sur Perron Ă coups de poing, il fallut les sĂ©parer. Le sang coulait Ă flots du nez de son gendre, lorsque la BrĂ»lĂ©, Ă son tour, arriva du lavoir. Mise au courant, elle se contenta de dire - Ce cochon-lĂ me dĂ©shonore. La rue redevint dĂ©serte, pas une ombre ne tachait la blancheur nue de la neige; et le coron, retombĂ© Ă son immobilitĂ© de mort, crevait de faim sous le froid intense. - Et le mĂ©decin? demanda Maheu, en refermant la porte. - Pas venu, rĂ©pondit la Maheude, toujours debout devant la fenĂÂȘtre. - Les petits sont rentrĂ©s? - Non, pas rentrĂ©s. Maheu reprit sa marche lourde, d'un mur Ă l'autre, de son air de boeuf assommĂ©. Raidi sur sa chaise, le pĂšre Bonnemort n'avait pas mĂÂȘme levĂ© la tĂÂȘte. Alzire non plus ne disait rien, tĂÂąchait de ne pas trembler, pour leur Ă©viter de la peine; mais, malgrĂ© son courage Ă souffrir, elle tremblait si fort par moments, qu'on entendait contre la couverture le frisson de son maigre corps de fillette infirme; pendant que, de ses grands yeux ouverts, elle regardait au plafond le pĂÂąle reflet des jardins tout blancs, qui Ă©clairait la piĂšce d'une lueur de lune. C'Ă©tait, maintenant, l'agonie derniĂšre, la maison vidĂ©e, tombĂ©e au dĂ©nuement final. Les toiles des matelas avaient suivi la laine chez la brocanteuse; puis les draps Ă©taient partis, le linge, tout ce qui pouvait se vendre. Un soir, on avait vendu deux sous un mouchoir du grand-pĂšre. Des larmes coulaient, Ă chaque objet du pauvre mĂ©nage dont il fallait se sĂ©parer, et la mĂšre se lamentait encore d'avoir emportĂ© un jour, dans sa jupe, la boĂte de carton rose, l'ancien cadeau de son homme, comme on emporterait un enfant, pour s'en dĂ©barrasser sous une porte. Ils Ă©taient nus, ils n'avaient plus Ă vendre que leur peau, si entamĂ©e, si compromise, que personne n'en aurait donnĂ© un liard. Aussi ne prenaient-ils mĂÂȘme pas la peine de chercher, ils savaient qu'il n'y avait rien, que c'Ă©tait la fin de tout, qu'ils ne devaient espĂ©rer ni une chandelle, ni un morceau de charbon, ni une pomme de terre; et ils attendaient d'en mourir, ils ne se fĂÂąchaient que pour les enfants, car cette cruautĂ© inutile les rĂ©voltait, d'avoir fichu une maladie Ă la petite, avant de l'Ă©trangler. - Enfin, le voilĂ ! dit la Maheude. Une forme noire passait devant la fenĂÂȘtre. La porte s'ouvrit. Mais ce n'Ă©tait point le docteur Vanderhaghen, ils reconnurent le nouveau curĂ©, l'abbĂ© Ranvier, qui ne parut pas surpris de tomber dans cette maison morte, sans lumiĂšre, sans feu, sans pain. DĂ©jĂ , il sortait de trois autres maisons voisines, allant de famille en famille, racolant des hommes de bonne volontĂ©, ainsi que Dansaert avec ses gendarmes; et, tout de suite, il s'expliqua, de sa voix fiĂ©vreuse de sectaire. - Pourquoi n'ĂÂȘtes-vous pas venus Ă la messe dimanche, mes enfants? Vous avez tort, l'Eglise seule peut vous sauver... Voyons, promettez-moi de venir dimanche prochain. Maheu, aprĂšs l'avoir regardĂ©, s'Ă©tait remis en marche, pesamment, sans une parole. Ce fut la Maheude qui rĂ©pondit. - A la messe, monsieur le curĂ©, pour quoi faire? Est-ce que le bon Dieu ne se moque pas de nous?... Tenez! qu'est-ce que lui a fait ma petite, qui est lĂ , Ă trembler la fiĂšvre? Nous n'avions pas assez de misĂšre, n'est-ce pas? il fallait qu'il me la rendĂt malade, lorsque je ne puis seulement lui donner une tasse de tisane chaude. Alors, debout, le prĂÂȘtre parla longuement. Il exploitait la grĂšve, cette misĂšre affreuse, cette rancune exaspĂ©rĂ©e de la faim, avec l'ardeur d'un missionnaire qui prĂÂȘche des sauvages, pour la gloire de sa religion. Il disait que l'Eglise Ă©tait avec les pauvres, qu'elle ferait un jour triompher la justice, en appelant la colĂšre de Dieu sur les iniquitĂ©s des riches. Et ce jour luirait bientĂÂŽt, car les riches avaient pris la place de Dieu, en Ă©taient arrivĂ©s Ă gouverner sans Dieu, dans leur vol impie du pouvoir. Mais, si les ouvriers voulaient le juste partage des biens de la terre, ils devaient s'en remettre tout de suite aux mains des prĂÂȘtres, comme Ă la mort de JĂ©sus les petits et les humbles s'Ă©taient groupĂ©s autour des apĂÂŽtres. Quelle force aurait le pape, de quelle armĂ©e disposerait le clergĂ©, lorsqu'il commanderait Ă la foule innombrable des travailleurs! En une semaine, on purgerait le monde des mĂ©chants, on chasserait les maĂtres indignes, ce serait enfin le vrai rĂšgne de Dieu, chacun rĂ©compensĂ© selon ses mĂ©rites, la loi du travail rĂ©glant le bonheur universel. La Maheude, qui l'Ă©coutait, croyait entendre Etienne, aux veillĂ©es de l'automne, lorsqu'il leur annonçait la fin de leurs maux Seulement, elle s'Ă©tait toujours mĂ©fiĂ©e des soutanes. - C'est trĂšs bien, ce que vous racontez lĂ , monsieur le curĂ©, dit-elle. Mais c'est donc que vous ne vous accordez plus avec les bourgeois... Tous nos autres curĂ©s dĂnaient Ă la Direction, et nous menaçaient du diable, dĂšs que nous demandions du pain. Il recommença, il parla du dĂ©plorable malentendu entre l'Eglise et le peuple. Maintenant, en phrases voilĂ©es, il frappait sur les curĂ©s des villes, sur les Ă©vĂÂȘques, sur le haut clergĂ©, repu de jouissance, gorgĂ© de domination, pactisant avec la bourgeoisie libĂ©rale, dans l'imbĂ©cillitĂ© de son aveuglement, sans voir que c'Ă©tait cette bourgeoisie qui le dĂ©possĂ©dait de l'empire du monde. La dĂ©livrance viendrait des prĂÂȘtres de campagne, tous se lĂšveraient pour rĂ©tablir le royaume du Christ, avec l'aide des misĂ©rables; et il semblait ĂÂȘtre dĂ©jĂ Ă leur tĂÂȘte, il redressait sa taille osseuse, en chef de bande, en rĂ©volutionnaire de l'Evangile, les yeux emplis d'une telle lumiĂšre, qu'ils Ă©clairaient la salle obscure. Cette ardente prĂ©dication l'emportait en paroles mystiques, depuis longtemps les pauvres gens ne le comprenaient plus. - Il n'y a pas besoin de tant de paroles, grogna brusquement Maheu, vous auriez mieux fait de commencer par nous apporter un pain. - Venez dimanche Ă la messe, s'Ă©cria le prĂÂȘtre, Dieu pourvoira Ă tout! Et il s'en alla, il entra catĂ©chiser les Levaque Ă leur tour, si haut dans son rĂÂȘve du triomphe final de l'Eglise, ayant pour les faits un tel dĂ©dain, qu'il courait ainsi les corons, sans aumĂÂŽnes, les mains vides au travers de cette armĂ©e mourant de faim, en pauvre diable lui-mĂÂȘme qui regardait la souffrance comme l'aiguillon du salut. Maheu marchait toujours, on n'entendait que cet Ă©branlement rĂ©gulier, dont les dalles tremblaient. Il y eut un bruit de poulie mangĂ©e de rouille, le vieux Bonnemort cracha dans la cheminĂ©e froide. Puis, la cadence des pas recommença. Alzire, assoupie par la fiĂšvre, s'Ă©tait mise Ă dĂ©lirer Ă voix basse, riant, croyant qu'il faisait chaud et qu'elle jouait au soleil. - SacrĂ© bon sort! murmura la Maheude, aprĂšs lui avoir touchĂ© les joues, la voilĂ qui brĂ»le Ă prĂ©sent... Je n'attends plus ce cochon, les brigands lui auront dĂ©fendu de venir. Elle parlait du docteur et de la Compagnie. Pourtant, elle eut une exclamation de joie, en voyant la porte s'ouvrir de nouveau. Mais ses bras retombĂšrent, elle resta toute droite, le visage sombre. - Bonsoir, dit Ă demi-voix Etienne, lorsqu'il eut soigneusement refermĂ© la porte. Souvent, il arrivait ainsi, Ă la nuit noire. Les Maheu, dĂšs le second jour, avaient appris sa retraite. Mais ils gardaient le secret, personne dans le coron ne savait au juste ce qu'Ă©tait devenu le jeune homme. Cela l'entourait d'une lĂ©gende. On continuait Ă croire en lui, des bruits mystĂ©rieux couraient il allait reparaĂtre avec une armĂ©e, avec des caisses pleines d'or; et c'Ă©tait toujours l'attente religieuse d'un miracle, l'idĂ©al rĂ©alisĂ©, l'entrĂ©e brusque dans la citĂ© de justice qu'il leur avait promise. Les uns disaient l'avoir vu au fond d'une calĂšche, en compagnie de trois messieurs, sur la route de Marchiennes; d autres affirmaient qu'il Ă©tait encore pour deux jours en Angleterre. A la longue, cependant, la mĂ©fiance commençait? des farceurs l'accusaient de se cacher dans une cave, ou la Mouquette lui tenait chaud; car cette liaison connue lui avait fait du tort. C'Ă©tait, au milieu de sa popularitĂ©, une lente dĂ©saffection, la sourde poussĂ©e des convaincus pris de dĂ©sespoir, et dont le nombre, peu Ă peu, devait grossir. - Quel chien de temps! ajouta-t-il. Et vous, rien de nouveau, toujours de pire en pire?... On m'a dit que le petit NĂ©grel Ă©tait parti en Belgique chercher des Borains. Ah! nom de Dieu, nous sommes fichus, si c'est vrai! Un frisson l'avait saisi, en entrant dans cette piĂšce glacĂ©e et obscure, oĂÂč ses yeux durent s'accoutumer pour voir les malheureux, qu'il y devinait, Ă un redoublement d'ombre. Il Ă©prouvait cette rĂ©pugnance, ce malaise de l'ouvrier sorti de sa classe, affinĂ© par l'Ă©tude, travaillĂ© par l'ambition. Quelle misĂšre, et l'odeur, et les corps en tas, et la pitiĂ© affreuse qui le serrait Ă la gorge! Le spectacle de cette agonie le bouleversait Ă un tel point qu'il cherchait des paroles, pour leur conseiller la soumission. Mais, violemment, Maheu s'Ă©tait plantĂ© devant lui criant - Des Borains! ils n'oseront pas, les jean-foutre! Qu'ils fassent donc descendre des Borains, s'ils veulent que nous dĂ©molissions les fosses! D'un air de gĂÂȘne, Etienne expliqua qu'on ne pourrait pas bouger, que les soldats qui gardaient les fosses protĂ©geraient la descente des ouvriers belges. Et Maheu serrait les poings, irritĂ© surtout, comme il disait, d'avoir ces baĂÂŻonnettes dans le dos. Alors, les charbonniers n'Ă©taient plus les maĂtres chez eux? on les traitait donc en galĂ©riens, pour les forcer au travail, le fusil chargĂ©? Il aimait son puits, ça lui faisait une grosse peine de n'y ĂÂȘtre pas descendu depuis deux mois. Aussi voyait-il rouge, Ă l'idĂ©e de cette injure, de ces Ă©trangers qu'on menaçait d'y introduire. Puis, le souvenir qu'on lui avait rendu son livret, lui creva le coeur. - Je ne sais pas pourquoi je me fĂÂąche, murmura-t-il. Moi, je n'en suis plus, de leur baraque... Quand ils m'auront chassĂ© d'ici, je pourrai bien crever sur la route. - Laisse donc! dit Etienne. Si tu veux, ils te le reprendront demain, ton livret. On ne renvoie pas les bons ouvriers. Il s'interrompit, Ă©tonnĂ© d'entendre Alzire, qui riait doucement, dans le dĂ©lire de sa fiĂšvre. Il n'avait encore distinguĂ© que l'ombre raidie du pĂšre Bonnemort, et cette gaietĂ© d'enfant malade l'effrayait. C'Ă©tait trop, cette fois, Si les petits se mettaient Ă en mourir. La voix tremblante, il se dĂ©cida. - Voyons, ça ne peut pas durer, nous sommes foutus... Il faut se rendre. La Maheude, immobile et silencieuse jusque-lĂ , Ă©clata tout d'un coup, lui cria dans la face, en le tutoyant et en jurant comme un homme - Qu'est-ce que tu dis? C'est toi qui dis ça, nom de Dieu! Il voulut donner des raisons, mais elle ne le laissait point parler. - Ne rĂ©pĂšte pas, nom de Dieu! ou, toute femme que je suis, je te flanque ma main sur la figure... Alors, nous aurions crevĂ© pendant deux mois, j'aurais vendu mon mĂ©nage, mes petits en seraient tombĂ©s malades, et il n'y aurait rien de fait, et l'injustice recommencerait!... Ah! vois-tu, quand je songe à ça, le sang m'Ă©touffe. Non! non! moi, je brĂ»lerais tout, je tuerais tout maintenant, plutĂÂŽt que de me rendre. Elle dĂ©signa Maheu dans l'obscuritĂ©, d'un grand geste menaçant. - Ecoute ça, si mon homme retourne Ă la fosse, c'est moi qui l'attendrai sur la route, pour lui cracher au visage et le traiter de lĂÂąche! Etienne ne la voyait pas, mais il sentait une chaleur, comme une haleine de bĂÂȘte aboyante; et il avait reculĂ©, saisi, devant cet enragement qui Ă©tait son oeuvre. Il la trouvait si changĂ©e, qu'il ne la reconnaissait plus, de tant de sagesse autrefois, lui reprochant sa violence, disant qu'on ne doit souhaiter la mort de personne, puis Ă cette heure refusant d'entendre la raison, parlant de tuer le monde. Ce n'Ă©tait plus lui, c'Ă©tait elle qui causait politique, qui voulait balayer d'un coup les bourgeois, qui rĂ©clamait la rĂ©publique et la guillotine, pour dĂ©barrasser la terre de ces voleurs de riches, engraissĂ©s du travail des meurt-de-faim. - Oui, de mes dix doigts, je les Ă©corcherais... En voilĂ assez, peut-ĂÂȘtre! notre tour est venu, tu le disais toi-mĂÂȘme... Quand je pense que le pĂšre, le grand-pĂšre, le pĂšre du grand-pĂšre, tous ceux d'auparavant, ont souffert ce que nous souffrons, et que nos fils, les fils de nos fils le souffriront encore, ça me rend folle, je prendrais un couteau... L'autre jour, nous n'en avons pas fait assez. Nous aurions dĂ» foutre Montsou par terre, jusqu'Ă la derniĂšre brique. Et, tu ne sais pas? je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir pas laissĂ© le vieux Ă©trangler la fille de la Piolaine... On laisse bien la faim Ă©trangler mes petits, Ă moi! Ses paroles tombaient comme des coups de hache, dans la nuit. L'horizon fermĂ© n'avait pas voulu s'ouvrir, l'idĂ©al impossible tournait en poison, au fond de ce crĂÂąne fĂÂȘlĂ© par la douleur. - Vous m'avez mal compris, put encore dire Etienne, qui battait en retraite. On devrait arriver Ă une entente avec la Compagnie je sais que les puits souffrent beaucoup, sans doute elle consentirait Ă un arrangement. - Non, rien du tout! hurla-t-elle. Justement, LĂ©nore et Henri, qui rentraient, arrivaient les mains vides. Un monsieur leur avait bien donnĂ© deux sous; mais, comme la soeur allongeait toujours des coups de pied au petit frĂšre, les deux sous Ă©taient tombĂ©s dans la neige; et, Jeanlin s'Ă©tant mis Ă les chercher avec eux, on ne les avait plus retrouvĂ©s. - OĂÂč est-il, Jeanlin? - Maman, il a filĂ©, il a dit qu'il avait des affaires. Etienne Ă©coutait, le coeur fendu. Jadis, elle menaçait de les tuer, s'ils tendaient jamais la main. Aujourd'hui, elle les envoyait elle-mĂÂȘme sur les routes, elle parlait d'y aller tous, les dix mille charbonniers de Montsou, prenant le bĂÂąton et la besace des vieux pauvres, battant le pays Ă©pouvantĂ©. Alors, l'angoisse grandit encore, dans la piĂšce noire. Les mioches rentraient avec la faim, ils voulaient manger, pourquoi ne mangeait-on pas? et ils grognĂšrent, se traĂnĂšrent, finirent par Ă©craser les pieds de leur soeur mourante, qui eut un gĂ©missement. Hors d'elle, la mĂšre les gifla, au hasard des tĂ©nĂšbres. Puis, comme ils criaient plus fort en demandant du pain, elle fondit en larmes, tomba assise sur le carreau, les saisit d'une seule Ă©treinte, eux et la petite infirme; et, longuement, ses pleurs coulĂšrent, dans une dĂ©tente nerveuse qui la laissait molle, anĂ©antie, bĂ©gayant Ă vingt reprises la mĂÂȘme phrase, appelant la mort "Mon Dieu, pourquoi ne nous prenez-vous pas? mon Dieu, prenez-nous par pitiĂ©, pour en finir!" Le grand-pĂšre gardait son immobilitĂ© de vieil arbre tordu sous la pluie et le vent, tandis que le pĂšre marchait de la cheminĂ©e au buffet, sans tourner la tĂÂȘte. Mais la porte s'ouvrit, et cette fois c'Ă©tait le docteur Vanderhaghen. - Diable! dit-il, la chandelle ne vous abĂmera pas la vue... DĂ©pĂÂȘchons, je suis pressĂ©. Ainsi qu'Ă l'ordinaire, il grondait, Ă©reintĂ© de besogne. Il avait heureusement des allumettes, le pĂšre dut en enflammer six, une Ă une, et les tenir, pour qu'il pĂ»t examiner la malade. DĂ©ballĂ©e de sa couverture, elle grelottait sous cette lueur vacillante, d'une maigreur d'oiseau agonisant dans la neige, si chĂ©tive qu'on ne voyait plus que sa bosse. Elle souriait pourtant, d'un sourire Ă©garĂ© de moribonde, les yeux trĂšs grands, tandis que ses pauvres mains se crispaient sur sa poitrine creuse. Et, comme la mĂšre, suffoquĂ©e, demandait si c'Ă©tait raisonnable de prendre, avant elle, la seule enfant qui l'aidĂÂąt au mĂ©nage, si intelligente, si douce, le docteur se fĂÂącha. - Tiens! la voilĂ qui passe... Elle est morte de faim, ta sacrĂ©e gamine. Et elle n'est pas la seule, j'en ai vu une autre, Ă cĂÂŽtĂ©... Vous m'appelez tous, je n'y peux rien, c'est de la viande qu'il faut pour vous guĂ©rir. Maheu, les doigts brĂ»lĂ©s, avait lĂÂąchĂ© l'allumette; et les tĂ©nĂšbres retombĂšrent sur le petit cadavre encore chaud. Le mĂ©decin Ă©tait reparti en courant. Etienne n'entendait plus dans la piĂšce noire que les sanglots de la Maheude, qui rĂ©pĂ©tait son appel de mort, cette lamentation lugubre et sans fin - Mon Dieu, c'est mon tour, prenez-moi!... Mon Dieu, prenez mon homme, prenez les autres, par pitiĂ©, pour en finir! VI, III Ce dimanche-lĂ , dĂšs huit heures, Souvarine resta seul dans la salle de l'Avantage, Ă sa place accoutumĂ©e, la tĂÂȘte contre le mur. Plus un charbonnier ne savait oĂÂč prendre les deux sous d'une chope, jamais les dĂ©bits n'avaient eu moins de clients. Aussi Mme Rasseneur, immobile au comptoir, gardait-elle un silence irritĂ©; pendant que Rasseneur, debout devant la cheminĂ©e de fonte, semblait suivre, d'un air rĂ©flĂ©chi, la fumĂ©e rousse du charbon. Brusquement, dans cette paix lourde des piĂšces trop chauffĂ©es, trois petits coups secs, tapĂ©s contre une vitre de la fenĂÂȘtre, firent tourner la tĂÂȘte Ă Souvarine. Il se leva, il avait reconnu le signal dont plusieurs fois dĂ©jĂ Etienne s'Ă©tait servi pour l'appeler, lorsqu'il le voyait du dehors fumant sa cigarette, assis Ă une table vide. Mais, avant que le machineur eĂ»t gagnĂ© la porte, Rasseneur l'avait ouverte; et, reconnaissant l'homme qui Ă©tait lĂ , dans la clartĂ© de la fenĂÂȘtre, il lui disait - Est-ce que tu as peur que je ne te vende?... Vous serez mieux pour causer ici que sur la route. Etienne entra. Mme Rasseneur lui offrit poliment une chope, qu'il refusa d'un geste. Le cabaretier ajoutait - Il y a longtemps que j'ai devinĂ© oĂÂč tu te caches. Si j'Ă©tais un mouchard comme tes amis le disent, je t'aurais depuis huit jours envoyĂ© les gendarmes. - Tu n'as pas besoin de te dĂ©fendre, rĂ©pondit le jeune homme, je sais que tu n'as jamais mangĂ© de ce pain-lĂ ... On peut ne pas avoir les mĂÂȘmes idĂ©es et s'estimer tout de mĂÂȘme. Et le silence rĂ©gna de nouveau. Souvarine avait repris sa chaise, le dos Ă la muraille, les yeux perdus sur la fumĂ©e de sa cigarette; mais ses doigts fĂ©briles Ă©taient agitĂ©s d'une inquiĂ©tude, il les promenait le long de ses genoux, cherchant le poil tiĂšde de Pologne, absente ce soir-lĂ ; et c'Ă©tait un malaise inconscient, une chose qui lui manquait, sans qu'il sĂ»t au juste laquelle. Assis de l'autre cĂÂŽtĂ© de la table, Etienne dit enfin - C'est demain que le travail reprend au Voreux. Les Belges sont arrivĂ©s avec le petit NĂ©grel. - Oui, on les a dĂ©barquĂ©s Ă la nuit tombĂ©e, murmura Rasseneur restĂ© debout. Pourvu qu'on ne se tue pas encore! Puis, haussant la voix - Non, vois-tu, je ne veux pas recommencer Ă nous disputer, seulement ça finira par du vilain, si vous vous entĂÂȘtez davantage... Tiens! votre histoire est tout Ă fait celle de ton Internationale. J'ai rencontrĂ© Pluchart avant-hier Ă Lille, oĂÂč j'avais des affaires. Ca se dĂ©traque, sa machine, paraĂt-il. Il donna des dĂ©tails. L'Association, aprĂšs avoir conquis les ouvriers du monde entier, dans un Ă©lan de propagande, dont la bourgeoisie frissonnait encore, Ă©tait maintenant dĂ©vorĂ©e, dĂ©truite un peu chaque jour, par la bataille intĂ©rieure des vanitĂ©s et des ambitions. Depuis que les anarchistes y triomphaient, chassant les Ă©volutionnistes de la premiĂšre heure, tout craquait, le but primitif, la rĂ©forme du salariat, se noyait au milieu du tiraillement des sectes, les cadres savants se dĂ©sorganisaient dans la haine de la discipline. Et dĂ©jĂ l'on pouvait prĂ©voir l'avortement final de cette levĂ©e en masse, qui avait menacĂ© un instant d'emporter d'une haleine la vieille sociĂ©tĂ© pourrie. - Pluchart en est malade, poursuivit Rasseneur. Avec ça, il n'a plus de voix du tout. Pourtant, il parle quand mĂÂȘme, il veut aller parler Ă Paris... Et il m'a rĂ©pĂ©tĂ© Ă trois reprises que notre grĂšve Ă©tait fichue. Etienne, les yeux Ă terre, le laissait tout dire, sans l'interrompre. La veille, il avait causĂ© avec des camarades, il sentait passer sur lui des souffles de rancune et de soupçon, ces premiers souffles de l'impopularitĂ©, qui annoncent la dĂ©faite. Et il demeurait sombre, il ne voulait pas avouer son abattement, en face d'un homme qui lui avait prĂ©dit que la foule le huerait Ă son tour, le jour oĂÂč elle aurait Ă se venger d'un mĂ©compte. - Sans doute la grĂšve est fichue, je le sais aussi bien que Pluchart, reprit-il. Mais c'Ă©tait prĂ©vu, ça. Nous l'avons acceptĂ©e Ă contrecoeur, cette grĂšve, nous ne comptions pas en finir avec la Compagnie... Seulement, on se grise, on se met Ă espĂ©rer des choses, et quand ça tourne mal on oublie qu'on devait s'y attendre, on se lamente et on se dispute comme devant une catastrophe tombĂ©e du ciel. - Alors, demanda Rasseneur, si tu crois la partie perdue, pourquoi ne fais-tu pas entendre raison aux camarades? Le jeune homme le regarda fixement. - Ecoute, en voilĂ assez... Tu as tes idĂ©es, j'ai les miennes. Je suis entrĂ© chez toi, pour te montrer que je t'estime quand mĂÂȘme. Mais je pense toujours que, si nous crevons Ă la peine, nos carcasses d'affamĂ©s serviront plus la cause du peuple que toute ta politique d'homme sage... Ah! si un de ces cochons de soldats pouvait me loger une balle en plein coeur, comme ce serait crĂÂąne de finir ainsi! Ses yeux s'Ă©taient mouillĂ©s, dans ce cri oĂÂč Ă©clatait le secret dĂ©sir du vaincu, le refuge oĂÂč il aurait voulu perdre Ă jamais son tourment. - Bien dit! dĂ©clara Mme Rasseneur, qui, d'un regard, jetait Ă son mari tout le dĂ©dain de ses opinions radicales. Souvarine; les yeux noyĂ©s, tĂÂątonnant de ses mains nerveuses, ne semblait pas avoir entendu. Sa face blonde de fille, au nez mince, aux petites dents pointues, s'ensauvageait dans une rĂÂȘverie mystique, oĂÂč passaient des visions sanglantes. Et il s'Ă©tait mis Ă rĂÂȘver tout haut, il rĂ©pondait Ă une parole de Rasseneur sur l'Internationale, saisie au milieu de la conversation. - Tous sont des lĂÂąches, il n'y avait qu'un homme pour faire de leur machine l'instrument terrible de la destruction. Mais il faudrait vouloir, personne ne veut, et c'est pourquoi la rĂ©volution avortera une fois encore. Il continua, d'une voix de dĂ©goĂ»t, Ă se lamenter sur l'imbĂ©cillitĂ© des hommes, pendant que les deux autres restaient troublĂ©s de ces confidences de somnambule, faites aux tĂ©nĂšbres. En Russie, rien ne marchait, il Ă©tait dĂ©sespĂ©rĂ© des nouvelles qu'il avait reçues. Ses anciens camarades tournaient tous aux politiciens, les fameux nihilistes dont l'Europe tremblait, des fils de pope, des petits bourgeois, des marchands, ne s'Ă©levaient pas au-delĂ de la libĂ©ration nationale, semblaient croire Ă la dĂ©livrance du monde, quand ils auraient tuĂ© le despote; et, dĂšs qu'il leur parlait de raser la vieille humanitĂ© comme une moisson mĂ»re, dĂšs qu'il prononçait mĂÂȘme le mot enfantin de rĂ©publique, if se sentait incompris, inquiĂ©tant, dĂ©classĂ© dĂ©sormais, enrĂÂŽlĂ© parmi les princes ratĂ©s du cosmopolitisme rĂ©volutionnaire. Son coeur de patriote se dĂ©battait pourtant, c'Ă©tait avec une amertume douloureuse qu'il rĂ©pĂ©tait son mot favori - Des bĂÂȘtises!... Jamais ils n'en sortiront, avec leurs bĂÂȘtises! Puis, baissant encore la voix, en phrases amĂšres, il dit son ancien rĂÂȘve de fraternitĂ©. Il n'avait renoncĂ© Ă son rang et Ă sa fortune, il ne s'Ă©tait mis avec les ouvriers, que dans l'espoir de voir se fonder enfin cette sociĂ©tĂ© nouvelle du travail en commun. Tous les sous de ses poches avaient longtemps passĂ© aux galopins du coron, il s'Ă©tait montrĂ© pour les charbonniers d'une tendresse de frĂšre, souriant Ă leur dĂ©fiance, les conquĂ©rant par son air tranquille d'ouvrier exact et peu causeur. Mais, dĂ©cidĂ©ment, la fusion ne se faisait pas, il leur demeurait Ă©tranger, avec son mĂ©pris de tous les liens, sa volontĂ© de se garder brave, en dehors des glorioles et des jouissances. Et il Ă©tait surtout, depuis le matin, exaspĂ©rĂ© par la lecture d'un fait divers qui courait les journaux. Sa voix changea, ses yeux s'Ă©claircirent, se fixĂšrent sur Etienne, et il s'adressa directement Ă lui. - Comprends-tu ça, toi? ces ouvriers chapeliers de Marseille qui ont gagnĂ© le gros lot de cent mille francs, et qui, tout de suite, ont achetĂ© de la rente, en dĂ©clarant qu'ils allaient vivre sans rien faire!... Oui, c'est votre idĂ©e, Ă vous tous, les ouvriers français, dĂ©terrer un trĂ©sor, pour le manger seul ensuite, dans un coin d'Ă©goĂÂŻsme et de fainĂ©antise. Vous avez beau crier contre les riches, le courage vous manque de rendre aux pauvres l'argent que la fortune vous envoie... Jamais vous ne serez dignes du bonheur, tant que vous aurez quelque chose Ă vous, et que votre haine des bourgeois viendra uniquement de votre besoin enragĂ© d'ĂÂȘtre des bourgeois Ă leur place. Rasseneur Ă©clata de rire, l'idĂ©e que les deux ouvriers de Marseille auraient dĂ» renoncer au gros lot lui semblait stupide. Mais Souvarine blĂÂȘmissait, son visage dĂ©composĂ© devenait effrayant, dans une de ces colĂšres religieuses qui exterminent les peuples. Il cria - Vous serez tous fauchĂ©s, culbutĂ©s, jetĂ©s Ă la pourriture. Il naĂtra, celui qui anĂ©antira votre race de poltrons et de jouisseurs. Et, tenez! vous voyez mes mains, si mes mains le pouvaient, elles prendraient la terre comme ça, elles la secoueraient jusqu'Ă la casser en miettes, pour que vous restiez tous sous les dĂ©combres. - Bien dit! rĂ©pĂ©ta Mme Rasseneur, de son air poli et convaincu. Il se fit encore un silence. Puis, Etienne reparla des ouvriers du Borinage. Il questionnait Souvarine sur les dispositions qu'on avait prises, au Voreux. Mais le machineur, retombĂ© dans sa prĂ©occupation, rĂ©pondait Ă peine, savait seulement qu'on devait distribuer des cartouches aux soldats qui gardaient la fosse; et l'inquiĂ©tude nerveuse de ses doigts sur ses genoux s'aggravait Ă un tel point, qu'il finit par avoir conscience de ce qui leur manquait, le poil doux et calmant du lapin familier. - OĂÂč donc est Pologne? demanda-t-il. Le cabaretier eut un nouveau rire, en regardant sa femme. AprĂšs une courte gĂÂȘne, il se dĂ©cida. - Pologne? elle est au chaud. Depuis son aventure avec Jeanlin, la grosse lapine, blessĂ©e sans doute, n'avait plus fait que des lapins morts; et, pour ne pas nourrir une bouche inutile, on s'Ă©tait rĂ©signĂ©, le jour mĂÂȘme, Ă l'accommoder aux pommes de terre. - Oui, tu en as mangĂ© une cuisse ce soir... Hein? tu t'en es lĂ©chĂ© les doigts! Souvarine n'avait pas compris d'abord. Puis, il devint trĂšs pĂÂąle, une nausĂ©e contracta son menton; tandis que, malgrĂ© sa volontĂ© de stoĂÂŻcisme, deux grosses larmes gonflaient ses paupiĂšres. Mais on n'eut pas le temps de remarquer cette Ă©motion, la porte s'Ă©tait brutalement ouverte, et Chaval avait paru, poussant devant lui Catherine. AprĂšs s'ĂÂȘtre grisĂ© de biĂšre et de fanfaronnades dans tous les cabarets de Montsou, l'idĂ©e lui Ă©tait venue d'aller Ă l'Avantage montrer aux anciens amis qu'il n'avait pas peur. Il entra, en disant Ă sa maĂtresse - Nom de Dieu! je te dis que tu vas boire une chope lĂ -dedans, je casse la gueule au premier qui me regarde de travers! Catherine, Ă la vue d'Etienne, saisie, restait toute blanche. Quand il l'eut aperçu Ă son tour, Chaval ricana d'un air mauvais. - Madame Rasseneur, deux chopes! Nous arrosons la reprise du travail. Sans une parole, elle versa, en femme qui ne refusait sa biĂšre Ă personne. Un silence s'Ă©tait fait, ni le cabaretier, ni les deux autres n'avaient bougĂ© de leur place. - J'en connais qui ont dit que j'Ă©tais un mouchard, reprit Chaval arrogant, et j'attends que ceux-lĂ me le rĂ©pĂštent un peu en face, pour qu'on s'explique Ă la fin. Personne ne rĂ©pondit, les hommes tournaient la tĂÂȘte, regardaient vaguement les murs. - Il y a les feignants, et il y a les pas feignants, continua-t-il plus haut. Moi je n'ai rien Ă cacher, j'ai quittĂ© la sale baraque Ă Deneulin, je descends demain au Voreux avec douze Belges, qu'on m'a donnĂ©s Ă conduire, parce qu'on m'estime. Et, si ça contrarie quelqu'un, il peut le dire, nous en causerons. Puis, comme le mĂÂȘme silence dĂ©daigneux accueillait ses provocations, il s'emporta contre Catherine. - Veux-tu boire, nom de Dieu!... Trinque avec moi Ă la crevaison de tous les salauds qui refusent de travailler! Elle trinqua, mais d'une main si tremblante, qu'on entendit le tintement lĂ©ger des deux verres. Lui, maintenant, avait tirĂ© de sa poche une poignĂ©e de monnaie blanche, qu'il Ă©talait par une ostentation d'ivrogne, en disant que c'Ă©tait avec sa sueur qu'on gagnait ça, et qu'il dĂ©fiait les feignants de montrer dix sous. L'attitude des camarades l'exaspĂ©rait, il en arriva aux insultes directes. - Alors, c'est la nuit que les taupes sortent? Il faut que les gendarmes dorment pour qu'on rencontre les brigands? Etienne s'Ă©tait levĂ©, trĂšs calme, rĂ©solu. - Ecoute, tu m'embĂÂȘtes... Oui, tu es un mouchard, ton argent pue encore quelque traĂtrise, et ça me dĂ©goĂ»te de toucher Ă ta peau de vendu. N'importe! je suis ton homme, il y a assez longtemps que l'un des deux doit manger l'autre. Chaval serra les poings. - Allons donc! il faut t'en dire pour t'Ă©chauffer, bougre de lĂÂąche!... Toi tout seul, je veux bien! et tu vas me payer les cochonneries qu'on m'a faites! Les bras suppliants, Catherine s'avançait entre eux; mais ils n'eurent pas la peine de la repousser, elle sentit la nĂ©cessitĂ© de la bataille, elle recula d'elle-mĂÂȘme, lentement. Debout, contre le mur, elle demeura muette, si paralysĂ©e d'angoisse, qu'elle ne frissonnait plus, les yeux grands ouverts sur ces deux hommes qui allaient se tuer pour elle. Mme Rasseneur, simplement, enlevait les chopes de son comptoir, de peur qu'elles ne fussent cassĂ©es. Puis, elle se rassit sur la banquette, sans tĂ©moigner de curiositĂ© malsĂ©ante. On ne pouvait pourtant laisser deux anciens camarades s'Ă©gorger ainsi. Rasseneur s'entĂÂȘtait Ă intervenir, et il fallut que Souvarine le prĂt par une Ă©paule, le ramenĂÂąt prĂšs de la table, en disant - Ca ne te regarde pas... Il y en a un de trop, c'est au plus fort de vivre. DĂ©jĂ , sans attendre l'attaque, Chaval lançait dans le vide ses poings fermĂ©s. Il Ă©tait le plus grand, dĂ©gingandĂ©, visant Ă la figure, par de furieux coups de taille, des deux bras, l'un aprĂšs l'autre, comme s'il eĂ»t manoeuvrĂ© une paire de sabres. Et il causait toujours, il posait pour la galerie, avec des bordĂ©es d'injures, qui l'excitaient. - Ah! sacrĂ© marlou, j'aurai ton nez! C'est ton nez que je veux me foutre quelque part!... Donne donc ta gueule, miroir Ă putains, que j'en fasse de la bouillie pour les cochons, et nous verrons aprĂšs si les garces de femmes courent aprĂšs toi! Muet, les dents serrĂ©es, Etienne se ramassait dans sa petite taille, jouant le jeu correct, la poitrine et la face couvertes de ses deux poings; et il guettait, il les dĂ©tendait avec une raideur de ressorts, en terribles coups de pointe. D'abord, ils ne se firent pas grand mal. Les moulinets tapageurs de l'un, l'attente froide de l'autre, prolongeaient la lutte. Une chaise fut renversĂ©e, leurs gros souliers Ă©crasaient le sable blanc, semĂ© sur les dalles. Mais ils s'essoufflĂšrent Ă la longue, on entendit le ronflement de leur haleine, tandis que leur face rouge se gonflait comme d'un brasier intĂ©rieur, dont on voyait les flammes, par les trous clairs de leurs yeux. - TouchĂ©! hurla Chaval, atout sur ta carcasse! En effet, son poing, pareil Ă un flĂ©au lancĂ© de biais, avait labourĂ© l'Ă©paule de son adversaire. Celui-ci retint un grognement de douleur, il n'y eut qu'un bruit mou, la sourde meurtrissure des muscles. Et il rĂ©pondit par un coup droit en pleine poitrine, qui aurait dĂ©foncĂ© l'autre, s'il ne s'Ă©tait garĂ©, dans ses continuels sauts de chĂšvre. Pourtant, le coup l'atteignit au flanc gauche, si rudement encore, qu'il chancela, la respiration coupĂ©e. Une rage le prit, de sentir ses bras mollir dans la souffrance, et il rua comme une bĂÂȘte, il visa le ventre pour le crever du talon. - Tiens! Ă tes tripes! bĂ©gaya-t-il de sa voix Ă©tranglĂ©e. Faut que je les dĂ©vide au soleil! Etienne Ă©vita le coup, si indignĂ© de cette infraction aux rĂšgles d'un combat loyal, qu'il sortit de son silence. - Tais-toi donc, brute! Et pas les pieds, nom de Dieu! ou je prends une chaise pour t'assommer! Alors, la bataille s'aggrava. Rasseneur, rĂ©voltĂ©, serait intervenu de nouveau, sans le regard sĂ©vĂšre de sa femme, qui le maintenait est-ce que deux clients n'avaient pas le droit de rĂ©gler une affaire chez eux? Il s'Ă©tait mis simplement devant la cheminĂ©e, car il craignait de les voir se culbuter dans le feu. Souvarine, de son air paisible, avait roulĂ© une cigarette, qu'il oubliait cependant d'allumer. Contre le mur, Catherine restait immobile; ses mains seules, inconscientes, venaient de monter Ă sa taille; et, lĂ , elles s'Ă©taient tordues, elles arrachaient l'Ă©toffe de sa robe, dans des crispations rĂ©guliĂšres. Tout son effort Ă©tait de ne pas crier, de ne pas en tuer un, en criant sa prĂ©fĂ©rence, si Ă©perdue d'ailleurs, qu'elle ne savait mĂÂȘme plus qui elle prĂ©fĂ©rait. BientĂÂŽt, Chaval s'Ă©puisa, inondĂ© de sueur, tapant au hasard. MalgrĂ© sa colĂšre, Etienne continuait Ă se couvrir, parait presque tous les coups, dont quelques-uns l'Ă©raflaient. Il eut l'oreille fendue, un ongle lui emporta un lambeau du cou, et dans une telle cuisson, qu'il jura Ă son tour, en lançant un de ses terribles coups droits. Une fois encore, Chaval gara sa poitrine d'un saut; mais il s'Ă©tait baissĂ©, le poing l'atteignit au visage, Ă©crasa le nez enfonça un oeil. Tout de suite, un jet de sang partit des narines, l'oeil enfla, se tumĂ©fia, bleuĂÂątre. Et le misĂ©rable, aveuglĂ© par ce flot rouge, Ă©tourdi de l'Ă©branlement de son crĂÂąne, battait l'air de ses bras Ă©garĂ©s, lorsqu'un autre coup, en pleine poitrine enfin, l'acheva. Il y eut un craquement, il tomba sur le dos, de la chute lourde d'un sac de plĂÂątre qu'on dĂ©charge. Etienne attendit. - RelĂšve-toi. Si tu en veux encore, nous allons recommencer. Sans rĂ©pondre, Chaval, aprĂšs quelques secondes d'hĂ©bĂ©tement, se remua par terre, dĂ©tira ses membres. Il se ramassait avec peine, il resta un instant sur les genoux, en boule, faisant de sa main, au fond de sa poche, une besogne qu'on ne voyait pas. Puis, quand il fut debout, il se rua de nouveau, la gorge gonflĂ©e d'un hurlement sauvage. Mais Catherine avait vu; et, malgrĂ© elle, un grand cri lui sortit du coeur et l'Ă©tonna, comme l'aveu d'une prĂ©fĂ©rence ignorĂ©e d'elle-mĂÂȘme. - Prends garde! il a son couteau! Etienne n'avait eu que le temps de parer le premier coup avec son bras. La laine du tricot fut coupĂ©e par l'Ă©paisse lame, une de ces lames qu'une virole de cuivre fixe dans un manche de buis. DĂ©jĂ , il avait saisi le poignet de Chaval, une lutte effrayante s'engagea, lui se sentant perdu s'il lĂÂąchait, l'autre donnant des secousses, pour se dĂ©gager et frapper. L'arme s'abaissait peu Ă peu, leurs membres raidis se fatiguaient, deux fois Etienne eut la sensation froide de l'acier contre sa peau; et il dut faire un effort suprĂÂȘme, il broya le poignet dans une telle Ă©treinte, que le couteau glissa de la main ouverte. Tous deux s'Ă©taient jetĂ©s par terre, ce fut lui qui le ramassa, qui le brandit Ă son tour. Il tenait Chaval renversĂ© sous son genou, il menaçait de lui ouvrir la gorge. - Ah! nom de Dieu de traĂtre, tu vas y passer! Une voix abominable, en lui, l'assourdissait. Cela montait de ses entrailles, battait dans sa tĂÂȘte Ă coups de marteau, une brusque folie du meurtre, un besoin de goĂ»ter au sang. Jamais la crise ne l'avait secouĂ© ainsi. Pourtant, il n'Ă©tait pas ivre. Et il luttait contre le mal hĂ©rĂ©ditaire, avec le frisson dĂ©sespĂ©rĂ© d'un furieux d'amour qui se dĂ©bat au bord du viol. Il finit par se vaincre, il lança le couteau derriĂšre lui, en balbutiant d'une voix rauque - RelĂšve-toi, va-t'en! Cette fois, Rasseneur s'Ă©tait prĂ©cipitĂ©, mais sans trop oser se risquer entre eux, dans la crainte d'attraper un mauvais coup. Il ne voulait pas qu'on s'assassinĂÂąt chez lui, il se fĂÂąchait si fort, que sa femme, toute droite au comptoir, lui faisait remarquer qu'il criait toujours trop tĂÂŽt. Souvarine, qui avait failli recevoir le couteau dans les jambes, se dĂ©cidait Ă allumer sa cigarette. C'Ă©tait donc fini? Catherine regardait encore, stupide devant les deux hommes, vivants l'un et l'autre. - Va-t'en! rĂ©pĂ©ta Etienne, va-t'en ou je t'achĂšve! Chaval se releva, essuya d'un revers de main le sang qui continuait Ă lui couler du nez; et, la mĂÂąchoire barbouillĂ©e de rouge, l'oeil meurtri, il s'en alla en traĂnant les jambes, dans la rage de sa dĂ©faite. Machinalement, Catherine le suivit. Alors, il se redressa, sa haine Ă©clata en un flot d'ordures. - Ah! non, ah! non, puisque c'est lui que tu veux, couche avec lui, sale rosse! Et ne refous pas les pieds chez moi, si tu tiens Ă ta peau! Il fit claquer violemment la porte. Un grand silence rĂ©gna dans la salle tiĂšde, oĂÂč l'on entendit le petit ronflement de la houille. Par terre, il ne restait que la chaise renversĂ©e et qu'une pluie de sang, dont le sable des dalles buvait les gouttes. VI, IV Quand ils furent sortis de chez Rasseneur, Etienne et Catherine marchĂšrent en silence. Le dĂ©gel commençait, un dĂ©gel froid et lent, qui salissait la neige sans la fondre. Dans le ciel livide, on devinait la lune pleine, derriĂšre de grands nuages, des haillons noirs qu'un vent de tempĂÂȘte roulait furieusement, trĂšs haut; et, sur la terre, aucune haleine ne soufflait, on n'entendait que l'Ă©gouttement des toitures, d'oĂÂč tombaient des paquets blancs, d'une chute molle. Etienne, embarrassĂ© de cette femme qu'on lui donnait, ne trouvait rien Ă dire, dans son malaise. L'idĂ©e de la prendre et de la cacher avec lui, Ă RĂ©quillart, lui semblait absurde. Il avait voulu la conduire au coron, chez ses parents; mais elle s'y Ă©tait refusĂ©e, d'un air de terreur non, non, tout plutĂÂŽt que de se remettre Ă leur charge, aprĂšs les avoir quittĂ©s si vilainement! Et ni l'un ni l'autre ne parlaient plus, ils piĂ©tinaient au hasard, par les chemins qui se changeaient en fleuves de boue. D'abord, ils Ă©taient descendus vers le Voreux; puis ils tournĂšrent Ă droite, ils passĂšrent entre le terri et le canal. - Il faut pourtant que tu couches quelque part, dit-il enfin. Moi, si j'avais seulement une chambre, je t'emmĂšnerais bien... Mais un accĂšs de timiditĂ© singuliĂšre l'interrompit. Leur passĂ© lui revenait, leurs gros dĂ©sirs d'autrefois, et les dĂ©licatesses, et les hontes qui les avaient empĂÂȘchĂ©s d'aller ensemble. Est-ce qu'il voulait toujours d'elle, pour se sentir si troublĂ©, peu Ă peu chauffĂ© au coeur d'une envie nouvelle? Le souvenir des gifles qu'elle lui avait allongĂ©es, Ă Gaston-Marie, l'excitait maintenant, au lieu de l'emplir de rancune. Et il restait surpris, l'idĂ©e de la prendre Ă RĂ©quillart devenait toute naturelle et d'une exĂ©cution facile. - Voyons, dĂ©cide-toi, oĂÂč veux-tu que je te mĂšne?... Tu me dĂ©testes donc bien, que tu refuses de te mettre avec moi? Elle le suivait lentement, retardĂ©e par les glissades pĂ©nibles de ses sabots dans les orniĂšres; et, sans lever la tĂÂȘte, elle murmura - J'ai assez de peine, mon Dieu! ne m'en fais pas davantage. A quoi ça nous avancerait-il, ce que tu demandes, aujourd'hui que j'ai un galant et que tu as toi-mĂÂȘme une femme? C'Ă©tait de la Mouquette dont elle parlait. Elle le croyait avec cette fille, comme le bruit en courait depuis quinze jours; et, quand il lui jura que non, elle hocha la tĂÂȘte, elle rappela le soir oĂÂč elle les avait vus se baiser Ă pleine bouche. - Est-ce dommage, toutes ces bĂÂȘtises? reprit-il Ă mi-voix, en s'arrĂÂȘtant. Nous nous serions si bien entendus! Elle eut un petit frisson, elle rĂ©pondit - Va, ne regrette rien, tu ne perds pas grand-chose, si tu savais quelle patraque je suis, guĂšre plus grosse que deux sous de beurre, si mal fichue que je ne deviendrai jamais une femme, bien sĂ»r! Et elle continua librement, elle s'accusait comme d'une faute de ce long retard de sa pubertĂ©. Cela, malgrĂ© l'homme qu'elle avait eu, la diminuait, la relĂ©guait parmi les gamines. On a une excuse encore, lorsqu'on peut faire un enfant. - Ma pauvre petite! dit tout bas Etienne, saisi d'une grande pitiĂ©. Ils Ă©taient au pied du terri, cachĂ©s dans l'ombre du tas Ă©norme. Un nuage d'encre passait justement sur la lune, ils ne distinguaient mĂÂȘme plus leurs visages, et leurs souffles se mĂÂȘlaient, leurs lĂšvres se cherchaient, pour ce baiser dont le dĂ©sir les avait tourmentĂ©s pendant des mois. Mais, brusquement, la lune reparut, ils virent au-dessus d'eux, en haut des roches blanches de lumiĂšre, la sentinelle dĂ©tachĂ©e du Voreux, toute droite. Et, sans qu'ils se fussent baisĂ©s enfin, une pudeur les sĂ©para, cette pudeur ancienne oĂÂč il y avait de la colĂšre, une vague rĂ©pugnance et beaucoup d'amitiĂ©. Ils repartirent pesamment, dans le gĂÂąchis jusqu'aux chevilles. - C'est dĂ©cidĂ©, tu ne veux pas? demanda Etienne. - Non, dit-elle. Toi, aprĂšs Chaval, hein? et, aprĂšs toi, un autre... Non, ça me dĂ©goĂ»te, je n'y ai aucun plaisir, pour quoi faire alors? Ils se turent, marchĂšrent une centaine de pas, sans Ă©changer un mot. - Sais-tu oĂÂč tu vas au moins? reprit-il. Je ne puis te laisser dehors par une nuit pareille. Elle rĂ©pondit simplement - Je rentre, Chaval est mon homme, je n'ai pas Ă coucher ailleurs que chez lui. - Mais il t'assommera de coups! Le silence recommença. Elle avait eu un haussement d'Ă©paules rĂ©signĂ©. Il la battrait, et quand il serait las de la battre, il s'arrĂÂȘterait ne valait-il pas mieux ça, que de rouler les chemins comme une gueuse? Puis, elle s'habituait aux gifles, elle disait, pour se consoler, que, sur dix filles, huit ne tombaient pas mieux qu'elle. Si son galant l'Ă©pousait un jour, ce serait tout de mĂÂȘme bien gentil de sa part. Etienne et Catherine s'Ă©taient dirigĂ©s machinalement vers Montsou, et Ă mesure qu'ils s'en approchaient, leurs silences devenaient plus longs. C'Ă©tait comme s'ils n'avaient dĂ©jĂ plus Ă©tĂ© ensemble. Lui, ne trouvait rien pour la convaincre, malgrĂ© le gros chagrin qu'il Ă©prouvait Ă la voir retourner avec Chaval. Son coeur se brisait, il n'avait guĂšre mieux Ă offrir, une existence de misĂšre et de fuite, une nuit sans lendemain, si la balle d'un soldat lui cassait la tĂÂȘte. Peut-ĂÂȘtre, en effet, Ă©tait-ce plus sage de souffrir ce qu'on souffrait, sans tenter une autre souffrance. Et il la reconduisait chez son galant, la tĂÂȘte basse, et il n'eut pas de protestation, lorsque, sur la grande route, elle l'arrĂÂȘta au coin des Chantiers, Ă vingt mĂštres de l'estaminet Piquette, en disant - Ne viens pas plus loin. S'il te voyait, ça ferait encore du vilain. Onze heures sonnaient Ă l'Ă©glise, l'estaminet Ă©tait fermĂ©, mais des lueurs passaient par les fentes. - Adieu, murmura-t-elle. Elle lui avait donnĂ© sa main, il la gardait, et elle dut la retirer pĂ©niblement, d'un lent effort, pour le quitter. Sans retourner la tĂÂȘte, elle rentra par la petite porte, avec sa loquette. Mais lui ne s'Ă©loignait point, debout Ă la mĂÂȘme place, les yeux sur la maison, anxieux de ce qui se passait lĂ . Il tendait l'oreille, il tremblait d'entendre des hurlements de femme battue. La maison demeurait noire et silencieuse, il vit seulement s'Ă©clairer une fenĂÂȘtre du premier Ă©tage; et, comme cette fenĂÂȘtre s'ouvrait et qu'il reconnaissait l'ombre mince qui se penchait sur la route, il s'avança. Catherine, alors, souffla d'une voix trĂšs basse - Il n'est pas rentrĂ©, je me couche... Je t'en supplie, va-t'en! Etienne s'en alla. Le dĂ©gel augmentait, un ruissellement d'averse tombait des toitures, une sueur d'humiditĂ© coulait des murailles, des palissades, de toutes les masses confuses de ce faubourg industriel, perdues dans la nuit. D'abord, il se dirigea vers RĂ©quillart, malade de fatigue et de tristesse, n'ayant plus que le besoin de disparaĂtre sous la terre, de s'y anĂ©antir. Puis, l'idĂ©e du Voreux le reprit, il songeait aux ouvriers belges qui allaient descendre, aux camarades du coron exaspĂ©rĂ©s contre les soldats, rĂ©solus Ă ne pas tolĂ©rer des Ă©trangers dans leur fosse. Et il longea de nouveau le canal, au milieu des flaques de neige fondue. Comme il se retrouvait prĂšs du terri, la lune se montra trĂšs claire. Il leva les yeux, regarda le ciel, oĂÂč passait le galop des nuages, sous les coups de fouet du grand vent qui soufflait lĂ -haut; mais ils blanchissaient, ils s'effiloquaient, plus minces, d'une transparence brouillĂ©e d'eau trouble sur la face de la lune; et ils se succĂ©daient si rapides que l'astre, voilĂ© par moments, reparaissait sans cesse dans sa limpiditĂ©. Le regard empli de cette clartĂ© pure, Etienne baissait la tĂÂȘte, lorsqu'un spectacle, au sommet du terri, l'arrĂÂȘta. La sentinelle, raidie par le froid, s'y promenait maintenant, faisant vingt-cinq pas tournĂ©e vers Marchiennes, puis revenait tournĂ©e vers Montsou. On voyait la flamme blanche de la baĂÂŻonnette, au-dessus de cette silhouette noire, qui se dĂ©coupait nettement dans la pĂÂąleur du ciel. Et ce qui intĂ©ressait le jeune homme, c'Ă©tait, derriĂšre la cabane oĂÂč s'abritait Bonnemort pendant les nuits de tempĂÂȘte, une ombre mouvante, une bĂÂȘte rampante et aux aguets, qu'il reconnut tout de suite pour Jeanlin, Ă son Ă©chine de fouine, longue et dĂ©sossĂ©e. La sentinelle ne pouvait l'apercevoir, ce brigand d'enfant prĂ©parait Ă coup sĂ»r une farce, car il ne dĂ©colĂ©rait pas contre les soldats, il demandait quand on serait dĂ©barrassĂ© de ces assassins, qu'on envoyait avec des fusils tuer le monde. Un instant, Etienne hĂ©sita Ă l'appeler, pour l'empĂÂȘcher de faire quelque bĂÂȘtise. La lune s'Ă©tait cachĂ©e, il l'avait vu se ramasser sur lui-mĂÂȘme, prĂÂȘt Ă bondir; mais la lune reparaissait, et l'enfant restait accroupi. A chaque tour, la sentinelle s'avançait jusqu'Ă la cabane, puis tournait le dos et repartait. Et, brusquement, comme un nuage jetait ses tĂ©nĂšbres, Jeanlin sauta sur les Ă©paules du soldat, d'un bond Ă©norme de chat sauvage, s'y agrippa de ses griffes, lui enfonça dans la gorge son couteau grand ouvert. Le col de crin rĂ©sistait, il dut appuyer des deux mains sur le manche, s'y pendre de tout le poids de son corps. Souvent, il avait saignĂ© des poulets, qu'il surprenait derriĂšre les fermes. Cela fut si rapide, qu'il y eut seulement dans la nuit un cri Ă©touffĂ©, pendant que le fusil tombait avec un bruit de ferraille. DĂ©jĂ , la lune, trĂšs blanche, luisait. Immobile de stupeur, Etienne regardait toujours. L'appel s'Ă©tranglait au fond de sa poitrine. En haut, le terri Ă©tait vide, aucune ombre ne se dĂ©tachait plus sur la fuite effarĂ©e des nuages. Et il monta au pas de course, il trouva Jeanlin Ă quatre pattes, devant le cadavre, Ă©talĂ© en arriĂšre, les bras Ă©largis. Dans la neige, sous la clartĂ© limpide, le pantalon rouge et la capote grise tranchaient durement. Pas une goutte de sang n'avait coulĂ©, le couteau Ă©tait encore dans la gorge, jusqu'au manche. D'un coup de poing, irraisonnĂ©, furieux, il abattit l'enfant prĂšs du corps. - Pourquoi as-tu fait ça? bĂ©gayait-il Ă©perdu. Jeanlin se ramassa, se traĂna sur les mains, avec le renflement fĂ©lin de sa maigre Ă©chine; et ses larges oreilles, ses yeux verts, ses mĂÂąchoires saillantes, frĂ©missaient et flambaient, dans la secousse de son mauvais coup. - Nom de Dieu! pourquoi as-tu fait ça? - Je ne sais pas, j'en avais envie. Il se buta Ă cette rĂ©ponse. Depuis trois jours, il en avait envie. Ca le tourmentait, la tĂÂȘte lui en faisait du mal, lĂ , derriĂšre les oreilles, tellement il y pensait. Est-ce qu'on avait Ă se gĂÂȘner, avec ces cochons de soldats qui embĂÂȘtaient les charbonniers chez eux? Des discours violents dans la forĂÂȘt, des cris de dĂ©vastation et de mort hurlĂ©s au travers des fosses, cinq ou six mots lui Ă©taient restĂ©s, qu'il rĂ©pĂ©tait en gamin jouant Ă la rĂ©volution. Et il n'en savait pas davantage, personne ne l'avait poussĂ©, ça lui Ă©tait venu tout seul, comme lui venait l'envie de voler des oignons dans un champ. Etienne, Ă©pouvantĂ© de cette vĂ©gĂ©tation sourde du crime au fond de ce crĂÂąne d'enfant, le chassa encore, d'un coup de pied, ainsi qu'une bĂÂȘte inconsciente. Il tremblait que le poste du Voreux n'eĂ»t entendu le cri Ă©touffĂ© de la sentinelle, il jetait un regard vers la fosse, chaque fois que la lune se dĂ©couvrait. Mais rien n'avait bougĂ©, et il se pencha, il tĂÂąta les mains peu Ă peu glacĂ©es, il Ă©couta le coeur, arrĂÂȘtĂ© sous la capote. On ne voyait, du couteau, que le manche d'os, oĂÂč la devise galante, ce mot simple "Amour", Ă©tait gravĂ©e en lettres noires. Ses yeux allĂšrent de la gorge au visage. Brusquement, il reconnut le petit soldat c'Ă©tait Jules, la recrue, avec qui il avait causĂ©, un matin. Et une grande pitiĂ© le saisit, en face de cette douce figure blonde, criblĂ©e de taches de rousseur. Les yeux bleus, largement ouverts, regardaient le ciel, de ce regard fixe dont il lui avait vu chercher Ă l'horizon le pays natal. OĂÂč se trouvait-il, ce Plogof, qui lui apparaissait dans un Ă©blouissement de soleil? LĂ -bas, lĂ -bas. La mer hurlait au loin, par cette nuit d'ouragan. Ce vent qui passait si haut, avait peut-ĂÂȘtre soufflĂ© sur la lande. Deux femmes Ă©taient debout, la mĂšre, la soeur, tenant leurs coiffes emportĂ©es, regardant, elles aussi, comme si elles avaient pu voir ce que faisait Ă cette heure le petit, au-delĂ des lieues qui les sĂ©paraient. Elles l'attendraient toujours, maintenant. Quelle abominable chose, de se tuer entre pauvres diables, pour les riches! Mais il fallait faire disparaĂtre ce cadavre. Etienne songea d'abord Ă le jeter dans le canal. La certitude qu'on l'y trouverait, l'en dĂ©tourna. Alors, son anxiĂ©tĂ© devint extrĂÂȘme, les minutes pressaient, quelle dĂ©cision prendre? Il eut une soudaine inspiration s'il pouvait porter le corps jusqu'Ă RĂ©quillart, il saurait l'y enfouir Ă jamais. - Viens ici, dit-il Ă Jeanlin. L'enfant se mĂ©fiait. - Non, tu veux me battre. Et puis, j'ai des affaires. Bonsoir. En effet, il avait donnĂ© rendez-vous Ă BĂ©bert et Ă Lydie, dans une cachette, un trou mĂ©nagĂ© sous la provision des bois, au Voreux. C'Ă©tait toute une grosse partie, de dĂ©coucher, pour en ĂÂȘtre, si l'on cassait les os des Belges Ă coups de pierres, quand ils descendraient. - Ecoute, rĂ©pĂ©ta Etienne, viens ici, ou j'appelle les soldats, qui te couperont la tĂÂȘte. Et, comme Jeanlin se dĂ©cidait, il roula son mouchoir, en banda fortement le cou du soldat, sans retirer le couteau, qui empĂÂȘchait le sang de couler. La neige fondait, il n'y avait, sur le sol, ni flaque rouge, ni piĂ©tinement de lutte. - Prends les jambes. Jeanlin prit les jambes, Etienne empoigna les Ă©paules aprĂšs avoir attachĂ© le fusil derriĂšre son dos; et tous deux, lentement, descendirent le terri, en tĂÂąchant de ne pas faire dĂ©bouler les roches. Heureusement, la lune s'Ă©tait voilĂ©e. Mais, comme ils filaient le long du canal, elle reparut trĂšs claire ce fut miracle si le poste ne les vit pas. Silencieux, ils se hĂÂątaient, gĂÂȘnĂ©s par le ballottement du cadavre, obligĂ©s de le poser Ă terre tous les cent mĂštres. Au coin de la ruelle de RĂ©quillart, un bruit les glaça, ils n'eurent que le temps de se cacher derriĂšre un mur, pour Ă©viter une patrouille. Plus loin, un homme les surprit, mais il Ă©tait ivre, il s'Ă©loigna en les injuriant. Et ils arrivĂšrent enfin Ă l'ancienne fosse, couverts de sueur, si bouleversĂ©s, que leurs dents claquaient. Etienne s'Ă©tait bien doutĂ© qu'il ne serait pas commode de faire passer le soldat par le goyot des Ă©chelles. Ce fut une besogne atroce. D'abord, il fallut que Jeanlin, restĂ© en haut, laissĂÂąt glisser le corps, pendant que lui, pendu aux broussailles, l'accompagnait, pour l'aider Ă franchir les deux premiers paliers, oĂÂč des Ă©chelons se trouvaient rompus. Ensuite, Ă chaque Ă©chelle, il dut recommencer la mĂÂȘme manoeuvre, descendre en avant, puis le recevoir dans ses bras; et il eut ainsi trente Ă©chelles, deux cent dix mĂštres, Ă le sentir tomber continuellement sur lui. Le fusil raclait son Ă©chine, il n'avait pas voulu que l'enfant allĂÂąt chercher le bout de chandelle, qu'il gardait en avare. A quoi bon? la lumiĂšre les embarrasserait, dans ce boyau Ă©troit. Pourtant, lorsqu'ils furent arrivĂ©s Ă la salle d'accrochage, hors d'haleine, il envoya le petit prendre la chandelle. Il s'Ă©tait assis, il l'attendait au milieu des tĂ©nĂšbres, prĂšs du corps, le coeur battant Ă grands coups. DĂšs que Jeanlin reparut avec de la lumiĂšre, Etienne le consulta, car l'enfant avait fouillĂ© ces anciens travaux, jusqu'aux fentes oĂÂč les hommes ne pouvaient passer Ils repartirent, ils traĂnĂšrent le mort prĂšs d'un kilomĂštre, par un dĂ©dale de galeries en ruine. Enfin, le toit s'abaissa, ils se trouvaient agenouillĂ©s, sous une roche Ă©bouleuse, que soutenaient des bois Ă demi rompus. C'Ă©tait une sorte de caisse longue, oĂÂč ils couchĂšrent le petit soldat comme dans un cercueil; ils dĂ©posĂšrent le fusil contre son flanc; puis, Ă grands coups de talon, ils achevĂšrent de casser les bois, au risque d'y rester eux-mĂÂȘmes. Tout de suite, la roche se fendit, ils eurent Ă peine le temps de ramper sur les coudes et sur les genoux. Lorsque Etienne se retourna, pris du besoin de voir, l'affaissement du toit continuait, Ă©crasait lentement le corps, sous la poussĂ©e Ă©norme. Et il n'y eut plus rien, rien que la masse profonde de la terre. Jeanlin, de retour chez lui, dans son coin de caverne scĂ©lĂ©rate, s'Ă©tala sur le foin, en murmurant, brisĂ© de lassitude - Zut! les mioches m'attendront, je vais dormir une heure. Etienne avait soufflĂ© la chandelle, dont il ne restait qu'un petit bout. Lui aussi Ă©tait courbaturĂ©, mais il n'avait pas sommeil, des pensĂ©es douloureuses de cauchemar tapaient comme des marteaux dans son crĂÂąne. Une seule bientĂÂŽt demeura, torturante, le fatiguant d'une interrogation Ă laquelle il ne pouvait rĂ©pondre pourquoi n'avait-il pas frappĂ© Chaval, quand il le tenait sous le couteau? et pourquoi cet enfant venait-il d'Ă©gorger un soldat, dont il ignorait mĂÂȘme le nom? Cela bousculait ses croyances rĂ©volutionnaires, le courage de tuer, le droit de tuer. Etait-ce donc qu'il fĂ»t lĂÂąche? Dans le foin, l'enfant s'Ă©tait mis Ă ronfler, d'un ronflement d'homme soĂ»l, comme s'il eĂ»t cuvĂ© l'ivresse de son meurtre. Et, rĂ©pugnĂ©, irritĂ©, Etienne souffrait de le savoir lĂ , de l'entendre. Tout d'un coup, il tressaillit, le souffle de la peur lui avait passĂ© sur la face. Un frĂÂŽlement lĂ©ger, un sanglot lui semblait ĂÂȘtre sorti des profondeurs de la terre. L'image du petit soldat, couchĂ© lĂ -bas avec son fusil, sous les roches, lui glaça le dos et fit dresser ses cheveux. C'Ă©tait imbĂ©cile, toute la mine s'emplissait de voix, il dut rallumer la chandelle, il ne se calma qu'en revoyant le vide des galeries, Ă cette clartĂ© pĂÂąle. Pendant un quart d'heure encore, il rĂ©flĂ©chit, toujours ravagĂ© par la mĂÂȘme lutte, les yeux fixĂ©s sur cette mĂšche qui brĂ»lait. Mais il y eut un grĂ©sillement, la mĂšche se noyait, et tout retomba aux tĂ©nĂšbres. Il fut repris d un frisson, il aurait giflĂ© Jeanlin, pour l'empĂÂȘcher de ronfler si fort. Le voisinage de l'enfant lui devenait si insupportable, qu'il se sauva, tourmentĂ© d'un besoin de grand air, se hĂÂątant par les galeries et par le goyot, comme s'il avait entendu une ombre s'essouffler derriĂšre ses talons. En haut, au milieu des dĂ©combres de RĂ©quillart, Etienne put enfin respirer largement. Puisqu'il n'osait tuer, c'Ă©tait Ă lui de mourir; et cette idĂ©e de mort, qui l'avait effleurĂ© dĂ©jĂ , renaissait, s'enfonçait dans sa tĂÂȘte, comme une espĂ©rance derniĂšre. Mourir crĂÂąnement, mourir pour la rĂ©volution, cela terminerait tout, rĂ©glerait son compte bon ou mauvais, l'empĂÂȘcherait de penser davantage. Si les camarades attaquaient les Borains, il serait au premier rang, il aurait bien la chance d'attraper un mauvais coup. Ce fut d'un pas raffermi qu'il retourna rĂÂŽder autour du Voreux. Deux heures sonnaient, un gros bruit de voix sortait de la chambre des porions, oĂÂč campait le poste qui gardait la fosse. La disparition de la sentinelle venait de bouleverser ce poste, on Ă©tait allĂ© rĂ©veiller le capitaine, on avait fini par croire Ă une dĂ©sertion, aprĂšs un examen attentif des lieux. Et, aux aguets dans l'ombre, Etienne se souvenait de ce capitaine rĂ©publicain, dont le petit soldat lui avait parlĂ©. Qui sait si on ne le dĂ©ciderait pas Ă passer au peuple? la troupe mettrait la crosse en l'air, cela pouvait ĂÂȘtre le signal du massacre des bourgeois. Un nouveau rĂÂȘve l'emporta, il ne songea plus Ă mourir, il resta des heures, les pieds dans la boue, la bruine du dĂ©gel sur les Ă©paules, enfiĂ©vrĂ© par l'espoir d'une victoire encore possible. Jusqu'Ă cinq heures, il guetta les Borains. Puis, il s'aperçut que la Compagnie avait eu la malignitĂ© de les faire coucher au Voreux. La descente commençait, les quelques grĂ©vistes du coron des Deux-Cent-Quarante, postĂ©s en Ă©claireurs, hĂ©sitaient Ă prĂ©venir les camarades. Ce fut lui qui les avertit du bon tour, et ils partirent en courant, tandis qu'il attendait derriĂšre le terri, sur le chemin de halage. Six heures sonnĂšrent, le ciel terreux pĂÂąlissait, s'Ă©clairait d'une aube rougeĂÂątre, lorsque l'abbĂ© Ranvier dĂ©boucha d un sentier, avec sa soutane relevĂ©e sur ses maigres jambes. Chaque lundi, il allait dire une messe matinale Ă la chapelle d'un couvent, de l'autre cĂÂŽtĂ© de la fosse. - Bonjour, mon ami, cria-t-il d'une voix forte, aprĂšs avoir dĂ©visagĂ© le jeune homme de ses yeux de flamme. Mais Etienne ne rĂ©pondit pas. Au loin, entre les trĂ©teaux du Voreux, il venait de voir passer une femme, et il s'Ă©tait prĂ©cipitĂ©, pris d'inquiĂ©tude, car il avait cru reconnaĂtre Catherine. Depuis minuit, Catherine battait le dĂ©gel des routes. Chaval, en rentrant et en la trouvant couchĂ©e, l'avait mise debout d'un soufflet. Il lui criait de passer tout de suite par la porte, si elle ne voulait pas sortir par la fenĂÂȘtre; et, pleurante, vĂÂȘtue Ă peine, meurtrie de coups de pied dans les jambes, elle avait dĂ» descendre, poussĂ©e dehors d'une derniĂšre claque. Cette sĂ©paration brutale l'Ă©tourdissait, elle s'Ă©tait assise sur une borne, regardant la maison, attendant toujours qu'il la rappelĂÂąt; car ce n'Ă©tait pas possible, il la guettait, il lui dirait de remonter, quand il la verrait grelotter ainsi, abandonnĂ©e, sans personne pour la recueillir. Puis, au bout de deux heures, elle se dĂ©cida, mourant de froid, dans cette immobilitĂ© de chien jetĂ© Ă la rue. Elle sortit de Montsou, revint sur ses pas, n'osa ni appeler du trottoir ni taper Ă la porte. Enfin, elle s'en alla par le pavĂ©, sur la grande route droite, avec l'idĂ©e de se rendre au coron, chez ses parents. Mais, quand elle y fut, une telle honte la saisit, qu'elle galopa le long des jardins dans la crainte d'ĂÂȘtre reconnue de quelqu'un, malgrĂ© le lourd sommeil, appesanti derriĂšre les persiennes closes. Et, dĂšs lors, elle vagabonda, effarĂ©e au moindre bruit, tremblante d'ĂÂȘtre ramassĂ©e et conduite, comme une gueuse, Ă cette maison publique de Marchiennes, dont la menace la hantait d'un cauchemar depuis des mois. Deux fois, elle buta contre le Voreux, s'effraya des grosses voix du poste? courut essoufflĂ©e, avec des regards en arriĂšre, pour voir si on ne la poursuivait pas. La ruelle de RĂ©quillart Ă©tait toujours pleine d'hommes soĂ»ls, elle y retournait pourtant, dans l'espoir vague d'y rencontrer celui qu'elle avait repoussĂ©, quelques heures plus tĂÂŽt. Chaval, ce matin-lĂ , devait descendre; et cette pensĂ©e ramena Catherine vers la fosse, bien qu'elle sentĂt l'inutilitĂ© de lui parler c'Ă©tait fini entre eux. On ne travaillait plus Ă Jean-Bart, il avait jurĂ© de l'Ă©trangler, si elle reprenait du travail au Voreux, oĂÂč il craignait d'ĂÂȘtre compromis par elle. Alors, que faire? partir ailleurs, crever la faim, cĂ©der sous les coups de tous les hommes qui passeraient? Elle se traĂnait, chancelait au milieu des orniĂšres, les jambes rompues, crottĂ©e jusqu'Ă l'Ă©chine. Le dĂ©gel roulait maintenant par les chemins en fleuve de fange, elle s'y noyait, marchant toujours, n'osant chercher une pierre oĂÂč s'asseoir Le jour parut. Catherine venait de reconnaĂtre le dos de Chaval qui tournait prudemment le terri, lorsqu'elle aperçut Lydie et BĂ©bert, sortant le nez de leur cachette, sous la provision des bois. Ils y avaient passĂ© la nuit aux aguets, sans se permettre de rentrer chez eux, du moment oĂÂč l'ordre de Jeanlin Ă©tait de l'attendre; et, tandis que ce dernier, Ă RĂ©quillart, cuvait l'ivresse de son meurtre, les deux enfants s'Ă©taient pris aux bras l'un de l'autre, pour avoir chaud. Le vent sifflait entre les perches de chĂÂątaignier et de chĂÂȘne, ils se pelotonnaient, comme dans une hutte de bĂ»cheron abandonnĂ©e. Lydie n'osait dire Ă voix haute ses souffrances de petite femme battue, pas plus que BĂ©bert ne trouvait le courage de se plaindre des claques dont le capitaine lui enflait les joues; mais, Ă la fin, celui-ci abusait trop, risquant leurs os dans des maraudes folles, refusant ensuite tout partage; et leur coeur se soulevait de rĂ©volte, ils avaient fini par s'embrasser, malgrĂ© sa dĂ©fense, quittes Ă recevoir une gifle de l'invisible, ainsi qu'il les en menaçait. La gifle ne venant pas, ils continuaient de se baiser doucement, sans avoir l'idĂ©e d'autre chose, mettant dans cette caresse leur longue passion combattue, tout ce qu'il y avait en eux de martyrisĂ© et d'attendri. La nuit entiĂšre, ils s'Ă©taient ainsi rĂ©chauffĂ©s, si heureux au fond de ce trou perdu, qu'ils ne se rappelaient pas l'avoir Ă©tĂ© davantage, mĂÂȘme Ă la Sainte-Barbe, quand on mangeait des beignets et qu'on buvait du vin. Une brusque sonnerie de clairon fit tressaillir Catherine. Elle se haussa, elle vit le poste du Voreux qui prenait les armes. Etienne arrivait au pas de course, BĂ©bert et Lydie avaient sautĂ© d'un bond hors de leur cachette. Et, lĂ -bas, sous le jour grandissant, une bande d'hommes et de femmes descendaient du coron, avec de grands gestes de colĂšre. VI, V On venait de fermer toutes les ouvertures du Voreux; et les soixante soldats, l'arme au pied, barraient la seule porte restĂ©e libre, celle qui menait Ă la recette, par un escalier Ă©troit, oĂÂč s'ouvraient la chambre des porions et la baraque. Le capitaine les avait alignĂ©s sur deux rangs, contre le mur de briques, pour qu'on ne pĂ»t les attaquer par-derriĂšre. D'abord, la bande des mineurs descendue du coron se tint Ă distance. Ils Ă©taient une trentaine au plus, ils se concertaient en paroles violentes et confuses. La Maheude, arrivĂ©e la premiĂšre, dĂ©peignĂ©e sous un mouchoir nouĂ© Ă la hĂÂąte, ayant au bras Estelle endormie, rĂ©pĂ©tait d'une voix fiĂ©vreuse - Que personne n'entre et que personne ne sorte! Faut les pincer tous lĂ -dedans! Maheu approuvait, lorsque le pĂšre Mouque, justement, arriva de RĂ©quillart. On voulut l'empĂÂȘcher de passer. Mais il se dĂ©battit, il dit que ses chevaux mangeaient tout de mĂÂȘme leur avoine et se fichaient de la rĂ©volution. D'ailleurs, il y avait un cheval mort, on l'attendait pour le sortir. Etienne dĂ©gagea le vieux palefrenier, que les soldats laissĂšrent monter au puits. Et, un quart d'heure plus tard, comme la bande de grĂ©vistes, peu Ă peu grossie, devenait menaçante, une large porte se rouvrit au rez-de-chaussĂ©e, des hommes parurent, charriant la bĂÂȘte morte, un paquet lamentable, encore serrĂ© dans le filet de corde, qu'ils abandonnĂšrent au milieu des flaques de neige fondue. Le saisissement fut tel, qu'on ne les empĂÂȘcha pas de rentrer et de barricader la porte de nouveau. Tous avaient reconnu le cheval, Ă sa tĂÂȘte repliĂ©e et raidie contre le flanc. Des chuchotements coururent. - C'est Trompette, n'est-ce pas? c'est Trompette. C'Ă©tait Trompette, en effet. Depuis sa descente, jamais il n'avait pu s'acclimater. Il restait morne, sans goĂ»t Ă la besogne, comme torturĂ© du regret de la lumiĂšre. Vainement, Bataille, le doyen de la mine, le frottait amicalement de ses cĂÂŽtes, lui mordillait le cou, pour lui donner un peu de la rĂ©signation de ses dix annĂ©es de fond. Ces caresses redoublaient sa mĂ©lancolie, son poil frĂ©missait sous les confidences du camarade vieilli dans les tĂ©nĂšbres; et tous deux, chaque fois qu'ils se rencontraient et qu'ils s'Ă©brouaient ensemble, avaient l'air de se lamenter, le vieux d'en ĂÂȘtre Ă ne plus se souvenir, le jeune de ne pouvoir oublier. A l'Ă©curie, voisins de mangeoire, ils vivaient la tĂÂȘte basse, se soufflant aux naseaux, Ă©changeant leur continuel rĂÂȘve du jour, des visions d'herbes vertes, de routes blanches, de clartĂ©s jaunes, Ă l'infini. Puis, quand Trompette, trempĂ© de sueur, avait agonisĂ© sur sa litiĂšre, Bataille s'Ă©tait mis Ă le flairer dĂ©sespĂ©rĂ©ment, avec des reniflements courts, pareils Ă des sanglots. Il le sentait devenir froid, la mine lui prenait sa joie derniĂšre, cet ami tombĂ© d'en haut, frais de bonnes odeurs, qui lui rappelaient sa jeunesse au plein air. Et il avait cassĂ© sa longe, hennissant de peur, lorsqu'il s'Ă©tait aperçu que l'autre ne remuait plus. Mouque, du reste, avertissait depuis huit jours le maĂtre-porion. Mais on s'inquiĂ©tait bien d'un cheval malade, en ce moment-lĂ ! Ces messieurs n'aimaient guĂšre dĂ©placer les chevaux. Maintenant, il fallait pourtant se dĂ©cider Ă le sortir. La veille, le palefrenier avait passĂ© une heure avec deux hommes, ficelant Trompette. On attela Bataille, pour l'amener jusqu'au puits. Lentement, le vieux cheval tirait, traĂnait le camarade mort, par une galerie si Ă©troite, qu'il devait donner des secousses, au risque de l'Ă©corcher; et, harassĂ©, il branlait la tĂÂȘte, en Ă©coutant le long frĂÂŽlement de cette masse attendue chez l'Ă©quarrisseur. A l'accrochage, quand on l'eut dĂ©telĂ©, il suivit de son oeil morne les prĂ©paratifs de la remonte, le corps poussĂ© sur des traverses, au-dessus du puisard, le filet attachĂ© sous une cage. Enfin, les chargeurs sonnĂšrent Ă la viande, il leva le cou pour le regarder partir, d'abord doucement, puis tout de suite noyĂ© de tĂ©nĂšbres, envolĂ© Ă jamais en haut de ce trou noir. Et il demeurait le cou allongĂ©, sa mĂ©moire vacillante de bĂÂȘte se souvenait peut-ĂÂȘtre des choses de la terre. Mais c'Ă©tait fini, le camarade ne verrait plus rien, lui-mĂÂȘme serait ainsi ficelĂ© en un paquet pitoyable, le jour oĂÂč il remonterait par lĂ . Ses pattes se mirent Ă trembler, le grand air qui venait des campagnes lointaines l'Ă©touffait; et il Ă©tait comme ivre, quand il rentra pesamment Ă l'Ă©curie. Sur le carreau, les charbonniers restaient sombres, devant le cadavre de Trompette. Une femme dit Ă demi-voix - Encore un homme, ça descend si ça veut! Mais un nouveau flot arrivait du coron, et Levaque qui marchait en tĂÂȘte, suivi de la Levaque et de Bouteloup, criait - A mort, les Borains! pas d'Ă©trangers chez nous! Ă mort! Ă mort! Tous se ruaient, il fallut qu'Etienne les arrĂÂȘtĂÂąt. Il s'Ă©tait approchĂ© du capitaine, un grand jeune homme mince, de vingt-huit ans Ă peine, Ă la face dĂ©sespĂ©rĂ©e et rĂ©solue; et il lui expliquait les choses, il tĂÂąchait de le gagner, guettant l'effet de ses paroles. A quoi bon risquer un massacre inutile? est-ce que la justice ne se trouvait pas du cĂÂŽtĂ© des mineurs? On Ă©tait tous frĂšres, on devait s'entendre. Au mot de rĂ©publique, le capitaine avait eu un geste nerveux. Il gardait une raideur militaire, il dit brusquement - Au large! ne me forcez pas Ă faire mon devoir. Trois fois, Etienne recommença. DerriĂšre lui, les camarades grondaient. Le bruit courait que M. Hennebeau Ă©tait Ă la fosse, et on parlait de le descendre par le cou, pour voir s'il abattrait son charbon lui-mĂÂȘme. Mais c'Ă©tait un faux bruit, il n'y avait lĂ que NĂ©grel et Dansaert, qui tous deux se montrĂšrent un instant Ă une fenĂÂȘtre de la recette le maĂtre-porion se tenait en arriĂšre, dĂ©contenancĂ© depuis son aventure avec la Pierronne; tandis que l'ingĂ©nieur, bravement, promenait sur la foule ses petits yeux vifs, souriant du mĂ©pris goguenard dont il enveloppait les hommes et les choses. Des huĂ©es s'Ă©levĂšrent, ils disparurent. Et Ă leur place, on ne vit plus que la face blonde de Souvarine. Il Ă©tait justement de service, il n'avait pas quittĂ© sa machine un seul jour, depuis le commencement de la grĂšve, ne parlant plus, absorbĂ© peu Ă peu dans une idĂ©e fixe, dont le clou d'acier semblait luire au fond de ses yeux pĂÂąles. - Au large! rĂ©pĂ©ta trĂšs haut le capitaine. Je n'ai rien Ă entendre, j'ai l'ordre de garder le puits, je le garderai... Et ne vous poussez pas sur mes hommes, ou je saurai vous faire reculer. MalgrĂ© sa voix ferme, une inquiĂ©tude croissante le pĂÂąlissait, Ă la vue du flot toujours montant des mineurs. On devait le relever Ă midi; mais, craignant de ne pouvoir tenir jusque-lĂ , il venait d'envoyer Ă Montsou un galibot de la fosse, pour demander du renfort. Des vocifĂ©rations lui avaient rĂ©pondu. - A mort les Ă©trangers! Ă mort les Borains!... Nous voulons ĂÂȘtre les maĂtres chez nous! Etienne recula, dĂ©solĂ©. C'Ă©tait la fin, il n'y avait plus qu'Ă se battre et Ă mourir. Et il cessa de retenir les camarades, la bande roula jusqu'Ă la petite troupe. Ils Ă©taient prĂšs de quatre cents, les corons du voisinage se vidaient, arrivaient au pas de course. Tous jetaient le mĂÂȘme cri, Maheu et Levaque disaient furieusement aux soldats - Allez-vous-en! nous n'avons rien contre vous, allez-vous-en! - Ca ne vous regarde pas, reprenait la Maheude. Laissez-nous faire nos affaires. Et, derriĂšre elle, la Levaque ajoutait, plus violente - Est-ce qu'il faudra vous manger pour passer? On vous prie de foutre le camp! MĂÂȘme on entendit la voix grĂÂȘle de Lydie, qui s'Ă©tait fourrĂ©e au plus Ă©pais avec BĂ©bert, dire sur un ton aigu - En voilĂ des andouilles de lignards! Catherine, Ă quelques pas, regardait, Ă©coutait, l'air hĂ©bĂ©tĂ© par ces nouvelles violences, au milieu desquelles le mauvais sort la faisait tomber. Est-ce qu'elle ne souffrait pas trop dĂ©jĂ ? quelle faute avait-elle donc commise, pour que le malheur ne lui laissĂÂąt pas de repos? La veille encore, elle ne comprenait rien aux colĂšres de la grĂšve, elle pensait que, lorsqu'on a sa part de gifles, il est inutile d'en chercher davantage; et, Ă cette heure, son coeur se gonflait d'un besoin de haine, elle se souvenait de ce qu'Etienne racontait autrefois Ă la veillĂ©e, elle tĂÂąchait d'entendre ce qu'il disait maintenant aux soldats. Il les traitait de camarades, il leur rappelait qu'ils Ă©taient du peuple eux aussi, qu'ils devaient ĂÂȘtre avec le peuple, contre les exploiteurs de la misĂšre. Mais il y eut dans la foule une longue secousse, et une vieille femme dĂ©boula. C'Ă©tait la BrĂ»lĂ©, effrayante de maigreur, le cou et les bras Ă l'air, accourue d'un tel galop, que des mĂšches de cheveux gris l'aveuglaient. - Ah! nom de Dieu, j'en suis! balbutiait-elle, l'haleine coupĂ©e. Ce vendu de Pierron qui m'avait enfermĂ©e dans la cave! Et, sans attendre, elle tomba sur l'armĂ©e, la bouche noire, vomissant l'injure. - Tas de canailles! tas de crapules! ça lĂšche les bottes de ses supĂ©rieurs, ça n'a de courage que contre le pauvre monde! Alors, les autres se joignirent Ă elle, ce furent des bordĂ©es d'insultes. Quelques-uns criaient encore "Vivent les soldats! au puits l'officier!" Mais bientĂÂŽt il n'y eut plus qu'une clameur "A bas les pantalons rouges!" Ces hommes qui avaient Ă©coutĂ©, impassibles, d'un visage immobile et muet, les appels Ă la fraternitĂ©, les tentatives amicales d'embauchage, gardaient la mĂÂȘme raideur passive, sous cette grĂÂȘle de gros mots. DerriĂšre eux, le capitaine avait tirĂ© son Ă©pĂ©e; et, comme la foule les serrait de plus en plus, menaçant de les Ă©craser contre le mur, il leur commanda de croiser la baĂÂŻonnette. Ils obĂ©irent, une double rangĂ©e de pointes d'acier s'abattit devant les poitrines des grĂ©vistes. - Ah! les jean-foutre! hurla la BrĂ»lĂ©, en reculant. DĂ©jĂ , tous revenaient, dans un mĂ©pris exaltĂ© de la mort. Des femmes se prĂ©cipitaient, la Maheude et la Levaque clamaient - Tuez-nous, tuez-nous donc! Nous voulons nos droits. Levaque, au risque de se couper, avait saisi Ă pleines mains un paquet de baĂÂŻonnettes, trois baĂÂŻonnettes, qu'il secouait, qu'il tirait Ă lui, pour les arracher; et il les tordait, dans les forces dĂ©cuplĂ©es de sa colĂšre, tandis que Bouteloup, Ă l'Ă©cart, ennuyĂ© d'avoir suivi le camarade, le regardait faire tranquillement. - Allez-y, pour voir, rĂ©pĂ©tait Maheu, allez-y un peu, si vous ĂÂȘtes de bons bougres! Et il ouvrait sa veste, et il Ă©cartait sa chemise, Ă©talant sa poitrine nue, sa chair velue et tatouĂ©e de charbon. Il se poussait sur les pointes, il les obligeait Ă reculer, terrible d'insolence et de bravoure. Une d'elles l'avait piquĂ© au sein, il en Ă©tait comme fou et s'efforçait qu'elle entrĂÂąt davantage, pour entendre craquer ses cĂÂŽtes. - LĂÂąches, vous n'osez pas... Il y en a dix mille derriĂšre nous. Oui, vous pouvez nous tuer, il y en aura dix mille Ă tuer encore. La position des soldats devenait critique, car ils avaient reçu l'ordre sĂ©vĂšre de ne se servir de leurs armes qu'Ă la derniĂšre extrĂ©mitĂ©. Et comment empĂÂȘcher, ces enragĂ©s-lĂ de s'embrocher eux-mĂÂȘmes? D'autre part, l'espace diminuait, ils se trouvaient maintenant acculĂ©s contre le mur, dans l'impossibilitĂ© de reculer davantage. Leur petite troupe, une poignĂ©e d'hommes, en face de la marĂ©e montante des mineurs, tenait bon cependant, exĂ©cutait avec sang-froid les ordres brefs donnĂ©s par le capitaine. Celui-ci, les yeux clairs, les lĂšvres nerveusement amincies, n'avait qu'une peur, celle de les voir s'emporter sous les injures. DĂ©jĂ , un jeune sergent, un grand maigre dont les quatre poils de moustaches se hĂ©rissaient, battait des paupiĂšres d'une façon inquiĂ©tante. PrĂšs de lui, un vieux chevronnĂ©, au cuir tannĂ© par vingt campagnes, avait blĂÂȘmi, quand il avait vu sa baĂÂŻonnette tordue comme une paille. Un autre, une recrue sans doute, sentant encore le labour, devenait trĂšs rouge, chaque fois qu'il s'entendait traiter de crapule et de canaille. Et les violences ne cessaient pas, les poings tendus, les mots abominables, des pelletĂ©es d'accusations et de menaces qui les souffletaient au visage. Il fallait toute la force de la consigne pour les tenir ainsi, la face muette, dans le hautain et triste silence de la discipline militaire. Une collision semblait fatale, lorsqu'on vit sortir, derriĂšre la troupe, le porion Richomme, avec sa tĂÂȘte blanche de bon gendarme, bouleversĂ©e d'Ă©motion. Il parlait tout haut. - Nom de Dieu, c'est bĂÂȘte Ă la fin! On ne peut pas permettre des bĂÂȘtises pareilles. Et il se jeta entre les baĂÂŻonnettes et les mineurs. - Camarades, Ă©coutez-moi... Vous savez que je suis un vieil ouvrier et que je n'ai jamais cessĂ© d'ĂÂȘtre un des vĂÂŽtres. Eh bien! nom de Dieu! je vous promets que, si l'on n'est pas juste avec vous, ce sera moi qui dirai aux chefs leurs quatre vĂ©ritĂ©s... Mais en voilĂ de trop, ça n'avance Ă rien de gueuler des mauvaises paroles Ă ces braves gens et de vouloir se faire trouer le ventre. On Ă©coutait, on hĂ©sitait. En haut, malheureusement, reparut le profil aigu du petit NĂ©grel. Il craignait sans doute qu'on ne l'accusĂÂąt d'envoyer un porion, au lieu de se risquer lui-mĂÂȘme; et il tĂÂącha de parler. Mais sa voix se perdit au milieu d'un tumulte si Ă©pouvantable, qu'il dut quitter de nouveau la fenĂÂȘtre, aprĂšs avoir simplement haussĂ© les Ă©paules. Richomme, dĂšs lors, eut beau les supplier en son nom, rĂ©pĂ©ter que cela devait se passer entre camarades on le repoussait, on le suspectait. Mais il s'entĂÂȘta, il resta au milieu d'eux. - Nom de Dieu! qu'on me casse la tĂÂȘte avec vous, mais je ne vous lĂÂąche pas, tant que vous serez si bĂÂȘtes! Etienne, qu'il suppliait de l'aider Ă leur faire entendre raison, eut un geste d'impuissance. Il Ă©tait trop tard, leur nombre maintenant montait Ă plus de cinq cents. Et il n'y avait pas que des enragĂ©s, accourus pour chasser les Borains des curieux stationnaient, des farceurs qui s'amusaient de la bataille. Au milieu d'un groupe, Ă quelque distance, Zacharie et PhilomĂšne regardaient comme au spectacle, si paisibles, qu'ils avaient amenĂ© les deux enfants, Achille et DĂ©sirĂ©e. Un nouveau flot arrivait de RĂ©quillart, dans lequel se trouvaient Mouquet et la Mouquette lui, tout de suite, alla en ricanant taper sur les Ă©paules de son ami Zacharie; tandis qu'elle, trĂšs allumĂ©e, galopait au premier rang des mauvaises tĂÂȘtes. Cependant, Ă chaque minute, le capitaine se tournait vers la route de Montsou. Les renforts demandĂ©s n'arrivaient pas, ses soixante hommes ne pouvaient tenir davantage. Enfin, il eut l'idĂ©e de frapper l'imagination de la foule, il commanda de charger les fusils devant elle. Les soldats exĂ©cutĂšrent le commandement, mais l'agitation grandissait, des fanfaronnades et des moqueries. - Tiens! ces feignants, ils partent pour la cible! ricanaient les femmes, la BrĂ»lĂ©, la Levaque et les autres. La Maheude, la gorge couverte du petit corps d'Estelle, qui s'Ă©tait rĂ©veillĂ©e et qui pleurait, s'approchait tellement, que le sergent lui demanda ce qu'elle venait faire, avec ce pauvre mioche. - Qu'est-ce que ça te fout? rĂ©pondit-elle. Tire dessus, si tu l'oses. Les hommes hochaient la tĂÂȘte de mĂ©pris. Aucun ne croyait qu'on pĂ»t tirer sur eux. - Il n'y a pas de balles dans leurs cartouches, dit Levaque. - Est-ce que nous sommes des Cosaques? cria Maheu. On ne tire pas contre des Français, nom de Dieu! D'autres rĂ©pĂ©taient que, lorsqu'on avait fait la campagne de CrimĂ©e, on ne craignait pas le plomb. Et tous continuaient Ă se jeter sur les fusils. Si une dĂ©charge avait eu lieu Ă ce moment, elle aurait fauchĂ© la foule. Au premier rang, la Mouquette s'Ă©tranglait de fureur, en pensant que des soldats voulaient trouer la peau Ă des femmes. Elle leur avait crachĂ© tous ses gros mots, elle ne trouvait pas d'injure assez basse, lorsque, brusquement, n'ayant plus que cette mortelle offense Ă bombarder au nez de la troupe, elle montra son cul. Des deux mains, elle relevait ses jupes, tendait les reins, Ă©largissait la rondeur Ă©norme. - Tenez, v'lĂ pour vous! et il est encore trop propre, tas de salauds! Elle plongeait, culbutait, se tournait pour que chacun en eĂ»t sa part, s'y reprenait Ă chaque poussĂ©e qu'elle envoyait. - V'lĂ pour l'officier! v'lĂ pour le sergent! v'lĂ pour les militaires! Un rire de tempĂÂȘte s'Ă©leva, BĂ©bert et Lydie se tordaient, Etienne lui-mĂÂȘme, malgrĂ© son attente sombre, applaudit Ă cette nuditĂ© insultante. Tous, les farceurs aussi bien que les forcenĂ©s, huaient les soldats maintenant, comme s'ils les voyaient salis d'un Ă©claboussement d'ordure; et il n'y avait que Catherine, Ă l'Ă©cart, debout sur d'anciens bois, qui restĂÂąt muette, le sang Ă la gorge, envahie de cette haine dont elle sentait la chaleur monter. Mais une bousculade se produisit. Le capitaine, pour calmer l'Ă©nervement de ses hommes, se dĂ©cidait Ă faire des prisonniers. D'un saut, la Mouquette s'Ă©chappa, en se jetant entre les jambes des camarades. Trois mineurs, Levaque et deux autres, furent empoignĂ©s dans le tas des plus violents, et gardĂ©s Ă vue, au fond de la chambre des porions. D'en haut, NĂ©grel et Dansaert criaient au capitaine de rentrer, de s'enfermer avec eux. Il refusa, il sentait que ces bĂÂątiments, aux portes sans serrure, allaient ĂÂȘtre emportĂ©s d'assaut, et qu'il y subirait la honte d'ĂÂȘtre dĂ©sarmĂ©. DĂ©jĂ sa petite troupe grondait d'impatience, on ne pouvait fuir devant ces misĂ©rables en sabots. Les soixante, acculĂ©s au mur, le fusil chargĂ©, firent de nouveau face Ă la bande. Il y eut d'abord un recul, un profond silence. Les grĂ©vistes restaient dans l'Ă©tonnement de ce coup de force. Puis, un cri monta, exigeant les prisonniers, rĂ©clamant leur libertĂ© immĂ©diate. Des voix disaient qu'on les Ă©gorgeait lĂ -dedans. Et, sans s'ĂÂȘtre concertĂ©s, emportĂ©s d'un mĂÂȘme Ă©lan, d'un mĂÂȘme besoin de revanche, tous coururent aux tas de briques voisins, Ă ces briques dont le terrain marneux fournissait l'argile, et qui Ă©taient cuites sur place. Les enfants les charriaient une Ă une, des femmes en emplissaient leurs jupes. BientĂÂŽt, chacun eut Ă ses pieds des munitions, la bataille Ă coups de pierres commença. Ce fut la BrĂ»lĂ© qui se campa la premiĂšre. Elle cassait les briques, sur l'arĂÂȘte maigre de son genou, et de la main droite, et de la main gauche, elle lĂÂąchait les deux morceaux. La Levaque se dĂ©manchait les Ă©paules, si grosse, si molle, qu'elle avait dĂ» s'approcher pour taper juste, malgrĂ© les supplications de Bouteloup, qui la tirait en arriĂšre, dans l'espoir de l'emmener, maintenant que le mari Ă©tait Ă l'ombre. Toutes s'excitaient, la Mouquette, ennuyĂ©e de se mettre en sang, Ă rompre les briques sur ses cuisses trop grasses, prĂ©fĂ©rait les lancer entiĂšres. Des gamins eux-mĂÂȘmes entraient en ligne, BĂ©bert montrait Ă Lydie comment on envoyait ça, par-dessous le coude. C'Ă©tait une grĂÂȘle, des grĂÂȘlons Ă©normes, dont on entendait les claquements sourds. Et, soudain, au milieu de ces furies, on aperçut Catherine, les poings en l'air, brandissant elle aussi des moitiĂ©s de brique, les jetant de toute la force de ses petits bras. Elle n'aurait pu dire pourquoi elle suffoquait, elle crevait d'une envie de massacrer le monde. Est-ce que ça n'allait pas ĂÂȘtre bientĂÂŽt fini, cette sacrĂ©e existence de malheur? Elle en avait assez, d'ĂÂȘtre giflĂ©e et chassĂ©e par son homme, de patauger ainsi qu'un chien perdu dans la boue des chemins, sans pouvoir seulement demander une soupe Ă son pĂšre, en train d'avaler sa langue comme elle. Jamais ça ne marchait mieux, ça se gĂÂątait au contraire depuis qu'elle se connaissait; et elle cassait des briques, et elle les jetait devant elle, avec la seule idĂ©e de balayer tout, les yeux si aveuglĂ©s de sang, qu'elle ne voyait mĂÂȘme pas Ă qui elle Ă©crasait les mĂÂąchoires. Etienne, restĂ© devant les soldats, manqua d'avoir le crĂÂąne fendu. Son oreille enflait, il se retourna, il tressaillit en comprenant que la brique Ă©tait partie des poings fiĂ©vreux de Catherine; et, au risque d'ĂÂȘtre tuĂ©, il ne s'en allait pas, il la regardait. Beaucoup d'autres s'oubliaient Ă©galement lĂ , passionnĂ©s par la bataille, les mains ballantes. Mouquet jugeait les coups, comme s'il eĂ»t assistĂ© Ă une partie de bouchon oh! celui-lĂ , bien tapĂ©! et cet autre, pas de chance! Il rigolait, il poussait du coude Zacharie, qui se querellait avec PhilomĂšne, parce qu'il avait giflĂ© Achille et DĂ©sirĂ©e, en refusant de les prendre sur son dos, pour qu'ils pussent voir. Il y avait des spectateurs, massĂ©s au loin, le long de la route. Et, en haut de la pente, Ă l'entrĂ©e du coron, le vieux Bonnemort venait de paraĂtre, se traĂnant sur une canne, immobile maintenant, droit dans le ciel couleur de rouille. DĂšs les premiĂšres briques lancĂ©es, le porion Richomme s'Ă©tait plantĂ© de nouveau entre les soldats et les mineurs. Il suppliait les uns, il exhortait les autres, insoucieux du pĂ©ril, si dĂ©sespĂ©rĂ© que de grosses larmes lui coulaient des yeux. On n'entendait pas ses paroles au milieu du vacarme, on voyait seulement ses grosses moustaches grises qui tremblaient. Mais la grĂÂȘle des briques devenait plus drue, les hommes s'y mettaient, Ă l'exemple des femmes. Alors, la Maheude s'aperçut que Maheu demeurait en arriĂšre. Il avait les mains vides, l'air sombre. - Qu'est-ce que tu as, dis? cria-t-elle. Est-ce que tu es lĂÂąche? est-ce que tu vas laisser conduire tes camarades en prison?... Ah! si je n'avais pas cette enfant, tu verrais! Estelle, qui s'Ă©tait cramponnĂ©e Ă son cou en hurlant, l'empĂÂȘchait de se joindre Ă la BrĂ»lĂ© et aux autres. Et, comme son homme ne semblait pas entendre, elle lui poussa du pied des briques dans les jambes. - Nom de Dieu! veux-tu prendre ça! Faut-il que je te crache Ă la figure devant le monde, pour te donner du coeur? Redevenu trĂšs rouge, il cassa des briques, il les jeta. Elle le cinglait, l'Ă©tourdissait, aboyait derriĂšre lui des paroles de mort, en Ă©touffant sa fille sur sa gorge, dans ses bras crispĂ©s; et il avançait toujours, il se trouva en face des fusils. Sous cette rafale de pierres, la petite troupe disparaissait. Heureusement, elles tapaient trop haut, le mur en Ă©tait criblĂ©. Que faire? l'idĂ©e de rentrer, de tourner le dos, empourpra un instant le visage pĂÂąle du capitaine; mais ce n'Ă©tait mĂÂȘme plus possible, on les Ă©charperait, au moindre mouvement. Une brique venait de briser la visiĂšre de son kĂ©pi, des gouttes de sang coulaient de son front. Plusieurs de ses hommes Ă©taient blessĂ©s; et il les sentait hors d'eux, dans cet instinct dĂ©bridĂ© de la dĂ©fense personnelle, oĂÂč l'on cesse d'obĂ©ir aux chefs. Le sergent avait lĂÂąchĂ© un nom de Dieu! l'Ă©paule gauche Ă moitiĂ© dĂ©montĂ©e, la chair meurtrie par un choc sourd, pareil Ă un coup de battoir dans du linge. EraflĂ©e Ă deux reprises, la recrue avait un pouce broyĂ©, tandis qu'une brĂ»lure l'agaçait au genou droit est-ce qu'on se laisserait embĂÂȘter longtemps encore? Une pierre ayant ricochĂ© et atteint le vieux chevronnĂ© sous le ventre, ses joues verdirent, son arme trembla, s'allongea, au bout de ses bras maigres. Trois fois, le capitaine fut sur le point de commander le feu. Une angoisse l'Ă©tranglait, une lutte interminable de quelques secondes heurta en lui des idĂ©es, des devoirs, toutes ses croyances d'homme et de soldat. La pluie des briques redoublait, et il ouvrait la bouche, il allait crier Feu! lorsque les fusils partirent d'eux-mĂÂȘmes, trois coups d'abord, puis cinq, puis un roulement de peloton, puis un coup tout seul, longtemps aprĂšs, dans le grand silence. Ce fut une stupeur. Ils avaient tirĂ©, la foule bĂ©ante restait immobile, sans le croire encore. Mais des cris dĂ©chirants s'Ă©levĂšrent, tandis que le clairon sonnait la cessation du feu. Et il y eut une panique folle, un galop de bĂ©tail mitraillĂ©, une fuite Ă©perdue dans la boue. BĂ©bert et Lydie s'Ă©taient affaissĂ©s l'un sur l'autre, aux trois premiers coups, la petite frappĂ©e Ă la face, le petit trouĂ© au-dessous de l'Ă©paule gauche. Elle, foudroyĂ©e, ne bougeait plus. Mais lui, remuait, la saisissait Ă pleins bras, dans les convulsions de l'agonie, comme s'il eĂ»t voulu la reprendre, ainsi qu'il l'avait prise, au fond de la cachette noire, oĂÂč ils venaient de passer leur nuit derniĂšre. Et Jeanlin, justement, qui accourait enfin de RĂ©quillart, bouffi de sommeil, gambillant au milieu de la fumĂ©e, le regarda Ă©treindre sa petite femme, et mourir. Les cinq autres coups avaient jetĂ© bas la BrĂ»lĂ© et le porion Richomme. Atteint dans le dos, au moment oĂÂč il suppliait les camarades, il Ă©tait tombĂ© Ă genoux; et, glissĂ© sur une hanche, il rĂÂąlait par terre, les yeux pleins des larmes qu'il avait pleurĂ©es. La vieille, la gorge ouverte, s'Ă©tait abattue toute raide et craquante comme un fagot de bois sec, en bĂ©gayant un dernier juron dans le gargouillement du sang. Mais alors le feu de peloton balayait le terrain, fauchait Ă cent pas les groupes de curieux qui riaient de la bataille. Une balle entra dans la bouche de Mouquet, le renversa, fracassĂ©, aux pieds de Zacharie et de PhilomĂšne, dont les deux mioches furent couverts de gouttes rouges. Au mĂÂȘme instant, la Mouquette recevait deux balles dans le ventre. Elle avait vu les soldats Ă©pauler, elle s'Ă©tait jetĂ©e, d'un mouvement instinctif de bonne fille, devant Catherine, en lui criant de prendre garde; et elle poussa un grand cri, elle s'Ă©tala sur les reins, culbutĂ©e par la secousse. Etienne accourut, voulut la relever, l'emporter; mais, d'un geste, elle disait qu'elle Ă©tait finie. Puis, elle hoqueta, sans cesser de leur sourire Ă l'un et Ă l'autre, comme si elle Ă©tait heureuse de les voir ensemble, maintenant qu'elle s'en allait. Tout semblait terminĂ©, l'ouragan des balles s'Ă©tait perdu trĂšs loin, jusque dans les façades du coron, lorsque le dernier coup partit, isolĂ©, en retard. Maheu, frappĂ© en plein coeur, vira sur lui-mĂÂȘme et tomba la face dans une flaque d'eau, noire de charbon. Stupide, la Maheude se baissa. - Eh! mon vieux, relĂšve-toi. Ce n'est rien, dis? Les mains gĂÂȘnĂ©es par Estelle, elle dut la mettre sous un bras, pour retourner la tĂÂȘte de son homme. - Parle donc! oĂÂč as-tu mal? Il avait les yeux vides, la bouche baveuse d'une Ă©cume sanglante. Elle comprit, il Ă©tait mort. Alors, elle resta assise dans la crotte, sa fille sous le bras comme un paquet, regardant son vieux d'un air hĂ©bĂ©tĂ©. La fosse Ă©tait libre. De son geste nerveux, le capitaine avait retirĂ©, puis remis son kĂ©pi coupĂ© par une pierre; et il gardait sa raideur blĂÂȘme devant le dĂ©sastre de sa vie; pendant que ses hommes, aux faces muettes, rechargeaient leurs armes. On aperçut les visages effarĂ©s de NĂ©grel et de Dansaert, Ă la fenĂÂȘtre de la recette. Souvarine Ă©tait derriĂšre eux, le front barrĂ© d'une grande ride, comme si le clou de son idĂ©e fixe se fĂ»t imprimĂ© lĂ , menaçant. De l'autre cĂÂŽtĂ© de l'horizon, au bord du plateau, Bonnemort n'avait pas bougĂ©, calĂ© d'une main sur sa canne, l'autre main aux sourcils pour mieux voir, en bas, l'Ă©gorgement des siens. Les blessĂ©s hurlaient, les morts se refroidissaient dans des postures cassĂ©es, boueux de la boue liquide du dĂ©gel, çà et lĂ envasĂ©s parmi les taches d'encre du charbon, qui reparaissaient sous les lambeaux salis de la neige. Et, au milieu de ces cadavres d'hommes, tout petits, l'air pauvre avec leur maigreur de misĂšre, gisait le cadavre de Trompette, un tas de chair morte, monstrueux et lamentable. Etienne n'avait pas Ă©tĂ© tuĂ©. Il attendait toujours, prĂšs de Catherine tombĂ©e de fatigue et d'angoisse, lorsqu'une voix vibrante le fit tressaillir. C'Ă©tait l'abbĂ© Ranvier, qui revenait de dire sa messe, et qui, les deux bras en l'air, dans une fureur de prophĂšte, appelait sur les assassins la colĂšre de Dieu. Il annonçait l'Ăšre de justice, la prochaine extermination de la bourgeoisie par le feu du ciel, puisqu'elle mettait le comble Ă ses crimes en faisant massacrer les travailleurs et les dĂ©shĂ©ritĂ©s de ce monde. SEPTIEME PARTIE VII, I Les coups de feu de Montsou avaient retenti jusqu'Ă Paris, en un formidable Ă©cho. Depuis quatre jours, tous les journaux de l'opposition s'indignaient, Ă©talaient en premiĂšre page des rĂ©cits atroces vingt-cinq blessĂ©s, quatorze morts, dont deux enfants et trois femmes; et il y avait encore les prisonniers, Levaque Ă©tait devenu une sorte de hĂ©ros, on lui prĂÂȘtait une rĂ©ponse au juge d'instruction, d'une grandeur antique. L'empire, atteint en pleine chair par ces quelques balles, affectait le calme de la toute-puissance, sans se rendre compte lui-mĂÂȘme de la gravitĂ© de sa blessure. C'Ă©tait simplement une collision regrettable, quelque chose de perdu, lĂ -bas, dans le pays noir, trĂšs loin du pavĂ© parisien qui faisait l'opinion. On oublierait vite, la Compagnie avait reçu l'ordre officieux d'Ă©touffer l'affaire et d'en finir avec cette grĂšve, dont la durĂ©e irritante tournait au pĂ©ril social. Aussi, dĂšs le mercredi matin, vit-on dĂ©barquer Ă Montsou trois des rĂ©gisseurs. La petite ville, qui n'avait osĂ© jusque-lĂ se rĂ©jouir du massacre, le coeur malade, respira et goĂ»ta la joie d'ĂÂȘtre enfin sauvĂ©e. Justement, le temps s'Ă©tait mis au beau, un clair soleil, un de ces premiers soleils de fĂ©vrier dont la tiĂ©deur verdit les pointes des lilas. On avait rabattu toutes les persiennes de la RĂ©gie, le vaste bĂÂątiment semblait revivre; et les meilleurs bruits en sortaient, on disait ces messieurs trĂšs affectĂ©s par la catastrophe, accourus pour ouvrir des bras paternels aux Ă©garĂ©s des corons. Maintenant que le coup se trouvait portĂ©, plus fort sans doute qu'ils ne l'eussent voulu, ils se prodiguaient dans leur besogne de sauveurs, ils dĂ©crĂ©taient des mesures tardives et excellentes. D'abord, ils congĂ©diĂšrent les Borains, en menant grand tapage de cette concession extrĂÂȘme Ă leurs ouvriers. Puis, ils firent cesser l'occupation militaire des fosses, que les grĂ©vistes Ă©crasĂ©s ne menaçaient plus. Ce furent eux encore qui obtinrent le silence, au sujet de la sentinelle du Voreux disparue on avait fouillĂ© le pays sans retrouver ni le fusil ni le cadavre, on se dĂ©cida Ă porter le soldat dĂ©serteur, bien qu'on eĂ»t le soupçon d'un crime. En toutes choses, ils s'efforcĂšrent ainsi d'attĂ©nuer les Ă©vĂ©nements, tremblant de la peur du lendemain, jugeant dangereux d'avouer l'irrĂ©sistible sauvagerie d'une foule, lĂÂąchĂ©e au travers des charpentes caduques du vieux monde. Et, d'ailleurs, ce travail de conciliation ne les empĂÂȘchait pas de conduire Ă bien les affaires purement administratives; car on avait vu Deneulin retourner Ă la RĂ©gie, oĂÂč il se rencontrait avec M. Hennebeau. Les pourparlers continuaient pour l'achat de Vandame, on assurait qu'il allait accepter les offres de ces messieurs. Mais ce qui remua particuliĂšrement le pays, ce furent de grandes affiches jaunes que les rĂ©gisseurs firent coller Ă profusion sur les murs. On y lisait ces quelques lignes, en trĂšs gros caractĂšres "Ouvriers de Montsou, nous ne voulons pas que les Ă©garements dont vous avez vu ces jours derniers les tristes effets privent de leurs moyens d'existence les ouvriers sages et de bonne volontĂ©. Nous rouvrirons donc toutes les fosses lundi matin, et lorsque le travail sera repris, nous examinerons avec soin et bienveillance les situations qu'il pourrait y avoir lieu d'amĂ©liorer. Nous ferons enfin tout ce qu'il sera juste et possible de faire." En une matinĂ©e, les dix mille charbonniers dĂ©filĂšrent devant ces affiches. Pas un ne parlait, beaucoup hochaient la tĂÂȘte, d'autres s'en allaient de leur pas traĂnard, sans qu'un pli de leur visage immobile eĂ»t bougĂ©. Jusque-lĂ , le coron des Deux-Cent-Quarante s'Ă©tait obstinĂ© dans sa rĂ©sistance farouche. Il semblait que le sang des camarades qui avait rougi la boue de la fosse en barrait le chemin aux autres. Une dizaine Ă peine Ă©taient redescendus, Pierron et des cafards de son espĂšce, qu'on regardait partir et rentrer d'un air sombre, sans un geste ni une menace. Aussi une sourde mĂ©fiance accueillit-elle l'affiche, collĂ©e sur l'Ă©glise. On ne parlait pas des livrets rendus lĂ -dedans est-ce que la Compagnie refusait de les reprendre? et la peur des reprĂ©sailles, l'idĂ©e fraternelle de protester contre le renvoi des plus compromis, les faisaient tous s'entĂÂȘter encore. C'Ă©tait louche, il fallait voir, on retournerait au puits, quand ces messieurs voudraient bien s'expliquer franchement. Un silence Ă©crasait les maisons basses, la faim elle-mĂÂȘme n'Ă©tait plus rien, tous pouvaient mourir, depuis que la mort violente avait passĂ© sur les toits. Mais une maison parmi les autres, celle des Maheu, restait surtout noire et muette, dans l'accablement de son deuil. Depuis qu'elle avait accompagnĂ© son homme au cimetiĂšre, la Maheude ne desserrait pas les dents. AprĂšs la bataille, elle avait laissĂ© Etienne ramener chez eux Catherine, boueuse, Ă demi morte; et, comme elle la dĂ©shabillait devant le jeune homme, pour la coucher, elle s'Ă©tait imaginĂ© un instant que sa fille, elle aussi, lui revenait avec une balle au ventre, car la chemise avait de larges taches de sang. Mais elle comprit bientĂÂŽt, c'Ă©tait le flot de la pubertĂ© qui crevait enfin, dans la secousse de cette journĂ©e abominable. Ah! une chance encore, cette blessure! un beau cadeau, de pouvoir faire des enfants, que les gendarmes, ensuite, Ă©gorgeraient! Et elle n'adressait pas la parole Ă Catherine, pas plus d'ailleurs qu'elle ne parlait Ă Etienne. Celui-ci couchait avec Jeanlin, au risque d'ĂÂȘtre arrĂÂȘtĂ©, saisi d'une telle rĂ©pugnance Ă l'idĂ©e de retourner dans les tĂ©nĂšbres de RĂ©quillart, qu'il prĂ©fĂ©rait la prison un frisson le secouait, l'horreur de la nuit aprĂšs toutes ces morts, la peur inavouĂ©e du petit soldat qui dormait lĂ -bas, sous les roches. D'ailleurs, il rĂÂȘvait de la prison comme d'un refuge, au milieu du tourment de sa dĂ©faite; mais on ne l'inquiĂ©tait mĂÂȘme pas, il traĂnait des heures misĂ©rables, ne sachant Ă quoi fatiguer son corps. Parfois, seulement, la Maheude les regardait tous les deux, lui et sa fille, d'un air de rancune, en ayant l'air de leur demander ce qu'ils faisaient chez elle. De nouveau, on ronflait tous en tas, le pĂšre Bonnemort occupait l'ancien lit des deux mioches, qui dormaient avec Catherine, maintenant que la pauvre Alzire n'enfonçait plus sa bosse dans les cĂÂŽtes de sa grande soeur. C'Ă©tait en se couchant que la mĂšre sentait le vide de la maison, au froid de son lit devenu trop large. Vainement elle prenait Estelle pour combler le trou, ça ne remplaçait pas son homme; et elle pleurait sans bruit pendant des heures. Puis, les journĂ©es recommençaient Ă couler comme auparavant toujours pas de pain, sans qu'on eĂ»t pourtant la chance de crever une bonne fois; des choses ramassĂ©es Ă droite et Ă gauche, qui rendaient aux misĂ©rables le mauvais service de les faire durer. Il n'y avait rien de changĂ© dans l'existence, il n'y avait que son homme de moins. L'aprĂšs-midi du cinquiĂšme jour, Etienne, que la vue de cette femme silencieuse dĂ©sespĂ©rait, quitta la salle et marcha lentement, le long de la rue pavĂ©e du coron. L'inaction, qui lui pesait, le poussait Ă de continuelles promenades, les bras ballants, la tĂÂȘte basse, torturĂ© par la mĂÂȘme pensĂ©e. Il piĂ©tinait ainsi depuis une demi-heure, lorsqu'il sentit, Ă un redoublement de son malaise, que les camarades se mettaient sur les portes pour le voir. Le peu qui restait de sa popularitĂ© s'en Ă©tait allĂ© au vent de la fusillade, il ne passait plus sans rencontrer des regards dont la flamme le suivait. Quand il leva la tĂÂȘte, des hommes menaçants Ă©taient lĂ , des femmes Ă©cartaient les petits rideaux des fenĂÂȘtres; et, sous l'accusation muette encore, sous la colĂšre contenue de ces grands yeux, Ă©largis par la faim et les larmes, il devenait maladroit, il ne savait plus marcher. Toujours, derriĂšre lui, le sourd reproche augmentait. Une telle crainte le prit d'entendre le coron entier sortir pour lui crier sa misĂšre, qu'il rentra, frĂ©missant. Mais, chez les Maheu, la scĂšne qui l'attendait acheva de le bouleverser. Le vieux Bonnemort Ă©tait prĂšs de la cheminĂ©e froide, clouĂ© sur sa chaise, depuis que deux voisins, le jour de la tuerie, l'avaient trouvĂ© par terre, sa canne en morceaux, abattu comme un vieil arbre foudroyĂ©. Et, pendant que LĂ©nore et Henri, pour amuser leur faim, grattaient avec un bruit assourdissant une vieille casserole, oĂÂč des choux avaient bouilli la veille, la Maheude toute droite, aprĂšs avoir posĂ© Estelle sur la table, menaçait du poing Catherine. - RĂ©pĂšte un peu, nom de Dieu! rĂ©pĂšte ce que tu viens de dire! Catherine avait dit son intention de retourner au Voreux. L'idĂ©e de ne pas gagner son pain, d'ĂÂȘtre ainsi tolĂ©rĂ©e chez sa mĂšre, comme une bĂÂȘte encombrante et inutile, lui devenait chaque jour plus intolĂ©rable; et, sans la peur de recevoir quelque mauvais coup de Chaval, elle serait redescendue dĂšs le mardi. Elle reprit en bĂ©gayant - Qu'est-ce que tu veux? on ne peut pas vivre sans rien faire. Nous aurions du pain au moins. La Maheude l'interrompit. - Ecoute, le premier de vous autres qui travaille, je l'Ă©trangle... Ah! non, ce serait trop fort, de tuer le pĂšre et de continuer ensuite Ă exploiter les enfants! En voilĂ assez, j'aime mieux vous voir tous emporter entre quatre planches, comme celui qui est parti dĂ©jĂ . Et, furieusement, son long silence creva en un flot de paroles. Une belle avance, ce que lui apporterait Catherine! Ă peine trente sous, auxquels on pouvait ajouter vingt sous, si les chefs voulaient bien trouver une besogne pour ce bandit de Jeanlin. Cinquante sous, et sept bouches Ă nourrir! Les mioches n'Ă©taient bons qu'Ă engloutir de la soupe. Quant au grand-pĂšre, il devait s'ĂÂȘtre cassĂ© quelque chose dans la cervelle, en tombant, car il semblait imbĂ©cile; Ă moins qu'il n'eĂ»t les sangs tournĂ©s, d'avoir vu les soldats tirer sur les camarades. - N'est-ce pas? vieux, ils ont achevĂ© de vous dĂ©molir. Vous aurez beau avoir la poigne encore solide, vous ĂÂȘtes fichu. Bonnemort la regardait de ses yeux Ă©teints; sans comprendre. Il restait des heures le regard fixe, il n'avait plus que l'intelligence de cracher dans un plat rempli de cendre, qu'on mettait Ă cĂÂŽtĂ© de lui, par propretĂ©. - Et ils n'ont pas rĂ©glĂ© sa pension, poursuivit-elle, et je suis certaine qu'ils la refuseront, Ă cause de nos idĂ©es... Non! je vous dis qu'en voilĂ de trop, avec ces gens de malheur! - Cependant, hasarda Catherine, ils promettent sur l'affiche... - Veux-tu bien me foutre la paix, avec ton affiche!... Encore de la glu pour nous prendre et nous manger. Ils peuvent faire les gentils, Ă prĂ©sent qu'ils nous ont trouĂ© la peau. - Mais, alors, maman, oĂÂč irons-nous? On ne nous gardera pas au coron, bien sĂ»r. La Maheude eut un geste vague et terrible OĂÂč ils iraient? elle n'en savait rien, elle Ă©vitait d'y songer, ça la rendait folle. Ils iraient ailleurs, quelque part. Et, comme le bruit de la casserole devenait insupportable, elle tomba sur LĂ©nore et Henri, les gifla. Une chute d'Estelle, qui s'Ă©tait traĂnĂ©e Ă quatre pattes, augmenta le vacarme. La mĂšre la calma d'une bourrade quelle bonne affaire, si elle s'Ă©tait tuĂ©e du coup! Elle parla d'Alzire, elle souhaitait aux autres la chance de celle-lĂ . Puis, brusquement, elle Ă©clata en gros sanglots, la tĂÂȘte contre le mur. Etienne, debout, n'avait osĂ© intervenir. Il ne comptait plus dans la maison, les enfants eux-mĂÂȘmes se reculaient de lui, avec dĂ©fiance. Mais les larmes de cette malheureuse lui retournaient le coeur, il murmura - Voyons, voyons, du courage! on tĂÂąchera de s'en tirer. Elle ne parut pas l'entendre, elle se plaignait maintenant, d'une plainte basse et continue. - Ah! misĂšre, est-ce possible? Ca marchait encore, avant ces horreurs. On mangeait son pain sec, mais on Ă©tait tous ensemble... Et que s'est-il donc passĂ©, mon Dieu! qu'est-ce que nous avons donc fait, pour que nous soyons dans un pareil chagrin, les uns sous la terre, les autres Ă n'avoir plus que l'envie d'y ĂÂȘtre?... C'est bien vrai qu'on nous attelait comme des chevaux Ă la besogne, et ce n'Ă©tait guĂšre juste, dans le partage, d'attraper les coups de bĂÂąton, d'arrondir toujours la fortune des riches, sans espĂ©rer jamais goĂ»ter aux bonnes choses. Le plaisir de vivre s'en va, lorsque l'espoir s'en est allĂ© Oui, ça ne pouvait durer davantage, il fallait respirer un peu... Si l'on avait su pourtant! Est-ce possible, de s'ĂÂȘtre rendu si malheureux Ă vouloir la justice! Des soupirs lui gonflaient la gorge, sa voix s'Ă©tranglait dans une tristesse immense. - Puis, des malins sont toujours lĂ , pour vous promettre que ça peut s'arranger, si l'on s'en donne seulement la peine... On se monte la tĂÂȘte, on souffre tellement de ce qui existe, qu'on demande ce qui n'existe pas. Moi, je rĂÂȘvassais dĂ©jĂ comme une bĂÂȘte, je voyais une vie de bonne amitiĂ© avec tout le monde, j'Ă©tais partie en l'air, ma parole! dans les nuages. Et l'on se casse les reins, en retombant dans la crotte... Ce n'Ă©tait pas vrai, il n'y avait rien lĂ -bas des choses qu'on s'imaginait voir. Ce qu'il y avait, c'Ă©tait encore de la misĂšre, ah! de la misĂšre tant qu'on en veut, et des coups de fusil par-dessus le marchĂ©! Etienne Ă©coutait cette lamentation dont chaque larme lui donnait un remords. Il ne savait que dire pour calmer la Maheude, toute brisĂ©e, de sa terrible chute, du haut de l'idĂ©al. Elle Ă©tait revenue au milieu de la piĂšce, elle le regardait, maintenant; et, le tutoyant, dans un dernier cri de rage - Et toi, est-ce que tu parles aussi de retourner Ă la fosse, aprĂšs nous avoir tous foutus dedans?... Je ne te reproche rien. Seulement, si j'Ă©tais Ă ta place, moi je serais dĂ©jĂ morte de chagrin, d'avoir fait tant de mal aux camarades. Il voulut rĂ©pondre, puis il eut un haussement d'Ă©paules dĂ©sespĂ©rĂ© Ă quoi bon donner des explications, qu'elle ne comprendrait pas, dans sa douleur? Et, souffrant trop, il s'en alla, il reprit dehors sa marche Ă©perdue. LĂ encore, il retrouva le coron qui semblait l'attendre, les hommes sur les portes, les femmes aux fenĂÂȘtres. DĂšs qu'il parut, des grognements coururent, la foule augmenta. Un souffle de commĂ©rages s'enflait depuis quatre jours, Ă©clatait en une malĂ©diction universelle. Des poings se tendaient vers lui, des mĂšres le montraient Ă leurs garçons d'un geste de rancune, des vieux crachaient, en le regardant. C'Ă©tait le revirement des lendemains de dĂ©faite, le revers fatal de la popularitĂ©, une exĂ©cration qui s'exaspĂ©rait de toutes les souffrances endurĂ©es sans rĂ©sultat. Il payait pour la faim et la mort. Zacharie, qui arrivait avec PhilomĂšne, bouscula Etienne, comme celui-ci sortait. Et il ricana, mĂ©chamment. - Tiens! il engraisse, ça nourrit donc la peau des autres! DĂ©jĂ , la Levaque s'Ă©tait avancĂ©e sur sa porte, en compagnie de Bouteloup. Elle parla de BĂ©bert, son gamin tuĂ© d'une balle, elle cria - Oui, il y a des lĂÂąches qui font massacrer les enfants. Qu'il aille chercher le mien dans la terre, s'il veut me le rendre! Elle oubliait son homme prisonnier, le mĂ©nage ne chĂÂŽmait pas, puisque Bouteloup restait. Pourtant, l'idĂ©e lui en revint, elle continua d'une voix aiguĂ - Va donc! ce sont les coquins qui se promĂšnent, quand les braves gens sont Ă l'ombre! Etienne, pour l'Ă©viter, Ă©tait tombĂ© sur la Pierronne, accourue au travers des jardins. Celle-ci avait accueilli comme une dĂ©livrance la mort de sa mĂšre, dont les violences menaçaient de les faire pendre; et elle ne pleurait guĂšre non plus la petite de Pierron, cette gourgandine de Lydie, un vrai dĂ©barras. Mais elle se mettait avec les voisines, dans l'idĂ©e de se rĂ©concilier. - Et ma mĂšre, dis? et la fillette? On t'a vu, tu te cachais derriĂšre elles, quand elles ont gobĂ© du plomb Ă ta place! Quoi faire? Ă©trangler la Pierronne et les autres, se battre contre le coron? Etienne en eut un instant l'envie. Le sang grondait dans sa tĂÂȘte, il traitait maintenant les camarades de brutes, il s'irritait de les voir inintelligents et barbares, au point de s'en prendre Ă lui de la logique des faits. Etait-ce bĂÂȘte! Un dĂ©goĂ»t lui venait de son impuissance Ă les dompter de nouveau; et il se contenta de hĂÂąter le pas, comme sourd aux injures. BientĂÂŽt, ce fut une fuite, chaque maison le huait au passage, on s'acharnait sur ses talons, tout un peuple le maudissait d'une voix peu Ă peu tonnante, dans le dĂ©bordement de la haine. C'Ă©tait lui, l'exploiteur, l'assassin, la cause unique de leur malheur. Il sortit du coron, blĂÂȘme, affolĂ©, galopant, avec cette bande hurlante derriĂšre son dos. Enfin, sur la route, beaucoup le lĂÂąchĂšrent; mais quelques-uns s'entĂÂȘtaient, lorsque, au bas de la pente, devant l'Avantage, il rencontra un autre groupe, qui sortait du Voreux. Le vieux Mouque et Chaval Ă©taient lĂ . Depuis la mort de la Mouquette, sa fille, et de son garçon, Mouquet, le vieux continuait son service de palefrenier, sans un mot de regret ni de plainte. Brusquement, quand il aperçut Etienne, une fureur le secoua, et des larmes crevĂšrent de ses yeux, et une dĂ©bĂÂącle de gros mots jaillit de sa bouche noire et saignante, Ă force de chiquer. - Salaud! cochon! espĂšce de mufle!... Attends, tu as mes pauvres bougres d'enfants Ă me payer, il faut que tu y passes! Il ramassa une brique, la cassa, en lança les deux morceaux. - Oui, oui, nettoyons-le! cria Chaval, qui ricanait, trĂšs excitĂ©, ravi de cette vengeance. Chacun son tour... Te voilĂ collĂ© au mur, sale crapule! Et lui aussi se rua sur Etienne, Ă coups de pierres. Une clameur sauvage s'Ă©levait, tous prirent des briques, les cassĂšrent et les jetĂšrent, pour l'Ă©ventrer, comme ils avaient voulu Ă©ventrer les soldats. Etourdi, il ne fuyait plus, il leur faisait face, cherchant Ă les calmer avec des phrases. Ses anciens discours, si chaudement acclamĂ©s jadis, lui remontaient aux lĂšvres. Il rĂ©pĂ©tait les mots dont il les avait grisĂ©s, Ă l'Ă©poque oĂÂč il les tenait dans sa main, ainsi qu'un troupeau fidĂšle; mais sa puissance Ă©tait morte, des pierres seules lui rĂ©pondaient; et il venait d'ĂÂȘtre meurtri au bras gauche, il reculait, en grand pĂ©ril, lorsqu'il se trouva traquĂ© contre la façade de l'Avantage. Depuis un instant, Rasseneur Ă©tait sur sa porte. - Entre, dit-il simplement. Etienne hĂ©sitait, cela l'Ă©touffait, de se rĂ©fugier lĂ . - Entre donc, je vais leur parler. Il se rĂ©signa, il se cacha au fond de la salle, pendant que le cabaretier bouchait la porte de ses larges Ă©paules. - Voyons, mes amis, soyez raisonnables... Vous savez bien que je ne vous ai jamais trompĂ©s, moi. Toujours j'ai Ă©tĂ© pour le calme, et si vous m'aviez Ă©coutĂ©, vous n'en seriez pas, Ă coup sĂ»r, oĂÂč vous en ĂÂȘtes. Dodelinant des Ă©paules et du ventre, il continua longuement, il laissa couler son Ă©loquence facile, d'une douceur apaisante d'eau tiĂšde. Et tout son succĂšs d'autrefois lui revenait, il reconquĂ©rait sa popularitĂ© sans effort, naturellement, comme si les camarades ne l'avaient pas huĂ© et traitĂ© de lĂÂąche, un mois plus tĂÂŽt. Des voix l'approuvaient trĂšs bien! on Ă©tait avec lui! voilĂ comment il fallait parler! Un tonnerre d'applaudissements Ă©clata. En arriĂšre, Etienne dĂ©faillait, le coeur noyĂ© d'amertume. Il se rappelait la prĂ©diction de Rasseneur, dans la forĂÂȘt, lorsque celui-ci l'avait menacĂ© de l'ingratitude des foules. Quelle brutalitĂ© imbĂ©cile! quel oubli abominable des services rendus! C'Ă©tait une force aveugle qui se dĂ©vorait constamment elle-mĂÂȘme. Et, sous sa colĂšre Ă voir ces brutes gĂÂąter leur cause, il y avait le dĂ©sespoir de son propre Ă©croulement, de la fin tragique de son ambition. Eh quoi! Ă©tait-ce fini dĂ©jĂ ? Il se souvenait d'avoir, sous les hĂÂȘtres, entendu trois mille poitrines battre Ă l'Ă©cho de la sienne. Ce jour-lĂ , il avait tenu sa popularitĂ© dans ses deux mains, ce peuple lui appartenait, il s'en Ă©tait senti le maĂtre. Des rĂÂȘves fous le grisaient alors Montsou Ă ses pieds, Paris lĂ -bas, dĂ©putĂ© peut-ĂÂȘtre, foudroyant les bourgeois d'un discours, le premier discours prononcĂ© par un ouvrier Ă la tribune d'un Parlement. Et c'Ă©tait fini! il s'Ă©veillait misĂ©rable et dĂ©testĂ©, son peuple venait de le reconduire Ă coups de briques. La voix de Rasseneur s'Ă©leva. - Jamais la violence n'a rĂ©ussi, on ne peut pas refaire le monde en un jour. Ceux qui vous ont promis de tout changer d'un coup, sont des farceurs ou des coquins! - Bravo! bravo! cria la foule. Qui donc Ă©tait le coupable? et cette question qu'Etienne se posait, achevait de l'accabler. En vĂ©ritĂ©, Ă©tait-ce sa faute, ce malheur dont il saignait lui-mĂÂȘme, la misĂšre des uns, l'Ă©gorgement des autres, ces femmes, ces enfants, amaigris et sans pain? Il avait eu cette vision lamentable, un soir, avant les catastrophes. Mais dĂ©jĂ une force le soulevait, il se trouvait emportĂ© avec les camarades. Jamais, d'ailleurs, il ne les avait dirigĂ©s, c'Ă©taient eux qui le menaient, qui l'obligeaient Ă faire des choses qu'il n'aurait pas faites, sans le branle de cette cohue poussant derriĂšre lui. A chaque violence, il Ă©tait restĂ© dans la stupeur des Ă©vĂ©nements, car il n'en avait prĂ©vu ni voulu aucun. Pouvait-il s'attendre, par exemple, Ă ce que ses fidĂšles du coron le lapideraient un jour? Ces enragĂ©s-lĂ mentaient, quand ils l'accusaient de leur avoir promis une existence de mangeaille et de paresse. Et, dans cette justification, dans les raisonnements dont il essayait de combattre ses remords, s'agitait la sourde inquiĂ©tude de ne pas s'ĂÂȘtre montrĂ© Ă la hauteur de sa tĂÂąche, ce toute du demi-savant qui le tracassait toujours. Mais il se sentait Ă bout de courage, il n'Ă©tait mĂÂȘme plus de coeur avec les camarades, il avait peur d'eux, de cette masse Ă©norme, aveugle et irrĂ©sistible du peuple, passant comme une force de la nature, balayant tout, en dehors des rĂšgles et des thĂ©ories. Une rĂ©pugnance l'en avait dĂ©tachĂ© peu Ă peu, le malaise de ses goĂ»ts affinĂ©s, la montĂ©e lente de tout son ĂÂȘtre vers une classe supĂ©rieure. A ce moment, la voix de Rasseneur se perdit au milieu de vocifĂ©rations enthousiastes. - Vive Rasseneur! il n'y a que lui, bravo, bravo! Le cabaretier referma la porte, pendant que la bande se dispersait; et les deux hommes se regardĂšrent en silence. Tous deux haussĂšrent les Ă©paules. Ils finirent par boire une chope ensemble.' Ce mĂÂȘme jour, il y eut un grand dĂner Ă la Piolaine, oĂÂč l'on fĂÂȘtait les fiançailles de NĂ©grel et de CĂ©cile. Les GrĂ©goire, depuis la veille, faisaient cirer la salle Ă manger et Ă©pousseter le salon. MĂ©lanie rĂ©gnait dans la cuisine, surveillant les rĂÂŽtis, tournant les sauces, dont l'odeur montait jusque dans les greniers. On avait dĂ©cidĂ© que le cocher Francis aiderait Honorine Ă servir. La jardiniĂšre devait laver la vaisselle, le jardinier ouvrirait la grille. Jamais un tel gala n'avait mis en l'air la grande maison patriarcale et cossue. Tout se passa le mieux du monde. Mme Hennebeau se montra charmante pour CĂ©cile, et elle sourit Ă NĂ©grel, lorsque le notaire de Montsou, galamment, proposa de boire au bonheur du futur mĂ©nage. M. Hennebeau fut aussi trĂšs aimable. Son air riant frappa les convives, le bruit courait que, rentrĂ© en faveur prĂšs de la RĂ©gie, il serait bientĂÂŽt fait officier de la LĂ©gion d'honneur, pour la façon Ă©nergique dont il avait domptĂ© la grĂšve. On Ă©vitait de parler des derniers Ă©vĂ©nements, mais il y avait du triomphe dans la joie gĂ©nĂ©rale, le dĂner tournait Ă la cĂ©lĂ©bration officielle d'une victoire. Enfin, on Ă©tait donc dĂ©livrĂ©, on recommençait Ă manger et Ă dormir en paix! Une allusion fut discrĂštement faite aux morts dont la boue du Voreux avait Ă peine bu le sang c'Ă©tait une leçon nĂ©cessaire, et tous s'attendrirent, quand les GrĂ©goire ajoutĂšrent que, maintenant, le devoir de chacun Ă©tait d'aller panser les plaies, dans les corons. Eux, avaient repris leur placiditĂ© bienveillante, excusant leurs braves mineurs, les voyant dĂ©jĂ , au fond des fosses, donner le bon exemple d'une rĂ©signation sĂ©culaire. Les notables de Montsou, qui ne tremblaient plus, convinrent que la question du salariat demandait Ă ĂÂȘtre Ă©tudiĂ©e prudemment. Au rĂÂŽti, la victoire devint complĂšte, lorsque M. Hennebeau lut une lettre de l'Ă©vĂÂȘque, oĂÂč celui-ci annonçait le dĂ©placement de l'abbĂ© Ranvier. Toute la bourgeoisie de la province commentait avec passion l'histoire de ce prĂÂȘtre, qui traitait les soldats d'assassins. Et le notaire, comme le dessert paraissait, se posa trĂšs rĂ©solument en libre penseur. Deneulin Ă©tait lĂ , avec ses deux filles. Au milieu de cette allĂ©gresse, il s'efforçait de cacher la mĂ©lancolie de sa ruine. Le matin mĂÂȘme, il avait signĂ© la vente de sa concession de Vandame Ă la Compagnie de Montsou. AcculĂ©, Ă©gorgĂ©, il s'Ă©tait soumis aux exigences des rĂ©gisseurs, leur lĂÂąchant enfin cette proie guettĂ©e si longtemps, leur tirant Ă peine l'argent nĂ©cessaire pour payer ses crĂ©anciers. MĂÂȘme il avait acceptĂ©, au dernier moment, comme une chance heureuse, leur offre de le garder Ă titre d'ingĂ©nieur divisionnaire, rĂ©signĂ© Ă surveiller ainsi, en simple salariĂ©, cette fosse oĂÂč il avait englouti sa fortune. C'Ă©tait le glas des petites entreprises personnelles, la disparition prochaine des patrons, mangĂ©s un Ă un par l'ogre sans cesse affamĂ© du capital, noyĂ©s dans le flot montant des grandes Compagnies. Lui seul payait les frais de la grĂšve, il sentait bien qu'on buvait Ă son dĂ©sastre, en buvant Ă la rosette de M. Hennebeau; et il ne se consolait un peu que devant la belle crĂÂąnerie de Lucie et de Jeanne, charmantes dans leurs toilettes retapĂ©es, riant Ă la dĂ©bĂÂącle, en jolies filles garçonniĂšres, dĂ©daigneuses de l'argent. Lorsqu'on passa au salon prendre le cafĂ©, M. GrĂ©goire emmena son cousin Ă l'Ă©cart et le fĂ©licita du courage de sa dĂ©cision. - Que veux-tu? ton seul tort a Ă©tĂ© de risquer Ă Vandame le million de ton denier de Montsou. Tu t'es donnĂ© un mal terrible, et le voilĂ fondu dans ce travail de chien, tandis que le mien, qui n'a pas bougĂ© de mon tiroir, me nourrit encore sagement Ă ne rien faire, comme il nourrira les enfants de mes petits-enfants. VII, II Le dimanche, Etienne s'Ă©chappa du coron, dĂšs la nuit tombĂ©e. Un ciel trĂšs pur, criblĂ© d'Ă©toiles, Ă©clairait la terre d'une clartĂ© bleue de crĂ©puscule. Il descendit vers le canal, il suivit lentement la berge, en remontant du cĂÂŽtĂ© de Marchiennes. C'Ă©tait sa promenade favorite, un sentier gazonnĂ© de deux lieues, filant tout droit, le long de cette eau gĂ©omĂ©trique, qui se dĂ©roulait pareille Ă un lingot sans fin d'argent fondu. Jamais il n'y rencontrait personne. Mais, ce jour-lĂ , il fut contrariĂ©, en voyant venir Ă lui un homme. Et, sous la pĂÂąle lumiĂšre des Ă©toiles, les deux promeneurs solitaires ne se reconnurent que face Ă face. - Tiens! c'est toi, murmura Etienne. Souvarine hocha la tĂÂȘte sans rĂ©pondre. Un instant, ils restĂšrent immobiles; puis, cĂÂŽte Ă cĂÂŽte, ils repartirent vers Marchiennes. Chacun semblait continuer ses rĂ©flexions, comme trĂšs loin l'un de l'autre. - As-tu vu dans le journal le succĂšs de Pluchart Ă Paris? demanda enfin Etienne. On l'attendait sur le trottoir, on lui a fait une ovation, au sortir de cette rĂ©union de Belleville... Oh! le voilĂ lancĂ©, malgrĂ© son rhume. Il ira oĂÂč il voudra, dĂ©sormais. Le machineur haussa les Ă©paules. Il avait le mĂ©pris des beaux parleurs, des gaillards qui entrent dans la politique comme on entre au barreau, pour y gagner des rentes, Ă coups de phrases. Etienne, maintenant, en Ă©tait Ă Darwin. Il en avait lu des fragments, rĂ©sumĂ©s et vulgarisĂ©s dans un volume Ă cinq sous; et, de cette lecture mal comprise, il se faisait une idĂ©e rĂ©volutionnaire du combat pour l'existence, les maigres mangeant les gras, le peuple fort dĂ©vorant la blĂÂȘme bourgeoisie. Mais Souvarine s'emporta, se rĂ©pandit sur la bĂÂȘtise des socialistes qui acceptent Darwin, cet apĂÂŽtre de l'inĂ©galitĂ© scientifique, dont la fameuse sĂ©lection n'Ă©tait bonne que pour des philosophes aristocrates. Cependant, le camarade s'entĂÂȘtait, voulait raisonner, et il exprimait ses doutes par une hypothĂšse la vieille sociĂ©tĂ© n'existait plus, on en avait balayĂ© jusqu'aux miettes; eh bien, n'Ă©tait-il pas Ă craindre que le monde nouveau ne repoussĂÂąt gĂÂątĂ© lentement des mĂÂȘmes injustices, les uns malades et les autres gaillards, les uns plus adroits, plus intelligents, s'engraissant de tout, et les autres imbĂ©ciles et paresseux, redevenant des esclaves? Alors, devant cette vision de l'Ă©ternelle misĂšre, le machineur cria d'une voix farouche que, si la justice n'Ă©tait pas possible avec l'homme, il fallait que l'homme disparĂ»t. Autant de sociĂ©tĂ©s pourries, autant de massacres, jusqu'Ă l'extermination du dernier ĂÂȘtre. Et le silence retomba. Longtemps, la tĂÂȘte basse, Souvarine marcha sur l'herbe fine, si absorbĂ©, qu'il suivait l'extrĂÂȘme bord de l'eau, avec la tranquille certitude d'un homme endormi, rĂÂȘvant le long des gouttiĂšres. Puis, il tressaillit sans cause, comme s'il s'Ă©tait heurtĂ© contre une ombre. Ses yeux se levĂšrent, sa face apparut, trĂšs pĂÂąle; et il dit doucement Ă son compagnon - Est-ce que je t'ai contĂ© comment elle est morte? - Qui donc? - Ma femme, lĂ -bas, en Russie. Etienne eut un geste vague, Ă©tonnĂ© du tremblement de la voix, de ce brusque besoin de confidence, chez ce garçon impassible d'habitude, dans son dĂ©tachement stoĂÂŻque des autres et de lui-mĂÂȘme. Il savait seulement que la femme Ă©tait une maĂtresse, et qu'on l'avait pendue, Ă Moscou. - L'affaire n'avait pas marchĂ©, raconta Souvarine, les yeux perdus Ă prĂ©sent sur la fuite blanche du canal, entre les colonnades bleuies des grands arbres. Nous Ă©tions restĂ©s quatorze jours au fond d'un trou, Ă miner la voie du chemin de fer; et ce n'est pas le train impĂ©rial, c'est un train de voyageurs qui a sautĂ©... Alors, on a arrĂÂȘtĂ© Annouchka. Elle nous apportait du pain tous les soirs, dĂ©guisĂ©e en paysanne. C'Ă©tait elle aussi qui avait allumĂ© la mĂšche, parce qu'un homme aurait pu ĂÂȘtre remarquĂ©... J'ai suivi le procĂšs, cachĂ© dans la foule, pendant six longues journĂ©es... Sa voix s'embarrassa, il fut pris d'un accĂšs de toux, comme s'il Ă©tranglait. - Deux fois, j'ai eu envie de crier, de m'Ă©lancer par-dessus les tĂÂȘtes, pour la rejoindre. Mais Ă quoi bon? un homme de moins, c'est un soldat de moins; et je devinais bien qu'elle me disait non, de ses grands yeux fixes, lorsqu'elle rencontrait les miens. Il toussa encore. - Le dernier jour, sur la place, j'Ă©tais lĂ ... Il pleuvait, les maladroits perdaient la tĂÂȘte, dĂ©rangĂ©s par la pluie battante. Ils avaient mis vingt minutes, pour en pendre quatre autres la corde cassait, ils ne pouvaient achever le quatriĂšme... Annouchka Ă©tait tout debout, Ă attendre. Elle ne me voyait pas, elle me cherchait dans la foule. Je suis montĂ© sur une borne, et elle m'a vu, nos yeux ne se sont plus quittĂ©s. Quand elle a Ă©tĂ© morte, elle me regardait toujours... J'ai agitĂ© mon chapeau, je suis parti. Il y eut un nouveau silence. L'allĂ©e blanche du canal se dĂ©roulait Ă l'infini, tous deux marchaient du mĂÂȘme pas Ă©touffĂ©, comme retombĂ©s chacun dans son isolement. Au fond de l'horizon, l'eau pĂÂąle semblait ouvrir le ciel d'une mince trouĂ©e de lumiĂšre. - C'Ă©tait notre punition, continua durement Souvarine. Nous Ă©tions coupables de nous aimer... Oui, cela est bon qu'elle soit morte, il naĂtra des hĂ©ros de son sang, et moi, je n'ai plus de lĂÂąchetĂ© au coeur... Ah! rien, ni parents, ni femme, ni ami! rien qui fasse trembler la main, le jour oĂÂč il faudra prendre la vie des autres ou donner la sienne! Etienne s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ©, frissonnant, sous la nuit fraĂche. Il ne discuta pas, il dit simplement - Nous sommes loin, veux-tu que nous retournions? Ils revinrent vers le Voreux, avec lenteur, et il ajouta, au bout de quelques pas - As-tu vu les nouvelles affiches? C'Ă©taient de grands placards jaunes que la Compagnie avait encore fait coller dans la matinĂ©e. Elle s'y montrait plus nette et plus conciliante, elle promettait de reprendre le livret des mineurs qui redescendraient le lendemain. Tout serait oubliĂ©, le pardon Ă©tait offert mĂÂȘme aux plus compromis. - Oui, j'ai vu, rĂ©pondit le machineur. - Eh bien! qu'est-ce que tu en penses? - J'en pense, que c'est fini...... Le troupeau redescendra. Vous ĂÂȘtes tous trop lĂÂąches. Etienne, fiĂ©vreusement, excusa les camarades un homme peut ĂÂȘtre brave, une foule qui meurt de faim est sans force. Pas Ă pas, ils Ă©taient revenus au Voreux; et, devant la masse noire de la fosse, il continua, il jura de ne jamais redescendre, lui; mais il pardonnait Ă ceux qui redescendraient. Ensuite, comme le bruit courait que les charpentiers n'avaient pas eu le temps de rĂ©parer le cuvelage, il dĂ©sira savoir. Etait-ce vrai? la pesĂ©e des terrains contre les bois qui faisaient au puits une chemise de charpente, les avait-elle tellement renflĂ©s Ă l'intĂ©rieur, qu'une des cages d'extraction frottait au passage, sur une longueur de plus de cinq mĂštres? Souvarine, redevenu silencieux, rĂ©pondait briĂšvement. Il avait encore travaillĂ© la veille, la cage frottait en effet, les machineurs devaient mĂÂȘme doubler la vitesse, pour passer Ă cet endroit. Mais tous les chefs accueillaient les observations de la mĂÂȘme phrase irritĂ©e c'Ă©tait du charbon qu'on voulait, on consoliderait mieux plus tard. - Vois-tu que ça crĂšve! murmura Etienne. On serait Ă la noce. Les yeux fixĂ©s sur la fosse, vague dans l'ombre, Souvarine conclut tranquillement - Si ça crĂšve, les camarades le sauront, puisque tu conseilles de redescendre. Neuf heures sonnaient au clocher de Montsou; et, son compagnon ayant dit qu'il rentrait se coucher, il ajouta, sans mĂÂȘme tendre la main - Eh bien! adieu. Je pars. - Comment, tu pars? - Oui, j'ai redemandĂ© mon livret, je vais ailleurs. Etienne, stupĂ©fait, Ă©motionnĂ©, le regardait. C'Ă©tait aprĂšs deux heures de promenade, qu'il lui disait ça, et d'une voix si calme, lorsque la seule annonce de cette brusque sĂ©paration lui serrait le coeur, Ă lui. On s'Ă©tait connu, on avait peinĂ© ensemble ça rend toujours triste, l'idĂ©e de ne plus se voir. - Tu pars, et oĂÂč vas-tu? - LĂ -bas, je n'en sais rien. - Mais je te reverrai? - Non, je ne crois pas. Ils se turent, ils restĂšrent un moment face Ă face, sans trouver rien autre Ă se dire. - Alors, adieu. - Adieu. Pendant qu'Etienne montait au coron, Souvarine tourna le dos, revint sur la berge du canal; et lĂ , seul maintenant, il marcha sans fin, la tĂÂȘte basse, si noyĂ© de tĂ©nĂšbres, qu'il n'Ă©tait plus qu'une ombre mouvante de la nuit. Par instants. il s'arrĂÂȘtait, il comptait les heures, au loin. Lorsque minuit sonna, il quitta la berge et se dirigea vers le Voreux. A ce moment, la fosse Ă©tait vide, il n'y rencontra qu'un porion, les yeux gros de sommeil. On devait chauffer seulement Ă deux heures, pour la reprise du travail. D'abord, il monta prendre au fond d'une armoire une veste qu'il feignait d'avoir oubliĂ©e. Des outils, un vilebrequin armĂ© de sa mĂšche, une petite scie trĂšs forte, un marteau et un ciseau, se trouvaient roulĂ©s dans cette veste. Puis, il repartit. Mais, au lieu de sortir par la baraque, il enfila l'Ă©troit couloir qui menait au goyot des Ă©chelles. Et, sa veste sous le bras, il descendit doucement, sans lampe, mesurant la profondeur en comptant les Ă©chelles. Il savait que la cage frottait Ă trois cent soixante-quatorze mĂštres, contre la cinquiĂšme passe du cuvelage infĂ©rieur. Quand il eut comptĂ© cinquante-quatre Ă©chelles, il tĂÂąta de la main, il sentit le renflement des piĂšces de bois. C'Ă©tait lĂ . Alors, avec l'adresse et le sang-froid d'un bon ouvrier qui a longtemps mĂ©ditĂ© sur sa besogne, il se mit au travail. Tout de suite, il commença par scier un panneau dans la cloison du goyot, de maniĂšre Ă communiquer avec le compartiment d'extraction. Et, Ă l'aide d'allumettes vivement enflammĂ©es et Ă©teintes, il put se rendre compte de l'Ă©tat du cuvelage et des rĂ©parations rĂ©centes qu'on y avait faites. Entre Calais et Valenciennes, le fonçage des puits de mine rencontrait des difficultĂ©s inouĂÂŻes, pour traverser les masses d'eau sĂ©journant sous terre, en nappes immenses, au niveau des vallĂ©es les plus basses. Seule, la construction des cuvelages, de ces piĂšces de charpente jointes entre elles comme les douves d'un tonneau, parvenait Ă contenir les sources affluentes, Ă isoler les puits, au milieu des lacs dont les vagues profondes et obscures en battaient les parois. Il avait fallu, en fonçant le Voreux, Ă©tablir deux cuvelages; celui du niveau supĂ©rieur, dans les sables Ă©bouleux et les argiles blanches qui avoisinent le terrain crĂ©tacĂ©, fissurĂ© de toutes parts, gonflĂ© d'eau comme une Ă©ponge; puis, celui du niveau infĂ©rieur, directement au-dessus du terrain houiller, dans un sable jaune d'une finesse de farine, coulant avec une fluiditĂ© liquide; et c'Ă©tait lĂ que se trouvait le Torrent, cette mer souterraine, la terreur des houillĂšres du Nord, une mer avec ses tempĂÂȘtes et ses naufrages, une mer ignorĂ©e, insondable, roulant ses flots noirs, Ă plus de trois cents mĂštres du soleil. D'ordinaire, les cuvelages tenaient bon, sous la pression Ă©norme. Ils ne redoutaient guĂšre que le tassement des terrains voisins, Ă©branlĂ©s par le travail continu des anciennes galeries d'exploitation, qui se comblaient. Dans cette descente des roches, parfois des lignes de cassure se produisaient, se propageaient lentement jusqu'aux charpentes, qu'elles dĂ©formaient Ă la longue, en les repoussant Ă l'intĂ©rieur du puits; et le grand danger Ă©tait lĂ , une menace d'Ă©boulement et d'inondation, la fosse emplie de l'avalanche des terres et du dĂ©luge des sources. Souvarine, Ă cheval dans l'ouverture pratiquĂ©e par lui, constata une dĂ©formation trĂšs grave de la cinquiĂšme passe du cuvelage. Les piĂšces de bois faisaient ventre, en dehors des cadres; plusieurs mĂÂȘme Ă©taient sorties de leur Ă©paulement. Des filtrations abondantes, des "pichoux", comme disent les mineurs, jaillissaient des joints, au travers du brandissage d'Ă©toupes goudronnĂ©es dont on les garnissait. Et les charpentiers, pressĂ©s par le temps, s'Ă©taient contentĂ©s de poser aux angles des Ă©querres de fer, avec une telle insouciance, que toutes les vis n'Ă©taient pas mises. Un mouvement considĂ©rable se produisait Ă©videmment derriĂšre, dans les sables du Torrent. Alors, avec son vilebrequin, il desserra les vis des Ă©querres, de façon Ă ce qu'une derniĂšre poussĂ©e pĂ»t les arracher toutes. C'Ă©tait une besogne de tĂ©mĂ©ritĂ© folle, pendant laquelle il manqua vingt fois de culbuter, de faire le saut des cent quatre-vingts mĂštres qui le sĂ©paraient du fond. Il avait dĂ» empoigner les guides de chĂÂȘne, les madriers oĂÂč glissaient les cages; et, suspendu au-dessus du vide, il voyageait le long des traverses dont ils Ă©taient reliĂ©s de distance en distance, il se coulait, s'asseyait, se renversait, simplement arc-boutĂ© sur un coude ou sur un genou, dans un tranquille mĂ©pris de la mort. Un souffle l'aurait prĂ©cipitĂ©, Ă trois reprises il se rattrapa, sans un frisson. D'abord, il tĂÂątait de la main, puis il travaillait, n'enflammant une allumette que lorsqu'il s'Ă©garait, au milieu de ces poutres gluantes. AprĂšs avoir desserrĂ© les vis, il s'attaqua aux piĂšces mĂÂȘmes; et le pĂ©ril grandit encore. Il avait cherchĂ© la clef, la piĂšce qui tenait les autres; il s'acharnait contre elle, la trouait, la sciait, l'amincissait, pour qu'elle perdĂt de sa rĂ©sistance; tandis que, par les trous et les fentes, l'eau qui s'Ă©chappait en jets minces l'aveuglait et le trempait d'une pluie glacĂ©e. Deux allumettes s'Ă©teignirent. Toutes se mouillaient, c'Ă©tait la nuit, une profondeur sans fond de tĂ©nĂšbres. DĂšs ce moment, une rage l'emporta. Les haleines de l'invisible le grisaient, l'horreur noire de ce trou battu d'une averse le jetait Ă une fureur de destruction. Il s'acharna au hasard contre le cuvelage, tapant oĂÂč il pouvait, Ă coups de vilebrequin, Ă coups de scie, pris du besoin de l'Ă©ventrer tout de suite sur sa tĂÂȘte. Et il y mettait une fĂ©rocitĂ©, comme s'il eĂ»t jouĂ© du couteau dans la peau d'un ĂÂȘtre vivant, qu'il exĂ©crait. Il la tuerait Ă la fin, cette bĂÂȘte mauvaise du Voreux, Ă la gueule toujours ouverte, qui avait englouti tant de chair humaine! On entendait la morsure de ses outils, son Ă©chine s'allongeait, il rampait, descendait, remontait, se tenant encore par miracle, dans un branle continu, un vol d'oiseau nocturne au travers des charpentes d'un clocher, Mais il se calma, mĂ©content de lui. Est-ce qu'on ne pouvait faire les choses froidement? Sans hĂÂąte, il souffla, il rentra dans le goyot des Ă©chelles, dont il boucha le trou, en replaçant le panneau qu'il avait sciĂ©. C'Ă©tait assez, il ne voulait pas donner l'Ă©veil par un dĂ©gĂÂąt trop grand, qu'on aurait tentĂ© de rĂ©parer tout de suite. La bĂÂȘte avait sa blessure au ventre, on verrait si elle vivait encore le soir; et il avait signĂ©, le monde Ă©pouvantĂ© saurait qu'elle n'Ă©tait pas morte de sa belle mort. Il prit le temps de rouler mĂ©thodiquement les outils dans sa veste, il remonta les Ă©chelles avec lenteur. Puis, quand il fut sorti de la fosse sans ĂÂȘtre vu, l'idĂ©e d'aller changer de vĂÂȘtements ne lui vint mĂÂȘme pas. Trois heures sonnaient. Il resta plantĂ© sur la route, il attendit. A la mĂÂȘme heure, Etienne, qui ne dormait pas, s'inquiĂ©ta d'un bruit lĂ©ger, dans l'Ă©paisse nuit de la chambre. Il distinguait le petit souffle des enfants, les ronflements de Bonnemort et de la Maheude; tandis que, prĂšs de lui, Jeanlin sifflait une note prolongĂ©e de flĂ»te. Sans doute, il avait rĂÂȘvĂ©, et il se renfonçait, lorsque le bruit recommença. C'Ă©tait un craquement de paillasse, l'effort Ă©touffĂ© d'une personne qui se lĂšve. Alors, il s'imagina que Catherine se trouvait indisposĂ©e. - Dis, c'est toi? qu'est-ce que tu as? demanda-t-il Ă voix basse. Personne ne rĂ©pondit, seuls les ronflements des autres continuaient. Pendant cinq minutes, rien ne bougea. Puis, il y eut un nouveau craquement. Et, certain cette fois de ne pas s'ĂÂȘtre trompĂ©, il traversa la chambre, il envoya les mains dans les tĂ©nĂšbres, pour tĂÂąter le lit d'en face. Sa surprise fut grande, en y rencontrant la jeune fille assise, l'haleine suspendue, Ă©veillĂ©e et aux aguets. - Eh bien! pourquoi ne rĂ©ponds-tu pas? qu'est-ce que tu fais donc? Elle finit par dire - Je me lĂšve. - A cette heure, tu te lĂšves? - Oui, je retourne travailler Ă la fosse. TrĂšs Ă©mu, Etienne dut s'asseoir au bord de la paillasse, pendant que Catherine lui expliquait ses raisons. Elle souffrait trop de vivre ainsi, oisive, en sentant peser sur elle de continuels regards de reproche; elle aimait mieux courir le risque d'ĂÂȘtre bousculĂ©e lĂ -bas par Chaval; et, si sa mĂšre refusait son argent, quand elle le lui apporterait, eh bien! elle Ă©tait assez grande pour se mettre Ă part et faire elle-mĂÂȘme sa soupe. - Va-t'en, je vais m'habiller. Et ne dis rien, n'est-ce pas? si tu veux ĂÂȘtre gentil. Mais il demeurait prĂšs d'elle, il l'avait prise Ă la taille, dans une caresse de chagrin et de pitiĂ©. En chemise, serrĂ©s l'un contre l'autre, ils sentaient la chaleur de leur peau nue, au bord de cette couche, tiĂšde du sommeil de la nuit. Elle, d'un premier mouvement, avait essayĂ© de se dĂ©gager; puis, elle s'Ă©tait mise Ă pleurer tout bas, en le prenant Ă son tour par le cou, pour le garder contre elle, dans une Ă©treinte dĂ©sespĂ©rĂ©e. Et ils restaient sans autre dĂ©sir, avec le passĂ© de leurs amours malheureuses, qu'ils n'avaient pu satisfaire. Etait-ce donc Ă jamais fini? n'oseraient-ils s'aimer un jour, maintenant qu'ils Ă©taient libres. Il n'aurait fallu qu'un peu de bonheur, pour dissiper leur honte, ce malaise qui les empĂÂȘchait d'aller ensemble, Ă cause de toutes sortes d'idĂ©es, oĂÂč ils ne lisaient pas clairement eux-mĂÂȘmes. - Recouche-toi, murmura-t-elle. Je ne veux pas allumer, ça rĂ©veillerait maman... Il est l'heure, laisse-moi. Il n'Ă©coutait point, il la pressait Ă©perdument, le coeur noyĂ© d'une tristesse immense. Un besoin de paix, un invincible besoin d'ĂÂȘtre heureux l'envahissait; et il se voyait mariĂ©, dans une petite maison propre, sans autre ambition que de vivre et de mourir lĂ , tous les deux. Du pain le contenterait; mĂÂȘme s'il n'y en avait que pour un, le morceau serait pour elle. A quoi bon autre chose? est-ce que la vie valait davantage? Elle, cependant, dĂ©nouait ses bras nus. - Je t'en prie, laisse. Alors, dans un Ă©lan de son coeur, il lui dit Ă l'oreille - Attends, je vais avec toi. Et lui-mĂÂȘme s'Ă©tonna d'avoir dit cette chose. Il avait jurĂ© de ne pas redescendre, d'oĂÂč venait donc cette dĂ©cision brusque, sortie de ses lĂšvres, sans qu'il y eĂ»t songĂ©, sans qu'il l'eĂ»t discutĂ©e un instant? Maintenant, c'Ă©tait en lui un tel calme, une guĂ©rison si complĂšte de ses doutes, qu'il s'entĂÂȘtait, en homme sauvĂ© par le hasard, et qui avait trouvĂ© enfin l'unique porte Ă son tourment. Aussi refusa-t-il de l'entendre, lorsqu'elle s'alarma, comprenant qu'il se dĂ©vouait pour elle, redoutant les mauvaises paroles dont on l'accueillerait Ă la fosse. Il se moquait de tout, les affiches promettaient le pardon, et cela suffisait. - Je veux travailler, c'est mon idĂ©e... Habillons-nous et ne faisons pas de bruit. Ils s'habillĂšrent dans les tĂ©nĂšbres, avec mille prĂ©cautions. Elle, secrĂštement avait prĂ©parĂ© la veille ses vĂÂȘtements de mineur; lui, dans l'armoire, prit une veste et une culotte; et ils ne se lavĂšrent pas, par crainte de remuer la terrine. Tous dormaient, mais il fallait traverser le couloir Ă©troit, oĂÂč couchait la mĂšre. Quand ils partirent, le malheur voulut qu'ils butĂšrent contre une chaise. Elle s'Ă©veilla, elle demanda, dans l'engourdissement du sommeil - Hein? qui est-ce? Catherine, tremblante, s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ©e, en serrant violemment la main d'Etienne. - C'est moi, ne vous inquiĂ©tez pas, dit celui-ci. J'Ă©touffe, je sors respirer un peu. - Bon, bon. Et la Maheude se rendormit. Catherine n'osait plus bouger. Enfin, elle descendit dans la salle, elle partagea une tartine qu'elle avait rĂ©servĂ©e sur un pain, donnĂ© par une dame de Montsou. Puis, doucement, ils refermĂšrent la porte, ils s'en allĂšrent. Souvarine Ă©tait demeurĂ© debout, prĂšs de l'Avantage, Ă l'angle de la route. Depuis une demi-heure, il regardait les charbonniers qui retournaient au travail, confus dans l'ombre, passant avec leur sourd piĂ©tinement de troupeau. Il les comptait, comme les bouchers comptent les bĂÂȘtes, Ă l'entrĂ©e de l'abattoir; et il Ă©tait surpris de leur nombre, il ne prĂ©voyait pas, mĂÂȘme dans son pessimisme, que ce nombre de lĂÂąches pĂ»t ĂÂȘtre si grand. La queue s'allongeait toujours, il se raidissait, trĂšs froid, les dents serrĂ©es, les yeux clairs. Mais il tressaillit. Parmi ces hommes qui dĂ©filaient, et dont il ne distinguait pas les visages, il venait pourtant d'en reconnaĂtre un, Ă sa dĂ©marche. Il s'avança, il l'arrĂÂȘta. - OĂÂč vas-tu? Etienne, saisi, au lieu de rĂ©pondre, balbutiait. - Tiens! tu n'es pas encore parti! Puis, il avoua, il retournait Ă la fosse. Sans doute, il avait jurĂ©; seulement, ce n'Ă©tait pas une existence, d'attendre les bras croisĂ©s des choses qui arriveraient dans cent ans peut-ĂÂȘtre; et, d'ailleurs, des raisons Ă lui le dĂ©cidaient. Souvarine l'avait Ă©coutĂ©, frĂ©missant. Il l'empoigna par une Ă©paule, il le rejeta vers le coron. - Rentre chez toi, je le veux, entends-tu! Mais, Catherine s'Ă©tant approchĂ©e, il la reconnut, elle aussi. Etienne protestait, dĂ©clarait qu'il ne laissait Ă personne le soin de juger sa conduite. Et les yeux du machineur allĂšrent de la jeune fille au camarade; tandis qu'il reculait d'un pas, avec un geste de brusque abandon. Quand il y avait une femme dans le coeur d'un homme, l'homme Ă©tait fini, il pouvait mourir. Peut-ĂÂȘtre revit-il, en une vision rapide, lĂ -bas, Ă Moscou, sa maĂtresse pendue, ce dernier lien de sa chair coupĂ©, qui l'avait rendu libre de la vie des autres et de la sienne. Il dit simplement - Va. GĂÂȘnĂ©, Etienne s'attardait, cherchait une parole de bonne amitiĂ©, pour ne pas se sĂ©parer ainsi. - Alors, tu pars toujours? - Oui. - Eh bien! donne-moi la main, mon vieux. Bon voyage et sans rancune. L'autre lui tendit une main glacĂ©e. Ni ami, ni femme. - Adieu, pour tout de bon, cette fois. - Oui, adieu. Et Souvarine, immobile dans les tĂ©nĂšbres, suivit du regard Etienne et Catherine, qui entraient au Voreux. VII, III A quatre heures, la descente commença. Dansaert, installĂ© en personne au bureau du marqueur, dans la lampisterie, inscrivait chaque ouvrier qui se prĂ©sentait, et lui faisait donner une lampe. Il les prenait tous, sans une observation, tenant la promesse des affiches. Cependant, lorsqu'il aperçut au guichet Etienne et Catherine, il eut un sursaut, trĂšs rouge, la bouche ouverte pour refuser l'inscription; puis, il se contenta de triompher, d'un air goguenard ah! ah! le fort des forts Ă©tait donc par terre? la Compagnie avait donc du bon, que le terrible tombeur de Montsou revenait lui demander du pain? Silencieux, Etienne emporta sa lampe et monta au puits, avec la herscheuse. Mais c'Ă©tait lĂ , dans la salle de recette, que Catherine craignait les mauvaises paroles des camarades. Justement dĂšs l'entrĂ©e, elle reconnut Chaval au milieu d'une vingtaine de mineurs, attendant qu'une cage fĂ»t libre. Il s'avançait furieusement vers elle, lorsque la vue d'Etienne l'arrĂÂȘta. Alors, il affecta de ricaner, avec des haussements d'Ă©paules outrageux. TrĂšs bien! il s'en foutait, du moment que l'autre avait occupĂ© la place toute chaude; bon dĂ©barras! ca regardait le monsieur, s'il aimait les restes; et, sous l'Ă©talage de ce dĂ©dain, il Ă©tait repris d'un tremblement de jalousie, ses yeux flambaient. D'ailleurs, les camarades ne bougeaient pas, muets, les yeux baissĂ©s. Ils se contentaient de jeter un regard oblique aux nouveaux venus; puis, abattus et sans colĂšre, ils se remettaient Ă regarder fixement la bouche du puits, leur lampe Ă la main, grelottant sous la mince toile de leur veste, dans les courants d'air continus de la grande salle. Enfin, la cage se cala sur les verrous, on leur cria d'embarquer. Catherine et Etienne se tassĂšrent dans une berline, oĂÂč Pierron et deux haveurs se trouvaient dĂ©jĂ . A cĂÂŽtĂ©, dans l'autre berline, Chaval disait au pĂšre Mouque, trĂšs haut, que la Direction avait bien tort de ne pas profiter de l'occasion pour dĂ©barrasser les fosses des chenapans qui les pourrissaient; mais le vieux palefrenier, dĂ©jĂ retombĂ© Ă la rĂ©signation de sa chienne d'existence, ne se fĂÂąchait plus de la mort de ses enfants, rĂ©pondait simplement d'un geste de conciliation. La cage se dĂ©crocha, on fila dans le noir. Personne ne parlait. Tout d'un coup, comme on Ă©tait aux deux tiers de la descente, il y eut un frottement terrible. Les fers craquaient, les hommes furent jetĂ©s les uns contre les autres. - Nom de Dieu! gronda Etienne, est-ce qu'ils vont nous aplatir! Nous finirons par tous y rester, avec leur sacrĂ© cuvelage. Et ils disent encore qu'ils l'ont rĂ©parĂ©! Pourtant, la cage avait franchi l'obstacle. Elle descendait maintenant sous une pluie d'orage, si violente, que les ouvriers Ă©coutaient avec inquiĂ©tude ce ruissellement. Il s'Ă©tait donc dĂ©clarĂ© bien des fuites, dans le brandissage des joints? Pierron, interrogĂ©, lui qui travaillait depuis plusieurs jours, ne voulut pas montrer sa peur, qui pouvait ĂÂȘtre considĂ©rĂ©e comme une attaque Ă la Direction; et il rĂ©pondit - Oh! pas de danger! C'est toujours comme ça. Sans doute qu'on n'a pas eu le temps de brandir les pichoux. Le torrent ronflait sur leurs tĂÂȘtes, ils arrivĂšrent au fond, au dernier accrochage, sous une vĂ©ritable trombe d'eau. Pas un porion n'avait eu l'idĂ©e de monter par les Ă©chelles, pour se rendre compte. La pompe suffirait, les brandisseurs visiteraient les joints, la nuit suivante. Dans les galeries, la rĂ©organisation du travail donnait assez de mal. Avant de laisser les haveurs retourner Ă leur chantier d'abattage, l'ingĂ©nieur avait dĂ©cidĂ© que, pendant les cinq premiers jours, tous les hommes exĂ©cuteraient certains travaux de consolidation, d'une urgence absolue. Des Ă©boulements menaçaient partout, les voies avaient tellement souffert, qu'il fallait raccommoder les boisages sur des longueurs de plusieurs centaines de mĂštres. En bas, on formait donc des Ă©quipes de dix hommes, chacune sous la conduite d'un porion; puis, on les mettait Ă la besogne, aux endroits les plus endommagĂ©s. Quand la descente fut finie, on compta que trois cent vingt-deux mineurs Ă©taient descendus, environ la moitiĂ© du nombre qui travaillait, lorsque la fosse se trouvait en pleine exploitation. Justement, Chaval complĂ©ta l'Ă©quipe dont Catherine et Etienne faisaient partie; et il n'y eut pas lĂ un hasard, il s'Ă©tait cachĂ© d'abord derriĂšre les camarades, puis il avait forcĂ© la main au porion. Cette Ă©quipe-lĂ s'en alla dĂ©blayer, dans le bout de la galerie nord, Ă prĂšs de trois kilomĂštres, un Ă©boulement qui bouchait une voie de la veine Dix-Huit-Pouces. On attaqua les roches Ă©boulĂ©es Ă la pioche et Ă la pelle. Etienne, Chaval et cinq autres dĂ©blayaient, tandis que Catherine, avec deux galibots, roulaient les terres au plan inclinĂ©. Les paroles Ă©taient rares, le porion ne les quittait pas. Cependant, les deux galants de la herscheuse furent sur le point de s'allonger des gifles. Tout en grognant qu'il n'en voulait plus, de cette traĂnĂ©e, l'ancien s'occupait d'elle, la bousculait sournoisement, si bien que le nouveau l'avait menacĂ© d'une danse, s'il ne la laissait pas tranquille. Leurs yeux se mangeaient, on dut les sĂ©parer. Vers huit heures, Dansaert passa donner un coup d'oeil au travail. Il paraissait d'une humeur exĂ©crable, il s'emporta contre le porion; rien ne marchait, les bois demandaient Ă ĂÂȘtre remplacĂ©s au fur et Ă mesure, est-ce que c'Ă©tait fichu, de la besogne pareille! Et il partit, en annonçant qu'il reviendrait avec l'ingĂ©nieur. Il attendait NĂ©grel depuis le matin, sans comprendre la cause de ce retard. Une heure encore s'Ă©coula. Le porion avait arrĂÂȘtĂ© le dĂ©blaiement, pour employer tout son monde Ă Ă©tayer le toit. MĂÂȘme la herscheuse et les deux galibots ne roulaient plus, prĂ©paraient et apportaient les piĂšces du boisage. Dans ce fond de galerie, l'Ă©quipe se trouvait comme aux avant-postes, perdue Ă une extrĂ©mitĂ© de la mine, sans communication dĂ©sormais avec les autres chantiers. Trois ou quatre fois, des bruits Ă©tranges, de lointains galops firent bien tourner la tĂÂȘte aux travailleurs qu'Ă©tait-ce donc? on aurait dit que les voies se vidaient, que les camarades remontaient dĂ©jĂ , et au pas de course. Mais la rumeur se perdait dans le profond silence, ils se remettaient Ă caler les bois, Ă©tourdis par les grands coups de marteau. Enfin, on reprit le dĂ©blaiement, le roulage recommença. DĂšs le premier voyage, Catherine, effrayĂ©e, revint en disant qu'il n'y avait plus personne au plan inclinĂ©. - J'ai appelĂ©, on n'a pas rĂ©pondu. Tous ont fichu le camp. Le saisissement fut tel, que les dix hommes jetĂšrent leurs outils pour galoper. Cette idĂ©e, d'ĂÂȘtre abandonnĂ©s, seuls au fond de la fosse, si loin de l'accrochage, les affolait. Ils n'avaient gardĂ© que leur lampe, ils couraient Ă la file, les hommes, les enfants, la herscheuse; et le porion lui-mĂÂȘme perdait la tĂÂȘte, jetait des appels, de plus en plus effrayĂ© du silence, de ce dĂ©sert des galeries qui s'Ă©tendait sans fin. Qu'arrivait-il, pour qu'on ne rencontrĂÂąt pas une ĂÂąme? Quel accident avait pu emporter ainsi les camarades? Leur terreur s'accroissait de l'incertitude du danger, de cette menace qu'ils sentaient lĂ , sans la connaĂtre. Enfin, comme ils approchaient de l'accrochage, un torrent leur barra la route. Ils eurent tout de suite de l'eau jusqu'aux genoux; et ils ne pouvaient plus courir, ils fendaient pĂ©niblement le flot, avec la pensĂ©e qu'une minute de retard allait ĂÂȘtre la mort. - Nom de Dieu! c'est le cuvelage qui a crevĂ©, cria Etienne. Je le disais bien que nous y resterions! Depuis la descente, Pierron, trĂšs inquiet, voyait augmenter le dĂ©luge qui tombait du puits. Tout en embarquant les berlines avec deux autres, il levait la tĂÂȘte, la face trempĂ©e des grosses gouttes, les oreilles bourdonnantes du ronflement de la tempĂÂȘte, lĂ -haut. Mais il trembla surtout, quand il s'aperçut que, sous lui, le puisard, le bougnou profond de dix mĂštres, s'emplissait dĂ©jĂ , l'eau jaillissait du plancher, dĂ©bordait sur les dalles de fonte; et c'Ă©tait une preuve que la pompe ne suffisait plus Ă Ă©puiser les fuites. Il l'entendait s'essouffler, avec un hoquet de fatigue. Alors, il avertit Dansaert, qui jura de colĂšre, en rĂ©pondant qu'il fallait attendre l'ingĂ©nieur. Deux fois, il revint Ă la charge, sans tirer de lui autre chose que des haussements d'Ă©paules exaspĂ©rĂ©s. Eh bien! l'eau montait, que pouvait-il y faire? Mouque parut avec Bataille, qu'il conduisait Ă la corvĂ©e; et il dut le tenir des deux mains, le vieux cheval somnolent s'Ă©tait brusquement cabrĂ©, la tĂÂȘte allongĂ©e vers le puits, hennissant Ă la mort. - Quoi donc, philosophe? qu'est-ce qui t'inquiĂšte?... Ah! c'est parce qu'il pleut. Viens donc, ça ne te regarde pas. Mais la bĂÂȘte frissonnait de tout son poil, il la traĂna de force au roulage. Presque au mĂÂȘme instant, comme Mouque et Bataille disparaissaient au fond d'une galerie, un craquement eut lieu en l'air, suivi d'un vacarme prolongĂ© de chute. C'Ă©tait une piĂšce du cuvelage qui se dĂ©tachait, qui tombait de cent quatre-vingts mĂštres, en rebondissant contre les parois. Pierron et les autres chargeurs purent se garer, la planche de chĂÂȘne broya seulement une berline vide. En mĂÂȘme temps, un paquet d'eau, le flot jaillissant d'une digue crevĂ©e, ruisselait. Dansaert voulut monter voir; mais il parlait encore, qu'une seconde piĂšce dĂ©boula. Et, devant la catastrophe menaçante, effarĂ©, il n'hĂ©sita plus, il donna l'ordre de la remonte, lança des porions pour avertir les hommes, dans les chantiers. Alors, commença une effroyable bousculade. De chaque galerie, des files d'ouvriers arrivaient au galop, se ruaient Ă l'assaut des cages. On s'Ă©crasait, on se tuait pour ĂÂȘtre remontĂ© tout de suite. Quelques-uns, qui avaient eu l'idĂ©e de prendre le goyot des Ă©chelles, redescendirent en criant que le passage y Ă©tait bouchĂ© dĂ©jĂ . C'Ă©tait l'Ă©pouvante de tous, aprĂšs chaque dĂ©part d'une cage celle-lĂ venait de passer, mais qui savait si la suivante passerait encore, au milieu des obstacles dont le puits s'obstruait? En haut, la dĂ©bĂÂącle devait continuer, on entendait une sĂ©rie de sourdes dĂ©tonations, les bois qui se fendaient, qui Ă©clataient dans le grondement continu et croissant de l'averse. Une cage bientĂÂŽt fut hors d'usage, dĂ©foncĂ©e, ne glissant plus entre les guides, rompues sans doute. L'autre frottait tellement, que le cĂÂąble allait casser bien sĂ»r. Et il restait une centaine d'hommes Ă sortir, tous rĂÂąlaient, se cramponnaient, ensanglantĂ©s, noyĂ©s. Deux furent tuĂ©s par des chutes de planches. Un troisiĂšme, qui avait empoignĂ© la cage, retomba de cinquante mĂštres et disparut dans le bougnou. Dansaert, cependant, tĂÂąchait de mettre de l'ordre. ArmĂ© d'une rivelaine, il menaçait d'ouvrir le crĂÂąne au premier qui n'obĂ©irait pas; et il voulait les ranger Ă la file, il criait que les chargeurs sortiraient les derniers, aprĂšs avoir emballĂ© les camarades. On ne l'Ă©coutait pas, il avait empĂÂȘchĂ© Pierron, lĂÂąche et blĂÂȘme, de filer un des premiers. A chaque dĂ©part, il devait l'Ă©carter d'une gifle. Mais lui-mĂÂȘme claquait des dents, une minute de plus, et il Ă©tait englouti tout crevait lĂ -haut, c'Ă©tait un fleuve dĂ©bordĂ©, une pluie meurtriĂšre de charpentes. Quelques ouvriers accouraient encore, lorsque, fou de peur, il sauta dans une berline, en laissant Pierron y sauter derriĂšre lui. La cage monta. A ce moment, l'Ă©quipe d'Etienne et de Chaval dĂ©bouchait dans l'accrochage. Ils virent la cage disparaĂtre, ils se prĂ©cipitĂšrent; mais il leur fallut reculer, sous l'Ă©croulement final du cuvelage le puits se bouchait, la cage ne redescendrait pas. Catherine sanglotait, Chaval s'Ă©tranglait Ă crier des jurons. On Ă©tait une vingtaine, est-ce que ces cochons de chefs les abandonneraient ainsi? Le pĂšre Mouque, qui avait ramenĂ© Bataille, sans hĂÂąte, le tenait encore par la bride, tous les deux stupĂ©fiĂ©s, le vieux et la bĂÂȘte, devant la hausse rapide de l'inondation. L'eau dĂ©jĂ montait aux cuisses. Etienne muet, les dents serrĂ©es, souleva Catherine entre ses bras. Et les vingt hurlaient, la face en l'air, les vingt s'entĂÂȘtaient, imbĂ©ciles, Ă regarder le puits, ce trou Ă©boulĂ© qui crachait un fleuve, et d'oĂÂč ne pouvait plus leur venir aucun secours. Au jour, Dansaert, en dĂ©barquant, aperçut NĂ©grel qui accourait. Mme Hennebeau, par une fatalitĂ©, l'avait, ce matin-lĂ , au saut du lit, retenu Ă feuilleter des catalogues, pour l'achat de la corbeille. Il Ă©tait dix heures. - Eh bien! qu'arrive-t-il donc? cria-t-il de loin. - La fosse est perdue, rĂ©pondit le maĂtre-porion. Et il conta la catastrophe, en bĂ©gayant, tandis que l'ingĂ©nieur, incrĂ©dule, haussait les Ă©paules allons donc! est-ce qu'un cuvelage se dĂ©molissait comme ça? On exagĂ©rait, il fallait voir. - Personne n'est restĂ© au fond, n'est-ce pas? Dansaert se troublait. Non, personne. Il l'espĂ©rait du moins. Pourtant, des ouvriers avaient pu s'attarder. - Mais, nom d'un chien! dit NĂ©grel, pourquoi ĂÂȘtes-vous sorti, alors? Est-ce qu'on lĂÂąche ses hommes! Tout de suite, il donna l'ordre de compter les lampes. Le matin, on en avait distribuĂ© trois cent vingt-deux; et l'on n'en retrouvait que deux cent cinquante-cinq; seulement, plusieurs ouvriers avouaient que la leur Ă©tait restĂ©e lĂ -bas, tombĂ©e de leur main, dans les bousculades de la panique. On tĂÂącha de procĂ©der Ă un appel, il fut impossible d'Ă©tablir un nombre exact des mineurs s'Ă©taient sauvĂ©s, d'autres n'entendaient plus leur nom. Personne ne tombait d'accord sur les camarades manquants. Ils Ă©taient peut-ĂÂȘtre vingt, peut-ĂÂȘtre quarante. Et, seule, une certitude se faisait pour l'ingĂ©nieur il y avait des hommes au fond, on distinguait leur hurlement, dans le bruit des eaux, Ă travers les charpentes Ă©croulĂ©es, lorsqu'on se penchait Ă la bouche du puits. Le premier soin de NĂ©grel fut d'envoyer chercher M. Hennebeau et de vouloir fermer la fosse. Mais il Ă©tait dĂ©jĂ trop tard, les charbonniers qui avaient galopĂ© au coron des Deux-Cent-Quarante, comme poursuivis par les craquements du cuvelage, venaient d'Ă©pouvanter les familles; et des bandes de femmes, des vieux, des petits, dĂ©valaient en courant, secouĂ©s de cris et de sanglots. Il fallut les repousser, un cordon de surveillants fut chargĂ© de les maintenir, car ils auraient gĂÂȘnĂ© les manoeuvres. Beaucoup des ouvriers remontĂ©s du puits demeuraient lĂ , stupides, sans penser Ă changer de vĂÂȘtements, retenus par une fascination de la peur, en face de ce trou effrayant oĂÂč ils avaient failli rester. Les femmes, Ă©perdues autour d'eux, les suppliaient, les interrogeaient, demandaient les noms. Est-ce que celui-ci en Ă©tait? et celui-lĂ ? et cet autre? Ils ne savaient pas, ils balbutiaient, ils avaient de grands frissons et des gestes de fous, des gestes qui Ă©cartaient une vision abominable, toujours prĂ©sente. La foule augmentait rapidement, une lamentation montait des routes. Et, lĂ -haut, sur le terri, dans la cabane de Bonnemort, il y avait, assis par terre, un homme, Souvarine, qui ne s'Ă©tait pas Ă©loignĂ©, et qui regardait. - Les noms! les noms! criaient les femmes, d'une voix Ă©tranglĂ©e de larmes. NĂ©grel parut un instant, jeta ces mots - DĂšs que nous saurons les noms nous les ferons connaĂtre. Mais rien n'est perdu, tout le monde sera sauvĂ©... Je descends. Alors, muette d'angoisse, la foule attendit. En effet, avec une bravoure tranquille, l'ingĂ©nieur s'apprĂÂȘtait Ă descendre. Il avait fait dĂ©crocher la cage, en donnant l'ordre de la remplacer, au bout du cĂÂąble, par un cuffat; et, comme il se doutait que l'eau Ă©teindrait sa lampe, il commanda d'en attacher une autre sous le cuffat, qui la protĂ©gerait. Des porions, tremblants, la face blanche et dĂ©composĂ©e, aidaient Ă ces prĂ©paratifs. - Vous descendrez avec moi, Dansaert, dit NĂ©grel d'une voix brĂšve. Puis, quand il les vit tous sans courage, quand il vit la maĂtre-porion chanceler, ivre d'Ă©pouvante, il l'Ă©carta d'un geste de mĂ©pris. - Non, vous m'embarrasseriez... J'aime mieux ĂÂȘtre seul. DĂ©jĂ , il Ă©tait dans l'Ă©troit baquet, qui vacillait Ă l'extrĂ©mitĂ© du cĂÂąble; et, tenant d'une main sa lampe, serrant de l'autre la corde du signal, il criait lui-mĂÂȘme au machineur - Doucement! La machine mit en branle les bobines, NĂ©grel disparut dans le gouffre, d'oĂÂč montait le hurlement des misĂ©rables. En haut, rien n'avait bougĂ©. Il constata le bon Ă©tat du cuvelage supĂ©rieur. BalancĂ© au milieu du puits, il virait, il Ă©clairait les parois les fuites, entre les joints, Ă©taient si peu abondantes, que sa lampe n'en souffrait pas. Mais, Ă trois cents mĂštres, lorsqu'il arriva au cuvelage infĂ©rieur, elle s'Ă©teignit selon ses prĂ©visions, un jaillissement avait empli le cuffat. DĂšs lors, il n'eut plus pour y voir que la lampe pendue, qui le prĂ©cĂ©dait dans les tĂ©nĂšbres. Et, malgrĂ© sa tĂ©mĂ©ritĂ©, un frisson le pĂÂąlit, en face de l'horreur du dĂ©sastre. Quelques piĂšces de bois restaient seules, les autres s'Ă©taient effondrĂ©es avec leurs cadres; derriĂšre, d'Ă©normes cavitĂ©s se creusaient, les sables jaunes, d'une finesse de farine, coulaient par masses considĂ©rables; tandis que les eaux du Torrent, de cette mer souterraine aux tempĂÂȘtes et aux naufrages ignorĂ©s, s'Ă©panchaient en un dĂ©gorgement d'Ă©cluse. Il descendit encore, perdu au centre de ces vides qui augmentaient sans cesse, battu et tournoyant sous la trombe des sources, si mal Ă©clairĂ© par l'Ă©toile rouge de la lampe, filant en bas, qu'il croyait distinguer des rues, des carrefours de ville dĂ©truite, trĂšs loin, dans le jeu des grandes ombres mouvantes. Aucun travail humain n'Ă©tait plus possible. Il ne gardait qu'un espoir, celui de tenter le sauvetage des hommes en pĂ©ril. A mesure qu'il s'enfonçait, il entendait grandir le hurlement; et il lui fallut s'arrĂÂȘter, un obstacle infranchissable barrait le puits, un amas de charpentes, les madriers rompus des guides, les cloisons fendues des goyots, s'enchevĂÂȘtrant avec les guidonnages arrachĂ©s de la pompe. Comme il regardait longuement, le coeur serrĂ©, le hurlement cessa tout d'un coup. Sans doute, devant la crue rapide, les misĂ©rables venaient de fuir dans les galeries, si le flot ne leur avait pas dĂ©jĂ empli la bouche. NĂ©grel dut se rĂ©signer Ă tirer la corde du signal, pour qu'on le remontĂÂąt. Puis, il se fit arrĂÂȘter de nouveau. Une stupeur lui restait, celle de cet accident, si brusque, dont il ne comprenait pas la cause. Il dĂ©sirait se rendre compte, il examina les quelques piĂšces du cuvelage qui tenaient bon. A distance, des dĂ©chirures, des entailles dans le bois, l'avaient surpris. Sa lampe agonisait, noyĂ©e d'humiditĂ©, et il toucha de ses doigts, il reconnut trĂšs nettement des coups de scie, des coups de vilebrequin, tout un travail abominable de destruction. Evidemment, on avait voulu cette catastrophe. Il demeurait bĂ©ant, les piĂšces craquĂšrent, s'abĂmĂšrent avec leurs cadres, dans un dernier glissement qui faillit l'emporter lui-mĂÂȘme. Sa bravoure s'en Ă©tait allĂ©e, l'idĂ©e de l'homme qui avait fait ça dressait ses cheveux, le glaçait de la peur religieuse du mal, comme si, mĂÂȘlĂ© aux tĂ©nĂšbres, l'homme eĂ»t encore Ă©tĂ© lĂ , Ă©norme, pour son forfait dĂ©mesurĂ©. Il cria, il agita le signal d'une main furieuse; et il Ă©tait grand temps d'ailleurs, car il s'aperçut, cent mĂštres plus haut, que le cuvelage supĂ©rieur se mettait Ă son tour en mouvement les joints s'ouvraient, perdaient leur brandissage d'Ă©toupe, lĂÂąchaient des ruisseaux. Ce n'Ă©tait Ă prĂ©sent qu'une question d'heures, le puits achĂšverait de se dĂ©cuveler, et s'Ă©croulerait. Au jour, M. Hennebeau anxieux attendait NĂ©grel. - Eh bien! quoi? demanda-t-il. Mais l'ingĂ©nieur, Ă©tranglĂ©, ne parlait point. Il dĂ©faillait. - Ce n'est pas possible, jamais on n'a vu ça... As-tu examinĂ©? Oui, il rĂ©pondait de la tĂÂȘte, avec des regards dĂ©fiants. Il refusait de s'expliquer en prĂ©sence des quelques porions qui Ă©coutaient, il emmena son oncle Ă dix mĂštres, ne se jugea pas assez loin, recula encore; puis, trĂšs bas, Ă l'oreille, il lui dit enfin l'attentat, les planches trouĂ©es et sciĂ©es, la fosse saignĂ©e au cou et rĂÂąlant. Devenu blĂÂȘme, le directeur baissait aussi la voix, dans le besoin instinctif qui fait le silence sur la monstruositĂ© des grandes dĂ©bauches et des grands crimes. Il Ă©tait inutile d'avoir l'air de trembler devant les dix mille ouvriers de Montsou plus tard, on verrait. Et tous deux continuaient Ă chuchoter, atterrĂ©s qu'un homme eĂ»t trouvĂ© le courage de descendre, de se pendre au milieu du vide, de risquer sa vie vingt fois, pour cette effroyable besogne. Ils ne comprenaient mĂÂȘme pas cette bravoure folle dans la destruction, ils refusaient de croire malgrĂ© l'Ă©vidence, comme on doute de ces histoires d'Ă©vasions cĂ©lĂšbres, de ces prisonniers envolĂ©s par des fenĂÂȘtres, Ă trente mĂštres du sol. Lorsque M. Hennebeau se rapprocha des porions, un tic nerveux tirait son visage. Il eut un geste de dĂ©sespoir, il donna l'ordre d'Ă©vacuer la fosse tout de suite. Ce fut une sortie lugubre d'enterrement, un abandon muet, avec des coups d'oeil en arriĂšre sur ces grands corps de briques, vides et encore debout, que rien dĂ©sormais ne pouvait sauver. Et, comme le directeur et l'ingĂ©nieur descendaient les derniers de la recette, la foule les accueillit de sa clameur, rĂ©pĂ©tĂ©e obstinĂ©ment. - Les noms! les noms! dites les noms! Maintenant, la Maheude Ă©tait lĂ , parmi les femmes. Elle se rappelait le bruit de la nuit, sa fille et le logeur avaient dĂ» partir ensemble, ils se trouvaient pour sĂ»r au fond; et, aprĂšs avoir criĂ© que c'Ă©tait bien fait, qu'ils mĂ©ritaient d'y rester, les sans-coeur, les lĂÂąches, elle Ă©tait accourue, elle se tenait au premier rang, grelottante d'angoisse. D'ailleurs, elle n'osait plus douter, la discussion qui s'Ă©levait autour d'elle sur les noms la renseignait. Oui, oui, Catherine y Ă©tait, Etienne aussi, un camarade les avait vus. Mais, au sujet des autres, l'accord ne se faisait toujours pas. Non, pas celui-ci, celui-lĂ au contraire, peut-ĂÂȘtre Chaval, avec lequel pourtant un galibot jurait d'ĂÂȘtre remontĂ©. La Levaque et la Pierronne, bien qu'elles n'eussent personne en pĂ©ril, s'acharnaient, se lamentaient aussi fort que les autres. Sorti un des premiers, Zacharie, malgrĂ© son air de se moquer de tout, avait embrassĂ© en pleurant sa femme et sa mĂšre; et, demeurĂ© prĂšs de celle-ci, il grelottait avec elle, montrant pour sa soeur un dĂ©bordement inattendu de tendresse, refusant de la croire lĂ -bas, tant que les chefs ne l'auraient pas constatĂ© officiellement. - Les noms! les noms! de grĂÂące les noms! NĂ©grel, Ă©nervĂ©, dit trĂšs haut aux surveillants - Mais faites-les donc taire! C'est Ă mourir de chagrin. Nous ne les savons pas, les noms. Deux heures s'Ă©taient passĂ©es dĂ©jĂ . Dans le premier effarement, personne n'avait songĂ© Ă l'autre puits, au vieux puits de RĂ©quillart. M. Hennebeau annonçait qu'on allait tenter le sauvetage de ce cĂÂŽtĂ©, lorsqu'une rumeur courut cinq ouvriers justement venaient d'Ă©chapper Ă l'inondation, en remontant par les Ă©chelles pourries de l'ancien goyot hors d'usage; et l'on nommait le pĂšre Mouque, cela causait une surprise, personne ne le croyait au fond. Mais le rĂ©cit des cinq Ă©vadĂ©s redoublait les larmes quinze camarades n'avaient pu les suivre, Ă©garĂ©s, murĂ©s par des Ă©boulements, et il n'Ă©tait plus possible de les secourir, car il y avait dĂ©jĂ dix mĂštres de crue dans RĂ©quillart. On connaissait tous les noms, l'air s'emplissait d'un gĂ©missement de peuple Ă©gorgĂ©. - Faites-les donc taire! rĂ©pĂ©ta NĂ©grel furieux. Et qu'ils reculent! Oui, oui, Ă cent mĂštres! Il y a du danger, repoussez-les, repoussez-les. Il fallut se battre contre ces pauvres gens. Ils s'imaginaient d'autres malheurs, on les chassait pour leur cacher des morts; et les porions durent leur expliquer que le puits. allait manger la fosse. Cette idĂ©e les rendit muets de saisissement, ils finirent par se laisser refouler pas Ă pas; mais on fut obligĂ© de doubler les gardiens qui les contenaient; car, malgrĂ© eux, comme attirĂ©s, ils revenaient toujours. Un millier de personnes se bousculaient sur la route, on accourait de tous les corons, de Montsou mĂÂȘme. Et l'homme, en haut, sur le terri, l'homme blond, Ă la figure de fille, fumait des cigarettes pour patienter, sans quitter la fosse de ses yeux clairs. Alors, l'attente commença. Il Ă©tait midi, personne n'avait mangĂ©, et personne ne s'Ă©loignait. Dans le ciel brumeux, d'un gris sale, passaient lentement des nuĂ©es couleur de rouille. Un gros chien, derriĂšre la haie de Rasseneur, aboyait violemment, sans relĂÂąche, irritĂ© du souffle vivant de la foule. Et cette foule, peu Ă peu, s'Ă©tait rĂ©pandue dans les terres voisines, avait fait le cercle autour de la fosse, Ă cent mĂštres. Au centre du grand vide, le Voreux se dressait. Plus une ĂÂąme, plus un bruit, un dĂ©sert; les fenĂÂȘtres et les portes, restĂ©es ouvertes, montraient l'abandon intĂ©rieur; un chat rouge, oubliĂ©, flairant la menace de cette solitude, sauta d'un escalier et disparut. Sans doute les foyers des gĂ©nĂ©rateurs s'Ă©teignaient Ă peine, car la haute cheminĂ©e de briques lĂÂąchait de lĂ©gĂšres fumĂ©es, sous les nuages sombres; tandis que la girouette du beffroi grinçait au vent, d'un petit cri aigre, la seule voix mĂ©lancolique de ces vastes bĂÂątiments qui allaient mourir. A deux heures, rien n'avait bougĂ©. M. Hennebeau, NĂ©grel, d'autres ingĂ©nieurs accourus, formaient un groupe de redingotes et de chapeaux noirs, en avant du monde; et eux non plus ne s'Ă©loignaient pas, les jambes rompues de fatigue, fiĂ©vreux, malades d'assister impuissants Ă un pareil dĂ©sastre, ne chuchotant que de rares paroles, comme au chevet d'un moribond. Le cuvelage supĂ©rieur devait achever de s'effondrer, on entendait de brusques retentissements, des bruits saccadĂ©s de chute profonde, auxquels succĂ©daient de grands silences. C'Ă©tait la plaie qui s'agrandissait toujours l'Ă©boulement, commencĂ© par le bas, montait, se rapprochait de la surface. Une impatience nerveuse avait pris NĂ©grel, il voulait voir, et il s'avançait dĂ©jĂ , seul dans ce vide effrayant, lorsqu'on s'Ă©tait jetĂ© Ă ses Ă©paules. A quoi bon? il ne pouvait rien empĂÂȘcher. Cependant, un mineur, un vieux, trompant la surveillance, galopa jusqu'Ă la baraque; mais il reparut tranquillement, il Ă©tait allĂ© chercher ses sabots. Trois heures sonnĂšrent. Rien encore. Une averse avait trempĂ© la foule, sans qu'elle reculĂÂąt d'un pas. Le chien de Rasseneur s'Ă©tait remis Ă aboyer. Et ce fut Ă trois heures vingt minutes seulement, qu'une premiĂšre secousse Ă©branla la terre. Le Voreux en frĂ©mit, solide, toujours debout. Mais une seconde suivit aussitĂÂŽt, et un long cri sortit des bouches ouvertes le hangar goudronnĂ© du criblage, aprĂšs avoir chancelĂ© deux fois, venait de s'abattre avec un craquement terrible. Sous la pression Ă©norme, les charpentes se rompaient et frottaient si fort, qu'il en jaillissait des gerbes d'Ă©tincelles. DĂšs ce moment, la terre ne cessa de trembler, les secousses se succĂ©daient, des affaissements souterrains, des grondements de volcan en Ă©ruption. Au loin, le chien n'aboyait plus, il poussait des hurlements plaintifs, comme s'il eĂ»t annoncĂ© les oscillations qu'il sentait venir; et les femmes, les enfants, tout ce peuple qui regardait, ne pouvait retenir une clameur de dĂ©tresse, Ă chacun de ces bonds qui les soulevaient. En moins de dix minutes, la toiture ardoisĂ©e du beffroi s'Ă©croula, la salle de recette et la chambre de la machine se fendirent, se trouĂšrent d'une brĂšche considĂ©rable. Puis les bruits se turent, l'effondrement s'arrĂÂȘta, il se fit de nouveau un grand silence. Pendant une heure, le Voreux resta ainsi, entamĂ©, comme bombardĂ© par une armĂ©e de barbares. On ne criait plus, le cercle Ă©largi des spectateurs regardait. Sous les poutres en tas du criblage, on distinguait les culbuteurs fracassĂ©s, les trĂ©mies crevĂ©es et tordues. Mais c'Ă©tait surtout Ă la recette que les dĂ©bris s'accumulaient, au milieu de la pluie des briques, parmi des pans de murs entiers tombĂ©s en gravats. La charpente de fer qui portait les molettes avait flĂ©chi, enfoncĂ©e Ă moitiĂ© dans la fosse; une cage Ă©tait restĂ©e pendue, un bout de cĂÂąble arrachĂ© flottait; puis, il y avait une bouillie de berlines, de dalles de fonte, d'Ă©chelles. Par un hasard, la lampisterie demeurĂ©e intacte montrait Ă gauche les rangĂ©es claires de ses petites lampes. Et, au fond de sa chambre Ă©ventrĂ©e, on apercevait la machine, assise carrĂ©ment sur son massif de maçonnerie les cuivres luisaient, les gros membres d'acier avaient un air de muscles indestructibles, l'Ă©norme bielle, repliĂ©e en l'air, ressemblait au puissant genou d'un gĂ©ant, couchĂ© et tranquille dans sa force. M. Hennebeau, au bout de cette heure de rĂ©pit, sentit l'espoir renaĂtre. Le mouvement des terrains devait ĂÂȘtre terminĂ©, on aurait la chance de sauver la machine et le reste des bĂÂątiments. Mais il dĂ©fendait toujours qu'on s'approchĂÂąt, il voulait patienter une demi-heure encore. L'attente devint insupportable, l'espĂ©rance redoublait l'angoisse, tous les coeurs battaient. Une nuĂ©e sombre, grandie Ă l'horizon, hĂÂątait le crĂ©puscule, une tombĂ©e de jour sinistre sur cette Ă©pave des tempĂÂȘtes de la terre. Depuis sept heures, on Ă©tait lĂ , sans remuer, sans manger. Et, brusquement, comme les ingĂ©nieurs s'avançaient avec prudence, une suprĂÂȘme convulsion du sol les mit en fuite. Des dĂ©tonations souterraines Ă©clataient, toute une artillerie monstrueuse canonnant le gouffre. A la surface, les derniĂšres constructions se culbutaient, s'Ă©crasaient. D'abord, une sorte de tourbillon emporta les dĂ©bris du criblage et de la salle de recette. Le bĂÂątiment des chaudiĂšres creva ensuite, disparut. Puis, ce fut la tourelle carrĂ©e oĂÂč rĂÂąlait la pompe d'Ă©puisement, qui tomba sur la face, ainsi qu'un homme fauchĂ© par un boulet. Et l'on vit alors une effrayante chose, on vit la machine, disloquĂ©e sur son massif, les membres Ă©cartelĂ©s, lutter contre la mort elle marcha, elle dĂ©tendit sa bielle, son genou de gĂ©ante, comme pour se lever; mais elle expirait, broyĂ©e, engloutie. Seule, la haute cheminĂ©e de trente mĂštres restait debout, secouĂ©e, pareille Ă un mĂÂąt dans l'ouragan. On croyait qu'elle allait s'Ă©mietter et voler en poudre, lorsque, tout d'un coup, elle s'enfonça d'un bloc, bue par la terre, fondue ainsi qu'un cierge colossal; et rien ne dĂ©passait, pas mĂÂȘme la pointe du paratonnerre. C'Ă©tait fini, la bĂÂȘte mauvaise, accroupie dans ce creux, gorgĂ©e de chair humaine, ne soufflait plus de son haleine grosse et longue. Tout entier, le Voreux venait de couler Ă l'abĂme. Hurlante, la foule se sauva. Des femmes couraient en se cachant les yeux. L'Ă©pouvante roula des hommes comme un tas de feuilles sĂšches. On ne voulait pas crier, et on criait, la gorge enflĂ©e, les bras en l'air, devant l'immense trou qui s'Ă©tait creusĂ©. Ce cratĂšre de volcan Ă©teint, profond de quinze mĂštres, s'Ă©tendait de la route au canal, sur une largeur de quarante mĂštres au moins. Tout le carreau de la mine y avait suivi les bĂÂątiments, les trĂ©teaux gigantesques, les passerelles avec leurs rails, un train complet de berlines, trois wagons; sans compter la provision des bois, une futaie de perches coupĂ©es, avalĂ©es comme des pailles. Au fond, on ne distinguait plus qu'un gĂÂąchis de poutres, de briques, de fer, de plĂÂątre, d'affreux restes pilĂ©s, enchevĂÂȘtrĂ©s, salis, dans cet enragement de la catastrophe. Et le trou s'arrondissait, des gerçures partaient des bords, gagnaient au loin, Ă travers les champs. Une fente montait jusqu'au dĂ©bit de Rasseneur, dont la façade avait craquĂ©. Est-ce que le coron lui-mĂÂȘme y passerait? jusqu'oĂÂč devait-on fuir, pour ĂÂȘtre Ă l'abri, dans cette fin de jour abominable, sous cette nuĂ©e de plomb, qui elle aussi semblait vouloir Ă©craser le monde? Mais NĂ©grel eut un cri de douleur. M. Hennebeau, qui avait reculĂ©, pleura. Le dĂ©sastre n'Ă©tait pas complet, une berge se rompit, et le canal se versa d'un coup, en une nappe bouillonnante, dans une des gerçures. Il y disparaissait, il y tombait comme une cataracte dans une vallĂ©e profonde. La mine buvait cette riviĂšre, l'inondation maintenant submergeait les galeries pour des annĂ©es. BientĂÂŽt, le cratĂšre s'emplit, un lac d'eau boueuse occupa la place oĂÂč Ă©tait naguĂšre le Voreux, pareil Ă ces lacs sous lesquels dorment des villes maudites. Un silence terrifiĂ© s'Ă©tait fait, on n'entendait plus que la chute de cette eau, ronflant dans les entrailles de la terre. Alors, sur le terri Ă©branlĂ©, Souvarine se leva. Il avait reconnu la Maheude et Zacharie, sanglotant en face de cet effondrement, dont le poids pesait si lourd sur les tĂÂȘtes des misĂ©rables qui agonisaient au fond. Et il jeta sa derniĂšre cigarette, il s'Ă©loigna sans un regard en arriĂšre, dans la nuit devenue noire. Au loin, son ombre diminua, se fondit avec l'ombre. C'Ă©tait lĂ -bas qu'il allait, Ă l'inconnu. Il allait, de son air tranquille, Ă l'extermination, partout oĂÂč il y aurait de la dynamite, pour faire sauter les villes et les hommes. Ce sera lui, sans doute, quand la bourgeoisie agonisante entendra, sous elle, Ă chacun de ses pas, Ă©clater le pavĂ© des rues. VII, IV Dans la nuit mĂÂȘme qui avait suivi l'Ă©croulement du Voreux, M. Hennebeau Ă©tait parti pour Paris, voulant en personne renseigner les rĂ©gisseurs, avant que les journaux pussent mĂÂȘme donner la nouvelle. Et, quand il fut de retour, le lendemain, on le trouva trĂšs calme, avec son air de gĂ©rant correct. Il avait Ă©videmment dĂ©gagĂ© sa responsabilitĂ©, sa faveur ne parut pas dĂ©croĂtre, au contraire le dĂ©cret qui le nommait officier de la LĂ©gion d'honneur fut signĂ© vingt-quatre heures aprĂšs. Mais, si le directeur restait sauf, la Compagnie chancelait sous le coup terrible. Ce n'Ă©taient point les quelques millions perdus, c'Ă©tait la blessure au flanc, la frayeur sourde et incessante du lendemain, en face de l'Ă©gorgement d'un de ses puits. Elle fut si frappĂ©e, qu'une fois encore elle sentit le besoin du silence. A quoi bon remuer cette abomination? Pourquoi, si l'on dĂ©couvrait le bandit, faire un martyr, dont l'effroyable hĂ©roĂÂŻsme dĂ©traquerait d'autres tĂÂȘtes, enfanterait toute une lignĂ©e d'incendiaires et d'assassins. D'ailleurs, elle ne soupçonna pas le vrai coupable, elle finissait par croire Ă une armĂ©e de complices, ne pouvant admettre qu'un seul homme eĂ»t trouvĂ© l'audace et la force d'une telle besogne; et lĂ , justement, Ă©tait la pensĂ©e qui l'obsĂ©dait, cette pensĂ©e d'une menace dĂ©sormais grandissante autour de ses fosses. Le directeur avait reçu l'ordre d'organiser un vaste systĂšme d'espionnage, puis de congĂ©dier un Ă un, sans bruit, les hommes dangereux, soupçonnĂ©s d'avoir trempĂ© dans le crime. On se contenta de cette Ă©puration, d'une haute prudence politique. Il n'y eut qu'un renvoi immĂ©diat, celui de Dansaert, le maĂtre-porion. Depuis le scandale chez la Pierronne, il Ă©tait devenu impossible. Et l'on prĂ©texta son attitude dans le danger, cette lĂÂąchetĂ© du capitaine abandonnant ses hommes. D'autre part, c'Ă©tait une avance discrĂšte aux mineurs, qui l'exĂ©craient. Cependant, parmi le public, des bruits avaient transpirĂ©, et la Direction dut envoyer une note rectificative Ă un journal, pour dĂ©mentir une version oĂÂč l'on parlait d'un baril de poudre, allumĂ© par les grĂ©vistes. DĂ©jĂ , aprĂšs une rapide enquĂÂȘte, le rapport de l'ingĂ©nieur du gouvernement concluait Ă une rupture naturelle du cuvelage, que le tassement des terrains aurait occasionnĂ©e; et la Compagnie avait prĂ©fĂ©rĂ© se taire et accepter le blĂÂąme d'un manque de surveillance. Dans la presse, Ă Paris, dĂšs le troisiĂšme jour, la catastrophe Ă©tait allĂ©e grossir les faits divers on ne causait plus que des ouvriers agonisant au fond de la mine, on lisait avidement les dĂ©pĂÂȘches publiĂ©es chaque matin. A Montsou mĂÂȘme, les bourgeois blĂÂȘmissaient et perdaient la parole au seul nom du Voreux, une lĂ©gende se formait, que les plus hardis tremblaient de se raconter Ă l'oreille. Tout le pays montrait aussi une grande pitiĂ© pour les victimes, des promenades s'organisaient Ă la fosse dĂ©truite, on y accourait en famille se donner l'horreur des dĂ©combres, pesant si lourd sur la tĂÂȘte des misĂ©rables ensevelis. Deneulin, nommĂ© ingĂ©nieur divisionnaire, venait de tomber au milieu du dĂ©sastre, pour son entrĂ©e en fonction; et son premier soin fut de refouler le canal dans son lit, car ce torrent d'eau aggravait le dommage Ă chaque heure. De grands travaux Ă©taient nĂ©cessaires, il mit tout de suite une centaine d'ouvriers Ă la construction d'une digue. Deux fois, l'impĂ©tuositĂ© du flot emporta les premiers barrages. Maintenant, on installait des pompes, c'Ă©tait une lutte acharnĂ©e, une reprise violente, pas Ă pas, de ces terrains disparus. Mais le sauvetage des mineurs engloutis passionnait plus encore. NĂ©grel restait chargĂ© de tenter un effort suprĂÂȘme, et les bras ne lui manquaient pas, tous les charbonniers accouraient s'offrir, dans un Ă©lan de fraternitĂ©. Ils oubliaient la grĂšve, ils ne s'inquiĂ©taient point de la paie; on pouvait ne leur donner rien, ils ne demandaient qu'Ă risquer leur peau, du moment oĂÂč il y avait des camarades en danger de mort. Tous Ă©taient lĂ , avec leurs outils, frĂ©missant, attendant de savoir Ă quelle place il fallait taper. Beaucoup, malades de frayeur aprĂšs l'accident, agitĂ©s de tremblements nerveux, trempĂ©s de sueurs froides, dans l'obsession de continuels cauchemars, se levaient quand mĂÂȘme, se montraient les plus enragĂ©s Ă vouloir se battre contre la terre, comme s'ils avaient une revanche Ă prendre. Malheureusement, l'embarras commençait devant cette question d'une besogne utile que faire? comment descendre? par quel cĂÂŽtĂ© attaquer les roches? L'opinion de NĂ©grel Ă©tait que pas un des malheureux ne survivait, les quinze avaient Ă coup sĂ»r pĂ©ri, noyĂ©s ou asphyxiĂ©s; seulement, dans ces catastrophes des mines, la rĂšgle est de toujours supposer vivants les hommes murĂ©s au fond; et il raisonnait en ce sens. Le premier problĂšme qu'il se posait Ă©tait de dĂ©duire oĂÂč ils avaient pu se rĂ©fugier. Les porions, les vieux mineurs consultĂ©s par lui, tombaient d'accord sur ce point devant la crue, les camarades Ă©taient certainement montĂ©s, de galerie en galerie, jusque dans les tailles les plus hautes, de sorte qu'ils se trouvaient sans doute acculĂ©s au bout de quelque voie supĂ©rieure. Cela, du reste, s'accordait avec les renseignements du pĂšre Mouque, dont le rĂ©cit embrouillĂ© donnait mĂÂȘme Ă croire que l'affolement de la fuite avait sĂ©parĂ© la bande en petits groupes, semant les fuyards en chemin, Ă tous les Ă©tages. Mais les avis des porions se partageaient ensuite, dĂšs qu'on abordait la discussion des tentatives possibles. Comme les voies les plus proches du sol Ă©taient Ă cent cinquante mĂštres, on ne pouvait songer au fonçage d'un puits. Restait RĂ©quillart, l'accĂšs unique, le seul point par lequel on se rapprochait. Le pis Ă©tait que la vieille fosse, inondĂ©e elle aussi, ne communiquait plus avec le Voreux, et n'avait de libre, au-dessus niveau des eaux, que des tronçons de galerie dĂ©pendant du premier accrochage. L'Ă©puisement allait demander des annĂ©es, la meilleure dĂ©cision Ă©tait donc de visiter ces galeries, pour voir si elles n'avoisinaient pas les voies submergĂ©es, au bout desquelles on soupçonnait la prĂ©sence des mineurs en dĂ©tresse. Avant d'en arriver lĂ logiquement, on avait beaucoup discutĂ©, pour Ă©carter une foule de projets impraticables. DĂšs lors, NĂ©grel remua la poussiĂšre des archives, et quand il eut dĂ©couvert les anciens plans des deux fosses, il les Ă©tudia, il dĂ©termina les points oĂÂč devaient porter les recherches. Peu Ă peu, cette chasse l'enflammait, il Ă©tait, Ă son tour, pris d'une fiĂšvre de dĂ©vouement, malgrĂ© son ironique insouciance des hommes et des choses. On Ă©prouva de premiĂšres difficultĂ©s pour descendre, Ă RĂ©quillart il fallut dĂ©blayer la bouche du puits, abattre le sorbier, raser les prunelliers et les aubĂ©pines; et l'on eut encore Ă rĂ©parer les Ă©chelles. Puis, les tĂÂątonnements commencĂšrent. L'ingĂ©nieur, descendu avec dix ouvriers, les faisait taper du fer de leurs outils contre certaines parties de la veine, qu'il leur dĂ©signait; et, dans un grand silence, chacun collait une oreille Ă la houille, Ă©coutait si des coups lointains ne rĂ©pondaient pas. Mais on parcourut en vain toutes les galeries praticables, aucun Ă©cho ne venait. L'embarras avait augmentĂ© Ă quelle place entailler la couche? vers qui marcher, puisque personne ne paraissait ĂÂȘtre lĂ ? On s'entĂÂȘtait pourtant, on cherchait, dans l'Ă©nervement d'une anxiĂ©tĂ© croissante. Depuis le premier jour, la Maheude arrivait le matin Ă RĂ©quillart. Elle s'asseyait devant le puits, sur une poutre, elle n'en bougeait pas jusqu'au soir. Quand un homme ressortait, elle se levait, le questionnait des yeux rien? non, rien! et elle se rasseyait, elle attendait encore sans une parole, le visage dur et fermĂ©. Jeanlin, lui aussi, en voyant qu'on envahissait son repaire, avait rĂÂŽdĂ©, de l'air effarĂ© d'une bĂÂȘte de proie dont le terrier va dĂ©noncer les rapines il songeait au petit soldat, couchĂ© sous les roches, avec la peur qu'on n'allĂÂąt troubler ce bon sommeil; mais ce cĂÂŽtĂ© de la mine Ă©tait envahi par les eaux, et d'ailleurs les fouilles se dirigeaient plus Ă gauche, dans la galerie ouest. D'abord, PhilomĂšne Ă©tait venue Ă©galement, pour accompagner Zacharie, qui faisait partie de l'Ă©quipe de recherches; puis, cela l'avait ennuyĂ©e, de prendre froid sans nĂ©cessitĂ© ni rĂ©sultat elle restait au coron, elle traĂnait ses journĂ©es de femme molle, indiffĂ©rente, occupĂ©e Ă tousser du matin au soir. Au contraire, Zacharie ne vivait plus, aurait mangĂ© la terre pour retrouver sa soeur. Il criait la nuit, il la voyait, il l'entendait, toute maigrie de faim, la gorge crevĂ©e Ă force d'appeler au secours. Deux fois, il avait voulu creuser sans ordre, disant que c'Ă©tait lĂ , qu'il le sentait bien. L'ingĂ©nieur ne le laissait plus descendre, et il ne s'Ă©loignait pas de ce puits dont on le chassait, il ne pouvait mĂÂȘme s'asseoir et attendre prĂšs de sa mĂšre, agitĂ© d'un besoin d'agir, tournant sans relĂÂąche. On Ă©tait au troisiĂšme jour. NĂ©grel, dĂ©sespĂ©rĂ©, avait rĂ©solu de tout abandonner le soir. A midi, aprĂšs le dĂ©jeuner, lorsqu'il revint avec ses hommes, pour tenter un dernier effort, il fut surpris de voir Zacharie sortir de la fosse, trĂšs rouge, gesticulant, criant - Elle y est! elle m'a rĂ©pondu! Arrivez, arrivez donc! Il s'Ă©tait glissĂ© par les Ă©chelles, malgrĂ© le gardien, et il jurait qu'on avait tapĂ©, lĂ -bas, dans la premiĂšre voie de la veine Guillaume. - Mais nous avons dĂ©jĂ passĂ© deux fois oĂÂč vous dites, fit remarquer NĂ©grel incrĂ©dule. Enfin, nous allons bien voir. La Maheude s'Ă©tait levĂ©e; et il fallut l'empĂÂȘcher de descendre. Elle attendait tout debout, au bord du puits, les regards dans les tĂ©nĂšbres de ce trou. En bas, NĂ©grel tapa lui-mĂÂȘme trois coups, largement espacĂ©s; puis, il appliqua son oreille contre le charbon, en recommandant aux ouvriers le plus grand silence. Pas un bruit ne lui arriva, il hocha la tĂÂȘte Ă©videmment, le pauvre garçon avait rĂÂȘvĂ©. Furieux, Zacharie tapa Ă son tour; et lui entendait de nouveau, ses yeux brillaient, un tremblement de joie agitait ses membres. Alors, les autres ouvriers recommencĂšrent l'expĂ©rience, les uns aprĂšs les autres tous s'animaient, percevaient trĂšs bien la lointaine rĂ©ponse. Ce fut un Ă©tonnement pour l'ingĂ©nieur, il colla encore son oreille, il finit par saisir un bruit d'une lĂ©gĂšretĂ© aĂ©rienne, un roulement rythmĂ© Ă peine distinct, la cadence connue du rappel des mineurs, qu'ils battent contre la houille, dans le danger. La houille transmet les sons avec une limpiditĂ© de cristal, trĂšs loin. Un porion qui se trouvait lĂ , n'estimait pas Ă moins de cinquante mĂštres le bloc dont l'Ă©paisseur les sĂ©parait des camarades. Mais il semblait qu'on pĂ»t dĂ©jĂ leur tendre la main, une allĂ©gresse Ă©clatait. NĂ©grel dut commencer Ă l'instant les travaux d'approche. Quand Zacharie, en haut, revit la Maheude, tous deux s'Ă©treignirent. - Faut pas vous monter la tĂÂȘte, eut la cruautĂ© de dire la Pierronne, venue ce jour-lĂ en promenade, par curiositĂ©. Si Catherine ne s'y trouvait pas, ça vous ferait trop de peine ensuite. C'Ă©tait vrai, Catherine peut-ĂÂȘtre se trouvait ailleurs. - Fous-moi la paix, hein! cria rageusement Zacharie. Elle y est, je le sais! La Maheude s'Ă©tait assise de nouveau, muette, le visage immobile. Et elle se remit Ă attendre. DĂšs que l'histoire se fut rĂ©pandue dans Montsou, il arriva un nouveau flot de monde. On ne voyait rien, et l'on demeurait lĂ quand mĂÂȘme, il fallut tenir les curieux Ă distance. En bas, on travaillait jour et nuit. Par crainte de rencontrer un obstacle, l'ingĂ©nieur avait fait ouvrir, dans la veine, trois galeries descendantes, qui convergeaient vers le point oĂÂč l'on supposait les mineurs enfermĂ©s. Un seul haveur pouvait abattre la houille, sur le front Ă©troit du boyau; on le relayait de deux heures en deux heures; et le charbon, dont on chargeait des corbeilles, Ă©tait sorti de main en main Dar une chaĂne d'hommes, qui s'allongeait Ă mesure que le trou se creusait. La besogne, d'abord, marcha trĂšs vite on fit six mĂštres en un jour. Zacharie avait obtenu d'ĂÂȘtre parmi les ouvriers d'Ă©lite mis Ă l'abattage. C'Ă©tait un poste d'honneur qu'on se disputait. Et il s'emportait, lorsqu'on voulait le relayer, aprĂšs ses deux heures de corvĂ©e rĂ©glementaire. Il volait le tour des camarades, il refusait de lĂÂącher la rivelaine. Sa galerie bientĂÂŽt fut en avance sur les autres, il s'y battait contre la houille d'un Ă©lan si farouche, qu'on entendait monter du boyau le souffle grondant de sa poitrine, pareil au ronflement de quelque forge intĂ©rieure. Quand il en sortait, boueux et noir, ivre de fatigue, il tombait par terre, on devait l'envelopper dans une couverture. Puis, chancelant encore, il s'y replongeait, et la lutte recommençait, les grands coups sourds, les plaintes Ă©touffĂ©es, un enragement victorieux de massacre. Le pis Ă©tait que le charbon devenait dur, il cassa deux fois son outil, exaspĂ©rĂ© de ne plus avancer si vite. Il souffrait aussi de la chaleur, une chaleur qui augmentait Ă chaque mĂštre d'avancement, insupportable au fond de cette trouĂ©e mince, oĂÂč l'air ne pouvait circuler. Un ventilateur Ă bras fonctionnait bien, mais l'aĂ©rage s'Ă©tablissait mal, on retira Ă trois reprises des haveurs Ă©vanouis, que l'asphyxie Ă©tranglait. NĂ©grel vivait au fond. avec ses ouvriers. On lui descendait ses repas, il dormait parfois deux heures, sur une botte de paille, roulĂ© dans un manteau. Ce qui soutenait les courages, c'Ă©tait la supplication des misĂ©rables, lĂ -bas, le rappel de plus en plus distinct qu'ils battaient pour qu'on se hĂÂątĂÂąt d'arriver. A prĂ©sent, il sonnait trĂšs clair, avec une sonoritĂ© musicale, comme frappĂ© sur les lames d'un harmonica. On se guidait grĂÂące Ă lui, on marchait Ă ce bruit cristallin, ainsi qu'on marche au canon dans les batailles. Chaque fois qu'un haveur Ă©tait relayĂ©, NĂ©grel descendait, tapait, puis collait son oreille; et, chaque fois, jusqu'Ă prĂ©sent, la rĂ©ponse Ă©tait venue, rapide et pressante. Aucun doute ne lui restait, on avançait dans la bonne direction; mais quelle lenteur fatale! Jamais on n'arriverait assez tĂÂŽt. En deux jours, d'abord, on avait bien abattu treize mĂštres; seulement, le troisiĂšme jour, on Ă©tait tombĂ© Ă cinq; puis le quatriĂšme, Ă trois. La houille se serrait, durcissait Ă un tel point, que, maintenant, on fonçait de deux mĂštres, avec peine. Le neuviĂšme jour, aprĂšs des efforts surhumains, l'avancement Ă©tait de trente-deux mĂštres, et l'on calculait qu'on en avait devant soi une vingtaine encore. Pour les prisonniers, c'Ă©tait la douziĂšme journĂ©e qui commençait, douze fois vingt-quatre heures sans pain, sans feu, dans ces tĂ©nĂšbres glaciales! Cette abominable idĂ©e mouillait les paupiĂšres, raidissait les bras Ă la besogne. Il semblait impossible que des chrĂ©tiens vĂ©cussent davantage, les coups lointains s'affaiblissaient depuis la veille, on tremblait Ă chaque instant de les entendre s'arrĂÂȘter. RĂ©guliĂšrement, la Maheude venait toujours s'asseoir Ă la bouche du puits. Elle amenait, entre ses bras, Estelle qui ne pouvait rester seule du matin au soir. Heure par heure, elle suivait ainsi le travail, partageait les espĂ©rances et les abattements. C'Ă©tait, dans les groupes qui stationnaient, et jusqu'Ă Montsou, une attente fĂ©brile, des commentaires sans fin. Tous les coeurs du pays battaient lĂ -bas, sous la terre. Le neuviĂšme jour, Ă l'heure du dĂ©jeuner, Zacharie ne rĂ©pondit pas, lorsqu'on l'appela pour le relais. Il Ă©tait comme fou, il s'acharnait avec des jurons. NĂ©grel, sorti un instant, ne put le faire obĂ©ir; et il n'y avait mĂÂȘme lĂ qu'un porion, avec trois mineurs. Sans doute, Zacharie, mal Ă©clairĂ©, furieux de cette lueur vacillante qui retardait sa besogne, commit l'imprudence d'ouvrir sa lampe. On avait pourtant donnĂ© des ordres sĂ©vĂšres, car des fuites de grisou s'Ă©taient dĂ©clarĂ©es, le gaz sĂ©journait en masse Ă©norme, dans ces couloirs Ă©troits, privĂ©s d'aĂ©rage. Brusquement, un coup de foudre Ă©clata, une trombe de feu sortit du boyau, comme de la gueule d'un canon chargĂ© Ă mitraille. Tout flambait, l'air s'enflammait ainsi que de la poudre, d'un bout Ă l'autre des galeries. Ce torrent de flamme emporta le porion et les trois ouvriers, remonta le puits, jaillit au grand jour en une Ă©ruption, qui crachait des roches et des dĂ©bris de charpente. Les curieux s'enfuirent, la Maheude se leva, serrant contre sa gorge Estelle Ă©pouvantĂ©e. Lorsque NĂ©grel et les ouvriers revinrent, une colĂšre terrible les secoua. Ils frappaient la terre Ă coups de talon, comme une marĂÂątre tuant au hasard ses enfants, dans les imbĂ©ciles caprices de sa cruautĂ©. On se dĂ©vouait, on allait au secours de camarades, et il fallait encore y laisser des hommes! AprĂšs trois grandes heures d'efforts et de dangers, quand on pĂ©nĂ©tra enfin dans les galeries, la remonte des victimes fut lugubre. Ni le porion ni les ouvriers n'Ă©taient morts, mais des plaies affreuses les couvraient, exhalaient une odeur de chair grillĂ©e; ils avaient bu le feu, les brĂ»lures descendaient jusque dans leur gorge; et ils poussaient un hurlement continu, suppliant qu'on les achevĂÂąt. Des trois mineurs, un Ă©tait l'homme qui, pendant la grĂšve, avait crevĂ© la pompe de Gaston-Marie d'un dernier coup de pioche; les deux autres gardaient des cicatrices aux mains, les doigts Ă©corchĂ©s, coupĂ©s, Ă force d'avoir lancĂ© des briques sur les soldats. La foule, toute pĂÂąle et frĂ©missante, se dĂ©couvrit quand ils passĂšrent. Debout, la Maheude attendait. Le corps de Zacharie parut enfin. Les vĂÂȘtements avaient brĂ»lĂ©, le corps n'Ă©tait qu'un charbon noir, calcinĂ©, mĂ©connaissable. BroyĂ©e dans l'explosion, la tĂÂȘte n'existait plus. Et, lorsqu'on eut dĂ©posĂ© ces restes affreux sur un brancard, la Maheude les suivit d'un pas machinal, les paupiĂšres ardentes, sans une larme. Elle tenait dans ses bras Estelle assoupie, elle s'en allait tragique, les cheveux fouettĂ©s par le vent. Au coron, PhilomĂšne demeura stupide, les yeux changĂ©s en fontaines, tout de suite soulagĂ©e. Mais dĂ©jĂ la mĂšre Ă©tait retournĂ©e du mĂÂȘme pas Ă RĂ©quillart elle avait accompagnĂ© son fils, elle revenait attendre sa fille. Trois jours encore s'Ă©coulĂšrent. On avait repris les travaux de sauvetage, au milieu de difficultĂ©s inouĂÂŻes. Les galeries d'approche ne s'Ă©taient heureusement pas Ă©boulĂ©es, Ă la suite du coup de grisou; seulement, l'air y brĂ»lait, si lourd et si viciĂ©, qu'il avait fallu installer d'autres ventilateurs. Toutes les vingt minutes, les haveurs se relayaient. On avançait, deux mĂštres Ă peine les sĂ©paraient des camarades. Mais, Ă prĂ©sent, ils travaillaient le froid au coeur, tapant dur uniquement par vengeance; car les bruits avaient cessĂ©, le rappel ne sonnait plus sa petite cadence claire. On Ă©tait au douziĂšme jour des travaux, au quinziĂšme de la catastrophe; et, depuis le matin, un silence de mort s'Ă©tait fait. Le nouvel accident redoubla la curiositĂ© de Montsou, les bourgeois organisaient des excursions, avec un tel entrain, que les GrĂ©goire se dĂ©cidĂšrent Ă suivre le monde. On arrangea une partie, il fut convenu qu'ils se rendraient au Voreux dans leur voiture, tandis que Mme Hennebeau y amĂšnerait dans la sienne Lucie et Jeanne. Deneulin leur ferait visiter son chantier, puis on rentrerait Dar RĂ©quillart, oĂÂč ils sauraient de NĂ©grel Ă quel point exact en Ă©taient les galeries, et s'il espĂ©rait encore. Enfin, on dĂnerait ensemble le soir. Lorsque, vers trois heures, les GrĂ©goire et leur fille CĂ©cile descendirent devant la fosse effondrĂ©e, ils y trouvĂšrent Mme Hennebeau, arrivĂ©e la premiĂšre, en toilette bleu marine, se garantissant, sous une ombrelle, du pĂÂąle soleil de fĂ©vrier. Le ciel, trĂšs pur, avait une tiĂ©deur de printemps. Justement, M. Hennebeau Ă©tait lĂ , avec Deneulin; et elle Ă©coutait d'une oreille distraite les explications que lui donnait ce dernier sur les efforts qu'on avait dĂ» faire pour endiguer le canal. Jeanne, qui emportait toujours un album, s'Ă©tait mise Ă crayonner, enthousiasmĂ©e par l'horreur du motif; pendant que Lucie, assise Ă cĂÂŽtĂ© d'elle sur un dĂ©bris de wagon, poussait aussi des exclamations d'aise, trouvant ça "Ă©patant". La digue, inachevĂ©e, laissait passer des fuites nombreuses, dont les flots d'Ă©cume roulaient, tombaient en cascade dans l'Ă©norme trou de la fosse engloutie. Pourtant, ce cratĂšre se vidait, l'eau bue par les terres baissait, dĂ©couvrait l'effrayant gĂÂąchis du fond. Sous l'azur tendre de la belle journĂ©e, c'Ă©tait un cloaque, les ruines d'une ville abĂmĂ©e et fondue dans de la boue. - Et l'on se dĂ©range pour voir ça! s'Ă©cria M. GrĂ©goire, dĂ©sillusionnĂ©. CĂ©cile, toute rose de santĂ©, heureuse de respirer l'air si pur, s'Ă©gayait, plaisantait, tandis que Mme Hennebeau faisait une moue de rĂ©pugnance, en murmurant - Le fait est que ca n'a rien de joli. Les deux ingĂ©nieurs se mirent Ă rire. Ils tĂÂąchĂšrent d'intĂ©resser les visiteurs, en les promenant partout, en leur expliquant le jeu des pompes et la manoeuvre du pilon qui enfonçait les pieux. Mais ces dames devenaient inquiĂštes. Elles frissonnĂšrent, lorsqu'elles surent que les pompes fonctionneraient des annĂ©es, six, sept ans peut-ĂÂȘtre, avant que le puits fĂ»t reconstruit et que l'on eĂ»t Ă©puisĂ© toute l'eau de la fosse. Non, elles aimaient mieux penser Ă autre chose, ces bouleversements-lĂ n'Ă©taient bons qu'Ă donner de vilains rĂÂȘves. - Partons, dit Mme Hennebeau, en se dirigeant vers sa voiture. Jeanne et Lucie se rĂ©criĂšrent. Comment, si vite! Et le dessin qui n'Ă©tait pas fini! Elles voulurent rester, leur pĂšre les amĂšnerait au dĂner, le soir. M. Hennebeau prit seul place avec sa femme dans la calĂšche, car lui aussi dĂ©sirait questionner NĂ©grel. - Eh bien! allez en avant, dit M. GrĂ©goire. Nous vous suivons, nous avons une petite visite de cinq minutes Ă faire, lĂ , dans le coron... Allez, allez, nous serons Ă RĂ©quillart en mĂÂȘme temps que vous. Il remonta derriĂšre Mme GrĂ©goire et CĂ©cile; et, tandis que l'autre voiture filait le long du canal, la leur gravit doucement la pente. C'Ă©tait une pensĂ©e charitable, qui devait complĂ©ter l'excursion ion. La mort de Zacharie les avait emplis de pitiĂ© pour cette tragique famille des Maheu, dont tout le pays causait. Ils ne plaignaient pas le pĂšre, ce brigand, ce tueur de soldats qu'il avait fallu abattre comme un loup. Seulement, la mĂšre les touchait, cette pauvre femme qui venait de perdre son fils, aprĂšs avoir perdu son mari, et dont la fille n'Ă©tait peut-ĂÂȘtre plus qu'un cadavre, sous la terre; sans compter qu'on parlait encore d'un grand-pĂšre infirme, d'un enfant boiteux Ă la suite d'un Ă©boulement, d'une petite fille morte de faim, pendant la grĂšve. Aussi, bien que cette famille eĂ»t mĂ©ritĂ© en partie ses malheurs, par son esprit dĂ©testable, avaient-ils rĂ©solu d'affirmer la largeur de leur charitĂ©, leur dĂ©sir d'oubli et de conciliation, en lui portant eux-mĂÂȘmes une aumĂÂŽne. Deux paquets, soigneusement enveloppĂ©s, se trouvaient sous une banquette de la voiture. Une vieille femme indiqua au cocher la maison des Maheu, le numĂ©ro 16 du deuxiĂšme corps. Mais, quand les GrĂ©goire furent descendus, avec les paquets, ils frappĂšrent vainement, ils finirent par taper Ă coups de poing dans la porte, sans obtenir davantage de rĂ©ponse la maison rĂ©sonnait lugubre, ainsi qu'une demeure vidĂ©e par le deuil, glacĂ©e et noire, abandonnĂ©e depuis longtemps. - Il n'y a personne, dit CĂ©cile dĂ©sappointĂ©e. Est-ce ennuyeux! qu'est-ce que nous allons faire de tout ça? Brusquement, la porte d'Ă cĂÂŽtĂ© s'ouvrit, et la Levaque parut. - Oh! monsieur et madame, mille pardons! excusez-moi, mademoiselle!... C'est la voisine que vous voulez. Elle n'y est pas, elle est Ă RĂ©quillart... Dans un flux de paroles, elle leur racontait l'histoire, leur rĂ©pĂ©tait qu'il fallait bien s'entraider, qu'elle gardait chez elle LĂ©nore et Henri, pour permettre Ă la mĂšre d'aller attendre, lĂ -bas. Ses regards Ă©taient tombĂ©s sur les paquets, elle en arrivait Ă parler de sa pauvre fille devenue veuve, Ă Ă©taler sa propre misĂšre, avec des yeux luisants de convoitise. Puis, d'un air hĂ©sitant, elle murmura - J'ai la clef. Si monsieur et madame y tiennent absolument... Le grand-pĂšre est lĂ . Les GrĂ©goire, stupĂ©faits, la regardĂšrent. Comment! le grand-pĂšre Ă©tait lĂ ! mais personne ne rĂ©pondait. Il dormait donc? Et, lorsque la Levaque se fut dĂ©cidĂ©e Ă ouvrir la porte, ce qu'ils virent les arrĂÂȘta sur le seuil. Bonnemort Ă©tait lĂ , seul, les yeux larges et fixes, clouĂ© sur une chaise, devant la cheminĂ©e froide. Autour de lui, la salle paraissait plus grande, sans le coucou, sans les meubles de sapin verni, qui l'animaient autrefois; et il ne restait, dans la cruditĂ© verdĂÂątre des murs, que les portraits de l'Empereur et de l'ImpĂ©ratrice, dont les lĂšvres roses souriaient avec une bienveillance officielle. Le vieux ne bougeait pas, ne clignait pas les paupiĂšres sous le coup de lumiĂšre de la porte, l'air imbĂ©cile, comme s'il n'avait pas mĂÂȘme vu entrer tout ce monde. A ses pieds, se trouvait son plat garni de cendre, ainsi qu'on en met aux chats, pour leurs ordures. - Ne faites pas attention, s'il n'est guĂšre poli, dit la Levaque obligeamment. ParaĂt qu'il s'est cassĂ© quelque chose dans la cervelle. VoilĂ une quinzaine qu'il n'en raconte pas davantage. Mais une secousse agitait Bonnemort, un raclement profond qui semblait lui monter du ventre; et il cracha dans le plat, un Ă©pais crachat noir. La cendre en Ă©tait trempĂ©e, une boue de charbon, tout le charbon de la mine qu'il se tirait de la gorge. DĂ©jĂ , il avait repris son immobilitĂ©. Il ne remuait plus, de loin en loin, que pour cracher. TroublĂ©s, le coeur levĂ© de dĂ©goĂ»t, les GrĂ©goire tĂÂąchaient cependant de prononcer quelques paroles amicales et encourageantes. - Eh bien! mon brave homme, dit le pĂšre, vous ĂÂȘtes donc enrhumĂ©? Le vieux, les yeux au mur, ne tourna pas la tĂÂȘte. Et le silence retomba, lourdement. - On devrait vous faire un peu de tisane, ajouta la mĂšre. Il garda sa raideur muette. - Dis donc, papa, murmura CĂ©cile, on nous avait bien racontĂ© qu'il Ă©tait infirme; seulement, nous n'y avons plus songĂ© ensuite... Elle s'interrompit, trĂšs embarrassĂ©e. AprĂšs avoir posĂ© sur la table un pot-au-feu et deux bouteilles de vin, elle dĂ©faisait le deuxiĂšme paquet, elle en tirait une paire de souliers Ă©normes. C'Ă©tait le cadeau destinĂ© au grand-pĂšre, et elle tenait un soulier Ă chaque main, interdite, en contemplant les pieds enflĂ©s du pauvre homme, qui ne marcherait jamais plus. - Hein? ils viennent un peu tard, n'est-ce pas, mon brave? reprit M. GrĂ©goire, pour Ă©gayer la situation. Ca ne fait rien, ça sert toujours. Bonnemort n'entendit pas, ne rĂ©pondit pas, avec son effrayant visage, d'une froideur et d'une duretĂ© de pierre. Alors, CĂ©cile, furtivement, posa les souliers contre le mur. Mais elle eut beau y mettre des prĂ©cautions, les clous sonnĂšrent; et ces chaussures Ă©normes restĂšrent gĂÂȘnantes dans la piĂšce. - Allez, il ne dira pas merci! s'Ă©cria la Levaque, qui avait jetĂ© sur les souliers un coup d'oeil de profonde envie. Autant donner une paire de lunettes Ă un canard, sauf votre respect. Elle continua, elle travailla pour entraĂner les GrĂ©goire chez elle, comptant les y apitoyer. Enfin, elle imagina un prĂ©texte, elle leur vanta Henri et LĂ©nore, qui Ă©taient bien gentils, bien mignons; et si intelligents, rĂ©pondant comme des anges aux questions qu'on leur posait! Ceux-lĂ diraient tout ce que monsieur et madame dĂ©sireraient savoir. - Viens-tu un instant, fillette? demanda le pĂšre, heureux de sortir. - Oui, je vous suis, rĂ©pondit-elle. CĂ©cile demeura seule avec Bonnemort. Ce qui la retenait lĂ , tremblante et fascinĂ©e, c'Ă©tait qu'elle croyait reconnaĂtre ce vieux oĂÂč avait-elle donc rencontrĂ© cette face carrĂ©e, livide, tatouĂ©e de charbon? et brusquement elle se rappela, elle revit un flot de peuple hurlant qui l'entourait, elle sentit des mains froides qui la serraient au cou. C'Ă©tait lui, elle retrouvait l'homme, elle regardait les mains posĂ©es sur les genoux, des mains d'ouvrier accroupi dont toute la force est dans les poignets, solides encore malgrĂ© l'ĂÂąge. Peu Ă peu, Bonnemort avait paru s'Ă©veiller, et il l'apercevait, et il l'examinait lui aussi, de son air bĂ©ant. Une flamme montait Ă ses joues, une secousse nerveuse tirait sa bouche, d'oĂÂč coulait un mince filet de salive noire. AttirĂ©s, tous deux restaient l'un devant l'autre, elle florissante, grasse et fraĂche des longues paresses et du bien-ĂÂȘtre repu de sa race, lui gonflĂ© d'eau, d'une laideur lamentable de bĂÂȘte fourbue, dĂ©truit de pĂšre en fils par cent annĂ©es de travail et de faim. Au bout de dix minutes, lorsque les GrĂ©goire, surpris de ne pas voir CĂ©cile, rentrĂšrent chez les Maheu, ils poussĂšrent un cri terrible. Par terre, leur fille gisait, la face bleue, Ă©tranglĂ©e. A son cou, les doigts avaient laissĂ© l'empreinte rouge d'une poigne de gĂ©ant. Bonnemort, chancelant sur ses jambes mortes, Ă©tait tombĂ© prĂšs d'elle, sans pouvoir se relever. Il avait ses mains crochues encore, il regardait le monde de son air imbĂ©cile, les yeux grands ouverts. Et, dans sa chute, il venait de casser son plat, la cendre s'Ă©tait rĂ©pandue, la boue des crachats noirs avait Ă©claboussĂ© la piĂšce; tandis que la paire de gros souliers s'alignait, saine et sauve, contre le mur. Jamais il ne fut possible de rĂ©tablir exactement les faits. Pourquoi CĂ©cile s'Ă©tait-elle approchĂ©e? comment Bonnemort, clouĂ© sur sa chaise, avait-il pu la prendre Ă la gorge? Evidemment, lorsqu'il l'avait tenue, il devait s'ĂÂȘtre acharnĂ©, serrant toujours, Ă©touffant ses cris, culbutant avec elle, jusqu'au dernier rĂÂąle. Pas un bruit, pas une plainte, n'avait traversĂ© la mince cloison de la maison voisine, il fallut croire Ă un coup de brusque dĂ©mence, Ă une tentation inexplicable de meurtre, devant ce cou blanc de fille. Une telle sauvagerie stupĂ©fia, chez ce vieil infirme qui avait vĂ©cu en brave homme, en brute obĂ©issante, contraire aux idĂ©es nouvelles. Quelle rancune, inconnue de lui-mĂÂȘme, lentement empoisonnĂ©e, Ă©tait-elle donc montĂ©e de ses entrailles Ă son crĂÂąne? L'horreur fit conclure Ă l'inconscience, c'Ă©tait le crime d'un idiot. Cependant, les GrĂ©goire, Ă genoux, sanglotaient, suffoquaient de douleur. Leur fille adorĂ©e, cette fille dĂ©sirĂ©e si longtemps, comblĂ©e ensuite de tous leurs biens, qu'ils allaient regarder dormir sur la pointe des pieds, qu'ils ne trouvaient jamais assez bien nourrie, jamais assez grasse! Et c'Ă©tait l'effondrement mĂÂȘme de leur vie, Ă quoi bon vivre, maintenant qu'ils vivraient sans elle? La Levaque, Ă©perdue, criait - Ah! le vieux bougre, qu'est-ce qu'il a fait lĂ ? Si l'on pouvait s'attendre Ă une chose pareille!... Et la Maheude qui ne reviendra que ce soir! Dites donc, si je courais la chercher. AnĂ©antis, le pĂšre et la mĂšre ne rĂ©pondaient pas. - Hein? ça vaudrait mieux... J'y vais. Mais, avant de sortir, la Levaque avisa les souliers. Tout le coron s'agitait, une foule se bousculait dĂ©jĂ . Peut-ĂÂȘtre bien qu'on les volerait. Et puis, il n'y avait plus d'homme chez les Maheu pour les mettre. Doucement, elle les emporta. Ca devait ĂÂȘtre juste le pied de Bouteloup. A RĂ©quillart, les Hennebeau attendirent longtemps les GrĂ©goire, en compagnie de NĂ©grel. Celui-ci, remontĂ© de la fosse, donnait des dĂ©tails on espĂ©rait communiquer le soir mĂÂȘme avec les prisonniers; mais on ne retirerait certainement que des cadavres, car le silence de mort continuait. DerriĂšre l'ingĂ©nieur, la Maheude, assise sur la poutre, Ă©coutait toute blanche, lorsque la Levaque arriva lui conter le beau coup de son vieux. Et elle n'eut qu'un grand geste d'impatience et d'irritation. Pourtant, elle la suivit. Mme Hennebeau dĂ©faillait. Quelle abomination! cette pauvre CĂ©cile, si gaie ce jour-lĂ , si vivante une heure plus tĂÂŽt! Il fallut que Hennebeau fĂt entrer un instant sa femme dans la masure du vieux Mouque. De ses mains maladroites, il la dĂ©grafait, troublĂ© par l'odeur de musc qu'exhalait le corsage ouvert. Et, comme, ruisselante de larmes, elle Ă©treignait NĂ©grel, effarĂ© de cette mort qui coupait court au mariage, le mari les regarda se lamenter ensemble, dĂ©livrĂ© d'une inquiĂ©tude. Ce malheur arrangeait tout, il prĂ©fĂ©rait garder son neveu, dans la crainte de son cocher. VII, V En bas du puits, les misĂ©rables abandonnĂ©s hurlaient de terreur. Maintenant, ils avaient de l'eau jusqu'au ventre. Le bruit du torrent les Ă©tourdissait, les derniĂšres chutes du cuvelage leur faisaient croire Ă un craquement suprĂÂȘme du monde; et ce qui achevait de les affoler, c'Ă©taient les hennissements des chevaux enfermĂ©s dans l'Ă©curie, un cri de mort, terrible, inoubliable, d'animal qu'on Ă©gorge. Mouque avait lĂÂąchĂ© Bataille. Le vieux cheval Ă©tait lĂ , tremblant, l'oeil dilatĂ© et fixe sur cette eau qui montait toujours. Rapidement, la salle de l'accrochage s'emplissait, on voyait grandir la crue verdĂÂątre, Ă la lueur rouge des trois lampes, brĂ»lant encore sous la voĂ»te. Et, brusquement, quand il sentit cette glace lui tremper le poil, il partit des quatre fers, dans un galop furieux, il s'engouffra et se perdit au fond d'une des galeries de roulage. Alors, ce fut un sauve-qui-peut, les hommes suivirent cette bĂÂȘte. - Plus rien Ă foutre ici! criait Mouque. Faut voir par RĂ©quillart. Cette idĂ©e qu'ils pourraient sortir par la vieille fosse voisine, s'ils y arrivaient avant que le passage fĂ»t coupĂ©, les emportait maintenant. Les vingt se bousculaient Ă la file, tenant leurs lampes en l'air, pour que l'eau ne les Ă©teignĂt pas. Heureusement, la galerie s'Ă©levait d'une pente insensible, ils allĂšrent pendant deux cents mĂštres, luttant contre le flot, sans ĂÂȘtre gagnĂ©s davantage. Des croyances endormies se rĂ©veillaient dans ces ĂÂąmes Ă©perdues, ils invoquaient la terre, c'Ă©tait la terre qui se vengeait, qui lĂÂąchait ainsi le sang de la veine, parce qu'on lui avait tranchĂ© une artĂšre. Un vieux bĂ©gayait des priĂšres oubliĂ©es en pliant ses pouces en dehors, pour apaiser les mauvais esprits de la mine. Mais, au premier carrefour, un dĂ©saccord Ă©clata. Le palefrenier voulait passer Ă gauche, d'autres juraient qu'on raccourcirait, si l'on prenait Ă droite. Une minute fut perdue. - Eh! laissez-y la peau, qu'est-ce que ca me fiche! s'Ă©cria brutalement Chaval. Moi, je file par lĂ . Il prit la droite, deux camarades le suivirent. Les autres continuĂšrent Ă galoper derriĂšre le pĂšre Mouque, qui avait grandi au fond de RĂ©quillart. Pourtant, il hĂ©sitait lui-mĂÂȘme, ne savait par ou tourner. Les tĂÂȘtes s'Ă©garaient, les anciens ne reconnaissaient plus les voies, dont l'Ă©cheveau s'Ă©tait comme embrouillĂ© devant eux. A chaque bifurcation, une incertitude les arrĂÂȘtait court, et il fallait se dĂ©cider pourtant. Etienne courait le dernier, retenu par Catherine, que paralysaient la fatigue et la peur. Lui, aurait filĂ© Ă droite, avec Chaval, car il le croyait dans la bonne route; mais il l'avait lĂÂąchĂ©, quitte Ă rester au fond. D'ailleurs, la dĂ©bandade continuait, des camarades avaient encore tirĂ© de leur cĂÂŽtĂ©, ils n'Ă©taient plus que sept derriĂšre le vieux Mouque. - Pends-toi Ă mon cou, je te porterai, dit Etienne Ă la jeune fille, en la voyant faiblir. - Non, laisse, murmura-t-elle, je ne peux plus, j'aime mieux mourir tout de suite. Ils s'attardaient, de cinquante mĂštres en arriĂšre, et il la soulevait malgrĂ© sa rĂ©sistance, lorsque la galerie brusquement se boucha un bloc Ă©norme qui s'effondrait et les sĂ©parait des autres. L'inondation dĂ©trempait dĂ©jĂ les roches, des Ă©boulements se produisaient de tous cĂÂŽtĂ©s. Ils durent revenir sur leurs pas. Puis, ils ne surent plus dans quel sens ils marchaient. C'Ă©tait fini, il fallait abandonner l'idĂ©e de remonter par RĂ©quillart. Leur unique espoir Ă©tait de gagner les tailles supĂ©rieures, oĂÂč l'on viendrait peut-ĂÂȘtre les dĂ©livrer, si les eaux baissaient. Etienne reconnut enfin la veine Guillaume. - Bon! dit-il, je sais oĂÂč nous sommes. Nom de Dieu! nous Ă©tions dans le vrai chemin; mais va te faire fiche, maintenant!... Ecoute, allons tout droit, nous grimperons par la cheminĂ©e. Le flot battait leur poitrine, ils marchaient trĂšs lentement. Tant qu'ils auraient de la lumiĂšre, ils ne dĂ©sespĂ©raient pas; et ils soufflĂšrent l'une des lampes, pour en Ă©conomiser l'huile, avec la pensĂ©e de la vider dans l'autre. Ils atteignaient la cheminĂ©e, lorsqu'un bruit, derriĂšre eux, les fit se tourner. Etaient-ce donc les camarades, barrĂ©s Ă leur tour, qui revenaient? Un souffle ronflait au loin, ils ne s'expliquaient pas cette tempĂÂȘte qui se rapprochait, dans un Ă©claboussement d'Ă©cume. Et ils criĂšrent, quand ils virent une masse gĂ©ante, blanchĂÂątre, sortir de l'ombre et lutter pour les rejoindre, entre les boisages trop Ă©troits, oĂÂč elle s'Ă©crasait. C'Ă©tait Bataille. En partant de l'accrochage, il avait galopĂ© le long des galeries noires, Ă©perdument. Il semblait connaĂtre son chemin, dans cette ville souterraine, qu'il habitait depuis onze annĂ©es; et ses yeux voyaient clair, au fond de l'Ă©ternelle nuit oĂÂč il avait vĂ©cu. Il galopait, il galopait, pliant la tĂÂȘte, ramassant les pieds, filant par ces boyaux minces de la terre, emplis de son grand corps. Les rues se succĂ©daient, les carrefours ouvraient leur fourche, sans qu'il hĂ©sitĂÂąt. OĂÂč allait-il? lĂ -bas peut-ĂÂȘtre, Ă cette vision de sa jeunesse, au moulin oĂÂč il Ă©tait nĂ©, sur le bord de la Scarpe, au souvenir confus du soleil, brĂ»lant en l'air comme une grosse lampe. Il voulait vivre, sa mĂ©moire de bĂÂȘte s'Ă©veillait, l'envie de respirer encore de l'air des plaines le poussait droit devant lui, jusqu'Ă ce qu'il eĂ»t dĂ©couvert le trou, la sortie sous le ciel chaud, dans la lumiĂšre. Et une rĂ©volte emportait sa rĂ©signation ancienne, cette fosse l'assassinait, aprĂšs l'avoir aveuglĂ©. L'eau qui le poursuivait, le fouettait aux cuisses, le mordait Ă la croupe. Mais Ă mesure qu'il s'enfonçait, les galeries devenaient plus Ă©troites abaissant le toit, renflant le mur. Il galopait quand mĂÂȘme, il s'Ă©corchait, laissait aux boisages des lambeaux de ses membres. De toutes parts, la mine semblait se resserrer sur lui, pour le prendre et l'Ă©touffer. Alors, Etienne et Catherine, comme il arrivait prĂšs d'eux, l'aperçurent qui s'Ă©tranglait entre les roches. Il avait butĂ©, il s'Ă©tait cassĂ© les deux jambes de devant. D'un dernier effort, il se traĂna quelques mĂštres; mais ses flancs ne passaient plus, il restait enveloppĂ©, garrottĂ© par la terre. Et sa tĂÂȘte saignante s'allongea, chercha encore une fente, de ses gros yeux troubles. L'eau le recouvrait rapidement, il se mit Ă hennir, du rĂÂąle prolongĂ©, atroce, dont les autres chevaux Ă©taient morts dĂ©jĂ , dans l'Ă©curie. Ce fut une agonie effroyable, cette vieille bĂÂȘte, fracassĂ©e, immobilisĂ©e, se dĂ©battant Ă cette profondeur, loin du jour. Son cri de dĂ©tresse ne cessait pas, le flot noyait sa criniĂšre, qu'il le poussait plus rauque, de sa bouche tendue et grande ouverte. Il y eut un dernier ronflement, le bruit sourd d'un tonneau qui s'emplit. Puis un grand silence tomba. - Ah! mon Dieu! emmĂšne-moi, sanglotait Catherine Ah! mon Dieu! j'ai peur, je ne veux pas mourir. EmmĂšne-moi! emmĂšne-moi! Elle avait vu la mort. Le puits Ă©croulĂ©, la fosse inondĂ©e, rien ne lui avait soufflĂ© Ă la face cette Ă©pouvante, cette clameur de Bataille agonisant. Et elle l'entendait toujours, ses oreilles en bourdonnaient, toute sa chair en frissonnait. - EmmĂšne-moi! emmĂšne-moi! Etienne l'avait saisie et l'emportait. D'ailleurs, il Ă©tait grand temps, ils montĂšrent dans la cheminĂ©e, trempĂ©s jusqu'aux Ă©paules. Lui, devait l'aider, car elle n'avait plus la force de s'accrocher aux bois. A trois reprises, il crut qu'elle lui Ă©chappait, qu'elle retombait dans la mer profonde, dont la marĂ©e grondait derriĂšre eux. Cependant, ils purent respirer quelques minutes, quand ils eurent rencontrĂ© la premiĂšre voie, libre encore. L'eau reparut, il fallut se hisser de nouveau. Et, durant des heures, cette montĂ©e continua, la crue les chassait de voie en voie, les obligeait Ă s'Ă©lever toujours. Dans la sixiĂšme, un rĂ©pit les enfiĂ©vra d'espoir, il leur semblait que le niveau demeurait stationnaire. Mais une hausse plus forte se dĂ©clara, ils durent grimper Ă la septiĂšme, puis Ă la huitiĂšme. Une seule restait, et quand ils y furent, ils regardĂšrent anxieusement chaque centimĂštre que l'eau gagnait. Si elle ne s'arrĂÂȘtait pas, ils allaient donc mourir, comme le vieux cheval, Ă©crasĂ©s contre le toit, la gorge emplie par le flot? Des Ă©boulements retentissaient Ă chaque instant. La mine entiĂšre Ă©tait Ă©branlĂ©e, d'entrailles trop grĂÂȘles, Ă©clatant de la coulĂ©e Ă©norme qui la gorgeait. Au bout des galeries, l'air refoulĂ© s'amassait, se comprimait, partait en explosions formidables, parmi les roches fendues et les terrains bouleversĂ©s. C'Ă©tait le terrifiant vacarme des cataclysmes intĂ©rieurs, un coin de la bataille ancienne, lorsque les dĂ©luges retournaient la terre, en abĂmant les montagnes sous les plaines. Et Catherine, secouĂ©e, Ă©tourdie de cet effondrement continu, joignait les mains, bĂ©gayait les mĂÂȘmes mots, sans relĂÂąche - Je ne veux pas mourir... Je ne veux pas mourir... Pour la rassurer, Etienne jurait que l'eau ne bougeait plus. Leur fuite durait bien depuis six heures, on allait descendre Ă leur secours. Et il disait six heures sans savoir, la notion exacte du temps leur Ă©chappait. En rĂ©alitĂ©, un jour entier s'Ă©tait Ă©coulĂ© dĂ©jĂ , dans leur montĂ©e au travers de la veine Guillaume. MouillĂ©s, grelottants, ils s'installĂšrent. Elle se dĂ©shabilla sans honte, pour tordre ses vĂÂȘtements; puis, elle remit la culotte et la veste, qui achevĂšrent de sĂ©cher sur elle. Comme elle Ă©tait pieds nus, lui, qui avait ses sabots, la força Ă les prendre. Ils pouvaient patienter maintenant, ils avaient baissĂ© la mĂšche de la lampe, ne gardant qu'une lueur faible de veilleuse. Mais des crampes leur dĂ©chirĂšrent l'estomac, tous deux s'aperçurent qu'ils mouraient de faim. Jusque-lĂ , ils ne s'Ă©taient pas senti vivre. Au moment de la catastrophe, ils n'avaient point dĂ©jeunĂ©, et ils venaient de retrouver leurs tartines, gonflĂ©es par l'eau, changĂ©es en soupe. Elle dut se fĂÂącher pour qu'il voulĂ»t bien accepter sa part. DĂšs qu'elle eut mangĂ©, elle s'endormit de lassitude, sur la terre froide. Lui, brĂ»lĂ© d'insomnie, la veillait, le front entre les mains, les yeux fixes. Combien d'heures s'Ă©coulĂšrent ainsi? Il n'aurait pu le dire. Ce qu'il savait, c'Ă©tait que devant lui, par le trou de la cheminĂ©e, il avait vu reparaĂtre le flot noir et mouvant, la bĂÂȘte dont le dos s'enflait sans cesse pour les atteindre. D'abord, il n'y eut qu'une ligne mince, un serpent souple qui s'allongea; puis, cela s'Ă©largit en une Ă©chine grouillante, rampante; et bientĂÂŽt ils furent rejoints, les pieds de la jeune fille endormie trempĂšrent. Anxieux, il hĂ©sitait Ă la rĂ©veiller. N'Ă©tait-ce pas cruel de la tirer de ce repos, de l'ignorance anĂ©antie qui la berçait peut-ĂÂȘtre dans un rĂÂȘve de grand air et de vie au soleil? Par oĂÂč fuir, d'ailleurs? Et il cherchait, et il se rappela que le plan inclinĂ©, Ă©tabli dans cette partie de la veine, communiquait, bout Ă bout, avec le plan qui desservait l'accrochage supĂ©rieur. C'Ă©tait une issue. Il la laissa dormir encore, le plus longtemps qu'il fut possible, regardant le flot gagner, attendant qu'il les chassĂÂąt. Enfin, il la souleva doucement, et elle eut un grand frisson. - Ah! mon Dieu! c'est vrai!... Ca recommence, mon Dieu! Elle se souvenait, elle criait, de retrouver la mort prochaine. - Non, calme-toi, murmura-t-il. On peut passer, je te jure. Pour se rendre au plan inclinĂ©, ils durent marcher ployĂ©s en deux, de nouveau mouillĂ©s jusqu'aux Ă©paules. Et la montĂ©e recommença, plus dangereuse, par ce trou boisĂ© entiĂšrement, long d'une centaine de mĂštres. D'abord, ils voulurent tirer le cĂÂąble, afin de fixer en bas l'un des chariots; car si l'autre Ă©tait descendu, pendant leur ascension, il les aurait broyĂ©s. Mais rien ne bougea, un obstacle faussait le mĂ©canisme. Ils se risquĂšrent, n'osant se servir de ce cĂÂąble qui les gĂÂȘnait, s'arrachant les ongles contre les charpentes lisses. Lui, venait le dernier, la retenait du crĂÂąne, quand elle glissait, les mains sanglantes. Brusquement, ils se cognĂšrent contre des Ă©clats de poutre, qui barraient le plan. Des terres avaient coulĂ©, un Ă©boulement empĂÂȘchait d'aller plus haut. Par bonheur, une porte s'ouvrait lĂ , et ils dĂ©bouchĂšrent dans une voie. Devant eux, la lueur d'une lampe les stupĂ©fia. Un homme leur criait rageusement - Encore des malins aussi bĂÂȘtes que moi! Ils reconnurent Chaval, qui se trouvait bloquĂ© par l'Ă©boulement, dont les terres comblaient le plan inclinĂ©; et les deux camarades, partis avec lui, Ă©taient mĂÂȘme restĂ©s en chemin, la tĂÂȘte fendue. Lui, blessĂ© au coude, avait eu le courage de retourner sur les genoux prendre leurs lampes et les fouiller, pour voler leurs tartines. Comme il s'Ă©chappait, un dernier effondrement, derriĂšre son dos, avait bouchĂ© la galerie. Tout de suite, il se jura de ne point partager ses provisions avec ces gens qui sortaient de terre. Il les aurait assommĂ©s. Puis, il les reconnut Ă son tour, et sa colĂšre tomba, il se mit Ă rire de joie mauvaise. - Ah! c'est toi, Catherine! Tu t'es cassĂ© le nez, et tu as voulu rejoindre ton homme. Bon! bon! nous allons la danser ensemble. Il affectait de ne pas voir Etienne. Ce dernier, bouleversĂ© de la rencontre, avait eu un geste pour protĂ©ger la herscheuse, qui se serrait contre lui. Pourtant, il fallait bien accepter la situation. Il demanda simplement au camarade, comme s'ils s'Ă©taient quittĂ©s bons amis, une heure plus tĂÂŽt - As-tu regardĂ© au fond? On ne peut donc passer par les tailles? Chaval ricanait toujours. - Ah! ouiche! par les tailles! Elles se sont Ă©boulĂ©es aussi, nous sommes entre deux murs, une vraie souriciĂšre... Mais tu peux t'en retourner par le plan, si tu es un bon plongeur. En effet, l'eau montait, on l'entendait clapoter. La retraite se trouvait coupĂ©e dĂ©jĂ . Et il avait raison, c'Ă©tait une souriciĂšre, un bout de galerie que des affaissements considĂ©rables obstruaient en arriĂšre et en avant. Pas une issue, tous trois Ă©taient murĂ©s. - Alors, tu restes? ajouta Chaval goguenard. Va, c'est ce que tu feras de mieux, et si tu me fiches la paix, moi je ne te parlerai seulement pas. Il y a encore ici de la place pour deux hommes... Nous verrons bientĂÂŽt lequel crĂšvera le premier, Ă moins qu'on ne vienne, ce qui me semble difficile. Le jeune homme reprit - Si nous tapions, on nous entendrait peut-ĂÂȘtre. - J'en suis las, de taper... Tiens! essaie toi-mĂÂȘme avec cette pierre. Etienne ramassa le morceau de grĂšs, que l'autre avait Ă©miettĂ© dĂ©jĂ , et il battit contre la veine, au fond, le rappel des mineurs, le roulement prolongĂ©, dont les ouvriers en pĂ©ril signalent leur prĂ©sence. Puis, il colla son oreille, pour Ă©couter. A vingt reprises, il s'entĂÂȘta. Aucun bruit ne rĂ©pondait. Pendant ce temps, Chaval affecta de faire froidement son petit mĂ©nage. D'abord, il rangea ses trois lampes contre le mur une seule brĂ»lait, les autres serviraient plus tard. Ensuite, il posa sur une piĂšce du boisage les deux tartines qu'il avait encore. C'Ă©tait le buffet, il irait bien deux jours avec ça, s'il Ă©tait raisonnable. Il se tourna, en disant - Tu sais, Catherine, il y en aura la moitiĂ© pour toi, quand tu auras trop faim. La jeune fille se taisait. Cela comblait son malheur, de se retrouver entre ces deux hommes. Et l'affreuse vie commença. Ni Chaval ni Etienne n'ouvraient la bouche, assis par terre, Ă quelques pas. Sur la remarque du premier, le second Ă©teignit sa lampe, un luxe de lumiĂšre inutile; puis, ils retombĂšrent dans leur silence. Catherine s'Ă©tait couchĂ©e prĂšs du jeune homme, inquiĂšte des regards que son ancien galant lui jetait. Les heures s'Ă©coulaient, on entendait le petit murmure de l'eau montant sans cesse; tandis que, de temps Ă autre, des secousses profondes, des retentissements lointains, annonçaient les derniers tassements de la mine. Quand la lampe se vida et qu'il fallut en ouvrir une autre, pour l'allumer, la peur du grisou les agita un instant; mais ils aimaient mieux sauter tout de suite, que de durer dans les tĂ©nĂšbres; et rien ne sauta, il n'y avait pas de grisou. Ils s'Ă©taient allongĂ©s de nouveau, les heures se remirent Ă couler. Un bruit Ă©motionna Etienne et Catherine, qui levĂšrent la tĂÂȘte. Chaval se dĂ©cidait Ă manger il avait coupĂ© la moitiĂ© d'une tartine, il mĂÂąchait longuement, pour ne pas ĂÂȘtre tentĂ© d'avaler tout. Eux, que la faim torturait, le regardĂšrent. - Vrai, tu refuses? dit-il Ă la herscheuse, de son air provocant. Tu as tort. Elle avait baissĂ© les yeux, craignant de cĂ©der, l'estomac dĂ©chirĂ© d'une telle crampe, que des larmes gonflaient ses paupiĂšres. Mais elle comprenait ce qu'il demandait; dĂ©jĂ , le matin, il lui avait soufflĂ© sur le cou; il Ă©tait repris d'une de ses anciennes fureurs de dĂ©sir, en la voyant prĂšs de l'autre. Les regards dont il l'appelait avaient une flamme qu'elle connaissait bien, la flamme de ses crises jalouses, quand il tombait sur elle Ă coups de poing, en l'accusant d'abominations avec le logeur de sa mĂšre. Et elle ne voulait pas, elle tremblait, en retournant Ă lui, de jeter ces deux hommes l'un sur l'autre, dans cette cave Ă©troite oĂÂč ils agonisaient. Mon Dieu! est-ce qu'on ne pouvait finir en bonne amitiĂ©! Etienne serait mort d'inanition, plutĂÂŽt que de mendier Ă Chaval une bouchĂ©e de pain. Le silence s'alourdissait, une Ă©ternitĂ© encore parut se prolonger, avec la lenteur des minutes monotones, qui passaient une Ă une, sans espoir. Il y avait un jour qu'ils Ă©taient enfermĂ©s ensemble. La deuxiĂšme lampe pĂÂąlissait, ils allumĂšrent la troisiĂšme. Chaval entama son autre tartine, et il grogna - Viens donc, bĂÂȘte! Catherine eut un frisson. Pour la laisser libre, Etienne s'Ă©tait dĂ©tournĂ©. Puis, comme elle ne bougeait pas, il lui dit Ă voix basse - Va, mon enfant. Les larmes qu'elle Ă©touffait ruisselĂšrent alors. Elle pleurait longuement, ne trouvant mĂÂȘme pas la force de se lever, ne sachant plus si elle avait faim, souffrant d'une douleur qui la tenait dans tout le corps. Lui, s'Ă©tait mis debout, allait et venait, battait vainement le rappel des mineurs, enragĂ© de ce reste de vie qu'on l'obligeait Ă vivre lĂ , collĂ© au rival qu'il exĂ©crait. Pas mĂÂȘme assez de place pour crever loin l'un de l'autre! DĂšs qu'il avait fait dix pas, il devait revenir et se cogner contre cet homme. Et elle, la triste fille, qu'ils se disputaient jusque dans la terre! Elle serait au dernier vivant, cet homme la lui volerait encore, si lui partait le premier. Ca n'en finissait pas, les heures suivaient les heures, la rĂ©voltante promiscuitĂ© s'aggravait, avec l'empoisonnement des haleines, l'ordure des besoins satisfaits en commun. Deux fois, il se rua sur les roches, comme pour les ouvrir Ă coups de poing. Une nouvelle journĂ©e s'achevait, et Chaval s'Ă©tait assis prĂšs de Catherine, partageant avec elle sa derniĂšre moitiĂ© de tartine. Elle mĂÂąchait les bouchĂ©es pĂ©niblement, il les lui faisait payer chacune d'une caresse, dans son entĂÂȘtement de jaloux qui ne voulait pas mourir sans la ravoir, devant l'autre. EpuisĂ©e, elle s'abandonnait. Mais, lorsqu'il tĂÂącha de la prendre, elle se plaignit. - Oh! laisse, tu me casses les os. Etienne, frĂ©missant, avait posĂ© son front contre les bois, pour ne pas voir. Il revint d'un bond, affolĂ©. - Laisse-la, nom de Dieu! - Est-ce que ça te regarde? dit Chaval. C'est ma femme, elle est Ă moi peut-ĂÂȘtre! Et il la reprit, et il la serra, par bravade, lui Ă©crasant sur la bouche ses moustaches rouges, continuant - Fiche-nous la paix, hein! Fais-nous le plaisir de voir lĂ -bas si nous y sommes. Mais Etienne, les lĂšvres blanches, criait - Si tu ne la lĂÂąches pas, je t'Ă©trangle! Vivement, l'autre se mit debout, car il avait compris, au sifflement de la voix, que le camarade allait en finir. La mort leur semblait trop lente, il fallait que, tout de suite, l'un des deux cĂ©dĂÂąt la place. C'Ă©tait l'ancienne bataille qui recommençait, dans la terre oĂÂč ils dormiraient bientĂÂŽt cĂÂŽte Ă cĂÂŽte; et ils avaient si peu d'espace, qu'ils ne pouvaient brandir leurs poings sans les Ă©corcher. - MĂ©fie-toi, gronda Chaval. Cette fois, je te mange. Etienne, Ă ce moment, devint fou. Ses yeux se noyĂšrent d'une vapeur rouge, sa gorge s'Ă©tait congestionnĂ©e d'un flot de sang. Le besoin de tuer le prenait, irrĂ©sistible, un besoin physique, l'excitation sanguine d'une muqueuse qui dĂ©termine un violent accĂšs de toux. Cela monta, Ă©clata en dehors de sa volontĂ©, sous la poussĂ©e de la lĂ©sion hĂ©rĂ©ditaire. Il avait empoignĂ©, dans le mur, une feuille de schiste, et il l'Ă©branlait, et il l'arrachait, trĂšs large, trĂšs lourde. Puis, Ă deux mains, avec une force dĂ©cuplĂ©e, il l'abattit sur le crĂÂąne de Chaval. Celui-ci n'eut pas le temps de sauter en arriĂšre. Il tomba, la face broyĂ©e, le crĂÂąne fendu. La cervelle avait Ă©claboussĂ© le toit de la galerie, un jet pourpre coulait de la plaie, pareil au jet continu d'une source. Tout de suite, il y eut une mare, oĂÂč l'Ă©toile fumeuse de la lampe se reflĂ©ta. L'ombre envahissait ce caveau murĂ©, le corps semblait, par terre, la bosse noire d'un tas d'escaillage. Et, penchĂ©, l'oeil Ă©largi, Etienne le regardait. C'Ă©tait donc fait, il avait tuĂ©. ConfusĂ©ment, toutes ses luttes lui revenaient Ă la mĂ©moire, cet inutile combat contre le poison qui dormait dans ses muscles, l'alcool lentement accumulĂ© de sa race. Pourtant, il n'Ă©tait ivre que de faim, l'ivresse lointaine des parents avait suffi. Ses cheveux se dressaient devant l'horreur de ce meurtre, et malgrĂ© la rĂ©volte de son Ă©ducation, une allĂ©gresse faisait battre son coeur, la joie animale d'un appĂ©tit enfin satisfait. Il eut ensuite un orgueil, l'orgueil du plus fort. Le petit soldat lui Ă©tait apparu, la gorge trouĂ©e d'un couteau, tuĂ© par un enfant. Lui aussi, avait tuĂ©. Mais Catherine, toute droite, poussait un grand cri. - Mon Dieu! il est mort! - Tu le regrettes? demanda Etienne farouche. Elle suffoquait, elle balbutiait. Puis, chancelante, elle se jeta dans ses bras. - Ah! tue-moi aussi, ah! mourons tous les deux! D'une Ă©treinte, elle s'attachait Ă ses Ă©paules, et il l'Ă©treignait Ă©galement, et ils espĂ©rĂšrent qu'ils allaient mourir. Mais la mort n'avait pas de hĂÂąte, ils dĂ©nouĂšrent leurs bras. Puis, tandis qu'elle se cachait les yeux, il traĂna le misĂ©rable, il le jeta dans le plan inclinĂ©, pour l'ĂÂŽter de l'espace Ă©troit oĂÂč il fallait vivre encore. La vie n'aurait plus Ă©tĂ© possible, avec ce cadavre sous les pieds. Et ils s'Ă©pouvantĂšrent, lorsqu'ils l'entendirent plonger, au milieu d'un rejaillissement d'Ă©cume. L'eau avait donc empli dĂ©jĂ ce trou? Ils l'aperçurent, elle dĂ©borda dans la galerie. Alors, ce fut une lutte nouvelle. Ils avaient allumĂ© la derniĂšre lampe, elle s'Ă©puisait en Ă©clairant la crue, dont la hausse rĂ©guliĂšre, entĂÂȘtĂ©e, ne s'arrĂÂȘtait pas. Ils eurent d'abord de l'eau aux chevilles, puis elle leur mouilla les genoux. La voie montait, ils se rĂ©fugiĂšrent au fond, ce qui leur donna un rĂ©pit de quelques heures. Mais le flot les rattrapa, ils baignĂšrent jusqu'Ă la ceinture. Debout, acculĂ©s, l'Ă©chine collĂ©e contre la roche, ils la regardaient croĂtre, toujours, toujours. Quand elle atteindrait leur bouche, ce serait fini. La lampe, qu'ils avaient accrochĂ©e, jaunissait la houle rapide des petites ondes; elle pĂÂąlit, ils ne distinguĂšrent plus qu'un demi-cercle diminuant sans cesse, comme mangĂ© par l'ombre qui semblait grandir avec le flux; et, brusquement, l'ombre les enveloppa, la lampe venait de s'Ă©teindre, aprĂšs avoir crachĂ© sa derniĂšre goutte d'huile. C'Ă©tait la nuit complĂšte, absolue, cette nuit de la terre qu'ils dormiraient, sans jamais rouvrir leurs yeux Ă la clartĂ© du soleil. - Nom de Dieu! jura sourdement Etienne. Catherine, comme si elle eĂ»t senti les tĂ©nĂšbres la saisir, s'Ă©tait abritĂ©e contre lui. Elle rĂ©pĂ©ta le mot des mineurs, Ă voix basse - La mort souffle la lampe. Pourtant, devant cette menace, leur instinct luttait, une fiĂšvre de vivre les ranima. Lui, violemment, se mit Ă creuser le schiste avec le crochet de la lampe, tandis qu'elle l'aidait de ses ongles. Ils pratiquĂšrent une sorte de banc Ă©levĂ©, et lorsqu'ils s'y furent hissĂ©s, tous les deux, ils se trouvĂšrent assis, les jambes pendantes, le dos ployĂ©, car la voĂ»te les forçait Ă baisser la tĂÂȘte. L'eau ne glaçait plus que leurs talons; mais ils ne tardĂšrent pas Ă en sentir le froid leur couper les chevilles, les mollets, les genoux, dans un mouvement invincible et sans trĂÂȘve. Le banc, mal aplani, se trempait d'une humiditĂ© si gluante, qu'ils devaient se tenir fortement pour ne pas glisser. C'Ă©tait la fin, combien attendraient-ils, rĂ©duits Ă cette niche, oĂÂč ils n'osaient risquer un geste, extĂ©nuĂ©s, affamĂ©s, n'ayant plus ni pain ni lumiĂšre? Et ils souffraient surtout des tĂ©nĂšbres, qui les empĂÂȘchaient de voir venir la mort. Un grand silence rĂ©gnait, la mine gorgĂ©e d'eau ne bougeait plus. Ils n'avaient maintenant, sous eux, que la sensation de cette mer, enflant, du fond des galeries, sa marĂ©e muette. Les heures se succĂ©daient, toutes Ă©galement noires, sans qu'ils pussent en mesurer la durĂ©e exacte, de plus en plus Ă©garĂ©s dans le calcul du temps. Leurs tortures, qui auraient dĂ» allonger les minutes, les emportaient, rapides. Ils croyaient n'ĂÂȘtre enfermĂ©s que depuis deux jours et une nuit, lorsqu'en rĂ©alitĂ© la troisiĂšme journĂ©e dĂ©jĂ se terminait. Toute espĂ©rance de secours s'en Ă©tait allĂ©e, personne ne les savait lĂ , personne n'avait le pouvoir d'y descendre, et la faim les achĂšverait, si l'inondation leur faisait grĂÂące. Une derniĂšre fois, ils avaient eu la pensĂ©e de battre le rappel; mais la pierre Ă©tait restĂ©e sous l'eau. D'ailleurs, qui les entendrait? Catherine, rĂ©signĂ©e, avait appuyĂ© contre la veine sa tĂÂȘte endolorie, lorsqu'un tressaillement la redressa. - Ecoute! dit-elle. D'abord, Etienne crut qu'elle parlait du petit bruit de l'eau montant toujours. Il mentit, il voulut la tranquilliser. - C'est moi que tu entends, je remue les jambes. - Non, non, pas ça... LĂ -bas, Ă©coute! Et elle collait son oreille au charbon. Il comprit, il fit comme elle. Une attente de quelques secondes les Ă©touffa. Puis, trĂšs lointains, trĂšs faibles, ils entendirent trois coups, largement espacĂ©s. Mais ils doutaient encore, leurs oreilles sonnaient, c'Ă©taient peut-ĂÂȘtre des craquements dans la couche. Et ils ne savaient avec quoi frapper pour rĂ©pondre. Etienne eut une idĂ©e. - Tu as les sabots. Sors les pieds, tape avec les talons. Elle tapa, elle battit le rappel des mineurs; et ils Ă©coutĂšrent, et ils distinguĂšrent de nouveau les trois coups, au loin. Vingt fois ils recommencĂšrent, vingt fois les coups rĂ©pondirent. Ils pleuraient, ils s'embrassaient, au risque de perdre l'Ă©quilibre. Enfin, les camarades Ă©taient lĂ , ils arrivaient. C'Ă©tait un dĂ©bordement de joie et d'amour qui emportait les tourments de l'attente, la rage des appels longtemps inutiles, comme si les sauveurs n'avaient eu qu'Ă fendre la roche du doigt, pour les dĂ©livrer. - Hein! criait-elle gaiement, est-ce une chance que j'aie appuyĂ© la tĂÂȘte! - Oh! tu as une oreille! disait-il Ă son tour. Moi, je n'entendais rien. DĂšs ce moment, ils se relayĂšrent, toujours l'un d'eux Ă©coutait, prĂÂȘt Ă correspondre, au moindre signal. Ils saisirent bientĂÂŽt des coups de rivelaine on commençait les travaux d'approche, on ouvrait une galerie. Pas un bruit ne leur Ă©chappait. Mais leur joie tomba. Ils avaient beau rire, pour se tromper l'un l'autre, le dĂ©sespoir les reprenait peu Ă peu. D'abord, ils s'Ă©taient rĂ©pandus en explications on arrivait Ă©videmment par RĂ©quillart, la galerie descendait dans la couche, peut-ĂÂȘtre en ouvrait-on plusieurs, car il y avait trois hommes Ă l'abattage. Puis ils parlĂšrent moins, ils finirent par se taire, quand ils en vinrent Ă calculer la masse Ă©norme qui les sĂ©parait des camarades. Muets, ils continuaient leurs rĂ©flexions, ils comptaient les journĂ©es et les journĂ©es qu'un ouvrier mettrait Ă percer un tel bloc. Jamais on ne les rejoindrait assez tĂÂŽt, ils seraient morts vingt fois. Et mornes, n'osant plus Ă©changer une parole dans ce redoublement d'angoisse, ils rĂ©pondaient aux appels d'un roulement de sabots, sans espoir, en ne gardant que le besoin machinal de dire aux autres qu'ils vivaient encore. Un jour, deux jours, se passĂšrent. Ils Ă©taient au fond depuis six jours. L'eau, arrĂÂȘtĂ©e Ă leurs genoux, ne montait ni ne descendait; et leurs jambes semblaient fondre, dans ce bain de glace. Pendant une heure, ils pouvaient bien les retirer; mais la position devenait alors si incommode, qu'ils Ă©taient tordus de crampes atroces et qu'ils devaient laisser retomber les talons. Toutes les dix minutes, ils se remontaient d'un coup de reins, sur la roche glissante. Les cassures du charbon leur dĂ©fonçaient l'Ă©chine, ils Ă©prouvaient Ă la nuque une douleur fixe et intense, d'avoir Ă la tenir ployĂ©e constamment, pour ne pas se briser le crĂÂąne. Et l'Ă©touffement croissait, l'air refoulĂ© par l'eau se comprimait dans l'espĂšce de cloche oĂÂč ils se trouvaient enfermĂ©s. Leur voix, assourdie, paraissait venir de trĂšs loin. Des bourdonnements d'oreilles se dĂ©clarĂšrent, ils entendaient les volĂ©es d'un tocsin furieux, le galop d'un troupeau sous une averse de grĂÂȘle, interminable. D'abord, Catherine souffrit horriblement de la faim. Elle portait Ă sa gorge ses pauvres mains crispĂ©es, elle avait de grands souffles creux, une plainte continue, dĂ©chirante, comme si une tenaille lui eĂ»t arrachĂ© l'estomac. Etienne, Ă©tranglĂ© par la mĂÂȘme torture, tĂÂątonnait fiĂ©vreusement dans l'obscuritĂ©, lorsque, prĂšs de lui, ses doigts rencontrĂšrent une piĂšce du boisage, Ă moitiĂ© pourrie, que ses ongles Ă©miettaient. Et il en donna une poignĂ©e Ă la herscheuse, qui l'engloutit goulĂ»ment. Durant deux journĂ©es, ils vĂ©curent de ce bois vermoulu, ils le dĂ©vorĂšrent tout entier, dĂ©sespĂ©rĂ©s de l'avoir fini, s'Ă©corchant Ă vouloir entamer les autres, solides encore, et dont les fibres rĂ©sistaient. Leur supplice augmenta, ils s'enrageaient de ne pouvoir mĂÂącher la toile de leurs vĂÂȘtements. Une ceinture de cuir qui le serrait Ă la taille les soulagea un peu. Il en coupa de petits morceaux avec les dents, et elle les broyait, s'acharnait Ă les avaler. Cela occupait leurs mĂÂąchoires, leur donnait l'illusion qu'ils mangeaient. Puis, quand la ceinture fut achevĂ©e, ils se remirent Ă la toile, la suçant pendant des heures. Mais, bientĂÂŽt, ces crises violentes se calmĂšrent, la faim ne fut plus qu'une douleur profonde, sourde, l'Ă©vanouissement mĂÂȘme, lent et progressif, de leurs forces. Sans doute, ils auraient succombĂ©, s'ils n'avaient pas eu de l'eau, tant qu'ils en voulaient. Ils se baissaient simplement, buvaient dans le creux de leur main; et cela Ă vingt reprises, brĂ»lĂ©s d'une telle soif, que toute cette eau ne pouvait l'Ă©tancher. Le septiĂšme jour, Catherine se penchait pour boire, lorsqu'elle heurta de la main un corps flottant devant elle. - Dis donc, regarde... Qu'est-ce que c'est? Etienne tĂÂąta dans les tĂ©nĂšbres. - Je ne comprends pas, on dirait la couverture d'une porte d'aĂ©rage. Elle but, mais comme elle puisait une seconde gorgĂ©e, le corps revint battre sa main. Et elle poussa un cri terrible. - C'est lui, mon Dieu! - Qui donc? - Lui, tu sais bien? J'ai senti ses moustaches. C'Ă©tait le cadavre de Chaval, remontĂ© du plan inclinĂ©, poussĂ© jusqu'Ă eux par la crue. Etienne allongea le bras, sentit aussi les moustaches, le nez broyĂ©; et un frisson de rĂ©pugnance et de peur le secoua. Prise d'une nausĂ©e abominable, Catherine avait crachĂ© l'eau qui lui restait Ă la bouche. Elle croyait qu'elle venait de boire du sang, que toute cette eau profonde, devant elle, Ă©tait maintenant le sang de cet homme. - Attends, bĂ©gaya Etienne, je vais le renvoyer. Il donna un coup de pied au cadavre, qui s'Ă©loigna. Mais, bientĂÂŽt, ils le sentirent de nouveau qui tapait dans leurs jambes. - Nom de Dieu! va-t'en donc! Et, la troisiĂšme fois, Etienne dut le laisser. Quelque courant le ramenait. Chaval ne voulait pas partir, voulait ĂÂȘtre avec eux, contre eux. Ce fut un affreux compagnon, qui acheva d'empoisonner l'air. Pendant toute cette journĂ©e, ils ne burent pas, luttant, aimant mieux mourir; et, le lendemain seulement, la souffrance les dĂ©cida ils Ă©cartaient le corps Ă chaque gorgĂ©e, ils buvaient quand mĂÂȘme. Ce n'Ă©tait pas la peine de lui casser la tĂÂȘte, pour qu'il revĂnt entre lui et elle, entĂÂȘtĂ© dans sa jalousie. Jusqu'au bout, il serait lĂ , mĂÂȘme mort, pour les empĂÂȘcher d'ĂÂȘtre ensemble. Encore un jour, et encore un jour. Etienne, Ă chaque frisson de l'eau, recevait un lĂ©ger coup de l'homme qu'il avait tuĂ©, le simple coudoiement d'un voisin qui rappelait sa prĂ©sence. Et, toutes les fois, il tressaillait. Continuellement, il le voyait, gonflĂ©, verdi, avec ses moustaches rouges, dans sa face broyĂ©e. Puis, il ne se souvenait plus, il ne l'avait pas tuĂ©, l'autre nageait et allait le mordre. Catherine, maintenant, Ă©tait secouĂ©e de crises de larmes, longues, interminables, aprĂšs lesquelles un accablement l'anĂ©antissait. Elle finit par tomber dans un Ă©tat de somnolence invincible. Il la rĂ©veillait, elle bĂ©gayait des mots, elle se rendormait tout de suite, sans mĂÂȘme soulever les paupiĂšres; et, de crainte qu'elle ne se noyĂÂąt, il lui avait passĂ© un bras Ă la taille. C'Ă©tait lui, maintenant, qui rĂ©pondait aux camarades. Les coups de rivelaine approchaient, il les entendait derriĂšre son dos. Mais ses forces diminuaient aussi, il avait perdu tout courage Ă taper. On les savait lĂ , pourquoi se fatiguer encore? Cela ne l'intĂ©ressait plus, qu'on pĂ»t venir. Dans l'hĂ©bĂ©tement de son attente, il en Ă©tait, pendant des heures, Ă oublier ce qu'il attendait. Un soulagement les rĂ©conforta un peu. L'eau baissait, le corps de Chaval s'Ă©loigna. Depuis neuf jours, on travaillait Ă leur dĂ©livrance, et ils faisaient, pour la premiĂšre fois, quelques pas dans la galerie, lorsqu'une Ă©pouvantable commotion les jeta sur le sol. Ils se cherchĂšrent, ils restĂšrent aux bras l'un de l'autre, fous, ne comprenant pas, croyant que la catastrophe recommençait. Rien ne remuait plus, le bruit des rivelaines avait cessĂ©. Dans le coin oĂÂč ils se tenaient assis, cĂÂŽte Ă cĂÂŽte, Catherine eut un lĂ©ger rire. - Il doit faire bon dehors... Viens, sortons d'ici. Etienne, d'abord, lutta contre cette dĂ©mence. Mais une contagion Ă©branlait sa tĂÂȘte plus solide, il perdit la sensation juste du rĂ©el. Tous leurs sens se faussaient, surtout ceux de Catherine, agitĂ©e de fiĂšvre, tourmentĂ©e Ă prĂ©sent d'un besoin de paroles et de gestes. Les bourdonnements de ses oreilles Ă©taient devenus des murmures d'eau courante, des chants d'oiseaux; et elle sentait un violent parfum d'herbes Ă©crasĂ©es, et elle voyait clair, de grandes taches jaunes volaient devant ses yeux, si larges, qu'elle se croyait dehors, prĂšs du canal, dans les blĂ©s, par une journĂ©e de beau soleil. - Hein? fait-il chaud!... Prends-moi donc, restons ensemble, oh! toujours, toujours! Il la serrait, elle se caressait contre lui, longuement, continuant dans un bavardage de fille heureuse - Avons-nous Ă©tĂ© bĂÂȘtes d'attendre si longtemps! Tout de suite, j'aurais bien voulu de toi, et tu n'as pas compris, tu as boudĂ©... Puis, tu te rappelles, chez nous, la nuit, quand nous ne dormions pas, le nez en l'air, Ă nous Ă©couter respirer, avec la grosse envie de nous prendre? Il fut gagnĂ© par sa gaietĂ©, il plaisanta les souvenirs de leur muette tendresse. - Tu m'as battu une fois, oui, oui! des soufflets sur les deux joues! - C'est que je t'aimais, murmura-t-elle. Vois-tu, je me dĂ©fendais de songer Ă toi, je me disais que c'Ă©tait bien fini; et, au fond, je savais qu'un jour ou l'autre nous nous mettrions ensemble... Il ne fallait qu'une occasion, quelque chance heureuse, n'est-ce pas? Un frisson le glaçait, il voulut secouer ce rĂÂȘve, puis il rĂ©pĂ©ta lentement - Rien n'est jamais fini, il suffit d'un peu de bonheur pour que tout recommence. - Alors, tu me gardes, c'est le bon coup, cette fois? Et, dĂ©faillante, elle glissa. Elle Ă©tait si faible, que sa voix assourdie s'Ă©teignait. EffrayĂ©, il l'avait retenue sur son coeur. - Tu souffres? Elle se redressa, Ă©tonnĂ©e. - Non, pas du tout... Pourquoi? Mais cette question l'avait Ă©veillĂ©e de son rĂÂȘve. Elle regarda Ă©perdument les tĂ©nĂšbres, elle tordit ses mains, dans une nouvelle crise de sanglots. - Mon Dieu! mon Dieu! qu'il fait noir! Ce n'Ă©taient plus les blĂ©s, ni l'odeur des herbes, ni le chant des alouettes, ni le grand soleil jaune; c'Ă©taient la mine Ă©boulĂ©e, inondĂ©e, la nuit puante, l'Ă©gouttement funĂšbre de ce caveau oĂÂč ils rĂÂąlaient depuis tant de jours. La perversion de ses sens en augmentait l'horreur maintenant, elle Ă©tait reprise des superstitions de son enfance, elle vit l'Homme noir, le vieux mineur trĂ©passĂ© qui revenait dans la fosse tordre le cou aux vilaines filles. - Ecoute, as-tu entendu? - Non, rien, je n'entends rien. - Si, l'Homme, tu sais?... Tiens! il est lĂ ... La terre a lĂÂąchĂ© tout le sang de la veine, pour se venger de ce qu'on lui a coupĂ© une artĂšre; et il est lĂ , tu le vois, regarde! plus noir que la nuit... Oh! j'ai peur, oh! j'ai peur! Elle se tut, grelottante. Puis, Ă voix trĂšs basse, elle continua - Non, c'est toujours l'autre. - Quel autre? - Celui qui est avec nous, celui qui n'est plus. L'image de Chaval la hantait, et elle parlait de lui confusĂ©ment, elle racontait leur existence de chien, le seul jour oĂÂč il s'Ă©tait montrĂ© gentil, Ă Jean-Bart, les autres jours de sottises et de gifles, quand il la tuait de ses caresses, aprĂšs l'avoir rouĂ©e de coups. - Je te dis qu'il vient, qu'il va nous empĂÂȘcher encore d'aller ensemble!... Ca le reprend, sa jalousie... Oh! renvoie-le, oh! garde-moi, garde-moi tout entiĂšre! D'un Ă©lan, elle s'Ă©tait pendue Ă lui, elle chercha sa bouche et y colla passionnĂ©ment la sienne. Les tĂ©nĂšbres s'Ă©clairĂšrent, elle revit le soleil, elle retrouva un rire calmĂ© d'amoureuse. Lui, frĂ©missant de la sentir ainsi contre sa chair, demie-nue sous la veste et la culotte en lambeaux, l'empoigna, dans un rĂ©veil de sa virilitĂ©. Et ce fut enfin leur nuit de noces, au fond de cette tombe, sur ce lit de boue, le besoin de ne pas mourir avant d'avoir eu leur bonheur, l'obstinĂ© besoin de vivre, de faire de la vie une derniĂšre fois. Ils s'aimĂšrent dans le dĂ©sespoir de tout, dans la mort. Ensuite, il n'y eut plus rien. Etienne Ă©tait assis par terre, toujours dans le mĂÂȘme coin, et il avait Catherine sur les genoux, couchĂ©e, immobile. Des heures, des heures s'Ă©coulĂšrent. Il crut longtemps qu'elle dormait; puis, il la toucha, elle Ă©tait trĂšs froide, elle Ă©tait morte. Pourtant, il ne remuait pas, de peur de la rĂ©veiller. L'idĂ©e qu'il l'avait eue femme le premier, et qu'elle pouvait ĂÂȘtre grosse, l'attendrissait. D'autres idĂ©es, l'envie de partir avec elle, la joie de ce qu'ils feraient tous les deux plus tard, revenaient par moments, mais si vagues, qu'elles semblaient effleurer Ă peine son front, comme le souffle mĂÂȘme du sommeil. Il s'affaiblissait, il ne lui restait que la force d'un petit geste, un lent mouvement de la main, pour s'assurer qu'elle Ă©tait bien lĂ , ainsi qu'une enfant endormie, dans sa raideur glacĂ©e. Tout s'anĂ©antissait, la nuit elle-mĂÂȘme avait sombrĂ©, il n'Ă©tait nulle part, hors de l'espace, hors du temps. Quelque chose tapait bien Ă cĂÂŽtĂ© de sa tĂÂȘte, des coups dont la violence se rapprochait; mais il avait eu d'abord la paresse d'aller rĂ©pondre, engourdi d'une fatigue immense; et, Ă prĂ©sent, il ne savait plus, il rĂÂȘvait seulement qu'elle marchait devant lui et qu'il entendait le lĂ©ger claquement de ses sabots. Deux jours se passĂšrent, elle n'avait pas remuĂ©, il la touchait de son geste machinal, rassurĂ© de la sentir si tranquille. Etienne ressentit une secousse. Des voix grondaient, des roches roulaient jusqu'Ă ses pieds. Quand il aperçut une lampe, il pleura. Ses yeux clignotants suivaient la lumiĂšre, il ne se lassait pas de la voir, en extase devant ce point rougeĂÂątre qui tachait Ă peine les tĂ©nĂšbres. Mais des camarades l'emportaient, il les laissa introduire, entre ses dents serrĂ©es, des cuillerĂ©es de bouillon. Ce fut seulement dans la galerie de RĂ©quillart qu'il reconnut quelqu'un, l'ingĂ©nieur NĂ©grel, debout devant lui; et ces deux hommes qui se mĂ©prisaient, l'ouvrier rĂ©voltĂ©, le chef sceptique, se jetĂšrent au cou l'un de l'autre, sanglotĂšrent Ă grands sanglots, dans le bouleversement profond de toute l'humanitĂ© qui Ă©tait en eux. C'Ă©tait une tristesse immense, la misĂšre des gĂ©nĂ©rations, l'excĂšs de douleur oĂÂč peut tomber la vie. Au jour, la Maheude, abattue prĂšs de Catherine morte, jeta un cri, puis un autre, puis un autre, de grandes plaintes trĂšs longues, incessantes. Plusieurs cadavres Ă©taient dĂ©jĂ remontĂ©s et alignĂ©s par terre Chaval que l'on crut assommĂ© sous un Ă©boulement, un galibot et deux haveurs Ă©galement fracassĂ©s, le crĂÂąne vide de cervelle, le ventre gonflĂ© d'eau. Des femmes, dans la foule, perdaient la raison, dĂ©chiraient leurs jupes, s'Ă©gratignaient la face. Lorsqu'on le sortit enfin, aprĂšs l'avoir habituĂ© aux lampes et nourri un peu, Etienne apparut dĂ©charnĂ©, les cheveux tout blancs; et on s'Ă©cartait, on frĂ©missait devant ce vieillard. La Maheude s'arrĂÂȘta de crier, pour le regarder stupidement, de ses grands yeux fixes. VII, VI Il Ă©tait quatre heures du matin. La fraĂche nuit d'avril s'attiĂ©dissait de l'approche du jour. Dans le ciel limpide, les Ă©toiles vacillaient, tandis qu'une clartĂ© d'aurore empourprait l'orient. Et la campagne noire, assoupie, avait Ă peine un frisson, cette vague rumeur qui prĂ©cĂšde le rĂ©veil. Etienne, Ă longues enjambĂ©es, suivait le chemin de Vandame. Il venait de passer six semaines Ă Montsou, dans un lit de l'hĂÂŽpital. Jaune encore et trĂšs maigre, il s'Ă©tait senti la force de partir, et il partait. La Compagnie, tremblant toujours pour ses fosses, procĂ©dant Ă des renvois successifs, l'avait averti qu'elle ne pourrait le garder. Elle lui offrait d'ailleurs un secours de cent francs, avec le conseil paternel de quitter le travail des mines, trop dur pour lui dĂ©sormais. Mais il avait refusĂ© les cent francs. DĂ©jĂ , une rĂ©ponse de Pluchart, une lettre oĂÂč se trouvait l'argent du voyage, l'appelait Ă Paris. C'Ă©tait son ancien rĂÂȘve rĂ©alisĂ©. La veille, en sortant de l'hĂÂŽpital, il avait couchĂ© au Bon-Joyeux, chez la veuve DĂ©sir. Et il se levait de grand matin, une seule envie lui restait, dire adieu aux camarades, avant d'aller prendre le train de huit heures, Ă Marchiennes. Un instant, sur le chemin qui devenait rose, Etienne s'arrĂÂȘta. Il faisait bon respirer cet air si pur du printemps prĂ©coce. La matinĂ©e s'annonçait superbe. Lentement, le jour grandissait, la vie de la terre montait avec le soleil. Et il se remit en marche, tapant fortement son bĂÂąton de cornouiller, regardant au loin la plaine sortir des vapeurs de la nuit. Il n'avait revu personne, la Maheude Ă©tait venue une seule fois Ă l'hĂÂŽpital, puis n'avait pu revenir sans doute. Mais il savait que tout le coron des Deux-Cent-Quarante descendait Ă Jean-Bart maintenant, et qu'elle-mĂÂȘme y avait repris du travail. Peu Ă peu, les chemins dĂ©serts se peuplaient, des charbonniers passaient continuellement prĂšs d'Etienne, la face blĂÂȘme, silencieux. La Compagnie, disait-on, abusait de son triomphe. AprĂšs deux mois et demi de grĂšve, vaincus par la faim, lorsqu'ils Ă©taient retournĂ©s aux fosses, ils avaient dĂ» accepter le tarif de boisage, cette baisse de salaire dĂ©guisĂ©e, exĂ©crable Ă prĂ©sent, ensanglantĂ©e du sang des camarades. On leur volait une heure de travail, on les faisait mentir Ă leur serment de ne pas se soumettre, et ce parjure imposĂ© leur restait en travers de la gorge, comme une poche de fiel. Le travail recommençait partout, Ă Mirou, Ă Madeleine, Ă CrĂšvecoeur, Ă la Victoire. Partout, dans la brume du matin, le long des chemins noyĂ©s de tĂ©nĂšbres, le troupeau piĂ©tinait, des files d'hommes trottant le nez vers la terre, ainsi que du bĂ©tail menĂ© Ă l'abattoir. Ils grelottaient sous leurs minces vĂÂȘtements de toile, ils croisaient les bras, roulaient les reins, gonflaient le dos, que le briquet, logĂ© entre la chemise et la veste, rendait bossu. Et, dans ce retour en masse, dans ces ombres muettes, toutes noires, sans un rire, sans un regard de cĂÂŽtĂ©, on sentait les dents serrĂ©es de colĂšre, le coeur gonflĂ© de haine, l'unique rĂ©signation Ă la nĂ©cessitĂ© du ventre. Plus il approchait de la fosse, et plus Etienne voyait leur nombre s'accroĂtre. Presque tous marchaient isolĂ©s, ceux qui venaient par groupes, se suivaient Ă la file, Ă©reintĂ©s dĂ©jĂ , las des autres et d'eux-mĂÂȘmes. Il en aperçut un, trĂšs vieux, dont les yeux luisaient, pareils Ă des charbons, sous un front livide. Un autre, un jeune soufflait, d'un souffle contenu de tempĂÂȘte. Beaucoup avaient leurs sabots Ă la main; et l'on entendait Ă peine sur le sol le bruit mou de leurs gros bas de laine. C'Ă©tait un ruissellement sans fin, une dĂ©bĂÂącle, une marche forcĂ©e d'armĂ©e battue, allant toujours la tĂÂȘte basse, enragĂ©e sourdement du besoin de reprendre la lutte et de se venger. Lorsque Etienne arriva, Jean-Bart sortait de l'ombre, les lanternes accrochĂ©es aux trĂ©teaux brĂ»laient encore, dans l'aube naissante. Au-dessus des bĂÂątiments obscurs, un Ă©chappement s'Ă©levait comme une aigrette blanche, dĂ©licatement teintĂ©e de carmin. Il passa par l'escalier du criblage, pour se rendre Ă la recette. La descente commençait, des ouvriers montaient de la baraque. Un instant, il resta immobile, dans ce vacarme et cette agitation. Des roulements de berlines Ă©branlaient des dalles de fonte, les bobines tournaient, dĂ©roulaient les cĂÂąbles, au milieu des Ă©clats du porte-voix, de la sonnerie des timbres, des coups de massue sur le billot du signal; et il retrouvait le monstre avalant sa ration de chair humaine, les cages Ă©mergeant, replongeant, engouffrant des charges d'hommes, sans un arrĂÂȘt, avec le coup de gosier facile d'un gĂ©ant vorace. Depuis son accident, il avait une horreur nerveuse de la mine. Ces cages qui s'enfonçaient, lui tiraient les entrailles. Il dut tourner la tĂÂȘte, le puits l'exaspĂ©rait. Mais, dans la vaste salle encore sombre, que les lanternes Ă©puisĂ©es Ă©clairaient d'une clartĂ© louche, il n'apercevait aucun visage ami. Les mineurs qui attendaient lĂ , pieds nus, la lampe Ă la main, le regardaient de leurs gros yeux inquiets, puis baissaient le front, se reculaient d'un air de honte. Eux, sans doute, le connaissaient, et ils n'avaient plus de rancune contre lui, ils semblaient au contraire le craindre, rougissant Ă l'idĂ©e qu'il leur reprochait d'ĂÂȘtre des lĂÂąches. Cette attitude lui gonfla le coeur, il oubliait que ces misĂ©rables l'avaient lapidĂ©, il recommençait le rĂÂȘve de les changer en hĂ©ros, de diriger le peuple, cette force de la nature qui se dĂ©vorait elle-mĂÂȘme. Une cage embarqua des hommes, la fournĂ©e disparut, et comme d'autres arrivaient, il vit enfin un de ses lieutenants de la grĂšve, un brave qui avait jurĂ© de mourir. - Toi aussi! murmura-t-il, navrĂ©. L'autre pĂÂąlit, les lĂšvres tremblantes; puis, avec un geste d excuse - Que veux-tu? j'ai une femme. Maintenant, dans le nouveau flot montĂ© de la baraque, il les reconnaissait tous. - Toi aussi! toi aussi! toi aussi! Et tous frĂ©missaient, bĂ©gayaient d'une voix Ă©touffĂ©e - J'ai une mĂšre... J'ai des enfants... Il faut du pain. La cage ne reparaissait pas, ils l'attendirent, mornes, dans une telle souffrance de leur dĂ©faite, que leurs regards Ă©vitaient de se rencontrer, fixĂ©s obstinĂ©ment sur le puits. - Et la Maheude? demanda Etienne. Ils ne rĂ©pondirent point. Un fit signe qu'elle allait venir. D'autres levĂšrent leurs bras, tremblants de pitiĂ© ah! la pauvre femme! quelle misĂšre! Le silence continuait, et quand le camarade leur tendit la main, pour leur dire adieu, tous la lui serrĂšrent fortement, tous mirent dans cette Ă©treinte muette la rage d'avoir cĂ©dĂ©, l'espoir fiĂ©vreux de la revanche. La cage Ă©tait lĂ , ils s'embarquĂšrent, ils s'abĂmĂšrent, mangĂ©s par le gouffre. Pierron avait paru, avec la lampe Ă feu libre des Dorions, fixĂ©e dans le cuir de sa barrette. Depuis huit jours, il Ă©tait chef d'Ă©quipe Ă l'accrochage, et les ouvriers s'Ă©cartaient, car les honneurs le rendaient fier. La vue d'Etienne l'ennuya, il s'approcha pourtant, finit par se rassurer, lorsque le jeune homme lui eut annoncĂ© son dĂ©part. Ils causĂšrent. Sa femme tenait maintenant l'estaminet du ProgrĂšs, grĂÂące Ă l'appui de tous ces messieurs, qui se montraient si bons pour elle. Mais, s'interrompant, il s'emporta contre le pĂšre Mouque, qu'il accusait de n'avoir pas remontĂ© le fumier de ses chevaux, Ă l'heure rĂ©glementaire. Le vieux l'Ă©coutait, courbait les Ă©paules. Puis, avant de descendre, suffoquĂ© de cette rĂ©primande, il donna lui aussi une poignĂ©e de main Ă Etienne, la mĂÂȘme que celle des autres, longue, chaude de colĂšre rentrĂ©e, frĂ©missante des rĂ©bellions futures. Et cette vieille main qui tremblait dans la sienne, ce vieillard qui lui pardonnait ses enfants morts, l'Ă©motionna tellement, qu'il le regarda disparaĂtre, sans dire un mot. - La Maheude ne vient donc pas ce matin? demanda-t-il Ă Pierron, au bout d'un instant. D'abord, ce dernier affecta de n'avoir pas compris, car la mauvaise chance s'empoignait des fois, rien qu'Ă en parler. Puis, comme il s'Ă©loignait, sous prĂ©texte de donner un ordre, il dit enfin - Hein? la Maheude. La voici. En effet, la Maheude arrivait de la baraque, avec sa lampe, vĂÂȘtue de la culotte et de la veste, la tĂÂȘte serrĂ©e dans le bĂ©guin. C'Ă©tait par une exception charitable que la Compagnie, apitoyĂ©e sur le sort de cette malheureuse, si cruellement frappĂ©e, avait bien voulu la laisser redescendre Ă l'ĂÂąge de quarante ans; et, comme il semblait difficile de la remettre au roulage, on l'employait Ă la manoeuvre d'un petit ventilateur, qu'on venait d'installer dans la galerie nord, dans ces rĂ©gions d'enfer, sous le Tartaret, oĂÂč l'aĂ©rage ne se faisait pas. Pendant dix heures, les reins cassĂ©s, elle tournait sa roue, au fond d'un boyau ardent, la chair cuite par quarante degrĂ©s de chaleur. Elle gagnait trente sous. Lorsque Etienne l'aperçut, lamentable dans ses vĂÂȘtements d'homme, la gorge et le ventre comme enflĂ©s encore de l'humiditĂ© des tailles, il bĂ©gaya de saisissement, il ne trouvait pas les phrases pour expliquer qu'il partait et qu'il avait dĂ©sirĂ© lui faire ses adieux. Elle le regardait sans l'Ă©couter, elle dit enfin, en le tutoyant - Hein? ça t'Ă©tonne de me voir... C'est bien vrai que je menaçais d'Ă©trangler le premier des miens qui redescendrait; et voilĂ que je redescends, je devrais m'Ă©trangler moi-mĂÂȘme, n'est-ce pas?... Ah! va, ce serait dĂ©jĂ fait, s'il n'y avait pas le vieux et les petits Ă la maison! Et elle continua, de sa voix basse et fatiguĂ©e. Elle ne s'excusait pas, elle racontait simplement les choses, qu'ils avaient failli crever, et qu'elle s'Ă©tait dĂ©cidĂ©e, pour qu'on ne les renvoyĂÂąt pas du coron. - Comment se porte le vieux? demanda Etienne. - Il est toujours bien doux et bien propre. Mais la caboche s'en est allĂ©e complĂštement... On ne l'a pas condamnĂ© pour son affaire, tu sais? Il Ă©tait question de le mettre chez les fous, je n'ai pas voulu, on lui aurait fichu son paquet dans un bouillon... Son histoire nous a causĂ© tout de mĂÂȘme beaucoup de tort, car il n'aura jamais sa pension, un de ces messieurs m'a dit que ce serait immoral, si on lui en donnait une. - Jeanlin travaille? - Oui, ces messieurs lui ont trouvĂ© de la besogne, au jour. Il gagne vingt sous... Oh! je ne me plains pas, les chefs se sont montrĂ©s trĂšs bons, comme ils me l'ont expliquĂ© eux-mĂÂȘmes... Les vingt sous du gamin, et mes trente sous Ă moi, ça fait cinquante sous. Si nous n'Ă©tions pas six, on aurait de quoi manger. Estelle dĂ©vore maintenant, et le pis, c'est qu'il faudra attendre quatre ou cinq ans, avant que LĂ©nore et Henri soient en ĂÂąge de venir Ă la fosse. Etienne ne put retenir un geste douloureux. - Eux aussi! Une rougeur Ă©tait montĂ©e aux joues blĂÂȘmes de la Maheude, tandis que ses yeux s'allumaient. Mais ses Ă©paules s'affaissĂšrent, comme sous l'Ă©crasement du destin. - Que veux-tu? eux aprĂšs les autres... Tous y ont laissĂ© la peau, c'est leur tour. Elle se tut, des moulineurs qui roulaient des berlines les dĂ©rangĂšrent. Par les grandes fenĂÂȘtres poussiĂ©reuses, le petit jour entrait, noyant les lanternes d'une lueur grise; et le branle de la machine reprenait toutes les trois minutes, les cĂÂąbles se dĂ©roulaient, les cages continuaient Ă engloutir des hommes. - Allons, les flĂÂąneurs, dĂ©pĂÂȘchons-nous! cria Pierron. Embarquez, jamais nous n'en finirons aujourd'hui. La Maheude, qu'il regardait, ne bougea pas. Elle avait dĂ©jĂ laissĂ© passer trois cages, elle dit, comme se rĂ©veillant et se souvenant des premiers mots d'Etienne - Alors, tu pars? - Oui, ce matin. - Tu as raison, vaut mieux ĂÂȘtre ailleurs, quand on le peut... Et ça me fait plaisir de t'avoir vu, parce que tu sauras au moins que je n'ai rien sur le coeur contre toi. Un moment, je t'aurais assommĂ©, aprĂšs toutes ces tueries. Mais on rĂ©flĂ©chit, n'est-ce pas? on s'aperçoit qu'au bout du compte ce n'est la faute de personne... Non, non, ce n'est pas ta faute, c'est la faute de tout le monde. Maintenant, elle causait avec tranquillitĂ© de ses morts, de son homme, de Zacharie, de Catherine; et des larmes parurent seulement dans ses yeux, lorsqu'elle prononça le nom d'Alzire. Elle Ă©tait revenue Ă son calme de femme raisonnable, elle jugeait trĂšs sagement les choses. Ca ne porterait pas chance aux bourgeois, d'avoir tuĂ© tant de pauvres gens. Bien sĂ»r qu'ils en seraient punis un jour, car tout se paie. On n'aurait pas mĂÂȘme besoin de s'en mĂÂȘler, la boutique sauterait seule, les soldats tireraient sur les patrons, comme ils avaient tirĂ© sur les ouvriers. Et, dans sa rĂ©signation sĂ©culaire, dans cette hĂ©rĂ©ditĂ© de discipline qui la courbait de nouveau, un travail s'Ă©tait ainsi fait, la certitude que l'injustice ne pouvait durer davantage, et que, s'il n'y avait plus de bon Dieu il en repousserait un autre, pour venger les misĂ©rables. Elle parlait bas, avec des regards mĂ©fiants. Puis, comme Pierron s'Ă©tait rapprochĂ©, elle ajouta tout haut - Eh bien! si tu pars, il faut prendre chez nous tes affaires... Il y a encore deux chemises, trois mouchoirs, une vieille culotte. Etienne refusa du geste ces quelques nippes, Ă©chappĂ©es aux brocanteurs. - Non, ça n'en vaut pas la peine, ce sera pour les enfants... A Paris, je m'arrangerai. Deux cages encore Ă©taient descendues, et Pierron se dĂ©cida Ă interpeller directement la Maheude. - Dites donc, lĂ -bas, on vous attend! Est-ce bientĂÂŽt fini, cette causette? Mais elle tourna le dos. Qu'avait-il Ă faire du zĂšle, ce vendu? Ca ne le regardait pas, la descente. Ses hommes l'exĂ©craient assez dĂ©jĂ , Ă son accrochage. Et elle s'entĂÂȘtait, sa lampe aux doigts, glacĂ©e dans les courants d'air, malgrĂ© la douceur de la saison. Ni Etienne, ni elle, ne trouvaient plus une parole. Ils demeuraient face Ă face, ils avaient le coeur si gros, qu'ils auraient voulu se dire encore quelque chose. Enfin, elle parla pour parler. - La Levaque est enceinte, Levaque est toujours en prison, c'est Bouteloup qui le remplace, en attendant. - Ah! oui, Bouteloup. - Et, Ă©coute donc, t'ai-je racontĂ©?... PhilomĂšne est partie. - Comment, partie? - Oui, partie avec un mineur du Pas-de-Calais. J'ai eu peur qu'elle ne me laissĂÂąt les deux mioches. Mais non, elle les a emportĂ©s... Hein? une femme qui crache le sang et qui a l'air continuellement d'avaler sa langue! Elle rĂÂȘva un instant, puis elle continua d'une voix lente - En a-t-on dit sur mon compte!... Tu te souviens, on disait que je couchais avec toi. Mon Dieu! aprĂšs la mort de mon homme, ça aurait trĂšs bien pu arriver, si j'avais Ă©tĂ© plus jeune, n'est-ce pas? Mais, aujourd'hui, j'aime mieux que ça ne se soit pas fait, car nous en aurions du regret pour sĂ»r. - Oui, nous en aurions du regret, rĂ©pĂ©ta Etienne simplement. Ce fut tout, ils ne parlĂšrent pas davantage. Une cage l'attendait, on l'appelait avec colĂšre en la menaçant d'une amende. Alors, elle se dĂ©cida, elle lui serra la main. TrĂšs Ă©mu, il la regardait toujours, si ravagĂ©e et finie, avec sa face livide, ses cheveux dĂ©colorĂ©s dĂ©bordant du bĂ©guin bleu, son corps de bonne bĂÂȘte trop fĂ©conde, dĂ©formĂ©e sous la culotte et la veste de toile. Et, dans cette poignĂ©e de main derniĂšre, il retrouvait encore celle de ses camarades, une Ă©treinte longue, muette, qui lui donnait rendez-vous pour le jour oĂÂč l'on recommencerait. Il comprit parfaitement, elle avait au fond des yeux sa croyance tranquille. A bientĂÂŽt, et cette fois, ce serait le grand coup. - Quelle nom de Dieu de feignante! cria Pierron. PoussĂ©e, bousculĂ©e, la Maheude s'entassa au fond d'une berline, avec quatre autres. On tira la corde du signal pour taper Ă la viande, la cage se dĂ©crocha, tomba dans la nuit; et il n'y eut plus que la fuite rapide du cĂÂąble. Alors, Etienne quitta la fosse. En bas, sous le hangar du criblage, il aperçut un ĂÂȘtre assis par terre, les jambes allongĂ©es, au milieu d'une Ă©paisse couche de charbon. C'Ă©tait Jeanlin, employĂ© comme "nettoyeur de gros". Il tenait un bloc de houille entre ses cuisses, il le dĂ©barrassait, Ă coups de marteau, des fragments de schiste; et une fine poudre le noyait d'un tel flot de suie, que jamais le jeune homme ne l'aurait reconnu, si l'enfant n'avait levĂ© son museau de singe, aux oreilles Ă©cartĂ©es, aux petits yeux verdĂÂątres. Il eut un rire de blague, il cassa le bloc d'un dernier coup, disparut dans la poussiĂšre noire qui montait. Dehors, Etienne suivit un moment la route, absorbĂ©. Toutes sortes d'idĂ©es bourdonnaient en lui. Mais il eut une sensation de plein air, de ciel libre, et il respira largement. Le soleil paraissait Ă l'horizon glorieux, c'Ă©tait un rĂ©veil d'allĂ©gresse, dans la campagne entiĂšre. Un flot d'or roulait de l'orient Ă l'occident, sur la plaine immense. Cette chaleur de vie gagnait, s'Ă©tendait, en un frisson de jeunesse, oĂÂč vibraient les soupirs de la terre, le chant des oiseaux, tous les murmures des eaux et des bois. Il faisait bon vivre, le vieux monde voulait vivre un printemps encore. Et, pĂ©nĂ©trĂ© de cet espoir, Etienne ralentit sa marche, les yeux perdus Ă droite et Ă gauche, dans cette gaietĂ© de la nouvelle saison. Il songeait Ă lui, il se sentait fort, mĂ»ri par sa dure expĂ©rience au fond de la mine. Son Ă©ducation Ă©tait finie, il s'en allait armĂ©, en soldat raisonneur de la rĂ©volution, ayant dĂ©clarĂ© la guerre Ă la sociĂ©tĂ©, telle qu'il la voyait et telle qu'il la condamnait. La joie de rejoindre Pluchart, d'ĂÂȘtre comme Pluchart un chef Ă©coutĂ©, lui soufflait des discours, dont il arrangeait les phrases. Il mĂ©ditait d'Ă©largir son programme, l'affinement bourgeois qui l'avait haussĂ© au-dessus de sa classe le jetait Ă une haine plus grande de la bourgeoisie. Ces ouvriers dont l'odeur de misĂšre le gĂÂȘnait maintenant, il Ă©prouvait le besoin de les mettre dans une gloire, il les montrerait comme les seuls grands, les seuls impeccables, comme l'unique noblesse et l'unique force oĂÂč l'humanitĂ© pĂ»t se retremper. DĂ©jĂ , il se voyait Ă la tribune, triomphant avec le peuple, si le peuple ne le dĂ©vorait pas. TrĂšs haut, un chant d'alouette lui fit regarder le ciel. De petites nuĂ©es rouges, les derniĂšres vapeurs de la nuit, se fondaient dans le bleu limpide; et les figures vagues de Souvarine et de Rasseneur lui apparurent. DĂ©cidĂ©ment, tout se gĂÂątait, lorsque chacun tirait Ă soi le pouvoir. Ainsi, cette fameuse Internationale qui aurait dĂ» renouveler le monde, avortait d'impuissance, aprĂšs avoir vu son armĂ©e formidable se diviser, s'Ă©mietter dans des querelles intĂ©rieures. Darwin avait-il donc raison, le monde ne serait-il qu'une bataille, les forts mangeant les faibles, pour la beautĂ© et la continuitĂ© de l'espĂšce? Cette question le troublait, bien qu'il tranchĂÂąt, en homme content de sa science. Mais une idĂ©e dissipa ses doutes, l'enchanta, celle de reprendre son explication ancienne de la thĂ©orie, la premiĂšre fois qu'il parlerait. S'il fallait qu'une classe fĂ»t mangĂ©e? n'Ă©tait-ce pas le peuple, vivace, neuf encore, qui mangerait la bourgeoisie Ă©puisĂ©e de jouissance? Du sang nouveau ferait la sociĂ©tĂ© nouvelle. Et, dans cette attente d'un envahissement des barbares, rĂ©gĂ©nĂ©rant les vieilles nations caduques, reparaissait sa foi absolue Ă une rĂ©volution prochaine, la vraie, celle des travailleurs, dont l'incendie embraserait la fin du siĂšcle de cette pourpre de soleil levant, qu'il regardait saigner au ciel. Il marchait toujours, rĂÂȘvassant, battant de sa canne de cornouiller les cailloux de la route; et, quand il jetait les yeux autour de lui, il reconnaissait des coins du pays. Justement, Ă la Fourche-aux-Boeufs, il se souvint qu'il avait pris lĂ le commandement de la bande, le matin du saccage des fosses. Aujourd'hui, le travail de brute, mortel, mal payĂ©, recommençait. Sous la terre, lĂ -bas, Ă sept cents mĂštres, il lui semblait entendre des coups sourds, rĂ©guliers, continus c'Ă©taient les camarades qu'il venait de voir descendre, les camarades noirs, qui tapaient, dans leur rage silencieuse. Sans doute ils Ă©taient vaincus, ils y avaient laissĂ© de l'argent et des morts; mais Paris n'oublierait pas les coups de feu du Voreux, le sang de l'empire lui aussi coulerait par cette blessure inguĂ©rissable; et, si la crise industrielle tirait Ă sa fin, si les usines rouvraient une Ă une, l'Ă©tat de guerre n'en restait pas moins dĂ©clarĂ©, sans que la paix fĂ»t dĂ©sormais possible. Les charbonniers s'Ă©taient comptĂ©s, ils avaient essayĂ© leur force, secouĂ© de leur cri de justice les ouvriers de la France entiĂšre. Aussi leur dĂ©faite ne rassurait-elle personne, les bourgeois de Montsou, envahis dans leur victoire du sourd malaise des lendemains de grĂšve, regardaient derriĂšre eux si leur fin n'Ă©tait pas lĂ quand mĂÂȘme, inĂ©vitable, au fond de ce grand silence. Ils comprenaient que la rĂ©volution renaĂtrait sans cesse, demain peut-ĂÂȘtre, avec la grĂšve gĂ©nĂ©rale, l'entente de tous les travailleurs ayant des caisses de secours, pouvant tenir pendant des mois, en mangeant du pain. Cette fois encore, c'Ă©tait un coup d'Ă©paule donnĂ© Ă la sociĂ©tĂ© en ruine, et ils en avaient entendu le craquement sous leurs pas, et ils sentaient monter d'autres secousses, toujours d'autres, jusqu'Ă ce que le vieil Ă©difice, Ă©branlĂ©, s'effondrĂÂąt, s'engloutĂt comme le Voreux, coulant Ă l'abĂme. Etienne prit Ă gauche le chemin de Joiselle. Il se rappela, il y avait empĂÂȘchĂ© la bande de se ruer sur Gaston-Marie. Au loin, dans le soleil clair, il voyait les beffrois de plusieurs fosses, Mirou sur la droite, Madeleine et CrĂšvecoeur, cĂÂŽte Ă cĂÂŽte. Le travail grondait partout, les coups de rivelaine qu'il croyait saisir, au fond de la terre, tapaient maintenant d'un bout de la plaine Ă l'autre. Un coup, et un coup encore, et des coups toujours, sous les champs, les routes, les villages, qui riaient Ă la lumiĂšre tout l'obscur travail du bagne souterrain, si Ă©crasĂ© par la masse Ă©norme des roches, qu'il fallait le savoir lĂ -dessous, pour en dist Topic Elle se fait prendre par un CHEVAL, elle est hospitalisĂ©e ! du 09-04-2021 13:43:34 sur les forums de jeuxvideo.com
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CindySander se fait insulter. Lors d'une émission sur France 5, une personne du public prend la parole. Il s'agit d'un jeune chanteur qui fait un peu sa pub et dit ce qu'il pense de Cidny Sander. On peut dire qu'il est pas hypocrite, il va carrément la
LA DROGUE LA PLUS DANGEREUSE AU MONDE N'EST PAS LA COCAĂNE, L'HEROĂNE OU LE CRYSTAL METH, MAIS PLUTOT UNE DROGUE COURAMMENT PRESCRITE PAR LES MEDECINS QUI REĂOIVENT DE SOMPTUEUSES PRIMES POUR L'AVOIR CONSOMMEE. Cinquante fois plus forte que l'hĂ©roĂŻne pure, cette drogue a tuĂ© plus de 100 000 AmĂ©ricains l'annĂ©e derniĂšre, mĂȘme lorsqu'elle Ă©tait prise conformĂ©ment aux prescriptions de leur mĂ©decin charlatan qui vendait de la drogue. Ce factoĂŻde est selon le CDC. Cette drogue s'appelle le fentanyl, et c'est la drogue la plus dangereuse distribuĂ©e par les mĂ©decins agréés et par les trafiquants de drogue dans les rues d'AmĂ©rique. Le fentanyl est la vĂ©ritable pandĂ©mie en AmĂ©rique, pas le COVID-19. Disponible sur les rĂ©seaux sociaux, le fentanyl tue chaque annĂ©e plus de personnes que toute autre drogue, lĂ©gale ou illĂ©gale Autre forme de rĂ©ductionnisme dĂ©mographique , la drogue la plus dangereuse au monde est disponible presque partout. Vous avez mal ? Les mĂ©decins le distribuent. Vous voulez vous sentir bien ? Les trafiquants de drogue dans la rue le distribuent. Vous avez de l'argent ? Les adolescents et les jeunes adultes le trouvent sur les rĂ©seaux sociaux. Une dose lĂ©tale n'est que de 2 milligrammes. Cette quantitĂ© est souvent vendue en capsules dans la rue, par des personnes ayant des ordonnances qu'elles continuent Ă renouveler inutilement. Dites simplement au mĂ©decin que vous avez mal et le tour est jouĂ©, vous ĂȘtes un trafiquant de drogue instantanĂ©. Chaque annĂ©e, cela s'aggrave de façon exponentielle. Une seule poignĂ©e peut tuer des centaines de personnes, et elle franchit la frontiĂšre sud des Ătats-Unis plus rapidement qu'un camion rempli de paysagistes. L'opioĂŻde synthĂ©tique n'a ni goĂ»t ni odeur. Les mĂ©decins l'utilisent pour les patients atteints de cancer afin de les endormir dans la mort. Les mĂ©decins prĂ©tendent que c'est un mĂ©dicament de dernier recours, mais ils le distribuent ensuite pour tout, de l'amygdalite aux maux de dos invĂ©rifiables. Les mĂ©decins laissent les patients remplir le mĂ©dicament jusqu'Ă 8 fois sans nouvelle visite au bureau. Saint-Louis est l'Ă©picentre de la pandĂ©mie amĂ©ricaine de fentanyl, et la vidĂ©o intĂ©grĂ©e au bas de cet article dĂ©taille l'horrible histoire. La plupart des gens qui achĂštent de la drogue dans la rue reçoivent du fentanyl sans mĂȘme le savoir. Cela conduit Ă des surdoses plus qu'autre chose. Les laboratoires en Chine proposent aux trafiquants de drogue de venir visiter et de voir comment c'est fait. Est-ce que ça se passe aussi aux USA ? Tout le monde peut commander du fentanyl sur les applications de mĂ©dias sociaux et les applications tĂ©lĂ©phoniques cryptĂ©es Il y a toute une liste de faux mĂ©dicaments sur ordonnance qui circulent Ă travers le pays. Certaines personnes pensent qu'ils sont rĂ©els. Ils pensent qu'ils achĂštent le produit pharmaceutique prescrit par un mĂ©decin Ă quelqu'un d'autre, alors qu'en rĂ©alitĂ©, un scientifique voyou ou un scientifique en herbe pensez Ă Jesse de Breaking Bad ici le prĂ©pare dans son sous-sol ou son camping-car, puis le met dans des capsules. et l'appelant quelque chose qui semble lĂ©gitime. Vous en avez peut-ĂȘtre dĂ©jĂ entendu parler percocet, xanax alias barres ou "benzos" , adderall a-train ou "addy", ecstasy MDMA ou mollies, hydrocodone 357's et oxycodone 30's, 40's, 80's ou 'fait'. Parfois, le fentanyl est mĂ©langĂ© Ă de la cocaĂŻne Ă base de crack et appelĂ©e blue ou applejack, ou cuit avec de l'hĂ©roĂŻne birria, ou concoctĂ© en laboratoire avec du crystal meth amp, bump ou 'crank', puis sniffĂ©, fumĂ©, avalĂ© ou injectĂ©. Certaines personnes les appellent 8 boules » ou boulets de canon ». Certains sont coupĂ©s mĂ©langĂ©s avec des laxatifs pour bĂ©bĂ©s et mĂȘme des non-consommables chargĂ©s de produits chimiques. Certaines de ces concoctions contiennent de l'antigel ou un insecticide pour des effets hallucinatoires supplĂ©mentaires et une dĂ©pendance plus profonde. Plus la descente » est mauvaise, plus le toxicomane a besoin d'une autre solution. Big pharma le sait aussi. Les mĂ©decins qui les vendent comme ordonnances le savent Ă©galement. Les mĂ©decins reçoivent des primes de dĂźner raffinĂ©es et de gros spiffs» pour des discours lors de congrĂšs de mĂ©decins / santĂ© sur l'efficacitĂ© du fentanyl contre la douleur Certains mĂ©decins auraient reçu plus de 10 000 $ juste pour imposer du fentanyl Ă leurs patients. Des millions de dollars sont distribuĂ©s aux mĂ©decins de l'Ătat pour l'Ă©linguer. Avez-vous des douleurs de quelque nature que ce soit ? Mal aux dents ? Maux de tĂȘte chroniques ? Mal au dos ou au cou ? Genoux blessĂ©s ? Les mĂ©decins amĂ©ricains ont du fentanyl pour vous, la drogue la plus dangereuse de la planĂšte qui peut vous tuer si vous ne prenez que 2 milligrammes. Achetez-le auprĂšs d'un ami, d'un parent ou d'un collĂšgue Ă qui on l'a prescrit pour la douleur, et vous risquez de recevoir du fentanyl contaminĂ©. Demandez simplement aux gens de Saint-Louis qui meurent en masse Ă cause de la prise de fentanyl sur ordonnance ». Regardez ce court documentaire et vous serez choquĂ© par la VRAIE PANDĂMIE qui se passe en AmĂ©rique
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